Une Maison de verre

Une maison de verre
Jules Henrivaux

Revue des Deux Mondes tome 150, 1898


UNE MAISON DE VERRE

De tous les arts, l’architecture est celui dont les évolutions s’accomplissent le plus lentement, et qui semble se prêter avec le moins de souplesse aux transformations qu’entraînent soit les changemens de climats et de mœurs, soit les découvertes de l’industrie.

Non seulement les formes consacrées par la tradition sont souvent conservées alors même qu’elles ne répondent plus aux usages, aux besoins, aux conditions d’existence de générations nouvelles ; mais il arrive aussi qu’elles persistent parfois en dépit des lois absolues, acceptées par tous les architectes, en vertu desquelles les formes, les lignes, l’ossature d’une construction doivent dépendre de la nature des matériaux employés. C’est ainsi, par exemple, que les Grecs ont gardé, dans leurs entablemens denticulaires, l’apparence des solives de leurs primitives constructions de bois, et que le chapiteau corinthien n’est que la traduction en pierre des gracieuses frondaisons de l’arbre qui, au début, jouait le rôle de colonne. De nos jours, ne voyons-nous pas nombre d’architectes se servir du fer, — élément nouveau mis à leur disposition par l’industrie moderne, — sans songer un seul instant à approprier leur méthode constructive et leurs recherches ornementales aux qualités particulières du métal ? Ils consentent à l’utiliser, mais à la condition de le dissimuler honteusement sous des enduits, comme s’ils rougissaient d’accepter sa collaboration, ou bien ils raccompagnent d’un décor emprunté à l’architecture de pierre, insoucieux de commettre de cette façon un monstrueux contresens. Combien de fois, cependant, d’éminens esprits ne se sont-ils pas élevés contre les absurdités d’une pareille routine !

Viollet-le-Duc a écrit à ce sujet les pages les plus convaincantes : « Il est évident, a-t-il dit, que si on construit avec du fer, on ne peut obtenir les formes monumentales qu’accuse la pierre, ou que, si on tente de le faire, on procède à faux. La question est de savoir si le fer se prête à des formes monumentales quelconques dérivées de l’emploi judicieux de cette matière ; si l’architecture consiste seulement dans l’emploi de certains matériaux, à l’exclusion de certains autres ; et si, parce que ni les Grecs ni les Romains, ni les maîtres du moyen âge n’ont employé le fer dans leurs grandes constructions, il n’est possible de trouver la forme architectonique qui lui convient ? M’est avis que les Grecs et les Romains, s’ils eussent possédé nos usines, auraient, avec leur sens pratique, trouvé à donner aux constructions en fer les apparences déduites de l’emploi de ces matériaux[1]. » Il y a plus de vingt ans que ces lignes ont été écrites, et il paraît que, malgré tout, le fer laisse encore nos architectes indécis et inquiets sur le rôle qui peut lui être attribué au point de vue de l’art dans la construction. Vainement Boileau, ce précurseur, l’auteur de la coupole de l’église Saint-Augustin, a soutenu en sa faveur, durant un quart de siècle, la lutte la plus opiniâtre ; vainement nous avons vu s’élever la galerie des machines et les autres palais de l’Exposition de 1889 qui ont laissé dans tous les yeux comme un mirage éphémère de grâce imposante ; vainement le fer est devenu l’auxiliaire précieux, indispensable, dont on use à tout propos à présent dans les vastes édifices aussi bien que dans les moindres maisons de rapport ! on s’obstine à lui refuser une véritable valeur esthétique ; on le confine dans les rôles d’utilité ; on l’exclut des grands emplois ; on lui dénie les propriétés décoratives et sentimentales qui prêtent à un monument les caractères de la beauté. En un mot, le fer reste un accessoire. Les architectes dédaignent de le mettre en valeur et n’osent pas l’affirmer avec franchise. Pour la prochaine Exposition universelle de 1900, on consent à l’employer dans les nombreux édifices destinés à disparaître ; mais pour les palais des Beaux-Arts, élevés aux Champs-Elysées, et qui doivent subsister, MM. Giraud, Deglane et Thomas ont estimé que la pierre seule, « la noble pierre, » était digne d’y contribuer.

Il n’est pas très difficile, en vérité, de comprendre les raisons qui, à toutes les époques, ont animé les architectes d’une sorte de méfiance à l’égard des ressources nouvelles créées par la science, et qui les incitent à n’accepter qu’avec une excessive prudence les matériaux que l’industrie s’efforce de leur procurer. Il en existe deux principales. La première repose sur la vieille conception académique, encore si vivace, d’après laquelle le Beau serait une qualité indépendante des circonstances de la production et conforme à un idéal immuable. Nous n’avons pas à la discuter ici. Quant à la seconde, elle provient de la difficulté de trouver du premier coup les meilleures conditions d’emploi d’une substance nouvelle, ce qui explique les longs tâtonnemens par lesquels on passe avant d’en découvrir et d’en déterminer la véritable valeur décorative. En général, pendant cette période d’essais, on se sert de la nouvelle matière comme on eût fait de l’ancienne qu’elle remplace, c’est-à-dire sans tenir compte de la différence spécifique qui distingue l’une de l’autre, et par conséquent en commettant de grossières erreurs. D’autre part, on ne doit pas oublier que cette substance a des qualités expressives qui lui sont propres : c’est comme une langue inconnue dont il faut apprendre la signification, et à laquelle le public doit s’habituer pour en comprendre peu à peu le sens.

M. Sully Prudhomme a fait, à ce propos, une remarque très fine dans son beau volume sur l’Expression dans les Beaux-Arts. Il note ce fait que l’avènement du fer dans l’architecture moderne va fatalement bouleverser les vénérables règles esthétiques qui constituent les dogmes de la religion du Beau telle que l’ont établie les Académies. Son argument est péremptoire. En effet, après avoir constaté qu’en architecture les proportions ont une importance d’autant plus grande qu’elles sont déterminées par la résistance des matériaux, et que cette résistance est en rapport avec leur volume, l’éminent écrivain constate que l’œil humain est habitué depuis la plus haute antiquité au rapport qui existe entre le volume de la pierre ou du bois et leur résistance dans les constructions. Nous sentons proportion ou disproportion selon que la base d’un édifice est plus massive ou moins massive que les parties supérieures ou le sommet. Les bâtimens étant, en général, construits de matériaux homogènes de même résistance, en moellons ou en pierres de taille, du moins à l’extérieur, nous n’y voyons jamais sans inquiétude de grêles colonnes supporter des masses de grande étendue. Quand même nous savons que dans un édifice les matériaux ne sont pas homogènes et que, par conséquent, certains d’entre eux, sous un petit volume, peuvent supporter les autres beaucoup plus volumineux, nous souffrons cependant de voir renversé l’ordre accoutumé de nos perceptions. Or avec le fer c’est ce qui arrive tous les jours. Grâce à lui, nous voyons de minces colonnes de métal remplacer les larges assises de pierre à la base des constructions, et ainsi les rapports séculaires entre le volume et la résistance se trouvent brusquement changés. Toutes les proportions habituelles que l’on considérait comme des signes de beauté sont modifiées, et les lois esthétiques de l’architecture, fondées sur les anciennes données de la science, vont se transformer, parce qu’elles ne sont plus conformes à la science actuelle. M. Sully Prudhomme fait suivre son observation de cette judicieuse pensée : « Une longue éducation nouvelle du regard sera nécessaire pour que la jouissance perdue soit recouvrée[2]. »

On en pourrait dire autant de presque tous les matériaux que l’industrie contemporaine met au service des architectes. Voilà pourquoi ces derniers apportent tant de lenteur à en tirer parti ; voilà pourquoi ils opèrent entre les élémens constructifs une classification arbitraire et dont le temps se chargera certainement de faire justice, quand ils admettent les uns comme dignes de l’art et quand ils relèguent dédaigneusement les autres parmi les facteurs simplement utiles. Or n’est-il pas permis de prévoir que plus la science fera de progrès et moins les matériaux qu’elle créera paraîtront s’adapter aux formules des anciennes esthétiques ?

Car c’est une loi facile à vérifier qu’au fur et à mesure que nous avançons dans l’ordre des connaissances mécaniques, chimiques et physiques, plus les objets façonnés pour les besoins de l’humanité perdent le sens expressif, symbolique et artistique, pour ainsi dire, qu’ils possédaient à l’origine. Par exemple, nos armes à feu, beaucoup plus efficaces que celles de nos ancêtres, n’ont pas un aspect plus terrible ; elles ne sont pas aussi massives, et leur forme extérieure n’est pas conséquemment à un égal degré représentative de leur solidité et de leur puissance. Nos bateaux à vapeur, nos formidables cuirassés n’ont pas la grâce des anciens bateaux à voile, et c’est seulement par raisonnement que nous pouvons concevoir comment de telles masses peuvent se mouvoir sur l’eau. Nos horloges si compliquées indiquent moins clairement leur fonction que les antiques cadrans solaires. Il viendra un jour où nos machines à vapeur actuelles se réduiront à des formes de petites proportions qui ne correspondront plus à la puissance des moteurs.

L’action des forces de la nature, plus savamment transformée, perdra de plus en plus le caractère représentatif de cette action. Enfin, nos habitations iront toujours se modifiant pour répondre aux besoins des générations nouvelles, aux exigences du confort, aux nécessités d’une hygiène plus raffinée, et des matériaux inconnus encore, inventés pour ces besoins, s’ajouteront à ceux qui déjà troublent l’esthétique séculaire des architectes. Dira-t-on que tout cela prouve que le progrès industriel est l’ennemi de l’art et qu’il prend parmi nous, dans nos préoccupations, la place qu’avait jadis la Beauté ? Laissons à d’autres ces idées décourageantes, les inutiles regrets et les amertumes surannées. Que les esthéticiens dissertent, si c’est leur plaisir, sur le plus ou moins de valeur décorative que peuvent avoir les matériaux de construction que nous tâchons de mettre à leur portée. Patience ! Leur lanterne s’éclairera à la lumière de l’expérience. Nul doute qu’ils ne s’aperçoivent tôt ou tard que l’esthétique est comme ces phares à feux changeans qui font jaillir de la nuit des réalités fugitives. Ceci succédera à cela. C’est la loi inexorable. Examinons donc, sans pousser plus loin ce préambule, quels sont, parmi les élémens de construction les plus récemment mis en pratique, ceux qui semblent devoir le mieux contribuer à l’amélioration de nos habitations modernes au double point de vue du confort et de l’hygiène, de l’agréable et de l’utile.

Le plus important, celui qui va prendre un essor inattendu, c’est le verre.


II

Deux causes, à notre époque, contribuent à favoriser une évolution importante dans l’architecture : d’abord le morcellement des fortunes qui permet à un plus grand nombre de faire construire des habitations particulières, des villas ou de petits hôtels aménagés pour une même famille ; ensuite l’agglomération dans les villes d’une population plus dense, qu’il faut loger avec un souci de plus en plus vif de salubrité, voire d’élégance, et à laquelle sont nécessaires quantités d’édifices correspondant aux formes infinies de l’activité de la vie sociale dans nos colossales cités : églises, théâtres, salles de conférences, de concerts, d’expositions, de ventes, cercles, immenses magasins, maisons de banque, hôtels, etc. Comme le prix des terrains va toujours croissant, on doit savoir tirer parti des plus petits espaces. En outre les exigences des locataires, qui s’habituent vite aux douceurs du confortable, devenant chaque jour plus impérieuses, on pourvoit les maisons de rapport d’une multiplicité d’appareils qu’on ne soupçonnait pas il n’y a pas bien longtemps, même dans les plus opulentes demeures. Viollet-le-Duc remarquait, il y a vingt ans, qu’aujourd’hui les édifices aussi bien que les habitations privées doivent contenir quantité d’organes que nos aïeux ignoraient et dont ils ne sentaient pas l’utilité. « Le chauffage, disait-il, la ventilation, l’éclairage, le service des eaux, les transmissions électriques, constituent des parties importantes, essentielles de tout édifice public ou privé. Or il faut bien reconnaître que les procédés de construction adoptés jadis ne se prêtent que difficilement à la disposition convenable, facile, de tous ces organes[3]. » On ne saurait nier les progrès accomplis par nos architectes en ces dernières années pour établir cette circulation d’eau chaude et froide, de vapeur, de gaz, d’air, d’électricité qui serpente maintenant du haut en bas des parois de nos maisons comme les artères sillonnent le corps humain, animant nos demeures d’une sorte de vie mystérieuse, les enveloppant d’un réseau de forces actives qui distribuent à volonté la chaleur, la lumière, le mouvement, suivant qu’on tourne un robinet ou qu’on presse un bouton moins gros qu’une noisette. Ces progrès, ils ont été rendus possibles grâce à la structure en fer qui a permis de faire passer dans les vides du métal, sans nuire à la solidité du bâtiment, la trame des canalisations par lesquelles se répand et se communique cette activité magique. On en verra sans doute prochainement bien d’autres ! De nouvelles substances sont venues, en effet, s’ajouter au fer pour prêter aux architectes le secours dont ils ont besoin dans l’obligation où ils se trouvent de satisfaire aux mœurs contemporaines et aux besoins modernes. N’a-t-on pas les cimens et les chaux qui fournissent de véritables pierres de taille artificielles et qui peuvent se mouler ? N’a-t-on pas la méthode du ciment armé, si fort en vogue en ce moment, qui consiste en un lit de béton coulé sur un bâti de bois reproduisant la forme de la partie à construire, et dans lequel on encastre une ossature de fer qui règle et consolide le tout ? Elle contient en germe, à elle seule, toute une révolution dans l’art de construire ! N’a-t-on pas, enfin, la céramique et surtout la verrerie, dont les progrès inouïs dans ces derniers temps permettent d’entrevoir à bref délai une transformation profonde, radicale, dans l’outillage de l’architecture ?

Mais avant de parler du verre et des applications étonnantes autant que variées qu’on va pouvoir en faire, une remarque s’impose. Il est certain qu’à l’heure présente le mot architecture n’a plus et aura de moins en moins la signification précise et limitée qu’on lui donnait jadis. Chez les anciens, où l’existence était infiniment plus simple que chez nous, l’architecture se bornait à quelques types de constructions, pas davantage. Les Grecs avaient les temples, quelques palais, le théâtre, les bains, les maisons privées, et c’était tout. « Comptez, dit Taine[4], ce qui compose aujourd’hui un logis passable, grande bâtisse à deux ou trois étages, fenêtres vitrées, papiers, tentures, persiennes doubles et triples, rideaux, calorifères, cheminées, tapis, lits, sièges, meubles de toute espèce, innombrables brimborions et ustensiles de ménage et de luxe, et mettez en regard les frêles murailles d’une maison de Pompéi, ses dix ou douze petits cabinets rangés autour d’une cour où bruit un filet d’eau, ses fines peintures, ses petits bronzes : c’est un abri léger pour dormir la nuit, faire la sieste le jour, goûter la fraîcheur en suivant des yeux des arabesques délicates et de belles harmonies de couleurs ; le climat ne réclame rien de plus. Aux beaux siècles de la Grèce, le ménage est bien plus réduit encore. Des murs qu’un voleur peut percer, blanchis à la chaux, encore dépourvus de peintures au temps de Périclès : un lit avec quelques couvertures, un coffre, quelques beaux vases peints, des armes suspendues, une lampe de structure toute primitive, une toute petite maison qui n’a pas toujours de premier étage : cela suffit à un Athénien noble… Aujourd’hui un État comprend trente à quarante millions d’hommes répandus sur un territoire large et long de plusieurs centaines de lieues, c’est pourquoi il est plus solide qu’une cité antique ; mais, en revanche, il est bien plus compliqué… » Cette complication de l’existence, cette tendance à tout spécialiser qui caractérise notre civilisation moderne ont donné naissance à une foule de constructions diverses dont on ne sentait pas le besoin autrefois, et qui doivent avoir des formes et des aspects différens pour répondre aux besoins variés qu’elles doivent satisfaire. Aux palais et châteaux de jadis, à nos églises, à nos hôtels de ville, à nos palais de justice sont venus s’ajouter quantité d’édifices qui peuvent se ranger en catégories multiples. Il y a ceux qui correspondent aux grands services de l’État : ministères, hôtels de préfecture, hôtels des postes, hôpitaux, écoles, etc. Il y a les théâtres, qui se multiplient tous les jours, les salles de ventes et d’expositions, les marchés, bourses, instituts, facultés, bibliothèques, musées, etc. Il y a les grands magasins qui prennent une place de plus en plus importante, les gares de chemins de fer, les hôtels et restaurans, dont le luxe, l’organisation, les aménagemens, calculés pour séduire la foule sans cesse croissante des voyageurs, sont assurément un des traits caractéristiques de nos mœurs modernes. Enfin il y a l’infinie variété de ce qu’on nomme les maisons de rapport, et surtout des habitations privées, lesquelles n’ont à aucune époque reflété à un degré égal le caprice individuel, la fantaisie particulière, et l’on pourrait presque dire l’anarchie du goût comme en notre temps.

On avouera que tant de bâtimens, si divers d’usage et de types, ont singulièrement élargi la signification du mot architecture, et que nous nous éloignons par la force des choses du sens que lui donnaient les anciens. En effet, pour chacune de ces constructions, il faut se servir de matériaux différens, car ceux qui conviennent à un marché ou à une gare de chemin de fer ne sauraient être les mêmes que pour une église ou une demeure princière. Ce sont les besoins, c’est la destination de l’édifice qui dictent le choix de la matière employée. Or comme tous les matériaux imposent des formes appropriées à leurs qualités et à leur nature, il en résulte forcément une diversité dans les conceptions architecturales. Il n’est pas téméraire de prévoir que nous aurons au XXe siècle une série de styles qui correspondront à la pierre, à la brique, au métal et à ses divers emplois, au verre enfin, aux combinaisons de ces matériaux entre eux, et ce sera principalement par les motifs de leur décoration qu’ils porteront le cachet de leur époque.

Il y a au moins quatre ans que l’on a signalé aux architectes les services nouveaux que le verre est appelé à leur rendre. Il peut remplacer le bois, le fer, les matériaux de construction et de décoration ; il peut servir à faire des conduites, des tuyaux, des cuves, des tuiles, des cheminées, et jusqu’à des maisons. Nous avions conçu, dès cette époque, le projet d’une maison de verre[5]. Les murs, disions-nous, seront constitués par une carcasse en fer d’angle sur laquelle on disposera verticalement des dalles en verre, de manière à réaliser une double paroi dans l’intérieur de laquelle on fera circuler l’hiver de l’air chaud, l’été de l’air comprimé, lequel en se détendant refroidira les murs. Les toitures seront en verre grillagé ; et, naturellement en verre aussi les murs d’intérieur, les escaliers, etc. Quant à la résistance de la construction, elle sera au moins comparable à celle des constructions actuelles les plus solides. Les établissemens Arbel, à Douai, vont posséder bientôt de colossales cheminées d’usine en verre. C’est plus léger et moins coûteux que la brique, parce que le verre employé est obtenu avec un produit industriel sans valeur. Ce produit est le laitier, résidu qui s’écoule des hauts fourneaux et dont l’aspect est celui de petits blocs de verre noir. Tous ces blocs sont reliés par un mortier de ciment de composition spéciale. On n’emploiera même pas pour consolider la construction, tant elle sera homogène, les chaînes et les cercles en fer comme avec les briques.

Ce projet d’une maison entièrement construite en verre aurait pu paraître chimérique il y a trois ou quatre ans. A l’heure qu’il est, le problème se présente avec des solutions faciles, tant ont été rapides les progrès de cette industrie qui chaque jour s’élargit et croît en importance. Les résultats obtenus depuis peu par l’invention du céramo-cristal ou pierre de verre vont lui ouvrir encore de plus grands horizons. Cette nouvelle matière n’est autre que du verre dévitrifié, c’est-à-dire amené à un état moléculaire spécial, et dont l’aspect est le même que celui de la pierre de taille, du granit ou du marbre. Les usines de M. Garchey, installées dans diverses parties de la France, et d’autres verreries[6] qui exploitent le brevet de l’inventeur, fournissent déjà au monde entier des quantités de pierres de verre, coulées en blocs ou en plaques de plus ou moins grandes dimensions et qui sont utilisées dans la construction. Ces plaques peuvent recevoir les décorations les plus diverses : elles prennent à volonté les tons calmes de la pierre ou le somptueux éclat des marbres les plus riches. On les fabrique soit unies, soit ornées de dessins en creux ou en relief obtenus par une sorte d’emboutissage à l’aide de presses puissantes agissant sur la matière amenée au préalable par la chaleur à un état convenable de malléabilité. Ces plaques sont rendues rocailleuses sur une face de façon à faciliter leur adhérence sur le ciment. Quant au degré de résistance qu’offrent ces pierres de verre, voici comment il a été déterminé par les expériences officielles faites au laboratoire des Ponts et chaussées de Paris.

A l’écrasement, la pierre de verre résiste à 2 023 kilogrammes par centimètre carré, tandis que les matériaux les plus durs employés dans les constructions, tels que le granit, ne résistent qu’à 650 kilogrammes.

A la gelée, la pierre de verre a subi à différentes reprises l’action des mélanges humides et réfrigérans de 20 degrés de froid sans altération, puisque, tout au contraire, elle a résisté, après ces expériences, à une pression de 2 028 kilogrammes par centimètre carré.

A l’usure, sa résistance s’est manifestée par le frottement d’une meule à grande vitesse, ce qui classe à ce point de vue la pierre de verre avant le porphyre de Saint-Raphaël, ou, pour prendre un point de comparaison parmi les pierres de taille, à un rang très supérieur à la pierre de Comblanchien.

Au choc, déterminé par la chute, à la hauteur de 1 mètre, d’un poids de 4kg, 200, il a fallu vingt-deux coups en moyenne pour obtenir la rupture, et trois coups en moyenne pour la première fissure.

A l’arrachement, enfin, l’effort par centimètre carré d’adhérence a été, pour obtenir un décollement, de 15kg, 3, de telle sorte que la plaque de verre la plus courante, c’est-à-dire mesurant 50 centimètres sur 33 centimètres, nécessiterait une force de 25 000 kilogrammes pour être arrachée.

Ces expériences suffisent à établir les qualités indubitables de la pierre de verre au point de vue constructif et décoratif.

L’emploi architectural du verre arrive à son heure comme une conséquence du rôle important qui a été donné au fer. Après bien des tâtonnemens, les idées se précisent, les objections tombent, les difficultés se trouvent écartées. Bien souvent une industrie doit attendre, pour prendre son essor, qu’une autre ait également pris le sien. Si le métal a eu jusqu’à présent et depuis trente ans tant de détracteurs, c’est qu’indépendamment des défauts qu’on lui attribuait au point de vue esthétique, on n’entrevoyait pas encore toutes les facilités qu’il offre sous le rapport de la décoration des édifices. La construction n’est pas tout pour l’architecte : celui-ci doit, en outre, faire une œuvre d’art et trouver, dans le mode d’emploi des matériaux dont il dispose, les élémens du Beau. « La beauté de l’édifice résulte de la parfaite harmonie entre les moyens employés et le but cherché, et de l’accord qui en résulte entre toutes ses parties. Elle existe même dans un bâtiment si l’on saisit du premier coup le pourquoi de chaque chose. La décoration est l’ensemble des motifs inutiles à l’existence de la construction et qui ne tendent qu’à charmer la vue. Elle pourrait disparaître sans entraver l’usage normal de l’édifice, car elle n’en est pas partie intégrante[7]. » Comme complément de cette judicieuse distinction, on peut dire qu’il existe un lien étroit entre la forme, la matière, la destination et le système décoratif. C’est pourquoi le fer devait provoquer fatalement un retour à la polychromie. Les opinions émises par M. Sorel, à propos des recherches de M. de Baudot, dans un remarquable article de la Revue scientifique[8], confirment pour nous cette vérité : « Parmi les matériaux, dit cet écrivain, que l’industrie moderne produit d’une manière vraiment supérieure et originale, il faut mettre au premier rang les produits vitreux. On a déjà bien des fois essayé de les utiliser dans la construction en fer, mais ils se lient très mal avec les formes adoptées ; on n’en comprend plus la raison d’être. Il en est tout autrement quand on les applique sur le ciment frais ; l’adhésion est parfaite et l’harmonie ne laisse rien à désirer, puisque ces matières ont toujours été associées aux enduits, comme leur couverte naturelle et leur complément décoratif indispensable. » Depuis trois ou quatre ans, nous voyons le verre servir ainsi à la décoration extérieure ou intérieure comme panneaux de revêtement.

Un artiste de grand mérite. M. J. Galland, qui a décoré de cette manière la façade d’une maison de la rue de Babylone, à Paris, a exposé au Salon du Champ-de-Mars, cette année, une série de plaques en verre opalin où le charme des couleurs bigarrées s’associait au caprice du dessin pour produire le meilleur effet. A cet égard, on peut être certain que nous allons assister d’ici peu à une véritable révolution. La pierre de verre de M. Garchey est à peine née que se révèle pour elle un mode d’emploi aussi commode que peu coûteux, grâce à la méthode de l’inventeur du métal déployé, l’Américain Golding.

Qu’est-ce que le « métal déployé ? » Quelque chose de très simple et de très ingénieux, comme on va voir. C’est une plaque de métal transformée, au moyen d’une machine spéciale qui opère comme un emporte-pièce, en un treillis où il n’y a ni soudures, ni rivures, ce qui lui assure une solidité très grande. La machine qui découpe ainsi ce métal, en mailles plus ou moins épaisses et plus ou moins espacées, l’étiré en même temps. On obtient par ce procédé des treillis qui ressemblent aux treillages en fils de fer, mais qui sont rigides et, malgré leur légèreté, sont capables d’une résistance considérable. Supposez qu’on habille ces lattis d’une couche plus ou moins forte de ciment, vous obtenez à volonté des cloisons, des planchers, des murailles. Imaginez maintenant que par-dessus le ciment vous appliquiez des panneaux de revêtement — en opaline ou bien en pierre de verre, qui peuvent très facilement être assemblés et jointoyés sur le lacet de métal, et vous avez un décor aussi varié, aussi pratique qu’il est possible de le concevoir.

Par cet exemple, que nous fournit un des plus récens procédés de l’industrie actuelle, on se rend compte de la fertilité d’imagination de nos inventeurs dans l’ordre d’idées où nous nous plaçons. Encore une fois, l’avènement du verre comme élément architectural prend de jour en jour des proportions extraordinaires. A chaque instant une découverte nouvelle se produit pour en vulgariser l’emploi. Et pour ajouter à toutes les causes qui militent en sa faveur, les exigences de l’hygiène prophylactique, ou même de la simple propreté, qui deviennent si rigoureuses de nos jours, le recommandent encore, en dehors de ses avantages décoratifs. On conçoit, en effet, l’immense intérêt qu’il y aurait à substituer à nos tentures mobiles et à nos papiers peints des enduits durs, non poreux, et pouvant supporter aisément le lavage. Si, de plus, on pouvait réaliser effectivement cet idéal d’une construction monolithe, où les murs et le plancher feraient corps, un simple déménagement permettrait de laver les parois d’une chambre de malade sans craindre d’y laisser de l’humidité. Pour la construction des murs, on peut employer le verre soit en masses compactes, soit en pièces soufflées et formées de façon à en permettre un assemblage facile dans une carcasse de fers d’angle réunis entre eux par des bandes de fers plats. Les briques ou dalles de verre sont posées verticalement, adossées et jointes à l’aide d’un mastic spécial. On constitue de cette façon une double paroi dans l’intérieur de laquelle on peut faire circuler l’hiver de l’air chaud et l’été de l’air comprimé, qui s’y détend et provoque le refroidissement. Dans ces parois sont logés les fils électriques et téléphoniques, les conduites d’eau, etc. On comprend, sans qu’il soit besoin d’insister, les avantages résultant d’un pareil système de construction. Partout l’air, la lumière, les lavages rendus faciles, les impuretés des parois rendues visibles : telles sont les conditions que l’emploi du verre permet de réaliser, et qui établissent nettement le rôle que peut et doit jouer cette merveilleuse matière dans notre monde moderne[9].


III

Pour offrir au public du monde entier, qu’attirera à Paris l’Exposition universelle de 1900, une démonstration convaincante des multiples avantages qu’offre le verre aux divers points de vue que nous venons d’énumérer, c’est-à-dire architectural, hygiénique et artistique, nous avions fait le rêve d’une maison entièrement construite et ornée avec cette matière. A défaut de la maison d’habitation telle que nous l’aurions désirée, avec tous les accessoires pratiques du confort actuel, et montrant à la fois le verre sous les infinis aspects qu’il peut avoir, c’est-à-dire soit dans les œuvres d’art comme celles qu’exécutent — ou dont ils facilitent l’exécution — les Emile Gallé, les Bettanié, les Ringel, soit dans des motifs de décoration fixes ou mobiles, la prochaine Exposition universelle montrera du moins une intéressante application monumentale du verre. Nous voulons parler du Palais Lumineux, conçu par M. J.-A. Ponsin, et que l’architecte M. Auguste Latapy va élever près de la tour Eiffel, sur un emplacement affecté par l’administration à cette curieuse tentative.

Construire un palais qui fût consacré à la gloire de l’éclairage électrique, telle a été la pensée initiale de M. J.-A. Ponsin, le verrier distingué. Que ce palais fût construit en verre pour mieux faire valoir les prestigieux effets de la lumière dont on voulait célébrer la puissance, l’idée s’explique d’elle-même. On se mit donc à l’œuvre. MM. Ponsin et Latapy combinèrent leurs efforts, et voici maintenant que le Palais Lumineux est en cours de construction. La donnée en est intéressante. Au centre d’un jardin dessiné par des pelouses vertes où courent des allées bordées de fleurs et favorisant des effets de perspective, le palais s’élèvera, dressant dans l’espace sa silhouette tourmentée, bizarrement découpée, comme un bijou décoré de pierreries phosphorescentes dans un écrin d’arbres sombres. La façade principale aura l’aspect d’un immense portique dont les toitures, surmontées de campaniles et d’une statue ailée personnifiant la lumière, seront soutenues par de hautes colonnades. Au rez-de-chaussée, où on accédera par une double rampe d’escaliers décorés de balustrades, sera une grande salle d’exposition. A gauche et à droite, deux grottes surplomberont d’immenses vasques de verre. A l’intérieur du hall seront disposées cinq larges baies par où les visiteurs pourront contempler les cinq parties du monde, panorama dû au talent de M. Castellani et dont M. Armand Silvestre a donné la description suivante : « Une quintuple vision polychrome attend le spectateur à qui apparaissent, dans des orientations différentes, l’Europe, que noient les feux rosés de l’aurore ; l’Asie, que brûle la poussière d’or des canicules ; l’Afrique, où le soleil meurt dans un Ilot rouge de sang ; l’Amérique, perdue dans la vapeur d’hyacinthes pâles et de violettes des crépuscules ; l’Océanie, enfin, que la lune plonge comme dans une poussière à la fois étincelante et sombre de lapis-lazuli. Ainsi le vieux monde et le nouveau font revivre, dans leur évocation plastique, ce que je pourrais appeler les cinq âges de la Lumière. » Nous renonçons à décrire en détail cette sorte de palais des Mille et Une Nuits, dont la conception première semble avoir jailli du cerveau d’un décorateur et d’un poète à qui les difficultés d’exécution ont paru bagatelles indignes d’arrêter un constructeur audacieux. Sa fantaisie s’est donné libre carrière et il n’a pas daigné prévoir d’obstacles que ses collaborateurs ne fussent capables de surmonter. Tout en verre, tel était son programme, et il est allé jusqu’au bout du problème, armé d’une belle confiance dans les solutions qui surgiraient au fur et à mesure des besoins. En verre les parois du palais supportées par une carcasse de fer ! En verre la coupole, et les colonnes, et les escaliers, et les grottes où scintilleront les stalactites ! En verre même les statues qui orneront les différentes parties du monument, et si le Génie de la Lumière, qui surmontera la coupole, ne peut décidément être réalisé en cette matière, dont les ressources incalculables ont cependant un terme, eh bien, on saura encore le faire servir par l’éclat de l’émail, par un décor approprié, par des accessoires ingénieux, à l’apothéose du verre !

Il est difficile de préjuger l’accueil que feront au palais conçu par M. Ponsin les hommes compétens et le public intelligent. Sans doute, cet édifice prêtera à des critiques, et en dépit de toutes les combinaisons et de toute l’adresse de l’architecte M. Latapy, il est probable qu’on lui trouvera bien des défauts. Qui veut trop prouver, dit le proverbe, ne prouve rien. Il n’empêche que les auteurs du Palais Lumineux, en demandant à l’industrie du verre d’accomplir en cette occasion de véritables prodiges sans vouloir s’inquiéter s’il y avait possibilité de les réaliser, ont forcé celle-ci, pour ainsi dire, à fournir un maximum d’efforts, à sortir de ses habitudes routinières, à tenter des choses paraissant impossibles… et qui pourtant seront faites. Déjà la manufacture de Saint-Gobain va exécuter pour ce palais, des dalles de pavage, des dalles de parois, des rampes d’escalier en verre qui produiront, croyons-nous, un grand effet.

D’autres résultats intéressans seront atteints, et si parfois le but semble dépassé, s’il apparaît que l’on a demandé, en la circonstance, au verre, plus que le verre ne peut et ne doit logiquement donner, il sera juste de tenir compte de ceci, c’est que les Expositions universelles sont faites précisément pour des entreprises de ce genre, pour des tours de force en apparence inutiles, pour des démonstrations, en un mot, qui allant bien au-delà de ce que l’industrie est accoutumée de produire, donnent à celle-ci conscience de sa valeur et des progrès qu’elle est capable d’accomplir au prix d’un surcroît d’effort.

A un autre point de vue, nous applaudissons encore à l’entreprise du Palais Lumineux. De même que la Galerie des Machines de MM. Dutert et Contamin, à l’Exposition universelle de 1889, a élargi le champ des combinaisons dans lesquelles le fer peut entrer, en montrant les puissantes dimensions que les fermes sont capables de recevoir, de même l’industrie du verre s’affirmera avec d’autant plus de succès qu’on en constatera les multiples applications réunies dans le monument dont nous parlons. La justification de ses infinies ressources apparaîtra avec évidence. Faut-il l’avouer ? nous comptons sur cette expérience pour hâter l’accomplissement du projet de maison dont il a été question plus haut et pour lequel nous gardons une tendresse toute paternelle.

Lorsqu’on aura vu, dans le Palais Lumineux, sous combien de formes le verre peut être pratiquement employé dans la construction, lorsqu’on aura vérifié ses qualités décoratives après les hésitations, les incertitudes d’un premier essai, on cessera alors de considérer comme une brillante utopie la conception que nous avons formée, il y a plusieurs années. L’expérience acquise permettra de mettre au point ce qui pouvait, au premier abord, paraître aventureux ; on réglera mieux l’usage des matériaux nouveaux que nous prétendons mettre en œuvre, et on reconnaîtra les avantages que l’on peut en tirer pour le confortable aménagement du home. Nous espérons bien alors que quelque Mécène avisé, ennemi de la routine et du banal, osera prendre l’initiative de se faire construire une habitation de verre qui pourra être appelée la maison à température constante, la maison hygiénique par excellence, et qui, par ses adaptations scientifiques, raisonnées, ingénieuses aux conditions de l’hygiène moderne, méritera entièrement le titre que nous voulions lui donner de « Maison de l’Avenir. »


IV

Tout ce que nous venons de dire sur les progrès de l’industrie verrière concerne surtout les applications pratiques qui sont l’objet principal des préoccupations de notre époque dominée par l’esprit utilitaire. Il ne faudrait pas en conclure que ces progrès ont été tels, au point de vue scientifique ou artistique, qu’ils laissent loin derrière eux les travaux exécutés dans le passé, et qu’ils marquent un nouveau point de départ, une sorte de transformation radicale pour la production de cette matière. Une pareille conclusion est loin de notre pensée. A aller au fond des choses, il est remarquable, au contraire, qu’en dépit des découvertes de savans illustres, d’ingénieurs et de mécaniciens distingués, la somme des résultats obtenus pour la manipulation et la coloration du verre n’est pas, tout compte fait, au désavantage de nos anciens, lesquels, avec de petits moyens, étaient arrivés à de grands résultats dignes de nous étonner. Si nous avons apporté notre contingent de recherches en vue de tirer de cette matière des ressources inédites, nous devons confesser modestement que les leçons reçues de nos ancêtres nous en ont fourni les meilleurs élémens, et que ce que nous avons reçu d’eux l’emporte de beaucoup sur ce que nous y avons ajouté. Les propriétés physiques et chimiques du verre restent ce qu’elles ont été de tout temps, et les améliorations apportées dans la fabrication peuvent, au total, être vite résumées.

La fabrication du verre admet les six divisions suivantes :

1° Le verre coulé (glaces, dalles, panneaux, etc.) ;

2° Le verre moulé (pierre de verre du système Garchey, bacs, tuiles, dalles, statues) ;

3° Le verre soufflé (bouteilles, verres à vitres, vases, ustensiles divers compris sous la rubrique générale de gobeleterie) ;

4° Le verre soufflé et moulé (les bouteilles, objets de cristal, gobeleterie, etc.) ;

5° Le verre étiré, dont on fait des étoffes, des objets divers tels que plateaux, corbeilles, etc., en fils tissés, les tubes de niveau, etc. ;

6° Les émaux coulés et plaqués ou sertis.

La science moderne de l’ingénieur a mis au service des producteurs de ces diverses formes du verre un outillage dont les perfectionnemens sont, en somme, importans principalement au point de vue de la production industrielle, et dont nous signalerons brièvement les principaux. Et d’abord, c’est la construction des fours qui a été radicalement transformée, il y a quarante ans environ, par l’invention de W. Siemens, lequel en créant des fours chauffés par le gaz à chaleur régénérée en a augmenté la dimension de façon à y introduire un plus grand nombre de creusets, et à obtenir une fabrication plus régulière, plus économique. Puis est venu le four à bassin, imaginé par F. Siemens, permettant de mettre dans des cuves gigantesques cent ou cent cinquante tonnes de verre en fusion, verre de qualité inférieure, il est vrai, à celui qui sort des creusets, mais dont le prix de revient est économique. Après la construction des fours, il faut mentionner quelques autres inventions qui ont notablement modifié les procédés anciens de fabrication. Pour le coulage, l’électricité a apporté un précieux concours. Pour le soufflage, le système Appert, qui a substitué l’air comprimé et insufflé mécaniquement au soufflage par l’homme, a permis d’obtenir des manchons ou des sphères de verre d’une dimension qu’il était impossible auparavant de réaliser : découverte aussi utile à l’industrie qu’elle a été heureuse au point de vue humanitaire. Enfin la chimie est intervenue à son tour, et grâce à elle on a pu fabriquer, à des degrés de cuisson supérieurs, avec une température moins irrégulière, des matériaux plus résistans que jadis. Elle a permis, en outre, par un choix meilleur des matières premières, d’obtenir des verres de plus en plus incolores, ou bien encore elle a rendu possible l’emploi de certains corps tels que l’alumine, qui exercent des influences particulières.

Mais en dépit de ces découvertes ou de ces perfectionnemens, rien n’a été modifié d’essentiel dans la composition chimique du verre, et, sous ce rapport, les modernes n’ont guère innové, si l’on fait exception toutefois pour les verres d’optique, notamment ceux de M. Mantois.

Pour la science de l’optique, le verre est le plus précieux, le plus indispensable des collaborateurs. Que de progrès réalisés depuis le premier verre à lunette créé, dit-on, par Julien Salvino vers l’an 1300, et même depuis les études d’Euler sur l’achromatisme, ou de Fresnel qui inventa au début de ce siècle les verres lenticulaires servant à l’éclairage des phares ! N’est-ce pas au verre que l’on doit les progrès de l’astronomie et n’est-ce pas lui qui a rendu possible l’analyse spectrale, source de tant de découvertes fécondes ? n’est-ce pas grâce à lui que notre marine bénéficie de cette belle application des procédés du colonel Mangin pour les phares, les places fortes, les signaux nocturnes ? Il y a quelques mois M. Jean Rey faisait à la Société d’Encouragement pour l’Industrie nationale une intéressante conférence sur les Progrès récens de l’éclairage des côtes et l’invention des feux-éclairs, et il exposait les avantages de ce dernier système dû à M. l’inspecteur général Bourdelles, directeur du Service des phares, et qui exige l’emploi des miroirs Mangin, pour la fabrication desquels la glacerie de Saint-Gobain, ainsi que MM. Sautter et Harlé, ont une sorte de spécialité. Il n’y a pas lieu de développer ici le mécanisme des feux-éclairs qui consiste à produire des éclats aussi brefs que possible, ne dépassant guère un dixième de seconde, avec des éclipses n’allant pas au-delà de cinq secondes ; mais quand on parle des applications de la verrerie à l’optique, il convient de reconnaître la grande part qu’a prise la France dans les progrès réalisés pour l’astronomie et pour la marine.

Pour l’ensemble de la verrerie, nous restons, à très peu de chose près, au point où en étaient nos pères. Vainement, on dira que les silicates à bases multiples, dont les qualités de fusibilité sont extrêmes, marquent un progrès dans la fabrication par la facilité avec laquelle ils s’incorporent les émaux. Il convient, avant tout, de considérer le but à atteindre. Or quel est l’objet principal des préoccupations des verriers ? C’est d’abord la teinte du verre. Les uns cherchent à produire un verre aussi incolore que possible, les autres à obtenir et à maintenir une teinte déterminée, comme les fabricans de bouteilles, par exemple ; d’autres encore s’efforcent de réaliser des effets de couleurs variées ou bien d’obtenir une couleur neutre dans le cristal, et ils sont alors limités dans la proportion des élémens vitrifiables employés, ayant à craindre la formation de tel silicate de plomb perforant les creusets, colorant le produit à l’inverse des tons cherchés, ou de la neutralité désirée. Tous, en définitive, ont à envisager le prix de revient des matières employées, et par conséquent du produit obtenu.

Que l’on établisse sommairement le bilan de ce que savaient faire les verriers antiques, et qu’on l’oppose aux découvertes modernes : le résultat d’une telle comparaison est significatif. Bien que l’archéologie ait encore beaucoup de secrets à nous livrer au sujet des objets de verre trouvés dans les tombeaux et conservés aujourd’hui dans les musées, nous possédons assez d’élémens pour apprécier suffisamment le degré de science et d’habileté technique des verriers égyptiens, phéniciens, grecs et romains. Nous savons qu’ils connaissaient le verre soufflé, moulé et coulé. Nous sommes certains qu’ils le soufflaient au moyen de la canne, comme n’ont cessé de faire depuis les verriers thébains figurés en bas-reliefs sur les grottes de Beni-Hassan-el-Gadim. Enfin l’analyse chimique nous a démontré que les substances employées par eux étaient les mêmes que celles d’à présent, qu’ils coloraient les verres en bleu avec du cobalt, en vert et en bleu ou même en rouge avec des oxydes de cuivre, etc. Souvent ils mélangeaient les tons dans la fonte, et le verre alors prenait l’aspect d’une agate.

Parfois ils les disposaient avec symétrie et formaient dans la pâte transparente ou opaque des combinaisons de fils, de rubans de couleurs se déroulant en spirale, affectant une apparence de filigranes réguliers ou de vermiculés fantastiques. Il arrivait même que pour les œuvres de mérite exceptionnel, le verre était coulé en couches de couleurs diverses de façon à obtenir ensuite par la gravure des effets de camées. C’est ainsi, notamment, qu’ont été exécutés le fameux vase de Portland, du British Muséum, et le vase des vendanges du musée de Naples, œuvres admirables, dans lesquelles l’art des anciens apparaît dans toute sa perfection, et qui restent des exemples qu’on cherche à atteindre encore maintenant, mais qui ne seront sans doute pas surpassés. Au surplus, sans considérer les qualités d’art du verre ancien, sans nous arrêter au procédé si particulier avec lequel les décors en creux et en relief étaient obtenus par la gravure qui parvenait à donner l’illusion du camée le plus délicat, et pour nous en tenir spécialement au côté technique des choses, on peut dire que les colorations antiques furent à peu près aussi nombreuses que celles d’aujourd’hui. Les oxydes métalliques employés par les égyptiens, les Grecs et les Romains, ou nos verriers du moyen âge, sont les suivans : oxydes de fer, oxydes de cuivre, peroxyde de manganèse, oxyde de cobalt. Depuis nous avons ajouté les oxydes de chrome (pour certains verts) et les sulfures de sodium (pour certains jaunes), à la suite des recherches de l’éminent chimiste J. Pelouze. On se sert également dans quelques cas des sels d’urane, puis des sels de nickel pour obtenir les verres fumés : là se bornent les progrès modernes. Les sels de fer continuent à donner les tons verts, on n’a pas cessé de demander aux sels de cuivre les verts, les bleus, les rouges, ou les verres veinés de rouge, de vert, de brun, etc., suivant leur degré d’oxydation, ou selon le mélange combiné de fer et de cuivre[10]. Quant aux applications du verre, elles furent à coup sûr on ne peut plus diverses dès les temps les plus reculés. Les nombreux fragmens trouvés dans les tombeaux égyptiens de la quatrième dynastie témoignent de la variété des usages auxquels il servait. Non seulement on en faisait des objets de parure, des perles, des pendans d’oreille, des ornemens de corsage, imitant à s’y méprendre les pierres précieuses, les topazes, les rubis, etc., mais encore des vases funéraires, des récipiens pour les vins, des coupes, des plaques moulées ou coulées, représentant en relief des symboles, des masques comiques ou tragiques, etc. Les femmes élégantes aimaient à jouer avec des boules de verre pour entretenir la fraîcheur de leurs mains, ou bien elles piquaient dans leur coiffure des oiseaux exécutés en cette fragile et brillante matière. Les falsificateurs qui imitaient avec du verre les pierres précieuses étaient si habiles que les plus exercés s’y trompaient, et que souvent des procès éclataient contre ces marchands peu scrupuleux vendant le faux pour le vrai. D’autre part l’antiquité paraît avoir utilisé les qualités optiques du verre ; et il semble bien qu’il ait existé des phares, tels que celui qu’Alexandre, dit-on, lit construire sur la digue d’Alexandrie. Peut-être en verre aussi était le miroir avec lequel Archimède brûla la flotte romaine. Une autre application du verre dont les anciens nous ont donné l’exemple est celle qui touche à la construction. A cet égard nous n’avons que des indications assez vagues, mais il est constant que le verre reçut, chez les Egyptiens comme chez les Romains, un emploi architectural. Les textes sont formels à cet égard. Beaucoup d’auteurs mentionnent des revêtemens en plaques de verre retenues contre les murs par une couche de bitume. Stace parle de plafonds en verre pour éclairer les appartemens, et Pline nomme camera vitrea les plafonds voûtés garnis de verre dont il signale nombre de types. En Égypte, les mosaïques en pâtes de verre divisées en petits carreaux ont certainement dû de bonne heure être appliquées aux fenêtres, et l’on est en droit de penser que l’invention des vitraux translucides n’a été qu’une conséquence de l’emploi fait en grande quantité des verres colorés nécessaires pour l’exécution de ces sortes de mosaïques. Si le vitrail, tel qu’il apparaît au moyen âge, n’est pas venu plus tôt, nul doute que cela ne tienne à la possibilité que l’on avait auparavant de clore les fenêtres par le moyen des mosaïques. D’ailleurs, depuis qu’on a vu en place à Pompéi des vitres en verre mesurant 35 centimètres sur 28, il est bien établi que les anciens connaissaient et pratiquaient quand ils le voulaient ce mode de clôture. La similitude que l’on constate entre les mosaïques primitives et les vitraux est frappante ; les premiers vitraux ne présentaient de différence avec les mosaïques de verre qu’en ceci, c’est que l’épaisseur des verres était moindre. Aux XIe et XIIe siècles, les verres des vitraux avaient une épaisseur de 3 à 4 millimètres, ceux des mosaïques n’avaient pas plus de 7 millimètres. Tels sont, par exemple, les verres des mosaïques de Sainte-Sophie de Constantinople.

Cette question des vitraux, au point de vue de la technique du verre, est particulièrement intéressante à étudier. Nous sortirions de notre cadre en nous étendant sur ce sujet, et il nous suffira de renvoyer aux ouvrages spéciaux publiés sur cette industrie dont le moine Théophile, dans la deuxième partie de son célèbre ouvrage Diversarum artium Schedula, a décrit, dès le XIe siècle, avec tant de copieux détails, les procédés de fabrication, lesquels sont d’ailleurs encore, et pour la plupart, en vigueur de nos jours. Nous voulons seulement insister en quelques lignes sur la façon dont les corps colorans étaient incorporés dans les matières vitrifiables. Les mélanges étaient préparés suivant la nature des corps dont il était fait usage pour fournir la partie alcaline, on en opérait le frittage, puis on y introduisait les oxydes colorans, et l’on procédait à la fusion.

Quand on voulait modifier la teinte, ou, suivant le terme admis, la corriger, on introduisait dans le verre fondu la quantité d’oxyde jugée nécessaire ; on trouve la preuve que ce procédé était souvent pratiqué par les nombreux morceaux contenant des veines d’intensité variable, surtout dans les verres de teinte foncée, tels que les bleus, qui attestent que les mélanges et la dissolution ne s’en étaient faits que d’une façon incomplète. Ce dernier moyen, auquel on a renoncé aujourd’hui, permettait au verrier d’obtenir d’une façon presque certaine le ton dont il avait besoin. Ces veines, qui forment des dégradations de teintes quelquefois très accusées, ne nuisaient en rien au vitrail, elles produisaient au contraire un chatoiement favorable à l’effet général. Le plus souvent, la fabrication des verres était faite par les artistes eux-mêmes qui devaient les utiliser ; ils en suivaient les phases successives avec le plus grand soin. Ayant besoin de quantités relativement faibles de verre d’une même teinte, on en produisait peu à la fois ; aussi les creusets étaient-ils de faible capacité et ne contenaient guère, d’après les indications données par Théophile, plus de 60 à 70 kilogrammes de verre fondu. On comprend que, dans ces conditions, il était difficile d’obtenir des manchons ou plateaux de dimensions un peu importantes, et qu’ils devaient contenir de nombreux défauts, tels que bulles, stries, cordes, provenant de l’opération même du cueillage dans un vaisseau de capacité relativement faible ; ces creusets, faits en forme de cuvettes ouvertes, étaient introduits dans des fours de petites dimensions, chauffés au bois. Il existe encore en Normandie et en Bohême des verreries où la fusion du verre s’opère dans des conditions analogues, sauf que les dimensions des creusets et des fours sont plus grandes, excepté en Bohême. Ces fours devaient pouvoir produire une température élevée, car les verres de ces époques, peu fusibles, sont néanmoins bien fondus et d’un affinage suffisant que la petite quantité de matière mise en œuvre dans chaque creuset, bien faite cependant pour en faciliter la fusion, ainsi que la durée prolongée de la fonte, n’aurait pas permis seule d’obtenir.

A l’époque actuelle, les améliorations apportées à la fabrication du verre, quelque grandes qu’elles aient été, n’ont que bien faiblement contribué au développement de la peinture sur verre ; elles ont été, au contraire, dans bien des cas, l’origine d’œuvres décoratives des plus médiocres. Pour obtenir des vitraux comparables à ceux des XIIe, XIIIe et XVIe siècles, il faudra recourir aux mêmes moyens que ceux utilisés avant nous et adopter, pour la fabrication des verres en particulier, les mêmes procédés ou des procédés analogues à ceux employés à des époques déjà si éloignées de nous. C’est ce qui a été compris du reste, et depuis quelques années, une fabrication établie spécialement en vue de produire des verres de couleur pour vitraux d’église a donné les meilleurs résultats. En Angleterre d’abord, en France, en Belgique, en Allemagne, des artistes consciencieux et de grand mérite, s’inspirant des meilleurs modèles qui nous soient restés, ont pu, grâce à l’emploi de ces verres, produire des vitraux comparables aux vitraux anciens.

Après avoir rendu ainsi hommage à l’habileté des verriers de l’antiquité et du moyen âge, — sans parler des merveilles accomplies par les artistes de la Renaissance, par les ouvriers arabes et par ceux de Venise, dont les verreries émaillées semblent des ouvrages sortis de la main des fées, — il nous sera permis de reprendre, en terminant, la nomenclature des améliorations dont l’honneur revient à notre époque. Les glaces de grandes dimensions, les vitres parfaitement incolores ont été substituées aux anciennes cives, aux vitraux colorés d’autrefois, aux vitres verdâtres, souvent défectueuses, et nous ne nous en plaindrons pas. Si la chimie nous a rendu un mauvais service, quand il s’agit de vitraux colorés, en produisant des oxydes métalliques plus purs que par le passé, et en augmentant par cela même la crudité, l’intensité et la sécheresse des tons, — ce qui est un défaut au point de vue artistique, — du moins elle a montré en même temps le moyen d’éviter le mal auquel elle donnait naissance. C’est elle encore qui, empruntant l’aide de la mécanique, permet de multiplier les moyens de mouler le verre, comme on peut le faire notamment par le procédé du sculpteur Ringel, ou par les méthodes Boucher pour le soufflage-moulage des bouteilles pour ainsi dire automatique[11].

Nous avons déjà fait allusion plus haut au système de M. Ringel d’Illzach, qui a exposé au dernier Salon quelques curieuses pièces de verre, médailles et médaillons, d’une exécution fort curieuse. En combinant son procédé avec d’autres moyens mécaniques, on arrivera très probablement au moulage des verres en creux, c’est-à-dire de la statuaire ronde-bosse, et on devine la révolution qui en résulterait pour l’industrie ! Le verre devenant, pour ainsi parler, le collaborateur direct de nos artistes, et se substituant à l’occasion soit au bronze, soit au marbre ou à la terre cuite, pour traduire les œuvres des sculpteurs ! Le verre prêtant à ceux-ci ses effets de transparence, de coloration chaude et vibrante, pour exprimer la vie et ajouter les élémens qui lui sont propres aux ressources plastiques jusqu’ici en usage ! Le verre transformé en serviteur docile de l’art, pouvant être moulé comme un plâtre et se revêtir de toutes les nuances d’une palette somptueuse, sans que la délicatesse de l’œuvre et les finesses du modelé soient altérées à la cuisson, il y a là, en vérité, un horizon si éblouissant ouvert à l’imagination que les savans doivent se hâter de transformer ce rêve en réalité[12] !

Il faut reconnaître, d’ailleurs, que depuis vingt ans, nous assistons au plus remarquable effort de la part des artistes — et surtout des artistes français, il n’est que juste de le dire — pour rehausser la fabrication du verre de tous les prestiges de l’imagination et du goût. Non seulement la recherche des formes pour des objets sans nombre, tels que vases, coupes, plats, etc., mais encore celle des colorations les plus rares, les plus précieuses, a fait éclore quantité d’œuvres charmantes, d’une originalité incontestable, et dont les mérites, au point de vue de l’exécution, ne le cèdent en rien aux chefs-d’œuvre les plus admirés du passé. Entre tous ces verriers, de talens divers, se distingue M. Emile Gallé, le maître de Nancy, véritable chef d’école, qui surtout depuis l’année 1884 n’a pas cessé de faire preuve d’une fertilité incroyable d’invention, se surpassant toujours lui-même par les tours de force du praticien qui égale en lui le poète. Quelque temps avant qu’il ne se fût révélé, les connaisseurs avaient pu remarquer les verreries de Brocard et de Rousseau. Le premier s’est adonné aux reproductions des verreries musulmanes. Il a retrouvé la lampe d’Aladin, les émaux durs auxquels ont excellé les Arabes, et il y a si bien réussi que plusieurs de ses lampes de mosquée, fabriquées vers 1880, figurent aujourd’hui dans certains musées, indiquées comme datant du XIIe siècle ! Ses buires, ses bols, ses bassins de verre autour desquels s’entrelacent capricieusement des cordons d’émail ont toutes les séductions de formes et de couleurs. Rousseau, lui, qui est mort voici quatre ou cinq ans, mais qui a laissé un digne successeur en M. Léveillé, a eu les qualités d’un rénovateur. Il possédait l’amour du verre pour la matière même et s’est appliqué à embellir celle-ci de toutes les richesses de nuances capables de la faire valoir. Il a eu, au degré suprême, le sens du précieux dans les vitrifications. Tout devenait gemme entre ses mains. Le verre s’empourprait d’un suc de rose au contact des sels d’or, s’éclaboussait d’un jet de sang là où l’oxyde de cuivre le venait marquer, empruntait au manganèse la transparence violette de l’améthyste ou bien laissait jouer le jaune d’étain, pareil à une huile dorée, dans ses craquelures lumineuses[13]. Le plaisir des yeux par la splendeur du coloris, voilà ce que cherchait avant tout Rousseau. Cela n’a pas suffi à Emile Gallé, qui, lui, a voulu faire dire au verre ce que personne avant lui n’avait ambitionné de lui demander, des choses subtiles et tendres, compliquées et délicates. Par la grâce de son imagination inventive, tout devient sous ses doigts motif d’ornementation. Il prend ses sujets autour de lui et en lui-même. D’une coquille commune de Lorraine, il sait tirer une forme de vase, et aux flancs de ce cornet de verre d’une limpidité d’eau courante, il grave des enfans nus chevauchant des escargots aux cornes étirées. Tantôt il consacre une coupe aux fameuses grilles de Nancy, ou bien il célèbre à l’occasion d’un mariage, d’une naissance, d’un événement familial quelconque, ou de quelque incident historique, tel que le voyage de l’empereur et de l’impératrice de Russie en France, les sentimens qu’évoquent de pareilles commémorations. Avec une adresse prestigieuse il sait tirer des fleurs d’innombrables formes, et pour ses brillantes fantaisies il tire parti d’une façon merveilleuse des accidens du feu, ménageant, en véritable sorcier, les oxydations et les marbrures, gravant, par exemple, les figures du Sommeil, du Silence et de la Nuit sur une coupe que les oxydes ont, par hasard, veinée de traînées noires, ou bien incisant un combat de pieuvres sur un vase dont les tons verdâtres ont éveillé en lui l’illusion du fond de la mer.

Constamment en progrès, Emile Gallé a exposé encore au dernier Salon des verreries remarquables autant par la valeur de l’expression intellectuelle que par la nouveauté des pâtes cristallines qu’il a mises en œuvre. Ces pâtes « se montrent tantôt, suivant les expressions mêmes du verrier nancéen, brochées et pareilles à de légers tissus, tantôt marquetées à la manière de ses ébénisteries, cette fois par insertion à chaud des pièces de décor dans l’épaisseur du cristal en fusion[14]. » Ainsi que le dit fort bien un juge éminemment compétent, M. Victor Champier, « c’est une ornementation puissante et délicate en même temps. Il y a là des innovations fécondes en surprises, telles que la patine du verre, floraison pour l’œil, caresse attiédie par le toucher ; le brochage, qui voile de tulles et de gazes vaporeuses l’éclat dur des cristaux ; les verres mosaïques, marquetés, sous glaçure ; l’intorsia, art tour à tour barbare ou léger comme le parenchyme d’un pétale de fleur. Des épanouissemens de décors montent des parois internes et du fond d’horizon pour fleurir à l’épiderme des vases, floraisons qui n’ont besoin d’aucune retouche, ou bien deviennent motifs à des finitions exquises… Cette nouvelle production française est due à des recherches de laboratoire menées par Gallé, depuis plusieurs années, avec tout le mystère possible[15]. »

Parvenu à cette hauteur, l’art du verre ne semble pas pouvoir aller plus loin. Un artiste comme Emile Gallé fait songer à un abstracteur de quintessence qui essayerait de matérialiser l’impalpable et de vitrifier le rêve. Ce magicien du feu paraît donner un démenti à ce que nous disions tout à l’heure sur les progrès comparés de la verrerie dans l’antiquité et dans les temps modernes. Mais son exemple est précisément fait pour démontrer la souplesse, la puissance, la diversité et l’étendue des ressources d’une matière telle que le verre, puisque par l’étude chimique de ses modes d’expression, par l’ingéniosité des ornemens adaptés aux conditions techniques qui limitent son effort, l’artiste s’en fait un véritable langage assez riche pour traduire les subtils caprices de son imagination, assez éloquent pour émouvoir et séduire. Traité avec une pareille virtuosité, le verre n’est plus simplement un moyen industriel, un agent utilitaire, un élément docile de progrès pour le confortable ou l’hygiène : il se hausse à un rôle supérieur et devient le serviteur de la Beauté, un évocateur de l’Idéal.

C’est à un point de vue plus modeste, plus terre à terre, ne l’oublions pas, que nous nous sommes placé pour examiner dans cette étude les ressources du verre. Nous nous sommes efforcé de prouver que l’industrie contemporaine est très loin encore d’avoir dit son dernier mot en ce qui concerne cette matière, et que, malgré les récens perfectionnemens dus à la science moderne, on n’a pas encore su tirer d’elle toutes les applications que ces perfectionnemens mêmes permettent d’entrevoir. Nous avons vu que les recherches des savans et des artistes se manifestent présentement en tous sens à cet égard. Nous avons noté les principaux résultats atteints, sans dissimuler que ces résultats nouveaux ne sont point faits pour nous enorgueillir quand on les compare à ce que fut l’industrie du verre chez les anciens. Mais, en même temps, nous avons affirmé notre conviction que voici précisément l’heure où les multiples tentatives qui ont pour objet les progrès de la verrerie vont enfin se coordonner, se préciser, et aboutir à des conséquences pratiques d’une inappréciable portée. Grâce à la pierre de verre inventée par M. Garchey, grâce aux panneaux en opaline de Saint-Gobain, tels que ceux que M. Jacques Galland exposait au dernier Salon, il est certain que l’architecture actuelle possède des élémens qui aideront promptement à sa transformation décorative et à son adaptation aux lois impérieuses de l’hygiène. Les verres pour vitraux sont maintenant d’une fabrication parfaite. Les Américains y ont ajouté les étrangetés d’une pâte dont les demi-transparences laiteuses ont souvent d’heureux emplois. Pour ce qui est de la gobeleterie, les procédés scientifiques se multiplient et offrent à l’ingéniosité des fabricans un vaste champ de combinaisons imprévues : restent à trouver les formes les plus élégantes et les plus rationnelles, les décors du goût le plus pur pour la meilleure utilisation des procédés de la galvanoplastie, de la gravure chimique et autres, dont on s’est rendu maître. Les succès de M. Emile Gallé ont stimulé les ambitions. En Angleterre, c’est M. Webb, qui, après s’être voué aux imitations de la verrerie antique, et après s’être adonné à la copie du vase de Portland, a voulu aller plus loin et trouver de nouveaux effets de couleur. En Autriche, c’est M. Lobmeyr, qui s’est appliqué à rendre aux anciennes verreries de Bohême leur éclat d’autrefois par l’opulence de scintillans émaux. En Italie, ce sont les fabriques de Murano qui ont fait refleurir la gloire des verreries vénitiennes de la Renaissance. En Allemagne, c’est M. Kœpping, qui réalise avec le verre des prodiges de vases dont la forme gracile est empruntée à des fleurs plus légères qu’un souffle. En Amérique, enfin, c’est M. Tiflany, qui, non content de fabriquer des vitraux qu’on dirait faits avec de l’agate en fusion, ou des verres à reflets métalliques qu’on croirait sortis de l’atelier d’un alchimiste, se met encore à façonner des ameublemens complets en verre, témoin cet autel extraordinaire qu’il envoya au mois de mai dernier à la Galerie des Machines. En un mot, partout la ruche des verriers est en travail, et c’est à qui nous ménagera quelque curieuse surprise. Dans ces conditions, il nous semble impossible que l’Exposition universelle de 1900 ne nous apporte point des démonstrations nouvelles dont profitera l’avenir. On peut beaucoup attendre d’une industrie qui, comme celle du verre, se prête si aisément à tant de manifestations et qui répond à des besoins si différens dans notre société moderne.


JULES HENRIVAUX.


  1. Viollet-le-Duc, dans le journal l’Art, t. XIII, p. 238.
  2. Sully Prudhomme, l’Expression dans les Beaux-Arts.
  3. Viollet-le-Duc, dans l’Art, t. XIII, p. 315.
  4. H. Taine, Philosophie de l’Art, t. II, p. 162.
  5. Journal des Débats du 16 avril 1894.
  6. J. Henrivaux, le Verre et le Cristal (1 vol. in-8o, nouvelle édit. 1897).
  7. Voir l’étude de M. A. Villenoisy : l’Architecture en fer, dans la Revue des Arts décoratifs (1897).
  8. 25 mai 1895.
  9. Le Verre et le Cristal, 2e édition, page 509.
  10. Note sur les Verres des Vitraux anciens, par L. Appert (Gauthier-Villars, 1896).
  11. Ce mode de soufflage automatique va créer une situation nouvelle au point de vue de cette main-d’œuvre spéciale et difficile des verriers à bouteilles. Voir l’article : Chez les verriers, par M. Maurice Talmeyr, dans la Revue du 1er février 1898.
  12. L’électricité, elle aussi, a développé les applications du verre. (Conférence faite par M. E. Sartiaux à la Société des Ingénieurs civils, en 1896.)
  13. L. de Fourcaud, Revue des Arts décoratifs, t. V, p. 260.
  14. Revue des Arts décoratifs, t. XVIII. p. 148.
  15. Victor Champier, ibid.