Une Nuit de Cléopâtre/Édition Ferroud, 1894/Préface

A. Ferroud (p. i-xx).

PRÉFACE


I


Cléopâtre n’était pas très belle. Elle ne l’emportait ni en beauté ni en jeunesse sur cette chaste Octavie à qui elle prit Antoine pour la vie et la mort. « Sa beauté, dit Amyot, qui traduit Plutarque agréablement, sa beauté seule n’étoit point si incomparable qu’il n’y en eust pû bien avoir d’aussi belles comme elle, ni telle qu’elle ravît incontinent ceux qui la regardoient ; mais sa conversation, à la hanter, étoit si aimable qu’il étoit impossible d’en éviter la prise, et avec sa beauté la bonne grâce qu’elle avoit à deviser, la douceur et la gentillesse de son naturel, qui assaisonnoit tout ce qu’elle disoit ou faisoit, étoit un aiguillon qui poignoit au vif ; et il y avoit outre cela grand plaisir au son de sa voix seulement et à sa prononciation, parce que sa langue étoit comme un instrument de musique à plusieurs jeux et registres, qu’elle tournoit aisément un tel langage comme il lui plaisoit, tellement qu’elle parloit à peu de nations barbares par truchement, mais leur rendoit par elle-même réponse, au moins à la plus grande partie, comme aux Égyptiens, Arabes, Troglodytes, Hébreux, Syriens, Médois et Parthes, et à beaucoup d’autres dont elle avoit appris les langues. »

Elle avait l’esprit raffiné, à la façon des Alexandrins. Elle reçut d’Antoine, comme un présent agréable, la bibliothèque de Pergame, composée de deux cent mille volumes. Elle n’a été un monstre que dans l’imagination ampoulée des poètes amis d’Auguste. Ils ont dit qu’elle se prostituait aux esclaves. Ils n’en savaient rien. On lui a donné pour amants Cnéius Pompée, César, Dellius, Antoine et aussi Hérode, roi des Juifs, qui était très beau. Mais il n’y a de certain que ses relations avec César et avec Antoine. Le reste n’est pas prouvé, et l’aventure d’Hérode a tout l’air, notamment, d’un conte de Flavius Josèphe. Cléopâtre était une femme dangereuse. Et l’on peut penser d’elle ce que pensait le vieux professeur de Henri Heine. « Mon vieux professeur, disait Henri Heine, n’aimait pas Cléopâtre ; il nous faisait expressément observer qu’en se livrant à cette femme, Antoine ruina toute sa carrière publique, s’attira des désagréments privés et finit par tomber dans le malheur. » Rien n’est plus vrai. Elle a perdu Antoine et contribué peut-être à la perte de César, et le vieux professeur parlait d’or. Ce n’est peut-être pas assez toutefois pour l’appeler, comme Properce, la reine courtisane, meretrix regina. Ces Romains haïssaient l’Égyptienne ; elle leur avait fait peur. Horace et Properce avouent que Rome tremblait avant la journée d’Actium. Cléopâtre morte, il y eut de grandes réjouissances dans la Ville Éternelle. « C’est maintenant qu’il faut boire ! Il n’était pas permis de tirer le cécube du cellier des aïeux, quand une reine préparait au Capitole des ruines insensées et des funérailles à l’empire. Elle osait opposer à notre Jupiter le museau de chien de l’aboyant Anubis et couvrir la trompette romaine des sons aigres du sistre égyptien. Elle voulait planter sur le Capitole ses tentes au milieu des images et des trophées de Marius ! » Enfin le monstre était mort. Il fallait boire, danser, offrir des mets aux dieux !

Et c’était une femme, une petite femme qui avait fait trembler le sénat et le peuple romain. Quand nous disons qu’elle était petite, nous n’en savons rien. Nous l’imaginons sur quelques vagues indices. Pour échapper aux embûches de l’eunuque Pothin, elle se fit porter à César dans un sac. C’était un de ces grands sacs d’étoffe grossière, teints de plusieurs couleurs, qui servaient aux voyageurs à serrer les matelas et les couvertures. Elle en sortit aux yeux du Romain charmé. Il nous semble qu’étant mince et de petite taille, elle avait meilleure grâce, et qu’une stature de déesse n’est pas ce qu’il faut pour plaire au sortir d’un sac. Nous n’avons point de portrait authentique de Cléopâtre et le visage de la reine n’a pas laissé le moindre reflet sur cette vaste terre où il causa tant de deuils et de malheurs. Cléopâtre est représentée plusieurs fois, il est vrai, avec son fils Ptolémée Césarion, sur les bas-reliefs du temple de Dendérah. Mais ce sont là des figures hiératiques, d’un art traditionnel, dont le type, fixé longtemps d’avance, ne laissait point de place à l’imitation de la nature. Dans cette déesse Hathor, dans cette déesse Isis, aux cheveux nattés, debout, rigide, la tunique collée au corps, comment reconnaître la folle amoureuse qui courait la nuit avec Antoine les bouges de Rhaleotis et se mêlait aux rixes des matelots ivres ? Quant au joli moulage que l’on voit souvent dans les ateliers, il n’y faut pas chercher davantage le profil de la belle Lagide. « Ce bas-relief, nous dit M. Henry Houssaye, découvert, je crois, en 1862, ne portait aucune inscription. Un égyptologue s’amuse à y graver le cartouche de Cléopâtre, et c’est ainsi qu’on le vend partout, depuis, comme l’image authentique de la dernière reine d’Égypte. »

Il y a des médailles de Cléopâtre ; les numismates en comptent quinze de types différents. Elles sont pour la plupart d’une mauvaise gravure. Toutes représentent Cléopâtre avec des traits gros et durs, un nez extrêmement long. On sait le mot profond de Pascal : « Le nez de Cléopâtre, s’il avait été plus court, toute la face de la terre aurait été changée. » Ce nez était démesuré, si l’on en croit les médailles, mais nous ne les en croirons pas. En vain, on nous mettra sous les yeux tous les médailliers de la Bibliothèque nationale, du British Museum et du Cabinet de Vienne. Nous dirons que c’est là comme une de ces illusions de féerie, où tous les nez s’allongent à la fois sur tous les portraits, et nous nous moquerons de la numismatique qui se moque de nous. Le visage qui fit oublier à César l’empire du monde n’était point gâté par un nez ridicule.

Il est certain que César aima Cléopâtre. Le divin Jules avait plus de cinquante ans. Il avait épuisé toute la gloire et tous les plaisirs et tiré de la vie tout ce qu’elle peut donner d’émotions violentes et de joies fortes. Son élégant visage avait pris la pâleur tranquille du marbre. Il semblait qu’un tel homme ne dût plus vivre que par l’intelligence. Pourtant, quoi qu’en dise M. Mommsen, il aima l’Égyptienne jusqu’à la folie. Car c’était une folie que de l’amener à Rome, et une plus grande folie que d’élever dans le temple de Vénus une statue à la divinité de Cléopâtre.

La Lagide habitait, à Rome, avec son fils et sa suite, la villa et les jardins de César qui s’étendaient sur la rive droite du Tibre. Le dictateur demeurait dans un des bâtiments publics de la voie Sacrée, mais il faisait de fréquentes visites à la villa, qui était aussi le rendez-vous de ses amis. C’est là que Marc-Antoine vit Cléopâtre pour la première fois. Elle recevait aussi Atticus et Cicéron, qui s’était réconcilié avec César. Cicéron était grand amateur de livres et d’antiquités. Rares en Italie, ces trésors abondaient à Alexandrie. Il demanda à Cléopâtre de lui faire venir quelques manuscrits et des vases canopes. Elle le lui promit bien volontiers et elle chargea de la commission un de ses officiers nommé Ammonius. Mais les livres ne vinrent pas et l’orateur en garda rancune à la reine. Dans ces heures romaines, Cléopâtre nous apparaît sous un aspect inattendu. Discrète, paisible, ayant banni le luxe asiatique, tout occupée des élégants travaux de l’esprit, c’est une belle Grecque, qui converse sous les térébinthes avec Cicéron. Le poignard de Brutus dissipa d’un coup cet enchantement de la villa du Tibre. César assassiné, Cléopâtre s’enfuit au milieu des scènes sanglantes des jours parricides et regagna l’Égypte.

C’est alors que va commencer la plus folle et la plus terrible des aventures d’amour, le roman d’Antoine et de Cléopâtre.

Théophile Gautier, avec un art merveilleux, nous l’a montrée Égyptienne et barbare. Mais c’était une Grecque. Elle l’était de naissance et de génie. Élevée dans les mœurs et dans les arts helléniques, elle avait la grâce, le bien dire, l’élégante familiarité, l’audace ingénieuse de sa race. Ni les dieux de l’Égypte ni les monstres de l’Afrique n’envahirent jamais son âme riante. Jamais elle ne s’endormit dans la morne majesté des reines orientales. Elle était Grecque encore par son goût exquis et par sa merveilleuse souplesse. Tout le temps qu’elle vécut à Rome, elle observa toutes les convenances, et, quand, après sa mort, les amis d’Auguste outragèrent sa mémoire avec la brutalité latine, ils ne purent rien lui reprocher qui eût trait à son séjour dans la villa de César. Elle avait donc été parfaite sous les pins et les térébinthes des jardins du Tibre. Elle était Grecque, mais elle était reine ; reine et, par là, hors de la mesure et de l’harmonie, hors de cette fortune médiocre qui fut toujours dans les vœux des Grecs et qui n’entra dans ceux des poètes latins que littérairement et par servile imitation. Elle était reine et reine orientale, c’est-à-dire un monstre elle en fut châtiée par cette Némésis des dieux que les Grecs mettaient au-dessus de Zeus lui-même, parce qu’elle est en effet le sentiment du réel et du possible, l’entente des nécessités de la vie humaine. Faite pour les arts secrets du désir et de l’amour, amante et reine, à la fois dans la nature et dans la monstruosité, c’était une Chloé qui n’était point bergère.

Que des mouvements d’une chair exquise, que du souffle d’une bouche charmante dépende le sort du monde, c’est cela qui n’est point grec, c’est cela que la Némésis des dieux ne permet point. La mort de la dernière Lagide expia le crime d’Alexandre le Macédonien, ce Grec à demi barbare, ce Grec démesuré qui, soldat ivre, ouvrit à l’hellénisme l’Orient lascif et cruel. Ce n’est point que cette délicate Cléopâtre manquât par elle-même du sentiment de la mesure et de l’harmonie. Elle garda même l’instinct du vrai, du beau, du possible, autant que le lui permit sa toute-puissance, le crime héréditaire dans sa maison et l’ivresse du monde plongé autour d’elle dans cette orgie voluptueuse et scélérate où l’hellénisme coudoyait la barbarie. Son malheur singulier, sa gloire effroyable fut d’être charmante, étant souveraine, d’être Lesbie, Délie ou Leuconoé, et de ne pouvoir ouvrir ses bras adorables sans allumer des guerres.

La morale d’une Lagide était large, sans doute, et les doux antiquaires ont quelque peine à la mesurer sur les textes grecs et latins qu’ils étudient avec méthode. Pour ma part, je ne rechercherai pas ce que Cléopâtre jugeait permis ou défendu. Je pense qu’elle estimait que beaucoup de choses lui étaient permises. Ce qui est certain, c’est que, quand Antoine l’aima d’un amour orageux, elle opposa à la foudre les éclairs d’un regard qui n’était point terni et les ardeurs d’une chair que la débauche n’avait point fatiguée. Nous savons qu’elle aima le soldat de Pharsale et de Philippes ; nous savons qu’elle l’aima jusqu’à la mort. Le reste est à jamais effacé comme les travaux obscurs de tant de milliards d’êtres qui naquirent, qui souffrirent et qui moururent sur cette planète, comme les troubles de tant d’amantes qui, dans le cours infini des âges, servirent ou trahirent l’amour, sans laisser même, ainsi que la jeune fille de Pompéi, l’empreinte de leur sein dans la cendre.

Avant Antoine, il semble bien que cette femme intelligente, ambitieuse, vindicative et fière, ait été plus reine qu’amante. Grand constructeur, comme les Pharaons et comme les Ptolémées, elle couvrait Alexandrie de monuments magnifiques. Elle tint tête fermement aux intrigues des eunuques, aux séditions domestiques et populaires, et rentra par une ruse audacieuse dans sa ville et dans son palais, dont elle avait été chassée. Elle réussit à tenir en suspens les droits de Rome sur son empire, et s’il est vrai qu’elle y employa sa beauté et son charme, il faut songer que cette beauté n’était point incomparable, et que ce charme, dont César éprouva la puissance, n’eût pas suffi sans beaucoup d’intelligence et de politique. Ce charme habilement dirigé lui assura Antoine après César. Mais, cette fois, elle se trouva l’associée d’un soldat condamné à posséder seul le monde, ou à n’avoir plus une pierre où poser sa tête.

La partie était grande et douteuse. Pour la bien jouer, il fallait du sang-froid. Marc-Antoine n’en avait jamais montré beaucoup. Elle lui ôta le peu qu’il en possédait ; elle le rendit tout à fait fou, elle devint aussi folle que lui et tous deux ils luttèrent pour l’empire et la vie dans les intervalles lucides que leur laissait cette démence que les Grecs ont bien connue, puisqu’ils l’ont décrite comme une maladie des sens et de l’âme, comparable au mal sacré par la violence des accès et la profondeur de la mélancolie.

Le premier tort d’Antoine et de Cléopâtre fut de mépriser leur ennemi ; cet adolescent malingre, bègue, poltron, cruel et plus froid, plus insensible quand il rasait sa première barbe, que les plus graves politiques blanchis dans les affaires. Il fallut combattre. Ce fut la guerre du renard et du lion. Le lion avait la part du lion, toutes les provinces de l’Orient jusqu’à l’Illyrie, et le petit renard, l’enfant rusé, Octave, ne possédait que l’Italie ruinée et consternée, et l’Espagne, la Gaule, la Sicile, l’Afrique en armes contre lui. Tant de javelots tournés contre un lâche ! Mais ce lâche était un ambitieux patient, c’est-à-dire la plus grande force du monde.

Marc-Antoine, dans la maturité de l’âge, était le premier soldat de l’empire, depuis la mort de César. Il avait, pour ses débuts, écrasé les Juifs révoltés. Il avait secondé le grand Jules en Gaule, dans la Haute-Italie, en Illyrie. Il commandait l’aile droite des césariens à Pharsale. Battu à Modène, il avait remporté la victoire décisive de Philippes. Bien qu’il n’eût ni la prudence ni la vue claire de César, César l’estimait comme son meilleur lieutenant. Seul et livré à lui-même, Antoine péchait par la méthode. Il n’en possédait pas moins certaines belles parties de l’homme de guerre. Il avait la grande psychologie militaire, la connaissance de l’âme du soldat. Il se faisait aimer, il se faisait suivre. Il était impétueux, entraînant, irrésistible. La confiance qu’il avait en lui-même, il l’inspirait à ses hommes. Grandement joyeux, il leur communiquait cette gaieté qui fait oublier les souffrances, les dangers, et qui double les forces. Il buvait et mangeait avec eux ; il disait des mots qui les faisaient rire. Les légionnaires l’admiraient. Il ne faut pas juger Antoine par les Philippiques que Cicéron prononça contre lui ; Cicéron était avocat, et, de plus, c’était, en politique, un modéré de l’espèce la plus violente. À cela près, un honnête homme et un grand lettré. Antoine n’était pas le grossier soldat, le belluaire insolent, j’allais dire « la trogne à épée » que l’orateur nous montre. Il avait de l’esprit, précisément dans le sens où nous prenons le terme aujourd’hui, de l’esprit de mots, car, pour ce qui est de l’esprit de conduite, il en manqua toujours, et Cléopâtre ne lui en donna pas. Loin d’être un homme inculte, il avait étudié l’éloquence en Grèce. Sa parole n’avait pas l’élégante correction de celle de César : elle était imagée et disproportionnée. C’était ce que nous appellerions maintenant une éloquence romantique. Il aimait, dit Plutarque, ce style asiatique, alors fort recherché, et qui répondait à sa vie fastueuse, pleine d’ostentation, sujette à d’effroyables inégalités.

Plutarque dit bien : en tout, Antoine aimait à la folie le style asiatique et la pompe orientale. Son front bas et sa barbe épaisse, sa mâle et forte structure lui donnaient quelque ressemblance avec les images du fabuleux Hercule de qui il prétendait descendre, mais c’est surtout Bacchus, le Bacchus indien, qu’il se plaisait à rappeler par ses riches cortèges et par ses chars attelés de lions. Il entra dans Éphèse précédé de femmes vêtues en bacchantes et d’adolescents portant le nébride des pans et des satyres. On ne voyait dans toute la ville que thyrses couronnés de lierre, on n’entendait que le son des flûtes et des syrinx, et les cris qui saluaient le nouveau Bacchus bienfaisant et plein de douceur. Certes, il eut sa part de l’atroce férocité commune aux Romains de ces temps scélérats. Mais il ne se montra jamais, comme Octave, froidement cruel. Il était libéral, magnifique et capable de sentiments délicats et généreux. En Grèce, les ennemis l’avouent, il rendit la justice avec clémence et se montra jaloux d’être nommé l’ami des Grecs et plus encore des Athéniens. Après la victoire de Philippes, il posa sa propre cuirasse sur le cadavre sanglant de Brutus, afin d’honorer en soldat les funérailles du vaincu. Quand, dans les jours sombres, Æhnobarbus, son vieux compagnon, l’abandonna la veille de la bataille, pour passer à Octave, il renvoya à celui qui avait été si longtemps son ami ses équipages et tout ce qui lui appartenait, et l’on dit qu’accablé par cette générosité Æhnobarbus mourut de douleur et de honte.

Antoine était l’esclave des femmes. Son fastueux amour pour la courtisane Cytheris avait indigné les Romains. L’âcre et violente Fulvie faisait trembler cet Hercule. Plus tard il se montra sensible à la chaste beauté d’Octavie. Il les aimait avec violence, et il les aimait en même temps avec esprit. Ce qui est infiniment plus rare. « Il avait, dit Plutarque, de la grâce et de la gaieté dans ses amours. » Voilà l’homme qui cita Cléopâtre devant son tribunal à Tarse. C’était lui l’Asiatique et l’Oriental. Sans être capable d’un grand dessein longuement suivi, il rêvait l’empire d’Orient, avec quelque immense ville barbare pour capitale.

Il aimait l’Orient, ses trésors, ses monstres, ses voluptés, ses splendeurs, ses parfums, sa poésie.

Le bon Plutarque ne se trompait pas : Marc Antoine avait de l’agrément et de la gaieté dans ses amours. C’est lui qui imagine les folies de la Vie Inimitable, les déguisements de nuit, les parties de pêche sur le Nil, les fêtes prodigieuses.

La Vie Inimitable fut interrompue par la guerre de Pérouse et par le mariage d’Antoine avec Octavie. Elle reprit plus ardente et plus frénétique au retour de l’infidèle et fatal amant.

Puis ce fut la guerre. Actium et cette fuite soudaine de Cléopâtre au milieu de la bataille, cette fuite, inexpliquée encore, que l’amiral Jurien de la Gravière considère comme une manœuvre habile.

À Alexandrie, Antoine, déshonoré et perdu, montre encore un esprit d’une fantaisie extraordinaire. Il se bâtit sur la jetée, dans la mer, une cabane qu’il nomme son Timonium et où il veut vivre seul, à l’exemple de Timon d’Athènes. Il se dit misanthrope, et c’est un misanthrope pittoresque et romantique, le misanthrope de la passion. Puis sa cabane et sa solitude l’ennuient. Il revoit la reine et forme avec elle une société plus mélancolique, mais non pas moins fastueuse que celle des Inimitables, la compagnie de ceux qui veulent mourir ensemble, les synapothanumènes.

Cléopâtre mourut plutôt que d’être traînée dans le triomphe d’Octave. On l’aimait à Alexandrie et ses statues ne furent point renversées après sa mort. C’est donc qu’elle n’était pas méchante. Et puis il ne faut pas oublier que la beauté est une des vertus de ce monde.


II


Les indications bibliographiques qui suivent sont tirées de l’histoire des œuvres de Théophile Gautier, que M. le vicomte de Spœlberg de Lovenjoul a composée avec tant de zèle et de savoir.

Une nuit de Cléopâtre. La Presse, 29 et 30 novembre ; 1, 2, 4 et 6 décembre 1838. Cette nouvelle reparut pour la première fois en 1839, après Une larme du Diable ; elle entra ensuite, en 1845, dans les Nouvelles de Théophile Gautier, volume dont elle n’est plus sortie. La fin du chapitre II se termine dans la Presse par ces mots « Dans quel dessein ? » La fin du douzième paragraphe du chapitre IV était primitivement différente ; voici sa première version :

« Quant à Méiamoun, il avait le teint ardent et lumineux d’un homme dans l’extase ou dans la vision ; on voyait qu’il se disait en lui-même comme le héros d’une pièce moderne :

Donc je marche vivant dans mon rêve étoilé[1]. »

Un opéra en trois actes, extrait de cette nouvelle, a été écrit par M. P. J. Barbier pour Victor Massé. Il n’a été représenté que le 25 avril 1885.

L’éditeur Ferroud, qui a déjà puisé dans les Nouvelles de Th. Gautier le Roi Candaule pour en faire une édition de grand luxe que les bibliophiles ont si bien accueillie, donne aujourd’hui un pendant à cette belle publication en faisant paraître la Nuit de Cléopâtre. Il a cru ne pouvoir mieux faire que d’en confier encore l’illustration à M. Paul Avril, dont les compositions du Roi Candaule ont été si appréciées.


ANATOLE FRANCE.
  1. Ruy Blas.