Une Nièce de William Pitt - Lady Hester Stanhope

Une Nièce de William Pitt - Lady Hester Stanhope
Revue des Deux Mondes5e période, tome 38 (p. 862-893).
UNE NIÈCE DE WILLIAM PITT
LADY HESTER STANHOPE

Comme l’humour, comme le régime représentatif, comme la passion du sport et des voyages, l’excentricité paraît un attribut ou un produit de la race anglo-saxonne, une manifestation spéciale de son activité. Ne témoigne-t-elle pas en faveur de sa vigueur et de son énergie morale, en faveur de la liberté sociale dont jouissent ses membres, de cette liberté séculaire qui protège l’éclosion, l’épanouissement de toutes les initiatives hardies ? Ce sont là de beaux titres de noblesse, et les êtres qui ont reçu en partage ce don singulier, ont souvent accompli des actions éclatantes, laissé des œuvres qui les ont portés à la postérité. Mais, de même qu’elle côtoie le talent et le génie, l’excentricité verse parfois dans le chaos, engendre idées et projets datés de l’île d’Utopie, sombre dans les abîmes de la folie : et cela advient même en Angleterre, le pays où elle étonne le moins, où elle a conquis droit de bourgeoisie, au point de se mêler aux habitudes des personnes réputées le plus raisonnables. Il y a, peut-on avancer, dans chaque Anglais un excentrique qui sommeille et n’a pas besoin d’une femme pour s’éveiller. Aussi bien, les femmes elles-mêmes participent de cet état d’âme, et la liste de celles qui ont fait figure d’humoristes s’allonge sans cesse. Il y entre d’ailleurs des ingrédiens fort variés : de l’audace, de la vanité et même de l’orgueil, le besoin de se colleter avec le destin, certain désir d’étonner et de dominer ses contemporains en tirant des coups de pistolet au nez de l’opinion, cette horreur des voies banales qui pousse à gravir la montagne vierge, à traverser le désert inexploré, cette absence ou ce mépris du tact qui constitue une des principales différences entre l’originalité française et anglo-saxonne ; car le tact, qui n’est pas seulement une vertu de société, mais qui s’applique utilement à toutes les fonctions, pourvu qu’il s’harmonise avec les qualités fondamentales qu’exigent celles-ci, le tact manque quelquefois à nos voisins. Leur excentricité se distingue encore par une sorte d’âcreté corrosive et une outrance qui souvent vont au-delà du juste but, comme le fanatique religieux va au-delà du paradis, selon le mot d’une femme du XVIIe siècle, comme l’anarchiste va au-delà des bornes de la politique et saute à pieds joints dans le néant : il semble qu’elle ne cherche qu’à se satisfaire, quelle obéisse volontiers à la loi de l’invraisemblable ; peu importe qu’elle fasse du bien ou du mal à celui qui en est hanté. Et, puisque les raisonnemens spécieux ne manquent jamais pour justifier les actes les moins raisonnables, puisque l’histoire au premier abord fournit un arsenal inépuisable de preuves en faveur du hasard, de la fantaisie et de la victoire remportée contre toutes les règles, puisque les qualités et les défauts de l’homme se confondent dans des combinaisons infinies, et puis s’amalgament de nouveau avec les circonstances, les événemens et la société entière dans des conditions qui déconcertent la psychologie la plus pénétrante, le critique se trouve fort empêché, et le critiqué a plus d’un moyen de le rabrouer. Celui-ci est un joueur qui possède une martingale infaillible : perd-il, et néanmoins, le destin a tort, et non lui. Et peut-on l’empêcher de vivre sa vie, de chercher à sa guise son bonheur ou celui des autres, de ne pas imiter le troupeau toujours trop nombreux des moutons de Panurge, qui ne réalisent pas le progrès, se contentent d’en jouir, et marchent gaiement dans le chemin où les premiers pionniers ont trouvé un calvaire ?

Voilà, semble-t-il, quelques-uns des caractères de l’excentricité anglaise, qui diffère autant de la nôtre que Shakspeare diffère de Racine et de Corneille, Swift de Rivarol, Carlyle d’Augustin Thierry, Brummell du comte d’Orsay. Elle fait aussi songer à ces minstrels, à ces acrobates d’outre-Manche ou d’outre-Océan qui, peints, costumés comme des Caraïbes, exécutent de prodigieux tours de force, dansent, chantent, se contorsionnent en même temps, s’imposent par l’exagération forcenée, et choquent notre sens de la beauté par un complet défaut d’eurythmie. Dans le Tour du Monde en 80 jours, Jules Verne met en scène certain Philéas Fogg, membre important du club des Excentriques de Londres. Un candidat sollicite son suffrage. « Quels sont vos titres ? interroge Philéas. — J’ai fait à pied le tour de la mer Caspienne. — Cela ne suffit pas : il fallait le faire à cloche-pied. » Je ne jurerais pas que des pensées semblables n’aient assiégé le cerveau de maint clubman : le champ de l’excentricité se rétrécit à mesure que les limites morales et matérielles de notre planète sont mieux connues ; les idées rares et fortes sont toujours difficiles à découvrir, surtout à appliquer : faute de quoi, on s’accroche aux visions frivoles ou saugrenues. S’il fallait absolument trouver un terme de comparaison, l’excentricité anglaise aurait quelques affinités avec l’excentricité russe, qui d’ailleurs garde ses aspects propres, car le Russe a deux âmes, une âme orientale, une âme occidentale, deux âmes qui ne font pas toujours bon ménage, et qui, brouillées ou amies, produisent des labyrinthes sans Arianes, des phénomènes infiniment compliqués.

Voici une femme du grand monde, lady Hester Stanhope, qui nous fournit un modèle assez réussi d’une existence excentrique, existence sans amour et cependant romanesque, tant par les pensées qui ont agité cette personne étrange, que par les événements auxquels elle a été mêlée, et qu’elle a cru marquer de son empreinte. Elle avait d’ailleurs de qui tenir, et du côté des Stanhope, et du côté des Pitt. Sa mère était fille de lord Chatham, et sœur de William Pitt. Grand admirateur de Rousseau et de Mably, enfariné de libéralisme vague et de démocratie, mathématicien, physicien assez distingué, son père, à l’exemple de maint philosophe du XVIIIe siècle, s’occupait beaucoup plus du bonheur de l’humanité que de celui de sa famille. Ses visions égalitaires l’ayant conduit à effacer partout ses armoiries, sauf sur la grille d’entrée du château, à reléguer au grenier de superbes tapisseries, à se débarrasser de sa vaisselle plate espagnole qui pesait six cents livres, à vendre aussi ses chevaux et ses voitures pour que tous les siens allassent à pied, chacun, chez lui, se désolait, — sauf la petite Hester qui entreprit de ramener son père à des sentimens plus pondérés, et de se procurer une paire d’échasses, et de patauger dans une ruelle boueuse où lord Stanhope jetait souvent les yeux. La curiosité de celui-ci une fois éveillée, il l’interroge : « Eh ! petite, que faisiez-vous donc dehors tout à l’heure ? — Oh ! papa, j’ai pensé, puisque vous avez vendu vos chevaux, qu’il me faudrait prendre des échasses pour aller dans la boue ; car, vous savez, papa, ni la boue ni autre chose ne m’effraie ; mais c’est à cette pauvre lady Stanhope (la comtesse) que cela semblera pénible ; songez qu’elle a toujours été accoutumée à sa voiture, et que sa santé n’est pas très bonne. — Que dites-vous là ? » s’écrie Stanhope. Puis, après une pause : « Eh bien, petite, que diriez-vous si je rachetais une voiture pour lady Stanhope ? — Oh ! je dirais que vous êtes très bon. — Bien, bien, nous verrons ; mais par tous les diables, pas d’armoiries ! » Le trait valait la peine d’être signalé, car Hester brilla plutôt par son courage, son « ne douter de rien, » que par le sens diplomatique.

Aussi bien, ni ses qualités ni ses défauts ne furent sérieusement émondés. Née en 1776, ayant perdu sa mère en 1780, non moins négligée par son père que par une belle-mère mondaine et frivole dont elle disait ironiquement que, si elle venait à la rencontrer dans la rue, elle ne la reconnaîtrait pas, abandonnée comme ses sœurs à des gouvernantes suisses et françaises, ou confiée à la tutelle fort douce de sa grand’mère Stanhope, Hester s’éleva en libre grâce, toute seule ou peu s’en faut, — et il n’y parut que trop, car elle se montrait dès lors impérieuse, prompte à la colère, impatiente des conseils et des semonces, aimant à apprendre le pourquoi du pourquoi, et, comme cette plaisante duchesse de Chaulnes, voulant savoir « qui l’a couvée, qui l’a pondue. » A l’âge de huit ans, ayant aperçu au château de Chevening l’ambassadeur de Louis XVI, le comte d’Adhémar, un familier du salon de la duchesse de Polignac, elle trouve ce Français et les seigneurs de son escorte, ses laquais eux-mêmes de si bonne et gracieuse mine, qu’un désir irrésistible la saisit de voir le pays d’où viennent de tels hommes : et, pendant un séjour à Hastings, trompant la surveillance de ses gouvernantes, elle court au rivage, saute dans une barque, détache l’amarre, essaie de ramer vers le royaume d’élégance et de gentillesse. Peut-être avait-elle lu Robinson Crusoé et les Voyages de Gulliver. Mais il n’en était pas besoin : la plupart d’entre nous n’ont-ils pas un pays de rêve et d’idéal, pour lequel ils ont parfois même tenté de s’embarquer ? Beaucoup n’ont-ils pas gardé le souvenir nostalgique de cette patrie entrevue dans l’âge où la poésie et l’imagination effacent les limites qui séparent le possible de l’impossible ? Hélas ! nous partons souvent pour le Pôle Nord, et, comme la petite Hester, nous sommes arrêtés au bout de quelques pas par notre gouvernante, par notre raison, par la dure loi d’ironie.

L’enfant grandit, devint une amazone intrépide ; sa taille atteignit presque six pieds anglais (1m,82). Comme l’observe un de ses biographes, M. Philippe Descoux, cette famille des Pitt était une véritable race de géans. Elle tirait vanité d’un pied aristocratique, « sous lequel un petit chat eût passé, » de son teint d’une blancheur d’albâtre, telle qu’à cinq pas « l’on n’eût pu distinguer les perles de son collier. » Toutefois, avouait-elle, si l’on avait pu séparer chaque trait de son visage et les placer un à un sur une table, pas un n’eût supporté l’examen. L’amour est le revenu de la beauté, et Hester, qui ne possédait pas le capital, ne semble point avoir fait exception en touchant les arrérages. Elle faillit cependant épouser lord Camelford, un géant comme Pitt, original di primo cartello, qui donnait chaque année cinq mille livres sterling à un homme de loi chargé de les distribuer secrètement, courait les tavernes déguisé en matelot, glissant cinquante, cent livres dans la main d’un pauvre diable qui devait n’en pas souffler mot, sous peine de faire connaissance avec ses poings. Lord Camelford s’était rendu célèbre à la Chambre des lords par la brusquerie de ses reparties et de ses saillies. Au milieu d’une diatribe contre la corruption électorale, n’avait-il pas menacé de faire élire son domestique nègre dans un de ses bourgs pourris ? « C’est un vrai Pitt », déclarait Hester. Les Chatham firent opposition au mariage pour des questions d’intérêt, et la rancune misanthropique qu’elle en ressentit s’accrut encore, lorsqu’un autre prétendu, le général Moore, qui plus tard avait touché son cœur, fut tué à la Corogne en 1809.

A père prodigue, fils avare ! Ce proverbe ne signale qu’un des contrastes produits dans les familles par l’exagération des vertus ou des défauts des parens. Comme ses frères, Hester avait en telle déplaisance les idées, les protégés compromettans de lord Stanhope, les « sales Jacobins » avec lesquels frayait celui-ci, qu’elle devint aristocrate exaltée. Les violences de la Révolution française, la politesse, la grâce, l’héroïsme aimable des émigrés, fort nombreux à Londres, n’avaient-ils pas aussi contribué à accroître cette aversion ? Comment une femme n’aurait-elle pas été touchée du trait de ce duc français avalant sans sourciller et proclamant excellent un verre d’huile de castor que lui servait son hôte, un grand seigneur anglais, comme un vin de Constance sans pareil, sans prix, comme un diamant liquide ? La maison de lord Stanhope, baptisée ironiquement par le roi Democracy Hall, devint si odieuse à Hester, qu’elle la quitta au commencement de 1800, et se réfugia chez sa grand’mère Chatham, à Burton Pynsent, dans le comté de Somerset. C’est là qu’elle vit souvent son oncle William Pitt auquel elle avait voué l’admiration la plus profonde. Celui-ci ayant quitté pour quelque temps le ministère, son successeur ou plutôt sa doublure, Addington, signa la paix avec la France (mars 1802), et les Anglais, si longtemps sevrés des plaisirs de la vie parisienne, se ruèrent en foule sur la France[1]. Curieuse, elle aussi, de visiter un pays si tragique où l’on avait vécu des siècles en moins de quinze ans, peut-être aussi de voir ce Premier Consul qui tenait l’emploi depuis longtemps inoccupé de grand homme, et remplissait le monde de sa gloire, Hester s’embarquait avec les Egerton, demeurait en France jusqu’à la rupture du traité d’Amiens, parcourait ensuite l’Italie. Si les Français ne l’émerveillèrent plus, comme avait fait jadis le comte d’Adhémar, du moins fut-elle sensible aux égards qu’on lui témoigna, et qu’elle n’oublia jamais.

Lorsqu’elle rentra en Angleterre, sa chère grand’maman Stanhope venait de mourir, et le logis paternel ne lui agréait pas plus qu’avant. Que faire ? Que devenir ? Comme il n’était pas dans ses habitudes d’hésiter longtemps, elle demanda l’hospitalité à William Pitt qui, malgré ses habitudes de vieux garçon, lui confia avec plaisir le gouvernement de sa maison, et la fit « sous-secrétaire d’Etat au département des banquets. » Il accueillait avec la même bienveillance les trois frères d’Hester que celle-ci avait fait enlever hardiment de l’hôtel de lord Stanhope parce que, à son gré, il les élevait trop mal, ou ne les élevait pas du tout. Bientôt elle devint la confidente du premier ministre, un peu son Egérie, obtenant les nominations qu’elle voulait, dépouillant sa correspondance, contrefaisant parfois sa signature au bas de documens officiels, écrivant des lettres en son nom, comme ce président Roze qui « avait la plume » sous Louis XIV, et imitait si bien la signature du souverain qu’on s’y méprenait. « J’ai quantité de bons diplomates, disait plaisamment son oncle, mais aucun d’eux n’entend rien aux choses de la guerre ; j’ai de même beaucoup de bons officiers, pas un ne vaut six pence dans un cabinet. Ah ! si vous étiez un homme, Hester, je vous enverrais sur le continent avec 60 000 soldats en vous donnant carte blanche, et je suis sûr qu’aucun de mes plans n’échouerait, . pas plus que l’on ne verrait un homme sans ses chaussures cirées. » On parlait de la construction d’un nouvel hôpital : « C’est vous qui en aurez la direction. Hester, déclara le premier ministre : il est destiné aux maladies de l’esprit, et nul ne connaît aussi bien que vous le moyen de les guérir. » A ceux qui redoutaient les coups de langue et les indiscrétions de sa nièce, Pitt répondait : « Je lui laisse faire tout ce qui lui plaît, car elle serait bien capable de battre le diable en personne si elle voulait s’en donner la peine. » C’est elle-même qui rapporte ces éloges dans ses Mémoires, et comme elle a autant de franchise que d’amour-propre, on peut la croire dans une certaine mesure : en tout cas, la confiance très réelle de Pitt surexcita singulièrement sa superbe, et l’on se doute bien que plus d’une fois elle se compara aux femmes d’Etat les plus célèbres, une Elisabeth, une duchesse de Marlborough, une princesse des Ursins, et que la comparaison ne tournait pas à l’avantage de celles-ci.

Il paraît aussi qu’elle devint l’amie du duc de Cumberland, du duc d’York, et qu’elle ne pouvait sentir le prince de Galles. Comme celui-ci en avait manifesté quelque surprise : « Parbleu, s’écria Hester, je l’aimerai autant que ses frères quand il leur ressemblera ! « Le Roi recherchait sa conversation. Un jour même, sur la terrasse de Windsor, devant toute la Cour, il aurait interpellé le premier ministre : « Monsieur Pitt, j’ai choisi un nouveau ministre pour vous remplacer. — Comme il plaira à Votre Majesté ; je suis heureux qu’elle ait trouvé quelqu’un pour me délivrer du pesant fardeau des affaires ; le repos et le bon air me feront du bien. — Et un ministre meilleur que vous, poursuit George III. — Le choix de Votre Majesté ne peut être qu’excellent. — Oui, monsieur Pitt, je vous le dis ; j’aurai un ministre meilleur que vous, et bon général par surcroît. — Je vous en prie. Sire, que Votre Majesté veuille bien me faire connaître ce remarquable personnage, afin que je lui témoigne tous les égards dus à d’aussi grands talens et au choix de Votre Majesté. — Mais le voici, fit le roi en éclatant de rire et montrant Rester au bras de son oncle. Il n’y a pas un homme dans mon royaume qui soit meilleur politique que lady Hester ; j’éprouve un grand plaisir à déclarer aussi qu’il n’existe aucune femme qui fasse autant honneur à son sexe. Et laissez-moi vous le dire, monsieur Pitt, si vous n’avez aucune raison de vous enorgueillir d’être ministre, car il y en a eu avant vous, et d’autres vous suivront, vous êtes en droit de vous montrer fier d’elle, car elle unit tout ce qui peut exister de grand dans l’homme et dans la femme. »

Que les paroles royales aient été ou non embellies, l’esprit d’Hester, renforcé de son crédit, lui conciliait beaucoup d’admirateurs et d’amis éphémères ; mais il lui ménageait encore plus d’ennemis durables, parce que le sarcasme marchait habituellement à son côté, qu’elle ignorait l’art des mots balsamiques et consolateurs, et ne pouvait s’empêcher de flageller les vices et les vicieux, les travers et les gens ridicules, comme si la Providence lui eût dévolu le rôle d’un Swift ou d’un Rivarol. Mépriser le genre humain, blesser l’amour-propre des gens, lancer à point nommé le trait moqueur qui ouvre ou agrandit la plaie, c’est un jeu dangereux qui réussit tant qu’on est craint, mais se retourne tôt ou tard contre son auteur : s’il prouve l’absence de délicatesse, il permet aussi de mettre en doute la noblesse du cœur. Lady Stanhope avait peut-être de la bonté, mais une bonté tellement dissimulée par l’orgueil, qu’on éprouvait quelque peine à la découvrir : or le mépris du genre humain procède d’une vanité extrême bien plus que d’une grande modestie, et ceux-là sont rares qui répètent sincèrement le mot du moraliste : l’homme est un sot animal, si j’en juge par moi ! D’autre part, l’esprit devrait être le serviteur, non le tyran de l’âme, mettre de la douceur, non de l’amertume dans les rapports sociaux ; il faudrait en user comme d’un bouclier, non comme d’une épée. Peut-être Hester eût-elle souri de pitié si on fût venu lui dire que les grands causeurs de notre pays cultivaient avant tout l’art de plaire par le génie de la nuance, que dans les salons plus d’un aimait mieux raconter que juger, que peut-être leur réputation venait autant de silences habiles que de spirituelles reparties. Charles Brifaut, très jeune encore, vivait dans l’intimité du poète Delille, et conquérait ses bonnes grâces en s’instituant son auditeur bénévole : il lui arriva une fois de lancer un mot brillant. « Tiens, fait Delille, vous avez donc de l’esprit ! — Ingrat, repart Brifaut, moi qui vous écoute depuis deux ans ! » Quelle leçon pour Hester ! Mais elle n’en aurait point profité ; car si elle aimait et appréciait la grâce française, elle agissait et parlait avec son naturel fougueux. Qui sait cependant ce qui fût advenu si elle eût fréquenté longtemps un prince de Ligne, un Narbonne, un Ségur ?

En attendant, elle rabrouait les dames, les hommes, les seigneurs de la Cour, et même les collègues de son oncle. Celui-ci venait de désigner pour le poste de secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères lord Mulgrave, dont le dévouement plus que le talent formait le principal titre. Quelque temps après, déjeunant chez le premier ministre, Mulgrave s’aperçoit, au moment de se servir de sa petite cuiller pour attaquer un œuf, que celle-ci était cassée, et il en fait l’observation. « Ne savez-vous pas, ou n’avez-vous pas découvert, répond tranquillement la terrible nièce, que M. Pitt se sert souvent d’instrumens très faibles et très insuffisans pour arriver à ses fins ? »

Lord Aberncorn avait demandé à Pitt l’ordre de la Jarretière, et l’avait obtenu plus tard en faisant sa cour à Addington. Hester, qui lui en voulait de ce qu’elle regardait comme une défection, avait déclaré au duc de Cumberland qu’elle la lui ferait payer. Sur ces entrefaites, lord Aberncorn entre dans le salon, portant sa tête comme un saint-sacrement, orné de la fameuse Jarretière, et gardant l’allure majestueuse qui lui était coutumière, bien qu’il se fût cassé les jambes quelque temps auparavant : « Voici le moment de vous venger, murmure le duc de Cumberland ; sus ! petit bouledogue ! » Il n’en fallait pas tant pour exciter lady Stanhope : « Eh ! qu’avez-vous donc à la jambe, Mylord ? s’écrie-t-elle. Je suppose que c’est un bandage pour vos jambes brisées. » Là-dessus, elle pirouette, tourne le dos à Aberncorn, qui l’aimait fort avant ce trait, et qui devint son ennemi déclaré.

C’est la vengeance à coups de massue, non à coups d’éventail. Que n’imitait-elle notre duc de Nivernais qui, au lieu de se venger d’une chanson satirique du comte de Tressan, votait pour lui à l’Académie française, et comme celui-ci accourait, se confondant en remerciemens : « Vous voyez, monsieur, dit Nivernais, qu’en vieillissant je perds la mémoire. » Ou bien encore la riposte de cette grande dame à une amie qui l’accusait de médisance, peut-être de calomnie : « Eh bien, sommes-nous quittes ? » Excentrique pour excentrique, comme elle nous apparaît plus aimable, cette Georgina Spencer, duchesse de Devonshire, qui à la fin du XVIIIe siècle. exerce la dictature de la grâce en Angleterre ! Tous les sortilèges de la beauté, du rang, de la richesse et de l’esprit, — des caprices qui faisaient loi, une fougue d’âme qui se précipitait toujours sur la voie de l’idéal et des causes généreuses, le don poétique en anglais, en français, en italien, et ce privilège si rare de séduire en plusieurs langues, — des réceptions royales qui faisaient dire : « Quand elle donne un bal, tout Londres s’enivre ; » un salon qui attirait les hommes les plus distingués : Fox, Burke, Wyndham, lord Tohnshend, Sheridan, etc. ; une passion pour les jeux de hasard qui aurait pu rivaliser avec celle de Mme de Montespan. Quand la guerre d’Amérique éclate, elle parcourt les camps revêtue de l’uniforme de la milice de Derby, et avec ses amies façonne des gilets de flanelle pour les troupes. Et quelle ardeur pour faire triompher la candidature de Fox, en 1784 ! Alors le vote, le poll se prolongeait pendant des semaines. Londres sous l’impulsion de la duchesse de Fox comme on l’appelait, eut la fièvre quarante-sept jours de suite, hommes et femmes portant cocardes, faveurs à la couleur du candidat, de grandes dames s’arrachant mutuellement leurs insignes et criant : « Vive Fox ! » ou : « A bas Fox ! » la duchesse allant aux hustings en grand équipage, quêtant des voix dans les boutiques, emmenant même des électeurs dans sa voiture.

Que n’aurait-elle octroyé à William Pitt, le jour où celui-ci répondit à un Français qu’étonnait l’influence de Fox sur la nation anglaise, un libertin ruiné par le jeu et les paris : « Vous n’avez pas été touché par la baguette du magicien ! » Un contemporain avait établi un tableau comparatif des professional beauties de cette époque, une sorte de cote de leurs diverses qualités : 20 pour la grâce, 18 pour l’amabilité, 17 pour l’élégance, 16 pour l’expression, et la taille, 15 pour le teint, 14 pour les traits, voilà le classement de Georgina. Lady Pamela Fitzgerald a 20 pour l’amabilité, 18 pour l’élégance, la grâce et l’expression, 16 pour la taille et les traits, 14 pour le teint. Les autres rivales sont : la princesse Marie duchesse de Glocester, dont le pied et la cheville impeccables entraînèrent la mode des courtes jupes, la duchesse de Montrose, la duchesse de Rutland, lady Anne Lambton, lady William Russell, lady Erskin Saint-Clair, lady Stormont, lady Anne Fitzroy, lady Webster, lady Caroline Campbell, lady Elisabeth Lambert, miss Ogilvie, Mme Tickell, belle-sœur de Sheridan. Il faut regretter que le concours n’ait pas été établi entre les beautés anglaises et françaises : un Horace Walpole, un Lauzun, un prince de Ligne auraient été d’assez bons juges.

Un charbonnier, ébloui de la beauté de Georgina, s’écrie : « J’allumerais ma pipe à vos yeux ! » Un boucher de Westminster réclame la faveur d’embrasser sa joue en échange de son vote. Elle l’accorde ; là-dessus les poètes s’enflamment, et cent trente-sept pièces de vers, réunies en volume, célèbrent l’accolade du boucher. Ainsi, deux siècles auparavant, Mme de Villeroy, femme de ce Nicolas de Villeroy qui fut ministre sous cinq de nos rois, ayant perdu sa petite chienne favorite, tous les poètes s’empressèrent de chanter Barbiche et lui composèrent, selon la mode du temps, un tombeau littéraire. De même, une puce aperçue par Etienne Pasquier sur le fichu de Mlle des Roches devint un thème inépuisable de traits ingénieux et de vers badins : et Mlle des Roches célébra à son tour les poètes chante-puce.

Parmi les mortels privilégiés qui trouvent grâce devant Hester, rappelons le beau Brummell, roi des dandies, arbitre de la mode et de l’opinion mondaine pendant près de vingt ans, héros représentatif et symbolique de la haute société anglaise, contempteur des populaces du salon, se moquant des maîtresses du prince de Galles, et parfois du prince lui-même, auquel cependant il n’a pas dit le mot légendaire : « George, sonnez ! » mais après la brouille, il feignit de ne pas le reconnaître dans un bal et interrogea tout haut un de ses émules : « Alvanley, quel est donc ce gros homme de vos amis ? » C’est un habile exploiteur de la vanité et de cet état d’âme qu’un romancier nommera plus tard le snobisme, amuseur en chef d’une société qui s’ennuie et ne saurait payer trop cher un tel service, restant maître de sa plaisanterie, de son élégance, « plaisant avec sa personne comme d’autres plaisent avec leurs œuvres, » fuyant l’amour véritable comme une maladie qui détruit l’harmonie morale et physique, sultan sans mouchoir, aimable parce qu’il n’était pas aimant, et qu’il combinait à un degré supérieur l’égoïsme intelligent, la gaieté caustique, le génie de la toilette, de la danse et des attitudes. Les femmes, même les plus distinguées, aiment la perfection dans le petit, presque autant que l’idéal dans la grandeur. Pourquoi donc s’étonner si le dandy femelle qui persistait en Hester, se sentit des affinités électives avec ce dandy mâle, alors que lord Byron, un dandy poète, déclarait presque sérieusement aimer mieux être Brummell que Napoléon ? Ne communiaient-ils pas aussi dans le culte du sarcasme à froid ? Quelle joie pour milady d’entendre ce mystificateur raconter cette impertinence : « J’ai diné hier chez un individu nommé R… Je présume qu’il désire que je fasse attention à lui, c’est pour cela qu’il m’a donné à dîner. Je m’étais chargé des invitations ; j’ai prié Alvanley, Pierpont et quelques autres. Le dîner était parfait ; mais, mon cher, concevez-vous mon étonnement quand j’ai vu que M. R… avait l’effronterie de s’asseoir et de dîner avec nous ? » Ceci fait penser au mot d’un gentilhomme qui fréquentait chez Grimod de la Reynière : « On le mange, mais on ne le digère pas. »

Et l’anecdote des deux bals ! Mrs Thompson, Mrs Johnson reçoivent le même jour : le prince de Galles qui venait de rompre avec Brummell, ayant déclaré son intention d’assister au bal de Mrs Thompson, l’ancien favori est rayé de la liste. Cependant, au moment où Mrs Thompson, entourée d’une nombreuse compagnie, croyait voir entrer son royal hôte, c’est Brummell qui se présente, arborant son plus aimable sourire. La dame, furieuse, lui laisse entendre qu’il n’a pas été invité : « Pas invité ! sourit Brummell, il faut donc qu’il y ait erreur ! » Et, faisant mine de chercher dans toutes ses poches, pour accroître l’anxiété de la maîtresse de maison, il finit par tirer une carte d’invitation qu’il présente avec sa grâce des grands jours : « Eh ! monsieur, mais c’est la carte de Mrs Johnson ; mon nom est Thompson, monsieur ! — Vraiment madame ? Mon Dieu, quel malheur ! En vérité, madame John... Thompson, veux-je dire, je suis bien fâché de cette méprise, mais vous savez, Johnson et Thompson, Thompson et Johnson, cela se ressemble tant. Mrs Thompson,-j’ai bien l’honneur de vous souhaiter le bonsoir. » Et il se retire, laissant la dame enragée de l’algarade, et la galerie fort amusée de sa déconvenue.

Voulez-vous savoir comment il payait ses dettes à un apprenti dandy qui eut l’audace de lui demander un remboursement ? « Je vous ai déjà payé, affirma Brummell. — Quand donc, monsieur ? — Quand ? Eh ! l’autre jour, lorsque vous passiez devant la fenêtre du club, et que je vous ai crié : « Bonjour, Jemmy, comment cela va-t-il ? » On ne dit pas si le créancier se contenta de cette monnaie, et j’ignore si les prédécesseurs de Brummell, les Beaux, les Macaronis, un Wilson, un Fielding, imaginèrent de pareils expédiens, dont l’équivalent se retrouve dans le Bourgeois Gentilhomme : ici Brummell semble avoir du moins le mérite de la forme. Au reste le dandysme procède d’un état d’esprit et d’un état social très anciens, et la chose a existé bien longtemps avant le mot, dans tous les pays un peu civilisés. Pourquoi n’y aurait-il pas eu des dandies dans l’Inde, en Égypte, à Babylone ? Il y en a eu certes à Athènes, à Rome : Alcibiade, un dandy grec ; Pétrone, un dandy romain ; Bassompierre, Lauzun, le maréchal de Richelieu, des dandies français ; dandy allemand, ce prince de Kaunitz lorsqu’il affirme solennellement : « Je n’ai pas un ami ; » des dandies russes, certains favoris d’Elisabeth, de Catherine II. Dandies femelles, beaucoup des filles d’honneur de Catherine de Médicis, plusieurs maîtresses royales, une Diane de Poitiers, une Montespan, une Pompadour ; dandies poètes et littérateurs, un Byron, un Alfred de Musset, un Barbey d’Aurevilly, un d’Annunzio. La politique, l’art, la religion même et la douleur n’ont-ils pas leurs dandies ? Le comte d’Orsay avait aussi ses coins de dandysme ; mais il se montre supérieur lorsqu’il soufflette au café un malappris qui parlait grossièrement de la Sainte-Vierge, puis se bat pour elle, n’admettant point « qu’on manquât de respect à une femme. » N’est pas dandy qui veut. On le reconnaît en général à ces signes qu’il séduit les femmes, l’opinion, les foules mondaines, qu’il se fait remarquer tantôt par une simplicité très savante, tantôt par une affectation très raffinée ; il cherche à plaire, pose et fait poser, a approfondi la philosophie du rien, la science des petits moyens, la diplomatie du sourire, du salut, la puissance de l’ironie et du costume ; il sait toujours couper à propos la queue de son chien.

Brummell amusait lady Hester : pendant une promenade à Hyde Park, il lui offrait un parfum inédit de sa composition, mais elle ne devait pas le communiquer au prince de Galles qui grillait d’envie de connaître la recette. Ou bien il soulevait ses boucles d’oreilles, mais il se faisait pardonner l’impertinence par cette allusion à la blancheur du cou : « Pour Dieu, lady Hester, ne portez donc pas de bijoux ; laissez-nous voir ce qui est là-dessous. »

Et puis, il y avait les mystères de la toilette du Beau, les gants qui moulaient les mains comme une mousseline mouillée, gants façonnés par quatre artistes spéciaux, trois pour la main un pour le pouce ; la fameuse opération de la cravate : le premier à Londres, Brummell y avait introduit l’empois. Mais écoutez la suite : « Le col, qui était fixé à la chemise, était si grand, qu’avant qu’il fût replié, il cachait entièrement sa tête et sa figure ; et la cravate blanche avait au moins un pied de haut. Le premier coup d’archet était donné au col de chemise, que Brummell repliait à la mesure convenable ; puis, alors, debout devant la glace, et le menton élevé le plus haut possible, par la pression douce et graduelle de la mâchoire inférieure, il rabaissait la cravate à des dimensions raisonnables, la forme de chaque pli successif étant donnée par la chemise qu’il venait de rabattre. » Qui ne connaît l’importance qu’attachent beaucoup d’hommes de grand talent, de grands hommes même, aux anecdotes, cancans mondains et pétoffes de toute sorte ? Telle toilette de Brummell qui excitait tant de jaloux parmi les lions, les swells d’alors, était aussi une curieuse anecdote, capable de piquer la curiosité d’une femme.

Un jour cependant Hester ne put se tenir de le remettre à sa place, mais il ne se démonta nullement. « Chère créature, demande-t-il dans le jargon d’alors, quel est donc cet homme auquel vous parliez tout à l’heure ? — C’est le colonel un tel. — Le colonel comment ? reprend-il d’un ton très hautain. A-t-on jamais entendu parler de son père ? — Et qui donc entendit jamais parler du père de George Brummell ? — Ah ! milady, qui, en vérité, a jamais entendu parler du père de George Brummell, et eût jamais entendu rien dire de George Brummell lui-même, s’il n’était ce qu’il est ? Mais vous savez bien, ma chère lady Hester, que je ne vaux quelque chose que par ma folie. Si je ne toisais pas les duchesses, et si je ne saluais pas les princes d’un air protecteur, on m’aurait oublié au bout d’une semaine. Le monde est assez fou pour se pâmer devant mes absurdités ; mais vous et moi nous savons ce que vaut tout cela. « Plus tard, Hester donna un souvenir de regret à Brummell, lorsqu’elle apprit que le Warwick de l’élégance, ruiné par le jeu, s’était éclipsé en 1816, et réfugié à Calais. Il y demeura quatorze ans, vivant aux frais de ses amis et les quêtant sans vergogne, fut nommé consul d’Angleterre à Caen, fit connaissance avec la prison pour dettes, se résigna enfin à porter des cravates noires. La fin, ce fut la folie, l’hospice du Bon-Sauveur, où il lui arrivait de mimer les réceptions d’autrefois. « Quelquefois il se mettait dans l’idée de donner une fête, et invitait tous les compagnons de sa vie brillante d’autrefois, dont beaucoup étaient déjà morts. Ces jours-là, il faisait ranger sa chambre, mettre la table de whist, et allumer des bougies (qui n’étaient que de la chandelle). A huit heures, le domestique, auquel il, avait donné ses instructions, ouvrait la porte toute grande, et annonçait la duchesse de Devonshire. Le beau se levait de son fauteuil, et il s’avançait jusqu’à la porte pour recevoir la belle Georgina. Son salut était presque aussi gracieux que trente-cinq ans auparavant. « Ah ! ma chère duchesse, disait-il en grasseyant, que je suis heureux de vous voir ! Je vous en prie, ensevelissez-vous dans ce fauteuil ! Savez-vous bien qu’il m’a été donné par la duchesse d’York, une très bonne amie à moi ? Pauvre femme ! elle n’est plus maintenant. » Ici, les yeux du vieillard se remplissaient de larmes, et se laissant tomber lui-même dans son fauteuil, il regardait vaguement le feu jusqu’à ce que lord Alvanley, ou lord Worcester, ou tout autre, fût annoncé, et alors il recommençait la même pantomime. A dix heures, on annonçait les voitures, et la farce était finie. » Pauvre Brummell, voudrait-on dire ! Hélas ! cet homme, que ses amis défrayèrent avec une générosité infatigable pendant vingt-cinq ans, déclara froidement qu’il avait perdu son meilleur ami le jour où mourut son caniche. Et l’on ne peut guère accorder le mot du cœur à celui qui ne goûta que les mots de l’esprit, et vécut d’attitudes.

La mort de William Pitt allait produire un immense changement dans la vie d’Hester, en la faisant tomber du côté où penchait son âme puissante, dominatrice et mal équilibrée. Atteint d’une maladie héréditaire qu’avait exaspérée le travail, consumé par cette fatigue du gouvernement qui devient si vite aux hommes d’État un mal nécessaire, par les angoisses de la lutte contre la Révolution française et Napoléon, ce ministre, bien que la victoire de Trafalgar l’eût un instant réconforté, ne put résister à la nouvelle de la capitulation d’Ulm. Son visage avait pris une expression de détresse mélancolique que son ami Wilberforce appelait une physionomie d’Austerlitz. Quelques jours avant sa mort, contemplant une carte d’Europe accrochée au mur de son antichambre, il aurait dit à sa mère : « Roulez cette carte, on n’en aura pas besoin d’ici dix ans. » Né en 1759, il meurt le 23 janvier 1806, âgé de quarante-sept ans : la précocité, la puissance de son talent sont telles que personne ne s’étonne de le voir chancelier de l’Echiquier à vingt-trois ans, premier lord de la Trésorerie et premier ministre en 1785 à vingt-six ans, chef du gouvernement pendant dix-sept années consécutives. d’un orgueil égal à son génie, enfant gâté de la Chambre et charmeur de l’esprit public, ayant le secret des individus et des majorités, maintenant l’ordre légal pendant la tempête, ami de la liberté, de la paix, pensant à celle-ci au milieu de la guerre et des crises les plus violentes, laissant sa patrie libre et plus grande qu’il ne l’avait reçue, il prouve qu’on peut être un homme d’Etat de premier ordre avec un gouvernement constitutionnel et des Chambres, et que d’ailleurs celles-ci s’accommodent aussi des longs ministères quand les titulaires s’appellent : Walpole, Chatham, Pitt, Robert Peel, Disraeli, Gladstone, William Pitt se trompa plus d’une fois, et sur les forces de la Révolution, et sur celles de l’Europe ; mais ses passions, ses erreurs étaient celles de son peuple, et c’est déjà une manière d’avoir raison lorsque, en fin de compte, le résultat d’ensemble couronne l’entreprise.

Il n’avait pas de vices dépensiers. Ses mœurs passaient pour assez rigides, et, bien que la charge de premier ministre, la place de gardien des Cinq Ports, rapportassent 250 000 francs par an, comme l’ordre lui manquait absolument, son budget particulier était mis au pillage par ses domestiques. Lady Hester, si brillante dans un salon, se montra insuffisante comme ministre de l’intérieur : un peu moins d’esprit de conversation, un peu plus d’esprit pratique avec les qualités d’une petite bourgeoise française, auraient rendu d’immenses services à son oncle et à elle-même. On ne saurait, en effet, trop répéter que la plupart des hommes demandent avant tout trois choses aux femmes : d’être ou de paraître jolies, de les écouter ou d’en avoir l’air, de bien faire ou faire faire la cuisine, de gouverner leur ménage sans recourir aux emprunts, sans dépasser les crédits ouverts. Pitt laissait 40 000 livres sterling de dettes : la Chambre des communes vota les crédits nécessaires pour rembourser les créanciers, ainsi qu’une pension de 1 200 livres sterling pour Hester, de 600 livres pour chacune de ses sœurs. Fox, l’adversaire de Pitt, proposa à sa nièce de demander en sa faveur quelque grosse sinécure. Le Roi lui offrait d’habiter Windsor : elle refusa. Pendant deux ans et plus, elle essaiera de faire figure, de s’habituer à une existence modeste ; mais le souvenir du passé la hante ; ceux qu’elle n’avait pas épargnés se déchaînent ; les livres l’ennuient, la solitude exacerbe ses rancœurs. Avoir connu les ivresses du pouvoir, vécu dans cette atmosphère brûlante de la politique qui renouvelle pour les déchus le supplice de Tantale ; sentir en soi des forces inemployées, et, comme Machiavel, tendre au ciel des bras las du repos ; voir des hommes qu’on dédaigne diriger la barque où l’on avait une des meilleures places, voilà sans doute une douleur amère, la douleur de ceux qui ont été précipités d’en haut par leur faute, ou par la malignité des hommes et des événemens. Hester ne put supporter sa croix : incapable de sérénité, de véritable philosophie, prenant en aversion cette Angleterre, qui déjà commençait d’oublier son oncle, l’accusant des déceptions de son orgueil, elle r »solut d’aller chercher au loin des émotions. Si l’Asie n’était point la patrie de son âme, peut-être serait-elle la patrie de son ambition, peut-être de nouveaux rêves ardemment poursuivis créeraient-ils des réalités consolatrices.

Ici s’arrête la vie européenne, anglaise, sédentaire, de lady Stanhope ; ici commence sa vie orientale, nomade, fantastique, ensoleillée par l’espérance, par les dons charmans et dangereux de la folle du logis, par un besoin d’action qui suit tous les sillages, se lance à travers les récifs, aborde parfois les rivages fortunés. Cette nouvelle existence se partage elle-même en deux parties : les voyages, 1809-1817 ; la résidence à Mar-Elias et à Djoun, 1817-1839. Et d’avoir mené à bonne fin les expéditions aux ruines de Palmyre ou Tadmor et de Baalbeck, cela semble fort simple à une époque où les explorateurs parcourent en tous les sens les lieux les plus inaccessibles de notre planète, et s’apprêtent à conquérir le royaume de l’air ; où, non moins que le chemin de fer, le télégraphe, le téléphone, les récits de Chateaubriand, de Lamartine, de MM. Gabriel Charmes, Melchior de Vogüé, Loti, Bellessort, Chevrillon, Edouard Blanc, semblent avoir mis l’Orient à notre porte. Mais, au commencement du XIXe siècle, Palmyre, Baalbeck, paraissaient presque des lieux de rêve, hantés de toutes sortes de légendes et de réalités fort ardues, comme ces montagnes enchantées dans les contes des Mille et une Nuits : pachas cupides, populations fanatiques, Arabes pillards et soldats qui, ne valant guère mieux, combattaient aussi volontiers contre l’ordre que pour l’ordre. Il fallait négocier, menacer au besoin, obtenir le passage par l’argent et la diplomatie ; et tout cela se compliquait d’une autre difficulté, le sexe d’Hester, assez peu respecté en Orient. Qu’à cela ne tienne : Hester en changera, mais dans un autre sens que cette Ninon de Lenclos qui un beau jour imagina de se faire homme sous prétexte que les hommes s’arrogeaient tous les privilèges et toutes les libertés, exemple suivi par Elisabeth, Catherine II et autres grandes dames. Notre héroïne se contenta d’adopter le costume masculin, de fumer le chibouk, et de déployer des qualités toutes viriles. Elle montait à cheval comme un centaure, et pour la hardiesse, la générosité, l’endurance, la force d’âme, elle aurait pu rivaliser avec un Bonvalot. Ses compatriotes l’appelaient plaisamment : Hester reine des Juifs ; les Turcs, les Arabes, que fascinaient ses grandes allures et son courage, la surnommèrent : la Sytt Milady, la Malikah, et après le voyage à Palmyre : la Reine de Tadmor ou la Reine du désert. Elle finit par prendre au sérieux ces hyperboles, et de bonne heure se considéra comme l’oracle de ces peuples, se proclama l’enfant gâtée de l’armée turque : à l’entendre, les derviches lui avaient donné un morceau du tombeau de Mahomet. Et en réalité le Divan lui témoignait une grande considération, lui accordait des firmans en vertu desquels elle reçut les mêmes honneurs qu’une princesse ; d’ailleurs, son odyssée orientale l’avait rendue célèbre dans tout l’Islam, et le prestige en fut durable. Elle lui avait coûté 30 000 piastres environ : l’imagination des Bédouins centupla sans doute ce chiffre, et leur rapacité y trouvait son compte, puisqu’il leur permettait de pressurer davantage ceux qui vinrent après elle. Sous les pas de la Malikah, disaient-ils, le désert aride se métamorphosait en plaine verdoyante ; les ruisseaux s’élançaient des rochers comme au temps de Moïse ; là où elle avait dormi, on voyait sortir de terre un gazon doux comme les étoffes de l’Inde ; le sucre devenait aussi commun que le sable ; en arrivant au Temple du Soleil de Tadmor, Milady se parait de bijoux merveilleux ; grâce à elle, cette ville était plus riche que Damas, plus peuplée que Stamboul, et, si elle y était restée, Tadmor serait devenue la reine des cités. Ainsi se transformaient les ruines du Temple du Soleil, quelques chaumières, leurs misérables habitans. Voilà de quelle manière on raconte souvent l’histoire en Orient... et ailleurs qu’en Orient.

Insensiblement, le charme de ces pays où l’histoire fut si grande, charme joint à l’ascendant conquis et à l’espoir de l’accroître, de l’exercer noblement, avait agi sur lady Stanhope. Partie pour quelques années seulement, elle demeurait en Orient. Son ami l’émir Béchir ayant mis à sa disposition Daïr-Mar-Elias, ancien monastère tout proche de Sidon, elle résolut, après le voyage à Baalbeck, de s’y installer pour quelque temps. La pendaison de la crémaillère y fut marquée par des danses et la comédie de société, celle-ci appropriée au caractère des invités de Milady : de rusés compères vantant à un jeune homme la beauté nonpareille d’une fille de leur tribu, et, grâce à l’appât, le dépouillant insensiblement de son chameau, de son cheval, de sa tente, de ses vêtemens même.

L’expédition de Baalbeck avait aussi coûté fort cher. Milady dut emprunter une assez forte somme afin d’y faire face, et elle comptait que le gouvernement anglais la rembourserait : celui-ci refusa, et cette déception ne contribua pas médiocrement à effacer en elle l’idée du retour dans son pays. Le 22 avril 1816, elle avait écrit à son cousin Buckingham une lettre où il lut des lignes comme celles-ci : « Vous ne pouvez douter qu’une femme de mon caractère, — j’ose dire de mon intelligence, — doive mépriser et haïr tous nos hommes d’Etat d’aujourd’hui ; leur ignorance, leur duplicité, ont ruiné la France, associé l’Europe entière à leur propre honte, exposé leur nom, non seulement au ridicule, mais à la malédiction des générations présentes et à venir. En écrivant ceci, la petite-fille de lord Chatham, la nièce de l’illustre Pitt, sent le rouge lui monter au front d’être née en Angleterre, — cette Angleterre qui, de son or maudit, a fait le contrepoids de la justice, par qui l’humanité éplorée vient d’être mise dans les fers, — cette Angleterre qui emploie ses armées, créées pour défendre l’honneur national, à rendre esclave un peuple libre... »

Dans cette même lettre, Hester célébrait aussi Napoléon, « le seul homme capable de commander aux Arabes comme au monde, » dit-elle plus tard au comte de Marcellus. Et, son antipathie pour l’Angleterre ne faisant que croître et embellir, elle ne consulte jamais les agens consulaires britanniques, éloigne ses compatriotes par ses brusqueries, ou refuse de les recevoir. Il est vrai qu’ils se présentaient à elle en grand nombre, comme si elle avait été un monument historique, et que, sans parler de ses rancunes, elle n’avait pas toujours de quoi héberger les curieux, professionnels ou occasionnels de l’indiscrétion, qui plus tard ne se gênaient guère pour la bafouer dans leurs récits.

Henri Heine s’appelait : « un Prussien libéré. » Hester se crut à son tour libérée de sa patrie, lorsque, après de nouveaux griefs, réels ou imaginaires, contre le gouvernement anglais, vieillie, criblée de dettes, ruinée dans sa santé et sa fortune, mais toujours orgueilleuse, poussant l’hypertrophie du moi à ses dernières limites, aussi incapable de contenir son indignation que de respecter les bienséances européennes et l’étiquette, elle adressa cette lettre à la jeune reine Victoria :

« Djoun, 12 février 1838. — Votre Majesté me permettra de dire qu’il n’est pas de parti plus fâcheux et plus contraire au prestige de la royauté, que de donner des ordres sans en avoir examiné les conséquences, que de jeter sans raison l’opprobre sur un membre d’une famille qui n’a jamais cessé de servir avec fidélité son pays et la dynastie de Hanovre. Aucune explication ne m’ayant jamais été demandée sur la manière dont je me suis endettée, je crois inutile d’entrer à cette heure dans aucun détail à ce sujet. Je ne saurais tolérer que la pension qui m’a été accordée par votre royal grand-père soit arrêtée par la force : je déclare donc l’abandonner pour le paiement de mes dettes, en même temps que je renonce à la qualité de sujette anglaise, et m’affranchis de l’esclavage que cette qualité entraîne aujourd’hui. Et comme Votre Majesté, par ses ordres à ses agens consulaires, a rendu la chose publique, je ne saurais être blâmée de suivre son royal exemple. — Hester Lucy Stanhope. »

Et pour que nul n’ignorât que « la Reine n’avait pas jeté le gant à une radoteuse ni à une bavarde, » la fière patricienne avertissait quelques hommes d’Etat, lord Palmerston, M. Abercrombie, speaker de la Chambre des communes, le duc de Wellington. Elle avait, au péril de sa vie, sauvé beaucoup de pauvres habitans d’Acre des fureurs de Méhémet-Ali et d’Ibrahim-Pacha ; elle ne voulait pas être traitée avec moins d’égards qu’on n’en témoignait autrefois aux voleurs de grand chemin ; elle demeurait attachée à l’humanité, à la royauté, convaincue que ceux qui ébranlaient le trône du Sultan ébranlaient en même temps celui de leur propre souverain. Et il appartenait à lord Wellington de faire comprendre à la Reine « que les Pitt sont d’une race unique, et que rien n’est sans importance avec eux. »

Mais cette femme singulière, qu’on aurait coupée en morceaux plutôt que de la contraindre à abdiquer ses droits, respecta-t-elle du moins ceux des autres ? Tel procédé d’Hester fait songer à cet autre Anglais qui, ayant trempé sa main dans une lagune, et l’ayant portée à ses lèvres, s’écrie : « Ah ! ce pays est à nous ; l’eau est salée. » Veut-on, par exemple, savoir comment elle prit possession de sa seconde habitation, celle de Dahr-Djoun, dans la montagne, qui appartenait à un marchand chrétien de Damas ? Elle se présente à la tête d’une nombreuse caravane ; Joseph Saouayah qui a reconnu la Sytt Milady, l’invite à prendre le café, lui fait faire le tour du propriétaire ; on cause, l’heure du souper arrive, le marchand offre à Hester de le partager, elle accepte, soupe, s’assied tranquillement sur le divan et commence à fumer. Etonnement de son hôte qui l’invite à passer la nuit. Milady remercie, reste le lendemain et les jours suivans. De plus en plus stupéfait, l’amphitryon veut faire comprendre à la reine de Tadmor que l’hospitalité a des bornes ; il demande si elle ne compte pas retourner en Europe. — « Mais, répond-elle, je ne retourne pas en Angleterre ; je reste, ne te l’ai-je pas dit ? — Ici, aux environs ! Je comprends. Ta Félicité se propose d’élever un palais sur Dahr-Djoun ou dans la vallée ? — Nullement, je bâtirai plus tard ; ceci me plait, je l’arrangerai à ma guise. — Ceci ? mais ceci, milady, c’est ma maison. — Je la garde. — Mais je ne veux ni la louer ni la vendre. — A merveille, car je ne veux ni la louer ni l’acheter. » Discussion, appel du marchand à l’émir, exhibition des firmans par Hester, qui ne bouge du logis du Syrien ; enfin le Divan consulté répond à l’émir : « Faites tout ce que voudra la princesse d’Europe. Chassez l’homme qui ose lui résister. La maison est à elle. N’oubliez pas que c’est une grande princesse. » On finit par s’entendre : Milady paiera un loyer annuel de 1 000 piastres (un millier de francs), tous les bâtimens qu’elle construira appartiendront au Syrien quand elle cessera d’habiter Djoun. Ce commentaire léonin de la fable de La Fontaine rappelle un proverbe souvent mis en pratique par les peuples et certains particuliers : « Ce qui est à moi est à moi ; ce qui est à toi est à moi. » Est-il besoin d’ajouter que Milady transforma, modifia sans cesse la maison de Djoun, et qu’il ne resta finalement pas plus de l’ancienne que de certain couteau légendaire ?

« Cette habitation, observe M. Philippe Descoux, était bien la plus extraordinaire chose du monde : enclose dans un mur d’une dizaine de pieds d’élévation, et qui formait une sorte de parallélogramme de cent quatre-vingts pas dans un sens sur une centaine dans l’autre, elle ressembla bientôt du dehors à une forteresse, et intérieurement à une cité en miniature. Grâce à la disposition des divers quartiers de sa demeure, disait Milady, des individus, des familles pourraient vivre pendant des mois, des années même dans le voisinage les uns des autres, sans en avoir le moindre soupçon, tandis que nul ne pourrait sortir, aller, venir, sans être aperçu d’elle ou de ses serviteurs. Le principal corps de ces bizarres constructions servait au logement de la Malikal : il se composait de sa chambre à coucher, d’une ou de deux pièces à usage de salon et de divan, et donnait sur un vaste jardin à la turque. En ce jardin, tout était l’œuvre de Milady elle-même, et les années, en faisant grandir arbres et arbrisseaux, en faisant fleurir les parterres et les rideaux de plantes grimpantes des charmilles et des kiosques, les roses, les jasmins et les pervenches, donnèrent un charme enchanteur à cet îlot de végétation perdu dans un désert de roches. Une eau, claire comme le cristal, que l’on avait montée à dos de mulet dans les réservoirs du Dahr, jaillissait dans des bassins de marbre. Le long des allées, des arbres fruitiers d’Europe entremêlaient leurs branches avec les espèces de l’Asie ; des treilles vigoureuses formaient des voûtes où l’automne venait dorer des raisins délicieux ; des pelouses s’étendaient comme un vert tapis, et çà et là, des arbustes, des plantes fleuries s’élançaient de vases faits en argile du pays, tous d’un dessin différent, et dont Milady, avec un goût et un talent auquel le prince Pucklor-Muskau se plaît à rendre hommage, avait donné le modèle. De divers points se découvrait, avec une habileté admirable de mise en scène, le paysage environnant, d’un pittoresque merveilleux dans le tumulte de ces rochers, tandis que, en suivant la vallée dans la direction du couchant, l’œil apercevait avec enchantement la vaste nappe bleue des eaux de la Méditerranée. »

Ernest Renan réclamait un tyran bon, intelligent, équitable et libéral. Hester mérite-t-elle ces quatre épithètes ? En tout cas, son libéralisme ne l’empêche pas d’agir assez rudement envers ses domestiques, de rosser ses femmes, de les faire fustiger, enfermer dans un cachot, et de, les menacer du pal. Il est vrai que la plupart étaient sales, paresseuses, maladroites, que, pour le mensonge et le vol, elles auraient rendu des points à tous les Frontins du répertoire. Ses serviteurs orientaux la grugeaient comme les serviteurs européens avaient pillé son oncle, et elle aurait pu, elle aussi, leur donner pour étrennes ce qu’ils lui avaient volé pendant l’année. D’ailleurs, elle exigeait une obéissance passive, aveugle. Le jardinier ayant affirmé qu’un carré de jardin bêché par lui conviendrait à tel ou tel légume : « Dites-lui donc, interrompit Milady, que si je lui commande de bêcher, il n’a qu’à bêcher, et aucunement à donner son avis sur l’emploi du terrain. C’est peut-être pour sa tombe qu’il bêche, peut-être pour la mienne... »

Elle redressait à sa manière les théories philanthropiques du docteur Meryon, son familier et son historiographe : « Zeyneb me disait un jour : « Félicité, tu me prêches, tu prétends toujours me donner des conseils pour mon bien ; je considère tout cela comme de la plaisanterie. Si je fais quelque chose qui te déplaise, pourquoi ne me fais-tu pas fouetter ? » « Non, docteur, ces êtres-là n’aiment pas les gens doux : ils disent sans cesse qu’ils ne veulent point être commandés par de vieilles poules, mais par un tigre. » Et elle régalait son confident d’une foule d’historiettes destinées à mettre en relief les beautés de l’absolutisme cru et vert. Un pauvre Français ayant perdu ses bagages et son argent, l’émir Béchir envoie, dans le village où le vol a été commis, son bourreau et son ami, le fidèle Hamâady. Celui-ci assemble les paysans, et, du ton le plus aimable, les invite à rendre l’argent. Protestations unanimes d’innocence. Hamâady n’insiste pas, montre ses instrumens de torture, fait chauffer ses fers, ses petites calottes de cuivre, avise une femme et, délicatement, lui enfonce une aiguille sous un ongle de la main. « Laissez-moi ! laissez-moi ! et vous saurez tout, » finit-elle par dire au milieu des hurlemens. Et elle confessa que, d’accord avec le fils du papa[2], elle avait volé le Français.

Est-ce en admiration de ces procédés sommaires, qu’Hester avait toujours à portée de sa main une masse d’armes à tête d’acier garnie de pointes aiguës, une hache, un poignard, et que, dans ses crises d’indignation contre ses gens, il lui arrivait parfois de brandir cette masse en l’air, comme si elle eût voulu exterminer les coupables ? Un paysan lui ayant apporté un seau plein de miel, et confessé qu’il avait préparé ce miel avec ses mains qui étaient fort sales, elle le fit bâtonner, déshabiller, enduire de miel et exposer au soleil pendant une grande heure.

Pauvre docteur Meryon ! Il était devenu le souffre-douleur attitré de Milady, comme Grimm avait été le souffre-douleur de Catherine II ; mais celui-ci avait retiré de son rôle de grands avantages, tandis que le plus clair profit du docteur fut d’écouter les monologues de son impérieuse amie, des conversations fort intéressantes sans doute, mais qui, durant six et huit heures, et se renouvelant à chaque instant, devaient tomber dans l’écueil de la monotonie par les redites. Notez qu’elle se riait des prescriptions du docteur, qu’elle employait à tort et à travers, pour elle et ses cliens, les procédés empiriques des charlatans indigènes, qu’elle croyait aux charmes, aux maléfices, à l’influence du mauvais œil, aux jours fastes et néfastes : et non seulement elle n’écoutait guère Meryon, mais il lui arriva de le médicamenter, de le purger de force. Pourquoi pas ? Ne s’imaginait-elle pas posséder la science infuse, qu’il s’agît de politique, d’art militaire, de médecine, d’agriculture ou de cuisine ? Un jour, le docteur, entrant dans sa chambre, se heurte contre une ficelle accrochée par un bout à la muraille : Hester tenait l’autre extrémité : « Docteur, ces bêtes de filles ne peuvent me comprendre ; aidez-moi. Je veux m’arracher une dent, il s’agit de donner un bon coup sur cette ficelle à laquelle j’aurai attaché ma dent : la secousse l’arrachera. » Le docteur ne parut point étonné, il proposa cependant son davier, et, par extraordinaire, elle consentit cette fois à l’écouter.

Elle continuait à se bercer de l’espérance d’un grand rôle en Orient, et à ses illusions politiques elle avait joint les illusions occultistes, si bien que ses pensées, sa conversation, faisaient songer à un capharnaüm, à un de ces magasins de bric-à-brac où les bibelots les plus rares figurent à côté d’objets sans aucune valeur. Les fabricans de prophéties avaient aussi beau jeu avec elle que les cheiks et les derviches ; tous l’exploitaient sans vergogne, flattant ses prétentions à jouer, près du futur mahdi, le rôle de la vierge Myriam près du divin prophète Hiesa. Beaucoup la considéraient comme une sibylle, d’autres comme une folle, tandis qu’elle n’avait qu’une demi-folie, certaines fêlures du cerveau s’étant élargies avec l’âge. Là-dessus, le critérium oriental différait du critérium européen. Un groupe de nomades discutait la question de savoir si Dieu n’avait pas troublé la raison de la Sytt. « Elle est folle, prononça un vieillard. Oui, elle est folle, elle met du sucre dans son café... »

La Reine du Désert recevait les visiteurs admis d’après une étiquette déterminée : ils pénétraient dans sa chambre à une heure avancée de la nuit, peut-être parce qu’elle craignait de ne plus paraître aussi agréable qu’autrefois à contempler. Plusieurs de ses compatriotes n’ont-elles pas porté un masque éternel après la perte de cet infaillible passeport de séduction qu’on appelle un beau visage ? Sur toutes choses elle développait des théories personnelles avec une vigueur originale ; mais il y avait aussi les bons et les mauvais jours, les jours néfastes où les divagations tenaient le haut bout : ainsi, dans les terrains aurifères de l’Alaska, tel coup de pioche n’apporte au mineur que des scories, et tel autre fait jaillir le précieux métal. Les jugemens des Européens sur Milady se ressentirent de ces variations ; et toutefois, avec une femme qui avait connu les personnages les plus éminens de l’Angleterre, qui connaissait les Turcs, les Arabes, les Syriens, qui, véritable autodidacte, s’était formée elle-même par la réflexion, l’action, et n’aimait que le grand livre de la vie, il y avait toujours quelque anecdote, quelque légende à glaner. Sous ce rapport, elle ressemblait au prince de Metternich, qui se comparait à un grand dictionnaire, mais elle ne se laissait pas feuilleter par tout le monde.

Les Français demeuraient ses préférés. « Ils ont des droits tout particuliers à mes sentimens, » répétait-elle souvent ; et lorsque Louis XVIII envoya en Syrie M. de Portes avec Louis Damoiseau, pour acheter des chevaux de pure race arabe, elle leur offrit une jument digne, d’après les dires de plusieurs santons, de porter Napoléon, ainsi qu’un étalon magnifique qui avait coûté la vie à son premier propriétaire. Achmed et Djezzar, pacha d’Acre et de Damas, dit un jour à celui-ci : « Bénis Allah qu’il t’ait donné un si précieux coursier : c’est le plus beau cheval que de ma vie j’aie vu. — En effet, seigneur, répondit Sakal Aga, c’est une bénédiction d’Allah ; merci. » Et il poursuivit son chemin. Le lendemain, nouvelle rencontre : « Sakal, insiste le pacha, Allah t’a le plus favorisé parmi les hommes. Pour ton cheval, on donnerait un royaume. Sa crinière est plus soyeuse que les cheveux d’une femme, et ses pieds plus rapides que ceux de la gazelle. » L’aga remercia de nouveau et passa. Alors Achmed dit à ses officiers : « Je crois que si Allah a donné à Sakal une belle monture, il l’a, en revanche, privé d’intelligence, car il ne sait rien comprendre. Toutefois, attendons jusqu’à demain. » Le lendemain, le pacha envoya chercher Sakal Aga et lui fit couper la tête..., c’est ainsi qu’il hérita de son cheval.

Tout n’était pas à dédaigner dans les idées politiques de notre héroïne, et les Français auraient pu s’épargner une grande folie, s’ils avaient connu et partagé sa haine raisonnée contre le trop fameux Méhémet-Ali qui faillit nous mettre sur les bras l’Europe entière. L’Egypte du pacha était alors l’objet de l’engouement presque universel en France, comme l’avaient été auparavant les Républiques de l’Amérique du Sud, la Grèce, la Pologne, comme le furent plus tard l’Italie et le Mexique. Ce vice-roi excellait à caresser les intérêts, à capter les faveurs de la presse et des étrangers qui visitaient ses États. Il nous empruntait nos savans, nos officiers, nos chimistes, envoyait ses fils dans nos écoles, se disait notre protégé, notre élève. Aussi était-il à la mode, et l’exécuteur sommaire des mameluks passait pour un apôtre de civilisation et de libéralisme. Or, lady Ilester ne cessait de dénoncer les côtés faibles de cette tyrannie orientale habillée à l’européenne, elle lui rompait intrépidement en visière, elle plaidait avec force pour le Sultan. La domination du vice-roi d’Egypte ? Un édifice brillant tout en façade et sans profondeur. Les victoires de son fils Ibrahim ? Un trompe-l’œil et l’œuvre de la corruption. Sa puissance militaire ? Cent mille soldats de terre et de mer, et non 276 000, comme nos journaux le proclamaient. Son libéralisme ? La bastonnade, le massacre, les taxes exorbitantes, la solidarité d’impôts et de travail établie entre les habitans de chaque province et de chaque village, les levées en masse, un despotisme effroyable aboutissant visiblement à la destruction de l’espèce humaine, les mères en venant à éborgner leurs enfans pour les soustraire à la corvée militaire. Et cela ne suffisait pas toujours, car il y eut à Beyrouth, en 1840, un bataillon de borgnes, appelés par dérision les invincibles, pour lesquels on avait accommodé des fusils qui permettaient d’en jouer de l’épaule gauche. Un des axiomes de Méhémet-Ali était celui-ci : « Un grand roi ne connaît que son épée et sa bourse ; il tire l’une pour remplir l’autre. » Mais si ses créations n’étaient que des improvisations éphémères, il savait enjôler l’opinion publique, le parlement français, et ses talens diplomatiques valaient mieux sans doute que ses talens d’organisateur et de conquérant. Un jour qu’on lui lisait une traduction de Machiavel, il se contenta de dire : « Les Turcs en savent plus long. » Et ce mot le dépeignait tout entier, lui, le moins scrupuleux, le plus retors de tous les Turcs.

Hester parvint-elle à convaincre ses visiteurs français ? On peut en douter, car, après 1840, nous ne manquâmes certes pas de prophètes du passé ; mais les prophètes véritables étaient bien rares, et leur critique se perdait dans le concert des éloges. Comment distinguer les causes nobles, utiles et justes, d’avec les causes nobles, mais chimériques, les vrais généraux d’avec les don Quichottes, les hommes d’État d’avec les fantoches ? L’histoire de nos engouemens, de nos folies chevaleresques, avant et après 1789, prouve combien la limite est difficile à fixer.

Quant aux théories de Milady sur l’éducation, elles peuvent se résumer dans le vers célèbre :


Chassez le naturel, il revient au galop.


On peut dresser un cheval, lui apprendre à boire du thé, à danser le menuet ; abandonné à lui-même, il ne fera plus rien. Il en va de même pour les hommes. Et elle comparait l’éducation à la peinture qui change l’apparence du bois sans en modifier l’essence. Elle estimait qu’en dehors de la lecture, de l’écriture et du calcul, l’instruction n’est d’aucune utilité pour la grande majorité. « C’est l’étoile d’un homme qui fait tout ; s’il doit être grand, il le deviendra, qu’il soit instruit ou non. »

Le comte de Marcellus, le prince Puckler-Muskau, le duc de Richelieu, Alexandre et Léon de La Borde, Kinglake, Louis Damoiseau, Lamartine, eurent l’honneur d’entretiens de six, huit, douze heures où Milady parlait presque tout le temps, ne s’interrompant guère que pour demander une nouvelle pipe tous les quarts d’heure. On pourrait avec ses mots, ses pensées, composer une Stanhopeana qui ne déparerait nullement la collection des ana.

Le prince Puckler-Muskau eut même la bonne fortune de passer huit jours à Djoun, ce qui ne l’empêcha pas d’être à certain moment gratifié de l’épithète de coquin.

« L’aristocratie, dit-elle à Marcellus, bientôt effacée du monde, abandonne sa place à une bourgeoisie mesquine et éphémère, sans génie ni vigueur. Le peuple seul, mais le peuple qui laboure, garde encore un caractère et quelque vertu. Tremblez s’il a jamais conscience de sa force ! » Milady connaissait-elle aussi bien le peuple anglais que l’aristocratie et la bourgeoisie ? Avait-elle médité la réponse d’Alfieri au reproche d’avoir renié ses principes libéraux après 89 : « Je connaissais les grands ; je ne connaissais pas les petits. » On ne s’aperçoit pas jusqu’ici que l’aristocratie anglaise ait abdiqué comme classe dirigeante, ni qu’elle ait cessé d’exercer sa fonction de gouvernement et d’éducation, si magnifiquement remplie depuis plus de six cents ans.

D’ailleurs les portraits de Milady sont souvent vrais ; mais si la vérité de la satire n’y manque pas, la vérité de la bienveillance fait le plus souvent défaut. Voici la triste princesse Caroline, cette Allemande « grossière, vulgaire, impudente, indigne même que l’on commît un mensonge pour son salut. » « Quelle créature était cette princesse de Galles ! Dans les bals, elle s’exposait comme une fille d’opéra, au point de faire rougir des officiers de marine. » Quant à Wellington, il ressemblait à cent autres habitans d’une ville de province quelconque. « Il dansait et buvait sec. Ce n’est pas un grand général cependant : il doit tout à son étoile. Ce n’est pas davantage un tacticien ; il n’a aucune des grandes qualités qui firent César, Pompée et même Bonaparte. » Eh quoi ! Milady s’insurge contre l’opinion de William Pitt qui portait aux nues Wellington ! Milady avait peut-être oublié le jugement de son oncle ; et d’ailleurs elle ne se considérait nullement comme inféodée aux pensées d’un être quelconque ; elle aurait bataillé avec le diable et Dieu lui-même. Il est vrai que les Pitt lui semblaient au moins aussi infaillibles que ces deux personnages. Ne signalait-elle pas cette différence entre elle et son oncle ? Il aurait attendu qu’un homme eût tourné le dos pour dire de lui : « C’est le plus bel âne que j’aie jamais vu. » Elle le dirait en face, fût-ce à un roi. Voilà sa manière de s’excuser lorsqu’elle avait froissé le docteur Meryon par ses propos hautains.

Que dites-vous encore de ce croquis de Bonaparte et de Joséphine ? « En contemplant le portrait de Joséphine, je devinai qu’elle était artificieuse à l’excès. Il y a dans ses traits deux ou trois lignes qui m’ont semblé sataniques. Quant à sa beauté, elle a pu en avoir. Bonaparte avait dans la physionomie quelque chose de vulgaire. Ses idées lui venaient un peu d’Ossian, un peu de César, un peu de tel livre, un peu de tel autre : il en avait fait un ensemble capable de lui donner quelque apparence de grand homme ; mais il n’était pas grand de sa nature. Je ne trouve rien à lui reprocher dans la mort du duc d’Enghien ; il eût pu faire tuer tous les autres Bourbons pour le bien de la France. Mais il n’avait guère de sentiment : il ne s’est jamais lamenté que sur son propre sort. Je ne comprends pas qu’un grand homme puisse se plaindre de son champagne, ou de sa chambre. Je crois pouvoir dire qu’il en avait habité de pires. A sa place, vous auriez vu que je me serais comportée tout autrement ; et jamais un homme de l’espèce de sir Hudson Lowe n’aurait pu s’apercevoir qu’il m’eût offensé. Il n’avait pas de génie, mais c’était réellement un homme de grand talent. L’homme de génie est comme un beau diamant, uni et égal sur toutes les faces, si bien que, de quelque côté qu’on le regarde, il s’en échappe un éclat de lumière. »

Un beau diamant, soit, — mais uni et égal sur toutes les faces, quoi de plus douteux ? Les plus grands hommes n’ont-ils pas eu leurs défaillances : et contester le génie de Napoléon à cause de son attitude à Sainte-Hélène, n’est-ce pas raisonner à la faconde ceux qui ment Pascal, Molière, Victor Hugo, Wagner, parce qu’ils ont partagé quelques-unes des faiblesses ou des erreurs de l’humanité moyenne ?

Milady eut avec Lamartine, en 1832, une conversation que tous deux ont racontée, l’une dans ses Mémoires, l’autre dans le Voyage en Orient, et qui met en relief d’une manière fort piquante le contraste de ces natures. Le poète idéalise le paysage, l’habitation, son interlocutrice, il embellit les idées de celle-ci, couvre ses billevesées d’un voile de pourpre poétique ; il arrive chez elle, il en repart le cœur plein de douceur, de gratitude même, et peut-être l’a-t-il mieux comprise que les autres parce qu’il a su l’admirer. « Cette Circé des déserts est un grand nom en Orient, et un grand étonnement en Europe. » Quant à ses doctrines religieuses, il y voit un mélange habile et confus des différentes religions au milieu desquelles elle s’est condamnée à vivre : « Non, affirme Lamartine, cette femme n’est point folle, La folie ne s’aperçoit nullement dans la conversation élevée, mystique, orageuse, mais soutenue, liée, enchaînée et forte, de lady Hester. S’il me fallait prononcer, je dirais plutôt que c’est une folie volontaire, étudiée, qui se connaît soi-même et qui a ses raisons pour paraître folle. La puissante admiration que son génie a exercée, et exerce encore sur les populations arabes qui entourent les montagnes, prouve assez que cette prétendue folie n’est qu’un moyen. Aux hommes de cette terre de prodiges, dont l’imagination est plus colorée et plus lumineuse que l’horizon de leurs sables ou de leurs mers, il faut la parole de Mahomet ou de lady Stanhope ; il faut le commerce des astres, les prophéties, les miracles, la seconde vue du génie. Lady Stanhope l’a compris d’abord par la haute portée de son intelligence vraiment supérieure ; puis, peut-être, comme tous les êtres doués de puissantes facultés intellectuelles, a-t-elle fini par se séduire elle-même, et par être la première néophyte du symbole qu’elle s’était créé pour d’autres... »

Et Milady ? Elle commence par déclarer à Lamartine qu’elle n’a jamais entendu prononcer son nom. Le poète ne s’étonne point, il sait ce que représente la gloire, et que les deux revers de la médaille de l’humanité sont aussi creux l’un que l’autre. Peut-être cependant eût-elle goûté des vers comme ceux-ci :


Ah ! c’est que le désert est vide de cités,
C’est qu’en voguant au large, au gré des solitudes,
On y respire un air vierge des multitudes !
C’est que l’esprit y plane indépendant du lieu ;
C’est que l’homme est plus homme, et Dieu même plus Dieu !


Milady prophétise un autre Messie, elle conte au poète qu’elle lit dans les astres, lui annonce ses étoiles, explique son pied, le pied de l’Arabe, le pied de l’Orient ; entre le talon et les doigts, quand le pied est à terre, il reste un espace suffisant pour que l’eau passe sans mouiller. « . Vous êtes un fils de ces climats, et nous approchons du jour où chacun rentrera dans la maison de ses pères. Nous nous reverrons. » Par une faveur exceptionnelle, elle lui montre son jardin, et aussi sa fameuse Laïla, la jument née toute sellée, celle qui devait porter le Messie, et Loulou, une autre jument arabe, qu’elle devait sans doute monter elle-même, quand elle entrerait à Jérusalem, derrière le Messie.

En fin de compte, elle finit par se moquer de lui avec ses autres visiteurs, de même qu’elle se moquait de lord Byron, « un don Quichotte bizarre et mélancolique qui n’était qu’un homme du monde semblable aux autres, faisant des vers, chose facile. » D’après elle, Lamartine est un habile versificateur, nullement un poète, car « il n’a aucune pensée sublime. » A l’entendre, il étalait cette affectation sémillante qui caractérise les dandies anglais de second ou de troisième ordre ; il embrassait à chaque instant son petit chien, si bien que les muletiers, les domestiques l’ont cru fou. Milady raillant les prétentions de Lamartine, n’avait jamais médité l’apologue de la poutre et du fétu de paille ; d’ailleurs elle aurait volontiers érigé en dogmes ses ridicules. Un voyageur affirme qu’une tempête de neige ayant empêché le poète de se rendre à Baalbeck, il avait emprunté le fond de sa description à d’autres récits, comme Chateaubriand aurait fait auparavant pour ses paysages américains[3]. J’imagine que Milady dut en faire des gorges chaudes avec Kinglake, Puckler-Muskau et tutti quanti ; en tout cas, elle ne se gênait nullement pour déclarer qu’en ce qui la concernait, une moitié des pages était inventée et l’autre inexacte. Tant il est vrai qu’on ne loue jamais assez, qu’on ne sonne jamais les gens comme ils veulent être sonnés. Au fond, Milady se préoccupait de cette opinion européenne qu’elle feignait de mépriser, puisque, un an environ avant sa mort, le 6 août 1838, se sentant malade, elle fit partir le docteur Meryon, son unique ami, chargé de publier des lettres qui, dans sa pensée, devaient ressusciter son prestige.

Sur la tombe de cette femme étrange, j’aurais voulu qu’on gravât les vers de ce Lamartine qui lui avait rendu justice, et même un peu plus que justice :


Hâtons-nous ! Replions, après ce léger somme,
La tente d’une nuit semblable aux jours de l’homme,
Et, sur cet océan qui recouvre les pas,
Recommençons la route où l’on n’arrive pas !
Eh ! ne vaut-elle pas celles où l’on arrive ?

Car, en quelque climat que l’homme marche ou vive,
Au but de ses désirs, pensé, voulu, rêvé,
Depuis qu’on est parti, qui donc est arrivé ?


On aurait pu ajouter qu’elle réalisa parfois son rêve, et fit quelques kilomètres vers son but : peut-être s’en fût-elle davantage approchée si elle eût vécu un peu avec les autres au lieu de vivre avec soi-même, avec son orgueil, avec des chimères qui s’exaltaient sans cesse et enfantaient d’autres chimères. Elle n’a pas senti la profondeur du mot de l’Écriture : Malheur à celui qui est seul ! Autant il importe de ne pas piétiner dans le chemin banal, de ne point perdre le goût de la lutte, de l’ascension, autant il importe de ne pas se retrancher de la communion humaine, mais de souder son originalité propre à l’originalité accumulée qui est le produit des siècles, le trésor moral entassé par des milliers de génies et de héros. Evitons ce double écueil : l’imitation stérile qui nous réduit au rang de zéros avant un chiffre, et la prétention de faire table rase du passé, de frayer des routes nouvelles, prétention qui souvent aboutit à répéter des choses anciennes ou à créer des contrefaçons du chaos. Les demi-génies, les talens incomplets comme lady Stanhope, ont du moins cet avantage qu’ils indiquent aux ambitieux de genre les récifs où l’on peut sombrer, et qu’ils contribuent à exciter en nous l’émulation de l’effort, l’ardeur du combat pour une plus grande humanité.


VICTOR DU BLED.

  1. Albert Babeau, les Anglais en France en 1802 ; — Philippe Descoux, La reine de Tadmor : lady Hester Stanhope, 1 vol., Chamuel ; — Macaulay. Essais historiques et biographiques, traduction Guillaume Guizot ; — Lord Stanhope, William Pitt et son temps, 4 vol. ; — Captain Jesse : The life of George Brummell, London, 2 vol., 1844-1846 ; — Memoirs of the lady Hester Stanhope, as related by herself in conversations with her physician, London, 3 vol., Henry Colburn ; — John Lemoinne, Études biographiques et historiques, p. 260 et s. ; — Barbey d’Aurevilly, Du Dandysme et de G. Brummell, 1 vol., Lemerre, 1887 ; Kinglake, Eothen ; relation d’un voyage en Orient ; — Prince Puckler Muskau, Mémoires et voyages, 5 vol. ; — Vicomte de Marcellus, Souvenirs de l’Orient ; — Poujoulat, Voyage en Asie Mineure ; — Lamartine, Voyage en Orient, 2 vol. ; — Vte E.-M. de Vogüé, Syrie, Palestine, Mont Athos ; — Gabriel Charmes, Voyages en Syrie ; Impressions et souvenirs, etc.
  2. Le papa, prêtre du rite grec orthodoxe.
  3. Je ne sache pas que Lamartine ait prétendu être allé à Palmyre.