Une Mission en Suisse pendant les cent jours

Une Mission en Suisse pendant les cent jours
Revue des Deux Mondes2e période, tome 29 (p. 497-560).
UNE
MISSION EN SUISSE
PENDANT LES CENT JOURS

Papiers inédits[1]

Le 21 avril 1815, le duc d’Otrante, ministre de la police générale, que je n’avais pas vu depuis plus d’un an, m’écrivit pour m’inviter à dîner chez lui ce jour-là même. Il voulait, disait-il, causer avec moi d’un objet qui m’intéressait personnellement[2]. Après le dîner, nous causâmes, et il me proposa d’aller en Suisse, à Zurich, trouver ou attendre M. de Laharpe, qui revenait du congrès de Vienne. Je saurais de lui si l’on n’avait point à nous faire quelque proposition acceptable, ou s’il n’en était aucune que nous pussions faire nous-mêmes, s’il n’y avait enfin aucun moyen honorable de prévenir l’horrible guerre dont nous paraissions menacés. Je lui exposerais le véritable état où était la France, qu’on avait sans doute connu fort inexactement à Vienne. Je n’avais pas besoin d’autres instructions ; il n’y avait point à négocier, ni à traiter ; ce n’était pas une mission proprement dite, c’étaient seulement des informations à donner et à recevoir.

Tels furent du moins les derniers termes où l’affaire fut amenée. C’était autre chose au début. Le ministre avait commencé par me dire : « M. de Laharpe est arrivé à Zurich, revenant du congrès de Vienne. Il a écrit ici qu’il avait quelques propositions à nous faire, qu’il fallait lui envoyer pour les recevoir quelqu’un dont on fût bien sûr et qui fût de ses amis. Il vous a désigné, vous en premier, et M. de L…[3] en second, si vous ne vouliez ou ne pouviez pas y aller. Je suis sûr que vous le voudrez ; vous le pourrez aussi, c’est l’affaire d’un mois tout au plus de congé à votre Institut ; mais il faut partir tout de suite, vous voyez que cela est urgent. »

Je lui avouai que j’étais surpris de ce que M. de Laharpe avait écrit, que j’étais sûr qu’il n’était point à Zurich, qu’il était encore à Vienne, et que de la manière dont je savais qu’il écrivait à sa femme, qui était prête à partir pour la Suisse, il n’avait ni propositions ni communications à faire. Le duc se rabattit alors à des expressions moins positives, et à notre seconde entrevue, quand j’eus tiré d’une visite que je fis sur-le-champ à Mme de Laharpe de nouvelles preuves qu’on n’avait pas rendu fidèlement au ministre ce qu’on disait que M. de Laharpe avait écrit, sans revenir sur ce qu’il m’avait dit d’abord, il réduisit sa proposition et sa commission au point que l’on vient de voir.

En effet, Mme de Laharpe, amie de ma femme comme j’étais l’ami de son mari, recevait lettres sur lettres qui l’engageaient à quitter Paris et à se rendre à Zurich, où M. de Laharpe ne tarderait pas à l’aller joindre. La dernière lettre était si pressante que Mme de Laharpe ne pouvait plus différer son départ, mais elle ne voulait pas se mettre seule en route ; emmener ses femmes eût été pour ainsi dire sonner l’alarme et annoncer la guerre, à laquelle on ne croyait point encore à Paris. Elle était dans le plus grand embarras ; cette circonstance contribua beaucoup à me décider, et je saisis avec empressement l’occasion de rendre à elle et à son mari un service d’amitié.

D’ailleurs je désirais depuis longtemps voir la Suisse, et j’en avais une raison de plus : ce qu’on avait écrit en France sur l’institut de Pestalozzi, à Yverdun, et sur les établissemens de Fellemberg, auprè s de Berne, m’inspirait une vive curiosité. J’avais la promesse positive d’une place de conseiller à vie dans le conseil de l’université : on s’occupait des écoles primaires, on pourrait peut-être y adapter quelques-unes des vues de ces deux célèbres instituteurs ; mais il faut voir soi-même ces sortes d’objets, que les livres représentent toujours imparfaitement. Ces motifs, et plus encore le désir et l’espérance de servir ma patrie et l’humanité, si j’obtenais quelque résultat utile de la mission qui m’était proposée, me déterminèrent. Je l’acceptai ; j’offris à Mme de Laharpe de l’accompagner jusqu’à Zurich et d’y attendre avec elle le retour de son mari. C’était un voyage d’agrément pour moi, des vacances qui me reposeraient de mes travaux.

Nous partîmes de Paris le 27 avril, deux jours après l’anniversaire de ma naissance. Nous ne voyageâmes que de jour, par un fort beau temps ; nous fûmes une semaine en route. Ce voyage, quoique un peu fatigant, fut très agréable pour moi, et ne pouvait manquer de l’être, du reste sans accident et sans événement quelconque. M. de Laharpe avait recommandé à sa femme d’aller par Neuchâtel et non par Bâle, où il pensait qu’il devait y avoir des troupes et qu’elle pouvait trouver des embarras ; nous en trouvâmes d’inattendus en prenant par Neuchâtel.

Dès mon entrée sur le territoire helvétique, le premier jour de mai, les formes de réception me parurent peu hospitalières. Aux Verrières, qui étaient le premier poste suisse, on mit un fusilier sur le siège de la voiture ; on en mit un autre au second poste, et nous arrivâmes ainsi jusqu’à Motiers. À Couvet, petite place où l’on visa nos passeports, un certain colonel de Scheffland écrivit sur le mien, au lieu d’un simple vu pour aller à Neuchâtel, ces propres mots : avec ordre de se présenter à Neuchâtel dans le bureau du chef de la deuxième brigade des troupes confédérées. À Neuchâtel, il nous fallut aller en personne chez ce chef, qui se nommait le colonel Effinguer. Mme de Laharpe fut poliment reçue ; moi, je fus reçu froidement et d’un air hautain. Le droit chemin de Neuchâtel à Zurich est par Soleure. Le colonel voulut absolument que nous allassions par Berne. Il répondit aux observations et aux instances que lui faisait Mme de Laharpe : « Il n’y aurait, madame, aucune difficulté pour vous ; mais monsieur… » Et cela fut accompagné d’un regard fort peu obligeant pour moi. Malgré tout ce que nous pûmes dire, il visa donc mon passeport pour aller par Berne à Zurich.

J’ai su dans la suite pourquoi il tenait tant à m’envoyer par Berne : c’est qu’il comptait que je n’y obtiendrais pas de l’état-major de l’armée la permission d’aller plus loin. Voilà où en était déjà pour nous la neutralité helvétique. Le colonel fut trompé dans son attente. Le hasard fit que, le matin même du jour de notre arrivée à Berne, le quartier-général avait été transféré à Morat. Nous envoyâmes de l’auberge à la police nos passeports, qui nous furent rapportés avec des visa purs et simples pour Zurich. Le colonel Effinguer se vengea six semaines après de ce mécompte. On verra si c’est en brave et en homme généreux qu’il l’a fait.

Une bêtise qui nous fut dite dans le village d’Anet, deux lieues après Neuchâtel, peut faire juger de l’état où l’on entretenait, à l’égard des Français, l’esprit des habitans de la campagne. En déjeunant, je demandai au jeune garçon d’auberge qui nous servait s’il y avait quelque chose de nouveau.

— Eh ! mon Dieu, oui, répondit-il ; il y a que les Français ont bloqué Genève ; il y a eu une grande bataille, où nous avons perdu bien du monde, et Genève s’est déclarée pour eux. Ah ! c’est bien triste que Napoléon soit revenu ! C’est lui qui détruira la Suisse.

— Que dites-vous là, mon ami, et comment voulez-vous qu’il la détruise ?

— Je ne sais pas comment, mais c’est bien sûr, car un jour qu’il traversait la Suisse à cheval, il y a bien dix ou douze ans, comme il passait aux environs de Morat, son cheval s’abattit. Napoléon fut blessé à la tête, et il répandit presque tout son sang. Enfin le lac devint tout rouge.

— Le lac de Morat ? interrompit Mme de Laharpe, qui avait bien de la peine à s’empêcher de rire. Et qui vous a fait de pareils contes ?

— Ce ne sont point des contes, reprit-il d’un air triste, en appuyant le bout de son doigt sur la table. Tout le monde l’a vu, et c’est bien vrai. L’eau du lac devint toute rouge. On vit bien dès ce temps-là que ça nous annonçait de grands malheurs.

— Voilà qui est bien terrible ! lui dis-je en le regardant très sérieusement. Et pendant combien de temps les eaux du lac restèrent-elles toutes rouges ?

Il réfléchit un moment et répondit d’un air encore plus triste : — Je ne sais pas combien de temps, mais elles devinrent toutes rouges, cela est bien sûr.

Un propos d’un autre genre, et qui marque un esprit différent, nous fut tenu au-delà de Berne. Nous étions descendus de voiture pour monter à pied, à la fraîcheur du matin, une rampe assez rapide qui traverse un bois de sapins. Nous entendîmes dans le bois, à notre gauche, siffler un air fort gai, et un moment après nous vîmes sortir de la forêt un jeune bûcheron, grand, bien fait, de la plus belle et de la plus heureuse figure, la hache sur l’épaule, marchant lestement et gaiement. Mme de Laharpe lui dit bonjour en allemand, et lui demanda ce qui le rendait si gai dès le matin.

— Madame, répondit-il, c’est que j’ai déjà bien travaillé, et que je vais à présent déjeuner avec ma famille.

— Avec votre père et votre mère ?

— Non, madame, avec ma femme et mes enfans.

— Quoi ! si jeune (il ne paraissait pas avoir plus de vingt-deux ans), vous êtes marié, et vous avez de la famille !

— Oui, madame, Dieu merci !

— Et dit-on quelque chose de nouveau dans vos contrées ?

— Oh ! oui, madame, répondit-il en riant ; il y a de drôles de nouvelles. Napoléon vient de faire encore un joli bouleversement. Oh ! ce Napoléon est un renard. Ils croient l’avoir jeté à bas de son trône ; point du tout, il y remonte tout de suite.

Et de rire, de rire presque aux éclats. Nous vîmes dans ce bûcheron le paysan aisé, laborieux et libre, qui ne craint rien et ne regarde que comme un spectacle amusant les plus grands événemens politiques, tandis que le malheureux garçon d’auberge, poltron et superstitieux, sert d’écho aux bruits les plus absurdes, éprouve et répand les plus ridicules terreurs.

Arrivés le 4 mai à Zurich, non-seulement nous n’y trouvâmes pas M. de Laharpe, mais point de lettres de lui. Il en vint quelques jours après qui étaient renvoyées de Paris. Il fallait six ou sept jours pour qu’il fût instruit à Vienne de notre arrivée, et autant pour que Mme de Laharpe eût sa réponse. Nous étions logés au Corbeau, sur le bord du lac. Elle avait pris au premier étage un appartement pour elle et pour son mari. J’avais au troisième une chambre ayant vue sur ce beau lac, sur les collines riantes et les belles montagnes qui le bordent en face de Zurich, et à gauche, dans le lointain, sur les glaciers. Nous dînions à la table d’hôte, suivant l’usage du pays, usage qui n’a aucun inconvénient dans les temps ordinaires, mais qui en a de très graves dans des circonstances telles que celles où nous étions alors. La table était d’une soixantaine de couverts. À l’extrémité ou nous étions placés étaient les députés de plusieurs cantons allemands à la diète et celui du canton de Vaud. Vers l’autre extrémité, c’étaient les députés des cantons italiens, trop loin de moi pour que je pusse m’entretenir avec eux. Au milieu de la table était un homme décoré du ruban de la Légion d’honneur ou de l’ordre de Saint-Louis, qui était là, disait-on, toute l’année. On l’appelait M. le major ; il me parut être le major des espions du pays ; le reste des convives était fort mobile et se renouvelait presque tous les jours. On commençait à y voir beaucoup d’émigrés français. Nous restâmes ainsi treize ou quatorze jours. Les charmantes promenades autour et aux environs du lac, les invitations chez les amis de M. et de Mme de Laharpe, qui s’empressaient de la fêter et qui me faisaient aussi fête à cause d’elle, la visite du peu qu’il y a de choses curieuses à Zurich même me firent très bien passer ce temps ; mais on commençait à remarquer le séjour prolongé d’un Français dans une ville où se tenait la diète, et l’on en murmurait autour de moi. Je résolus de m’absenter pendant quelques jours. Voyant que le temps me manquerait bientôt pour visiter les établissemens que j’avais le désir de connaître, je voulus au moins voir celui de M, de Fellemberg, qui était le plus à ma portée. Je partis seul le mercredi 17 mai pour Berne, où j’arrivai pour dîner le lendemain à l’auberge du Faucon. J’allai voir dans la soirée la famille de M. le professeur Schnell, chez qui Mme de Laharpe m’avait présenté. Je pris de lui quelques renseignemens sur Hoffwill, château situé à deux lieues de Berne, appartenant à M. de Fellemberg, où cet homme respectable avait formé les divers établissemens d’agriculture et d’instruction qu’il dirigeait.

Le lendemain, j’étais en voiture à cinq heures du matin et arrivé à Hoffwill avant sept heures. Je fus d’abord reçu par le secrétaire, qui commençait à me montrer fort obligeamment les charrues, les semoirs de l’invention de M. de Fellemberg, et tout ce qui tient à l’agriculture, lorsque le maître, à qui l’on avait porté mon nom, vint me trouver, et, jugeant bien que ce n’étaient pas là les objets qui pouvaient m’intéresser le plus, il me conduisit a son école des pauvres, après une conversation préliminaire qui m’apprit ce qu’il fallait que je susse pour examiner cette école sous son véritable point de vue. Je passai là plusieurs heures, qui me parurent très courtes, et ma journée s’écoula tout aussi rapidement dans l’examen de tout ce que le lieu offrait d’intéressant, et plus encore dans la conversation du propriétaire. Le temps était magnifique ; nous ne nous quittâmes, M. de Fellemberg et moi, qu’à plus de neuf heures du soir. Il vint me conduire, par le plus beau clair de lune, jusqu’à l’auberge du village, où j’avais envoyé ma voiture, et qui était à proximité de son château. J’y couchai, et je repris le lendemain matin la route de Zurich.

Voici une circonstance de ce retour, peu importante en soi, mais qui retrouvera sa place dans la suite : c’est ce qui m’oblige dès ce moment à en parler. Voyageant seul dans une grande voiture et à petites journées, comme on y est forcé dans un pays où il n’y a point de postes, j’avais pris avec moi quelques livres, entre autres les deux premiers volumes d’un recueil intitulé, je crois, le Conservateur suisse, que M. Muret, député du canton de Vaud, m’avait prêté, et qui contenait des descriptions topographiques et statistiques, des morceaux d’histoire de la Suisse, des poésies et d’autres mélanges. Je trouvai à la fin du second volume une espèce d’ode patriotique ayant pour titre : Anniversaire de la liberté suisse en 1309, et commençant par ce vers :

Quels chants, quels cris joyeux au loin se font entendre ?

L’ode était excessivement longue, et les vers n’en étaient pas très bons ; mais les sentimens et les images me firent aller jusqu’à la fin, et comme je lisais, selon mon habitude de lire les vers, en déclamant, quoique à voix basse, le rhythme de cette longue suite de strophes de quatre vers produisit dans ma tête, toujours prête à recevoir des impressions musicales, une espèce de chant mesuré, enfin un air véritable, majeur et mineur, que je fixai sur les deux premières strophes, que je répétai plusieurs fois, et qui resta gravé dans ma mémoire. Voilà de quels objets s’entretenait, en voyageant en Suisse le 20 mai 1815, un malheureux Français déjà en butte à la malveillance soupçonneuse et aux plus atroces délations ; voilà comme il cherchait à se distraire des idées tristes dont cette date seule dit assez qu’un Français aimant sa patrie devait être préoccupé.

Je fus de retour à Zurich le dimanche 21 d’assez bonne heure pour dîner à la table d’hôte. J’y parlai beaucoup de mon voyage et des établissemens de Fellemberg, ce qui fit un bon effet pour moi. Je trouvai Mme de Laharpe dans la joie d’une lettre qu’elle venait de recevoir de son mari, qui lui annonçait enfin son arrivée comme très prochaine. Il arriva en effet le mercredi 24, à sept heures du matin. Il était tout rempli de Vienne, et pendant les deux premiers jours il n’y eut pour moi aucun moyen de lui parler ni de le faire parler d’autre chose. À table, il eut en allemand des conversations très animées avec plusieurs députés des cantons, et je sus de Mme de Laharpe que ces conversations roulaient sur les dernières opérations de la diète, sur l’esprit qui y dominait et sur la voie qu’elle se montrait disposée à suivre. Il était persuadé que la Suisse, en prenant le parti d’une neutralité prétendue, en adhérant de fait à tout ce que les puissances coalisées exigeraient d’elle, courait inévitablement à sa perte, et il s’expliquait là-dessus en homme et en citoyen d’un pays libre. On lui en a fait un grand crime, et je m’en suis ressenti.

Pour le distraire de ces objets, pour me mettre plus à portée de l’entretenir, et aussi pour me faire connaître avant mon départ, désormais prochain, les beautés de la Suisse les plus voisines de Zurich, Mme de Laharpe proposa un petit voyage de quatre jours, qui fut accepté et arrangé sur-le-champ. Nous partîmes le samedi 27 ; nous allâmes déjeuner sur l’Albis, stationner à Zug, dîner et coucher à Lucerne ; le lendemain dimanche, déjeuner à Kussnacht, dîner à Art et coucher à Schwitz ; le lundi, déjeuner à Brunnen, visiter le lac des Quatre-Cantons, où est le Grutli avec la chapelle de Guillaume Tell, dîner à Schwitz et coucher à Einsiedeln ; enfin, le mardi 30 mars, nous dînâmes à Rapperschwill, et revînmes le soir à Zurich. Ce n’est pas ici que je dois parler des impressions profondes et variées que je reçus pendant ces quatre jours, les plus agréables de tout mon voyage, et ceux qui m’ont donné le plus de regret de ne pouvoir visiter toute la Suisse.

Il ne faut pas croire que pendant cette excursion de quatre jours, où nous étions comme en tête à tête, j’eusse beaucoup de loisir pour les conversations que je voulais avoir. On ne cause pas toujours avec M. de Laharpe comme on veut, ni je dirais presque comme il le veut lui-même. Son âme sans cesse émue, sa mémoire toujours fidèle et toujours en action dans des lieux dont la plupart sont historiques, sa disposition continuelle à saisir en dessinateur paysagiste les objets et les sites pittoresques, son attention à rechercher les plantes qui manquaient à ses herbiers, lui fournissaient une diversité toujours renaissante de sujets d’entretien, et sa gaieté, sa franche bonhomie, l’humeur joviale que sa figure grave n’annonce pas, mais qui lui est naturelle comme elle l’est aux bonnes gens, faisaient encore qu’il ne laissait échapper aucune occasion de rire et de plaisanter. Ajoutez de plus une disposition presque machinale à éviter toutes les questions et les idées relatives au chaos politique d’où il sortait, dès qu’il n’eut plus autour de lui ce qui pouvait les lui rappeler. Cependant il n’y eut aucune de ces quatre journées où je ne trouvasse le moyen de lui parler assez au long de nos malheureuses affaires.

Sa réponse aux premiers mots que je lui dis m’ôta presque toute espérance. « Il est trop tard, me dit-il, pour qu’il reste rien à faire ou à tenter. Les engagemens sont irrévocablement pris, les préparatifs tout faits, les ordres donnés, les troupes en marche sur tous les points ; cela est sans retour. Alexandre est engagé d’honneur. C’est non-seulement un honnête homme, mais un loyal chevalier ; sa parole est un contrat. Il ne prend pas très promptement ses résolutions, mais il tient à celles qu’il a une fois prises avec une ténacité invincible. Le sujet de la guerre est connu ; il n’y a plus aucune proposition à faire ni à recevoir, plus d’autre voie pour éviter les terribles effets qui vont suivre que d’en détruire la cause et d’envoyer Napoléon où il devrait être depuis longtemps. » Mais dès cette première conversation je vis aussi qu’il ne connaissait pas bien les faits qui s’étaient passés en France, et qu’il les voyait encore à travers les brouillards du congrès. Une conjuration entre les chefs de l’armée pour rappeler son empereur, tout préparé d’avance pour le recevoir, les troupes seules pour lui, les populations stupéfaites et terrifiées leur livrant passage, la soldatesque menaçante dominant partout par le sabre et la baïonnette, lui revenant en fureur, et n’ayant dans le cœur que projets de conquêtes, de destruction et de vengeance ; toutes les promesses qu’il faisait illusoires, la paix impossible avec lui, ses partisans peu nombreux en France, ceux des Bourbons formant le plus grand nombre et prêts à agir : telle était l’idée qu’il s’était faite de notre position. Je tâchai de lui en donner une plus juste, en lui peignant les choses telles qu’elles avaient été, telles qu’elles étaient, ou du moins qu’elles me paraissaient être au moment où j’avais quitté Paris.

Revenus à Zurich, nous en parlâmes encore le lendemain au de jeuner, que nous faisions toujours ensemble dans son appartement. Il n’était pas entièrement persuadé sur tous les points ; il croyait surtout que, soit que je me trompasse ou non sur tels ou tels articles, il n’y avait point de remède, et que nous n’avions plus, comme il le disait, qu’à faire ce qu’on exigerait de nous ou à nous bien tenir. Cependant il m’engagea à mettre par écrit tout ce que je lui avais dit sur nos affaires. On ne risquait jamais rien avec l’empereur Alexandre en cherchant à lui faire connaître la vérité, et l’on aurait à se reprocher d’avoir négligé le peu de moyens qui pouvaient rester encore de prévenir des désastres tels que ceux dont nous étions menacés. Je rédigeai en conséquence à la hâte un mémoire divisé en trois séries de questions et de réponses : on verra qu’il m’a coûté cher d’en avoir gardé le brouillon.

Ce travail achevé le jour même, copié le lendemain et remis à M. de Laharpe, je ne m’occupai plus que des préparatifs de mon départ. Mes amis pensèrent que, dans les circonstances où nous étions, mon vieux passeport français, quoique visé par les autorités zurichoises, ne suffirait pas, et qu’il fallait en prendre un de ces autorités mêmes. Sur la demande de M. de Laharpe, le conseiller d’état Lavater, magistrat chargé de la police, m’en expédia un dans toutes les formes pour retourner par Bâle en France. Il était temps d’y rentrer. Les hostilités étaient annoncées comme prochaines, les communications venaient même d’être interrompues, et l’on parlait publiquement de l’arrivée d’une colonne autrichienne, dont les cantons, quoique toujours se disant neutres, étaient forcés de permettre le passage. Le général autrichien baron de Steigenteisch était à Zurich pour cet objet. C’était un homme aimable, instruit, aimant les lettres, et même un poète dramatique dont les comédies, qu’on dit fort gaies, ont été publiées en deux volumes. Il vint faire visite à M. de Laharpe, qu’il avait beaucoup vu à Vienne. J’étais là, et mon nom ayant été prononcé, il s’exprima très indulgemment sur moi et sur mon Histoire littéraire d’Italie. M. de Laharpe lui dit que j’allais partir, qu’il aurait voulu me conduire à Bâle, me faire voir la chute du Rhin, l’un des plus beaux spectacles que la Suisse offre aux voyageurs, mais que le temps pressait trop, et que je partirais seul. Le général lui répondit qu’en effet il n’y avait guère de temps à perdre, mais qu’on n’était pas à trois jours près, et qu’il ne fallait pas que j’emportasse ce sujet de regret.

Cette garantie suffisait a l’obligeante amitié : elle arrangea tout sur-le-champ, et nous partîmes le 7 juin, M. et Mme de Laharpe et moi, pour aller par Schaffhouse à Bâle. En passant à Eglisau, nous descendîmes de voiture, et mes yeux se fixèrent pour la première fois sur ce beau fleuve du Rhin. Dès le lendemain matin, nous allâmes à la chute avec un guide, à pied et à travers champs. Le Rheinfall (chute du Rhin) n’était pas encore dans toute sa plénitude et dans toute sa beauté. Le temps était fort couvert, le ciel chargé de brume, et cependant je fus émerveillé de cette grande scène de la nature. Une pluie très forte nous retint quelque temps dans une usine au bord de la cataracte. Nous prîmes ensuite à pied la route de Schaffhouse, ayant fait l’imprudence d’y donner rendez-vous à notre voiture. Les chemins étaient détrempés, gras et détestables : nous arrivâmes dans un état qui nous força tous de changer. En tout, je ne tirai guère d’autre avantage de cette partie de plaisir que de passer trois jours de plus avec de si chers amis. Nous revînmes par Eglisau, et poussâmes notre tournée jusqu’à Stein, où nous couchâmes.

Le matin, ce spectacle d’un phénomène majestueux, mais bruyant, cette pluie qui y avait jeté un voile, un certain vent froid et humide qui m’avait saisi dans l’usine, avaient ouvert en moi la porte aux sentimens tristes. Mon imagination s’élança vers la France, que j’allais revoir ; mais l’idée des terribles préparatifs dressés de toutes parts contre elle accrut encore cette impression de tristesse. Tout le jour s’en ressentit, et je ne fus jamais moins aimable pour des compagnons de voyage qui l’étaient toujours pour moi. Ce nuage mélancolique ne s’éclaircit un peu qu’à Stein.

Nous étions le 9 à Bâle de très bonne heure. Nous commençâmes par nous occuper de nos passeports. M. de Laharpe en avait pris un pour lui à Zurich. Nous allâmes les porter nous-mêmes au bureau de la police. Le chef était absent et ne devait rentrer que dans une heure. Nous fîmes, en attendant, une promenade sur la belle terrasse au bas de laquelle le Rhin se déploie dans sa forme demi-circulaire et dans toute sa majesté. Le temps à peu près écoulé, nous revenions vers le bureau, lorsque nous rencontrâmes le chef, qui nous dit qu’on ne pouvait, d’après de nouveaux ordres arrivés dans la nuit même, laisser aucun Français sortir par Bâle, et que je devais absolument reprendre par Soleure et Neuchâtel. Je n’avais rien à dire contre une mesure générale, quelque désagréable qu’elle fût pour moi ; mais M. de Laharpe ne voulut pas la croire aussi générale qu’on le disait. Il vit dans cet ordre un projet de le contrarier lui-même en contrariant son ami, et s’expliqua librement, à son ordinaire, sur les gens au pouvoir qui lui jouaient ce mauvais tour. Il fallut pourtant en passer par là et nous contenter de la promesse que nos passeports seraient expédiés le soir et envoyés à notre auberge.

Nous y revînmes trouver Mme de Laharpe, qui ne savait ce que nous étions devenus. Après un dîner que ce refus qu’on me faisait et ce détour qu’il me fallait faire n’égayèrent pas, nous allâmes voir pour nous distraire un panorama qui venait d’être exposé à Bâle, et qui représentait la ville et le lac de Thun. L’auteur avait cru bien faire en s’appesantissant sur tous les petits détails de la ville, dont il montrait l’intérieur, et il avait trop négligé le lac, qui est un des plus pittoresques de la Suisse. La perspective ne nous parut pas aussi bien observée que dans ceux que nous avions vus à Paris, ni l’illusion aussi complète. Cependant cette vue nous fit plaisir. L’artiste nous conduisit à son logement et nous montra une assez belle collection de tableaux. Le plus remarquable, et qui le serait partout, était une Vierge de Raphaël de la plus grande beauté et d’une conservation parfaite. Il était à vendre, et n’était là qu’en dépôt. Quoiqu’il y eût dans cette collection un Rembrandt, un Teniers et quelques autres originaux précieux, cette Vierge avec son enfant valait à elle seule dix fois plus que tout le reste.

Le soir, nos passeports nous furent envoyés, comme on l’avait promis. M. de Laharpe les prit, et les mit tous deux ensemble avec d’autres papiers. Le 10, de bon matin, il me remit l’un des deux, au revers duquel était écrit un visa pour Soleure. Toutes nos dispositions faites, nous nous embrassâmes assez tristement. Je ne pouvais quitter sans un vif regret des amis qui m’avaient comblé de tant d’attentions et de bontés. L’espérance de me retrouver bientôt auprès de ma femme et dans le sein de ma famille’ était de plus en plus troublée par cet appareil menaçant qui entourait mon pays, et je sentais en moi comme de fâcheux pressentimens qui m’oppressaient et me serraient le cœur.

Je montai seul dans la voiture que j’avais prise à Paris et que je devais y ramener, eux dans une chaise de poste ou cabriolet qu’ils avaient loué pour leur retour. Il fallait en sortant, à quelque distance de la porte de Bâle, exhiber les passeports. Je donnai le mien au commis qui sortit du bureau pour le prendre. M. de Laharpe, qui me suivait, donna aussi le sien. Ce fut à lui qu’on les remit tous les deux, et il me fit passer de nouveau le premier sur lequel était un visa pour Soleure. Nous marchâmes ensuite de conserve pendant à peu près une lieue. Nous nous quittâmes enfin à l’endroit où le chemin se sépare en deux. Je roulai vers Soleure, et mes amis vers Zurich.

Ma journée n’eut rien de remarquable. Je traversai des parties montagneuses et des gorges qui me parurent peu intéressantes. Je n’avais plus mon excellent cicerone pour mettre de l’intérêt aux localités les plus communes, aux ruines du moindre château, par des noms historiques et par de grands souvenirs. Je rencontrai plusieurs corps de troupes cantonales, et même de l’artillerie. Je ne sais si les protestations de neutralité n’étaient point encore dans les journaux, mais la déclaration de guerre était partout. À Langenbruck, où je dînai, un jeune officier suisse entra lorsque j’allais me mettre seul à table, et me demanda la permission de dîner avec moi. Il était de Neuchâtel, et parlait très bien français. Notre conversation fut assez animée. Il me tâtait sur la politique, sur la paix, sur la guerre. Il tournait, pour ainsi dire, autour de moi. Je m’expliquai librement sur le fond des choses et sur les affaires générales, sans entrer jamais dans rien de particulier, et dans cet entretien de près d’une heure entre un Suisse armé contre la France et un Français qui y rentrait, il ne fut positivement question ni de la Suisse ni de la France.

J’arrivai à Soleure à la chute du jour. À la porte de la ville, on me demanda mon passeport ; je le donnai sans l’ouvrir. On me promit que je l’aurais dans une heure à l’auberge de la Couronne, où j’allai descendre. Il y fut envoyé très exactement avec un visa pour Neuchâtel. Je le mis dans mon portefeuille et donnai des ordres à mon cocher pour partir à cinq heures du matin. L’aubergiste, en m’apportant du thé que j’avais demandé, m’apporta aussi la feuille de police, partagée en cinq ou six colonnes, où j’écrivis, suivant l’usage, mon nom, mon pays, mon état, le lieu d’où je venais et celui où je comptais aller. Je me couchai tranquillement, et fus debout le lendemain matin avant quatre heures.

À cinq, les chevaux étaient mis quand l’aubergiste vint me dire que M. le capitaine Monod de Morges, aide-de-camp du colonel Guiguer de Prangin, commandant de la division, me faisait demander si je voulais le recevoir. M. Monod, fils du landaman du canton de Vaud, avait épousé une sœur de Mme de Laharpe, chez qui je l’avais vu à Paris. Sa visite me parut toute naturelle. Après les premières politesses : — Vous allez à Neuchâtel, me dit-il ; permettezmoi de vous faire une question. Vos papiers sont-ils en règle ?

— Assurément, lui répondis-je ; j’ai mon ancien passeport de France et un nouveau en allemand pris à Zurich.

— Êtes-vous bien sûr de cela ?

— Comment, si j’en suis sûr ! autant qu’on peut l’être. Je n’entends pas l’allemand, mais vous allez voir.

Je prends alors mon portefeuille, j’en tire le passeport et le donne à M. Monod. Il le déploie, il lit, ouvre de grands yeux, et de l’air d’un homme frappé de surprise : — Ce n’est pas là, me dit-il, votre passeport ?

— Et qu’est-ce donc, je vous prie ?

— C’est celui de M. de Laharpe.

Et il me lit en français les noms, les qualités, le signalement ; c’était bien M. de Laharpe, ce n’était pas du tout moi.

Nous nous regardâmes quelque temps sans rien dire. — Voici, reprit-il enfin, ce qui se passa hier au soir là-bas, à la table d’hôte, où je mange avec le colonel et tout l’état-major. On y apporte tous les soirs la note des passeports et la feuille de police. On lut votre nom sur cette dernière ; c’est ce qui m’apprit votre arrivée ; on chercha votre passeport, et on ne le trouva pas. D’un autre côté, parmi les passeports, on trouva celui de Laharpe, et son nom n’était point sur la feuille. Vous fûtes pendant tout le souper le sujet de la conversation. Un de nos jeunes officiers jugea que c’était avec vous qu’il avait dîné à Langenbruck. Il avait été très content de votre politesse et de vos principes ; mais il avait eu beau chercher à pénétrer vos opinions particulières sur les affaires actuelles, il n’avait pu tirer de vous là-dessus un seul mot. Enfin votre arrivée publique et mystérieuse en même temps dans les circonstances présentes a paru une espèce d’énigme.

— Le mot de cette énigme est fort simple, repris-je après y avoir réfléchi. Nous sommes partis ensemble de Bâle ce matin, M. de Laharpe et moi ; il avait nos deux passeports, il a cru me donner le mien, et c’est le sien qu’il m’a donné. Qu’y faire ? quel parti prendre ? Voilà ce qui est embarrassant !

M. Monod me fit sentir que cela l’était encore plus que je ne croyais. Je ne pouvais aller plus loin ni sans passeport ni avec celui-là ; je ne pouvais rester à Soleure et envoyer un exprès chercher le mien à Zurich, comme j’en avais eu l’idée, sans exciter l’attention et l’inquiétude de la police, devenue plus ombrageuse que jamais et à qui tout était suspect. J’aurais beau dire que j’avais écrit mon propre nom sur la feuille, j’étais venu avec un passeport délivré à un autre que moi : c’était un fait. Et quel était cet autre ? M. de Laharpe. On n’ôterait jamais de la tête des gens qu’il y avait là-dessous quelque raison secrète ; ils ne voudraient ni attendre, ni rien entendre, et il pouvait en résulter des mesures désagréables et fâcheuses pour moi. Ce que j’avais donc de mieux à faire était de retourner à Zurich et d’y réparer moi-même ce quiproquo. Je fis quelques objections ; M. Monod y répondit ; il tint à son avis, j’y cédai, et je pris le chemin de Zurich au lieu de celui de Neuchâtel.

J’allai coucher le soir à Aarau. M. Monod m’avait engagé à y voir en passant M. Ringer, un des amis intimes de son père et de M. de Laharpe. Conseiller d’état du canton d’Argovie, il pouvait m’être utile en cas de nouvel accident, et c’était de toute façon un homme que je serais bien aise de connaître. Il était d’assez bonne heure, j’envoyai savoir chez M. Ringer s’il voudrait bien me recevoir ; mais il était allé à Berne et ne devait revenir que le lendemain. Le 12, j’étais rendu à Zurich, au Corbeau, avant qu’on fût sorti de table. Cela fit événement dans l’auberge ; on avertit M. et Mme de Laharpe : ils plantèrent là leurs convives et accoururent à moi avec l’expression de la joie la plus vraie et de la plus vive amitié. Ce bon et sensible Laharpe me prenait la tête entre ses deux mains, me baisait et me rebaisait. — Mon pauvre Ginguené, me disait-il, que vous nous avez donné d’inquiétudes ! Seul, sans amis, sans passeport au milieu de ces gens-là, comment vous êtes-vous tiré d’affaire ? Venez, venez nous conter tout cela. — Nous entrâmes dans leur appartement, et, désormais tranquille sur mon aventure, je la leur racontai si gaiement, je leur retraçai si bien ce que cette scène du passeport avait de comique, et l’ébahissement de M. Monod et le mien, et notre délibération et tout le reste, que nous en rîmes tous trois pendant plus d’une heure à qui mieux mieux. Quelques-uns de leurs amis étant venus les voir dans la soirée, il fallut recommencer mon récit, et nous en rîmes de plus belle, et le sage M. Usteri lui-même, qui n’est pas rieur, pleurait à force de rire.

M. de Laharpe, qui peut voyager quand il veut en Suisse sans passeport, n’avait eu de Bâle à Zurich aucun besoin du sien. La veille, en arrivant, il l’avait tiré de sa poche, et, y ayant jeté les yeux, il avait reconnu l’erreur. Elle avait été commise à Bâle même, dans le bureau de la police. On avait cru qu’il venait à Soleure avec moi, et l’on avait visé pour Soleure les deux passeports. Ne les ayant pas ouverts en sortant de Bâle, il m’avait donné l’un pour l’autre ; dès qu’il s’en était aperçu, il m’avait dépêché un courrier qui m’avait croisé en route. Depuis ce moment, mes deux excellens amis étaient dans la plus grande anxiété ; ils comptaient les heures en attendant le retour du courrier, qui ne pouvait cependant revenir que le lendemain au soir. Ils craignaient d’apprendre quelque désastre ; enfin j’étais venu fort à propos les tirer de peine, et peu s’en fallut qu’ils ne s’en montrassent reconnaissans comme si j’eusse fait pour eux ce que j’avais fait pour moi.

Après ces agitations, j’avais besoin d’un peu de repos ; je séjournai à Zurich le 13 et repartis pour Soleure le 14 au matin, après avoir déjeuné avec M. et Mme de Laharpe, qui croyaient mes tribulations finies, lorsque de bien plus fortes m’attendaient.

Revenu le soir à Aarau, j’envoyai de nouveau chez M. Ringer ; il eut l’extrême prévenance de ne pas attendre ma visite et de venir lui-même me trouver. J’eus avec lui un entretien de près d’une heure ; nous parlâmes à cœur ouvert, comme si nous eussions été d’anciennes connaissances. Je reconnus en lui un Suisse de la bonne roche, et pour tout dire un digne ami de mes amis.

Mon passeport français m’avait servi pour rentrer à Zurich et pour en sortir ; il me servit encore pour rentrer à Soleure, où mon passeport allemand m’attendait. M. Monod l’avait reçu et me le remit le 15, à mon arrivée. Ni les frais du courrier qui l’avait apporté, ni ceux de ma course à Zurich, ni le retard de cinq jours que cette course mettait dans mon voyage, ne lui parurent perdus ; tout ce qu’il avait vu et entendu pendant mon absence lui persuadait toujours que j’avais bien fait de m’absenter. Le dîner de l’état-major finissait quand je descendis à l’auberge ; pendant qu’on préparait le mien, M. Monod me présenta à son colonel, M. de Guiguer ; cet officier m’accueillit avec beaucoup de politesse, et dans quelques momens de conversation que j’eus avec lui vers le soir, il me parut penser sensément et noblement.

Il n’était que quatre heures quand j’eus dîné ; il faisait chaud et le plus beau temps du monde. J’allai d’abord voir la grande église, qui était en face de l’auberge, et dédiée à saint Ours et à saint Victor. Elle passait pour la plus belle de la Suisse. La façade, ornée de colonnes, de pilastres corinthiens et de statues ; les vastes degrés par où l’on y montait, divisés en trois étages de onze ou douze marches chacun ; les deux fontaines jaillissantes placées en avant des deux côtés et surmontées de deux statues, sans doute celles des deux patrons, formaient un ensemble imposant et d’un bel effet. L’intérieur y répondait. Le maître-autel, les autels des deux branches de la croix, ceux des six chapelles latérales, étaient peut-être un peu chargés d’ornemens, mais fort riches et décorés de tableaux d’un très bon style. L’orgue, qui était magnifique, remplissait tout le bas de l’église, et était placé sur une tribune demi-circulaire soutenue par des colonnes d’une belle proportion. J’avais écrit au crayon les sujets des tableaux et quelques autres détails ; on se passera fort bien de les trouver ici, et je me passerai bien aussi de les y mettre. J’ai hâte d’arriver à des objets d’un tout autre intérêt pour moi. Il faut pourtant encore que je dise quelque chose d’une promenade que je fis à quelque distance de la ville, où je fus conduit par un valet de place attaché à l’hôtel. À une bonne demi-lieue de Soleure, vers le nord, dans les gorges de l’extrémité du Jura, était un ermitage placé d’une manière tout à fait pittoresque au bord d’un petit torrent ; le long de ce torrent, à partir de l’entrée d’une gorge étroite et profonde, on a pratiqué une route sinueuse qui conduit à la demeure de l’ermite. On passe et repasse plusieurs fois le torrent sur de petits ponts de bois. Enfin on arrive dans un endroit où la gorge s’élargit un peu. On voit quelques traces de culture et d’habitation : en haut, sur la gauche, une chapelle ; en bas, à droite, au pied du roc, une cellule creusée dans le roc même. Avant d’y arriver, à l’endroit où la pierre, taillée à pic, offre un angle aigu et s’enfonce pour former une petite plaine, on rencontrait sous un saule pleureur une urne sépulcrale dont la base portait l’inscription suivante :

FILIOLIS

QUAS MORS
JUNXIT
INTIIA V. DIES,
PARENTES ORBI,
FR. VOITEL HELV.
CENTURIO HISP.
FR. WURTZ, BUDENS

1802.

Ce M. Voitel, militaire suisse au service d’Espagne, avait perdu à Soleure, dans l’espace de cinq jours, deux filles charmantes ; il avait fait déposer leurs restes et élever ce simple monument dans un lieu si souvent visité par les voyageurs, pour multiplier en quelque sorte les témoignages de sa douleur et de celle de sa femme autant de fois que serait lue l’inscription qu’il y avait fait graver.

La cellule de l’ermite était divisée en deux ou trois petites pièces. Il vint nous recevoir à la porte. Son extérieur et ses manières n’annonçaient qu’un homme du commun, un ouvrier, et il l’était en effet. Comme il ne parlait point français, ce fut mon conducteur qui lui transmit quelques questions et qui me traduisit ses réponses. Cet ermitage fut fondé en 1678 par un saint personnage appelé Arsenius ou Arsène, qui était venu d’Égypte ; il y fit beaucoup de miracles, et mourut en odeur de sainteté. Son portrait était en pied dans la chapelle. Il avait un disciple qui occupa l’ermitage après lui ; mais à la mort de ce dernier personne ne se présenta pour lui succéder, ce lieu resta désert pendant quelques années, et la curiosité des voyageurs qui venaient à Soleure avait une jouissance de moins. On prit le parti d’y placer un ouvrier, apparemment peu occupé, à qui un logement et le produit des petites offrandes des curieux firent un état. L’ermite qui me reçut était tailleur, de son métier. Il me présenta un grand livre où il invitait tous les voyageurs à s’inscrire. J’y vis les noms de plusieurs étrangers de marque et ceux de quelques émigrés français. J’y écrivis le mien avec ma qualité de membre de l’Institut de France et la date, comme je l’avais fait précédemment dans quelques autres circonstances, entre autres à Zurich, sur le registre de l’école des aveugles-nés. Ce nom et cette date, rapprochés des événemens qui ont suivi de près, ne sont pas sans quelque singularité. Je laissai sur le livre une pièce de 5 francs, dont l’ermite parut satisfait.

Quand nous l’eûmes quitté, mon guide, en me reconduisant, me conta que ce joli chemin sur lequel nous marchions, et qui ressemblait à une route dessinée de fantaisie dans un jardin anglais, n’existait que depuis une vingtaine d’années. — Cette route auparavant, me dit-il, était une espèce de casse-cou. C’est à un émigré français qu’on a l’obligation de l’avoir mise dans l’état où vous la voyez. M. le baron de Breteuil vint s’établir à Soleure en 1790 ; le site de cet ermitage lui plut, et il entreprit de le rendre plus abordable ; il employa pendant plus d’un an un grand nombre d’ouvriers, il fit niveler le terrain, élever ou rabaisser ce qui en avait besoin, sauter de gros quartiers de roche, construire des ponts sur le torrent ; enfin il dépensa ici de grosses sommes, et ce n’est pas le seul bien qu’il ait fait pendant son séjour dans notre ville. Aussi, quand il fut parti, on fit graver sur une pierre, qui remplissait ce grand carré que vous voyez au-dessus de nous, et qui est maintenant vide, une inscription en son honneur. — Nous passions en effet dans ce moment-là au pied d’une partie du rocher où l’on voyait, à une certaine élévation, le carré vide dont il me parlait. — Mais dans la dernière guerre, continua-t-il, une colonne de l’armée française, venant du Jura, entra par ici en Suisse. Les soldats lurent l’inscription ; le nom d’un émigré les mit en colère ; ils abattirent et brisèrent la grande pierre où elle était gravée ; ils firent même encore plus, et il a fallu du temps et de l’argent pour rétablir ce qu’ils détruisirent ; ils dégradèrent le chemin, jetèrent la terre et les pierres dans le torrent, brisèrent les rampes des ponts ; enfin ils firent tout le dégât qu’ils purent en haine de l’émigré. — Ces derniers mots et cet acte de violence et de barbarie de nos troupes me donnèrent à penser pendant le reste du chemin, et me firent achever tristement ma promenade et ma journée.

Le 16, j’étais, comme à mon ordinaire, prêt à monter en voiture à cinq heures du matin. Comme à son ordinaire aussi, ou du moins comme il l’avait déjà fait une fois, l’aubergiste attendit ce moment pour m’annoncer une visite. M. de Clouts (qu’on écrit, je crois, de Cloots) l’avait chargé de me dire qu’il viendrait me voir à six heures — Que me veut-il, et qu’est-ce que ce M. de Clouts ? — C’est le magistrat, chef de la police. — Eh ! mon Dieu ! je ne veux point qu’il se donne la peine de venir me chercher, c’est à moi de le prévenir ; j’irai me présenter chez lui un peu avant six heures. — J’y allai en effet. Après avoir attendu quelques minutes dans un salon, je vis entrer M. de Clouts à demi habillé, mais encore en robe de chambre de bazin piqué fort propre. C’était un grand et gros homme, à figure pleine, blanche et un peu lourde, comme il m’a semblé qu’on en trouvait beaucoup en Suisse. Son abord fut ouvert et poli. Sur la demande que je lui fis des raisons qui me procuraient l’honneur de le voir, il me dit que mon passeport français était irrégulier, puisqu’il ne contenait pas mon signalement, et que c’était ce qui avait d’abord fixé son attention. J’avais avec moi ce passeport, je le tirai de ma poche et le déployai ; il le prit. — Passons, dit-il, sur l’âge et sur la taille ; il n’y a pas non plus un mot du reste. Je vois bien que vous avez un front, des sourcils, des yeux, un nez, une bouche ; mais comment, de quelle couleur et de quelle forme sont-ils ? On ne m’en dit rien, en sorte qu’un Français qui aurait le front bas, les sourcils épais, les yeux noirs, le nez court, la bouche petite, pourrait voyager sous votre nom avec ce passeport. — Il avait raison : dans la colonne intitulée signalement, ces mots n’étaient suivis d’aucune épithète. Je n’y avais pas pris garde, le ministre de la police non plus. Tout se faisait dans ses bureaux avec cette légèreté. Il est vrai aussi qu’en Suisse, où l’on faisait tant les difficiles, où ce passeport avait été visé tant de fois, personne encore n’avait fait cette observation. — Mais, reprit M. de Clouts, j’ai d’autres choses à vous dire, et il faut pour cela que nous soyons chez vous. Je vous prie donc d’y retourner. J’y serai cinq ou six minutes après vous.

En revenant à l’auberge, je ne cherchai pas longtemps ce qu’il pouvait avoir à me dire : il était clair qu’il voulait visiter mes papiers. J’étais à cet égard dans une sécurité singulière, ou plutôt dans un incroyable aveuglement. Je n’avais dans mon portefeuille ni notes, ni mémoire, ni quoi que ce fût qui regardât les affaires de la Suisse, et dès lors j’étais persuadé qu’en Suisse, quand même on le visiterait, ce qui dans un pays neutre me paraissait fort, cela ne pouvait avoir aucun inconvénient pour moi. J’y avais le brouillon de mon mémoire sur les affaires de la France, il n’y était pas dit un mot de la Suisse ; aucun Suisse n’avait donc rien à y voir. Cela s’était ainsi logé dans ma tête. Quos vult perdere Jupiter demental. Ce portefeuille ne contenait d’ailleurs que peu d’objets, tels que les matériaux d’un article sur Filangieri pour la Biographie universelle, entre autres deux lettres de Mme veuve Filangieri, qu’elle m’avait écrites de Naples pour me recommander cet article et pour me donner des détails particuliers sur son mari ; une longue lettre en allemand de Mme de Laharpe, adressée à son frère, M. Boëthlingk, et non cachetée ; une lettre fort courte de Mme de Laharpe à son ami M. de Lasteyrie, en lui envoyant un autographe de l’empereur Alexandre pour le remercier de quelques ouvrages ou de quelques vues d’économie et lui en témoigner sa satisfaction, ces deux lettres aussi tout ouvertes ; une grande feuille de papier de musique notée : c’était ce chant pour l'Anniversaire de la liberté suisse que j’avais arrangé dans ma tête en revenant de Berne à Zurich, et auquel je m’étais amusé, peu de jours avant mon départ, à faire un accompagnement de piano, quoique je n’eusse à ma disposition ni piano ni aucun autre instrument. Les paroles de l’hymne étaient écrites sur un papier à part. Il n’y avait de plus que quelques notes insignifiantes et des cahiers de papier blanc. Je n’avais pas, je l’avoue à ma honte, plus de craintes pour mon mémoire que pour cette chanson suisse.

M. de Clouts me suivit de près, comme il me Savait promis ; il était accompagné d’un secrétaire ou d’un scribe. — Monsieur, me dit-il de prime abord, j’ai à remplir auprès de vous une mission peu agréable : j’ai reçu hier au soir de Berne l’ordre de visiter vos papiers et d’en rendre compte.

— Voilà, monsieur, lui répondis-je, un ordre peu hospitalier et peu digne d’une nation libre, amie de la mienne, ou qui du moins s’est déclarée neutre dans les différends que nous pouvons avoir ; mais exécutez votre ordre, ouvrez mon portefeuille, vous n’y trouverez rien que votre gouvernement puisse regarder comme suspect.

Il l’ouvrit, il en tira tous les papiers, et commença sa visite. Les lettres de Naples l’arrêtèrent d’abord. Je lui en dis sommairement le sujet. Il n’était pas très instruit de ce que c’était que Filangieri, ni de ce que c’était que la Biographie universelle ; mais enfin, voyant bien qu’il n’était point du tout question du roi Joachim, il lâcha prise et passa outre.

L'Anniversaire de la liberté suisse se trouva le second, — Ah ! ah ! dit-il, une commémoration !

— Oui, monsieur, mais elle est déjà un peu ancienne.

Je lui dis dans quel recueil je l’avais prise, et pourquoi. Il connaissait le recueil, et n’en lut pas davantage.

Le troisième papier qui se présenta fut mon malheureux mémoire. Tandis qu’il lisait le début, qui était, comme on sait, sans équivoque, et qui dut lui paraître fort clair : — Ceci, lui dis-je, regarde uniquement les affaires de ma patrie, la Suisse n’y est pour rien ; ce sont les résultats de quelques conversations et mes idées particulières sur la position où nous sommes en France et sur les suites qu’elle peut avoir. J’ai fixé tout cela sur le papier sans y attacher d’importance et sans dessein d’y donner aucune publicité.

— Cela, répondit-il, a pourtant bien l’air d’être destiné à l’impression.

Je l’assurai qu’il n’en était rien. Il cessa de lire, mit le papier à part sur la table, et continua son inventaire.

Quand il l’eut fini sommairement, il s’adressa en allemand à l’homme qu’il avait amené ; celui-ci déroula tout le bagage d’un scribe, et se mit en devoir d’écrire. M. de Clouts lui dicta quelques lignes, toujours en allemand, puis s’arrêtant tout à coup : — Monsieur, me dit-il, ceci va entraîner beaucoup de longueurs. Il faut que j’envoie une espèce d’analyse des principales pièces de votre portefeuille. On partira tard pour Berne, il n’est pas sûr qu’on soit expédié tout de suite, ni qu’on puisse revenir demain. Vous pouvez être obligé d’attendre ici plusieurs jours, ce qui ne vous arrangerait pas. Voici ce qui vaudra beaucoup mieux. : vous étiez tout prêt à partir, vos chevaux sont mis, partez vous-même pour Berne. Vous arriverez de bonne heure, vous pourrez voir tout de suite M. le directeur-général, et après son audience repartir dès ce soir même ou au plus tard demain matin pour Neuchâtel. — Mes objections furent inutiles, cela fut arrêté ainsi, et aussitôt, d’après quelques mots allemands, le scribe prit un autre papier et écrivit sous sa dictée dans la même langue une page que M. de Clouts signa, et que je jugeai être une lettre pour le directeur à qui il faisait l’envoi de ma personne. Mes papiers furent ensuite remis dans mon portefeuille, mais on y fit une petite cérémonie. Sur un ordre de M. de Clouts, le secrétaire disparut, revint avec une chandelle allumée, tira de sa poche une ficelle, de la cire, un cachet, ferma le portefeuille, le ficela en croix, mit son cachet sur le nœud, le mit aussi à la lettre qu’il avait écrite et pliée ; tout cela fut fait dans un moment. Un second ordre le fit disparaître une seconde fois, mais il fut plus longtemps à revenir. Tout en l’attendant, M. de Clouts se mit en frais pour me prouver que ce voyage à Berne était ce qu’il y avait de plus court, de plus commode, et même de plus économique pour moi. — Vous conviendrez au moins, répondis-je, que ce qui me vaudrait encore mieux serait de partir tout de suite pour Neuchâtel. — Il lui restait une chose à m’annoncer. — Vous avez, me dit-il, une grande voiture ; il ne vous sera pas incommode d’y avoir quelqu’un avec vous. Je vais vous donner un homme qui vous accompagnera, vous introduira tout de suite à Berne dans le bureau où vous avez affaire et abrégera pour vous les formalités.

— Je ne suis pas habitué, lui répondis-je, à avoir auprès de moi quelqu’un que je ne connais pas, et je ne saurai que lui dire pendant la route.

— Elle n’est pas longue, interrompit-il, et vous n’aurez rien à dire à un homme qui n’est nullement fait pour s’entretenir avec vous.

Là-dessus, l’homme entra, précédé du secrétaire. Il était vêtu d’une espèce de veste qu’on appelait en France une carmagnole dans le temps de la terreur, et il ne ressemblait pas mal à l’un des messieurs de ce temps-là. M. de Clouts lui remit mon portefeuille, lui en donna la clé, lui remit aussi la lettre cachetée, et lui parlant tout haut, sans craindre que je l’entendisse, l’instruisit apparemment de ce qu’il avait à faire ; puis il me salua poliment, me souhaita un bon voyage et sortit.

Je fis aussitôt venir mon postillon : c’était un jeune homme d’une jolie figure, petit, blond, vermeil, vêtu à l’anglaise, veste rouge, ceinture, chapeau rond, linge blanc, bottes bien propres, entendant assez bien le français, mais le parlant mal, et qui ne m’avait encore rien dit depuis Zurich, où je l’avais pris, que ces mots : Vous serez content ; du reste toujours gai, mais sérieux, buvant dès le matin, mieux à dîner, à peu près ivre le soir, et ne répétant plus alors qu’avec la langue embarrassée son vous serez content. J’avais fait marché avec son maître et avec lui pour Neuchâtel par Aarberg, qui est le droit chemin en quittant Soleure ; ce matin-là même, mes ordres étaient pour Aarberg. Il ne concevait rien à ce brusque changement de direction. En m’attendant, il avait bien fallu qu’il bût plus que de coutume, et j’eus de la peine à lui faire entendre que ce n’était qu’une pointe à faire, un jour de plus dont je lui tiendrais compte au prix convenu, et que nous reprendrions par Aarberg le lendemain. Il céda enfin, mais en secouant la tête, et monta pour la première fois à cheval sans promettre que je serais content.

Je le fus cependant de sa prestesse ; j’arrivai au très grand jour à Berne sans avoir dit un mot à cette figure de police qui était à côté de moi, et sans qu’elle eût paru tentée de me rien dire. Je descendis comme à mon ordinaire au Faucon, où l’on parut un peu surpris de cette figure qu’on y connaissait fort bien ; on ne m’en fit pas moins bon accueil. Je pris possession d’une chambre, fis remiser ma voiture, demandai à dîner pour une heure après et partis pour le bureau de police, qui est à peu de distance de l’auberge, escorté par mon acolyte, qui tenait toujours très serré mon portefeuille sous son bras.

Il me servit d’introducteur dans un bureau où il me pria de l’attendre, se fit annoncer chez le directeur et y fut admis sur-le-champ. Il en sortit au bout de quelques minutes et me dit que M. le directeur-général était occupé, mais pour peu de temps, et que j’aurais mon audience presque aussitôt, il se mit ensuite à causer avec les commis, et je vis à leur manière de me regarder qu’il leur apprenait ce qu’il savait de mon affaire. La porte du cabinet ne tarda pas à s’ouvrir ; un homme en sortit avec des papiers, et l’on me fit signe d’entrer. Je trouvai M. de Watteville, c’était le nom de ce directeur lisant la lettre de M. de Clouts et ayant auprès de lui mon portefeuille. Il fit quelques pas au-devant de moi, me reçut poliment, et, entrant tout de suite en matière, me pria de lui montrer mon passeport. — Oui, me dit-il en souriant après l’avoir lu, accompagner Mme de Laharpe et visiter des établissemens d’instruction publique, cela est fort bien ; mais avouez que votre voyage avait encore d’autres motifs, et que vous étiez chargé d’une mission politique…

J’affirmai qu’il n’en était rien, et que si c’était pour cela qu’on m’avait détourné de ma route, on pouvait fort bien s’en dispenser. — Monsieur Ginguené, reprit-il d’un ton plus sérieux, mais toujours poli, je ne vous dis point cela comme une conjecture, mais comme un fait dont je suis certain. Prenez-y garde, quelque esprit que l’on ait, en niant ce qui est connu et prouvé, on se met dans une fausse position d’où il est ensuite impossible de se tirer. Vous aviez une mission politique, et ce n’est qu’après l’avoir remplie que vous êtes reparti pour la France. — Il ajouta même, en propres mots ou en termes équivalens, que si M. Fouché ne savait pas ce qui se passait chez eux, il ne faisait pas bien son métier, que pour eux ils savaient fort bien ce qui se passait chez lui.

Tandis qu’il parlait ainsi, je faisais mes réflexions. Le duc d’Otrante était si léger, tout se faisait quelquefois si peu discrètement autour de lui, et ces Bernois étaient si madrés, qu’ils pouvaient avoir des intelligences jusque dans ses bureaux. D’ailleurs j’avais vu d’assez près les affaires de ce monde pour savoir qu’on n’y peut pas toujours être franc, qu’on est souvent obligé de descendre à la dissimulation ; mais un mensonge formel et positif m’a toujours été impossible. Je fis là-dessus mon plan, et reprenant sur le ton de conversation que le directeur avait d’abord pris lui-même : — Est-ce que vous donneriez, lui dis-je, le nom de mission politique à des recommandations toutes naturelles et purement verbales ? Est-ce que si le duc d’Otrante, quand je l’ai vu pour mon passeport, m’avait dit en le signant : « Vous verrez là-bas quelqu’un qui revient de Vienne et qui est bien informé ; tâchez de savoir de lui quelque chose de ce qui nous regarde, si c’est bien résolument qu’on veut nous attaquer, s’il n’y aurait aucun moyen pour nous et pour l’Europe d’éviter une guerre qui sera terrible pour tous ; » est-ce que ce serait là, monsieur, une mission diplomatique, et tout Français ne se serait-il pas chargé d’une mission pareille ?

— Mais, reprit-il, n’y a-t-il rien de plus, et par exemple n’avez-vous pas reçu directement des ordres de Napoléon ?

Je saisis vivement cette occasion d’une négative franche et sincère : — Non assurément, répondis-je du ton le plus affirmatif, je vous en donne ma parole d’honneur ; je ne l’ai même pas vu depuis son retour, si ce n’est une seule fois, avec tout l’Institut. J’ai fait un voyage de pur agrément, j’ai pris comme j’ai pu quelques informations qui n’intéressent en rien la Suisse et uniquement relatives à ma patrie ; j’y retourne avec l’empressement que doit avoir tout bon Français lorsqu’elle est menacée. J’espère, monsieur, que vous ne me retarderez pas, que vous reconnaîtrez qu’on vous avait mal instruit, et qu’enfin ceci se bornera pour moi à me procurer l’honneur de vous rendre mes devoirs.

Il sourit sans répondre, me pria de m’asseoir, s’assit lui-même, leva le cachet de mon portefeuille, et l’ouvrit. Il avait devant lui la lettre de M. de Clouts, il y jeta de nouveau les yeux, et, conformément sans doute aux indications qu’elle lui donnait, il visita très légèrement la plus grande partie de mes papiers, ne me fit aucune question, et ne s’arrêta enfin qu’au mémoire, qu’il se mit à lire aussitôt et qu’il parcourut tout entier. Cela dura un bon quart d’heure, sans que je pusse voir sur son visage immobile et tout à fait ministériel le moindre signe d’une impression quelconque, et sans qu’il laissât échapper une parole, excepté dans deux seuls endroits. Le peu qu’il me dit me parut remarquable, et comme je l’observais en même temps qu’il m’étudiait lui-même, ce peu de mots, je ne les ai pas oubliés. En parlant des différens partis qui divisaient la France, je disais du duc d’Orléans qu’il avait montré de bonnes qualités, mais peu de capacité et d’énergie. — Vous croyez donc, messieurs les Français, dit-il, mais sans lever les yeux de dessus le papier, qu’il faut avoir un grand génie pour être un bon roi ? Je crois que vous vous trompez beaucoup. — Et il continua sa lecture.

Dans un autre endroit où il était question de l’établissement des Bourbons comme de l’objet que se proposaient les puissances : — Et qui vous a dit, demanda-t-il, mais toujours sans me regarder, que ce sont les Bourbons que l’on veut remettre sur le trône ?

— Tout paraît l’annoncer, répondis-je.

— Je n’en sais pas autant que vous. — Et il continua de lire comme auparavant.

Il acheva sans paraître affecté dans aucun sens de ce qu’il avait lu, et sans en dire ni bien ni mal. Il reprit ensuite d’autres papiers, mais seulement pour la forme ; puis, se levant enfin : — N’avez-vous pas, me demanda-t-il, quelque autre portefeuille, carton ou serre-papiers, dans votre voiture ou dessus, et ne s’y trouve-t-il pas d’autres pièces, mémoires, observations, notes ou renseignemens ?

Je l’assurai qu’il n’y en avait aucun. — Je dois vous prévenir, ajouta-t-il, que je vais être obligé d’y ordonner une visite ; ainsi il vaudrait mieux en faire la déclaration.

— Je n’ai, monsieur, repris-je, rien à déclarer ; faites faire toutes les visites que vous voudrez, ce ne sera que de la peine inutile et du temps perdu.

Il fit cependant venir un employé et lui donna en allemand l’ordre dont il m’avait prévenu ; mais je jugeai, au ton dont il parlait, qu’il ne voulait pas qu’on y mît trop de rigueur : il prononça même un mot français devenu allemand comme beaucoup d’autres, le mot discrétion. Il avait remis dans mon portefeuille toutes les pièces qu’il en avait tirées, excepté mon seul mémoire, qu’il tenait à la main. « Je vous rends, me dit-il, votre portefeuille et vos papiers, à l’exception de celui-ci, que je dois garder. » Je réclamai vivement contre cette exception. Ce papier n’était qu’un brouillon, un premier jet de mon opinion sur des objets qui ne regardaient que mon pays, et qui partout ailleurs ne pouvaient intéresser personne. Je m’y intéressais, moi, comme nous faisons toujours à des idées qui nous sont propres, ou à des conversations que nous avons eues, et dont nous avons pris note, sur des questions qui nous touchent de près. — Cet écrit n’a aucun but, n’est destiné à quoi que ce soit, ne me servira sans doute de rien à moi-même, et cependant il me serait très fâcheux de le perdre, et j’espère, monsieur, que vous ne me donnerez pas ce chagrin-là.

— Il faut au moins, reprit-il, que j’en fasse tirer une copie. Ce n’est pas que j’en veuille faire usage contre vous ; mais vous y présentez les choses sous un point de vue tout particulier. Je ne crois pas qu’elles tournent comme vous le pensez. Cependant cette épreuve ne tardera pas à se faire, et je serai bien aise de comparer l’événement avec vos prédictions ou vos conjectures.

J’insistai sans fruit sur l’inutilité dont cette copie ne pouvait manquer d’être pour lui. Voyant enfin qu’il fallait céder, je lui demandai s’il aurait du moins la bonté de m’expédier promptement et de me rendre la liberté de continuer mon voyage. — C’est ce que je ne puis savoir moi-même en ce moment, répondit-il ; mais soyez à votre auberge à dix heures ce soir, on ira vous dire, en vous remettant vos passeports s’il y a lieu, ce qui aura été décidé. — Tout cela me parut fort ambigu ; mais je ne pus rien obtenir de plus positif. Je reparlai de mon mémoire ; il me promit que je l’aurais aussi le soir même, si l’on avait le temps de le copier, mais sûrement le lendemain matin de très bonne heure. — Monsieur Ginguené, me dit-il en me reconduisant d’un air aussi ouvert que le lui permettait un certain regard en dessous que la nature ou l’habitude lui avait donné, je suis fâché de vous occasionner ces petites contrariétés. Vous voyez les circonstances où nous sommes ; j’aurais eu beaucoup de plaisir à faire connaissance avec vous dans des temps plus heureux. — Il me répéta que la seule curiosité de comparer les événemens avec mes pronostics l’engageait à faire copier mon mémoire, et qu’il n’en ferait contre moi aucun usage. On ne tardera pas à voir comment il m’a tenu parole. Je le quittai enfin, tenant à mon tour sous le bras mon portefeuille ; je trouvai devant la porte le commis chargé de visiter ma voiture, et qui se mit en marche avec moi. Je le menai droit à la remise, et quoiqu’il fût près de sept heures du soir et que je fusse à jeun depuis le matin, je restai debout une grosse demi-heure à voir mon homme opérer. La plus longue opération fut la visite de la vache, qu’il fallut descendre, dépaqueter, repaqueter et remettre en place. Je ne trouvai point dans sa manière d’agir cette discrétion qu’on lui avait recommandée ; mais je pris patience. Mon fureteur ne voulut se montrer discret qu’à refaire ce qu’il avait défait si librement ; mais j’y mis bon ordre, et le tins en bride jusqu’à ce qu’il eût remonté et rattaché la vache, avec l’aide d’un garçon d’écurie.

Libre enfin de cette corvée, je me fis servir à dîner dans ma chambre, et j’allai passer le reste de la soirée dans la seule maison que je connusse à Berne, celle de ce bon M. Schnell. On n’y fut pas peu surpris de me revoir, mais j’y reçus toujours le même accueil. Je dis ce que je crus devoir dire des causes de mon retour. L’espionnage zurichois, dont c’était évidemment l’œuvre, et la tyrannie bernoise, qui employait de pareils moyens et qui donnait ce caractère au gouvernement d’un peuple libre, reçurent un juste tribut de bénédictions et d’éloges ! La conversation prit ensuite naturellement son cours vers la position de la France et celle où l’on entraînait la Suisse. Il se trouva que je pensais comme un Suisse et que mes hôtes pensaient comme des Français. Je quittai avec regret cette famille intéressante, et je revins à neuf heures et demie attendre à mon auberge ce que M. de Watteville m’avait promis.

Il tint fort exactement sa promesse. On vint de sa part, un peu avant dix heures, me dire que je pouvais faire les dispositions de mon départ ; on m’apporta en même temps mon passeport français, avec son visa, pour aller par Aarberg et Neuchâtel à Paris. On m’annonça que j’aurais le lendemain matin à six heures mes autres papiers. Je n’avais d’autres dispositions à faire qu’un nouvel arrangement pour mes chevaux. J’ai déjà dit que je les avais pris à Zurich pour aller en deux jours à Neuchâtel. Je n’y arriverais que le troisième, et comme on paie double chaque journée à cause du retour, j’aurais à payer six journées, quoique le retour de Neuchâtel à Zurich ne fût que de deux. Il fallait m’entendre là-dessus avec mon petit postillon rouge. Je le fis venir. On sait dans quel état il s’était mis dès le matin. Il avait bu depuis son arrivée sur nouveaux frais. Les yeux lui sortaient de la tête en m’écoutant. Sa réponse fut courte : « Je ne veux pas aller à Neuchâtel. » Quelque chose que je pusse lui dire, je ne pus tirer de lui un mot de plus. Je pensai qu’é tourdi par le vin, il avait pu oublier la langue française, qu’il n’entendait même pas parfaitement dans son bon sens. J’appelai le keller, le sommelier de la maison ; je lui expliquai mon affaire, qu’il entendit facilement, et le priai de la faire comprendre en allemand à ce petit misérable, de l’emmener avec lui, de ne le laisser se coucher que quand il l’aurait mis à la raison, et quand il lui aurait fait promettre de venir me parler le lendemain à cinq heures et demie pour partir à six. Cela fait, je me couchai et dormis fort tranquillement.

J’étais debout, selon ma coutume, à cinq heures le 17. Mon têtu de postillon fut aussi très exact, et vint à cinq heures et demie. — Eh bien ! lui dis-je, le sommelier ta fait entendre notre arrangement pour aujourd’hui ? Je te garde un jour de plus, je t’en compterai deux, et tu auras aussi double pourboire.

— Oui, me répondit-il, j’ai bien entendu, mais je n’irai pas aujourd’hui à Neuchâtel.

— Nous devions y être hier, repris-je, nous y serons ce soir, et demain tu reprendras la route de Zurich.

Il ne répondait rien, et tenait les yeux fixés sur une croisée qui était en face de lui. Je repris encore : — Est-ce que tu ne me comprends pas ? Cela reviendra au même pour ton maître et pour toi ; cette journée-ci vous sera payée double comme les autres, et je te donnerai de plus, si je suis content de toi, une pièce de cinq francs.

— Je vous remercie bien, dit-il, mais je n’irai pas aujourd’hui à Neuchâtel.

Je me fâchai, cela fut inutile ; je me radoucis, il ne s’en obstina pas moins. Je lui demandai ses raisons ; il n’en avait point d’autre que de ne pas vouloir aller à Neuchâtel. Je le mis une seconde fois aux prises avec le sommelier, qui ne réussit pas mieux que moi. Celui-ci me dit enfin que j’étais bien bon, que je n’avais qu’à le renvoyer à Zurich, et qu’il me donnerait dans un quart d’heure un postillon qui serait à mes ordres et pour Neuchâtel et, si je voulais, pour toute la Suisse. Ce parti me parut le plus sage, et je m’y arrêtai sur-le-champ. Je fis mon compte avec ce maudit enfant suisse, plus entêté qu’un vieux Breton ou qu’un Picard ; je lui donnai pour boire comme si j’eusse été content ; il prit tout sans rien dire, remit son chapeau rond sur sa tête de mule et partit. Je ne compris rien à cette répugnance invincible qu’il avait manifestée tout à coup pour Neuchâtel. Le sommelier m’assura qu’il ne la concevait pas plus que moi, soit qu’il n’en eût rien tiré, ou qu’il ne voulût pas me le dire.

On ne tarda pas à me trouver un autre postillon ; les conditions furent bientôt faites : elles sont partout les mêmes, et pourvu qu’on ait pris son parti d’être écorché par ces gens-là, on l’est toujours sans discussion et de la même manière. Six heures venaient de sonner, je dis de mettre les chevaux. Ils étaient à peine à la voiture qu’on vint de la part de M. de Watteville apporter pour moi à l’hôtel un paquet cacheté, qui me fut remis. Je n’y trouvai que mon mémoire ; le passeport allemand n’y était pas. Cela me parut singulier ; mais, pressé comme je l’étais de partir : — Apparemment, dis-je en moi-même, que je n’ai besoin que de l’autre, visé et bien en règle comme il l’est. — Je mis en toute hâte le mémoire dans mon portefeuille, je payai l’hôte, montai en voiture, et me revis avec une grande joie roulant vers la France.

Je dînai à Aarberg à table d’hôte, seul avec quatre jeunes militaires du contingent de ce canton, dont un était capitaine. Pendant tout le repas, ils parlèrent entre eux en allemand avec beaucoup d’action, et ne firent pas plus d’attention à moi que s’il n’y avait eu là que ma chaise. Ils savaient pourtant fort bien le français ; pour que je n’en doutasse point, l’un d’eux m’offrit deux ou trois fois à boire et me servit des plats qui étaient devant lui très poliment et en fort bon langage ; puis ils se mettaient à baragouiner de plus belle. Je me crus dispensé de me gêner pour des gens qui se gênaient si peu pour moi ; dès que je n’eus plus rien à faire à table, je sortis et me retirai dans la chambre où j’avais attendu le dîner. J’y étais en conversation avec un petit Horace de poche, mon inséparable vade mecum, quand le capitaine entra, et, après m’avoir salué, me dit qu’ayant en second le commandement du lieu sous les ordres de M. le colonel Fuessly, il était obligé de me demander mon passeport. Je le lui donnai sans répondre : il le regarda de tous les côtés, parcourut tous les visa dont il était couvert, et lut enfin le dernier, de M. de Watteville. Il le relut avec attention, me rendit le passeport, me salua de nouveau et sortit.

Quand l’heure que mon cocher avait fixée pour le départ fut venue, car on est aux ordres de ces messieurs, je quittai Aarberg, comptant bien n’y pas revenir, arriver quelques heures après à Neuchâtel, et coucher le lendemain en France ; mais c’est ici que devaient commencer mes plus rudes épreuves.

Nous avions dépassé Anet, et il ne nous restait que deux petites lieues à faire, quand nous trouvâmes un avant-poste militaire à droite du chemin. Un sous-officier vint me demander mon passeport ; je le donnai. Le sous-officier rentra dans le corps de garde, en ressortit un moment après tenant une lettre dépliée à la main, me regarda à plusieurs reprises en la lisant, appela un soldat, lui remit la lettre dans laquelle il enferma mon passeport, lui donna un ordre en indiquant de la main qu’il allât vite en avant, et me dit ces seules paroles : « On va aller avec vous jusqu’au poste. » Le soldat se mit à courir devant la voiture, et fut rendu au poste avant nous. J’étais un peu inquiet de ce déploiement de précautions et de ce grand papier en forme de lettre où l’on avait eu l’air de lire mon signalement. On s’arrête devant le poste, à gauche de la route ; un officier s’avance. — Vous êtes monsieur Ginguené ? me dit-il.

— Oui, monsieur.

— Eh bien ! en arrivant à Neuchâtel, vous vous présenterez tout de suite devant M. le colonel de Meyer, commandant la division ; vous permettrez qu’un planton monte auprès de vous et vous accompagne ; c’est à lui que je remets votre passeport.

Il le remit en effet a un soldat qui était près de lui, le fusil sur l’épaule. — Mais, monsieur, lui dis-je, pour quelle raison traite-t-on ainsi dans un pays neutre un Français à qui les autorités du pays même ont permis de retourner dans sa patrie, et dont les papiers sont en règle ?

— Monsieur, répondit-il, cela ne me regarde pas ; ce sont là mes ordres, je n’en sais pas davantage. Permettez…

En disant ce mot, il ouvrit lui-même la portière de la voiture, y fit monter le planton et se tint là pour nous voir partir. Je vis que toute représentation serait inutile ; je fis place au soldat, qui arrangea fort tranquillement son fusil auprès de lui, et je donnai au cocher l’ordre du départ.

Cette fin de route fut assez triste, comme on peut le penser. Arrivé à Neuchâtel, je me fis conduire à l’auberge de la Balance, où nous étions descendus, Mme de Laharpe et moi, en entrant en Suisse, et dont l’hôtesse, qui était compatriote de M. de Laharpe, m’avait paru lui être attachée. Elle me reconnut ; mais, voyant la société que j’avais avec moi, elle n’en témoigna rien ; je fis de même. Elle rentra chez elle, et laissa son mari s’occuper de moi. Je dis à mon compagnon de voyage de m’attendre là quelques momens ; il resta planté debout à la porte. L’aubergiste fit prendre les effets que je voulais tirer de ma voiture, et me conduisit à la chambre qu’il pouvait me donner, sans rien dire qui m’indiquât s’il me reconnaissait ou ne me reconnaissait pas. Cela fait, je descendis, rejoignis le planton et marchai avec lui vers l’hôtel du commandant.

Le colonel m’attendait. Je le trouvai en petit uniforme, se promenant de long en large dans son appartement avec un gros homme en habit noir, d’une figure lourde et commune, mais assez bonne ; c’était, comme je l’appris ensuite, le maire de la ville, M. de Pierre. Le colonel me parut un homme d’à peu près quarante ans, grand, bien fait, de bonne grâce et d’un noble maintien. Le soldat qui m’accompagnait entra avec moi, lui remit mon passeport en disant quelques mots allemands, et se retira. Le commandant s’avança vers moi, et me dit d’un ton ferme et un peu hautain : — Monsieur Ginguené, je suis instruit que vous emportez avec vous des mémoires, des notes, des papiers enfin qui peuvent compromettre la Suisse. — Monsieur le commandant, répondis-je, vous êtes mal instruit ; je n’emporte et je n’ai avec moi rien de pareil.

— C’est ce que nous verrons. Où est votre portefeuille ?

— A l’auberge de la Balance, dans la chambre que je dois occuper. Vous pouvez l’y envoyer prendre.

— La clé y est-elle, ou l’avez-vous ici ?

— Je l’ai ici.

— En ce cas, on peut aller demander de votre part ce portefeuille.

— On le peut, et je vous en prie.

Il donna des ordres en conséquence, puis il me fit asseoir, s’assit lui-même, ainsi que le maire, et se mit à lire mon passeport. — Comment un Français, dit-il après l’avoir lu, dans les circonstances présentes, sort-il de France pour aller visiter des établissemens d’instruction publique ? Il s’agit, ma foi, bien d’instruction publique ! Cela est vraiment pitoyable, visiter des établissemens d’instruction publique ! répéta-t-il en haussant les épaules et du ton d’une ironie amère.

— Monsieur le colonel, lui dis-je, vous n’êtes pas généreux.

— Comment, je ne suis pas généreux !

— Non, sans doute ; vous abusez de votre position et de la mienne pour me parler comme vous le faites, et certainement il n’y a pas à cela de générosité.

— Mais avouez, reprit-il d’un ton plus honnête, que dans l’état où sont les choses un pareil motif ne doit paraître qu’un prétexte, et que cela ne peut tromper personne.

— Cela ne peut tromper en effet, car c’est la vérité. Un Français à Paris il y a deux mois ne croyait point à la guerre, et un homme de lettres français qui a toujours pris un vif intérêt à ce qui regarde l’instruction publique, et qui espère qu’on ne tardera pas à s’en occuper dans son pays, saisit avec empressement l’occasion de faire un voyage agréable, de s’assurer par ses yeux des effets qu’on attribue à des méthodes d’instruction qui ne sont point encore adoptées en France. Il n’y a rien là que de fort naturel.

— Nous allons avoir la preuve que d’autres motifs vous amenaient ici.

— Peut-être ignorez-vous, monsieur le colonel, que mon portefeuille a déjà été visité à Berne par le directeur-général de la police, qui n’y a rien trouvé de pareil à ce que vous cherchez.

— En ce cas, reprit-il en élevant la voix, c’est donc dans votre voiture ou dessus que sont ces papiers, et je ferai fouiller jusque dans les moindres replis.

— C’est ce qu’on a fait aussi à Berne, et l’on n’a rien trouvé.

— Eh bien ! c’est donc sur votre personne qu’ils sont cachés, et je vous déclare que, s’il le faut, j’y ferai fouiller devant moi. À ces mots, je me levai très vivement : — Monsieur le commandant, lui dis-je en élevant aussi la voix, voilà une menace qui pourrait être humiliante pour moi ; mais je sais le moyen d’en repousser l’humiliation. Je vous demande, j’ose même exiger de vous que vous commenciez par où vous me menacez de finir.

En même temps je déboutonnai mon habit, j’ouvris mon gilet… Il se leva à son tour, et avançant vers moi la main, sans cependant me toucher : — Doucement, doucement, me dit-il, je n’ai parlé que dans la supposition…

— Si vous supposez, monsieur, que vous deviez en venir là, c’est par là qu’il faut commencer.

— Allons, reprit le colonel, asseyez-vous, et ne parlons plus de cela.

Je m’assis, et dans ce moment on apporta mon portefeuille ; j’en pris la clé dans un petit étui de maroquin vert, et je la remis au colonel. — Celui-là aussi, me dit-il, montrant mon étui ; voyons-le, s’il vous plaît.

Averti qu’il n’y trouverait que des notes de dépenses d’auberge, le colonel ne voulut pas en avoir le démenti ; mais, ne trouvant que ce que je lui avais annoncé, il quitta ces minuties pour procéder au grand examen. Les lettres de Naples l’arrêtèrent d’abord. Il en relut plusieurs fois la date et la signature. Vint ensuite l'Anniversaire de la liberté suisse. Après en avoir lu les deux premières strophes, il donna le papier à ce gros homme qui jusque-là n’avait rien dit et qui n’avait encore fait qu’un rôle de comparse. Celui-ci lut la pièce tout entière, et la rendit en faisant un signe de tête qui voulait dire : Ce n’est rien. Pendant ce temps, le commandant lisait d’un bout à l’autre la lettre allemande de Mme de Laharpe à son frère ; une petite lettre française la suivait ; il la prit : — C’est, lui dis-je, la dernière que j’aie reçue de ma femme. La date vous apprendra que je dois être inquiet d’elle et qu’elle doit être inquiète de moi. — Il replia la lettre avec un geste poli et presque respectueux. Singuliers contrastes que nous offrent toutes ces têtes militaires !

Mon malheureux mémoire, sur lequel je n’avais pas eu le temps de prendre un parti depuis qu’il m’avait été remis le matin, vint immédiatement après. Le colonel fit une exclamation en lisant la première phrase ; mais ensuite il ne fit que parcourir, et ne lut plus que par endroits. Je lui répétai à peu près les mêmes choses que j’avais dites à M. de Clouts et à M. de Watteville ; mais il y fit peu d’attention. Il passa ce papier, comme le précédent, à notre personnage muet. Celui-ci, après avoir lu le début, me regarda de tous ses yeux, qu’il avait très gros, et reprit sa lecture, durant laquelle il donna plusieurs fois des marques d’étonnement. M. de Meyer était en même temps tombé sur la lettre de M. de Laharpe, qui contenait celle de l’empereur Alexandre à M. de Lasteyrie. Il lut d’abord celle qui était signée Alexandre. — Qu’est-ce, me dit-il, que cet Alexandre ?

— C’est, répondis-je, non pas un particulier, mais un souverain très connu, l’empereur de toutes les Russies.

— Ah ! oui, reprit-il en lisant la lettre de Laharpe. Et savez-vous de quels objets d’économie parle l’empereur ?

— Je n’en sais rien, mais je crois qu’il s’agit d’objets d’économie domestique ou d’économie rurale dont M. de Lasteyrie l’aura entretenu à Paris, ou sur lesquels il lui aura présenté quelques-uns de ses ouvrages, car il consacre tout son temps et toute sa fortune à ces objets d’utilité.

— Mais, monsieur, comment pouvez-vous mettre dans le même portefeuille un mémoire contre les Bourbons et une lettre de l’empereur Alexandre, leur allié, qui est armé pour les replacer sur le trône ? Croyez-vous que s’il en était instruit, il n’en fût pas très surpris et ne le trouvât pas fort mauvais ?

— J’oserais espérer, monsieur le colonel, que sa majesté impériale n’en éprouverait ni surprise ni colère. Je vous engagerais à faire l’épreuve de ce que je vous dis là, si nous étions plus près de son quartier-général. Je vous ferais une copie de mon mémoire, vous l’enverriez par une ordonnance à l’empereur, et j’attendrais tranquillement sa réponse.

— Voilà qui est singulier ! dit le colonel.

Alors l’homme noir, qui avait fini de lire et qui m’avait écouté, fit, en lui rendant mon manuscrit, un geste accompagné d’un regard qui voulait dire aussi : — Voilà qui est singulier !

Il ne restait plus sur la table que quelques chiffons insignifians, du papie blanc et de la musique.

— Il est inutile, dit le colonel en se levant, d’en examiner davantage. Est-ce que véritablement il n’y a rien de plus dans votre voiture ?

— Rien de plus, monsieur le commandant.

— Monsieur Ginguené, vous paraissez être un homme d’honneur.

— Monsieur, je n’ai jamais donné à personne ni le droit ni aucun motif d’en douter.

— Donnez-moi votre parole que ni dans votre voiture ni ailleurs vous n’emportez avec vous aucun mémoire, aucune note ni aucune lettre qui soient relatifs aux affaires de la Suisse et qui puissent la compromettre.

— Je vous en donne ma parole d’honneur.

— Eh bien ! je vous remets vos papiers (et il les remit en effet dans mon portefeuille), excepté celui-ci, dont il faut que je fasse tirer une copie, et je ne vous cache pas que c’est pour l’envoyer à Berne avec mon rapport.

— Monsieur, cela serait fort inutile ; on en a déjà une copie à Berne, que M. de Watteville a fait tirer.

— Si M. de Watteville en a une, celle-ci ne servirait en effet de rien. Et il mit le mémoire avec les autres papiers, ferma le portefeuille et m’en rendit la clé. — Je vais, comme je vous l’ai dit, reprit-il, faire mon rapport à M. le général en chef. Je l’enverrai cette nuit par une ordonnance. Il faudra que vous attendiez ici la réponse. C’est encore sur votre parole que je vous laisse entièrement libre à votre auberge. Vous voudrez bien seulement ne vous pas écarter, pour qu’on soit sûr de vous trouver à l’instant même où la réponse arrivera. Elle peut venir dès demain ; elle peut aussi se faire attendre plusieurs jours.

Je m’engageai formellement à ne pas sortir de la ville. — J’ai, monsieur le colonel, ajoutai-je, une grâce à vous demander : c’est qu’il me soit permis d’écrire à ma femme, qui m’attend à Paris à jour fixe, et que ce retard inquiétera mortellement. Je voudrais aussi écrire à Zurich à mon ami M. de Laharpe, pour le prévenir de ce qui m’arrive et le prier de tenir prêts pour moi, s’il en est besoin, ses bons offices et l’appui de son amitié.

— La première de ces deux choses, me répondit-il, est impossible. Les communications sont totalement interrompues, et aucune lettre ne peut maintenant ni entrer ni sortir. Pour la seconde, rien de plus simple : écrivez à M. de Laharpe, envoyez-moi votre lettre, mais ouverte, et je la lui ferai passer.

Après l’avoir remercié comme je le devais, je quittai le commandant et le magistrat, qui me rendirent avec beaucoup de politesse le salut que je leur fis à tous les deux.

Il était tard quand je rentrai à la Balance ; la nuit tombait. J’étais las de ma journée. Je me fis faire du thé, le pris, et me couchai. Le lendemain 18, dès qu’il fut jour, ma première pensée fut pour la lettre que je devais écrire à Zurich. Puisqu’il fallait l’envoyer tout ouverte au colonel, je songeai à en profiter pour mettre sous ses yeux quelques détails qui lui parleraient en ma faveur. « Mon respectable et bien cher ami, écrivis-je à M. de Laharpe, je continue le cours de mes épreuves. Les dernières ont été rudes ; je les ai soutenues avec le sang-froid que vous me connaissez et avec le calme d’un homme qui n’a rien à craindre, puisqu’on n’a rien à lui reprocher. » Je racontais en peu de mots ma scène de Berne et mon entretien d’une heure avec M. de Watteville, dont au reste, disais-je, je n’avais eu qu’à me louer, quant à la politesse et aux égards. Les espions, les délateurs et tous nos coquins de Zurich auraient eu un démenti complet sans ce chiffon relatif aux affaires de France que j’avais eu l’imprudence de garder dans mon portefeuille au lieu de le détruire, comme je le devais, n’en ayant plus rien à faire, ou au moins de le cacher, comme cela m’était si facile. Je racontais aussi mon arrestation à Neuchâtel, dont les formes avaient été d’abord plus sévères, parce qu’il paraissait que les délations et les calomnies avaient été plus positives et plus fortes ; mais enfin tout s’était terminé heureusement, et la preuve en était dans cette lettre même que M. le commandant avait l’extrême complaisance de lui faire parvenir. Je n’attendais plus que la décision du général en chef. Il m’était venu plusieurs fois l’idée de me mettre sous la protection immédiate de son magnanime élève. L’avantage que j’avais eu d’être présenté à Paris"à l’empereur Alexandre, l’accueil plein de bienveillance que J’avais reçu de lui, d’autres raisons encore, me portaient à croire qu’il ne me désavouerait pas ; mais je ne voulais rien faire sans avoir l’agrément de M. de Laharpe lui-même, qui connaissait le terrain mieux que moi.

J’envoyai cette lettre au colonel aussitôt que je crus qu’on pourrait être admis chez lui, en le priant par un billet de la faire passer, comme il avait bien voulu me le promettre, le plus tôt qu’il serait possible à Zurich. Environ une heure après, comme je venais de prendre mon café du matin, il m’écrivit à son tour le billet suivant : « Je prie M. Ginguené de vouloir bien me confier le mémoire dont il fut question hier pour vingt-quatre heures. Je n’en prendrai point de copie, et le rendrai sans faute demain. Neuchâtel, 18 juin 1815. — C. Meyer, lieutenant-colonel. » Et en post-scriptum : « J’expédie la lettre à M. de Laharpe par ordonnance tout de suite. » Je ne crus pas pouvoir refuser cette demande, accompagnée d’une promesse si positive. Je mis le mémoire sous enveloppe et donnai le paquet au domestique qui attendait ma réponse. J’en eus ensuite du regret ; mais comment faire ? Il aurait donc fallu écrire que ce mémoire, je ne l’avais plus, que je l’avais brûlé, déchiré, tout ce qu’on voudra, et le faire ensuite réellement dès que le domestique eût été parti. Je n’eus pas cette présence d’esprit, et d’ailleurs je n’avais point encore de craintes graves sur ce fatal écrit ; je ne pouvais pas me départir de l’idée que, ne contenant rien de contraire aux intérêts de la Suisse, il pouvait bien heurter les opinions des gouvernans et de l’état-major helvétiques, mais non donner lieu contre moi à aucune mesure violente.

Je passai comme je pus le reste de cette journée. Un peu de lecture et de rêverie, deux promenades au bord du lac, l’une avant dîner, l’autre le soir, m’aidèrent à en remplir le vide. Pour le premier moyen, je n’avais pas en apparence de grands secours : je ne portais sur moi que deux très petits volumes ; mais dans l’un était Horace, dans l’autre Catulle, Tibulle et Properce : cette petite provision de voyage était immense et inépuisable.

En me servant à dîner, la domestique me demanda si je voulais recevoir sa maîtresse, ce que je n’eus garde de refuser. J’étais surpris de ne l’avoir encore ni vue ni rencontrée. Elle vint. Je la fis asseoir. Mme Descloux était une femme d’un peu plus de quarante ans, d’une figure agréable ; elle paraissait avoir été fort belle. Elle était de Rolle, canton de Vaud, comme M. de Laharpe, pour qui elle professait beaucoup d’attachement. Elle m’avait reconnu d’abord pour ce même Français qui avait séjourné à son hôtel, il y avait environ deux mois, avec Mme de Laharpe ; mais elle s’était gardée d’en rien témoigner, parce que dans ce moment les têtes étaient excessivement montées, et qu’elle était entourée de gens qui n’étaient pas sûrs. Elle n’avait qu’une domestique à qui elle pût se fier ; c’était celle qu’elle avait chargée de me servir.

— Je fus bien fâchée hier, ajouta-t-elle, de vous voir arriver accompagné comme vous l’étiez, mais je n’en fus pas très surprise. Je savais qu’on ne voulait pas vous laisser sortir de Suisse quand vous y entrâtes. Le colonel Effinguer, en vous forçant d’aller par Berne, comptait que vous seriez arrêté là, que l’état-major qui devait y être ne vous permettrait pas d’aller plus loin, et vous ferait rétrograder jusqu’en France. Quand il sut que vous aviez passé, il se mit dans une grande colère, et jura qu’en ce cas vous ne sortiriez plus de la Suisse. Ils étaient déjà tous montés sur ce ton-là. Leur conduite et leurs préparatifs, qui étaient en contradiction avec leurs protestations, les rendaient ombrageux et soupçonneux à l’excès, et ils ne voyaient dans tout Français qui n’était pas un émigré qu’un espion et un ennemi dangereux. Ils haïssent Laharpe comme la peste, ils vous haïssent de même parce que vous êtes son ami, et ils ne croient pas que vous soyez venu le voir, que vous ayez séjourné avec lui si près de la diète, dans un autre dessein que celui de leur nuire.

— Ma chère dame, lui répondis-je, vous m’apprenez là de terribles choses, et qui me donnent des craintes que je n’avais pas. J’étais si loin d’être dans les dispositions que ces gens-là me supposent, qu’au contraire je me suis attaché à la Suisse pendant le séjour que j’y ai fait, que j’en rapportais le projet d’y venir vivre avec ma femme, si je pouvais arranger mes affaires en France, et que je ne me faisais point d’autre roman que de finir mes jours, au milieu de bonnes gens, sur les bords d’un de ces beaux lacs, ayant sous les yeux ces fertiles et riantes campagnes, et dans le lointain les hautes Alpes et les glaciers. Me voilà bien loin de compte ! Je vois que j’ai à craindre d’y rester, mais comme dans une prison, ce qui serait très différent. En attendant, puisque vous avez de la bonne volonté pour moi, il faut que vous tâchiez de me rendre un service : c’est de faire passer en France, par les moyens que votre état et le voisinage de la frontière doivent vous donner, une lettre que je veux é crire à ma femme. Elle m’attend à Paris à jour fixe, et son inquiétude serait horrible, ne me voyant point arriver, si elle ne recevait pas au moins, quelques jours après, de mes nouvelles. Tâchez donc, je vous prie, de faire passer cette lettre, coûte que coûte ; je vous «n aurai la plus grande obligation.

Mme Descloux me promit de faire tout son possible. Un voiturier de sa connaissance partait le lendemain pour la frontière, où elle pensait bien qu’il pourrait faire passer tout ce qu’il voudrait ; je n’avais qu’à écrire ma lettre que je remettrais à sa domestique de confiance, quand elle viendrait me servir à déjeuner. Cette promesse me procura un grand calme d’esprit, et dès mon réveil, le 19, qui était un dimanche, j’écrivis la lettre. Je n’y parlai point de mon arrestation, mais bien de quelques nouveaux obstacles qui tenaient aux circonstances, à la clôture des frontières, aux communications tout à fait interrompues, obstacles qui entraîneraient peut-être un retard d’une huitaine de jours, mais que j’espérais faire lever, ayant tous mes papiers en règle et mon passeport visé dernièrement par le directeur-général de la police des cantons. Ma lettre partit, comme la bonne hôtesse me l’avait promis, elle me l’assura du moins, et je ne vois pas qu’elle eût intérêt à me tromper, car il ne m’en coûta rien ; mais ce fut une lettre perdue, et ni ma femme ni moi n’en avons jamais eu de nouvelles.

Après de jeuner, j’écrivis au colonel Meyer pour lui demander s’il voudrait bien me recevoir dans la matinée et à quelle heure. Il me fit répondre qu’il sortait à l’instant, mais qu’il comptait me venir voir lui-même et qu’il me priait de l’attendre chez moi. L’annonce de sa visite me fit voir que ma lettre à M. de Laharpe avait produit son effet. Quelques petits arrangemens m’occupèrent en l’attendant. La veille au soir, j’avais fait descendre la vache de dessus ma voiture pour y chercher quelques effets : j’y trouvai deux liasses de livres et de brochures, et dans l’une de ces liasses trois paquets sous enveloppe et cachetés. J’en connaissais le contenu. L’un était de M. Fellemberg à M. de Lasteyrie, à qui il envoyait un exemplaire du rapport dû comte de Capo d’Istria sur son établissement d’Hofwil ; l’autre de M. Usteri à M. Grégoire, renfermant ce même rapport, et le troisième du même M. Usteri à M. Say, à qui il faisait passer un diplôme de la Société économique de Berne. Je les avais mis sur ma table, et je cherchais parmi les livres ceux qui pourraient me convenir pour le reste de mon voyage, quand on m’annonça le colonel.

Après les premières politesses, il m’apprit qu’il avait reçu ordre de se porter sur la frontière, et que le colonel Effinguer reprenait le commandement de Neuchâtel. M. Effinguer n’était pas venu encore. Jusqu’à sa venue, tous les paquets venant de Berne seraient remis au maire de la ville, qui me communiquerait aussitôt ce qui aurait rapport à moi. Mon mémoire, que je lui avais confié la veille et qu’il avait oublié de prendre en sortant, me serait rendu dans la matinée. Du reste, il espérait qu’en son absence je me regarderais toujours comme engagé par ma parole, et que j’attendrais la décision de Berne dans le même état où il me laissait. Je le lui promis de nouveau en lui témoignant le regret que j’avais de son départ. Ce regret était sincère. Je ne pouvais que perdre au change par le retour du colonel Effinguer. En se levant pour me quitter, le commandant jeta les yeux sur ma table. — Mais, monsieur, me dit-il, vous m’aviez assuré que vous n’aviez avec vous ni lettres ni papiers qui pussent être suspects, et je vois là trois paquets cachetés. Ils doivent contenir des papiers, et vous ne m’en avez point parlé.

Je lui expliquai ce que c’était que ces paquets et quel en était le contenu.

— Je vous crois, me répondit-il ; mais je ne pourrai me dispenser de prévenir mon successeur, qui voudra sûrement voir ce qu’ils contiennent.

— Je les tiens à ses ordres ainsi qu’aux vôtres, répliquai-je, et je vous donne encore ma parole d’honneur qu’ils ne sortiront de cette place que pour être portés devant lui.

Là-dessus il me salua, je le reconduisis, et il partit. Il n’était guère que dix heures ; je vis que j’aurais le temps de faire une visite qui me paraissait indispensable. Neuchâtel avait pour gouverneur le baron de Chambrier, qui était ministre du roi de Prusse à Turin lorsque j’y étais ambassadeur. Pendant sept mois que nous y avions passés ensemble, nous nous étions vus fréquemment : c’était un excellent homme, plein de raison, de connaissances, et du commerce le plus égal et le plus doux. Il ne pouvait ignorer mon arrivée ni ma position. Je crus de mon devoir et de mon intérêt de me présenter chez lui. Je lui en demandai la permission par un billet, auquel il répondit verbalement que, si je voulais me rendre au château à midi après la messe, il me verrait avec grand plaisir. J’y fus exact. Il me reçut le plus obligeamment du monde, mais il répondit au peu que je lui dis de mon aventure en attribuant tout pour le fond aux circonstances, et pour les formes aux chefs militaires, qui dans tous les pays du monde, me dit-il, ne savent guère en employer d’autres. Les chefs militaires réunissaient en ce moment tous les pouvoirs, ce qui le mettait, à son grand regret, dans l’impossibilité de m’être utile ; mais il était charmé de me revoir et de pouvoir me remercier du plaisir et de l’instruction que lui avait procurés la lecture de mon ouvrage sur l’Italie. Là-dessus, il se mit à m’en parler en homme qui en effet ne l’avait pas seulement lu, mais étudie. Il finit en me demandant quand on pouvait espérer de voir la suite, qui était, disait-il, attendue avec impatience.

— Vous voyez, lui répondis-je, monsieur le baron, que je suis moins que jamais en état de rien promettre là-dessus. Messieurs les Suisses d’abord, ensuite le cours des événemens qui vont se passer en France disposeront de moi plus que moi-même.

— Je le vois, reprit-il, et je vous prie de croire que personne n’en est plus fâché que moi.

Je me levai ; je le priai de me dire si, en supposant que mon séjour à Neuchâtel dût se prolonger, il me permettrait de lui rendre quelquefois mes devoirs. Il répondit du ton le plus affectueux, et en prenant une de mes mains dans les deux siennes, qu’il ne le désirait pas, qu’il aimerait bien mieux apprendre mon départ pour la France, mais que, si je restais encore et que je voulusse lui réserver quelques momens, il en serait enchanté. Il me reconduisit jusqu’à son antichambre, où attendaient deux ou trois personnes qui parurent très surprises que ce Français, arrêté militairement et presque détenu dans une auberge, fût traité si poliment par son excellence.

Le lundi matin, je fis une autre visite. J’étais placé en quelque sorte sous la surveillance du maire de la ville ; je crus qu’il convenait de l’aller voir. J’avais d’ailleurs à lui parler de deux objets : de mon mémoire, qui ne me revenait point malgré la promesse positive du colonel Meyer, et de la décision, de messieurs de Berne, qui se faisait attendre bien longtemps. M. de Pierre convint de l’injustice et de la fausseté des délations dont j’avais été l’objet ; mais il rejeta tout sur les circonstances. Quant à mon mémoire, qu’il avait lu devant moi, il me demandait la permission de me parler avec une pleine franchise, puisque je lui en offrais l’occasion. Il ne voulait discuter ni les faits ni les principes, mais il m’avouait qu’il ne revenait pas de sa surprise de voir qu’un homme de ma réputation et de mon caractère (ce furent ses obligeantes expressions) se rendît l’apologiste de Bonaparte, fit son éloge et entreprît de prouver qu’il fallait que les puissances le reconnussent de nouveau et le laissassent en paix. Il en était d’autant plus surpris qu’on avait su à Neuchâtel et dans toute la Suisse un mot de moi au sujet de cet homme-là, qui annonçait à son égard des dispositions bien différentes. — Quand il fut relégué dans l’île d’Elbe, continua ce bon M. de Pierre, un libraire de Paris alla vous proposer de faire contre lui un ouvrage qui aurait eu un grand succès et eût rapporté beaucoup d’argent ; vous le refusâtes et lui dites : Pour un ouvrage contre Bonaparte, adressez-vous à ceux qui l’ont loué ! C’est là du moins le mot qu’on Vous attribue, et il ne nous préparait pas à vous l’entendre louer vous-même, surtout d’après ce qu’il a fait depuis.

— Ce mot fort simple, je l’ai dit en effet, répondis-je, et j’en avais le droit, car je n’ai jamais loué Bonaparte, dont j’ai toujours détesté la tyrannie, et qui me haïssait comme son ennemi personnel ; mais je vois, monsieur, que vous avez lu trop rapidement mon mémoire pour en bien saisir le sens. Je n’y loue point Bonaparte, je ne fais point l’apologie de sa dernière action, je ne me déclare point son partisan, je dis ce qui a fait son succès : je peins la véritable situation de la France et l’état de la question ; j’établis qu’il est souverainement injuste d’armer l’Europe entière contre nous et de vouloir nous faire une guerre d’extermination en haine d’un seul homme que nous n’avons point rappelé, mais que nous n’avons pu ne pas recevoir ; je fais sentir qu’un succès qu’on regarde comme certain est douteux, et qu’alors on expose gratuitement l’Europe à de nouveaux désastres ; je maintiens que Napoléon, sincère ou non dans ses protestations et dans sa nouvelle conduite, sera forcé d’y être fidèle, si on ne l’attaque pas, que si on l’attaque au contraire, et s’il l’emporte, il reprendra immanquablement, avec son ancien pouvoir, ses projets d’invasion, de conquêtes et de vengeance. Enfin, monsieur, je suis Français, je frémis en voyant les maux dont on menace injustement ma patrie. Dans mes entretiens avec un ami qui jouit d’un crédit mérité auprès du plus puissant des souverains coalisés contre nous, je lui expose les raisons qui me paraissent les plus favorables, non pas à la cause de Napoléon, mais à la nôtre. Je ne parle point en homme de parti, mais en ami de mon pays et de l’humanité. Je fixe mes idées sur le papier, je les remets à mon ami pour qu’il en fasse l’usage que sa prudence lui dictera… Où est le crime ? où est même le simple tort que l’on puisse me reprocher ?. Mais à propos, monsieur le maire, j’ai lieu d’être surpris à mon tour de n’avoir point encore reçu mon manuscrit, que j’ai confié à M. le colonel Meyer sur sa demande et sur sa parole écrite de n’en point tirer de copie. Il devait me le rendre hier matin, et je n’en ai point de nouvelles ; je ne sais même où le prendre ni en quelles mains il l’a laissé. Autre sujet d’étonnement, c’est qu’on me fasse attendre depuis trois jours la décision d’une affaire aussi simple que la mienne. J’ai été dénoncé comme emportant en France des mémoires, des notes, des renseignemens contraires aux intérêts du gouvernement helvétique. Deux perquisitions faites dans mes papiers par les autorités civiles et militaires ont prouvé que cette dénonciation est une calomnie. On ne peut tirer en Suisse aucun parti contre moi d’un écrit uniquement relatif aux affaires de France, sur lesquelles tout Français a, comme moi, le droit de penser et d’écrire ce qu’il veut, quand il ne publie rien, et qu’il n’a écrit qu’à l’invitation et sous le secret de l’amitié. Qu’attend-on donc pour décider de mon sort et pour me laisser rentrer en France ?

M. de Pierre répondit que le colonel en partant ne lui avait point reparlé de mon mémoire, qu’il ignorait à qui il l’avait confié, mais que je pouvais être sûr que ce papier me serait rendu, puisqu’il me l’avait promis. À l’égard de la décision de Berne, il convenait qu’elle aurait pu être plus prompte, mais il m’exhortait à prendre patience et présumait que désormais je n’attendrais pas longtemps. Là-dessus, je levai la séance. M. de Pierre me dit et me fit de nouvelles politesses, que sa figure, qui n’avait rien de fin ni de faux, me permit de croire sincères.

Je tuai le temps pendant le reste de cette troisième journée à peu près comme j’avais fait pendant les deux autres. Les promenades sur le bord du lac étaient toujours une de mes plus agréables distractions malgré le tort que leur faisait dans mon esprit le souvenir des charmans paysages qui bordent le lac de-Zurich. À Zurich d’ailleurs, je ne jouissais pas seul de ces beautés, qui ne sont dans aucun autre endroit de la Suisse plus variées ni plus riantes ; je partageais cette jouissance avec deux aimables et bons amis, qui les sentaient comme moi et m’aidaient pour ainsi dire à m’en pénétrer davantage. À Neuchâtel, j’étais seul devant cette vaste et monotone étendue d’un lac dont les bords plats et nus, au moins des deux côtés de l’est et du midi que j’avais sous les yeux, ne reposent presque nulle part agréablement l’imagination et la vue : elles ne trouvent, pour se reposer, que la chaîne lointaine des glaciers. À la surface du lac, point de mouvement, point de vie : ni bateaux de commerce, ni batelets pour des parties de plaisir ; les promenades assez belles dont il est bordé du côté de la ville restent solitaires et désertes à toutes les heures du jour. Autour de moi, pas une âme à qui la mienne pût s’ouvrir, pas un être avec qui je pusse échanger une idée ou un sentiment !…

Cette soirée du lundi fut triste. Un orage gronda longtemps dans le lointain ; des groupes de nuages noirs s’étendirent sur la partie occidentale du lac et en rembrunirent les eaux ; la nuit fut avancée d’une heure ; une pluie chaude et abondante me força de regagner mon auberge. Je venais d’y rentrer quand un domestique m’apporta enfin sous enveloppe cachetée mon mémoire ; je levai le cachet : ni billet ni note n’y étaient joints. Je demandai de la part de qui : « C’est de l’hôtel du commandant, » voilà l’unique réponse que j’obtins, et je n’en pus savoir davantage. Quand je fus seul avec ces misérables feuilles qui m’avaient déjà tant compromis et pouvaient me compromettre encore, j’eus enfin l’idée tardive de les détruire ; je le fis et me le reprochai presque aussitôt. Si l’on voulait faire usage contre moi de. la copie ou peut-être des copies qu’on en avait tirées, ces copies n’étant point vérifiées ni reconnues par moi, n’ayant et ne pouvant avoir aucun caractère officiel, on pourrait y mettre tout ce qu’on voudrait, supprimer, ajouter sans scrupule ; l’original, écrit de ma main, aurait pu servir à ma défense, et je m’étais ôté ce seul recours.

Dans la matinée du 20, le temps était changé ; il avait tonné toute la nuit, le vent était froid, le ciel couvert de gros nuages humides qui s’épaississaient de plus en plus. En sortant après mon déjeuner, comme j’avais résolu de le faire tous les jours, je ne me dirigeai point vers le lac, mais du côté de la ville, que je n’avais pas encore eu la curiosité de parcourir. Je remontai au château qui domine la ville et le lac ; les rampes fort douces qui y conduisent sont si bien ménagées que le gouverneur y montait et en descendait tous les jours en voiture. La plus haute esplanade, plantée de vieux et très gros arbres, formait une promenade ou plutôt un belvédère. La vue en était très belle et d’une grande étendue : mais l’horizon était trop sombre pour que je pusse en jouir. Redescendu dans la ville, il me fallut peu de temps pour la parcourir d’un bout à l’autre. Bâtie entre le lac et un gros rocher qui paraît être l’extrémité d’une des branches du Jura, elle est de forme oblongue, et les rues transversales sont très courtes ; les autres sont assez belles, surtout les plus voisines du lac. On y voit quelques édifices de fort bonne apparence. Les façades de deux églises annoncent de la grandeur et de la majesté ; l’une est dans le style gothique, l’autre d’architecture moderne. En passant dans une rue bordée d’arcades, j’aperçus une boutique de libraire ; j’y entrai, et me mis à regarder les livres. Il y en avait à vendre et d’autres à louer au mois ou au volume. Parmi ces derniers, je trouvai cinq volumes de mon Histoire littéraire d’Italie, qui, soit dit sans vanité, paraissaient très fatigués du service. Le troisième manquait, Je demandai à la marchande si cet exemplaire était incomplet. « Non, monsieur me dit-elle ; mais il est bien rare que les six volumes soient ici tous ensemble, il y en a toujours quelqu’un en lecture : c’est celui de tous nos livres qu’on nous demande le plus souvent. » On me pardonnera de n’avoir pas été tout à fait insensible à un compliment aussi peu suspect. En retournant vers la Balance, l’idée me vint de louer cet exemplaire si je restais encore plusieurs jours à Neuchâtel, d’y faire à chaque volume certaines corrections que j’avais présentes à l’esprit, et d’écrire en tête du premier : « L’auteur de cet ouvrage a corrigé de sa main cet exemplaire lorsqu’il était retenu militairement à Neuchâchel le trentième du mois de juin 1815. »

Le temps restait sombre et menaçant, la masse énorme des nuages continuait.de s’abaisser et de s’épaissir. Je dînai à quatre heures et presque dans l’obscurité. Vers six heures, comme je venais de finir ma sieste, ma porte s’ouvrit, et l’on m’annonça deux officiers suisses. Ils entrèrent. L’un ne paraissait pas avoir plus de vingt ans, l’autre trente ou trente-deux. Ce dernier était un gros garçon à figure épanouie et colorée, un de ces visages sur lesquels jamais un sentiment ni une idée n’ont laissé de trace. Ce fut lui qui porta la parole. — Nous venons, me dit-il de l’air le plus gai du monde, vous avertir de la part de M. le colonel Effinguer, commandant de cette division, de vous rendre tout de suite par-devant lui à Anet, à deux petites lieues d’ici. Voici M. le chevalier Effinguer, neveu de M. le colonel et son aide-de-camp, qui vous accompagnera. Moi, je suis le lieutenant-colonel de Scheffland. C’est moi qui commandais à Couvet, il y a deux mois, quand vous y passâtes avec Mme de Laharpe, et qui signai vos passeports.

— Ah ! oui, je me le rappelle, répondis-je ; vous y joignîtes même l’ordre de me présenter ici au bureau du commandant, qui se trouva être le même colonel Effinguer.

— Justement, reprit-il ; mais il faut, s’il vous plaît, partir tout de suite, c’est l’ordre de M. le commandant.

— Vous voudrez bien cependant, répliquai-je, m’accorder le temps de faire quelques préparatifs. Vous voyez ma vache ouverte et toute dépaquetée. Il faut qu’elle soit refaite et replacée sur ma voiture avec le soin nécessaire pour que mes effets ne souffrent pas de la pluie, qui ne tardera pas à tomber et à tomber par torrens ; il faut aussi que je fasse chercher un cocher et des chevaux, et que vous ayez la bonté de me dire si c’est seulement pour Anet que je dois faire mon arrangement.

— Je n’en sais rien, répondit-il ; mais l’ordre n’est que pour Anet.

— Eh bien ! je m’arrangerai en conséquence ; mais vous voyez, monsieur le lieutenant-colonel, qu’il ne me faut pas pour tout cela moins d’une heure. Je vous la demande. À sept heures précises, si M. le chevalier Effinguer veut se rendre ici, je serai prêt à partir.

Cela fut ainsi réglé, et ces messieurs se retirèrent, l’un avec sa face toujours riante, l’autre avec un air grave et empesé, quoique imberbe, et sans avoir jusque-là desserré les dents. Ce ne fut qu’en sortant qu’il se tourna vers moi tout d’une pièce et me dit : — Monsieur, vous voudrez bien ne pas oublier les trois paquets cachetés, dont un est de M. Usteri.

— Les voilà, monsieur, répondis-je très gravement et en les lui montrant sur une table ; vous voyez que je ne les ai pas oubliés.

Je n’avais pas un instant à perdre ; je fis d’abord prier Mme Descloux de donner tout de suite le compte de ma dépense, et son mari de me procurer sur-le-champ des chevaux et un postillon. J’écrivis en hâte quatre lignes à M. de Laharpe : « Je suis arrêté, enlevé, conduit à Anet sans savoir ce qu’on fera ensuite de moi. Si vous avez, comme je l’espère, des moyens de me servir, employez-les sans retard ; ne vous inquiétez point, mais agissez. Je vous embrasse et me recommande à votre amitié. » Quand Mme Descloux fut venue, ce qui ne tarda pas, je lui lus ce billet, le lui donnai tout ouvert, et la priai de le cacheter et de le faire parvenir à son adresse par la voie la plus prompte et la plus sûre. Elle me le promit et a tenu sa parole.

Mon compte soldé, je refis mes paquets. Descloux vint presque aussitôt avec un voiturier pour faire son marché avec moi. La juiverie de ces gens-là joua son rôle. Je n’allais qu’à deux lieues, et ne pouvais traiter que pour ces deux lieues, ne sachant si je reviendrais, si je resterais ni si j’irais plus loin. Il fallut payer la journée entière de trois chevaux et le retour, en tout 60 francs. Sept heures sonnant, les chevaux étaient mis ; j’étais prêt. Mon jeune officier se fit un peu attendre ; il arriva déjà passablement mouillé. « Monsieur, voulez-vous me remettre les trois paquets cachetés ? » Il ne me dit pas autre chose ; je les lui donnai, il les mit sous son bras, par-dessous sa redingote. Nous descendîmes ; je le fis monter dans la voiture, y montai après lui, et nous prîmes le chemin d’Anet.

Pendant cet intervalle d’une heure, mon esprit, tendu sur ce que j’avais à faire, n’eut pas un moment pour réfléchir et pour penser. Ce que je puis dire, c’est que je n’éprouvai ni trouble ni surprise. De quelque manière que ce fût, il fallait bien que la bombe crevât, et, comme il m’est arrivé dans toutes les circonstances critiques de ma vie, du moment que je m’étais vu livré à un cours de choses sur lequel je ne pouvais rien, mon âme s’était naturellement tenue préparée à tout. La taciturnité imperturbable de mon jeune compagnon de voyage, que j’essayai de vaincre par deux ou trois questions discrètes auxquelles il ne répondit que par des monosyllabes, me laissa le temps de réfléchir. Que voulait faire de moi ce colonel Effinguer, dont je me rappelais fort bien la mine rogue et insolente, et qui avait juré que je ne sortirais pas de la Suisse ? Pourrait-il m’y retenir de sa propre autorité ? et sur quel prétexte ? Insisterait-il sur les prétendus papiers relatifs aux affaires de Suisse que ces marauds de Zurichois m’avaient accusé d’emporter en France ? Ordonnerait-il ou ferait-il lui-même dans tout ce qui m’appartenait des recherches plus rigoureuses ? Elles auraient le même résultat. Enfin s’agirait-il de mon mémoire ? Était-ce là-dessus qu’on m’avait jugé à Berne, et que j’aurais à subir un interrogatoire ? J’étais prêt à le soutenir, et déjà je répondais en idée à ceci, à cela, et je n’oubliais pas de rappeler à ce colonel suisse que nous étions en Suisse, que la Suisse s’était déclarée neutre, qu’elle n’avait donc pas plus à se mêler des affaires de la France, qui ne l’attaquait pas, qu’un Français à se mêler des siennes ; que si l’on avait trouvé dans mes papiers des pièces de l’espèce de celles que de lâches calomniateurs m’avaient accusé d’y avoir, on aurait eu raison de s’assurer de moi et de me traiter comme un homme qui avait abusé de l’hospitalité, mais qu’une pièce qui regardait uniquement les affaires de mon pays, et à laquelle je ne donnais aucune publicité, ne donnait non plus à personne en Suisse le droit de m’en faire un crime. Je m’étendais ensuite sur chacune de ces raisons ; je tâchais de prévoir toutes les absurdités qu’un militaire injuste et dur, qui avait la force en main, pourrait me dire, et j’y répondais de même, sans me laisser intimider ni abattre.

Pendant mon plaidoyer, la pluie avait redoublé, la nuit était venue, et si noire qu’on n’entrevoyait aucun objet autour de soi. Je ne pouvais même voir si mon silencieux chevalier, qui ne soufflait pas, dormait. Je fis sonner ma montre ; il était plus de neuf heures. Nous roulâmes encore quelque temps ; enfin nous passâmes devant quelques maisons où il y avait de la lumière ; nous arrivions à Anet. Le chevalier ouvrit une des glaces, et, la tête sous la pluie, donna. ordre au cocher d’arrêter devant l’hôtel du commandant. Il arrêta presque aussitôt. — Vous voudrez bien, monsieur, me dit l’officier, attendre ici dans la voiture ; je vais prendre les ordres. — Il ouvrit lui-même la portière, abattit le marchepied, le releva, m’enferma très exactement dans la voiture sans dire.une parole, et me laissa dans l’admiration de son stoïcisme et de son sang-froid.

Il reparut quelques minutes après, éclairé par un soldat qui portait une lanterne et accompagné d’un autre officier à peu près du même âge. Il ordonna au cocher de conduire la voiture à l’auberge et de m’y faire descendre. Son camarade et lui suivirent lestement à pied, précédés de la lanterne et toujours sous le même déluge. J’étais à peine descendu et entré dans une salle basse qu’ils arrivèrent » — Est-ce que je n’aurai pas tout de suite mon audience de M. le commandant ? demandai-je au jeune Effinguer.

— M. le colonel a décidé, me répondit-il, qu’il n’avait pas besoin de vous voir, et il ordonne que vous vous rendiez tout de suite à Aarberg, devant M. le colonel Fuessly.

— Quoi, monsieur, est-il vraiment nécessaire que ce soit tout de suite ? Ne peut-on accorder quelques heures de repos à un homme de mon âge, sujet à des infirmités que ce temps humide aggrave encore ? Et si nous attendions ici jusqu’à la pointe du jour, le salut de la Suisse serait-il compromis ?

— Monsieur, ce sont les ordres, il faut que ce soit tout de suite. Moi, je reste ici auprès de mon oncle ; mais voilà M. le chevalier, mon camarade, qui vous accompagnera à Aarberg.

Là-dessus il tira le chevalier à part, lui parla en allemand pendant quelques minutes, et lui ayant remis, avec une recommandation qui me parut expresse, les trois paquets cachetés qu’il avait toujours tenus sous son bras, il nous salua et partit.

Je vis au premier coup d’œil que je ne perdais point au change. Mon nouveau guide m’assura dans les termes les plus polis qu’il aurait voulu pouvoir obtenir le délai que je désirais, mais que, cela étant impossible, il ferait tout ce qui dépendrait de lui pour que j’eusse moins à souffrir. Il parlait français comme moi ; il était de Neuchâtel, où il avait fait ses études ; sa figure était agréable, sa taille avantageuse et bien prise, son maintien et ses manières annonçaient l’homme bien élevé. Je vis que je pouvais entrer avec lui dans quelques particularités et qu’il m’entendrait. Je lui dis l’embarras où j’étais pour un cocher et des chevaux, ce qu’il m’en coûtait pour deux heures de route, et le risque que je courais d’une exaction pareille pour deux ou trois heures de plus. Pouvais-je du moins savoir si ce serait là que se bornerait mon voyage nocturne, si je devais aller plus loin, rester à Aarberg ou revenir ? Ses ordres étaient pour Aarberg, il ne savait rien de plus. Ainsi je ne pouvais traiter avec mes arabes que pour Aarberg, et la nuit, et dans un lieu où ils savaient bien que je n’aurais pas le choix. Ne conviendrait-il pas que le pouvoir qui disposait de moi, qui me faisait voyager ainsi contre mon gré, me dispensât de ces embarras et mît à ma disposition les moyens d’exécuter ses ordres ? — Ne voudriez-vous pas du moins, vous, monsieur le chevalier, qui paraissez juste et humain, faire venir ce cocher, lui parler, autant que vous le pourrez sans vous compromettre, au nom de votre gouvernement, et l’empêcher de rançonner impitoyablement le malheureux étranger qui est remis à votre garde ?

Ce bon jeune homme reçut très vivement cette ouverture ; il sortit de la salle, fit appeler le cocher, et de quelque manière qu’il s’y fût pris avec lui, il m’annonça en revenant qu’il avait réduit ses prétentions à 18 francs. Il fallut laisser souper le cocher et reposer les chevaux. Pendant ce temps, nous causâmes, mon officier et moi, assis dans une petite chambre, auprès d’une grande salle où des soldats buvaient et fumaient comme des Suisses. Il me fit beaucoup de questions sur l’Institut, qui lui paraissait le corps littéraire le plus imposant qu’il y eût jamais eu, sur les relations des classes entre elles, sur la forme des réceptions et celle des séances particulières et publiques. Il était surpris qu’on ne subît pas un examen pour y être admis et qu’on ne soutînt pas de thèses. Je lui fis comprendre que l’examen et les thèses étaient soutenus d’avance, puisqu’on ne recevait ou du moins qu’on ne devait recevoir que des hommes qui avaient fait leurs preuves devant le public par des ouvrages sur lesquels il avait prononcé ; que, dans l’intention des législateurs qui avaient fondé l’Institut, quand il vaquait une place, on n’avait pour ainsi dire pas de choix à faire pour la remplir, mais seulement à confirmer celui que le public avait fait. Je disais là, il est vrai, ce qui devrait être plutôt que ce qui est ; mais les abus qui existent ne changent rien à la nature de l’institution, qui est telle en effet, et qu’on maintiendra telle, quant aux élections, toutes les fois qu’on le voudra.

Nous partîmes enfin. Il était plus d’onze heures, la pluie ne se ralentissait pas, et la nuit était toujours aussi noire. Pendant la route, mon jeune gardien fut avec moi aux petites attentions ; il baissa plusieurs fois à demi la glace de la voiture pour me donner un peu d’air, et toujours de son côté, quoique ce, fût de là que vînt la pluie. Il la relevait dès que cela eût pu m’incommoder. Une partie de ses soins était sans doute pour lui, mais il avait l’air de ne songer qu’à moi, et je lui savais gré de cette politesse. Il reprenait de temps en temps la conversation, et toujours par des questions sur les moyens d’instruction que Paris réunissait, sur le nombre étonnant de savans qui y étaient rassemblés, enfin sur tous les objets qui font aux yeux des gens sensés la véritable et incontestable supériorité de cette capitale du monde. Lorsqu’il s’interrompait, il ne paraissait le faire que par crainte de me fatiguer. Dans ces momens de silence, je réfléchissais quelquefois sur la bizarrerie des combinaisons sociales, et particulièrement sur cette double combinaison qui ballottait ail gré de quelques stupides aristocrates bernois le président de l’une des classes du corps littéraire le plus imposant pour toute l’Europe instruite, et qui lui donnait pour alguazil un jeune homme pénétré d’admiration et de respect pour ce corps, mais devenu, dans un pays qui devrait être libre, militaire par circonstance, par conséquent passif instrument de volontés arbitraires, prêt, si on le lui ordonnait, à passer la corde au cou de M. le président, et n’obéissant à ce qui lui restait de son heureux naturel que pour la passer plus poliment que son camarade ne l’aurait fait.

Quand nous arrivâmes à Aarberg, il était près de deux heures du matin. La pluie était moins abondante et moins forte, mais il pleuvait toujours : nous nous arrêtâmes devant l’auberge ; on ne voyait nulle part l’apparence d’une lumière. L’officier descendit, referma la portière, et frappa de la poignée de son épée à la porte de l’écurie. Au bout de dix minutes parut un palefrenier à moitié endormi. Nous fûmes introduits dans une salle de l’auberge au rez-de-chaussée. — Voulez-vous bien vous reposer ici un moment ? me dit avec sa politesse ordinaire mon jeune gardien, tandis que je vais aller prendre les ordres de M. le colonel Fuessly. — Je ne me reposai lorsqu’il fut sorti qu’en me promenant de long en large dans cette grande salle froide et humide. Mes jambes avaient plutôt besoin d’exercice que de repos. Je toussais, j’étais oppressé ; c’était ma tête et ma poitrine qui commençaient à s’échauffer, à se fatiguer de cette veillée prolongée, de ce mouvement contre ma volonté qui me portait je ne pouvais deviner où. Que me dirait ce colonel ? Serait-il aussi impertinent et aussi hautain qu’Effinguer ? Qu’allait-il faire de moi ? Je refaisais pour Aarberg l’interrogatoire et les réponses que j’avais faits pour Anet. Ils ne me servirent pas davantage. Mon jeune officier me laissa me promener pendant près d’une demi-heure. Le colonel logeait à l’autre extrémité du village ; tout dormait profondément chez lui, comme partout. Il avait fallu du temps avant qu’il pût s’occuper d’affaires, quoiqu’il fût prévenu de la mienne, sur laquelle sa décision suprême fut qu’il ne me verrait point, et que je devais me rendre tout de suite à Berne, pour paraître devant son excellence le général en chef de l’armée helvétique et devant l’état-major. L’officier, après m’avoir rapporté cette sentence, me présenta un nouveau surveillant qui était venu avec lui. C’était aussi un grand et assez beau jeune homme ; mais les sourcils arqués, le regard fixe et l’air raide de cet officier ne me le firent pas juger favorablement. — Eh quoi ! monsieur, dis-je à celui qui se disposait à me quitter, ne serait-il pas temps, à plus de deux heures et demie du matin, de me laisser un peu respirer ? Un étranger vieux et infirme comme je le suis, qui n’est coupable d’aucun tort envers la Suisse, n’y trouvera-t-il ni égards ni pitié ? Quels que puissent être les desseins qu’on a sur lui, un délai d’une ou deux heures pourrait-il y rien changer ? Le jour approche ; une heure de sommeil suffirait peut-être pour me faire supporter le reste de cette dure épreuve. Voyez, monsieur le capitaine, s’il n’y aurait aucun moyen de l’obtenir. — Il baissa les yeux avec quelque embarras, parce qu’il était réellement bon ; mais il me répondit très délibérément : Non, monsieur, ce sont les ordres positifs du colonel commandant, d’après ceux mêmes qu’il a reçus du général en chef. — Ce sont les ordres, répéta sèchement son camarade, qui n’avait encore rien dit, et ces paroles dites, il ne reparla plus.

Ma patience commençait à se lasser. — Avouez, messieurs, leur dis-je d’un ton où il devait y avoir un peu d’amertume, avouez qu’on vous fait faire ici une belle expédition ! — Ils se regardèrent tous deux en silence. — Vous conviendrez du moins, ajoutai-je, que puisque le général en chef a donné relativement à moi des ordres au commandant d’Aarberg, il les avait aussi donnés à celui de Neuchâtel, que celui-ci savait bien que c’était à Berne que je devais être conduit, et qu’il aurait pu tout d’abord m’ordonner de partir pour Berne, et non pour Anet. J’aurais fait mes dispositions en conséquence, et cela eût été sous plusieurs rapports tout à fait différent pour moi.

— A propos, monsieur, me dit avec douceur mon bon Neuchâtelois sans répondre à ce que venait de me dicter une humeur fort inutile, mais qu’il ne pouvait trouver injuste, j’ai commencé, en rentrant dans l’auberge, par mettre à la raison votre cocher. Il vous conduira jusqu’à Berne pour vingt-sept francs, tout compris.

Je le remerciai bien sincèrement de ce nouveau service et de la manière délicate dont il me l’avait rendu. Ma mauvaise humeur ne pouvait tenir contre ce procédé affectueux : dans les circonstances pénibles, le plus léger trait de bienveillance a toujours produit le même effet sur moi.

Trois heures étaient sonnées ; il faisait jour, il ne pleuvait presque plus. Les chevaux étaient à la voiture ; j’y montai, soutenu très obligeamment par mon ancien guide, le nouveau le regardant faire d’un air froid et dédaigneux. Le premier ne prit qu’en ce moment les trois fameux paquets cachetés qu’il avait laissés dans une des poches de la voiture ; il les remit au second en lui donnant en langue allemande de très courtes instructions. L’officier les écouta avec une grande attention, et il me parut pénétré de l’importance de ce dépôt. Il monta enfin et prit sa place auprès de moi. Je réitérai au Neuchâtelois mes remercîmens et lui souhaitai toute sorte de prospérités. Il me salua de l’air d’un homme qui n’osait répondre par le même souhait.

Me voilà encore une fois sur la route de Berne, bien fatigué de ma nuit, et prévoyant pour cette journée des choses plus dures que de la fatigue. Le voile que j’avais eu jusque-là sur les yeux était enfin levé. La citation violente et directe devant le vieux général de Backmann et son état-major m’avait éclairé tout à coup. Dès que nous eûmes commencé à rouler, et que le profond silence de mon troisième gardien m’eut laissé, comme celui du premier, tout entier à mes réflexions, elles confirmèrent fort tristement ce que ce coup de lumière m’avait fait apercevoir. Cet état-major, qu’était-il autre chose que celui d’une des divisions de l’armée de Louis XVIII, lié d’intérêts à sa cause et dévoué de tout temps aux Bourbons ? C’était donc pour mon mémoire que j’y étais cité. Les calomnies des espions et des dénonciateurs zurichois avaient servi de prétexte aux premières violences exercées contre moi et à la violation dans ma personne des lois de l’hospitalité. Rien ne les avait justifiées, tout finissait à la honte des calomniateurs sans la fatale imprudence que j’avais eue si obstinément de garder, comme sans conséquence, un écrit qui ne pouvait plus m’être utile à rien. Malgré les promesses de Watteville et celles du colonel Meyer, ces gens-là en avaient des copies : ce sera le corps du délit, me disais-je, délit plus grave, aux yeux de ces Suisses dégénérés, que n’eussent été les torts dont j’étais accusé envers la Suisse. Quelle sera la peine ? Ils me remettront entre les mains de l’ambassadeur du roi ; de Zurich, je serai envoyé à Gand : point de grâce à espérer pour un Français qui a écrit, même pour lui seul, sans aucun projet de publicité, tout ce qui est dans ce mémoire !

Dans ce grand désarroi où je me voyais près de tomber, je ne me décourageais cependant pas et ne me manquais point à moi-même. Cette copie, qui était la seule pièce contre moi, n’avait aucun caractère d’authenticité. Faite subrepticement, je ne l’avais ni certifiée ni reconnue. L’original n’existait plus, je pouvais donc refuser de reconnaître la copie ; mais je ne ferais point de cette simple observation mon moyen de défense. J’avouerais franchement le fond et le but de ce mémoire ; je soutiendrais que ce que j’avais écrit et ce que j’avais fait n’était dicté ni par haine contre les Bourbons ni par zèle pour Bonaparte, mais par amour pour mon pays et pour l’humanité. Fort de ces sentimens honorables, qui seuls m’avaient fait agir, je développerais, si l’on voulait m’entendre, toutes les parties de mon mémoire, je l’appuierais de présomptions et de preuves que j’avais toutes très présentes, et j’y avais une telle confiance que par momens je me surprenais presque charmé de pouvoir les faire entendre en plein conseil d’état-major. Mais voudra-t-on les écouter ? reprenais-je ensuite. Non, je suis jugé d’avance et sans appel. C’est donc à subir en homme ma sentence, quelle qu’elle puisse être, et non à me défendre, que je dois me préparer. Et là-dessus je me répétais ce que je me suis dit dans plus d’une circonstance de ma vie : « Je ne suis pas plus mal aujourd’hui que je ne l’étais la veille du 9 thermidor à Saint-Lazare. »

Ces soliloques, qui ne furent pas interrompus une seule fois par ma nouvelle escorte, me conduisirent jusqu’à un pont sur l’Aar, près d’un petit hameau qui porte le nom de Neubruck. Arrivés, à environ cinq heures, devant une auberge d’assez bonne apparence, je demandai à mon taciturne voisin si nous ne pourrions pas nous arrêter là quelques instans, et si l’on ne nous y donnerait pas une tasse de café ou quelque autre déjeuner chaud. Je n’avais rien pris depuis mon dîner de la veille ; je me sentais non de l’appétit, mais de la faiblesse, et ma frêle machine avait besoin d’être remontée avant le nouvel assaut qu’elle allait peut-être recevoir. L’officier me répondit sèchement par un « comme il vous plaira, monsieur, » qui me suffit pour me faire ouvrir la portière par le cocher et pour descendre, aidé par un garçon de l’auberge, qui ne tarda pas à venir au-devant de nous. On avait à nous donner du café qu’on nous dit très bon, mais que je demandai tout à fait noir, précaution sans laquelle on vous sert dans toute la Suisse un lavage clair et jaunâtre qu’on appelle du café. On me promit aussi du bon lait, et l’on tint assez exactement parole. Je demandai deux fortes tasses. « Je me flatte, dis-je ensuite à mon officier, que vous voudrez bien courir avec moi les risques de ce déjeuner bon ou mauvais, et me permettre de vous en offrir la moitié. » Il porta la main au chapeau et me fit une espèce de salut d’acceptation. Il ne m’en fallait pas davantage. Il continua cependant d’être fidèle à son silence et à sa gravité et de tenir révérencieusement et gauchement à la main les trois paquets cachetés qui lui avaient été remis à Aarberg. Il les avait toujours tenus ainsi, ou sur ses genoux, pendant la route. Il me rappelait, à la couleur près, le noir Hydaspe portant les vins de Cécube au souper de Nasidiénus :

: ……. Ut Attica virgo
: Cum sacris Cereris, procedit fuscus Hydaspes,
: Caecuba vina ferens…

Nous n’échangeâmes pas une parole pendant le déjeuner. Le cocher buvait dans un autre coin de la salle, et bavardait en allemand avec deux ou trois voituriers qui en faisaient autant que lui. Nous fûmes obligés de l’attendre. Je payai notre dépense sans que mon convive m’adressât le moindre remercîment. Nous reprîmes enfin notre route à un peu plus de six heures, et nous l’achevâmes deux heures après, sans nous en être plus dit que n’auraient fait deux trappistes ou deux chartreux.

A Berne, où nous entrâmes vers huit heures et demie le 21, je me fis conduire comme à mon ordinaire au Faucon, après avoir demandé à mon officier si cela lui était égal et obtenu de lui la même réponse qu’à Neubruck : « Comme il vous plaira, monsieur. » En arrivant dans la chambre où l’on me logea, je remarquai que nous étions suivis d’un fusilier qu’il avait fait venir et qu’il mit en planton à ma porte. Il me dit ensuite d’un ton fort grave : « Monsieur, je vais prendre les ordres de son excellence le général en chef ; je viendrai aussitôt vous en faire part. » Il sortit en me saluant à peine, et tenant fièrement à la main les trois paquets qu’il n’avait point quittés.

Lorsqu’il fut parti, le sommelier de la maison vint, malgré cet air que j’avais d’un prisonnier d’état, m’offrir, comme si de rien n’était, ses services. Les garçons de l’auberge s’étaient empressés, comme de coutume, à prendre mes paquets au sortir de la voiture. Le fils même de l’aubergiste était venu au-devant de moi, et avait désigné la chambre où l’on devait me conduire, en me disant qu’il espérait que je la trouverais commode. Demeuré seul, je m’étendis sur un fort bon canapé, et me trouvai bien de cette position horizontale dont j’avais été privé toute la nuit. L’attente où j’étais et l’incertitude du temps qu’elle durerait ne me permirent pas de dormir, mais je restai là pendant près d’une heure dans un calme fort doux ; je me sentais, je puis le dire, aussi tranquille d’esprit que de corps.

L’officier revint enfin ; ce n’était plus le même homme. Il commenç a par lever la sentinelle qu’il avait placée ; il me salua ensuite très poliment, et tenant son chapeau à la main, il me dit : — Je n’ai pu, monsieur, avoir audience de M. le général en chef, qui était fort occupé ; mais j’ai pris les ordres de M. le major-général de l’armée. Il m’a chargé de vous prévenir qu’il viendra lui-même vous voir à midi, et de vous prier de l’attendre ; vous aurez cette complaisance. J’ai l’honneur de vous souhaiter le bonjour.

— Est-ce que vous repartez tout de suite, monsieur l’officier ?

— Oui, monsieur. — Et une seconde révérence aussi polie que la première fut son dernier adieu.

Voilà certes un changement de scène auquel je ne m’attendais guère. J’avais repris ma position sur le sofa ; je cherchai d’abord à deviner d’où ce changement était venu et ce qu’il pouvait m’annoncer. Je ne me perdis pas longtemps en conjectures, le sommeil vint les interrompre, et je m’endormis profondément. À mon réveil, j’appris que M. le professeur Schnell, informé de mon arrivée, me faisait demander à quelle heure je pourrais le recevoir. Touché de ce nouveau témoignage d’intérêt et d’amitié, j’aurais voulu qu’il vînt tout de suite ; mais je pensai qu’il valait mieux différer jusqu’après mon entrevue avec le major-général, et que je serais alors plus en état de lui dire quelque chose de positif sur mon sort. Je le fis donc prier de me venir voir entre une et deux heures après midi.

Je songeai ensuite à faire un peu de toilette : ne fallait-il pas être en état de recevoir un peu décemment la visite très importante qui m’était annoncée ? Midi était à peine sonné que le keller ouvrit ma porte et annonça M. le major-général, baron de Castella. Il était en redingote bleue boutonnée, en chapeau rond et en bottes, sans aucun signe de son grade, comme un militaire en habit du matin ; sa figure, qui était belle et noble, me parut grave, mais sans mélange de dureté, quoique susceptible de cette expression. J’allai au-devant de lui et le fis asseoir au haut du canapé, sur lequel je m’assis moi-même à quelque distance, du major-général. — Monsieur, me dit-il, ma visite a pu vous surprendre ; en voici l’objet. Je me nomme Castella, je suis né Suisse, mais j’ai passé ma vie en France, et j’y ai toujours servi dans nos régimens avant la révolution et depuis. J’ai surtout vécu à Paris, où j’ai encore aujourd’hui ma femme et mes enfans ; j’ai appris à connaître les hommes dont la conduite et les talens font honneur à leur pays. Je suis ici en ce moment revêtu d’un grade qui me donne de l’influence sur les délibérations de l’état-major de notre armée. Il s’est trouvé que je présidais le conseil quand votre affaire y a été portée. Elle pouvait prendre un fort mauvais tour ; j’ai fait tous mes efforts pour lui en donner un plus favorable, et je me félicite d’y avoir réussi. Quant aux rigueurs déplacées qu’on a exercées contre vous, ce sont des malentendus de gens qui croient toujours bien faire en allant plus loin que les ordres ; j’en ai témoigné mon mécontentement, et j’espère que vous voudrez bien les oublier.

— Rien de plus propre, monsieur le baron, lui répondis-je, à me faire oublier ce que j’ai souffert que cette générosité que vous avez eue de vous porter pour mon défenseur dans le conseil, sans que j’eusse l’honneur d’être personnellement connu de vous, et l’extrême bonté que vous avez de venir me l’annoncer vous-même. Je ne sais comment vous témoigner la reconnaissance dont je me sens pénétré.

— Attendez, reprit-il ; vous croirez peut-être m’en devoir moins. quand vous saurez ce que j’ai obtenu. C’est beaucoup en comparaison de ce qu’on vous préparait, mais c’est peu auprès de ce que j’aurais voulu. Commençons par un objet auquel on a mis de l’importance, et qui très probablement n’en a aucune : ce sont ces trois paquets qui m’ont été remis, et que je n’ai voulu ouvrir que devant vous. — Il les tira d’une de ses poches et se mit à les décacheter.

— Vous aviez parfaitement raison, lui dis-je, d’en juger ainsi, et je me suis même permis de trouver un peu ridicule l’espèce de solennité qu’on a mise à cette translation.

Les cachets levés, il ne fit que jeter un coup d’œil sur chacune des lettres d’envoi, remit les choses à leur place, et me dit, en me les rendant, avec un fort bon ton de plaisanterie : — Voilà le procès-verbal fini. Venons maintenant au fond de l’affaire, qui était beaucoup plus sérieux. Il ne s’agissait de rien moins que de vous renvoyer à Zurich, où vous auriez subi un interrogatoire devant le président de la diète, de vous remettre ensuite à l’ambassadeur du roi de France, qui aurait disposé de vous, soit en vous faisant partir tout de suite pour Gand, soit en vous faisant détenir provisoirement dans une forteresse, jusqu’à ce qu’il eût reçu les ordres de sa cour. Voici ce que j’ai gagné, et je vous dirai que je n’y ai pas eu peu de peine. Vous ne pouvez ni retourner présentement en France, ni rester en Suisse ; mais il vous est permis de vous retirer dans celle de toutes les autres parties de l’Europe que vous voudrez choisir. Vous y serez libre, ou seulement assujetti à une légère surveillance qui ne gênera en rien votre liberté. Voilà tout ce qu’il m’a été possible d’obtenir pour vous.

Je restai quelques momens en silence, pétrifié de cette grâce, qui était une horrible condamnation. Je répondis enfin : — Vous aviez raison, monsieur le baron, de me donner à entendre que je serais peu satisfait de la faveur qui m’était accordée, mais non pas de croire que j’en aurais pour vous moins de reconnaissance. Votre intercession bienveillante m’en inspire une très juste et très vive, quel qu’ait été le succès. Ne me jugez pas, je vous prie, sans m’entendre, et veuillez prendre quelque idée de ma position. Je n’ai pas une fortune, même bornée, qui soit indépendante et qui puisse me faire exister où je voudrai ; un très petit revenu que je tire de Bretagne, ma place à l’Institut, qui exige résidence, et le produit de mes travaux littéraires, voilà tous mes moyens d’existence pour moi et pour ma famille. À l’exception du premier, qui est le plus faible., ils disparaissent tous pour moi hors de la France, et même hors de Paris ; si je n’y puis retourner, que voulez-vous que je devienne ?. Où pourrai-je gagner de quoi vivre ? car, je le dis sans honte, c’est de cela d’abord qu’il s’agit pour moi. En Angleterre, dans l’état où sont les choses, je ne pourrais ni être souffert ni me souffrir moi-même quand on voudrait bien m’y recevoir. En Allemagne, je n’entends pas la langue du pays, et c’est un obstacle invincible pour y vivre supportablement, à plus forte raison pour les travaux que je voudrais entreprendre. L’ouvrage surtout auquel s’est attachée quelque estime, quelque faveur publique, ne serait point achevé ; ne pouvant ni faire venir mes livres ni les remplacer, je serais forcé de le laisser incomplet. L’Italie est le seul pays où je pusse songer à aller vivre. Je serais sûr d’y être reçu avec bienveillance, d’y trouver en peu de temps des appuis et des protections, et ce qui serait encore plus précieux, tous les secours littéraires dont j’ai besoin pour terminer mon livre ; mais j’y serais seul, éloigné de ma famille, que je n’aurais de longtemps le moyen d’y appeler auprès de moi, et cette privation ne peut avoir ni dédommagement ni compensation pour moi. — Ici je me sentis ému, et j’entrai involontairement dans quelques détails sur ma vie domestique, sur ma femme, sur mon petit James, qui arrivait à l’âge où les soins vigilans et les conseils de son second père lui étaient le plus indispensables. Mon émotion redoubla ; la voix me manqua entièrement ; il m’échappa quelques larmes, et je fus obligé de cacher un instant mon visage dans mon mouchoir.

Dès que je pus parler : — Excusez, repris-je, monsieur le baron, cet attendrissement involontaire. Revenons où j’en étais resté. — Vous voyez que m’empêcher de retourner en France, c’est me défendre d’exister, Si cependant les circonstances donnaient quelque sujet d’y craindre en ce moment mon retour, crainte qui, je vous en demande pardon, me paraît aussi peu honorable pour un gouvernement tel que le vôtre qu’elle est injuste et dépourvue de tout fondement, qu’on me permette du moins de rester dans ce pays, en attendant que l’horizon de la Suisse et de la France soit éclairci. J’y ai peu d’amis, peu de connaissances ; mais dans toutes les grandes villes on parle français : plusieurs sont des villes littéraires, ont des académies, des bibliothèques, et offriraient des ressources à un homme de lettres un peu connu.

À ces mots, M. de Castella, qui m’avait écouté jusque-là en silence, me donnant seulement quelques signes d’attention et d’intérêt, fit un mouvement de tête qui signifiait clairement un refus. Cependant il me dit : — Et dans quelle ville auriez-vous l’idée de demander à vous fixer ?

— Je penserais plutôt, répondis-je, à me fixer auprès d’un ami ; je n’en ai que deux en Suisse, et qui n’en font même qu’un, M. et Mme de Laharpe.

— Vous n’y songez pas, reprit-il vivement, mais en voilant sa vivacité d’un léger sourire. C’est précisément l’homme dont vous pourriez le moins vous rapprocher, et c’est votre liaison avec lui qui a fait naître des soupçons contre vous. — Là-dessus, il s’exprima sur M. de Laharpe avec estime quant à ses qualités morales et à sa probité ; mais c’était un homme qui avait toujours mal jugé les affaires de la Suisse, qui y avait fait beaucoup de.mal, et qui venait d’en faire encore au congrès. — Moi qui savais très bien quel genre de mal Laharpe avait fait et persistait à vouloir faire, je le laissai parler sans le contredire, ce qui eût d’ailleurs été inutile et fort déplacé.

— Au reste, continua-t-il, après ce qui s’est passé, vous ne pourriez en ce moment retourner à Zurich, et d’ailleurs vous n’y trouveriez plus M. de Laharpe.

— Je sais qu’il a dû partir pour une campagne voisine où il passera la belle saison.

— Ce n’est pas cela : d’après de nouvelles circonstances, on lui a fait connaître qu’il ne pouvait rester dans le canton, et il doit en être parti.

Je fus surpris et affligé de cette nouvelle. — En ce cas, repris-je, je demanderais à me retirer à Lausanne…

— Pas davantage, et peut-être encore moins, interrompit-il ; un Français à Lausanne ou dans toute autre ville du pays de Vaud (il se garda bien de dire du canton) au point où sont les choses ! Cela ne se peut absolument.

Eh bien ! je resterai à Berne sous les yeux mêmes du gouvernement. Cette ville offre toutes les ressources que je désire, et j’y ai quelques connaissances qui m’aideraient à tout arranger pour mon existence et pour mes travaux.

— Je ne vois à cela qu’une objection, c’est que véritablement vous ne pouvez rester en Suisse.

— Renvoyez-moi donc en France, monsieur le major-général ; ne soyez pas généreux à demi. Je n’ai ni le désir ni le pouvoir d’y nuire en rien à la Suisse, et quand je le pourrais, le service que vous m’aurez rendu m’en ôterait la volonté.

Après un instant de silence : — Toute notre conversation, reprit-il, m’a vivement intéressé et m’a donné une forte envie d’obtenir pour vous grâce entière. Je ne sais si j’y pourrai réussir, mais je vais faire mon possible.

Il se leva, j’en fis autant. — Voilà, lui dis-je, monsieur le baron, un nouveau trait de générosité et une résolution dignes de vous.

Sans écouter mes remercîmens ni rien ajouter à ses promesses, il me demanda mon passeport. — Remettez-le-moi, dit-il ; il ne faut quelquefois qu’un bon moment pour obtenir ou une signature, ou la permission de donner la sienne.

Je lui remis avec empressement ce qu’il me demandait. — C’est bien, reprit-il, vous ne tarderez pas à recevoir de mes nouvelles. Je serai ici à cinq heures précises, et j’espère que vous serez content.

Le bon M. Schnell fut très exact au rendez-vous que je lui avais donné ; il vint un peu avant deux heures. Il était fort ému, et son émotion était de la colère. « Qu’est-ce donc que tout cela signifie, dit-il, et qu’est-ce que ces gens-là osent se permettre contre vous ? » Je le priai de se calmer, le fis asseoir et lui contai de mon aventure tout ce qui concernait la Suisse, en prenant soin, comme je le devais, de taire ce qui regardait la France. Je dis que, quoique l’on eût eu la preuve de la fausseté des délations faites contre moi, la crainte des rapports que je pouvais faire verbalement en France expliquait toutes ces précautions et ces sévérités, que la rage aristocratique contre un ami de Laharpe y entrait pour beaucoup, qu’il en résultait une prohibition de rester en Suisse comme de retourner en France qui me mettrait dans une position fort embarrassante si l’on y persistait, mais que j’avais trouvé dans le conseil même qui me traitait si durement un puissant protecteur, et que j’espérais beaucoup de la chaleur qu’il mettait à me défendre. Alors je lui confiai sous le sceau du secret la visite de M. de Castella, l’appui inattendu que je trouvais en lui, et les efforts qu’il faisait sans doute en ce moment pour obtenir mon entière liberté.

— C’est un brave homme, répondit-il, mais il ne réussira pas ; ils ne vous permettront pas de retourner en France : c’est tout au plus si vous pourrez rester en Suisse. Quelle honte pour eux ! ajouta-t-il en se levant et se promenant à grands pas ; l’auteur de l'Histoire littéraire d’Italie arrêté en Suisse, traité indignement, obtenant pour toute grâce, si encore il l’obtient, de rester sous leur surveillance et en leur pouvoir ! Mais que M. de Castella emporte seulement ce point-là, et laissez-nous faire. Vous demeurerez à Berne, on vous logera, on vous soignera, on vous assurera tous les moyens de reprendre vos travaux. Nous nous vengerons ainsi, nous autres bons Suisses, de ceux qui vous oppriment et nous déshonorent.

J’écoutais les larmes aux yeux cet excellent homme ; je l’embrassai et lui répondis avec une effusion de cœur égale à la sienne. Notre conversation prit ensuite un ton plus tranquille en se portant sur d’autres objets, et pendant cette visite, qui dura près d’une heure, elle ne tarit pas un instant.

Nous convînmes que j’irais passer la soirée avec lui et sa famille dès que le major-général m’aurait quitté, afin qu’ils pussent savoir tout de suite s’ils seraient assez heureux pour avoir à s’occuper de moi. Ce furent les propres termes dont il se servit, et avec un serrement de main, une expression de figure et de voix qui y ajoutaient encore. — Cette cordialité suisse, me dis-je quand il m’eut quitté, vaut bien la politesse française, — En somme, je me trouvai très content du tour que prenaient mes affaires. Je retournerai en France, disais-je ; M. de Castella paraît se l’être mis dans la tête, et même être disposé à prendre la chose sur son compte, s’il le faut, et à me rendre libre de sa propre autorité. Si cela ne se peut, je resterai du moins en Suisse, et en attendant que je puisse me rapprocher de mes anciens amis, j’en trouverai ici de nouveaux qui m’adouciront mon exil.

Cinq heures vinrent, et presque aussitôt M. le baron de Castella. Son air gai m’apprit que j’avais lieu d’être content moi-même. — Voilà, me dit-il en me remettant avec mon passeport une autre grande feuille de papier, voilà votre affaire faite et parfaite. Lisez : les portes de la France vous sont rouvertes, et vous me voyez bien heureux d’avoir réussi.

Sur le passeport, dans le seul petit coin que tant de visa y avaient laissé vidé, était écrit de la main du baron : « Les autorités civiles et militaires sont invités de laisser passer librement M. Ginguené, retournant en France par Pontarlier. Quartier-général de Berne, 21 juin 1815. Le major-général de l’armée, CASTELLA. » Sur la grande feuille, la même invitation était répétée à part, écrite aussi proprio pugno, mais avec une variante essentielle : les autorités devaient non-seulement me laisser passer, mais me prêter assistance au besoin ; ma route était tracée par Yverdun, Jougne et Pontarlier.

Nous nous étions assis ; je ne savais comment exprimer ma reconnaissance à un libérateur si généreux, si simple, et qui faisait si peu valoir un si grand service ; mon émotion, qui était très vive, dut être plus expressive pour lui que mes paroles. « — Je vous ai dirigé, me dit-il, par la gauche du lac de Neuchâtel au lieu de vous faire prendre par la droite, que vous auriez trouvée remplie de troupes en marche ; les exhibitions de passeports, les vérifications, les explications se seraient multipliées et vous eussent fait perdre beaucoup de temps. Par ce côté-ci, par Morat, Payerne, Yverdun et Jougne, vous ne rencontrerez personne, et deux jours de route suffiront pour vous remettre en France.

Je lui avouai que je trouvais à cela un avantage de plus. Je n’avais pu aller voir l’établissement de Pestalozzi, quoique ce fût un des objets de mon voyage. Si mes journées se trouvaient coupées de manière que j’eusse quelques heures à passer à Yverdun, je saisirais cette occasion… Il sourit et me dit d’un ton tout à fait aimable : — Croyez-moi, remettez cette visite à un autre voyage ; vous n’avez point de temps à perdre. Allez en France tout d’un trait, si vous le pouvez, et sans regarder derrière vous. Permettez-moi maintenant de vous parler d’autre chose. Vous savez que ces maudits Suisses ne font rien pour rien ; vous pouvez à votre tour me rendre un très grand service, et je me suis flatté que vous le voudriez bien… Je suis père de famille ; j’ai laissé à Paris des enfans que j’aime avec la plus grande tendresse. Mes deux filles sont au couvent des Dames anglaises. Tant que les communications ont été permises, je leur ai écrit de temps en temps ; maintenant je ne le puis plus, et je suis sûr que ces pauvres enfans sont dans les plus grandes inquiétudes. Veuillez bien vous charger d’une lettre de quelques lignes où je ne leur parlerai d’autre chose que de ma santé ; mais voici le grand bien que vous pouvez leur faire, par conséquent à moi-même, et la bonne action que je vous demande. Les lettres mentent souvent par amitié. On veut prévenir les inquiétudes, on se vante d’une santé qu’on n’a pas ; les personnes à qui l’on écrit savent cela, et lors même qu’on leur dit vrai, elles croient. qu’on leur en impose. Un témoin oculaire obtient plus de confiance, et c’est votre témoignage personnel auprès de mes filles que je sollicite comme le service le plus important. Dès que vous serez à Paris, ayez donc l’extrême bonté de vous transporter aux Dames anglaises, d’y demander MIles de Castella, de leur remettre mon billet et de leur affirmer, relativement à ma santé, ce que vous voyez et ce qui est heureusement très réel.

Je lui promis de faire cette commission intéressante dès le lendemain de mon arrivée. Je n’y trouvais qu’un inconvénient, et je lui en fis l’aveu : c’est que ce couvent est dans mon quartier, et que le faubourg Saint-Marceau est si près de la rue du Cherche-Midi, que je n’aurais pas même le léger mérite de faire une course un peu longue pour le servir.

— Vous aurez ce mérite de plus, reprit-il, pour le second objet que je prends la liberté de vous recommander. Mme de Castella doit être en ce moment à la campagne ; je ne lui écrirai pas, mais je vous prie de passer chez elle, dès que vous le pourrez, d’écrire à sa porte que vous m’avez vu ici, que je me porte très bien, et de recommander qu’on lui fasse parvenir cet avis par la première occasion. Elle demeure rue Neuve-des-Mathurins ; la distance est grande, mais je ne vous demande point d’excuses, puisque vous ne le voulez pas. Je vous laisse, ajouta-t-il en se levant, faire vos préparatifs pour partir demain matin. Je vous enverrai ce soir, s’il m’est possible, ma lettre pour mes filles, et peut-être encore une autre. Si mes affaires m’empêchaient d’écrire dans la soirée, j’ai alors à vous prier de prendre une peine réelle, et que je serai fâché de n’avoir pu vous épargner. Veuillez vous faire conduire chez moi avant de monter en voiture ; vous me trouverez levé dès six heures, avec mes lettres prêtes, selon toute apparence ; sinon, ce sera l’affaire de deux minutes que vous voudrez bien m’accorder.

Je lui promis d’être chez lui à six heures précises, car j’espérais bien, ajoutai-je, que ses affaires l’occuperaient assez le reste dit jour pour ne pas m’enlever cette occasion de lui rendre chez lui mes devoirs. Nous nous étions vus pour la première fois il y avait quelques heures, et nous nous quittâmes presque comme de vieilles connaissances.

Je nie hâtai d’aller porter ces bonnes nouvelles chez M. Schnell. Peu s’en fallut qu’on ne les y regardât comme mauvaises. Cette honnête famille avait pris pour certain qu’on ne me laisserait point retourner en France, que je serais retenu en Suisse, à Berne même. Aussitôt, elle avait fait ses arrangemens. Après quelques discussions sur le logement que j’occuperais, Mme Stake, comme Française, l’avait emporté. Ce serait chez elle que j’aurais un appartement, petit, mais assez commode. Je n’y serais gêné peut-être que par le bruit des enfans, mais du reste on espérait que je me trouverais bien. C’était tout près de la maison Schnell ; je mangerais chez les uns ou chez les autres, comme cela me ferait plaisir, chez moi ou ailleurs quand je le voudrais ; je les verrais ou je ne les verrais pas ; je serais absolument libre. La bibliothèque publique serait à ma disposition. Le bibliothécaire se ferait gloire de me fournir tous les moyens qui seraient en son pouvoir pour continuer mes travaux. Si je voulais donner des leçons de littérature française et italienne, j’aurais bientôt plus d’écoliers que je ne voudrais ; si j’ouvrais un cours public, j’aurais toute la ville… Tout cela me fut dit avec une volubilité toute de. cœur. Après m’avoir témoigné des regrets obligeans sur ces châteaux en Espagne si facilement bâtis et si promptement renversés, on convint cependant que pour moi il valait encore mieux retourner à Paris… Mais y serais-je, longtemps tranquille ? Quel orage se préparait ? Comment résisterions-nous à une masse de forces aussi terribles ?… De là une autre conversation d’un genre tout différent, et qui prit de temps en temps un tour assez triste. Ces dames craignaient tout. M. Schnell espérait. Je me rangeais aussi du côté de l’espérance, mais j’espérais surtout, malgré tant de préparatifs et de menaces, que nous ne serions pas attaqués, et que, si nous n’y étions pas contraints, nous n’attaquerions pas. J’étais mal instruit et bien loin de compte, car il s’était déjà passé deux jours depuis la bataille de Waterloo !

Deux heures s’écoulèrent rapidement dans ces entretiens, tantôt sérieux, tantôt gais, toujours animés et intéressans. Je quittai mes hôtes, emportant leurs vœux pour le bon succès de mon voyage et pour celui de nos affaires, et leur laissant tous les miens pour leur bonheur. Hélas ! peu de mois après, ce bonheur que je leur désirais était détruit. Mme Schnell succombait à la maladie de langueur qui la consumait depuis plusieurs années, laissant dans cette famille, dont elle était l’âme, un vide que rien ne pouvait remplir.

En sortant du Faucon, j’avais prié le sommelier de me chercher un bon postillon avec qui je pusse traiter pour les deux ou trois jours de route que j’avais à faire. En y rentrant à huit heures et demie,.j’en trouvai un qui m’attendait ; c’était le premier postillon du loueur de voitures habituel de l’auberge, et il proposait de me conduire avec ses trois meilleurs chevaux. Rien de mieux. Quant au prix, rien à discuter ni à débattre : 27 francs par jour, tout compris, et autant pour le retour, quoiqu’on ne revînt pas. Seulement cet homme ne voulut s’engager, avec moi que jusqu’à Yverdun, où nous arriverions le second jour. Là, nous verrions, me dit-il, comment seraient les choses, et s’il pouvait aller plus loin ; s’il ne le pouvait pas, je trouverais facilement quelqu’un dans l’endroit même pour les quatre ou cinq lieues qui restaient. Tout cela n’était que ruse et calcul d’intérêt pour couper en deux journées ce qui en ferait à peine une bonne ; mais je n’avais pas le temps de batailler, et je n’en aurais même rien fait, si j’avais eu plus de loisir, dans la certitude d’être battu. Cette affaire réglée, le reste de mes préparatifs ne fut pas long.

Rien n’étant venu pour moi de la part de M. de Gastella, je me fis conduire, chez lui le lendemain matin ; j’arrivai à six heures précises. Il venait de se lever, et sa lettre n’était point encore écrite. Après quelques excuses sur la peine que je prenais, sur celle que j’aurais encore d’attendre quelques minutes, il se mit à écrire, et cela ne dura pas en effet davantage. Il voulut absolument me lire sa lettre avant de la fermer. Ce n’étaient que des tendresses d’un père à sa fille, l’annonce de ma visite et deux ou trois mots sur la foi qui était due à quelqu’un qui l’avait vu depuis si peu de jours. Il entama ensuite une conversation sur son long séjour en France, où il avait été employé sous tous les régimes, et ensuite sur Bonaparte, qu’il avait servi fidèlement, ainsi que tous les militaires ses compatriotes, et qui en avait agi indignement et impolitiquement avec eux à son retour. — Il a perdu, ajouta-t-il, l’occasion de montrer de la grandeur en nous congédiant honorablement, malgré le décret ab irato qui nous rappelait en Suisse, et d’attacher à ses intérêts tous les officiers de nos régimens. Sa conduite avec eux a été celle d’un homme emporté qui n’écoute que ses passions ; il les a blessés personnellement, et il les a tous contre lui.

Il me parla ensuite de mon mémoire, qu’il avait lu avec beaucoup d’attention. — C’est, me dit-il, un très bon écrit, mais il est trop tard pour qu’il puisse ramener personne. Je ne suis pas d’accord avec vous sur les principes, et je ne suis pas sûr que vous ne vous trompiez pas quelquefois sur les faits ; mais vous pourriez bien avoir raison sur les conséquences et les suites, et il serait dans l’ordre des choses possibles que l’on vit se réaliser vos conjectures : alors on aurait fait un mauvais calcul. Peut-être, en mettant de côté Bonaparte, dont l’Europe ne veut absolument plus, y aurait-il eu moyen de tout arranger. — Mais je dois m’arrêter ici, -et d’après le cours des événemens et le dénoûment qu’ont eu les affaires je ne dois pas pousser plus loin les détails de cette conversation particulière, dans laquelle au reste M. de Castella se montra toujours homme plein de sens, d’expérience, et militaire plein d’honneur.

Le temps s’écoulait. Je regardai ma montre ; il me comprit et me donna ses lettres. — Voici encore, me dit-il sans avoir l’air d’y mettre d’importance, un billet que je vous prierai de remettre, en passant à Jougne, à un bon curé qui y fait pour moi quelques petites affaires. J’ai sur la frontière une terre assez considérable, dont la principale richesse est en troupeaux. La partie de plaine est en Suisse, et la partie de montagne en France ; les troupeaux sont maintenant aux montagnes, et je recommande à mon curé des précautions à prendre quand il s’agira du retour. J’ai cacheté la lettre sans y penser, mais je vous la dis tout entière, et ce ne sont pas là, comme vous voyez, des secrets d’état. Vous me ferez donc le plaisir, en arrivant à Jougne, d’envoyer chercher le curé et de lui remettre ce billet. — Je pris la lettre, fis mes adieux, réitérai des remercîmens bien sincères, et partis.

Quelques minutes après, j’étais en voiture, je sortais encore une fois de Berne, et me voyais déjà sur la route de Paris. Rien ne paraissait plus devoir m’en écarter. Mon impatience d’arriver était cependant encore mêlée de quelques craintes. Plusieurs des choses que le major-général m’avait dites pouvaient faire croire qu’il n’en était pas lui-même exempt, et qu’il regardait le cours des événemens comme tellement accéléré que quelques heures de plus où de moins pouvaient me fermer le passage en dépit de son passeport. Ce passeport n’en était même pas un proprement dit, mais seulement une invitation à laisser passer. Cette idée en amena d’autres. Pourquoi n’était-ce qu’une invitation lorsque le pouvoir militaire avait, toute l’autorité ? Pourquoi n’y était-il fait nulle mention du général en chef ? L’air de mystère qu’avait mis M. de Castella dans toute cette affaire ne pouvait-il pas annoncer qu’il l’avait entièrement prise sur lui, qu’elle aurait pu le compromettre, que M. de Backmann et lui n’auraient pas été du même avis à mon égard si ce général en eût été instruit, que tout s’était fait à l’insu de M. de Backmann et presque contre son gré ? Le général en chef et le major-général pouvaient aussi n’être pas de la même opinion politique. Je pouvais tirer de plusieurs propos de M. de Castella des conséquences qui m’autorisaient à le croire. Ces conséquences me menaient à d’autres sur les motifs d’intérêt personnel qui avaient pu engager le major-général à épouser si chaudement la cause d’un homme qu’il ne connaissait pas. Un moment suffirait pour que M. de Bàckmann fût instruit de tout et révoquât d’un mot ce qu’il avait fait pour moi. D’un autre côté, je ne passerais pas, il est vrai, par la division militaire que commandait le colonel Effinguer ; mais toutes ces divisions se touchaient. Engagé d’amour-propre par ses menaces précédentes à ne me pas laisser sortir de Suisse, ne suivrait-il pas ma marche ? n’était-il point déjà mis au fait par le retour à Aarberg du jeune officier qui m’avait conduit à Berne, qui avait été mal reçu du major-général de l’armée, et qui l’avait entendu blâmer la conduite des colonels ? Effinguer, piqué et humilié, n’était-il pas homme à me susciter tout à coup de nouveaux obstacles ? Toutes ces réflexions me mettaient dans une disposition d’esprit fort différente de la sécurité, et mon imagination, dont j’avais été le maître dans les épreuves d’où je sortais, se serait effarouchée au moindre petit événement. Elle n’eut même besoin d’événemens ni grands ni petits pour rester pendant toute cette journée dans une sorte d’irritabilité. Quelques lieues avant Morat, et apparemment à l’endroit qui sépare le canton de Berne de celui de Fribourg, on me demanda mon passeport Je le donnai. Il n’y avait dans le bureau qu’un commis et deux soldats. Je vis tout ce qui se passa entre eux. Ils parcoururent ensemble tous les visa du vieux passeport, et lurent très attentivement la feuille séparée que M de Castella y avait jointe. Ils la relurent ; le commis en prit note sur un petit carré de papier qu’il plia et qu’il remit à l’un des deux soldats. Celui-ci, comme s’il n’eût attendu autre chose, prit son fusil, qui était appuyé contre le mur, et partit. En m’orientant, je crus remarquer qu’il ne tournait ni vers Fribourg ni vers Berne, mais du côté de Neuchâtel, c’est-à-dire d’Anet, où j’avais laissé le colonel Effinguer.

J’arrivai de bonne heure à Morat. Une petite pluie m’empêcha d’aller voir la ville, très agréablement située sur le joli lac de même nom. Les voyageurs n’y étaient plus attirés par le fameux ossuaire où les débris de l’armée bourguignonne avaient servi pendant trois siècles de leçon aux ennemis de l’indépendance d’un peuple libre, et que notre armée détruisit dans sa campagne de Suisse, prenant peut-être ce grand reliquaire pour quelque monument de l’aristocratie bernoise. Charles le Téméraire ne s’était pas attendu à avoir des républicains pour vengeurs. De la salle où je dînai, on découvrait un charmant paysage. Le lac est petit, on ne lui donne pas plus de deux milles de largeur ; mais les bords en sont fertiles, et la chaîne de collines qui le sépare du lac de Neuchâtel forme une perspective ravissante. Au moment même du dîner, l’aubergiste vint me demander si je ne trouverais pas mauvais qu’un étranger prît place à table avec moi. J’acceptai en me disant bien que c’était un espion qui allait faire son service. Il entra : c’était un petit homme d’une figure chétive, mais assez bonne, vêtu de gris proprement et simplement. Il répondit par une révérence au compliment d’usage que je lui fis. Je lui demandai de quel plat j’aurais d’abord l’honneur de lui offrir ; il me le montra en souriant, et me fit vers sa bouche un autre signe qui voulait dire qu’il ne pouvait point me répondre, parce qu’il ne parlait pas français. « Je suis fâché, lui dis-je, monsieur, que cela me prive du plaisir de votre conversation ; mais permettez-moi de vous témoigner ma surprise : en ce pays-ci, tout le monde, à ce qu’il me semble, parle français, et comme vous l’entendez sans doute, il vous serait extrêmement facile de prendre aussi l’habitude de le parler. » Le petit homme me regardait d’un air doux et serein, mais comme s’il n’eût rien compris à mes paroles. En effet, il m’avertit par un nouveau signe, et avec un nouveau sourire, qu’il n’entendait pas le français. Cette fois je me mis à rire aussi ; cela renvoyait loin mon soupçon d’espionnage, et nous achevâmes gaiement notre repas, en ne nous parlant que par signes, comme deux élèves de l’abbé Sicard.

Le dîner fini, la pluie avait cessé, le soleil argentait les eaux du lac ; nous ouvrîmes les croisées pour jouir de cette agréable vue. Un moment après, mon petit homme me fit signe de regarder sur’ sa droite, et je vis une barque qui cinglait à toute rame vers la rive opposée. Elle était seule sur le lac et chargée seulement de deux ou trois personnes que l’éloignement ne me permettait pas de distinguer ; mais mon imagination me persuada que mes yeux les voyaient très clairement : c’était un soldat débout appuyé sur son sabre et deux passagers assis. Je n’en tirai alors aucune conséquence. Le cocher vint m’avertir que la voiture m’attendait ; je saluai mon muet et souriant convive, et me mis en route vers Payerne. Ce ne fut pas sans un très grand regret que je passai par Avenches sans oser m’arrêter pour en voir les antiquités ; mais les conseils de M. de Castella m’étaient présens, et je ne voulais pas avoir à me reprocher lin délai qui n’aurait eu pour cause que ma curiosité et mon plaisir.

A Payerne, après m’être reposé quelques instans en prenant du thé, je me couchai. Je ne tardai pas à m’endormir, mais ce premier somme ne fut pas long, et soit que j’eusse fait quelque sot rêve, ou que cela tînt à cet état d’irritation et d’ébranlement où mon imagination avait été toute la journée, je me mis à combiner de nouveau les raisons que j’avais de craindre qu’on ne voulût définitivement m’empêcher de sortir de Suisse. Alors je me retrouvais aussi inquiet qu’au moment où M. de Castella était venu à mon secours. Je ne m’arrêtais point ; je poussais les suites de cette révolution dans mes affaires aussi loin qu’elles pouvaient aller. C’était une espèce d’accès dont je n’étais pas plus maître que de la fièvre.

Vers minuit, j’entendis un bruit de talon de bottes sur le pavé. Un soldat vint frapper à l’auberge. On lui ouvrit, et après avoir fait, à ce qu’il me sembla, deux ou trois questions, il entra. Un moment après se fit entendre d’un peu plus loin le retentissement d’un de ces grands sabres que les soldats de troupes légères traînent après eux. La lune était dans son plein ; je me levai, je regardai vers l’endroit d’où venait le bruit. Je vis un dragon déboucher d’une petite rue voisine et se diriger à grands pas vers l’auberge, conduisant son cheval par la bride. L’aubergiste échangea quelques paroles avec le dragon, et lui ouvrit la porte. Je me recouchai. Il me serait impossible de retracer ici avec quelque ordre la confusion d’idées et de folles combinaisons qui vinrent alors assaillir et achever de renverser ma tête. Je faisais entrer dans ces combinaisons ridicules les événemens les plus insignifians de la journée : la note remise le matin, lorsqu’on eut visé mon passeport, à un soldat qui l’avait emportée du côté de Neuchâtel ; la petite barque qui était partie seule de Morat, portant un soldat debout, appuyé sur son sabre, et qui avait traversé le lac en cinglant vers Neuchâtel, Je trouvais dans tout cela un merveilleux accord avec l’arrivée de ces deux soldats dans l’auberge de Payerne. On m’avait suivi à la trace depuis Berne ; on les envoyait pour m’arrêter, me reconduire à Neuchâtel, et de là, en dépit des passeports du major-général, m’expédier vers le lieu de ma première destination. Pas un de ces faits ne menait à une pareille conséquence, la raison n’aurait même pu y trouver le moindre rapport ; mais dans l’état d’effervescence où j’étais, c’était une espèce de terreur panique qui faisait les calculs et tirait les résultats. Ce qui était le plus absurde était par cela même ce qui me paraissait le plus évident et le plus clair. Je pouvais dire très positivement comme l’un des pères de l’église : Credo quia absurdum. Le dénoûment qu’on préparait était tout simple. On attendrait que je fusse monté en voiture ; alors les deux militaires s’avanceraient, me montreraient leurs ordres ; l’un d’eux monterait à côté de moi, l’autre suivrait à cheval, et ils me conduiraient où il était décidé que je serais conduit ! Je voyais tout cela comme chose faite et ne trouvais plus lieu au moindre doute, quand, le jour commençant à poindre, la porte de l’auberge s’ouvrit, les soldats en sortirent, l’un à cheval, l’autre à pied, fumant leur pipe et riant aux éclats comme de bons camarades. Ils allèrent à leurs affaires, que je vis bien dès ce moment n’avoir aucun rapport avec les miennes. Je me mis à rire aussi, en les regardant à travers mes fenêtres, où je m’étais hâté de courir. Ma tête reprit son assiette ; je me remis au lit, et je dormis pendant deux bonnes heures du sommeil le plus calme et le plus doux. Ce fut le seul de tous mes jours d’épreuve où je fus jeté, comme on dit, hors des gonds ; il était juste qu’un délire si ridicule fût guéri par des éclats de rire.

Je partis de très bonne heure le 23 avec un sentiment de sécurité et même de gaieté qui formait, un contraste parfait avec mes agitations de la veille, et qui au fond n’était pas beaucoup plus raisonnable. Je m’étais vu dès mon réveil me levant encore une fois en Suisse, mais devant le même jour coucher en France, Ce simple rapprochement avait été une démonstration pour moi ; je ne voyais plus d’empêchement, plus d’obstacle, et certes cependant il pouvait encore en survenir. Rien ne nous arrêta jusqu’à Yverdun, si ce n’est une maudite descente en zigzag et en casse-cou vers la moitié du chemin pour gagner les bords du lac de Neuchâtel, vers un endroit qu’on appelle, je crois, Cheiri ou Cheyres, d’où l’on côtoie ensuite le lac. S’il n’y a aucun moyen d’arriver à Yverdun par les hauteurs, et si toute descente moins rapide, moins tortueuse et plus douce est impraticable, les voyageurs n’ont rien à dire ; mais, dans l’une des deux suppositions contraires, ils ont droit de se plaindre de la négligence de l’administration du canton, qui est si je ne me trompe, celui de Vaud. Les casse-cous étaient bons quand les Vaudois n’étaient pas indépendans ; maintenant qu’ils le sont, ils feraient bien de donner encore cette leçon à messieurs de Berne, leurs anciens maîtres, à qui ils en ont donné tant d’autres. Ce serait un beau travail public ajouté à tous ceux qu’ils ont entrepris et achevés dans ce genre depuis qu’ils ne sont plus sujets, travaux qui ont tant accru en peu d’années la prospérité de la Suisse, et qui font d’une manière si éloquente, quoique muette, l’apologie ou plutôt le juste éloge des hommes dont les lumières, le courage et la fermeté sont parvenus à rendre et à maintenir libre ce beau pays.


GINGUENE.


On trouve à la fin du manuscrit de l’auteur la note suivante :

« Saint-Prix, 10 octobre 1816.

« J’interromps encore une fois ce récit, déjà interrompu plusieurs fois, et devenu beaucoup plus étendu que je ne croyais.

« J’ai plusieurs objets urgens à terminer qui demandent la préférence ; je reprendrai ensuite ceci, à quoi il ne doit plus manquer que peu de feuilles.

« Le plus important est fini, puisque je touche aux frontières de France et que j’y entrai le soir. J’ai seulement à raconter quelques circonstances de mon retour :

« 1° Une scène de vraie comédie à Yverdun avec l’aubergiste ;

« 2° Une autre scène originale, moitié sérieuse et moitié comique, au fort de Jougne, frontière de France, avec les douaniers et le commandant ;

« 3° Rencontre de M. Teste, commissaire-général de police à Pontarlier ; nouvelles qu’il me donne le 24 de l’entrée et d’une grande victoire de Napoléon en Belgique ;

« 4° Moniteur lu à Dijon le 25, où j’apprends la défaite de Waterloo, l’arrivée de Napoléon à Paris et son abdication ;

« 5° Mon arrivée à Paris le 27 au milieu du désarroi et de la consternation générale ;

« 6° Ma visite le lendemain à Fouché, que je trouvai enfoncé dans le dédale de ses intrigues, et à qui je n’ai pu depuis trouver le moment de raconter rien de ce qui m’était arrivé ni de ce que j’avais fait, quoique je l’aie revu plusieurs fois, à dîner ou le soir. Fouché évita sans doute à dessein ces explications. En effet, quel pouvait être son but en m’envoyant en Suisse dans les circonstances où nous étions ?

« Son inconcevable indiscrétion en disant hautement chez lui à des députés de la chambre qu’il m’avait chargé d’une mission importante, et que nos affaires prenaient un bon pli ;

« L’effronterie plus inconcevable encore de son mensonge, lorsqu’il répondit très affirmativement, pour calmer les inquiétudes de ma femme et de mes amis, que je n’étais plus à Zurich ; que M. de Laharpe m’avait emmené avec lui au quartier-général de l’empereur Alexandre ; que j’y étais bien accueilli, et travaillais utilement pour nous, etc. »

La mort l’empêcha d’accomplir son projet : elle frappa Ginguené un mois plus tard, le 16 novembre 1816.

  1. C’est une année avant sa mort que Ginguené fut chargé de la mission en Suisse dont on va lire le récit. Ces pages, les dernières sans doute qui soient sorties de sa plume, sont restées inédites Jusqu’ici. M. James Parry, le fils adoptif de Ginguené, les a retrouvées parmi les manuscrits posthumes dont il est possesseur. Il a cru, et nous croyons comme lui qu’elles méritaient de voir le jour, cor elles no font pas seulement aimer celui qui les a écrites, elles sont intéressantes à plus d’un titre, et elles retracent Avec une rare fidélité l’état d’une partie de l’Europe et soi dispositions à l’égard de la France pendant les cent jours.
  2. « Je voudrais causer avec vous d’un objet qui vous intéresse personnellement. Faites-moi l’amitié de venir dîner avec moi aujourd’hui vendredi 21 avril.
    « Mes amitiés.
    « Le duc d’Otrante. »
  3. M. le comte Charles de Lasteyrie, auteur d’intéressans ouvrages sur l’agriculture et l’enseignement primaire. C’est à lui qu’on doit la propagation de la lithographie, introduite en France dès 1802 par Sonefelder.