Une Mission internationale dans la Lune/14

Éditions Jules Tallandier (p. 117-124).

xiv

LE RETOUR

Le Selenit s’était allégé d’environ 7 000 tonnes d’explosif, qui avait été employées pour l’éloigner de la terre et ralentir sa chute à la surface de la lune. La pesanteur étant d’autre part beaucoup plus faible sur la lune que sur la terre, il serait singulièrement plus facile de décoller pour le retour que pour l’aller.

Grâce à ces circonstances favorables, les explorateurs pouvaient envisager sans inquiétude le dernier acte de leur voyage, bien qu’ils fussent isolés, privés de tout secours, dans un monde hostile.

Il importait d’abord de faire prendre au départ au Selenit une direction voisine de la verticale, afin de ne pas être ramenés sur la lune par la gravitation, après avoir parcouru une trajectoire courbe, plus ou moins allongée.

Les explorateurs se mirent donc à la recherche d’une montagne qui offrirait un versant bien lisse, aboutissant à une crête aussi nette que possible. La partie des Apennins au pied de laquelle le Selenit était arrêté, présentait de nombreuses surfaces à peu près planes, et orientées dans les directions les plus diverses. Mais l’on eut peine à en trouver une qui répondit à toutes les conditions exigées. Quand on l’eut trouvée, il fallut en faire l’ascension pour l’examiner attentivement et la débarrasser des obstacles qui auraient pu faire verser ou capoter le Selenit et déterminer une catastrophe. Il fallut abattre à coups de pic les saillies intempestives, aplanir les rides, combler les crevasses.

Ce travail dura dix jours terrestres, pendant lesquels on dut se contenter de la lumière de la terre, dont le disque s’élargissait d’ailleurs progressivement, atteignait le cercle parfait, brillant dans sa plénitude, puis recommençait lentement à décroître.

Le sol lunaire perdait l’énorme chaleur qu’il avait accumulée pendant le jour. Sa température se rapprochait du froid absolu, qui, calculé à l’échelle centigrade, serait de 273° au-dessous de zéro. Les explorateurs devaient donc observer les plus grandes précautions pour ne pas être saisis par le froid en dépit des parois isolantes de leurs scaphandres. Ils prenaient garde de rester longtemps immobiles et activaient les combustions organiques en s’accordant un supplément d’oxygène.

Espronceda et Bojardo étaient chargés de surveiller la température intérieure du Selenit et de faire fonctionner le calorifère si elle baissait au-dessous de 18°.

Quand les scaphandriers rentraient dans leur maison, la surface de leur appareil se recouvrait aussitôt d’une couche de glace, formée par la condensation de la vapeur d’eau répandue dans l’atmosphère du Selenit, et ils étaient forcés d’attendre que la paroi extérieure de leur scaphandre fût réchauffée pour pouvoir en sortir.

Brifaut participait comme les autres aux travaux d’aménagement de la piste de départ. Mais il s’occupait aussi de rédiger une relation exacte et vivante du premier voyage d’exploration dans la lune. Aux heures de repos, il lisait à ses camarades ce qu’il avait écrit, et chacun faisait ses observations, rectifiant une erreur ou ajoutant un détail oublié. Tous s’accordaient à dire que le récit de Brifaut était parfait dans son ensemble.

Enfin tout était prêt.

En dépit de leurs calculs rassurants et de toutes les précautions qu’ils avaient prises, les explorateurs ne purent se défendre d’une certaine angoisse au moment de s’élancer pour la seconde fois à travers l’espace céleste.

Et d’abord, s’ils manquaient leur départ, ils courraient grand risque de ne pas pouvoir le tenter de nouveau ; la lune deviendrait bientôt leur tombeau comme elle était déjà celui de Sclierrebek. Quand ils pensaient qu’ils étaient sur la lune depuis vingt-cinq jours terrestres, et qu’ils n’avaient plus de réserve d’air que pour cinq ou six jours, ils se sentaient frémir ; le Selenit subirait une avarie, qu’ils n’auraient peut-être pas le temps de la réparer.

L’aménagement de la piste terminé, le Selenit fut amené face à la pente et orienté avec soin pour prendre son élan. Chacun se mit à son poste. Galston et Goffoël dans la cabine de pilotage, Garrick et Kito au moteur, les autres dans le logement de l’équipage.

On s’était installé pour éviter les chutes au moment où le Selenit passerait de la position horizontale à la position verticale.

Quand Galston leur lança le signal de se tenir prêts, les membres de la mission éprouvèrent un serrement de cœur. Madeleine pinçait les lèvres et baissait les yeux, mais elle se montrait brave.

— Allumez ! s’écria Galston.

La machine s’ébranla, se mit à rouler, d’abord horizontalement, puis en gravissant une pente de plus en plus raide.

Le mouvement s’accélérait et les hommes se trouvaient rejetés en arrière.

La membrure de la nef transmettait les secousses que le train d’atterrissage éprouvait sur la piste, et les vibrations, en se communiquant à l’air du Selenit, remplissaient de bourdonnements.

Toute secousse cessa soudain.

Hourra ! s’écria Lang, nous décollons.

Mais à peine avait-il prononcé ces mots qu’une secousse plus violente que les autres se fit sentir.

La machine avait en effet quitté le sol pendant quelques secondes, mais son élan était encore insuffisant : elle était retombée, heurtant avec force la pente rocheuse et, comme elle avait touché en porte-à-faux, sur un côté seulement du train d’atterrissage, les roues se rompirent sous le choc. Le Selenit se coucha, sa hanche se mit à frotter sur le roc ; une catastrophe était imminente.

La lourde masse allait s’arrêter, puis, entraînée par son poids, rouler comme une avalanche sur la pente au bas de laquelle elle s’écraserait.

En cet instant critique, Galston par bonheur garda tout son sang-froid et fit preuve de présence d’esprit.

— Augmentez les gaz ! cria-t-il dans le porte-voix, donnez toute la puissance !

Garrick et Kito ne se montrèrent pas moins résolus que leur chef. Les moteurs marchaient à plein rendement. Le Selenit traîna encore un peu, puis se détacha de nouveau du sol pour ne plus retomber cette fois. Le voyage à travers l’espace recommençait.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le Selenit planait à environ 6 000 kilomètres de la surface terrestre. De cette altitude, le globe apparaissait comme un énorme disque, qui occupait en largeur le sixième de la circonférence céleste. Une partie était éclairée par le soleil, l’autre était obscure et on n’en reconnaissait l’emplacement que parce qu’elle faisait écran devant les étoiles. Le croissant de la nouvelle lune était encore trop mince et trop près du soleil pour répandre quelque lueur dans la nuit terrestre.

Il y avait environ quarante-huit heures que le Selenit avait quitté la lune et il était arrivé au point où ses moteurs devaient commencer à freiner pour retarder sa chute et l’empêcher de s’écraser à la surface du globe.

Il importait d’ailleurs de ne pas pénétrer avec une vitesse trop grande dans la couche atmosphérique, qui régnait jusqu’à plus de 500 kilomètres d’altitude, si l’on ne voulait subir un échauffement intense qui aurait risqué de fondre les parois de la machine et de griller ses occupants.

Garrick et Kito remirent les moteurs en activité et le freinage eut aussitôt pour effet de rendre aux passagers le sentiment de la pesanteur, qu’ils avaient perdu depuis le moment où ils tombaient en chute libre sur la terre.

Cette dernière phrase du voyage devait durer environ quarante minutes. On avait beaucoup discuté sur le meilleur point d’atterrissage. Conviendrait-il de se poser sur un continent ou de choisir plutôt l’Océan ?

On avait d’abord opiné pour ce dernier parti, le contact de la mer devant être moins brutal que celui de la terre si le projectile conservait une vitesse restante appréciable. Comme d’ailleurs le Selenit se trouvait délesté de son énorme charge d’explosif, il flotterait comme un bouchon à la surface et ne tarderait pas à être recueilli.

Une constatation inquiétante avait déterminé Galston à renoncer à l’amérissage. En observant par un périscope, il avait remarqué que la surface du Selenit avait été fort abîmée au moment du départ de la lune. Le flanc qui avait frotté sur la roche avait subi une large déchirure. Dans ces conditions, si l’on avait améri, l’eau se serait précipitée dans la cavité de la double paroi et l’on ne pouvait pas affirmer que le Selenit aurait continué à flotter.

Il fallait donc se résigner à descendre à terre. Mais il y avait à l’atterrissage une difficulté dont on n’avait pas eu à tenir compte à l’arrivée sur la lune. Comme la terre tourne sur elle-même en vingt-quatre heures, les points de sa surface sont animés d’une vitesse de rotation qui va en croissant du pôle à l’équateur. Très faible pour les régions voisines du pôle, cette vitesse dépasse 300 mètres à la seconde pour le centre de la France et elle est de 460 mètres pour un point de l’équateur.

Il était donc nécessaire d’atterrir dans le sens de rotation de la terre et avec une vitesse à peu près égale à celle des points de la latitude choisie. Sans cette précaution, on se serait exposé à une rencontre mortelle.

Malheureusement on n’avait guère le temps de la réflexion, et une immense nappe de nuages qui s’étendait sur un grande partie de la surface terrestre, gênait les observations.

On avait pénétré dans l’atmosphère. L’air envahissait l’espace vide que la brèche de la coque lui ouvrait. Aussi le son du moteur devenait-il beaucoup plus distinct et les explosions précipitées qui se confondaient presque, rendaient un grand bourdonnement.

Sur les indications de Galston, les mécaniciens faisaient donner les moteurs auxiliaires de direction pour imprimer à la machine un mouvement de translation dans le sens de la rotation terrestre.

Par des éclaircies de nuages, Galston s’était rendu compte que le Selenit allait tomber vers l’ouest de l’Europe. Il ne songeait pas sans horreur à ce qu’il adviendrait si la machine atterrissait par exemple au milieu d’une ville ; mais on n’avait plus la faculté de modifier sensiblement sa trajectoire. Étant donné les difficultés du repérage à grande hauteur et les complications causées par le mouvement propre de la terre, Galston doutait même à présent qu’il lui eût été possible de choisir entre la terre et la mer.

Le Selenit traversa en quelques secondes une couche de nuages et Galston découvrit la terre : des champs, des villages, une forêt, des routes, des chemins de fer, tout cela minuscule et aplati par la distance.

— Pourvu que nous ne fassions pas de dégâts ! murmurait-il.

Et il cria :

— Gaz à droite !

Il voulait essayer d’atterrir dans la forêt. Outre qu’il y risquait moins de blesser des habitants, il calculait que les arbres feraient au Selenit une espèce de matelas qui amortirait la chute. D’autre part la coque de la machine était assez résistante pour ne pas être crevée par les grosses branches.

On n’eut plus le temps de réfléchir. Le Selenit descendit sur la forêt comme un grand ballon dégonflé, se coucha parmi les arbres avec un grand fracas.

On l’avait vu tomber des villages voisins. Les paysans accoururent, qui à pied, qui à bicyclette, qui en voiture. Les gendarmes, avertis, s’ébranlèrent aussi.

Le Selenit avait atterri en France, dans la forêt de Compiègne.

La machine reposait de travers et les membres de l’équipage étaient mal à l’aise, obligés qu’ils étaient de ramper sur des parois en pente. Ils exultaient pourtant de se retrouver en vie après l’aventure extraordinaire dans laquelle ils s’étaient lancés si audacieusement.

— Eh bien, dit Goffoël, résumant l’opinion générale, maintenant que nous voici revenus sains et saufs sur la terre, je peux bien vous avouer qu’en partant je n’aurais pas donné grand’chose de ma peau. J’estimais que nous avions quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent d’y rester.

— Vous auriez pu me faire plus tôt cette confidence, déclara Madeleine. Mais, après tout, vous avez eu raison de me laisser croire qu’on ne risquait rien. Maintenant que j’ai repris contact avec la terre, je suis bien contente d’avoir accompli ce voyage, tout de même moins banal qu’une excursion au Maroc.

On dévissait le capot du Selenit, auquel on n’avait pas touché depuis que les explorateurs étaient descendus dans la machine un peu avant le départ.

Bien que le vernis fût écorché, les paysans avaient lu le nom : Selenit, peint sur la coque. Un instituteur avait alors déclaré que c’était certainement la machine qu’on avait construite à Philadelphie pour accomplir un voyage dans la lune et qui revenait après avoir rempli sa mission.

Brifaut sauta par l’ouverture du capot. Renouvelant le mot de Cyrano de Bergerac, il cria, triomphant :

— Nous tombons de la lune !

Des acclamations lui répondirent. Les membres de l’équipage furent accueillis avec transport et l’on fit fête tout particulièrement à Madeleine, qui avait montré tant de vaillance pour une femme.

Des cyclistes filèrent aussitôt pour téléphoner à Compiègne.

Trois quarts d’heure plus tard, les autos commençaient à arriver sur la route voisine, amenant des curieux et des personnages officiels.

Une réception grandiose fut organisée en l’honneur de la mission. On prononça beaucoup de discours, on évoqua l’avenir de la navigation interastrale.

Brifaut fit l’historique de la mission et exposa les résultats acquis.

Scherrebek ne fut pas oublié et l’on célébra un service religieux en sa mémoire.

Il fut décidé qu’un monument commémoratif serait élevé dans la forêt de Compiègne, à l’endroit où le Selenit était tombé ; les noms des explorateurs, celui de Scherrebeck en tête, y seraient inscrits.

Quelques semaines plus tard, René et Madeleine Brifaut rentraient d’Amérique, où les membres de la mission avaient été appelés pour recevoir, au milieu des fêtes et des grandes manifestations scientifiques, le prix de leur exploit.

Un soir, assis sur la passerelle du grand paquebot, qui les remportait vers la France, ils goûtaient la douceur d’une belle nuit d’été et regardaient la lune monter parmi les étoiles, en versant sur la mer un fleuve de miroitements argentés.

— Sois-lui reconnaissante, Madeleine, murmura Brifaut, c’est elle qui nous a enrichis.

— Oui, repartit la jeune femme. Mais elle me plaît mieux d’ici. C’est un monde trop inhospitalier pour que j’aie envie d’y retourner.

FIN