Une Patricienne chrétienne au cinquième siècle - Mélanie la Jeune

Une Patricienne chrétienne au cinquième siècle - Mélanie la Jeune
Revue des Deux Mondes5e période, tome 33 (p. 84-109).
UNE
PATRICIENNE CHRÉTIENNE
AU CINQUIÈME SIÈCLE

MELANIE LA JEUNE

En 1884, le nonce du pape à Madrid, fouillant les manuscrits de l’Escurial, y découvrit une biographie latine de sainte Mélanie la Jeune, qui avait toujours échappé à la curiosité des chercheurs. Elle était bien conservée, et n’affectait d’ailleurs aucun mérite littéraire ; mais il parut au prélat qu’elle valait la peine d’être publiée, comme document. Il en prit une copie, et en commença l’étude. Nonce propose et pape dispose : trois ans après, Mgr Mariano Rampolla del Tindaro, représentant de Sa Sainteté Léon XIII auprès de Sa Majesté le Roi catholique, était brusquement convoqué par son auguste maître : il devait déserter les labeurs de l’érudition pour les jeux de la politique quotidienne et l’étude des manuscrits du passé pour le déchiffrement des déclarations diplomatiques. A leur façon, elles aussi, ne sont-elles pas des palimpsestes ? Elles se lisent entre les lignes et derrière les lignes ; ce qu’elles paraissent dire n’est pas toujours ce qu’elles veulent faire comprendre ; il les faut éplucher avec une sollicitude patiente, comme Angelo Mai, jadis, grattait les parchemins qui finirent par nous rendre la République de Cicéron. Et tandis que le cardinal Rampolla se dévouait à ces besognes, l’Escurial jaloux gardait toujours son trésor.

Seize ans durant, l’ancien familier de sainte Mélanie dut supporter sur ses épaules vêtues de pourpre le poids accablant de l’Eglise militante tout entière. Que peut bien importer à l’Eglise triomphante l’humble surcroît d’éclat dont l’entoure la science des mortels ? Mélanie la Jeune, évidemment consolée de l’oubli de la Terre par la quiétude du Ciel, attendait sans impatience les hommages de l’histoire, lorsqu’elle faillit, au conclave de 1903, perdre à jamais son biographe.

La presse du monde entier, qui parlait beaucoup de l’Autriche, ignora cette façon de duel engagé entre une grande dame romaine du Ve siècle et l’Eglise romaine du XXe. Après trois passes successives, la grande dame d’antan fut victorieuse ; elle avait obtenu du Sacré-Collège que l’ancien secrétaire d’Etat fût laissé libre de lui consacrer quelques années de vie.

Deux années, rapides et fécondes, suffirent au cardinal pour mener à bon terme un imposant volume, qu’il vient de publier à la typographie Vaticane, sous le titre : Santa Melania Giuniore, senatrice Romana, et qui révèle, tout à la fois, une sainte et un savant. Le nom du cardinal Rampolla figurera désormais avec autant d’honneur dans les gloses érudites des livres d’histoire que dans les dépêches des chancelleries. Angelo Mai n’avait été qu’un philologue ; Dom Pitra, une autre illustration scientifique du Sacré-Collège, n’avait touché à la politique qu’une fois dans sa vie, et pour son malheur. Installé dans l’érudition comme dans une retraite, le cardinal Rampolla y fait preuve d’une telle maîtrise qu’on croirait que ses soins et ses pensées n’ont jamais élu d’autre domicile.

A dire vrai, ceux qui connaissaient de très près le passé du cardinal ne sauraient en être surpris. L’Académie romaine des jeunes nobles ecclésiastiques n’a pas perdu le souvenir d’un discours qu’elle entendit, à la veille du concile, au sujet des témoignages donnés à la primauté pontificale par les anciens Pères de l’Orient. Chaque année, l’un des élèves de l’Académie prononçait devant le pape Pie IX quelque harangue d’apparat, qui faisait valoir, surtout, l’enseignement rhétorique de l’endroit. Le morceau d’éloquence dont le jeune Mariano Rampolla del Tindaro donna lecture fut au contraire l’origine d’un long et docte travail auquel la Civittà Cattolica[1] décerna des éloges ; on sentait, dans ce premier essai, un souci très sincère de l’étude personnelle des textes et la ferme volonté de prendre directement contact avec les sources mêmes de l’histoire. Mais l’histoire a d’autres sources que les textes ; ce sont les peintures, ce sont les pierres. A Rome surtout, c’est par des exhumations que se précise et se renouvelle la connaissance du passé ; et Mgr Rampolla, rentrant comme cardinal dans la Ville Éternelle, prit à ce travail toute la part que permettaient ses occupations ministérielles. Les rares promenades dont il s’accordait licence lorsqu’il était secrétaire d’État le conduisaient à la basilique de Sainte-Cécile : habile interrogateur de cette terre romaine qui suscite de nouveaux problèmes à mesure qu’elle résout les anciens, il retrouvait les diverses pièces de la maison de la sainte. Les découvertes des catacombes, aussi, passionnaient sa curiosité, pour laquelle le temps était malheureusement trop avare. Depuis que Jean-Baptiste de Rossi rendit aux catacombes un langage, ces souterrains chrétiens, où les humanistes du XVe siècle se réfugiaient pour fronder Dieu, rivalisent avec le ciel de Rome pour raconter Dieu : le cardinal aimait à prêter l’oreille, et à se reposer, sous terre, des bruits de la terre.

Ainsi se préparait-il à élever à Mélanie la Jeune le monument que nous avons sous les yeux : les multiples dissertations historiques et philologiques dont il a fait suivre le précieux manuscrit de l’Escurial rappellent les meilleures pages de Tillemont ; et pour la connaissance de l’Église et de la société chrétienne au Ve siècle, la publication du cardinal Rampolla prend place parmi les textes désormais indispensables,


I

Cette biographie nouvelle de Sainte Mélanie est un des plus jolis documens hagiographiques que nous possédions. Nulle trace, ici, de ces formations légendaires qui souvent mettent en conflit la critique et la piété ; l’auteur innomé, que le cardinal identifie avec un certain Gerontius, écrit à un évêque, peu après la mort de Mélanie, ses souvenirs personnels. Trente-quatre ans durant, de 405 à 439, il avait assisté à la vie de Mélanie ; il devait à la sainte sa propre vocation religieuse, il lui succédait dans la direction du monastère palestinien qu’elle avait fondé. C’est un témoin oculaire qui surgit devant nous et qui, sans apprêts, sans composition, au gré de sa mémoire, et de l’abondance de son cœur, nous dit ce que fut Mélanie. Beaucoup d’hagiographes ont le défaut de ne point « situer » leurs personnages : on dirait que les sachant déjà installés au ciel, ils jugent inutile de reconstituer le cadre terrestre de leur vie, Gerontius échappe à cet inconvénient : le détail précis qui instruit, le détail pittoresque qui amuse, séduisent et retiennent sa plume. L’histoire raconte que, sur le tard, le bon moine devint hérétique : à force de combattre le nestorianisme, ainsi que l’avait fait sa vénérable protectrice, son orthodoxie dévala jusqu’à l’erreur inverse ; il vieillit et mourut monophysite. Mais dans sa biographie de sainte Mélanie, on ne saisit encore aucun indice de cette ennuyeuse évolution : nous n’avons point affaire à un écrit de controverse, mais aux Mémoires d’un témoin qui honora Mélanie vivante, et qui prie Mélanie défunte.

Dans l’ensemble, la vie de la sainte était connue : on savait que, née dans le dernier quart du quatrième siècle, elle appartenait, ainsi que son mari Pinianus, à cette famille des Valerii dans laquelle le christianisme fit d’assez bonne heure des conquêtes ; que tous deux, une fois maîtres de leurs biens immenses, adoptèrent une vie continente et pauvre, qu’ils l’inaugurèrent dans la banlieue de Rome, la continuèrent en Afrique auprès de saint Augustin, à Alexandrie auprès de saint Cyrille, et finalement en Palestine ; et qu’après un long séjour à Jérusalem, Mélanie y mourut, moniale et supérieure de moniales. Mais ce qu’on ne discernait qu’imparfaitement avant la publication de l’écrit de Gerontius, et ce qui pourtant intéresse à beaucoup d’égards l’histoire générale de l’époque, c’était d’abord en quoi consistait cette opulence dont Mélanie s’était détachée ; c’était ensuite au prix de quelles difficultés et grâce à quel coup d’État du pouvoir impérial contre le pouvoir sénatorial elle avait pu réaliser ses projets de dépouillement, et c’était enfin comment elle avait profité du prestige qu’accordait à l’intelligence féminine l’opinion chrétienne du temps, pour jouer avec éclat un rôle d’apôtre, de controversiste, volontiers dirions-nous de mère de l’Église.


II

Les historiens des quatrième et cinquième siècles attribuent à certaines familles patriciennes une extraordinaire opulence. Symmaque, aujourd’hui, nous paraîtrait riche, puisqu’il possédait trois palais à Rome, quinze villas hors de Rome, et puisque, à l’occasion de la préture de son fils, il pouvait dépenser en jeux près de deux millions ; sa fortune, pourtant, était réputée moyenne : en regard des Valerii, Symmaque était un pauvre[2]. Que le père et la mère de Mélanie fussent de puissans propriétaires, nous le supposions déjà, grâce au curieux passage de saint Paulin de Note sur l’éblouissant cortège avec lequel ils allèrent recevoir Mélanie l’Ancienne lorsque, prenant un instant congé de sa retraite de Jérusalem, elle s’en fut passer quelque temps en Italie ; mais nos imaginations sont étrangement dépassées, en même temps qu’excitées, par les données précises que nous apporte Gerontius.

Une villa du Cælius était, depuis l’incendie de Rome par Néron, la demeure des Valerii ; elle s’élevait sur l’emplacement du couvent actuel de Saint-Erasme, et les fouilles essayées dans ces parages, au cours des derniers siècles, nous permettent de comprendre mieux les brèves indications des textes. Dans un moindre espace, les villas du patriciat romain reproduisaient volontiers les innombrables fantaisies d’ordonnance auxquelles s’était abandonnée, dans sa villa de Tivoli, l’épicurienne esthétique de l’empereur Hadrien. L’eau vive des fontaines, jaillissant près des chambres d’habitation, les éclaboussait de ses fraîches gouttelettes ; de luxuriantes mosaïques, pavant les cours ou s’encadrant dans les interstices des portiques, soulignaient, par la bigarrure un peu crue de leurs cubes de couleurs, la blancheur mate des murailles ; on avait le théâtre à domicile, l’hippodrome à domicile ; dans un fond de jardin, un cirque s’évasait ; à l’extrémité d’une colonnade, un mur scénique se dressait. C’était un monde en raccourci, que la villa d’un riche Romain ; elle se suffisait à elle-même, le fortuné possesseur y trouvait tout ce qu’il fallait pour ses besoins et tout ce qu’il fallait pour ses caprices ; une même familia servile comprenait des boulangers et des tailleurs, des femmes de peine et des femmes de plaisir, des cuisiniers et des copistes, des caméristes et des ballerines. Dans le palais de Mélanie, tout n’était que marbre : lorsque ces merveilles seront mises en vente, la richesse de l’architecture, de la décoration, du mobilier, découragera les acquéreurs.

A cinq milles de là, sur la Voie Appienne, Mélanie possédait un magnifique domaine, qui, sous Commode, avait été confisqué aux deux Quintilius, coupables sans doute de professer le christianisme, et que le fisc, au temps de Constantin, avait restitué à un Valerius, leur héritier lointain. Les ruines de cette villa rurale ont également occupé les archéologues : le musée du Vatican possède un certain nombre de marbres et de sculptures provenant de ces parages et qui durent, jadis, charmer les villégiatures de la jeune Mélanie. On estime à deux milles environ le périmètre de ce domaine, et c’est là, suivant toute vraisemblance, que Mélanie et Pinianus, dès le lendemain de leur profession d’austérité, ouvrirent asile à d’innombrables pèlerins.

Gerontius nous entretient d’une autre villa, beaucoup plus lointaine, dont il décrit avec complaisance les enchantemens : la situation en était exquise ; la mer et les forêts l’encadraient ; de ses fenêtres, Mélanie voyait passer lentement la majesté des navires et bondir, sous la poursuite des chasseurs, la course éperdue des cerfs. En aucun temps peut-être, les splendeurs de la nature ne furent plus ingénieusement exploitées, plus asservies aux suggestions du luxe qu’au temps de la décadence romaine : l’architecte créait les paysages plutôt encore qu’il ne les cherchait, et composait les sites plutôt qu’il ne les adoptait. Dans cette seule villa maritime, Mélanie possédait quatre cents esclaves ruraux, soixante- deux maisons pour colons ; le revenu qu’elle en tirait eût satisfait la plus insatiable opulence. Le cardinal Rampolla suppose, — pour des motifs très plausibles, — que ce lieu de délices doit être cherché sur la côte de Sicile, en face de la Calabre.

Mélanie pouvait traverser la Méditerranée : de nouveau, elle se trouvait chez elle. Ses possessions africaines étaient considérables. Ammien Marcellin, dans son récit de la révolte de Firmus, nous laisse voir qu’en Afrique, les domaines formaient de véritables cités[3]. Derrière les murailles et les fossés qui leur donnaient un aspect de camps retranchés, ils abritaient, tout ensemble, des ateliers variés où l’on travaillait l’or, l’argent, le bronze, et des exploitations agricoles desservies par une population très dense. L’Église, parfois, instituait pour ces immenses propriétés une organisation distincte : le domaine que possédait Mélanie auprès de Tagaste était le centre de deux évêchés, l’un catholique et l’autre donatiste.

Dans l’Afrique proconsulaire et dans la Numidie, en Maurétanie et en Espagne, en Grande Bretagne et en Gaule, dans la Campanie et dans les Fouilles, dans la Cispadane et dans la Transpadane, Mélanie était propriétaire. Son chiffre de revenus s’élevait, ce semble, à 120 000 livres d’or, c’est-à-dire à 116 millions 640 000 francs. De tels chiffres revêtent l’histoire d’une apparence de féerie ; l’esprit en demeure étonné. Même après avoir lu, dans les prédicateurs de l’époque, la description du faste exorbitant auquel s’abandonnait le patriciat romain, on est pris de court, encore, si l’on essaie de se représenter la circulation de ces gigantesques dividendes et les incommensurables prodigalités auxquelles ils devaient pourvoir. Ici Gerontius cesse de nous renseigner : il ne jette aucune lueur sur la façon dont une mondaine milliardaire, au début du Ve siècle, parvenait à dépenser le revenu de ses deux ou trois milliards. Pourrait-on d’aventure suppléer à son silence en lisant Ammien Marcellin ou bien les sermonnaires d’alors ? Nous hésitons à le croire : Ammien, profondément aigri contre une société qui ne semblait l’avoir aimablement accueilli que pour le tenir ensuite à distance[4], esquisse des tableaux où vraiment il entre trop de bile ; quant aux sermonnaires, c’est presque une loi de leur genre, d’exagérer les sottises de la vanité pour les rendre plus haïssables ; l’histoire, en consultant leurs discours, doit tenir compte de leur parti pris naturel contre le péché et se souvenir, aussi, que la chaire est dressée pour les censures beaucoup plus que pour les complimens. Ni les sermonnaires, ni Ammien, ne peuvent donc satisfaire notre curiosité, jalouse d’apprendre comment le père et la mère de Mélanie, chrétiens vertueux et d’ailleurs attachés à la vie profane, utilisaient leur écrasant budget ; et Gerontius, c’est pour nous un malheur, ne connut la jeune Mélanie, qu’au temps où elle commençait délibérément à s’exproprier de ses propres richesses. Il nous dit bien comment Mélanie fit profiter les pauvres de son argent ; il ne nous dit pas comment auparavant elle en profitait pour elle-même.

Telles quelles, et malgré les lacunes que l’histoire sociale peut regretter, les pages de Gerontius nous aident à connaître mieux cette période de transition durant laquelle, dans l’Empire, deux sociétés et deux mondes coexistaient : l’une, la société païenne, régnant encore, en fait, par la survivance de ses mœurs et de ses institutions sociales ; l’autre, la société chrétienne, essayant d’insinuer et même d’imposer ses aspirations et ses inspirations, ses doctrines et son esprit. Marcelle, la moniale de l’Aventin ; Paule et Eustochie, les moniales de Bethléem ; Fabiola, la pénitente de Rome, étaient jusqu’ici, grâce aux lettres de saint Jérôme, les seules figures féminines sur lesquelles s’attachât longuement le regard de l’histoire : avec son éloquence enflammée, avec son emphase sincèrement exubérante, saint Jérôme a su prosterner devant elles le respect de l’avenir. Mélanie désormais prend place à leurs côtés ; et si ce n’était leur faire affront à toutes, d’évoquer, pour les mieux comparer, le souvenir de leur période mondaine, volontiers nous inclinerions à dire que, dans cette troupe d’humiliées volontaires, Mélanie aurait quelque litre à la préséance, puisqu’elle n’égala toutes les autres par l’héroïsme de l’abdication qu’après les avoir toutes surpassées par l’immensité de l’opulence, et puisqu’en s’immolant à leur suite, elle sacrifiait, en fait, beaucoup plus… Mais que valaient, aux yeux de Mélanie, les biens qu’elle sacrifiait ?


III

L’esprit de détachement et d’appauvrissement devait, dans la Rome impériale, compter avec les exigences des lois. Interprètes austères de certaines susceptibilités morales, elles gênent habituellement ceux qui voudraient à tout prix s’enrichir ; il semble qu’au Ve siècle, elles aient surtout gêné ceux qui voulaient devenir pauvres. Rien alors n’était plus malaisé que de se vouer à l’indigence ; les phrases coutumières des moralistes sur la servitude du riche à l’endroit de ses propres richesses, sur la captivité dans laquelle l’enchaînent ces biens de la terre si follement enviés, étaient alors rigoureusement exactes ; et les juristes intervenaient, sans merci, pour enfermer dans leur opulence, comme dans un cachot, les chrétiens à qui la pratique des conseils évangéliques paraissait un attrait. On incline à s’étonner beaucoup, aujourd’hui, lorsqu’on entend parler de cet édit Pacca, en vigueur encore dans la Rome contemporaine, qui interdit aux vieilles familles d’aliéner leurs richesses d’art : de par la loi, et pour éviter que les trésors artistiques de l’Italie ne soient dilapidés, le patricien romain est, si l’on ose ainsi dire, serf de sa galerie de tableaux. Des contraintes analogues, et singulièrement plus rigoureuses, et singulièrement plus importunes, étaient universelles à la fin de l’Empire romain. Le bourgeois aisé ou le paysan aisé, — le « curiale, » comme l’appellent les textes, — n’avait pas le droit de vendre ou d’abandonner ses terres, puisqu’il était responsable, dans la municipalité qu’il habitait, du paiement intégral de l’impôt, et chargé, par surcroît, de certaines fonctions passablement onéreuses : ce riche était un serf. Les membres de familles sénatoriales, à leur tour, étaient légalement passibles de certaines obligations correspondantes à leur train de fortune, légalement obligés d’exercer, de temps à autre, la préture et de payer à ce titre les fêtes resplendissantes et les jeux extravagans que le peuple réclamait : la conservation de leur patrimoine paraissait nécessaire pour l’amusement des citoyens, comme paraissait nécessaire l’aisance du curiale pour la solvabilité d’autres citoyens.

Au nom de l’esprit de fraternité humaine, et partant de ce principe que les biens de la terre sont « communs à tous quant à l’usage, » la théologie-catholique grève la propriété d’une certaine dette sociale et s’efforce ainsi d’assurer l’assistance et quelque dignité de vie à ceux qui ne possèdent pas. Rien de commun entre cette dette sociale et les charges que la société païenne expirante imposait à la propriété. Elles n’avaient d’autre but que le divertissement de la plèbe, non point le soulagement et le relèvement de la famille humaine ; et, cependant, dépassant en lourdeur les plus douloureuses hypothèques, il semblait qu’elles fussent édictées pour l’éternité, qu’à jamais la loi prohibât au curiale toute perspective de voyage, et qu’à jamais, elle emprisonnât dans leur luxe les familles sénatoriales qui, devenues chrétiennes, voudraient contracter alliance avec Dame pauvreté !

Dans une page pénétrante de son Histoire de l’esclavage, M. Wallon a noté l’importance prise à la fin de l’Empire par le mot obsequium, et il ajoutait :


C’est le droit de l’esclavage qui gouverne maintenant le citoyen, et nous avons retrouvé toute la législation propre aux esclaves dans les règlemens qui concernent sa personne, sa famille ou ses biens... La fatalité de la naissance, telle est la loi suprême de l’Empire. Formée par ce dur travail, si longtemps en honneur parmi les races italiques, Rome avait traversé la civilisation de la Grèce pour en venir au régime des castes de l’Orient. Elle avait rejeté les principes de son ancienne constitution pour s’appuyer sur l’esclavage et elle aboutissait à la servitude universelle[5].


La jeune Mélanie et son mari Pinianus croyaient que briser cette servitude était l’ordre du Christ. Mineurs l’un et l’autre, alors même qu’ils eussent obtenu une dispense d’âge leur permettant d’administrer personnellement leurs biens, il leur était impossible de vendre des immeubles ou des terres sans un décret du juge. Issus de souche sénatoriale, il fallait en outre, pour qu’ils pussent diminuer leur train de fortune, une cause reconnue plausible, causa actis probata, dit le Code Théodosien. Or l’opinion du temps comprenait mal que la vocation chrétienne pût être un motif légitime de renoncement ; elle était toute prête à applaudir, dans l’Église même, certains dissidens comme Helvidius, Jovinien, Vigilance, dont les écrits théologiques détruisaient l’idée de continence et de mortification ; et si le christianisme, tel que Mélanie et Pinianus le concevaient et le pratiquaient, les détachait des biens de la terre, la loi et le Sénat, de force, persistaient à les y attacher.

On avait vu, peu d’années auparavant, Paulin d’Aquitaine et sa femme Thérèse, rusant sans doute avec ces difficultés légales, vendre progressivement leurs propriétés d’Espagne, afin de se donner « comme postérité leurs bonnes œuvres. » « Que viens-je d’apprendre ! écrivait alors saint Ambroise. Et que diront les patriciens ? Un homme d’un telle naissance, d’une telle famille, de tant d’éloquence et de génie, déserter le Sénat, et interrompre la succession d’une noble race, c’est intolérable. Vous les verrez raser leurs sourcils et leurs cheveux pour assister aux mystères d’Isis ; mais si un chrétien, pour suivre plus fidèlement les inspirations de sa foi, change son habit, ils crieront que c’est une chose indigne. » Vers la même époque le sénateur Pammachius, gendre de sainte Paule, avait, lui aussi, tout de suite après son veuvage, pris l’habit monastique ; il avait adopté « autant d’enfans qu’à Rome il y avait de pauvres, » et saint Jérôme de s’écrier : « Qui eût jamais cru qu’un petit-fils de consuls, la gloire de la maison Furia, ferait paraître à côté de la pompe sénatoriale la bure monastique, braverait les regards de ses collègues en dignité, et se moquerait de ses moqueurs ! »

De sa retraite de Bethléem, Jérôme notait avec une sorte d’allégresse féroce les victoires de l’Église sur le monde, et les ravages répétés que faisait l’esprit monastique dans les rangs du patriciat. Conseillant à la jeune Furia de rester veuve : « On va froncer le sourcil, disait-il, lever le bras avec colère. Chrêmes irrité exhalera bien haut son courroux. Les puissans s’élèveront contre ma lettre, la troupe des patriciens tonnera. On m’appellera un charmeur, un séducteur, un homme qu’il faudrait déporter aux extrémités du monde. » Déporté volontaire à Bethléem, Jérôme, du fond de son antre d’ascétisme, semblait rugir contre les préjugés sociaux du vieux monde romain ; il mortifiait le patriciat en le décimant. Que Paulin ne fût plus un grand propriétaire, cela contristait la décence mondaine d’Ausone : « L’empire de Paulin, pleurait-il dans ses vers, est aujourd’hui dispersé entre cent maîtres ; » mais Jérôme riait, d’un rire sarcastique, lorsqu’il voyait cet effondrement volontaire des fortunes fastueuses ; et son apologie des vocations d’élite insultait aux communes grandeurs du siècle[6].

En l’année 403, ce n’était pas un couple déjà mûr, comme Paulin et sa femme ; ce n’était pas un veuf comme Pammachius, ou une veuve comme Furia, qui concertaient un de ces actes de dépouillement considérés par la classe sénatoriale comme autant de défis ; c’étaient deux jeunes mariés, presque deux enfans. « Tous les sénateurs les blâmaient, écrit Gerontius, tous disaient qu’ils étaient des sots, de disperser de la sorte, en pleine jeunesse, tout ce qu’ils possédaient. » Les mêmes « grenouilles loquaces, » pour reprendre une expression de saint Jérôme, qui avaient assourdi de leurs insultes Blesilla, fille de sainte Paule, coupable de s’engager dans une vie ascétique, et qui avaient dit de sainte Paule elle-même qu’il faudrait lui soigner la cervelle, commençaient de s’acharner contre l’étrange ménage qui prétendait faire déchoir la gens Valeria de son rang et de son luxe.

Par surcroît, l’hostilité de la haute classe contre leur aventureux projet rencontra des complices bien imprévus, dans la masse même de leurs innombrables esclaves. Severus, frère de Pinianus, se considérait avec quelques titres comme l’héritier naturel de ces époux sans enfans ; il trouvait fort mauvais que leur somptueuse fortune s’éparpillât aux quatre coins du monde chrétien. Il chercha et trouva des accointances parmi la main-d’œuvre servile qui cultivait leurs domaines de la campagne romaine et qui, selon toute apparence, n’avait pas à se plaindre de sa destinée. Au moment où le bruit courut, parmi cette foule de travailleurs, qu’ils allaient sans doute être vendus avec les propriétés mêmes de Mélanie, une sorte d’émeute se produisit.

... « Et s’il nous plaît, à nous, de rester vos esclaves ! » objectaient ces singuliers mutins. L’office qu’on leur fit de les affranchir les trouva fort peu reconnaissans ; il semble qu’elle ne fut consentie que de quelques-uns. Tous les autres, au contraire, si Mélanie persistait à vouloir se débarrasser d’eux, exigeaient que leurs bras et leurs sueurs appartinssent désormais à Severus. Mélanie accepta leur tumultueuse réclamation et donna même trois sous d’or à chacun de ces pauvres gens, qui redoutaient, évidemment, l’indigence esseulée des prolétaires urbains, et qui d’ailleurs, par leur soulèvement même, rendaient hommage à la douceur et à la bonté de leurs illustres patrons.

Qu’il était donc difficile de devenir pauvre ! Le Sénat opposait son veto, et les esclaves opposaient le leur. Avec le second de ces vetos, encore pouvait-on s’arranger ; mais il restait le premier, et l’on devine sans peine que Severus veillait avec sollicitude à n’en point relâcher la rigueur. Pour briser les oppositions sénatoriales, il ne fallut rien de moins qu’un acte impérial. Le récit de cet épisode est presque entièrement nouveau pour l’histoire ; c’est à peu près une révélation qu’ici Gerontius nous apporte, et nous devons raconter après lui comment la patricienne Mélanie put enfin se faire pauvresse grâce à l’improvisation juridique de la « reine Serena. »


IV

Les historiens connaissent la figure de Serena ; souvent même ils l’ont discutée. Claudien l’a chantée dans un poème, où il la gratifia, aussi, du titre de reine. Elle était, par le sang, nièce de Théodose ; par l’adoption, elle devint sa fille. Femme de Stilicon, elle maria ses deux filles, l’une après l’autre, au fils de Théodose, l’empereur Honorius, dont elle fut ainsi, tout à la fois, la cousine, la sœur adoptive, et à deux reprises la belle-mère. Stilicon et Serena, plusieurs années durant, furent les vrais maîtres de l’empire d’Occident ; et lorsque Honorius fit séjour à Rome en 404, la toute-puissance de Serena faisait courber les fronts. Sa curiosité fut piquée par la rumeur publique, qui glorifiait ou bafouait les singuliers changemens survenus dans l’existence de Mélanie. À plusieurs reprises, elle expédia des évêques ou des patriciennes auprès de la sainte pour l’inviter à venir au palais impérial ; à plusieurs reprises, Mélanie s’excusa : rentrer en contact avec les puissans, n’était-ce pas reculer dans les voies du renoncement ? Mais un jour d’été de l’an 404, l’idée lui vint que les puissans eux-mêmes lui pourraient au contraire aplanir ces voies. Accompagnée de son mari, de quelques évêques, et de son futur biographe Gerontius, elle s’en fut au Palatin. Lorsqu’on allait faire visite aux personnages de sang impérial, l’usage était d’apporter quelques cadeaux : le petit cortège qui ce jour-là gravit la colline des Césars était chargé d’étoffes précieuses, de vases, de parures. Les plus jolis présens étaient destinés à Serena, les autres aux courtisans, aux eunuques, à la haute domesticité du palais. Mélanie était sévèrement voilée, couverte d’une tunique sombre et grossière. « Je ne découvrirai pas une tête que j’ai couverte pour le nom du Christ, disait-elle, et je ne changerai pas le vêtement que pour le nom du Christ j’ai revêtu. » Son humilité fut à l’honneur : l’héritière des Valerii vit Serena venir à sa rencontre ; et la reine, s’asseyant sur son trône d’or, installant Mélanie à ses côtés, convoqua la foule bourdonnante des courtisans. « Venez, disait-elle, et voyez : cette femme qui, quatre mois plus tôt, resplendissait dans la gloire du siècle, la voici qui, à cause du Christ, vieillit dans la sagesse, et qui méprise toutes les délices. » Et sans doute la foule des courtisans, habitués à bourdonner à l’unisson de la reine Serena, murmurèrent ils qu’en effet Mélanie était un type de « sagesse. »

On sait tout ce qu’abritait l’antiquité derrière ce grand et noble mot : une désinvolture fière et un peu hautaine à l’égard des événemens extérieurs ; une résignation légèrement provocante pour le destin même aux volontés duquel elle se soumettait ; une mortification savante de tous les désirs, fréquemment entretenue par de graves analyses du moi, et briguant pour tout salaire l’orgueilleuse jouissance que peut éprouver une âme à contempler le mécanisme et le jeu de son propre gouvernement. Mais pour que cette désinvolture fût un vrai détachement, il y manquait je ne sais quel esprit de docilité qui, plutôt que d’accueillir avec un sourire affecté les coups du hasard, s’agenouille devant un vouloir souverain ; pour que cette résignation eût la beauté d’un élan d’abandon, il y manquait l’intimité d’une confiance, qui plutôt que de braver Dieu en l’appelant destin, l’appelle Providence et le proclame bon ; et cette sagesse d’antique lignage ignora toujours le rayonnement du sourire. Au demeurant, pour la discipline intérieure de l’âme, elle offrait des leçons dont les Pères, sous bénéfice d’inventaire, devaient accepter l’héritage : le mot de sagesse, sous leur plume, désigne souvent les viriles vertus du christianisme ; le De offîciis de Cicéron fut le livre de chevet de saint Ambroise[7] ; et les mirages mêmes de l’ « eudémonisme » antique ne sont pas sans analogie avec les horizons de bonheur et de pacification que déploient sous les regards du fidèle les premiers écrivains chrétiens. Les stoïciens, peut-être, auraient honoré comme une sœur cette jeune Mélanie qui, suivant l’expression de Serena, aspirait à « vieillir dans la sagesse « mais ce que Mélanie venait invoquer de Serena, en vertu de principes inconnus au stoïcisme, c’était le droit et la possibilité d’inaugurer une vie de charité active, et de sanctionner son a mépris des richesses » par certaines mesures susceptibles d’une immense répercussion sociale.

Elle racontait à la souveraine les obstacles qu’opposaient ses proches à ses projets de dépouillement, et comment ils réclamaient pour eux la propriété de cette colossale fortune qu’elle destinait au Christ et qu’elle destinait aux pauvres, ces autres Christs. La reine écoutait, et s’offrait à punir ces cupides en faisant confisquer leurs biens. Mais Mélanie ne voulait point, par représailles, la pauvreté des autres ; elle voulait, par amour, sa propre pauvreté. Tout de suite elle écarta de la tête de ses proches, c’est-à-dire de ses ennemis, le péril dont les menaçait Serena : « Non, lui dit-elle, il est écrit de ne point rendre mal pour mal et préjudice pour préjudice. C’est dans le Seigneur que nous avons confiance, pour que, grâce à l’appui de votre pieuse souveraineté, notre pauvreté soit féconde. » La question qui se posait devant Serena intéressait, en définitive, l’économie générale de la société romaine. On considérait que le patrimoine d’une famille sénatoriale devait entretenir l’éclat de cette famille et payer les distractions que réclamait une plèbe blasée. Allait-on tolérer que tous les biens d’un couple fortuné fussent par une initiative étrange, et pour un motif religieux, détournés de cette affectation normale et traditionnelle ? Serena consentit plus et mieux qu’une tolérance ; elle pria l’empereur Honorius d’envoyer des instructions à tous les hauts fonctionnaires des provinces, afin que, sous leur responsabilité, ils vendissent les domaines de Pinianus et de Mélanie et leur en fissent parvenir le prix. Séance tenante, les ordres impériaux furent rédigés, expédiés. « Nous étions dans la stupeur, » écrit longtemps après le biographe Gerontius ; et cette stupeur se comprend.

Pour la quatrième fois seulement depuis Constantin, un empereur chrétien faisait visite à Rome. Remise des alarmes essoufflées qu’avait provoquées la proximité d’Alaric, la Ville Éternelle avait repris haleine pour fêter l’impérial visiteur et pour célébrer, à ses côtés, le vainqueur de Pollentia, Stilicon, mari de Serena. Il semble que, d’instinct, Serena aimât afficher par des actes d’éclat les droits nouveaux de la religion nouvelle ; il semble qu’il ne lui déplût point de faire sentir, d’autorité, qu’il y avait quelque chose de changé dans la vie de l’Empire depuis que le Christ était admis à y régner. On l’avait vue, dans sa jeunesse, forte et fière de son ascendant sur Théodose, entrer en conquérante chez les Vestales, dépouiller la déesse d’un collier de perles, et troubler ainsi, dans les âmes, les antiques superstitions patriotiques qui s’attachaient au feu sacré. Et voici que, pour complaire à Mélanie, Serena bravait d’autres susceptibilités ; elle permettait au Christ de passer outre aux idées mondaines de la classe sénatoriale ; elle levait, au nom du Christ, cette sorte d’hypothèque dont étaient frappés, par l’usage et par la loi, les biens de cette classe, et moyennant laquelle les propriétaires, recevant quittance pour toutes leurs fantaisies gaspilleuses, pouvaient envisager un long avenir de folles jouissances ; elle créait un précédent qui, s’il s’était généralisé, aurait bouleversé la haute société de l’Empire en modifiant le statut même des fortunes. Quatre ans après, Alaric menacera Rome, précurseur d’autres bouleversemens ; alors, déférant à l’antipathie personnelle de Galla Placidia, et cédant aussi à cette fureur de soupçons qui précède les catastrophes comme le nuage précède l’ouragan, le Sénat romain fera comparaître Serena, veuve de Stilicon, et, pour grief de trahison, la condamnera à être étranglée. Les bourreaux de l’année 408 prétendront punir Serena pour les périls que courra la patrie ; il est permis de croire que plusieurs d’entre eux poursuivront surtout une vengeance personnelle, et qu’ils feront payer à l’accusée, froidement, « au nom du peuple romain, » cette façon de coup d’État par laquelle elle avait alarmé et appauvri leur caste. Mais le bon moine Gerontius, qui, selon toute apparence, s’occupait peu de politique, ne fait aucune allusion, dans son récit, aux destinées futures de l’infortunée Serena. Le récit de l’audience, tel qu’il l’achève, est égayé de pittoresque et rayonnant de sourire.


Alors la très sainte, devant la grande bonté de Serena et d’Honorius, étala avec humilité les parures qu’elle avait apportées : « Voici, madame, nous offrons cette bénédiction : que votre piété l’agrée, comme le Christ agréa les deux deniers de la veuve. » Serena se mit à rire et dit avec suavité : « Que votre sainteté me croie ; ce que je vais dire, je le crois en mon cœur, devant le Christ : quiconque reçoit quelque chose de vos biens, sauf les pauvres et les saints auxquels vous les avez promis, commet vol et fraude aux dépens de l’autel ; il amasse pour lui-même le combustible du feu éternel !... » Alors la reine invite ses eunuques à sortir du palais avec Mélanie et Pinianus, et à les ramener jusqu’à leur maison d’habitation ; au nom du salut de l’empereur son frère, elle défend solennellement qu’aucun d’entre eux, ni aucun autre eunuque, ni personne du palais, accepte aucun cadeau, lors même que Pinianus et Mélanie les y convieraient : pas d’or, pas d’étoffe, ni quoi que ce soit d’autre, pas même la moindre pièce de monnaie : « Si je venais à l’apprendre, dit la reine, gare au châtiment ! »


Menace superflue, s’il en faut croire Gerontius : à l’entendre, ce fut la « crainte de Dieu, » qui fit renoncer les eunuques à toute manda ; « à cause du Christ, ils faisaient escorte à ces bienheureux, les ramenant chez eux avec joie… Et les très bienheureux, exultant, se préparaient à disperser largement tous leurs biens et à thésauriser pour le ciel. »


V

La dilapidation fut cependant plus lente que ne le souhaitait la charité de Mélanie : sa villa du Cælius, sa villa de Sicile, ses propriétés d’Afrique, ne furent vendues que peu d’années plus tard. Derechef, par une suprême tentative, des manœuvres sénatoriales, en l’année 408, essayèrent de s’opposer à ce suprême dépouillement. Alaric approchait de Rome : Stilicon était tué, Serena tuée, comme complices du barbare. L’aristocratie sénatoriale frémissait à la pensée de l’attentat qui menaçait la majesté romaine. Il semblait que Rome allait cesser d’être Rome, si les Goths y entraient. Les âmes étaient secouées jusque dans leurs intimes profondeurs ; l’émotion des païens se communiquait à certains chrétiens ; le patriotisme romain se disposait à prendre le deuil. Mais chrétiens et païens interprétaient diversement le décret divin par lequel Alaric humiliait Rome : « C’est la faute à votre Christ, » disaient les païens. « La faute en est à vos dieux, » ripostaient les chrétiens. Pompeianus, alors préfet de Rome, était un païen militant : Zosime nous apprend qu’à sa demande, le Sénat rétablit, par un brusque scrutin, les sacrifices idolâtriques. Mais tandis que le désespoir de Rome invoquait la tutelle des dieux antiques, pouvait-on permettre à une famille sénatoriale de multiplier les générosités envers leur rival Galiléen ? Aussi Pompeianus crut-il défendre Rome en cherchant à Pinianus et Mélanie, désormais privés de leur protectrice Serena, une nouvelle querelle. Un jour, à l’aube, il réunit les sénateurs, il leur remontra qu’il était absurde de prétendre offrir ses richesses au Seigneur, au lieu de les affecter au salut de l’État ; il demanda que ce qui restait de fortune à Pinianus et à Mélanie fût confisqué. La sentence était prête : on allait leur interdire d’enrichir le Christ. Pas d’empereur, pas de princesse, pour conjurer le péril et pour émanciper leur impatiente charité. Mais, par une coïncidence dans laquelle Gerontius voit l’effet de « la providence de Dieu, » ce fut le peuple qui les sauva. « Subitement, dit-il, à cause du manque de pain, la sédition gronda ; le préfet, bientôt arraché à son tribunal, fut lapidé au milieu de la cité ; les sénateurs confessèrent, ouvertement, leurs intrigues contre les bienheureux ; ils avouèrent la vindicte et les mérites des saints, qui avaient coûté la vie au préfet. Les bienheureux, eux, n’apprirent tout cela qu’en même temps qu’ils connurent son horrible mort. Informés, ils rendirent grâce, mais s’affligèrent de sa mort. »

Un cortège, bientôt, s’engageait sur la Voie Appienne ; avec une troupe de vierges chrétiennes, — sans doute d’anciennes esclaves affranchies, — Mélanie et Pinianus quittaient Rome. Avec eux voyageait Rufin, l’ancien ami de saint Jérôme ; on fit étape en Sicile, quelque temps durant, et Rufin y mourut. Il avait assez longuement vécu pour voir les Goths d’Alaric, chargés des dépouilles de Rome, occuper en conquérans les côtes de Calabre : entre la barbarie envahissante et la patricienne romaine qui s’exilait avec ses religieuses, il n’y avait plus qu’un bras de mer. Il était bon d’être pauvre, alors, pour être libre. Paulin de Nole, chargé de chaînes par les Goths, s’était ensuite vu relâcher, parce que, suivant le mot de saint Augustin, il avait « placé ses trésors dans le sein des indigens. » Mélanie et Pinianus, disant adieu aux enchantemens de leur villégiature sicilienne, passèrent en Afrique, pour achever, eux aussi, de placer leurs trésors. Il y avait là des églises à entretenir, des pauvres à soulager, des captifs à racheter. Dans une de ces églises même, celle d’Hippone, le peuple, en dépit de saint Augustin, sut extorquer à Pinianus, par des manifestations tumultueuses, une sorte de promesse de ne point quitter cette ville : un restant de richesse serait-il donc toujours un esclavage ? Hippone voulait enchaîner Pinianus, parce que Pinianus avait encore de l’or. Au bout de sept ans passés en Afrique, Pinianus et Mélanie, qui n’y possédaient plus rien, s’en furent en Palestine, pour finir de s’y ruiner et de s’y sanctifier ; il leur restait quelques terres en Espagne, et c’est avec l’argent provenant de la vente de ces terres qu’ils développèrent la vie monastique à Jérusalem. Ainsi s’épuisa, en moins d’un quart de siècle, la plus grande fortune immobilière de l’Empire.

Posséder des terres, c’était en même temps posséder des hommes. Le chiffre d’esclaves appartenant à Mélanie échappe au calcul de Gerontius : Dieu seul le connaît, dit-il. Gerontius mentionne seulement que deux ans après sa retraite du monde elle en avait déjà émancipé huit mille. Paulin de Nole, dans un de ses poèmes, évoque à ce sujet le souvenir du grand Valerius Publicola, fondateur de la liberté romaine. « Comme l’ancêtre, dit-il, affranchit les citoyens, Pinianus son descendant affranchit ses serviteurs. Mais ce qu’avait fait Publicola dans une seule cité, cité petite encore, Pinianus le fait dans un grand nombre de villes, éparses sur les divers points du monde. » L’histoire de l’ancienne Église n’offre aucun exemple d’une semblable émancipation en masse.

« Si vous étiez charitable, écrivait à cette date saint Jean Chrysostome, vous apprendriez à vos esclaves, après les avoir achetés, les métiers nécessaires au soutien de leur vie, et ensuite vous les renverriez libres[8]. » Ce propos éclaire, d’une façon très nette, l’attitude de l’Église à l’endroit de l’esclavage. Renvoyer la main-d’œuvre servile, c’était bien, mais encore fallait-ii que cette main-d’œuvre ainsi congédiée ne fût pas déshéritée de tout moyen de vivre. Derrière la question morale que soulevait l’existence même de l’esclavage, un problème économique se dressait. Entre le système de la production, tel que le concevait et tel que l’avait réalisé l’antiquité, et la reconnaissance du droit qu’a l’homme de n’appartenir à aucun autre homme, il y avait une sorte d’antagonisme. L’extension même de la capacité politique, — réforme démocratique en apparence, — avait, en définitive, contribué au développement de l’institution de l’esclavage : à mesure que la multitude des petites gens, adonnés auparavant au travail libre, avaient obtenu le droit de dire leur mot dans la vie publique et de se mêler aux agitations du forum, l’édifice économique avait pesé d’un poids toujours plus lourd sur les épaules des esclaves. Intervenant dans un état social où le travail avait généralement cessé d’être un acte libre pour n’être qu’un joug, l’Eglise commandait, avec saint Ambroise, qu’on préludât à l’affranchissement des populations serviles par l’éducation humaine de ce bétail humain.

Gerontius nous laisse ignorer ce que devint l’innombrable plèbe qu’affranchit Mélanie et par quelles voies elle avait acheminé ces malheureux vers l’usage de la liberté. Mais il nous fait comprendre comment une élite d’entre eux, groupés sous les auspices de Pinianus et de Mélanie dans des monastères d’hommes et de femmes, devinrent le symbole, si l’on peut ainsi dire, de la réhabilitation de la classe servile par l’idée chrétienne. Dans cette Rome païenne dont les barbares allaient consommer la ruine, il était comme interdit à l’âme de l’esclave d’entrer en contact direct avec la divinité : le maître sacrifiait pour la maison tout entière ; la religiosité personnelle de l’esclave ne trouvait dans les rites païens ni satisfaction, ni sanction. Brusquement, par une sorte de coup d’aile, les consciences de ces humbles, qu’avait libérées le baptême chrétien, pouvaient s’élever jusqu’aux vocations les plus insignes : hier asservies, hier disgraciées du culte officiel, elles pouvaient devenir des privilégiées du culte nouveau. Saint Jérôme, dans une de ses lettres, pleure sur une femme du nom. d’Hylas, esclave de Mélanie l’Ancienne, et qui, dit-il, « avait, par la pureté de ses mœurs, effacé la tache de la servitude. » Battant en retraite devant les barbares avec sa troupe de jeunes esclaves devenues pour elle des « sœurs, » Mélanie la Jeune, à son tour, attestait que la classe servile avait cessé d’être un butin dont la force humaine pouvait capricieusement disposer ; elle attestait que, dans cette classe même une certaine prédestination divine désignait, une élite ; et le respect que cette élite inspirait profitait à l’avènement des idées égalitaires. Mélanie avait pris l’initiative révolutionnaire dont le psaume fait honneur aux conseils divins : au terme des aventureuses démarches par lesquelles la puissante : patricienne s’était elle même « déposée de son siège, » les « humblés étaient exaltés. » Les deux servitudes sur lesquelles reposait le vieux monde déclinant, celle qu’il faisait peser sur les riches en leur interdisant les charités ruineuses, celle qu’il faisait peser sur les pauvres en leur voilant toute perspective de progrès social, étaient l’une et l’autre secouées.


VI

L’écrit de Gerontius semble faire écho à la correspondance de saint Jérôme pour nous prendre à témoin d’une autre émancipation, celle de la femme. La matrone romaine, avant que les religions orientales ne l’eussent invitée à un certain déploiement de piété personnelle, n’était que l’acolyte docile et passive du culte familial[9] ; et voici que la foi nouvelle venait solliciter l’autonomie personnelle de sa conscience, voici que la théologie nouvelle venait réclamer le concours personnel de sa pensée. D’avoir restauré la dignité d’une moitié du genre humain, c’est ce que Celse, dès le second siècle, ne pouvait pardonner au christianisme[10] ; Origène ripostait qu’en effet le Christ était venu pour tous. « Nous sommes de la même nature que l’homme, proclamait la martyre Julitta ; nous sommes, aussi bien que l’homme, créées à l’image de Dieu. » Clément d’Alexandrie dans les Stromates, saint Augustin dans son traité de la Trinité, justifiaient de leurs affirmations théologiques la fière saillie de Julitta. « Au temps de saint Ambroise, écrit M. Thamin, ce n’est plus assez de dire que la femme est l’égale de l’homme dans l’Eglise, elle tend à y prendre le pas sur lui. La femme est plus près par sa nature des vertus proprement chrétiennes comme la pudeur et l’humilité... Saint Ambroise en vient à diminuer la part de la femme dans le premier pêché, aux dépens de l’homme qu’il charge. Mais sa faute fùt-elle égale à celle de l’homme, la femme est supérieure à l’homme dans l’expiation, et par là garde sur lui une avance morale[11]. »

Certaines boutades de Tertullien ont parfois aveuglé l’histoire : si violentes qu’elles soient, ou, pour mieux dire, à cause de leur violence même, on doit se garder de mesurer au langage du docteur africain le degré de considération que l’Eglise primitive accordait à la nature féminine.

Mais ce qui frappe, surtout, dans les écrits des Pères, c’est l’estime qu’ils ont pour le cerveau de la femme[12].

Le patriciat romain de l’époque donnait aux jeunes filles une éducation très soignée, une culture toute raffinée : elles parlaient et écrivaient le grec comme s’il eût été leur langue maternelle. Les interlocuteurs que Macrobe, au Ve siècle, fait dialoguer entre eux dans ses Saturnales étaient des maîtres excellens pour les choses de l’esprit ; au contact de ces causeurs, des pensées féminines devaient se délier et s’épanouir… Et puis un jour venait où ces femmes et ces jeunes filles, maîtrisées et comme enveloppées par les séductions de la foi nouvelle, s’arrachaient à la vie d’épicurisme intellectuel et vouaient au service de l’Église toutes les ressources de leur culture, toutes les richesses de leur érudition, toute l’acuité de leur élégante dialectique. Vainement l’empereur Julien, projetant contre la liberté même de la science un coup de force d’une audacieuse grandeur, prétendait-il condamner les chrétiens à l’ignorance de tout ce qu’avant eux on avait écrit et pensé : lors même que la prolongation de son règne eût perpétué cet ostracisme, le coup de force aurait échoué. Il aurait échoué parce que dans chaque famille patricienne des femmes chrétiennes auraient continué de s’assimiler le vieux fonds d’expérience humaine que les lettres antiques recelaient et de le mettre en contact et en rapport avec cet autre fonds d’expériences, plus modernes, plus profondes, que leurs âmes croyantes aimaient à s’assimiler comme un apport divin. Mise au ban des écoles, exclue de tout moyen d’instruction, l’Église aurait pu laisser passer l’orage : l’éducation littéraire que recevaient les chrétiennes du patriciat, et dont ensuite, humiliées et zélées, elles apportaient à l’Église les dépouilles, aurait suffi pour renouer les liens entre la « barbarie » des chrétiens et la vie intellectuelle de l’humanité ; le monde, pour une fois, — le monde, avec ses pompes et ses œuvres, — aurait vengé le Christ et l’aurait servi.

Victorieuse de Julien, l’Église s’occupa, tout de suite, de discipliner ces intelligences de grandes dames, et de les intéresser activement à l’éclosion d’une littérature religieuse ; et la correspondance de saint Jérôme demeure un témoignage instructif des impulsions qu’elles donnaient à la science chrétienne, et des appels incessans qu’à son tour la science chrétienne leur adressait. Elles furent intimement associées au gigantesque labeur par lequel saint Jérôme conquit pour les Livres Saints le respect attentif du dilettantisme profane. Jusque-là, on ne connaissait la Bible que par des traductions latines, défectueuses et rudes, dues à des plumes médiocres ; et Julien avait pu s’imaginer qu’en interdisant aux chrétiens la rhétorique païenne, il les privait de tout commerce avec la beauté. Libre à eux de se complaire en d’étranges tête-à-tête avec l’ignominie d’un Galiléen crucifié ; officiellement, toute jouissance esthétique et littéraire leur serait désormais prohibée ; voués à cette rusticité pour laquelle les époques de décadence littéraire ont des raffinemens de malveillance, ils trouveraient leur châtiment dans l’avilissement. « Des hommes qui n’ont étudié que l’Écriture ne valent pas mieux que des esclaves, » proclamait Julien[13]. Mais saint Jérôme fit, à proprement parler, entrer la Bible dans le domaine littéraire : traduite et commentée par ses soins, la parole divine sonna mieux aux oreilles des hommes ; les beautés de la Bible se révélèrent, et le paganisme perdit le monopole de l’art. Marcelle, Paule, Blesilla, Eustochie, Fabiola, aidèrent à cette sorte de révolution, qui allait ouvrir aux admirations humaines une province nouvelle : elles réclamaient de saint Jérôme des conseils détaillés sur la façon d’étudier la Bible, des éclaircissemens sur les vétilles du texte sacré, sur les noms des tribus, sur les dons prophétiques de Balaam, sur les étapes du peuple de Dieu entre le Nil et le Jourdain ; et de leur côté, s’improvisant professeurs après avoir été disciples, elles expliquaient à des prêtres les arcanes des Livres Saints. Lorsqu’elles avaient Jérôme au milieu d’elles, elles lisaient la Bible devant lui et exigeaient qu’il leur indiquât, pour les passages obscurs, l’interprétation qu’il préférait. Lorsqu’il était loin, leurs lettres le stimulaient au travail : c’est à l’instigation de sainte Paule qu’il commentait l’Épître aux Galates et l’Épitre à Philémon ; il entreprenait, sur la demande de Blesilla, d’étudier l’Ecclésiaste, et le courage lui manquait, lorsque Blesilla fut morte, pour terminer ce manuscrit. Ame fidèle, ardente, et qui parfois ne semblait se raidir contre les charmes de l’affection que pour mieux s’y abandonner, le solitaire de Bethléem mettait ainsi sous le parrainage de mondaines émigrées du monde les divers livres de ces Écritures auxquelles il allait assurer droit de cité littéraire.

D’aucuns s’en étonnaient, et Jérôme, alors, griffonnait ces lignes exaltées, l’hommage le plus significatif, peut-être, que jamais l’Eglise ait rendu à la femme :


Il y a des gens qui s’offensent, ô Paula et Eustochie, de voir vos noms en tête de mes ouvrages. Ces gens-là ne savent donc pas que pendant que Baruch tremblait, Deborah sauvait Israël ; que Judith et Esther délivrèrent aussi du péril suprême le peuple de Dieu ? Je passe sous silence Anne et Elisabeth ; et les autres saintes femmes de l’Evangile, humbles étoiles d’ailleurs si on les compare au grand astre de Marie. Parlerai-je maintenant des femmes illustres chez les Gentils ? Il faudrait des volumes pour dire tout ce que la Grèce et Rome ont produit de femmes admirables. Je n’ajouterai qu’un mot : n’est-ce pas aux femmes qu’après sa résurrection Notre-Seigneur est d’abord apparu ? Oui, et les hommes purent rougir alors de n’avoir pas cherché ce que les femmes avaient trouvé.


Parce que les femmes qui aimaient Jésus avaient voulu savoir, elles avaient su, au matin de Pâques, ce que personne encore ne savait. Saint Jérôme aimait cette tendresse inquiète : il attirait en Palestine toutes les patriciennes sur lesquelles il avait prise, afin qu’elles y retrouvassent les pas du Christ et qu’elles y missent les leurs, afin qu’elles vissent après avoir cherché, afin qu’elles devinssent savantes parce que croyantes… La dévotion ignorante n’était pas de son goût. « Il y a des gens, disait-il un jour, qui pensent pouvoir couvrir l’ignorance par la piété : cette sainte rusticité, bonne pour elle seule, peut édifier l’Église, mais elle ne peut pas la défendre. » La chrétienne telle qu’il la concevait était en quelque sorte chargée du bon renom de l’Église : il la voulait savante et dévote, philologue et mystique, et lui traçait un programme de vie dans lequel l’érudition et la contemplation se mêlaient intimement, et se confondaient presque.

On dirait, à lire l’écrit de Gerontius, que Mélanie la Jeune, l’amie de Rufin, reproduisait dans sa propre existence l’idéal recommandé par saint Jérôme. Ses conversations, que le biographe, parfois, répercute jusqu’à nous, étaient émaillées de souvenirs bibliques : c’est qu’en effet, quatre fois par an, Mélanie lisait d’un bout à l’autre les saints livres ; elle en faisait des copies, et copiait, aussi, les écrits des Pères. Il advenait, pour accélérer la besogne, qu’elle se fît dicter par une de ses sœurs les passages qu’elle transcrivait : si la lectrice faisait quelque faute de lecture, immédiatement, de mémoire, Mélanie rectifiait. Les copies manuscrites de Mélanie étaient ensuite vendues au profit des pauvres ; ainsi, d’un même élan, elle approfondissait la doctrine et faisait la charité. C’est dans ces besognes d’humilité intellectuelle que s’employait quotidiennement cette pensée cultivée. Son oncle Volusianus, un jour, lui rappelait avec émotion son enfance, le temps où ses parens l’élevaient « comme une rose, comme un lis, comme la pupille de leurs yeux. » On l’avait élevée pour être un ornement, dont s’enorgueillirait la société de l’époque ; elle s’était réduite au rôle d’utilité. On l’avait mise à même de jouir du beau ; elle faisait élection des beautés de la littérature chrétienne, et comme une manœuvre elle les copiait. On l’avait formée, enfin, pour qu’au gré de ses caprices, elle s’amusât et s’attardât tour à tour, en compagnie des grands auteurs susceptibles de procurer à son goût difficile certaines voluptés choisies ; elle devenait la femme d’un seul livre, la Bible. On avait mis à sa portée les lettres païennes, elle se mettait aux ordres des lettres chrétiennes ; elle renouvelait sans cesse à la Bible et aux Pères un don qui lui paraissait plus précieux, peut-être, que le don même de ses biens : le don de sa pensée.

De voir cette intelligence de femme mêlée de très près aux deux grands différens dogmatiques qui troublèrent l’Église de son temps, c’est là un spectacle dont on ne pourrait manquer d’être surpris si l’on était tenté de prendre à la lettre le mot de la Première Épitre aux Corinthiens : Mulieres in ecclesiis taceant ! Nous savions déjà par saint Augustin quels efforts avait dépensés Mélanie pour obtenir de Pelage certaines déclarations qui missent un terme, pour un temps, aux éternels débats sur la grâce et la prédestination ; et deux livres de l’évêque d’Hippone, le Traité de la grâce et le Traité du péché originel, sont dédiés à la sainte en souvenir de ces délicates démarches. Le biographe à son tour raconte avec attrait certain voyage que fit Mélanie de Jérusalem à Constantinople : les opinions nestoriennes sur la nature du Christ trouvaient crédit, alors, dans la haute société byzantine, et la patricienne de Rome survenait, comme l’apôtre de Byzance. « Beaucoup de femmes, de sénateurs et d’hommes illustres dans les lettres, écrit Gerontius, se rendaient chez notre sainte mère pour discuter avec elle de la vraie foi, et Mélanie, dans le cœur de laquelle habitait l’Esprit Saint, ne cessait, du matin au soir, de raisonner des choses divines ; elle rappelait ceux que l’erreur avait séduits, elle raffermissait les hésitans, elle venait en aide à tous. »

Quarante ans auparavant, lorsqu’un subtil questionneur, qu’on croit être Palladius, l’auteur de l’Histoire Lausiaque, était venu troubler sainte Paule par des interrogations sur la préexistence des âmes et sur la résurrection, saint Jérôme avait dû intervenir pour rassurer sa fille spirituelle et confondre l’intrus : il n’était pas inutile à sainte Paule d’avoir près d’elle un directeur et un guide. Chez Mélanie au contraire, telle que le prêtre Gerontius nous amène à l’imaginer, il y a je ne sais quelle sûreté spontanée d’orthodoxie, je ne sais quelle virilité spontanée d’intelligence, qui devine la voie de l’Église, et qui s’y engage, et qui paisiblement y chemine. Entre Pelage et saint Augustin, entre Nestorius et les orthodoxes, elle intervient avec une autorité qui dans l’Eglise fut rarement la prérogative d’une femme. Rufin, son ami de jadis était mort dès 410, et mort très suspect ; les entretiens doctrinaux de l’évêque de Tagaste, Alype, l’ami de saint Augustin, dont elle avait beaucoup profité durant son passage en Afrique, n’avaient eu qu’un temps. Mélanie, d’elle-même et par elle-même, était une femme de doctrine ; et le double éclat de son origine et de son dépouillement ajoutait sans doute à son prestige de controversiste.


Un empereur, vingt ans avant la naissance de Mélanie, avait voulu empêcher l’intelligence humaine de servir le christianisme ; le Sénat, à son tour, lorsqu’elle n’avait que vingt et un ans, dédaignant ce que Pascal après saint Paul appelle la « folie de la croix, » avait voulu interdire à la conscience humaine l’anéantissement chrétien. Le rôle que jouait Mélanie et les conditions dans lesquelles elle le jouait marquaient une victoire du nouveau Credo sur ces oppositions suprêmes. S’étant appauvrie malgré les lois, s’étant déclassée malgré les préjugés, ayant émigré de sa caste pour vivre en un contact fraternel avec ses anciennes esclaves, Mélanie s’en était allée au berceau même du christianisme servir la culture nouvelle avec la finesse et la dextérité qu’elle devait à la culture ancienne ; et l’audace même de cet exode témoignait de la défaite morale du vieux monde, au moment même où l’entrée d’Alaric à Rome le faisait brutalement s’effondrer.


GEORGES GOYAU.

  1. La festa della Cattedra di s. Pietro : de authentico Romani Pontifîcis magisterio solemne lestimonium ex monimentis liturgicis Ecclesiœ imiversœ deprompsit M. A. Rampolla. (libr, de l’Osservatore Romano, 1870). — Cf. Civittà Cattolica, janvier 1871, p. 194-197.
  2. Voir G. Boissier, la Fin du paganisme, tome II, p. 210 et suivantes.
  3. Voir Lécrivain, le Sénat romain depuis Dioclétien, p. 117 et suivantes.
  4. Voyez G. Boissier, op. cit., tome II, p. 247 et suiv. — Ce n’est pas aux lecteurs de la Revue qu’il est besoin de rappeler les deux volumes dans lesquels M. Boissier, avec une sorte de familiarité pressante, s’est mêlé à l’intimité des chrétiens, des païens et des indifférens. Comme il n’est meilleure façon de saisir la pensée d’autrui, que d’aborder autrui avec cordialité, M. Boissier, cordial pour saint Ambroise non moins que pour Symmaque, et pour Prudence non moins que pour Ausone, a pu tracer de la fin du paganisme un tableau très nuancé et connaître les esprits de ce temps mieux peut-être qu’eux-mêmes ne se connaissaient.
  5. H. Wallon, Histoire de l’esclavage dans l’antiquité, tome III, p. 219.
  6. L’Histoire de saint Paulin de Nole, l’Histoire de sainte Paule, la traduction des Lettres de saint Jérôme (Paris, Poussielgue), dues à l’abbé Lagrange, mort évêque de Chartres, peuvent être consultées avec fruit : antérieurs de beaucoup au renouveau de littérature ecclésiastique auquel nous avons assisté dans les quinze dernières années, ces ouvrages subsistent avec quelques autres, comme un remarquable témoignage de l’activité intellectuelle à laquelle Mgr Dupanloup donna jadis le branle, dans son diocèse d’Orléans.
  7. Voir R. Thamin, Saint Ambroise et la Morale chrétienne au IVe siècle. Paris, Alcan.
  8. Voyez Puech, Un réformateur de la Société chrétienne au IVe siècle : Saint Jean Chrysostome et les mœurs de son temps, p. 150 ; Hachette, éditeur.
  9. M. Jean Réville, dans son livre : La Religion à Rome sous les Sévères, Leroux, éditeur, insiste à très juste titre sur cette nouveauté introduite par les religions orientales.
  10. Voir à ce sujet le livre du professeur Mausbach, de l’université de Münster ; Die Stellwig der Frau im Menscheitsleben, p. 29 (München-Gladbach, 1906).
  11. Thamin. op. cit., p. 359-360.
  12. Est-il besoin de redire une fois encore que jamais concile ne délibéra ni ne vota contre l’existence de l’âme féminine ? Cette légende est dure à tuer ; elle ressuscite, tenace, dans certains livres de valeur. D’aucuns, très informés, s’imaginent que c’est au concile de Trente que fut débattue la question ; d’autres, plus prudens, ne situent ni dans le temps ni dans l’espace ce discourtois concile ; il en est enfin qui prétendent que c’est dans une assemblée d’évêques tenue à Mâcon que la dignité primordiale de la femme aurait été ainsi mise aux voix. Grégoire de Tours raconte (Historia Fraticorum, VIII, 20) qu’une discussion s’engagea, à Mâcon, sur le sens du terme homo dans la Bible latine ; un évêque prétendit que le mot homo s’appliquait uniquement au sexe masculin ; un autre répondit qu’il n’en était rien, puisque Jésus, né d’une vierge et sans père naturel, était appelé Fils de l’homme. Discussion toute verbal, qui a donné lieu, pourtant, dans la suite des temps, à l’indestructible légende d’un concile refusant une âme à la moitié du genre humain. Cf. G. Sorel, La ruine du monde antique, p. 241, n. l, Jacques, éditeur.
  13. Paul Allard, Julien l’Apostat, II, p. 361. Lecoffre, éditeur. Les deux chapitres de ce livre sur la législation scolaire de Julien, et les conséquences de cette législation, marquent d’une façon très heureuse le caractère et la portée de l’initiative de l’Empereur.