Une Nouvelle Anabase - La campagne des Tcécho-Slovaques en Sibérie

Une nouvelle Anabase – La campagne des Tchéco-Slovaques en Sibérie
René Pichon

Revue des Deux Mondes tome 47, 1918


UNE
NOUVELLE ANABASE
LA CAMPAGNE DES TCHÉCO-SLOVAQUES EN SIBÉRIE

Il y a quelques semaines, on pouvait lire dans le même numéro d’un journal du soir, et presque côte à côte, quatre informations : l’une avait trait à un détail de l’organisation de l’armée tchéco-slovaque en France ; l’autre relatait que le roi d’Italie avait passé en revue un régiment tchéco-slovaque ; la troisième annonçait que les troupes tchéco-slovaques venaient de battre les bolchevistes en Sibérie ; la dernière mentionnait les difficultés créées par le parti tchèque à M. de Seidler. Cette coïncidence confirme avec éclat ce que nous avons dit ici même[1] de l’action tchèque contre l’Allemagne, action si une sous des formes multiples et sur des terrains divers, si tenace à travers toutes les péripéties. De toutes les entreprises par lesquelles les Tchéco-Slovaques se posent en adversaires infrangibles du germanisme, celle qu’ils poursuivent en Sibérie a, plus que les autres, frappé les esprits du public occidental : il vaut la peine d’y insister un peu et d’en préciser, s’il est possible, le caractère et la portée.

Elle a déjà un nom, qui demeurera sans doute proverbial dans l’histoire militaire. C’est bien une « Anabase » en effet, ou plutôt c’est beaucoup mieux que l’Anabase antique. Entre la retraite des compagnons de Xénophon et celle des soldats du général Dieterichs, il y a toute la différence de proportions qui sépare la guerre actuelle des expéditions anciennes. Une seule chose n’a pas varié : le courage, le courage multiple, également invincible aux attaques des hommes, aux difficultés matérielles et à la terreur de l’inconnu. Mais qu’était cette poignée de dix mille mercenaires auprès de l’armée, peut-être décuple, qui lutte là-bas sous le drapeau blanc et rouge ? Qu’est-ce que le voyage de Cunaxa à Trébizonde auprès de ce prodigieux itinéraire qui s’allonge des rives du Dnieper à celles de la mer du Japon, traversant la moitié de l’Europe et toute l’Asie ? Et enfin, quelque importance qu’ait pu avoir dans l’histoire grecque l’heureux retour de ces héroïques aventuriers, qu’est-ce auprès des conséquences qu’aura la victoire des Tchéco-Slovaques dans l’histoire universelle ? Ici, il y va des destinées de toute la Russie, — et, par suite, de celles des deux grandes forces qui s’affrontent sur ce champ de bataille, l’Entente et le Germanisme, — et, par suite enfin, de celles de l’humanité tout entière.

Tout cela, le public le sent confusément : c’est pourquoi il s’intéresse tant aux brillants faits d’armes qui jalonnent l’expédition tchèque de Sibérie. Mais, à travers les nouvelles fragmentaires et un peu décousues qui nous en parviennent, il n’est peut-être pas très aisé de se faire une idée claire de cette campagne si curieuse. Il l’est moins encore d’en bien comprendre le vrai sens. Les pages qui suivent n’ont pas d’autre objet que de coordonner ce qu’on a pu lire au jour le jour, de le compléter, s’il y a lieu, par des renseignements puisés à bonne source, et aussi de l’expliquer, de manière à prévenir toute erreur dans les pays de l’Entente.


I

D’abord, pour apprécier comme il convient l’attitude des Tchèques au milieu de la révolution russe, il n’est pas superflu de connaître leurs sentiments envers la Russie avant la grande crise actuelle. On ne surprendra personne en disant que ces sentiments étaient plus que cordiaux, vraiment affectueux. La nation tchèque est sans doute celle où vit la conscience du slavisme la plus nette et la plus intense : il était donc naturel qu’elle se jugeât liée à la grande sœur du Nord par une puissante communauté de race, de langue, de traditions, chaîne à la fois très douce et très forte. Un de ses poètes nationaux, le Slovaque Kollar, traçait, dès 1824, le symbole de la fraternité slave dans son œuvre si suggestive, la Fille de la Gloire : « Oh ! faites donc à votre mère, vous tous, tinsses, Tchèques, Polonais, la joie de vivre unis, dans une seule patrie. » Depuis, et surtout sous le règne d’Alexandre II, les échanges intellectuels et moraux entre les deux pays étaient devenus incessants : les Tchèques allaient en pèlerinage à Moscou, les Russes regardaient Prague comme une de leurs villes saintes. Et, jusqu’au jour de la guerre, la Bohème, la Moravie et la Slovaquie ne cessèrent de nourrir pour le peuple russe la plus grande sympathie.

Nous disons « pour le peuple russe, » non « pour le gouvernement russe. » Ecartons ici une équivoque que les Allemands ont appliqué tous leurs soins à entretenir, celle que résume le mot de « panslavisme. » Sur la foi des polémistes d’Outre-Rhin, le public occidental a souvent regardé tous les apôtres de la fraternité slave comme, des agents dirigés et payés par le gouvernement dus tsars. Les Allemands ont longtemps terrorisé la France et l’Angleterre avec le fantôme de l’ambition panslaviste, pendant qu’eux-mêmes dissimulaient leur ambition pangermaniste. Comme l’a dit spirituellement M. Ernest Denis, c’est la tactique bien connue de l’escroc qui crie « Au voleur ! » pour détourner les soupçons. Une pareille erreur est particulièrement injuste en ce qui concerne les Tchèques. Leur slavisme, surtout sentimental et traditionnel, était bien loin de se confondre avec un impérialisme agressif. Ils n’avaient pas grande admiration pour le gouvernement de Saint-Pétersbourg, pas plus qu’ils ne lui inspiraient grande confiance. La bureaucratie tsariste tenait en suspicion ces Tchèques inquiétants, excellents Slaves il est vrai, mais citoyens remuants et frondeurs, épris de liberté, de tolérance, de démocratie, enfants terribles d’un bien pernicieux exemple pour les populations slaves plus dociles. Les Tchèques, de leur côté, quelle que fût leur aversion pour le joug allemand, ne désiraient à aucun degré être annexés à la Russie : ils auraient cru, — et avec raison, — rétrograder sur la route de l’évolution politique.

Très épris du peuple russe, très réservés à l’égard du gouvernement pétersbourgeois, voilà ce qu’étaient les Tchèques lorsque a guerre éclata. Il était inévitable qu’elle leur fît l’effet d’un fratricide auquel on les forçait de coopérer malgré eux. C’est en songeant à la communauté du sang slave que les mobilisés de Prague chantaient avec une douloureuse ironie : « Il nous faut marcher contre les Russes, nous ne savons pas pourquoi. » Un peuple, qui ne sait pas pourquoi il marche, ne marche pas longtemps, et ne marche pas droit : les Tchèques l’ont bien fait voir. Nous avons déjà raconté les innombrables capitulations qui, peu à peu, ont vidé les tranchées autrichiennes au profit des camps russes, les défections de ces régiments qui passaient avec armes et bagages, et musique en tête, dans les rangs des ennemis. Dans les deux premières années de la guerre, près de 600 000 Tchèques ont été envoyés sur le front oriental, et plus de la moitié se sont, rendus ou fait prendre, — uniquement parce qu’ils ne voulaient pas combattre leurs frères slaves.

Car on ne peut à ce propos les taxer de lâcheté, comme la presse allemande ne s’en est pas fait faute. La preuve, c’est qu’à peine débarrassés, par leur reddition volontaire, de la nécessité de combattre pour l’Autriche contre la Russie, beaucoup d’entre eux se sont offerts spontanément à combattre pour la Russie contre l’Autriche. Dès 1915, vingt mille anciens prisonniers tchèques, servaient dans l’armée russe ; ils servaient comme éclaireurs, sur tout le front, dans des postes de confiance où il fallait des hommes énergiques et sûrs : c’est assez dire en quelle estime les tenaient leurs nouveaux chefs. Pendant deux ans, l’œuvre de recrutement s’est poursuivie dans les camps de prisonniers, sans violence, sans pression, par la seule force persuasive de l’appel au sentiment national tchèque. Les représentants du Conseil National, Mr Masaryk et M. Stefanik s’y sont employés de tout leur cœur et avec plein succès. Bientôt l’effectif passait d’une division à un corps d’armée, puis à deux. Sans qu’il nous soit possible de donner ici des chiffres rigoureux, on peut dire que plus de la moitié des prisonniers tchèques et slovaques se sont transformés en combattants volontaires.

On pensera sans doute que c’est une proportion fort élevée, et il est certain, qu’à elle seule elle constitue un témoignage éloquent des sentiments slaves et anti-allemands des Tchécoslovaques. Oserons-nous dire cependant, sans nous faire accuser de paradoxe, qu’elle aurait pu, qu’elle aurait dû être plus forte encore ? Une comparaison éclairera notre pensée. Il y a également des prisonniers tchèques en Italie, 22 000 environ. Un représentant du Conseil National des Pays Tchèques est allé un jour à Rome, a demandé et obtenu la permission de prêcher dans les camps de prisonniers la guerre sainte contre l’Austro-Allemagne. Il promettait, — promesse que le gouvernement italien accueillait avec une bonne volonté légèrement étonnée, — de recruter, parmi ces 22 000 captifs, 15 000 combattants : il en a recruté 17 000, en moins d’un mois. Le résultat obtenu en Russie, si beau qu’il soit, n’atteint pas ce pourcentage magnifique. Mais pourquoi ? Nous devons le savoir. Il y en a deux raisons, l’une toute matérielle et fatale, à laquelle personne ne pouvait rien : c’est l’éparpillement des dépôts de prisonniers tchèques sur l’immense étendue de la terre russe. Il était fort difficile, pour quelques hommes isolés comme l’étaient les propagandistes tchèques, d’atteindre leurs compatriotes dispersés aux quatre coins de ce gigantesque empire, de leur faire savoir qu’on les admettait à combattre dans l’armée russe, et de leur faire sentir que là était leur devoir. Il n’en faut que plus admirer l’effort héroïque grâce auquel ils ont pu triompher en partie de cet obstacle. Dans des conditions aussi malencontreuses, il est inouï que M. Masaryk et M. Stefanik aient pu obtenir si vite un si grand nombre d’adhésions. Mais, même en tenant compte de la difficulté géographique, soyons sûrs qu’ils en auraient recueilli davantage, si leur action n’avait été contrecarrée par ceux-là mêmes qui auraient dû la seconder et au profit de qui elle s’exerçait. Les hommes du Conseil National tchèque ont vu se dresser contre eux, non seulement la lenteur, la routine, la timidité des bureaux, — de ceci, la Russie n’a malheureusement pas le monopole, — mais l’hostilité, tantôt sournoise et tantôt déclarée, toujours certaine, des gouvernants de Petrograd. Il y a eu, de la part de Stürmer et de ses dignes acolytes, une véritable trahison : on sait trop que ce n’est pas la seule. Avant de combattre pour la Russie contre les Austro-Allemands, les Tchèques ont dû livrer un premier combat contre le gouvernement russe !

Ils en sont pourtant sortis vainqueurs, à force de persévérance, dans la mesure déjà très large que nous avons tout à l’heure indiquée. A la veille de la révolution, l’armée tchéco-slovaque de Russie existait, et avait fait d’excellent travail. La révolution, dans sa première phase, ou plutôt dans ses deux premières phases, a été favorable au développement de cet organisme politique et militaire. M. Milioukoff était lié personnellement avec M. Masaryk ; tous deux, avec une culture intellectuelle analogue, avaient un sentiment pareillement élevé des destinées du monde slave, un égal amour des principes libéraux et démocratiques. Il devait donc aider énergiquement l’œuvre entamée par le Conseil National. De fait, c’est sous son gouvernement que le recrutement tchéco-slovaque a atteint en Russie sa pleine croissance. L’armée tchèque était alors assez nombreuse pour qu’on pût envisager l’idée d’en détacher un fort contingent, une trentaine de mille hommes, qui viendraient combattre en Occident parmi les soldats anglais, français et italiens : dès le mois d’avril 1917, la question était traitée par M. Masaryk et M. Albert Thomas, avec le parfait consentement du ministère russe. — Kerensky, dans les premiers temps de sa dictature, se montrait plus froid ou plus hésitant : peut-être redoutait-il l’ardeur des Tchéco-SIovaques comme une poussée agressive de nationalisme. Mais cette défiance n’a pas persisté chez lui : l’offensive de l’été de 1917 lui a montré toute la valeur, morale aussi bien que militaire, des troupes tchèques ; il a vu en elles ce qu’il s’efforçait vainement de ressusciter chez ses propres compatriotes, la pure flamme du courage désintéressé, le sacrifice pour la sainte cause du pays et de la liberté. Il est donc devenu, lui aussi, l’ami et l’appui du mouvement tchèque. — Les différents généralissimes de la révolution avaient également pour les Tchèques la plus large sympathie : Alexeieff leur a donné pour commandant un de ses meilleurs chefs d’état-major, le général Dieterichs, qui est encore aujourd’hui à leur tête : Rroussiloff, les ayant vus à la besogne en Volhynie, leur décernait l’éloge vibrant que nous avons cité dans un précédent article, et qui est un de leurs plus beaux titres de gloire ; Korniloff, qui avait été sauvé des prisons autrichiennes par un humble soldat slovaque, savait tout ce que l’on pouvait attendre de ces hommes vaillants et fidèles. — En somme, au milieu de l’année 1917, l’armée tchèque, solidement constituée, accueillie de grand cœur par les chefs politiques et militaires de la libre Russie, encouragée de loin par les autres puissances de l’Entente, pouvait concevoir, — et pouvait nous donner à tous, — les plus belles espérances.


II

C’est alors que s’est produite la catastrophe bolcheviste. Devant cette nouvelle révolution, quelle allait être l’attitude des Tchéco-Slovaques ?

Il n’était pas à craindre qu’ils voulussent pactiser avec elle. Entre eux et les bolcheviks, tout creusait un infranchissable abîme. Les Tchèques sont des hommes d’action, et non des bavards charlatanesques, — des hommes tenaces, et non de changeantes girouettes, — enfin et surtout des ennemis irréductibles de l’Allemagne. Quand bien même ils n’auraient pas été séparés des bolcheviks par des divergences essentielles de nature, du moment qu’ils les voyaient ou dupés ou achetés par les Allemands, c’en était assez pour exciter leur défiance. Un bloc germanisé ne leur dit jamais rien qui vaille.

Allaient-ils donc prendre ouvertement position contre la faction maximaliste, intervenir à main armée dans la lutte des partis ? Certains d’entre eux y ont songé, et l’on y a songé pour eux. Ils ne l’ont pas fait cependant, et cela sur le conseil de M. Masaryk. Certes, celui-ci ne peut être suspect d’indulgence pour le bolchevisme. Avec sa rectitude d’esprit et de conscience, avec sa précision de savant et d’historien, avec ce noble désintéressement qui lui a fait tout sacrifier, fortune, patrie, famille, pour venir travailler avec nous au triomphe du Droit, M. Masaryk est aux antipodes des intrigants cyniques qui s’appellent Lénine ou Trotsky. Il hait l’Austro-Allemagne, et tout ce qui la sert. Celui qui écrit ces lignes n’oubliera jamais les paroles si sobres, mais si pleines, par où s’est exprimée cette haine, un jour que des amis français lui offraient leurs vœux pour sa cause : « Je ne vous ferai pas de discours, messieurs ; ma réponse sera celle d’un homme qui, toute sa vie, n’a eu qu’une idée : vaincre l’Allemagne. » Ces deux ou trois mois, dits d’une voix grave et sourde, mais singulièrement prenante, révélaient une âme profonde en même temps qu’une-volonté toujours tendue. — Seulement, à la fin de 1917, M. Masaryk a pensé que le rôle des Tchèques, hôtes du sol russe et naguère prisonniers, n’était pas de se mêler par le fer et le feu aux convulsions de la Russie révolutionnaire. Il s’est dit qu’une agression de leurs troupes contre les bolchevikes serait plus dommageable qu’utile à la cause commune. Et, pour ces très bonnes raisons, il n’a pas voulu lancer ses concitoyens dans le gâchis de la guerre civile.

Il lui a paru, à lui et à ses amis, qu’il y avait une solution meilleure, corollaire naturel du principe qui, depuis quatre ans, domine toute leur conduite. La politique des leaders tchécoslovaques à l’étranger, durant cette guerre, a eu pour objet fondamental de faire que la nation tchèque, — du moins la fraction qui vit en dedans des frontières austro-hongroises, — soit regardée comme un des belligérants de l’Entente, au même titre que la Belgique ou la Serbie, ou que la Grèce vénizéliste. Appliquée à la situation russe, cette maxime essentielle fournissait un moyen excellent de dénouer la question litigieuse. Les troupes tchèques devaient être traitées exactement comme les contingents français ou anglais qui se trouvaient en Russie ; elles devaient, comme ces contingents, avoir la liberté de se retirer et d’aller combattre en des pays moins résignés à subir, sous prétexte de paix, le joug allemand. Les membres du Conseil National ont discerné, avec un sens politique très sûr, que telle était la seule issue pratiqué et honorable ; ils ont reconnu en même temps qu’il y avait là une occasion unique de faire inscrire les Tchèques parmi les « Alliés, » et, lorsque le triomphe des bolcheviks a été certain, ils ont entamé une double négociation en ce sens, avec les bolcheviks d’une part, de l’autre avec l’Entente.

Cette dernière a abouti à une décision dont les effets durent encore, et qui, nous le craignons, n’est pas connue autant qu’elle mériterait de l’être. Lorsque les lecteurs, chez nous, apprennent par les journaux que les Tchéco-Slovaques ont infligé aux bolcheviks quelque punition cinglante, combien se doutent que les succès dont ils parcourent distraitement le récit sont du réalité des victoires françaises ? C’est cependant la stricte vérité. Depuis la fin de 1917, toutes les troupes tchèques de Russie, aussi bien que celles d’Italie, sont officiellement considérées comme des détachements de l’armée tchéco-slovaque résidant en France, commandée par le général Janin et placée dans les cadres de l’armée française. Elles forment une sorte de corps expéditionnaire, à peu près comme l’armée de Salonique.

Bien entendu, ce rattachement des troupes tchèques aux armées alliées ne pouvait être du goût des bolcheviks, qui n’aimaient ni Alliés ni Tchèques. Ils ont mis beaucoup de temps et peu de bonne grâce à accepter le point de vue que nous venons de définir. Ils s’y sont résignés parce qu’ils ont eu peur : les Tchèques, très nombreux, bien disciplinés, résolus à se faire rendre justice à tout prix, étaient une force qui pouvait devenir redoutable. Les bolcheviks, dont le pouvoir a toujours eu quelque fragilité, ont mieux aimé ne pas s’exposer à un conflit dont ils ne seraient peut-être pas sortis vainqueurs. Après beaucoup d’atermoiements, de revirements, de controverses, l’armée tchèque a fini par recevoir son exeat en février 1918.

Ce n’était pas tout d’avoir la permission de s’en aller : il fallait savoir par quelle voie partir. On avait songé tout d’abord à la Roumanie ; c’était avant le traité de Bucarest : nul doute que les soldats tchèques eussent secondé de leur mieux la pauvre et vaillante armée roumaine. Mais qu’auraient-ils pu faire ? La Roumanie était condamnée par le destin de la guerre : la collaboration des Tchéco-Slovaques aurait tout au plus prolongé son agonie. — L’exode par la Perse avait tenté un moment aussi l’esprit des dirigeants tchèques, mais il comportait trop de risques. — Restaient deux routes, celle d’Arkhangel et celle de Vladivostok : la première a été adoptée pour quelques-unes des troupes tchèques, mais la plupart ont suivi la seconde, plus longue, mais plus sûre. Ce tour du monde, en apparence paradoxal, destiné à les ramener en Occident par l’Extrême-Orient, a commencé au mois de mars. M. Masaryk avait quitté Moscou le 7 mars, après avoir tout préparé. Les Tchèques s’étaient mis en route résolument, sans se laisser effrayer par les obstacles ni rebuter par la longueur du chemin. Profitant de tous les moyens de locomotion, tantôt réquisitionnant les trains qui avaient échappé à l’universel sabotage, réparant le matériel, improvisant des voies ferrées, tantôt se lançant à pied dans les vastes plaines solitaires, ils allaient, pleins de confiance. Les populations les accueillaient volontiers, parce qu’elles les aimaient ; les bolcheviks les laissaient passer, parce qu’ils les redoutaient. Ils pouvaient espérer qu’ils arriveraient, sinon sans délai ou sans fatigue, du moins sans combat, jusqu’à ces terres lutines où ils auraient la joie de se mesurer avec leurs ennemis héréditaires.

Mais l’Allemagne veillait, et surtout l’Autriche-Hongrie. L’arrivée de l’armée tchèque sur le front franco-italien n’était pas, pour l’Entente, un appoint matériel négligeable : moralement, c’était une force immense, la preuve évidente que les Alliés combattent pour la liberté des peuples, un message d’espérance adressé à tous les opprimés de la Double Monarchie, et, pour celle-ci, un message de mort. L’Autriche ne pouvait pas permettre un acte d’un si dangereux exemple. Sa protestation, rudement appuyée par celle de l’Allemagne, est bien vite venue apporter une entrave à la libre retraite des Tchécoslovaques, et, aux bolchevistes, un cruel embarras.

Car ceux-ci, ne nous y trompons pas, sont lâches presque-autant qu’ils sont tyranniques. Peur de l’Austro-Allemagne, qui est capable de soutenir par les armes sa réclamation, — peur des Tchèques, qui ne sont pas gens à se laisser voler ce qu’on leur a promis, — laquelle de ces deux craintes va l’emporter ? Pendant tout le mois d’avril, Trotsky joue un jeu équivoque et scabreux. Il voudrait bien se tirer de ce guêpier sans dommage. Il essaie de la persuasion ; il parle de désarmer les Tchèques, de dissoudre leurs troupes ; et, si les Tchèques le voulaient bien, la chose se passerait en douceur. Mais le Tchèques sont des gens bizarres : quand ils ont décidé une chose, ils l’exécutent ; quand on a pris un engagement envers eux, ils veulent qu’on le tienne. Ils s’attachent donc au pacte de février. D’autre part, l’Austro-Allemagne insiste, chaque jour plus pressante. Trotsky n’en est pas à une capitulation près, ni à une perfidie. Pour plaire aux Allemands, il déchire la convention signée avec les Tchèques, et lance contre eux les gardes rouges et des corps de prisonniers austro-hongrois.

Le centre de l’armée tchèque se trouvait alors à Tcheliabinsk ; quelques échelons restaient en arrière, d’autres s’avançaient ers le Pacifique (les plus rapides sont arrivés à Vladivostok au milieu de mai). Malgré le honteux parjure de Trotsky et la menace des troupes germano-bolchevistes, les Tchèques n’en ont pas moins continué leur route : ils l’ont continuée en se battant, voilà toute la différence. C’est alors qu’a commencé cette bataille singulière, tout le long du Transsibérien. Les troupes tchèques ont littéralement conquis de haute lutte les divers tronçons de cette immense artère : ils sont passés en combattant d’une gare à l’autre, d’abord de Tcheliabinsk à Omsk, puis, avec plus d’efforts encore et plus de sang répandu, d’Omsk à Irkoutsk. Tomsk et Irkoutsk surtout ont été les enjeux de luttes extrêmement chaudes. La bataille d’Irkoutsk a duré huit jours, du 25 mai an 1er juin ; elle s’est terminée par la victoire des Tchèques et la capture de 1 200 prisonniers, dont 200 Austro-Hongrois. Depuis, il y a eu encore des engagements locaux, mais moins importants : à Tomsk, à Tcheliabinsk, au lac Baïkal, à Vladivostok. En fait, on peut affirmer qu’aujourd’hui les Tchéco-Slovaques sont maîtres du Transsibérien, c’est-à-dire pratiquement de la Sibérie entière. Leur possession n’est pas paisible, il y aura encore des soubresauts de résistance bolcheviste ; mais les cinquante mille hommes qui tiennent solidement les articulations de la grande voie asiatique, de l’Oural à Vladivostok, ne se les laisseront pas arracher.

Quoique établie par les armes, leur domination n’a cependant rien de violent ni de despotique. Elle est accueillie par les populations avec une très favorable sympathie. D’abord les Tchèques sont en Sibérie, par la force des choses, les adversaires du bolchevisme : c’en serait déjà assez pour les rendre chers à nu pays qui a beaucoup souffert de la dictature maximaliste. Puis, ils paient ce qu’ils réquisitionnent, et dans la -crise économique innommable où sombre la Russie, c’est une originalité et une puissante recommandation. Ils s’entendent donc le mieux du monde avec les braves gens et les bons citoyens, — et il en reste beaucoup dans toutes les Russies, quoique ce ne soient pas ceux-là qui fassent le plus de bruit. Sans avoir eu l’intention de faire œuvre politique, les Tchèques sont amenés par le jeu naturel des événements à reconstituer, là où ils passent, des gouvernements réguliers : ils rétablissent les anciennes municipalités socialistes-révolutionnaires, dissoutes de force par les bolcheviks ; quelquefois aussi ils nomment gouverneurs des localités qu’ils occupent certains de leurs officiers (Tomsk, par exemple, est administré par un colonel tchèque) Bref, quoique les Tchèques ne se soient battus, dans le principe, que pour conquérir le droit de passage à travers la Sibérie, la conséquence de leur victoire se trouve être une réorganisation de la Sibérie, qui peut avoir pour nous tous la plus haute importance.

La fraction des troupes tchèques qui devait aller s’embarquer à Arkhangel, et regagner l’Occident par les mers arctiques, a obtenu des résultats moins éclatants jusqu’ici, mais qui n’en sont pas moins d’une grande valeur. Les vingt-cinq ou trente-mille hommes qui la composent sont fortement établis sur le cours moyen de la Volga, dans la région de Samara, et ont poussé une pointe jusqu’à la ville de Kazan. Iront-ils plus-loin ? on n’en peut guère douter. Jusqu’ici leur effort vers le Nord s’est heurté à une énergique opposition des bolcheviks. Ceux-ci ont compris que, si une jonction s’établissait entre la masse tchèque de Samara et le centre de résistance constitué par les Alliés à Vologda, c’en était fait de leur domination ; ils ont voulu couper à tout prix ces deux groupes de forces hostiles ; ils n’ont pas hésité à faire appel aux pires ennemis du slavisme, en demandant le concours de deux corps d’armée-allemands. Alors s’est constitué ce que les communiqués bolchevistes appellent « le front Penza-Samara, » le long d’un segment de la grande ligne de Moscou à Tcheliabinsk. Mais ce-front peut être ou percé ou tourné : les Tchèques sont de taille à être victorieux, nous ne disons pas seulement des forces bolchevistes, mais même des forces allemandes. Le jour où leur avance, après Kazan, aura atteint Nijni-Novgorod, puis Vologda, où ils auront donné la main aux contingents Alliés de la côte mourmane, ce jour-là l’Entente disposera de deux grandes transversales parcourant l’ancien empire russe du Nord au Sud et de l’Ouest à l’Est, l’une de la mer Blanche à la Caspienne, d’autre de la Volga à la mer du Japon. Alors la dictature des bolcheviks aura vécu. Dès à présent elle est fortement ébranlée : les assauts que lui livrent quotidiennement les Tchèques de Samara l’affaiblissent peu à peu en Europe, tout comme les victoires des Tchèques d’Irkoutsk et de Vladivostok la ruinent en Asie. Si cet immense territoire est arraché au joug germano-bolchevik et rendu à lui-même, les Tchéco-Slovaques n’auront pas été les seuls ouvriers de cette libération, mais ils auront été les meilleurs.


III

Telle est, aussi brièvement résumée que possible, l’histoire de cette aventure singulière, que personne à coup sûr n’aurait prévue lorsque commença la guerre, ni même il y a dix-huit mois, à l’aurore de la révolution russe. Nous sera-t-il permis, après en avoir retracé les principales phases, d’en dégager quelques conclusions ?

La première pourrait être, si l’on veut, un avertissement de traiter avec plus de prudence qu’on ne le fait souvent les questions de race, si délicates et si complexes. Car enfin les Tchèques sont ethniquement de bien proches parents des Russes, et il est cependant impossible de n’être pas frappé du contraste qui les oppose les uns aux autres. Sans doute il y a entre eux de profondes analogies ; on les a signalées, et l’on a eu raison, — on a eu raison surtout au début de cette guerre : alors, l’ignorance de la question tchèque était telle chez nous que, sur quatre Français pris au hasard, l’un confondait les Tchèques avec les Allemands, le second avec les Magyars, le troisième avec les Tsiganes, et le quatrième soupçonnait tout au plus qu’ils pouvaient être des Slaves. On a donc bien fait de rappeler au public leurs affinités de race avec nos alliés de Petrograd. Mais il y a Slaves et Slaves, et aujourd’hui il serait injuste et dangereux de les envelopper tous dans la même défiance. Depuis bientôt deux ans, autant les Russes ont montré d’inconsistance, d’enthousiasme utopique ou de morne dépression, de veulerie résignée devant des maux qui n’étaient nullement inévitables, autant les Tchèques ont déployé d’énergie, de ténacité, de bon sens précis et robuste, de fidélité à leurs idées, à leurs affections et à leurs haines. D’où provient cette différence si manifeste ? de ce que deux rameaux d’une même famille n’ont jamais une structure mentale identique ? de ce que les Tchèques ont été, bien avant les Russes, initiés à la civilisation occidentale et latine, les Russes restant au contraire en contact prolongé avec ; l’Orient asiatique ? ou enfin de ce que, pendant des siècles d’oppression germanique, le peuple tchèque a raidi sa volonté pour résister à ses vainqueurs, a été constitué en état, pour ainsi dire, de guerre perpétuelle, et, pour sortir d’esclavage, a dû se donner quelques-unes de ces qualités d’organisation et de discipline si redoutables chez ses voisins allemands ? Quelle que soit la cause, le fait est certain : il est de ceux que doivent enregistrer l’historien et le politique, l’un pour réduire dans ses explications le facteur ethnique à sa juste mesure, l’autre pour ne pas traiter de même manière des peuples qui sont frères de race et de langue, mais qui ont évolué en sens divers et présentent des réactions individuelles bien caractérisées.

Un autre trait non moins notable, c’est l’antithèse étonnante entre la force numérique des doux partis en présence et leur force réelle. Que sont les Tchèques par rapport aux Russes ? Qu’est-ce que cent mille hommes auprès de ces innombrables millions qui peuplent l’ancien empire des tsars ? Cependant, cette poignée de soldats a exercé une action à laquelle nulle n’est comparable depuis que s’est ouverte la crise révolutionnaire. Il suffit qu’elle apparaisse quelque part pour que les choses changent de face, pour que la puissance menteuse des bolcheviks s’écroule, pour que renaissent l’ordre, la sécurité, l’activité commerciale et industrielle, tout ce qu’on avait cru perdu. Bel exemple, vraiment, de ce que peut la volonté humaine ! Quelques individus, sûrs d’eux-mêmes et décidés à ne pas reculer, sont plus puissants que des millions d’êtres atones et amorphes. Cela est vrai, croyons-nous, à toute époque et en tout pays, mais combien plus dans la Russie actuelle ! Au sein de cette masse diffuse, pour peu qu’un noyau solide se constitue en quelque endroit, il attire autour de lui tous les atomes qui flottaient, lamentables vagabonds, au gré de courants incertains. Il y a là un phénomène de psychologie sociale très instructif pour l’observateur, et aussi, pour nos hommes d’État, une indication très précieuse. En voyant l’influence que peuvent exercer sur la Russie en déliquescence des groupes restreints, mais actifs, ceux qui dirigent l’Entente doivent prendre tout ensemble une leçon de confiance et une leçon de prudence : de confiance, car l’exemple des Tchèques montre que les convulsions de la société russe ne sont pas celles d’une agonie irrémédiable, qu’on peut la ressusciter, et qu’il faut même assez peu de monde pour cette besogne ; — de prudence, car ce que les Tchèques ont fait pour commencer le salut de la Russie, d’autres pourraient le faire pour consommer sa perte ou son asservissement. Cette masse énorme et indécise peut être précipitée dans un sens ou dans l’autre par la plus légère impulsion : à nous de veiller à ce que la chiquenaude soit donnée du bon côté.

Nous voici arrivés au problème le plus pressant que pose devant nous la récente histoire des Tchéco-Slovaques. Leur lutte contre les bolcheviks apparaît, qu’ils l’aient voulu ou non, comme la préface de l’intervention des Alliés en Russie, — intervention collective, cela va sans dire, désintéressée de toute ambition territoriale, motivée exclusivement par la nécessité de ne pas laisser un si grand peuple servir plus longtemps à l’Austro-Allemagne de matière corvéable et exploitable. Dans cette intervention, quel rôle assigner aux troupes tchèques ? Deux opinions peuvent exister là-dessus ; nous voudrions en terminant exposer, en toute loyauté, les arguments qui militent pour chacune d’elles, et voir s’il n’y a pas moyen de les concilier.

En parcourant le récit des exploits accomplis par les Tchèques en Sibérie, plus d’un lecteur se sera dit sans doute qu’il était fort tentant de leur confier le soin d’agir au nom et pour le compte de l’Entente, de les constituer comme nos fondés de pouvoir à l’encontre des bolcheviks. Bien des raisons concourent à rendre cette solution très séduisante. D’abord les Tchèques sont déjà rendus sur le terrain : nul besoin, dès lors, de ces opérations lentes, coûteuses et difficiles, qui s’appellent transports ou débarquements. De plus, leur action ne risque pas d’effaroucher les populations russes comme le ferait peut-être celle de telle armée alliée ; on ne peut pas les suspecter d’arrière-pensées annexionnistes : il y a trop loin de Prague à Vladivostok ! Tout au contraire, les Russes se sentent portés vers eux par un sentiment fraternel ; la communauté de langue rend les relations faciles entre soldats et indigènes ; l’attitude des Tchèques leur a valu une popularité de bon aloi, qu’il peut être avantageux d’employer à l’œuvre de salut public décidée par l’Entente. Tous les partis, sauf celui des bolcheviks, recherchent leur appui, sans parler d’autres éléments qui ne sont point négligeables : des contingents dalmates, polonais, ont venus déjà se grouper autour d’eux ; ils peuvent faire le bloc slave et anti-allemand en Russie, comme leurs compatriotes l’ont fait au Reichsrat de Vienne. Voilà bien des avantages qui rendent leur intervention comme mandataires des Alliés tout à fait aisée, simple et efficace.

Mais d’autres motifs combattent ceux que nous venons d’énumérer. Tout d’abord, nous croyons savoir que les Tchèques ne souhaitent pas du tout de rester longtemps encore chargés de cette opération de police contre les bolcheviks, et cela par une raison qui fait le plus grand honneur à la délicatesse de leur conscience nationale. Leur caractère de Slaves, qui, à certains égards, leur a facilité la tâche, la leur fait juger rebutante, sinon odieuse. Leur but, ne l’oublions pas, n’était nullement d’entamer un conflit avec les bolcheviks : ils ne demandaient qu’une chose, le droit de partir pour aller lutter contre les Allemands. Ils se sont battus contre les troupes bolchevistes, et bien battus, parce que le gouvernement de Lénine et de Trotsky prétendait les retenir de force, mais ils se sont battus par nécessité, et non par haine. Il leur serait pénible d’être à perpétuité mis aux prises avec ces Russes égarés, en qui ils voient des frères malgré tout. Un détail montre bien leur façon de sentir à cet égard : après la bataille d’Irkoutsk, ils ont volontiers consenti à rendre les prisonniers qu’ils avaient capturés, mais les prisonniers d’origine russe ; leur répression n’a été impitoyable que pour les Autrichiens, les Allemands et les Magyars. Cet esprit de solidarité slave, si naturel, ne les a pas empêchés et ne les empêchera pas de faire leur devoir contre les troupes des Soviets ; seulement ils combattront avec bien plus de joie en Champagne ou en Vénétie qu’en Sibérie. Un tel scrupule est trop légitime pour que l’Entente n’en tienne pas compte. De plus, leur campagne de ce printemps les a laissés dans un état de fatigue qui ne se comprend que trop. Songeons aux difficultés que leur ont créées et la distance, et le climat, et les déplorables conditions économiques où toute la Russie se trouve plongée ; ce ne sont ni des secteurs calmes, ni des secteurs confortables, que ceux de Tcheliabinsk, d’Omsk ou de Vladivostok ; ceux qui viennent d’y soutenir une lutte brillante, mais sanglante, ont quelque droit d’être ramenés, nous ne disons pas au repos, — les Tchèques ne veulent pas se reposer, — mais du moins sur un front qui leur agrée davantage, Rappelons-nous aussi que ces gens-là sont, depuis quatre ans, d’une façon ou d’une autre, toujours sur la brèche : d’abord comme soldats involontaires de l’Autriche, puis comme prisonniers, puis comme volontaires au service de la Russie contre l’Autriche, puis comme volontaires au service de l’Entente contre les bolcheviks… Si maintenant ils demandent, en guise de délassement, à être employés directement contre l’Allemagne, trouverons-nous outrecuidante leur aspiration à une « relève » de ce genre ? On le voit, il serait excessif d’astreindre à un rôle particulièrement pénible des gens qui ont si bien mérité de l’Entente, tout comme il serait fâcheux de se priver des services qu’ils peuvent rendre sur le sol russe. Peut-être les deux thèses auxquelles nous avons donné tour à tour la parole ne sont-elles pas incompatibles. Une partie des troupes tchèques pourrait rester en Russie pour assurer la liaison entre les contingents alliés et les Russes de bonne volonté : le groupe de. Samara, de par sa position géographique, semble plus désigné que tout autre pour cette fonction. Les autres corps, ceux qui occupent les divers tronçons du Transsibérien, se retireraient peu à peu, au fur et, à mesure que l’expédition interalliée leur amènerait des remplaçants, et s’en viendraient chez nous, où ils feront, soyons-en sûrs, d’excellente besogne. Cette solution mixte ménagerait tous les intérêts et toutes les aspirations en présence. Jusqu’à ce qu’elle soit réalisée, il va sans dire que les Tchéco-Slovaques feront bonne garde autour du dépôt que la destinée a remis entre leurs mains, et dont ils ne se dessaisiront qu’au profit de l’Entente.

Celle-ci leur en marquera sa gratitude, car c’est pour elle qu’ils ont travaillé, pour elle seule. Ils se sont abstenus avec grand soin de s’inféoder à aucun des partis russes ; et, dans leur for intérieur, ils n’ont renié aucun des principes libéraux et démocratiques qui leur sont chers. Que Trotsky les ait dénoncés comme « traîtres à la cause de la Révolution, » cela prouve seulement qu’ils n’acceptent pas la tyrannie de Trotsky. Ce message retentissant et injurieux est à rapprocher de l’ordre du jour du vieux François-Joseph, qui, lui aussi, accusait de trahison des soldats tchèques, ceux du 28e de Prague, parce qu’ils avaient refusé de se battre contre leurs frères slaves. Il est naturel que les Tchèques soient qualifiés de « traîtres » par toutes les dictatures, par celle des bolcheviks comme par celle des Habsbourg, puisque, contre toutes, ils défendent la liberté. Ils sont en train de la sauver en Russie, et, par-là, méritent bien d’en jouir quelque jour en Bohème.


RENE PICHON.


  1. Voyez la Revue du 1er juin 1918.