Une Ophélie tchérémisse

Une Ophélie tchérémisse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 104 (p. 652-668).



I. modifier

Deux misérables rosses de la poste locale me traînaient dans les montagnes de l’Oural, par-delà le Volga, d’un village à un autre, dévoré par la plus vive impatience de parvenir à la grande route, dans la naïve conviction que j’y trouverais un terme à tous les maux, à toutes les incommodités de mon voyage. Ai-je besoin d’ajouter que je fus cruellement désillusionné ?

Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit pour le moment, et je n’ai nullement l’intention d’agacer les nerfs de mon lecteur par une description minutieuse de toutes les horreurs des routes vicinales.

Chez nous, dans la Russie centrale, ces chemins sont devenus un anachronisme. Mais dans ces régions lointaines, que les chemins de fer ne sillonnent pas encore en tout sens, la route postale existe toujours, avec toutes ses vicissitudes, dans toute sa poésie primitive, enivrante, dont on se souvient longtemps, non sans un frémissement mêlé d’une douce tristesse.

Ma mémoire évoque les tableaux des villages tchérémisses se suivant l’un l’autre… La pensée travaille fiévreusement… Je vois dans mon imagination les huttes noircies par le temps… De cœur, je participe à l’existence de ces pauvres gens, aux petites joies conformes à leur misérable condition, rares éclaircies d’une vie toute de privations et d’un dur labeur… Puis le craquement des poutres disjointes d’un pont sous les sabots des chevaux me fait brusquement sortir de ma rêverie et vient donner un cours différent à mes idées, une fois en pleine campagne, dans des champs de blé à perte de vue.

À l’heure de midi, la chaleur devient suffocante sous un ciel sans nuages. Quel soulagement, alors, de s’enfoncer dans une grande forêt, sous les arbres centenaires projetant une ombre rafraîchissante, s’élevant comme des murailles de verdure des deux côtés du chemin !

Le jamchtchik (postillon) tchérémisse se balance paresseusement, assis de côté, sur le siège, et fait retentir mélancoliquement son : Hi ! Éi ! prolongé.

Nous montons une colline au pied de laquelle serpente une étroite rivière, tourmentée dans deux endroits par une eau bouillonnante ; l’un de ces tournans tout à côté du chemin, l’autre plus avant dans la campagne. Au-delà de la rivière, on voit, disséminées, les huttes d’un village portant plusieurs noms, à ce que dit mon jamchtchik.

— Nous autres, nous l’appelons Sarkino, ajoute-t-il.

— Qu’à cela ne tienne ! je l’appellerai Sarkino, moi aussi.

Nous le traversons ventre à terre, avec le brio des cochers de poste, qui réservent toute la vitesse de leurs chevaux pour passer les villages à grand éclat. Sur le versant de la colline, on voit une haie d’enceinte autour du village.

Quelqu’un, qui avait probablement entendu de loin la clochette postale, tenait ouvert pour notre passage le primitif portail en poutres à peine équarries. Je vis une svelte jeune fille, portant le costume pittoresque des femmes tchérémisses : longue tunique ou plutôt chemise blanche en tissu de laine, richement brodée de laines de toutes les couleurs, retenue à la taille par une large ceinture, sabots d’écorce blanche sortant d’un pantalon également blanc. Dans ses longues nattes d’un châtain clair, une fleur de camomille. Au front, une couronne des mêmes fleurs. Elle était vraiment jolie et passait pour la première beauté du pays. L’ovale pur de son visage, des yeux bleus sympathiques, malgré une expression de triste méfiance ; le sourire enchanteur de ses lèvres finement dessinées, tout en elle était charmant. Mais quel étrange ornement que ces fleurs de camomille, qui lui allaient à ravir, pourtant !

Je me penchai hors de mon tarantass (voiture à moitié close) pour la regarder de plus près. Comme nous descendions la colline, le jamchtchik avait ralenti l’allure des chevaux.

J’entendis la jeune fille nous parler et fis arrêter.

— Que veut-elle ? demandai-je au jamchtchik.

— De l’argent, me répondit-il.

Puis il ajouta :

— Une orpheline… qui n’a pas sa raison, la Karatchaïka.

Je pris quelque menue monnaie dans ma bourse et fis signe à l’orpheline. Elle approcha lestement, fixant sur moi un regard méfiant, tout en continuant à nous parler. Je ne pus comprendre que le mot d’Azamat, ayant eu un cocher qui s’appelait de ce nom.

Je lui mis la monnaie dans la main. Toute sa figure s’épanouit d’un rayonnement de joie. De sa main droite, elle passait une à une les petites pièces d’argent dans sa main gauche.

Les chevaux, ne pouvant tenir longtemps en place sur le versant de la colline escarpée, tirèrent subitement en avant. Elle nous courut après, nous criant toujours quelque chose où je crus discerner encore le nom d’Azamat. Mon tarantass traversa avec fracas un pont de poutres presque mobiles. L’escarpement de la colline me déroba un moment la vue de la beauté tchérémisse. En remontant le versant de la rive opposée, j’aperçus de nouveau la jeune fille nous suivant d’un regard rêveur. Dans son costume blanc bariolé de vives couleurs, avec sa couronne de fleurs de camomille, elle faisait un effet vraiment pittoresque sur le fond vert sombre de la prairie.

Ce ne fut pas sans peine que j’obtins de mon jamchtchik, indolent comme tous les Tchérémisses, de m’expliquer ce que disait la Karatchaïka.

— Elle demande si nous n’avons pas vu son Azamat ! me dit-il enfin, appuyant sur ce qu’il appelait sa mendicité.

Il me raconta qu’elle était orpheline, « sans raison, » c’est-à-dire folle, et que voilà plus d’un an qu’en toute saison, hiver et été, elle se tenait à l’entrée du village, demandant à tous les passans s’ils n’avaient pas vu son Azamat ?

Je ne l’ai plus revue, la jolie Karatchaïka ayant disparu ce même été. Une autre fois que je dus m’arrêter pour quelques heures à Sarkino, on me conta la lamentable histoire de cette Ophélie tchérémisse.


II. modifier

Ce n’étaient pas sa grande izba haute et claire et ses granges regorgeant de blé qui faisaient l’orgueil et le bonheur du vieux Iwak. C’était sa fille dont il était fier ! sa belle Karatchaïka, son « trésor, » comme il disait. Elle méritait, en effet, l’affection de son père, les empressemens de tous les jeunes gens du village et des alentours. Sa beauté était vantée dans le « monde tchérémisse » qui embrasse bien une trentaine de verstes.

Elle n’avait pas sa pareille : grande et svelte, jolie de visage, avec les plus belles nattes longues, elle était sage et laborieuse ; elle savait coudre et broder comme pas une de ses compagnes.

Il n’y avait pas à s’étonner que son père ne voulût pas se séparer d’elle. Les voisins mêmes lui donnaient raison de tenir éloignés les prétendans ; de la surveiller avec tant de vigilance que même les plus audacieux ne trouvaient pas la possibilité de l’enlever. Qui aurait pu croire que ce serait là précisément la cause du malheur effroyable qui devait arriver !

Néanmoins, Iwak avait beau être sévère, garder sa fille jalousement, ce gaillard d’Azamat trouva moyen de la voir, de lui parler. Le cœur de la jeune fille une fois gagné, les serrures, les cadenas ne tinrent plus. Les chiens mêmes cessèrent d’aboyer.

Bien qu’Azamat aimât la jolie Karatchaïka plus que son âme, comment un pauvre diable tel que lui aurait-il pu songer sérieusement à aborder le hautain Iwak, pour acquitter la forte somme d’olon (rachat de la fiancée) que ce dernier demanderait indubitablement, s’il n’eût été encouragé par la jeune fille elle-même ?

D’après les coutumes tchérémisses, aucun père ne mariait sa fille de son plein gré ; aucun jeune homme n’obtenait sa fiancée autrement que par un enlèvement de vive force. Mais, habituellement, tout s’arrangeait moyennant l’olon. Le père de la jeune fille se jetait en tempêtant dans la maison du jeune homme sans qu’il lui fût permis de voir le nouveau couple ; on faisait grand bruit ; on débattait longtemps le prix du rachat qui, ordinairement, ne dépassait pas une trentaine de roubles ; ensuite, on se mettait à boire, et la grande affaire était bâclée à la satisfaction générale. Avec Iwak, ce serait bien différent. Il n’entendait pas plaisanterie et ne se dessaisirait pas de sa fille à si bon compte, croyant à la sécurité de ses cadenas et ne se doutant guère de ce qui se passait dans son potager.

Une sombre nuit d’été enveloppait de ses voiles constellés d’or le village, la forêt, les vastes champs ensemencés et les montagnes dans le lointain. Le calme nocturne n’était de temps en temps interrompu que par les aboiemens d’un chien ou le hennissement d’un cheval qu’un paysan plus prévoyant que les autres avait fait rentrer du pâturage à l’écurie ; puis, tout retombait dans le silence. Par intervalles, on entendait le cri perçant d’un oiseau de proie, auquel répondaient les moineaux, les alouettes, les hirondelles.

Tout à coup, une fenêtre de l’izba d’Iwak donnant sur le potager fut ouverte, et une ombre féminine se glissa furtivement, sans bruit, le long du remblai garnissant les chaumières, sur lequel paysans s’assoient pour faire un bout de causette dans leurs nu mens de loisir.

Cette ombre disparut dans le potager et deux voix se mirent à chuchoter sous un grand buisson touffu :

— Eh bien ! mon chéri, les as-tu apportées ?

— Oui, ma douce aurore ; les voici.

Deux anneaux aux reflets métalliques brillèrent dans la main du jeune homme. C’étaient deux bagues en argent ; l’une plus grande, l’autre plus petite. Azamat et Karatchaïka allaient tenir leur chergaz wastaltas, échanger leurs bagues de fiançailles.

Karatchaïka en prit une et, toute pensive, se mit à contempler l’anneau scintillant. Une crainte mystérieuse lui étreignait le cœur, qui battait à éclater ; par momens, il semblait s’arrêter tout à fait et ne reprenait ses pulsations que pour se serrer convulsivement. Les inquiétudes de Karatchaïka se communiquèrent à Azamat, qui se tenait là, sombre, immobile.

Tous deux restèrent longtemps sans se parler, abîmés dans les plus tristes pensées. Le premier à rompre ce silence de mauvais augure fut Azamat.

— Ne sois pas si peureuse, mon beau soleil, dit-il enfin, en l’enveloppant d’un regard tendre.

— Je tremble, Azamat ! Mon cœur pressent un malheur.

— Mais, pourquoi donc, ma douce Karatchaïka ? Tu seras « volée, » ainsi que l’exigent nos saintes coutumes. Mes parens nous prépareront une cachette. Nous ferons tout selon les usages établis. Alors les tiens se précipiteront chez nous, avec grand tapage, et l’on se mettra à marchander pour l’olon. On devra bien commencer par te demander, toi. Et tu ne me feras pas faux bond, n’est-ce pas ?

— Si je te suis, ce n’est pas pour t’abandonner après coup, lui répondit-elle, quelque peu rassurée.

— Eh bien ! reprit Azamat, si tu tiens ferme, ton père ne pourra pas demander un rachat par trop exorbitant et nous serons à même de l’acquitter. Donc, pourquoi ces craintes[1] ?

Il lui parla ainsi longuement de ses espérances pour l’avenir, de la vie heureuse qu’ils mèneraient à travailler aux champs à deux. Karatchaïka ne demandait qu’à se laisser persuader. Azamat aussi sentit son courage se ranimer :

« Je veux suivre celui que mon cœur a choisi » fut le vœu solennel prononcé par Karatchaïka.

— Tu le diras à ton père ? insista encore Azamat.

— Même à mon père !

Ils se mirent ensuite à discuter tous les détails de l’enlèvement fixé pour la nuit suivante.

À la chute du jour, Karatchaïka irait dans le potager où elle trouverait Azamat, tandis que le père de ce dernier et deux de ses amis les attendraient avec des chevaux à la lisière de la forêt.

L’enlèvement ne devait pas être retardé jusqu’à la nuit close quand il serait plus facile de s’évader, parce qu’une heure plus avancée de la nuit ferait supposer une entente secrète de la jeune fille, alors que la coutume du pays exige toutes les apparences d’un rapt forcé, même quand elle est de connivence et qu’elle a décidé elle-même avec son fiancé toutes les particularités de l’enlèvement. Telles sont les notions des convenances chez les Tchérémisses au point que même celle qui a tout arrangé d’avance doit se débattre comme si elle était victime d’une violence. Car si sa complicité venait à être connue, c’en serait fait de sa bonne renommée. Le jeune homme n’ose pas avouer, même à ses plus proches, avoir enlevé sa fiancée de son consentement à elle, à moins de perdre de réputation sa future épouse.

Karatchaïka et Azamat pensèrent à tout, s’entendirent sur les moindres détails de l’enlèvement.

Les chuchotemens sous le buisson cessèrent enfin. L’ombre légère regagna la fenêtre, qui fut refermée aussitôt sans bruit, et la maison d’Iwak semblait dormir d’un sommeil que rien n’avait interrompu.

Azamat était déjà loin, marchant à grands pas à travers champs et prairies pour retourner dans son village.


III. modifier

La journée suivante parut interminable à Karatchaïka. Sa jolie tête était troublée par les pensées les plus contradictoires. Tantôt elle se laissait aller à l’espoir que pour elle tout marcherait ainsi que chez les autres. Tantôt elle était saisie par la crainte que son père ne la ramenât chez lui de vive force. Alors, tout le village apprendrait son entente secrète avec Azamat. On saurait qu’elle avait de son plein gré consenti à se laisser « voler. »

À cette pensée son visage s’empourprait ; ses yeux se remplissaient de larmes. Elle amènerait la honte sur tous les siens : père, mère, frères !… Il lui semblait que son malheur était déjà consommé : sa complicité avec Azamat dévoilée à tout le voisinage ; elle se sentait déjà reniée par tout le monde, elle, la plus choyée, la plus fêtée aux longues veillées[2] de filature, à tous les amusemens de la jeunesse du village, elle dont le roseau était recherché avant tout autre dans le jeu des roseaux[3]. Maintenant la voilà tombée dans le mépris ; ses compagnes, tous les braves gars du pays se détourneraient d’elle… En proie à ces anxiétés, Karatchaïka est méconnaissable. Ses mains habiles et diligentes perdent leur adresse reconnue.

Sa vieille mère remarque son malaise et lui demande si elle n’est pas malade.

— Je me porte bien, mère, répond-elle en faisant tous ses efforts pour se remettre à l’ouvrage comme si de rien n’était, pour étouffer par le travail les pensées désolantes qui l’obsèdent.

Azamat, de son côté, s’occupait des préparatifs pour l’enlèvement. Dans sa maison, tout fut mis en train. Ses proches savaient déjà qu’il songeait à prendre femme et se réjouissaient d’avoir une paire de bras de plus dans la famille. Milibay, son père, approuvait son choix de tout cœur, lui conseillant seulement de bien prendre toutes ses mesures, vu qu’il n’y avait pas à plaisanter avec le vieux Iwak. Milibay croyait également que son fils aurait à payer une somme de rachat plus considérable que les autres, et que le fier Iwak ne se laisserait pas apaiser par une trentaine de roubles.

— Il devra bien s’en contenter, tout comme les autres, lui répondait Azamat avec assurance.

— Ça te regarde, toi, disait le père. Et à quand le « vol ? »

— Je te le dirai quand nous en serons là, répliquait Azamat.

Lorsque son fils annonça à Milibay que le rapt était fixé pour la nuit suivante, en lui nommant ceux qu’il avait choisis pour l’aider dans son entreprise, Erbaldy et Segnul eurent son approbation. « Deux vaillans garçons, dit Milibay. À nous quatre, nous en viendrons bien à bout. »

Là-dessus il alla demander à un de ses voisins de lui prêter pour la circonstance, afin de servir de cachette au nouveau couple, un grenier qui se trouvait être vide de blé, service qui n’est jamais refusé, parce que celui qui l’a rendu occupe la place d’honneur au festin de noces suivant immédiatement l’accord sur la somme du rachat de la fiancée. Qui voudrait manquer un repas de noces aux frais d’autrui ? Ensuite, Milibay ordonna au personnel féminin de sa maison de laver et sabler soigneusement l’izba ; il fit une ample provision d’eau-de-vie et nomma le messager qui devait avertir Iwak de l’endroit où serait cachée sa fille, dans le cas où les proches de Karatchaïka ne se seraient pas déjà aperçus d’eux-mêmes de sa disparition et ne seraient pas précipités sur ses traces. Bref, Milibay ne négligea aucun des devoirs d’un bon père de famille. Il ne lui restait plus qu’à prêter à son fils main-forte pour l’enlèvement et à mener avec habileté l’affaire du rachat. Il pourrait alors compter sûrement de festoyer trois jours durant dans sa propre maison, en attendant le festin de noces dans la maison de la fiancée au bout de la quinzaine. S’étant ainsi acquitté de tout ce qui dépendait de lui pour le rapt, Milibay se mit à fourbir ses charrues et ses herses, en vue des prochaines semailles, tout en songeant avec satisfaction au choix fait par son fils.

Le soleil venait de disparaître dans un nuage d’or empourpré quand Milibay, Azamat et ses deux amis se rassemblèrent à la lisière de la forêt qui entoure tout le village de Sarkino comme une muraille de feuillage. On entendait les bruits divers qui, dans les campagnes, à la chute du jour, précèdent le calme de la nuit : les piétinemens, les mugissemens, les bêlemens des troupeaux ; les grincemens des portails et des guichets ouverts et fermés en hâte ; les roulemens des charrettes attardées ; les aboiemens des chiens et les voix confuses des villageois affaires : clameurs diverses et entremêlées, diminuant peu à peu, jusqu’à ce que la nuit enveloppe tout dans le silence et l’obscurité. La vie, avec ses vagues de sonorité, semblait s’être retirée dans les champs ouverts où les oiseaux gazouillaient leur concert nocturne. Les splendides lueurs du couchant s’étaient effacées devant le doux scintillement des étoiles et un faible rayonnement argenté à l’orient. C’était la lune, à peine croissante, qui semblait aiguiser ses cornes comme pour tenir une garde vigilante, cette nuit néfaste, sur les hommes qui ne se donnaient ni trêve ni relâche dans leurs passions.

Tout à coup un cri perçant, répercuté par la muraille verdoyante de la forêt. Les fenêtres des izbas s’éclairent de lumières mouvantes, s’animent de voix effrayées. On voit deux hommes à cheval, puis un troisième, galoper vers la forêt, bride abattue.

C’était le vieux Iwak, avec ses fils, à la poursuite de sa fille.

Les villageois, encore tout ensommeillés, se précipitaient en pleine rue. Il se forma plusieurs groupes ; les plus nombreux se pressaient autour de l’izba d’Iwak. On se perdait en conjectures. Qui pouvait être le ravisseur de la belle Karatchaïka ? Un à un, on nomma tous les jeunes gars du village. Tous ils répondirent à l’appel. Ce devait donc être quelqu’un des villages voisins. Alors un mouvement d’indignation s’éleva contre Iwak, qu’on avait plaint tout d’abord. N’avoir pas su garder notre belle Karatchaïka ! Laisser passer cette perle de fille dans un village étranger ! Comme si chez nous les braves garçons manquaient ! Les Tchérémisses étaient tout en émoi d’avoir perdu leur ouvrière la plus laborieuse, la plus vaillante. Les femmes, surtout, étaient dépitées de n’être pas à même de dire qui avait emporté la plus jolie fille de Sarkino, la plus diligente, la plus assidue au travail. Elles ne savaient même pas sur qui laisser tomber leurs soupçons. Dans tous les autres cas semblables, elles devinaient juste. Elles soulageaient leur cœur gros par toutes sortes de propos injurieux contre Iwak et sa femme, assise sur le remblai de l’izba, l’oreille tendue au moindre bruit, dans l’attente de son mari et de ses fils.

Sur ces entrefaites, un tournoi enragé avait lieu dans la large prairie entourant le village. Au faible clair de lune, on pouvait à peine distinguer deux groupes d’hommes à cheval. En avant galopaient, en désespérés, quatre Tchérémisses, dont le chef tenait une femme en travers de la selle. C’était Azamat emportant Karatchaïka. À une demi-verste les poursuivaient trois autres Tchérémisses, qui ne ménageaient point leur monture. Les fuyards entendaient leurs persécuteurs se rapprocher d’eux rapidement.

L’épouvante avait presque fait perdre connaissance à Karatchaïka ; elle ne pouvait plus se rendre compte de ce qui se passait autour d’elle.

Azamat fouettait l’air de sa cravache avec rage, les yeux plongés dans la nuit sombre.

Karatchaïka avait poussé trop tôt le cri de rigueur. Néanmoins Azamat se taisait et ne faisait sentir sa colère rentrée qu’à son cheval.

Encore un moment, et les deux groupes en viendraient aux prises.

Dans cet instant Azamat, s’approchant d’Erbaldy, lui dit à l’oreille :

— Toi et Segnul, ralentissez.

Son camarade le comprit à demi-mot et répéta le mot d’ordre en chuchotant à Segnul. Cependant, cette ruse ne réussit qu’à moitié. Les deux amis d’Azamat diminuèrent l’allure de leurs chevaux, puis s’arrêtèrent tout à fait, de sorte que la charge furieuse des persécuteurs fut entravée. Mais Iwak passa à côté, poursuivant sans relâche la piste d’Azamat.

Milibay essaya bien de couvrir la fuite de son fils, mais encore sans succès. Leurs montures étaient épuisées ; le cheval d’Azamat s’abattit des quatre jambes. Les ennemis luttaient à pied. Milibay profita de ce moment pour prendre en selle Karatchaïka qui, éperdue, ne savait plus auquel des deux, de son père ou de son fiancé, souhaiter la victoire… Tout à coup elle entendit un faible gémissement et reconnut la voix de son père. Elle le vit tomber lourdement par terre. Elle s’arracha de l’étreinte de Milibay et se jeta sur Iwak en poussant un cri d’angoisse. En ce moment ses frères, que Segnul et Erbaldy avaient quelques instans arrêtés, arrivèrent à toute bride, suivis de plusieurs autres Tchérémisses à cheval. Azamat et ses camarades n’eurent plus d’autre parti à prendre que celui de la fuite.

Azamat se sentait anéanti d’effroi à la pensée d’avoir tué le père de sa fiancée. Un instant il eut l’idée de s’emparer de Karatchaïka par la violence pour l’emmener avec lui, fuir avec elle n’importe où, pourvu que ce fût bien loin. Mais la conscience du meurtre d’Iwak l’arrêta.

Et puis, il aurait été trop tard. Il s’élança sur son cheval et disparut tout seul dans la forêt. Son père, ses amis, se dispersèrent, chacun de son côté.

Iwak respirait encore lorsque son fils aîné le souleva avec précaution et le mit sur son cheval qu’il enfourcha aussitôt afin de soutenir le blessé et le ramener à la maison, suivi des autres Tchérémisses, qui avaient placé Karatchaïka sur la selle vide d’Iwak.

L’infortunée était dans une stupeur absolue, ne comprenant rien de tout ce qui venait de se passer autour d’elle. Elle se rappelait seulement d’être tombée du cheval de Milibay… puis les gémissemens de son père… ensuite la disparition d’Azamat… Elle entendait la voix de ses frères… où donc était son père ? qu’était devenu Azamat ?

Le triste cortège se mit en marche vers le village. On vit un des voisins accourir à leur rencontre, faire des questions. Pour toute réponse, on entendit les noms d’Azamat et de Milibay, de Tcharykino.

Et, de nouveau, un silence morne, rompu uniquement par le trot lent, mesuré des chevaux. On voyait déjà luire de faibles lumières aux fenêtres de Sarkino, dont les habitans se tenaient rassemblés autour de l’izba d’Iwak. Aucun d’eux ne voulait rentrer chez lui avant d’avoir appris si Iwak avait réussi à arracher sa fille à son ravisseur. Tout le monde était d’humeur sombre. Les bons Sarkinois se sentaient humiliés d’avoir vu la plus belle fille de leur village enlevée par un étranger.

Les jeunes gars étaient injuriés sans ménagemens par la foule irritée. Les pères de famille avaient de bonnes raisons pour être mécontens ; chacun d’eux aurait été heureux d’obtenir pour sa propre maison cette fille aussi laborieuse que jolie. Ceux qui ne pouvaient prétendre à un aussi beau mariage pour leurs fils regrettaient leur part du repas de noces, que l’on sert plus largement dans la maison du marié, le régal offert dans la maison de la mariée au bout de quinze jours étant toujours moins copieux.

Les femmes surtout étaient de mauvaise humeur parce que, dans toutes leurs conjectures, justement le nom d’Azamat leur avait échappé. Furieuses, les paysannes de Sarkino déchargeaient leur cœur en invectives contre Iwak, sa femme et les gars du village, qu’elles appelaient « pires que des femmes, » la plus grosse injure que l’on puisse dire à un paysan en Russie. Bref, c’était un mécontentement général. Iwak et sa femme, les jeunes Sarkinois qui avaient laissé échapper la Karatchaïka, les anciens du village dont la négligence ne savait pas sauvegarder la sécurité du pays, les jeunes filles qui se laissaient emmener par le premier venu, personne ne fut épargné ; chacun eut sa part de reproches et de gros mots. L’agitation allait toujours croissant. Il est impossible de dire jusqu’où l’on en serait venu si les aboiemens des chiens, les piétinemens des sabots des chevaux n’eussent annoncé le retour d’Iwak avec les siens. Un silence anxieux se fit dans la foule. Les plus impatiens se portèrent au devant, à la rencontre de ceux qui revenaient. Ce fut une consternation douloureuse quand on vit le pauvre Iwak qui ne pouvait plus se tenir à cheval, qui respirait à grand’peine, le visage inondé du sang jaillissant d’une profonde blessure à la tempe gauche. Était-ce Azamat qui, dans l’emportement de la lutte, n’avait pas mesuré la force de ses coups ? Était-ce la chute du vieux sur une pierre aiguë ? Personne ne le savait. Moins que les autres, Karatchaïka était en état de rien expliquer. Un à un, les voisins désolés se dispersèrent, plaignant Iwak, menaçant Azamat de leur vengeance.

On porta Iwak dans l’izba ; on le déposa sur un banc. Sa femme, tout éplorée, lava le sang de la plaie et fit du feu dans le poêle, tandis que son fils aîné procéda aux cérémonies auxquelles ont recours les Tchérémisses en cas de maladie. Il se plaça devant le poêle, dans lequel il jeta une poignée de sel et de farine, une cuillerée de miel ; puis, il proféra solennellement le vœu d’offrir un holocauste à Keremeth[4]. Ensuite, il mit dans la main du malade quelques pièces de monnaie d’argent et, invoquant toujours le même Keremeth, le dieu de tous les maux, il prononça la formule finale :

— Prends cela et attends. Je t’en supplie, attends encore.

Ce furent là toutes les mesures prises pour le traitement du malade. Pour tout le reste, l’on s’en remit à la volonté divine[5].

La respiration d’Iwak devenait de plus en plus faible, puis cessa tout à fait.

Iwak n’était plus du nombre des vivans.


IV. modifier

L’infortunée Karatchaïka était en proie à un désespoir farouche. Son amour pour Azamat, attisé par leur rapprochement momentané ; la mort violente de son père de la main de ce même Azamat, dont elle s’accusait d’être la complice ; la consternation et la douleur de toute la famille, qui semblait la regarder avec des reproches muets dans les yeux ; les imprécations contre l’assassin, qu’elle entendait tout autour, — c’en était trop à la fois pour cette jeune âme candide et impressionnable. La pensée que son entente secrète avec Azamat était dévoilée à tout leur voisinage la faisait souffrir au-delà de toute expression. Son père le savait aussi, maintenant, qu’elle avait fui de son plein gré avec Azamat. Elle croyait lire une accusation muette sur les lèvres à jamais fermées de son père étendu, là, raide, dans ses habits de fête… Avec un cri déchirant elle s’enfuit, et ne reparut plus à la veillée du mort.

Dès l’aube, on se mit à l’œuvre pour les derniers préparatifs de l’enterrement.

Le défunt reposait sur un banc, recouvert d’un grand linge. À côté de lui, on avait posé les objets indispensables à un Tchérémisse dans l’autre monde : sa pipe, une paire de sabots, une chemise neuve avec caleçons ; dans sa ceinture on avait cousu quelques pièces d’argent, en offrande à « la mère universelle, la terre. » Les femmes avaient fort à faire autour du poêle pour apprêter le repas mortuaire.

L’izba était tellement encombrée de monde, qu’une pomme n’y aurait plus trouvé de place, selon le dicton russe. Ceux qui n’étaient pas parvenus à y entrer se pressaient autour de la porte, devant laquelle stationnait déjà un vieux traîneau attelé d’un seul cheval[6]. Il va sans dire que toute cette foule ne s’entretenait que du terrible événement de la nuit précédente. Plus d’un avait déjà été aux renseignemens à Tcharykino. On se racontait qu’Azamat, ayant reconduit son cheval, avait jeté son fusil sur l’épaule et était parti, sans dire à qui que ce fût où il allait, ni pour combien de temps.

On le maudissait à l’unanimité. On invoquait toutes les punitions du ciel sur la tête du meurtrier.

Les femmes chuchotaient entre elles, faisant des allusions assez claires à une fuite concertée entre Azamat et Karatchaïka.

Enfin, l’on vit le cortège funèbre se mettre en marche.

Tous les propos se turent.

Le corps était porté sur une longue plaque d’écorce tendue de feutre ; la tête reposait sur un oreiller, sous un linge blanc. On le déposa sur le traîneau, et toute la procession se dirigea vers le cimetière.

Au milieu des champs de blé, on voit un petit bois, bois sacré pour les Tchérémisses, leur champ de sépulture. Le cortège funéraire s’arrêta devant une fosse fraîchement creusée, entièrement prête, tapissée de quatre planches formant un cercueil souterrain. Là où, d’après la mesure exactement prise, se trouveraient les yeux du mort, on avait pratiqué une assez large ouverture, espèce de fenêtre par laquelle le défunt pourrait toujours voir ce qui se passe sur la terre.

Il fut glissé doucement de dessus la plaque d’écorce dans sa tombe. On mit à côté de lui les objets que nous avons dits et un gros bâton, afin qu’il pût se défendre contre les chiens dans l’autre monde.

On alluma trois cierges dans la fosse, et le kart (sacrificateur) récita les prières funèbres. Tous les assistans répétaient les paroles sacrées que le kart termina par une malédiction effroyable contre l’assassin, invoquant le juge suprême des enfers, Kiumat-Tiura.

Ensuite, on leva le linge recouvrant le visage du défunt, afin de lui donner la possibilité de voir le soleil une dernière fois. Puis, la fosse fut comblée par pelletées de terre.

Au bout d’une heure, toute l’assistance était attablée au festin funéraire. À ces sortes de repas, l’on ne voit pas de larmes, l’on n’entend pas de sanglots. Tout au contraire : non-seulement on boit et l’on mange ; mais on rit, on chante, on danse même. Les musiciens du village s’évertuent de leur mieux. Telle est la coutume du pays…

Mais la Karatchaïka manquait à la table du festin. On ne l’avait plus revue au retour des funérailles.

La malédiction du sacrificateur contre le meurtrier l’avait frappée comme un coup de foudre… Elle sentit qu’elle aussi devrait maudire l’assassin, elle qui s’accusait elle-même de la mort violente de son père.

Que se passe-t-il donc dans son cœur embrasé d’amour pour Azamat ? Le spectre de son père, qu’elle croit voir entre son fiancé et elle, lui arrache un cri de désespoir, cri inhumain… Éperdue, elle court immédiatement de la tombe dans le bois sacré, vers l’autel mystérieux du terrible Keremeth.

Elle avait tout oublié !.. oublié qu’il lui était défendu par les lois de son culte de franchir le seuil de cette enceinte vouée aux holocaustes sanglans ; elle avait oublié la puissance occulte des esprits infernaux, gardiens invisibles du bois sacré.

La voilà approchant de l’autel. Les arbres gigantesques se dressent tout autour, comme pour le dérober aux regards profanes des simples mortels. Leurs grandioses couronnes de feuillage se tiennent immobiles ; donc l’esprit du bien, le suprême Juma, est en veine de miséricorde. Mais, gare au mortel qui pénètre dans ces lieux aux heures de colère du dieu ! Alors, son courroux éclate en foudre et tonnerre ; les mugissemens de l’orage trahissent la consternation et les sanglots des divinités inférieures.

Anéantie par l’effroi, l’infortunée Karatchaïka tombe à genoux, avant d’avoir atteint l’autel. Ses pleurs, ses gémissemens rompent le silence farouche de ce lieu de mystères.

Son cœur était déchiré par deux passions contradictoires, l’amour pour son fiancé et la haine du meurtrier de son père se livrant un combat acharné dans son âme dont les angoisses s’exhalaient dans des cris insensés. Ces deux images ennemies, du fiancé et de l’assassin, incarnées dans le seul et même Azamat, la rendaient folle. Elle priait en sanglotant, sans pouvoir se rendre compte de ce qu’elle demandait au ciel.

Enfin, une imprécation sinistre échappa à sa douleur : au nom de son fiancé, elle maudit le meurtrier. Le regard fixé sur l’Orient dans une extase forcenée, ses lèvres murmurèrent les paroles terribles qui appelaient tous les maux sur la tête de l’assassin.

Tout à coup, elle quitta son attitude agenouillée et se mit à tournoyer follement autour d’elle-même, en criant avec rage la formule finale : « Méchant Keremeth ! exauce ma prière ; tue l’assassin ! méchant Keremeth ! »


V. modifier

Trois jours étaient déjà écoulés depuis la mort d’Iwak. On ne savait toujours rien d’Azamat.

Deux Tchérémisses cheminaient le long d’un étroit sentier à travers les taillis fourrés sous les pins élancés de la forêt.

Ils s’arrêtaient de temps en temps, examinant minutieusement les arbres marqués par eux auparavant. Tout était en ordre. Leurs abeilles laborieuses travaillaient à leur satisfaction. Ils poussaient plus avant. Quand ils trouvaient de nouveaux arbres à leur convenance, ils appliquaient aussitôt leur fer chauffé à blanc. Ils reprenaient ensuite le sentier menant à la lisière de la forêt, tout en fumant mélancoliquement leurs courtes pipes. De loin en loin, ils échangeaient quelques brèves paroles sur ce qui frappait leur attention dans cette profonde solitude ; comme, par exemple, un arbre marqué d’un fer qui n’était pas le leur. L’un d’eux jetait une remarque, une question détachée, et continuait à marcher en silence. Son camarade poursuivait son chemin sans mot dire, semblant ne pas l’avoir entendu. Ce n’était qu’au bout de quelques minutes qu’il se décidait enfin à lui répondre.

On ne saurait imaginer rien de plus triste, de plus monotone, que l’entretien de deux Tchérémisses. Pendant le temps qu’ils mettent à proférer un simple oui ou non, un Français trouverait moyen de raconter un voyage autour du monde avec toutes ses péripéties. Telle est la nature paresseuse de cette peuplade.

Nos deux Tchérémisses auraient probablement regagné leur village sans avoir proféré dix paroles, si des signes étranges n’avaient frappé leurs regards. Ils venaient d’enjamber un arbre immense gisant à terre déraciné, lorsque leur œil exercé remarqua les traces non douteuses d’une lutte récente. Le gazon était raviné. Le tapis de pommes de sapin de l’année précédente était fouillé en tout sens. À une branche de sapin était accroché un lambeau de vêtement humain.

Les deux Tchérémisses s’arrêtèrent, échangeant un coup d’œil inquiet, interrogateur.

— Il s’est passé ici quelque chose de mauvais, dit l’un d’eux, qui avança de quelques pas et se heurta à un fusil couché dans l’herbe. La trouvaille fut prise en main, examinée attentivement de tous les côtés. Il se trouva que le fusil n’était même pas déchargé ; la balle était intacte.

Les Tchérémisses se perdaient en conjectures sans arriver à une conclusion positive.

Quittant l’étroit sentier battu, ils s’enfoncèrent plus avant dans la forêt, à la recherche d’autres indices révélateurs. En poussant un grand sapin fraîchement abattu et acculé à un bûcher éteint, ils reculèrent d’épouvante : à travers le branchage, ils avaient aperçu un visage humain horriblement mutilé. Sans nul doute, l’infortuné propriétaire du fusil. Ils se prirent à courir comme s’ils eussent à leurs trousses toute une légion de mauvais esprits sylvains, oubliant même d’emporter leur précieux butin, le fusil. Ils ne recouvrèrent leur présence d’esprit que lorsqu’ils furent à l’issue de la forêt, en vue de leur village. Ralentissant le pas pour reprendre haleine, l’un d’eux demanda à son camarade :

— L’as-tu reconnu ?

— Oui, répondit l’autre.

— Azamat ?

— Lui-même.

Bientôt tout le village sut le sort horrible d’Azamat qui avait, évidemment, péri sous l’étreinte fatale d’un ours.

Un malfaiteur n’aurait pas laissé là un signe indicateur dans le fusil abandonné ; il aurait enterré sa victime au lieu de l’enfouir dans les branches, comme font les ours.

Probablement, le formidable quadrupède l’avait assailli à l’improviste, ne laissant pas à l’audacieux chasseur le temps de décharger son fusil. Ou bien encore, peut-être, le meurtre involontaire d’Iwak, le désespoir d’avoir perdu sa fiancée, le tourmentaient si cruellement qu’Azamat avait, de propos délibéré, cherché la mort, sans vouloir se servir de son fusil pour se défendre. Personne n’ayant vu la lutte, qui saurait le dire ? Les sombres pins, seuls témoins du terrible événement, gardent leur silence mystérieux, remuant leur feuillage aigu en un murmure sinistre.

Le bruit de la fin tragique d’Azamat parvint aussitôt à sa fiancée. Saisie de consternation à la nouvelle fatale, l’infortunée courut de nouveau vers le bois sacré… Sa prière insensée était donc exaucée. Sa malédiction au meurtrier de son père s’était donc accomplie ! Mais ce n’était que l’assassin qu’elle avait maudit. Azamat, son fiancé, avait toujours son amour et ses prières. Son cœur distinguait nettement entre les deux ; ce n’était que dans sa raison, dans son entendement que les deux se confondaient en une seule et même image épouvantable. Aussi, sa raison en fut-elle ébranlée jusqu’à la folie. Azamat une fois mort, sa haine contre le meurtrier s’était subitement éteinte et son amour pour le fiancé remplissait seul son âme. Et ce fiancé bien-aimé, son Azamat, avait péri, victime de sa malédiction ! Son jeune cœur, trop impressionnable pour résister à cet orage intérieur, devait se briser.

Elle avait maudit l’assassin de son père. Maintenant, elle s’accablait d’imprécations elle-même ; elle maudissait tout sur la terre.

Dans sa folie, ses lèvres inconscientes murmuraient toujours : — « Méchant Keremeth ! c’est toi qui m’as pris mon Azamat ! »

Accroupie sur le tapis vivant des fleurs sauvages, elle tomba dans un profond évanouissement.

Revenue à elle-même après une longue défaillance, son premier regard se fixa sur une fleurette blanche, une fleur de camomille. La cueillant aussitôt, elle en effeuilla les pétales un à un ; elle les fit voler dans l’espace en murmurant : — « Volez, volez loin, bien loin. Dites-moi où est mon Azamat ? »

Depuis on la vit, en toute saison, parée d’une couronne de fleurs de camomille, se tenant à l’entrée du village et demandant à tous les passans s’ils n’avaient pas vu son Azamat. Ni les chaleurs de l’été, ni les chasse-neige de l’hiver ne pouvaient la tenir éloignée du portail de l’enceinte du village. Elle n’avait de larmes que lorsque la saison morte ne lui permettait plus de remplacer sa guirlande fanée par des fleurs de camomille fraîches.

Au bout d’une année, on ne la vit plus. Personne ne l’avait vue disparaître dans le tournant de la rivière… Son corps ne fut pas retrouvé. Tout ce qui restait de la jolie Karatchaïka, c’était une couronne de fleurs de camomille fanées, ondoyant à la surface de l’eau.


K. GORBOUNOF.


Notes modifier

  1. Si la jeune fille enlevée est récalcitrante et ne veut pas rester dans la maison du jeune homme, le rachat est fixé à une somme plus forte. Si, au contraire, le messager rapporte comme sa réponse la formule consacrée : « Je demeure auprès de celui que j’aime, » son père doit se contenter d’un olon plus modique.
  2. Pendant les longues soirées d’hiver, en Russie, les jeunes paysannes se réunissent pour filer en chantant en chœur.
  3. Ce jeu tant aimé de la jeunesse tchérémisse consiste en ce qu’un faisceau de roseaux est passé à la ronde, chacun en tirant un, au hasard. Le jeune homme et la jeune fille qui ont saisi le même roseau par les deux bouts opposés sont tenus de s’embrasser.
  4. Keremeth, le dieu du mal, le créateur de toutes les maladies.
  5. Pour un malade, les Tchérémisses apportent en sacrifice la bête désignée par Keremeth lui-même, la volonté du dieu étant interprétée par leur kart, sacrificateur. Une partie de la chair offerte en holocauste est donnée à manger au malade. Voilà en quoi consiste toute la science médicale des Tchérémisses. Dans les cas extrêmes l’on se borne au premier vœu.
  6. Le traîneau qui a servi à porter un mort au cimetière n’est plus ramené à la maison. On le laisse près de la tombe.