Une Nouvelle « Vie de Jésus »

Louis Gillet
Une Nouvelle « Vie de Jésus »
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 443-452).
LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES
UNE NOUVELLE « VIE DE JÉSUS » [1]

Il y avait naguère un jeune écrivain italien, redoutable et un peu cynique, fameux par ses boutades, par la cruauté de ses sarcasmes, et par l’âpreté agressive de ses convictions nihilistes. Il ne respectait rien ni personne. Ne proclamait-il pas les bienfaits de la guerre et l’utilité des massacres ? Sur quoi, un journal catholique dénonçait ce « petit Néron « et ce « dangereux histrion, » et réclamait pour lui les rigueurs de la censure, comme l’Ancien Régime mettait Voltaire à la Bastille. Mais voici que, brusquement, tout change : Giovanni Papini fait une volte-face éclatante. L’athée, l’iconoclaste est touché par la Grâce. Il rentre dans le sein de l’Église, et nous en donne pour gage une Vie de Jésus-Christ qui est le plus populaire des livres de l’année : les éditions s’enlèvent par vingt mille exemplaires. Et la Civiltà Cattolica salue comme un signe des temps le retour de la brebis perdue qui, d’un objet de scandale, devient publiquement un objet d’édification.

Il n’y a pas de roman plus dramatique qu’une conversion, mais il faut savoir ce qu’était en Italie, depuis vingt ans, le sacrilège auteur des Mémoires de Dieu, pour se figurer l’émotion et la curiosité qu’a pu y susciter l’apparition de la Vie du Christ. A la vérité, le mystère s’explique sans trop de peine. M. Papini était de ces passionnes que guette la croyance. Il appartenait à l’espèce des chrétiens qui s’ignorent.

On pouvait s’en douter à sa façon de malmener les maîtres de la pensée moderne : quel carnage d’idoles dans son Crépuscule des philosophes ! Un autre trait significatif, c’était le sens très vif de sa petite patrie. Après un immense circuit, qui lui avait fait faire le tour de toutes les idées, le jeune amoraliste, aux environs de la trentaine, en était arrivé à reconnaître une vérité : le fait d’appartenir à un petit groupe humain, et particulièrement à la famille toscane. Le paysage toscan a fait son éducation. C’est de cette nature un peu sèche, un peu nue, de cette terre pudique, sans luxe, où l’on sent l’os, c’est de ce paysage maigre, aigu, aux arêtes vives, que M. Papini tient le style, ce dire « brillant et affilé, » à faire honte aux « parfumeurs « de toutes les littératures. Mais ce ne sont pas seulement des leçons de goût que M. Papini retrouvait dans sa tradition. Beaucoup d’autres trésors latents, toute une vieille expérience religieuse, un tissu de disciplines antiques, se révélaient à lui en même temps que l’amour du pur parler natal.

Tout cela était déjà visible dès 1912, dans cette confession de la trentième année, dans ce roman d’autobiographie mentale, intitulé Un homme fini, qui demeure le maître-livre de M. Papini. L’auteur de ce guide de l’athée est encore bien loin de la foi. Mais, à travers toutes les étapes parcourues par cet esprit inquiet, il y a des caractères qu’on retrouve encore aujourd’hui dans le nouveau converti et dans l’auteur de la Vie du Christ. Il y a d’abord chez cet analyste et chez ce destructeur, chez ce maniaque intellectuel et ce don Juan cérébral, qui dévore les systèmes les uns après les autres, une soif tragique de certitude, une âme « altérée comme le désert. » Il y a un sentiment profond de la misère humaine et de l’ « indestructible malheur « de notre espèce ; il y a le dégoût de la vie, et en même temps désir ardent de « faire quelque chose pour les hommes, » et ce qu’un chrétien appellerait l’angoisse du salut. Il y a jusqu’à des formules, jusqu’à des programmes caractéristiques qui seront encore textuellement ceux de l’écrivain devenu apôtre : l’humanité est actuellement quelque chose de mixte, d’indécis, d’intermédiaire entre Caliban et Ariel, entre la bête et l’homme. Il s’agit de commencer une nouvelle époque, d’entamer « un dernier volume de l’histoire du monde, » d’achever la transformation de cet être hybride et absurde. Il s’agit de l’arracher bon gré mal gré à la matière, d’en faire une créature « plus pure, plus parfaite, plus angélique, plus divine. » Et cette révolution ne peut être qu’intérieure : « Renouveler les âmes, c’est renouveler le monde. » Et l’auteur effrayé de la tâche, accablé quelquefois de sa propre misère, écrivait cette plainte admirable : « O mon idéal, mon indescriptible idéal, suis-je tel que sans rougir je puisse m’approcher de la mort ? « 

Quelle fut la raison fortuite, l’occasion ou l’accident qui a conduit M. Papini, après tant d’autres, au pied de la croix ? Je l’ignore, et il est indifférent de le savoir. Tout le chemin était fait ; il ne restait plus qu’à se mettre à genoux. M. Papini est bien encore, dans la Vie du Christ, le même que nous avions connu dans Un homme fini. Il y a des convertis qui renient leur passé, qui en répudient toutes les idées, qui ne se croient jamais assez délivrés, dépouillés du vieil homme ; il y en a d’autres qui l’incorporent à leur conversion, et qui font de leur foi nouvelle une suite logique de leur système. M. Papini appartient à une troisième espèce. Il s’est jeté dans le catholicisme avec toute la fougue de son tempérament. Il est toujours le révolté « qui n’accepte pas le monde, » l’intrépide, le violent, l’homme d’opposition, le chercheur d’absolu, l’incorrigible misanthrope « sentimental et injurieux, » dont l’amour prend naturellement la forme de la colère, et qui, devenu chrétien, pour éveiller ses frères, leur assène avec roideur les « coups de la vérité. »

On s’explique qu’une Vie du Christ écrite dans cet esprit devait exciter un vif mouvement de curiosité. Chaque siècle, nous dit l’auteur, refait son Évangile ; il lui faut une version neuve de l’éternelle « Bonne nouvelle. » Chaque époque a le droit de s’assimiler le Christ, et de s’en composer une image appropriée à ses besoins.

Il va sans dire que le Christ de M. Papini ne ressemble guère au Christ des manuels de piété, ni à celui de l’exégèse et de la critique allemande. La littérature de sacristie passe, dans sa préface, un aussi mauvais quart d’heure que la morgue officielle des universitaires. L’auteur fait de l’une et de l’autre la critique la plus piquante : au fond, il leur reproche à toutes les deux d’être illisibles. Le style fade et sirupeux des écrivains dévots, comme le style abstrait et métaphysique de la « science, » sont également insupportables. La première qualité d’un livre, c’est de se faire lire, et par conséquent, d’être écrit : l’immense supériorité de la Vie de Jésus de Renan, ce ne sont pas ses théories, c’est d’être une œuvre littéraire. L’artiste ne perd pas ses droits chez M. Papini, et l’apôtre s’en trouve bien. Tout le monde ne va pas à l’église, mais on s’arrête volontiers à l’étalage du libraire. C’est pour ceux-là que l’auteur écrit, et il peut se flatter d’avoir atteint son but.

Ainsi le goût, l’instinct de l’artiste auront été, une fois de plus, la règle la plus sûre. M. Papini nous prévient qu’il n’a pas voulu faire une œuvre scientifique. Il écrivait à la campagne, dans un village de l’Apennin, n’ayant sous la main que les Évangiles, le recueil des agrapha et des logia, et une dizaine d’ouvrages modernes. Il avait bien vu, en effet, que dans un tel sujet la science même à une impasse. Une vie de Jésus est une entreprise chimérique. Les textes évangéliques ne constituent pas une histoire ; ils forment un recueil d’exemples et d’enseignements, un résumé de traits d’où résulte une idée de la personne et de la doctrine de Jésus, mais d’après lesquels il est impossible d’écrire une biographie. Les difficultés infinies de la concordance des Synoptiques suffiraient à nous avertir : on ne peut établir d’une manière positive aucune chronologie de la vie de Jésus. Il y a en outre pour l’historien (et pour l’historien catholique beaucoup plus que pour tout autre) des problèmes insolubles dans la donnée même du sujet. L’union des deux natures dans la personne du Christ, les rapports de l’humain et du divin, ouvrent des perspectives qui sont de l’ordre du mystère ; la théologie les formule, mais sans les expliquer. Quelle idée Jésus s’est-il faite de sa mission divine et de ses rapports avec son Père ? En a-t-il eu une révélation progressive ou une connaissance immédiatement parfaite ? Ces énigmes de la psychologie de Jésus peuvent sans doute se réduire, pour le critique rationaliste, à une série d’explications ou d’hypothèses naturelles ; c’est un cas que l’on peut étudier comme celui des visions de Mahomet ou du démon de Socrate. Mais l’écrivain croyant n’ose s’aventurer qu’en tremblant dans ce domaine interdit. La divinité de Jésus est un fait qui échappe à l’analyse, à la loi ordinaire du développement et de la croissance des choses, et par conséquent à l’histoire.

Pour toutes ces raisons, le procédé de l’artiste et du poète était le seul praticable. L’auteur ne s’est même pas astreint à suivre dans le détail l’ordre des Évangiles : il se borne à en reproduire le mouvement d’ensemble, de la naissance à la Passion, groupant dans l’intervalle, avec un art caché, les différents chapitres : la doctrine de Jésus, les Béatitudes, le Pater ; ensuite les miracles, les paraboles ; puis, l’entourage de Jésus, les disciples, les enfants, les femmes. Dans tout cela, il n’a cherché nullement à faire étalage d’une vaine science, ni même de ce qu’on appelle le pittoresque et la couleur ; au lieu d’éloigner l’Évangile, de le situer exactement dans le temps et l’espace, il le rapproche de nous, il le replace dans une atmosphère qui est celle où nous respirons. La divine églogue cesse d’être une chose du passé, arrivée une fois pour toutes et à jamais irrévocable ; elle demeure actuelle, vivante, comme une possibilité permanente, un miracle qui peut se reproduire aujourd’hui.


Pour l’homme d’imagination, tout est neuf et présent. Toute étoile qui palpite et brille au ciel nocturne, peut vous enseigner la maison où vient de naître un fils de Dieu ; toute étable a une crèche qui peut devenir berceau, quand elle se remplit de foin léger et de paille luisante ; une montagne nue, qui s’enflamme des lueurs de l’aurore au-dessus des brumes de la vallée, peut toujours être le Thabor ou le Sinaï… L’âne qui porte sur son bât la laitière qui vient de traire, est celui que montait le prophète se rendant vers les tentes du peuple d’Israël, ou celui qui descendait de Béthanie à Jérusalem pour la fête de la Pâque. Le pigeon qui roucoule au bord du toit de tuiles, est la colombe de l’Arche, ou le Saint-Esprit qui plana sur les eaux du Jourdain. Tout, aux yeux du poète, est éternellement pareil, égal, omniprésent ; toute histoire est une histoire sainte.


Cette magnifique déclaration vaut mieux sans doute qu’une promesse de fallacieuse érudition. En effet, M. Papini n’a pas fait une œuvre savante ; il a fait mieux : une œuvre qui vit. Son livre se compose d’une suite de tableaux, d’une série de fresques rappelant d’assez près celles des peintres primitifs, ou mieux encore les grandes toiles décoratives de l’école vénitienne, de Tintoret, de Véronèse ou de Bonifazio : depuis la Nativité jusqu’à l’Adoration des Mages, de la fuite en Egypte jusqu’à la scène de Jésus au milieu des docteurs, du baptême du Christ aux Noces de Cana, nous reconnaissons tous les sujets favoris des vieux maîtres, ceux des retables et des églises, des chapelles et des musées, et tout ce qui compose la matière éternelle de l’art chrétien. Peut-être se plaindra-t-on d’abord de cette extrême abondance, surtout dans la première partie ; on regrette la céleste simplicité de l’Evangile. Et cependant, il faut reconnaître que M. Papini a plutôt abrégé que développé sa matière ; à peine esquisse-t-il çà et là une silhouette de la Vierge ; et peut-être se réserve-t-il de lui consacrer quelque jour un second poème semblable à la Vie de Jésus, où il rêve de dire sur la plus pure des femmes « ce que personne n’a jamais dit d’aucune autre. »

Ou plutôt, cette Vie du Christ fait penser à une série de « méditations « sur l’Évangile, analogues à celles de Bossuet ou à celles qui sont attribuées à saint Bonaventure. Sans nulle recherche d’exotisme, de costume ou de pittoresque, il nous propose à tort moment de courts poèmes, des élévations, des rêveries qui nous aident à mieux comprendre. Le passage suivant, sur le Sacrement de la Cène, me parait un très bon exemple de sa manière.


Il est doux au cœur de l’ami, de partager avec ses amis le pain fils de la terre, ce pain, d’abord brin d’herbe éclairé par les lys, pour devenir épi mûr, élevé sur sa hampe, et un peu courbé sur sa tige par le poids de son fuseau blond. Dans ce morceau de pain, que de travaux, d’anxiétés, de peines ! etc…


Et c’est, en une page, tout une Géorgique, un tableau du labour, des semailles, de la moisson, de toutes les opérations qui font le prix auguste de notre pain quotidien. On voit ce qu’il y a de personnel dans cette interprétation, et le genre d’intérêt qu’ajoutent au vieux sujet l’imagination et le talent de l’auteur. A vrai dire, c’est là ce que nous y cherchons, plus que toute autre chose ; ce n’est pas du nouveau sur la doctrine de Jésus, mais c’est de savoir quelle émotion un de nos contemporains a pu recevoir de cette histoire, comment il l’a vécue, et ce qu’il y retrouve de ses propres passions. Or, je l’ai dit, M. Papini, en devenant chrétien, n’a rien perdu de sa virulence et de son génie combatif : il est toujours le colérique que dégoûtent la platitude et le pharisaïsme ; sous les noms des scribes et des docteurs, des publicains et des marchands, il flagelle les mêmes vices qu’il a poursuivis depuis vingt ans. Il est celui qui « n’accepte pas », qui souffre de la vulgarité, des mensonges, de la turpitude du siècle ; l’homme qui pense, avec Hamlet, qu’il y a quelque chose de pourri dans le monde, le Don Quichotte qui fait la guerre à toutes les injustices et à toutes les hypocrisies, le bilieux, le mécontent, dont le geste instinctif est « celui de l’assaut » et dont le langage ordinaire est la diatribe et l’invective.

Il cite quelque part avec admiration le cri naïf de Clovis, écoutant la Passion de Jésus : « Ah ! si j’y avais été avec mes Francs ! » M. Papini s’est fait chrétien par besoin d’héroïsme : dans cette même doctrine où Nietzsche ne voyait qu’une morale d’esclaves, il aperçoit au contraire ce qu’il a cherché toute sa vie, la liberté suprême, l’absolue indépendance, le perpétuel miracle, le défi à toutes les bassesses et à toutes les lâchetés. Il y a de la chevalerie dans son idée au christianisme. Peut-être lui arrive-t-il d’insister avec quelque excès sur le côté révolutionnaire de l’enseignement de Jésus, sur le renversement des « valeurs « qu’il comporte, sur cette nouvelle échelle de grandeurs où les premiers seront les derniers, sur cette charte des Béatitudes, qui annonce une idée si inouïe du bonheur, et enfin sur ce que saint Paul a lui-même appelé le scandale et la « folie » de la croix. Sans doute, il y a dans le christianisme une force intarissable de renouvellement de la vie, une puissance d’excitation et de soulèvement moral qui n’a jamais été complètement exploitée. Chaque fois qu’elle est comprise par un François d’Assise, le monde en demeure stupéfait comme d’une merveille. Cependant, l’esprit de Jésus est-il réellement un esprit de révolution ? Est-ce bien là le fait chrétien le plus essentiel ? J’entends que M. Papini ne prête pas au mot son sens politique et vulgaire. Toujours est-il que rien ne lui plaît comme de faire voir en Jésus la puissance de bouleversement, le radical, l’anti-bourgeois, l’horreur de la routine, la divine liberté du saint et du poète. Il lui plaît de montrer le « divin ironiste » (il supremo Paradossista) qui confond par une parabole, par un mot d’un charme ravissant, la science des sages et l’orgueil des pontifes. » Le « Renverseur, » le « Culbuteur, » (Rovesciatore, Capovolgitore), l’homme à l’âme d’enfant, qui déroute les habitudes, déclasse les jugements, abolit toutes les conventions, voilà le héros de M. Papini : et quel plaisir, quand il brandit le fouet et bouscule les marchands du Temple ! C’est bien le Jésus qui devait se charger de sa cause, et tel que devait l’imaginer le critique exaspéré du Crépuscule des philosophes.

Il faut avouer que nous devons à ce parti pris involontaire quelques-unes des meilleures pages de M. Papini. Son œuvre n’a pas plus de valeur « historique « que n’en a, par exemple, le Jésus de Rembrandt : mais elle a une valeur exactement du même genre, et nous ne pouvions pas en attendre autre chose. Nul n’a le droit d’exiger de l’artiste une image « ressemblante » de la personne du Christ : il suffit qu’elle soit intime, que l’auteur y ait mis du sien, pour qu’elle soit vivante et mérite de nous émouvoir. A cet égard, l’éloquence sacrée n’a peut-être pas, depuis Veuillot, de plus beaux morceaux à nous offrir que certains endroits de cette Vie du Christ de M. Papini. Chaque fois qu’il s’en prend à ses vieux ennemis, aux idoles du monde, à l’égoïsme, à l’ambition, à la cupidité, à la tartufferie, l’auteur trouve des accents d’une sincérité et d’une verve admirables. De quel orateur ou de quel poète citerait-on aujourd’hui un fragment comparable à cette page de « sermon » sur l’argent, cet argent que l’auteur, avec une verdeur de cordelier, ne craint pas d’appeler l’« excrément du démon ? « 


Ces jetons de métal frappé, qui passent et repassent entre des mains souillées de sueur et de sang ; usés par les doigts rapaces des filous, des marchands, des banquiers, des entremetteurs, des avares ; ronds, visqueux crachats des Monnaies, désirés, convoités, volés, enviés, aimés plus que l’amour, parfois plus que la vie ; ces sales morceaux de matière historiée que la haine donne à l’assassin, l’usure à l’affame, la fourberie au traitre, le trafic à la concussion, l’hérétique au simoniaque, le luxurieux à la femme vendue et achetée ; cet argent, cette matière, emblème de la matière, est la plus effroyable invention de l’homme. L’argent, qui a fait mourir tant de corps, chaque jour tue des millions d’âmes.


Mais plus que ces apostrophes et que ces invectives, j’aime certains passages plus calmes, certains replis du récit, des retours sur soi-même, courtes élévations qui sont ce qu’en termes propres, le langage ascétique appelle des « oraisons. » Ce sont ces épanchements, ces moments d’effusion qui me paraissent faire tout le prix de cette Vie du Christ, les moments où l’auteur oublie ses colères et ses haines, oublie même l’histoire, pour se souvenir seulement qu’il est poète. Que ne puis-je traduire ici ces brefs « poèmes en prose » que l’on pourrait intituler Haceldama, ou le Reniement de Saint Pierre ! « Pleure, Simon, pleure puisque Dieu te fait la grâce des larmes… »

Ceci revient à dire que cette Vie du Christ (pouvait-il en être autrement ?) est avant tout une œuvre lyrique ; il faut la prendre comme une sorte d’oratorio, où le récitatif est à chaque moment coupé d’invocations, de soupirs, d’élégies, d’élans et de prières. Je doute que la physionomie de Jésus, pour une âme tant soit peu chrétienne, en ressorte plus vivante que de l’œuvre des mystiques, et surtout de la simple lecture des Évangiles. Ce qui nous touche ici, mais quoi de plus touchant ? c’est le spectacle d’une âme qui se livre à Jésus, qui se modèle sur lui, qui cherche à reproduire en elle le reflet de son image, et qui nous dit ses émotions à mesure que l’histoire divine se déroule dans son cœur.

Or, il se trouve que cette âme est une des plus passionnées qui soient, une de celles qui, par hasard, étaient le plus propres à ressentir dans toute leur énergie quelques-uns des phénomènes du christianisme primitif. On sait au milieu de quelles préoccupations millénaires s’est produite la prédication de l’Évangile : Jésus lui-même décrit l’avènement du règne de Dieu, comme attaché à la suprême révolution du monde. Les origines chrétiennes se sont passées dans l’attente de cette Apocalypse. Depuis longtemps, l’Église a cessé d’assigner une date à l’échéance des « fins dernières, » et le fidèle répète chaque jour la phrase : « Que votre règne arrive, » sans attacher le plus souvent à ces paroles d’autre sens que celui d’une justice et d’une bonté progressives, peut-être d’une réforme toute intime, d’une bonne préparation à la mort.

Mais M. Papini pense différemment. Depuis longtemps, il est hanté par l’idée du Jugement dernier. Dès sa confession de 1912, longtemps avant sa conversion, il nous trace le plan d’un immense poème, qui avait pour titre Dies iræ. Il a transporté cette idée dans son catholicisme. Peut-être les désordres de la guerre, les craquements du monde, l’effroi où se débat l’univers, semblent ils autoriser des visions de ce genre : comme les chrétiens de l’an Mil, ou comme le rêveur de l’Évangile éternel,


Et il calabrese abbate Gioachinno,


il suppute, il calcule ; il aperçoit les signes du ciel, il écoute les grincements de la machine vermoulue, et il discerne dans les ruines du monde les symptômes de la fin des temps. Et c’est ce qui achève de donner à son livre son frémissement intérieur et son accent tragique.

Les jours sont comptés, le temps presse. Qu’attendons-nous ? Qui nous dit que nous avons encore un si long répit devant nous ? Le christianisme n’est pas encore commencé. Loin d’être, comme on le croit parfois, une vieillerie absorbée, en ce qu’elle a de meilleur, par la conscience moderne, il n’a même pas reçu un commencement d’exécution. Hâtons-nous. Qu’en coûte-t-il ? Au point où nous en sommes, rien ne doit plus nous effrayer. Nous avons essayé de tout. Ah ! on ne dira pas que le temps nous a manqué. « Depuis des semaines de millénaires, nous ne sommes occupés qu’à multiplier les expériences. » Nous avons essayé la cruauté et le plaisir ; nous avons essayé la Loi, et la liaison, et l’Art, l’Argent, et nous nous sommes trouvés plus pauvres, la Force, et nous nous sommes réveillés plus débiles. Il est temps de tenter la dernière expérience, celle que personne n’a faite, l’expérience de l’Amour.

Ainsi par le M. Papini. Et l’on croirait entendre, en lisant ces pages brûlantes, une autre voix florentine, une voix qui parlait déjà il y a quatre cents ans, des terreurs de la fin du monde, la voix de Jérôme Savonarole, qui troubla Michel-Ange. Comme le rappelle avec fierté M. Giovanni Papini, Florence est la seule ville du monde qui ait élu Jésus comme roi, et qui ait fait l’essai la monarchie divine. Sur la porte de la Seigneurie, une inscription, qui se lit encore, nous rappelle ce règne étrange. L’expérience ne fut pas heureuse. L’Évangile n’est pas un programme politique. Les seules sociétés humaines qu’on ait fondées sur la morale de Jésus sont des couvents, et ces maisons ne se passent pas de gouvernement. Qui peut dire si les Césars, si les grands capitaines, les rudes brasseurs de l’univers, ne sont pas des instruments entre les mains de Dieu et des ouvriers nécessaires à son œuvre ? Les réalistes ont leur rôle à côté des martyrs, des poètes et des saints. Il peut être dangereux de mettre trop de rêve sur la terre. On ne gouverne pas les hommes au nom de celui qui a dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde. »

Quoi qu’il en soit, quelle âme demeurerait insensible à cette faim, à cette soif, à ce besoin du christianisme, plus que jamais nécessaire dans cette fange empoisonnée et ce sordide bourbier de convoitises et d’intérêts ? Qui ne tressaillirait à la sublime grandeur de cette Prière au Christ qui termine le livre, et qui mérite, on l’a dit, d’être opposée à la Prière sur l’Acropole, comme le témoignage d’une génération ? Pour cette seule page, le livre de M. Papini a des chances d’être immortel, et qui sait dans combien d’âmes — ne fût-ce que dans une seule — cette flamme d’amour et de passion ne réveillera pas l’étincelle sacrée ? Nous, les indifférents, les tièdes, les mondains, les chrétiens endurcis et à demi païens, nous ne pouvons nous empêcher d’être secoués malgré nous par les cris de cette éloquence : puissent nos cœurs calleux en recevoir un peu de fraîcheur et de vie !


Nous, les Derniers, nous t’attendons. Nous t’attendrons toujours, en dépit de notre indignité et contre tout espoir. Et tout l’amour que nous pourrons exprimer de ces cœurs dévastés sera pour toi. Crucifié, qui as, pour l’amour de nous, enduré toutes les tortures, et qui à ton tour nous tortures de la toute-puissance de ton implacable amour.


LOUIS GILLET.

  1. Giovanni Papini : Vita di Cristo, 1 vol. in-16 de XXIX-638 pages, Florence, Vallecchi, édit. 1921. Cf. Maurice Vaussard, L’intelligence catholique dans l’Italie du XXe siècle, préface de Georges Goyau, 1 vol. in-16, Paris, V. Lecoffre, 1921.