Une Loi agraire au XIXe siècle - l’Irlande et le Landbill de M. Gladstone

Une Loi agraire au XIXe siècle - l’Irlande et le Landbill de M. Gladstone
Revue des Deux Mondes3e période, tome 46 (p. 140-169).
UNE
LOI AGRAIRE
AU XIXe SIECLE

L’IRLANDE ET LE LANDBILL DE M. GLADSTONE.

« Vous nous accusez de socialisme, disait à un libéral anglais l’un des promoteurs des lois agraires de Russie et de Pologne sous Alexandre II, et un jour peut-être, malgré tout votre respect de la propriété, vous vous ferez nos imitateurs[1]. » Cette prophétie moscovite, accueillie avec une railleuse incrédulité, les Anglais qu’elle eût le plus surpris sont en train de la réaliser. A Londres comme à Dublin, sur les lèvres des ministres de la reine comme dans les meetings de la landleague, on entend citer comme un modèle digne d’admiration l’exemple donné par l’autocrate du Nord. Dans le pays du monde où les droits de la propriété semblent le plus solidement établis et où les propriétaires ont le plus d’ascendant social, dans le pays où les doctrines économiques et la science d’Adam Smith ont le plus d’autorité, un cabinet libéral dont les chefs n’ont rien de révolutionnaire a présenté pour l’Irlande un bill agraire dont les conditions ont fait l’étonnement de l’Europe, et ce bill, qui eût semblé inouï il y a quelques années, a été voté par une énorme majorité à la chambre des communes. La loi agraire, qui a pour avocats les ministres de la reine Victoria, a pour panégyristes les évêques catholiques d’Irlande qui ne font qu’un reproche au bill du gouvernement, celui de n’être pas assez audacieux et assez radical. Les adversaires mêmes du cabinet ne contestent que faiblement le principe du bill, et bien que tout-puissans dans la chambre des lords, ils semblent hésiter à infliger au nouveau projet de M. Gladstone l’échec qu’a rencontré de leur part l’an dernier, dans la haute chambre, le bill bien moins grave et moins choquant appelé Compensation for disturbance.

Comment l’état le plus conservateur du globe et le plus respectueux des droits acquis en est-il venu à une telle politique ? Est-ce que l’aristocratique et marchande Angleterre inclinerait, elle aussi, à ce socialisme d’état auquel M. de Bismarck convie le nouvel empire d’Allemagne pour faire concurrence aux Bebel et aux Liebknecht et arracher les masses ouvrières à la propagande révolutionnaire ? Non, certes, bien qu’avec l’extension graduelle des franchises électorales, avec l’abolition des privilèges des vieux bourgs, le flot toujours montant du radicalisme et de la démocratie puisse, à une époque plus voisine qu’on ne le croit, jeter l’Angleterre elle-même dans cette voie périlleuse. Ce qui inspire la conduite du gouvernement britannique en Irlande, ce n’est point l’esprit de système ; en aucun pays, on le sait, les systèmes et les maximes abstraites n’ont moins de part au gouvernement ; ce qui dirige en Irlande l’Angleterre et le cabinet Gladstone, c’est le sentiment des nécessités urgentes, le désir de recourir enfin, dans un pays périodiquement troublé, non plus à des mesures superficielles ou provisoires, non plus seulement à la force et à la compression, mais à des remèdes efficaces s’attaquant aux racines du mal, à des mesures réellement organiques, selon un terme à la mode en notre âge de sciences naturelles. L’insuccès de toute la législation appliquée jusqu’ici à l’Irlande, l’insuffisance manifeste de toutes les concessions et les lois réparatrices votées en faveur de l’île sœur depuis un demi-siècle, l’agitation permanente ou sans cesse renaissante du peuple des campagnes, l’insécurité de la vie et de la propriété, ont convaincu M. Gladstone et ses collègues que, pour gouverner l’Irlande, pour y établir un ordre de choses stable et régulier, pour mettre fin aux crimes agraires qui la menacent perpétuellement d’une jacquerie occulte, il ne fallait pas se contenter de lois politiques, religieuses, financières : le principe du mal étant dans l’état social, c’était sur l’état social et la propriété terrienne que la chirurgie politique devait porter le fer. Malgré toute leur répugnance pour de semblables procédés, les libéraux anglais se sont résolus à édicter des lois agraires : il leur a paru que, pour restaurer en Irlande le respect de la propriété, il n’y avait pas d’autres moyens que de modifier les conditions de la propriété. L’utilité, le bien de l’état et des habitans, telle est la première explication de la conduite du cabinet Gladstone en Irlande, mais cette explication seule ne serait point une justification. En politique comme en morale, la fin ne saurait toujours justifier les moyens, et si utilitaire et pratique qu’on la suppose, la conscience anglaise n’accepte point, même en matière de gouvernement, que tout ce qui est utile soit licite. À côté de la question d’opportunité, il reste la question de droit. Si M. Gladstone, M. Bright, M. Forster, et avec eux la grande majorité du parti libéral, se sont résignés à recourir à des lois agraires, à porter une atteinte plus ou moins sensible au principe de la propriété, c’est qu’ils ont cru en avoir le droit aussi bien que le pouvoir, c’est que, par son origine et par son histoire, par ses conditions et ses abus, la propriété foncière en Irlande ne semble ni aussi respectable, ni aussi sacrée, aussi inviolable, que dans la plupart des autres pays de l’Europe. Pour que le cabinet anglais se décidât à restreindre les droits des propriétaires, irlandais, il a fallu que les droits de ces derniers lui parussent moins bien établis, moins absolus ou moins entiers qu’ailleurs. Bien plus, on pourrait dire que, si tant de sujets de la reine Victoria conseillent au gouvernement de porter la main sur la propriété des landlords irlandais, c’est au nom même de la propriété et de ses droits imprescriptibles.

C’est là, dans les affaires irlandaises, un point capital sur lequel je demande la permission d’insister ; à certains égards, c’est en effet la clé de tout le bill de M. Gladstone.


I

La propriété est pour nous une religion qui, au milieu de l’ébranlement de toutes les croyances, demeure intacte ; les attaques dont elle est parfois l’objet ne font que rehausser notre attachement pour elle. Pour que la propriété nous semble inviolable, il suffit d’ordinaire qu’elle soit bien établie et nettement définie. C’est pourquoi il ne faut pas toujours juger des autres pays par ce que nous voyons autour de nous en France. La propriété foncière a, dans les différentes contrées, passé par des phases, par des formes très différentes, et bien que la civilisation tende à lui donner partout le même caractère, elle n’a pu, en Europe même, effacer toutes ces diversités.

Si la propriété est une religion naturelle qu’on retrouve vivante au fond de toute société, c’est une religion dont les dogmes et les obligations sont encore loin d’avoir partout la même précision et la même netteté. Ceci est surtout vrai de l’appropriation individuelle du sol. Sous ce rapport, il y a eu dans notre Europe, à des époques très récentes, de grandes divergences de vues et d’usages, et quand il passe à l’étranger, un Français ne saurait toujours transporter au dehors les conceptions juridiques, de sa patrie ou de son temps. On a beaucoup discuté sur l’origine du droit de propriété. Dans la difficulté de fonder la propriété terrienne uniquement sur le travail, comme Bastiat, ou sur un contrat tacite, comme Kant, on a souvent dit qu’elle était fondée sur la loi qui la consacre. Il serait plus juste peut-être de dire qu’en dehors de l’utilité sociale, elle a sa base dans la coutume et la conscience populaire. Chez nous et chez tous les peuples où la propriété est nettement définie et solidement établie, la loi et la coutume sont d’accord sur ce grave sujet ; mais il est des pays où il n’en est pas de même, où les potions du peuple et les maximes des jurisconsultes, où la loi écrite et les traditions orales sont en conflit plus ou moins flagrant. Or c’est en réalité l’affligeant spectacle qu’offre depuis longtemps l’Irlande, c’est là qu’il faut chercher l’explication et la justification des procédés à l’apparence révolutionnaire recommandés au parlement par M. Gladstone.

La raison de ce triste phénomène est, avant tout, dans l’histoire de l’Irlande, dans la manière dont la propriété s’y est formée, dans l’origine étrangère de la plupart des propriétaires, dans le souvenir d’une époque encore peu éloignée où la terre appartenait à d’autres mains et où la possession du sol était soumise à de tout autres règles. En faisant campagne contre la propriété foncière, et les landlords, les Irlandais de la landleague empruntent moins leurs armes aux idées révolutionnaires ou aux thèses socialistes du présent qu’aux réminiscences du passé et aux revendications de l’ancien droit et des anciennes coutumes. Sous ce rapport, les Parnell et les Dillon ne sont pas sans quelque lointaine analogie avec les Gracches. Dans leur guerre aux détenteurs actuels du sol, ils prétendent, eux aussi, combattre les usurpations successives des grands domaines et faire restituer au peuple ce qui n’a pu lui être légitimement enlevé.

Le paysan irlandais, en effet, n’a jamais entièrement reconnu la propriété conférée aux landlords de l’île sœur par les lois de la Grande-Bretagne. Le tenancier, l’occupier, en cela semblable l’ancien serf russe, a toujours persisté à s’attribuer sur le sol un droit imprescriptible. Par suite, il n’a jamais admis que le landlord pût élever indéfiniment le prix de la terre, ni expulser de leur champ les laboureurs incapables de payer leurs redevances. A cet égard, il s’est conservé dans le peuple une conception du droit de propriété fort différente de celle sanctionnée par les lois britanniques. Ces dernières lui ont paru d’autant plus odieuses qu’à ses yeux les droits par elles consacrés ne reposaient que sur la force et la violence. La propriété des landlords, telle qu’elle se présente au paysan irlandais, lui apparaît depuis des générations comme le produit de la conquête et de confiscations séculaires dont le souvenir reste confusément vivant dans les masses. On sait que, dans nombre de districts, les Irlandais se rappellent à quelle époque et par quel procédé les familles actuellement en possession de la terre s’en sont emparées, que souvent, dans le voisinage du riche castle ou de la fastueuse mansion du seigneur d’une autre race ou d’une autre religion, vivent, en des huttes misérables, les descendans de l’ancien propriétaire ou de l’ancien chef irlandais jadis dépossédé par les Anglais ou les protestans[2]. En fait, toute l’histoire de la terre et de la propriété en Irlande, ou mieux l’histoire de l’île elle-même, n’est qu’une suite ininterrompue de séquestrations et de confiscations, depuis les âges lointains où, durant trois ou quatre siècles, la domination anglaise restait confinée au pale des environs de Dublin jusqu’au jour où Élisabeth dépouillait les chefs des clans celtes du centre, où Jacques II, s’emparant des terres des O’Neil et des Tyrconnell, expulsait les indigènes pour entreprendre avec des colons anglais ou écossais la plantation systématique de l’île, où Cromwell distribuait entre ses soldats presbytériens, et Guillaume III entre ses partisans anglicans, les terres qui restaient aux catholiques. De pareilles spoliations, régulièrement enregistrées par l’histoire, ont peine à être couvertes par la prescription quand tout un peuple s’en croit victime. On ne saurait s’étonner que chaque génération tente à son tour de contester le droit des envahisseurs. La question agraire remplit en quelque sorte toute l’histoire d’Irlande ; durant quatre ou cinq siècles, tout l’effort des Anglais a été de s’emparer des terres irlandaises, et depuis qu’ils ont reconquis des droits politiques, les Irlandais, à leur tour, n’épargnent rien pour recouvrer la propriété ou la jouissance du sol.

La source fréquemment impure de la propriété foncière n’est pas la seule cause du peu de respect qu’elle inspire en Irlande. Ailleurs aussi, en Angleterre notamment, la propriété territoriale peut reposer historiquement sur la conquête et la confiscation, mais en Angleterre, cette origine est plus lointaine et plus obscure. Les Bretons refoulés par les Anglo-Saxons, les Anglo-Saxons dépouillés par les Normands, n’ont conservé ni leurs titres de propriété ni le souvenir de la spoliation ; la race conquérante et la race conquise se sont mêlées et rapprochées dans l’état comme dans la religion. En Angleterre, le grand propriétaire n’est point, comme en Irlande, souvent un étranger, souvent un absent invisible qu’on ne connaît que par ses hommes d’affaires ; il réside sur ses terres, il est le patron, le protecteur-né de ses tenanciers, et si, pour agrandir ses parcs et ses terrains de chasse, il a souvent expulsé, à une époque récente, les familles qui vivaient autrefois sur ses domaines, ces dernières ont trouvé un refuge dans les villes et un abri dans le travail industriel. Tandis que le grand propriétaire anglais n’a directement affaire qu’à quelques fermiers d’ordinaire largement pourvus de capitaux, tous plus ou moins gentlemen et exploitant la terre au moyen de machines et d’un petit nombre d’ouvriers agricoles, le grand propriétaire irlandais, grâce au manque de capitaux et au peu de développement de l’industrie dans la plus grande partie de l’île, grâce surtout à une nombreuse population rurale toujours disposée à se disputer la terre, continue à louer ses domaines, par petites portions isolées, à de pauvres et ignorans paysans. Tandis qu’en Angleterre, la grande propriété s’est alliée aux grandes fermes, à la grande culture et aux procédés scientifiques, en Irlande, la grande propriété est généralement demeurée associée à la petite culture et à la routine avec les petites fermes. Le propriétaire irlandais, souvent éloigné (absentee) et étranger, ne fournit d’ordinaire rien au sol ni à ses fermiers, et se contente de toucher des fermages que l’extrême concurrence des bras lui a permis de porter à leur dernière limite. Dans les deux îles voisines, la concentration de la propriété en quelques mains a ainsi abouti pratiquement à des résultats tout différens, tant pour la terre et la culture que pour le cultivateur et la paix sociale.

Et cette diversité de relations entre les deux classes rurales, entre le propriétaire et les fermiers, ne fait pas toute la différence. En dehors de ce morcellement des fermages, en dehors des petites tenures irlandaises et de tous les abus auxquels donne lieu un pareil mode d’exploitation, vis-à-vis de paysans placés par la nécessité dans une sorte de servage effectif, en dehors du vice originel de la conquête et de la confiscation, le propriétaire d’Irlande a, aux yeux de la plupart des Irlandais, un autre défaut que nous avons déjà fait pressentir. Les Anglais, en s’emparant à diverses reprises des terres de l’île, n’ont pas seulement dépouillé les anciens propriétaires indigènes, ils ont spolié la masse même du peuple en transformant à ses dépens l’ancien mode de propriété de façon que, sans tenir compte des chefs de clans autrefois dépouillés, la propriété irlandaise, telle qu’elle a été constituée par les lois britanniques, repose sur la confiscation des droits des masses rurales. D’après les traditions populaires, en effet, et d’après les recherches des historiens, la terre avant l’accaparement des colons anglais restait dans une sorte de communauté. Tous les membres du clan ou de la sept, liés par une parenté réelle ou supposée et portant le même nom, avaient un droit collectif sur les terres de la tribu dont ils jouissaient librement moyennant une redevance au chef. En substituant la législation britannique à la coutume celte, en reconnaissant aux seigneurs, anciens ou nouveaux, un droit de propriété absolu, les lois anglaises ont enlevé aux tenanciers tous leurs droits et privilèges, avec les garanties qu’ils tenaient de leurs aïeux et de la tradition nationale. La conquête anglaise a ainsi encore plus mal traité le bas peuple des campagnes que ses chefs et le paysan indigène que le seigneur irlandais. De l’état de copropriétaires du sol (joint-owners) les paysans, frustrés de leurs droite séculaires, ont été réduits par les lois anglaises à l’état de tenanciers sans droit sur les terres de leurs ancêtres, à l’état de tenants al will, qu’un propriétaire sans merci peut bannir d’un trait de plume.

On a eu beau essayer d’en contester l’exactitude, ou d’en attribuer la ruine aux Irlandais eux-mêmes avant les diverses conquêtes anglaises, tel parait avoir été en réalité, jusqu’aux expropriations britanniques, le régime de tenure en usage en Irlande. Cela seul établirait une grande et manifeste différence entre les tenants irlandais et les fermiers anglais qui, n’ayant pas les mêmes souvenirs, ne peuvent avoir les mêmes prétentions. Sur ce point, la situation des paysans irlandais ne saurait être comparée qu’à celle de leurs congénères des highlands d’Écosse, qui, eux aussi, sont jusqu’au dernier siècle demeurés les associés de leurs chefs dans la propriété et ont été dépossédés par les lois anglaises, lesquelles ont légèrement transféré du clan à ses chefs la propriété des immenses : domaines de l’Écosse septentrionale. Selon le mot du poète, en Irlande comme en Écosse :

The fertile plain, the softened vale
Were once the birthright of the Gael[3]. »


Ce mode de tenure collective des paysans, sous la domination de seigneurs militaires qui touchaient d’eux des redevances en nature, s’est avec des différences de détails, rencontrée en bien d’autres contrées que l’Irlande et les pays celtes ; en bien d’autres pays aussi, les lois modernes, en supprimant les droits féodaux et le servage, ont pratiquement élargi les droits des anciens seigneurs et privé les paysans d’une partie de leurs privilèges et garanties[4]. En Irlande seulement où le mode archaïque de tenure s’est prolongé dans son intégrité plus longtemps qu’ailleurs, en Irlande, où l’abrogation des anciennes coutumes a été opérée brusquement à diverses reprises par un maître détesté, le plus souvent au profit d’usurpateurs d’une autre race ou d’une autre religion, le peuple des campagnes a eu plus de peine à admettre cette révolution légale. Il ne s’est jamais résigné à la perte de ses droits à chaque occasion, il a prétendu les faire revivre par tous les moyens en son pouvoir. En fait, l’Angleterre, qui s’y est employée au moins depuis Jacques Ier, n’a jamais réussi à faire oublier aux Irlandais les anciennes coutumes et à installer pleinement, au-delà du canal de Saint-George, les usages britanniques[5]. Toutes les lois et confiscations du monde, l’expulsion officielle de la masse des Irlandais au-delà du Shannon dans les tourbières de Connaught, n’empêchèrent pas le plus grand nombre des tenanciers indigènes de rester sur leurs terres ou d’y revenir et, même après Cromwell, de maintenir pratiquement dans l’Ulster une partie au moins de leurs anciens privilèges sous le nom de tenant-right.

Aujourd’hui comme au XVIIe siècle, le tenancier irlandais se regarde comme le premier et légitime détenteur du sol ; il prétend tenir son droit d’occupation non du consentement d’un landlord, mais de la tradition et de la coutume. A ses yeux, le landlord, alors même qu’il serait le légitime seigneur de la terre, ne peut réclamer qu’une rente équitable et ne saurait bannir ses tenanciers des champs qu’ils cultivent. Ce droit que s’ attribuent les paysans irlandais sur la terre, la plupart ne peuvent guère aujourd’hui le revendiquer à titre personnel héréditaire, comme un legs direct de leurs ancêtres, mais peu importe. Ils ont beau avoir été souvent transportés d’un domaine ou d’un comté à un autre, ils ne s’en regardent pas moins comme investis d’un droit imprescriptible appartenant à la tribu dont ils sont les représentans, ou au peuple irlandais même.

Ce tenant-right, non reconnu par la loi anglaise et accepté seulement par les propriétaires de l’Ulster, les tenanciers irlandais ont employé pour le maintenir toutes les armes en leur pouvoir. C’est pour sa défense qu’après avoir essayé de l’insurrection et de la guerre ouverte, ils se sont habitués à recourir aux embûches, aux guet-apens, au meurtre, à la guerre privée. Ne pouvant compter, pour la protection de ce qu’il regardait comme son droit sur les tribunaux et la justice régulière, le tenancier s’est appris à se faire justice à lui-même avec son fusil. Il s’est confédéré avec ses pareils, il a formé avec eux de vastes affiliations clandestines et de mystérieuses sociétés secrètes qui, sous des noms différens, ont à diverses époques dominé l’île et répandu la terreur dans les campagnes.

Comme il y avait en Irlande deux droits opposés, fondés sur des prétentions d’ordinaire inconciliables, le droit du landlord, consacré par la loi anglaise, et le droit du tenancier, sanctionné par la tradition nationale, il y a eu deux justices, presque deux gouvernemens ayant chacun leur police, leurs tribunaux. Aux lois importées d’Angleterre avec les magistrats britanniques, le peuple des campagnes a opposé la coutume indigène, et, en face des hommes de lois et des troupes du gouvernement, se sont levées, sous le nom de ribboniens, de molly-maguire, de white-boys, les secrètes associations de paysans qui ont servi de base à la landleague actuelle et dont les décrets, rendus dans des cabanes enfumées ou dans des tourbières désertes, ont souvent été plus fidèlement exécutés que les lois du parlement de Westminster ou les édits du lord-lieutenant signés au château de Dublin. C’est ainsi que, pour le maintien de ses coutumes villageoises, l’Irlande rurale est devenue la terre classique des associations secrètes et des crimes agraires ; c’est ainsi que des paysans, d’ordinaire pieux et doux, ont pris l’habitude de recourir contre leurs maîtres au fusil et au meurtre et d’aller chasser à l’affût, derrière une haie ou un buisson, les propriétaires désignés par la colère des ribbonniens ou des molly-maguire. Les campagnes d’Irlande ont eu à l’encontre du gouvernement leur code pénal comme leur code civil, et le paysan a exécuté les barbares arrêts de sa grossière Sainte-Vehme avec aussi peu de scrupule que les sentences d’un tribunal régulier et avec une impunité d’ordinaire assurée par la complicité active ou les sympathies latentes de la plupart de ses compatriotes. C’est ainsi que, faute de témoins pour dénoncer le coupable ou faute d’un jury pour oser le condamner, les tribunaux se sont fréquemment trouvés impuissans devant les crimes les plus avérés, et que chaque fois qu’une disette a accru les souffrances et les rancunes populaires, il a fallu placer l’Irlande sous une dictature. Singulière et lamentable situation d’un peuple au fond honnête et droit et dans son for intérieur en révolte permanente contre une loi ou une autorité qu’il ne peut attaquer à découvert. C’est cette question agraire, toujours vivante dans l’île sœur, qui a rendu si difficile et précaire le jeu des lois et des institutions britanniques. Grâce à la résistance obstinée des vieilles coutumes et des traditions nationales, la liberté politique et les formes protectrices de la justice anglaise se sont montrées incapables de garantir la vie et la propriété, incapables de maintenir en Irlande la sécurité publique, si bien qu’après une expérience séculaire et des désillusions répétées, on a vu des libéraux anglais proclamer que le grand tort de l’Angleterre avait été de vouloir gouverner l’Irlande avec ses propres lois et son propre esprit, comme une partie intégrante du peuple britannique, au lieu de l’administrer autoritairement à la façon d’une colonie asiatique, de l’Inde ou de Ceylan[6].

En dehors de la reconnaissance des prétentions indigènes, il ne peut y avoir en effet, en Irlande, que guerre, crimes, confusion, lois répressives et dictature. C’est ce qu’a compris le vieil homme d’état aujourd’hui placé à la tête du gouvernement anglais. Pour refréner les attentats des paysans et les périlleuses excitations de la landleague, le cabinet anglais a, un peu tard par malheur, fait voter le bill de coercition ; mais, en gouvernement pour lequel le titre de libéral n’est pas seulement une séduisante enseigne, il n’a point mis toute sa confiance dans les mesures de répression. Non content de s’en prendre aux manifestations extérieures du mal, il a voulu s’attaquer aux causes mêmes de l’agitation irlandaise. En même temps qu’il faisait arrêter M. Dillon et les plus violens provocateurs des troubles agraires, le cabinet anglais a cherché à faire disparaître les griefs signalés par M. Dillon et la landleague. A l’inverse de leurs prédécesseurs, M. Gladstone, M. Bright, M. Forster n’ont pas cru que tout fût terminé avec la force ou que la violence et les crimes qui les accompagnent eussent enlevé tout fondement aux plaintes et aux revendications des Irlandais. Ils ont compris que l’appel incessant des paysans de Connaught ou de Munster à l’incendie et à l’assassinat, que le boycottage et la terreur rurale ne sauraient prendre fin qu’au jour où cesserait le vieux conflit entre la loi et la conscience populaire, entre le droit juridique officiel et la coutume traditionnelle, et ce conflit, ils ont décidé d’y mettre un terme en abandonnant le point de vue exclusif des landlords, pour faire du gouvernement un arbitre entre les deux parties. Après être resté durant des siècles sourd aux revendications des villageois de l’Irlande, le parlement de Westminster a été invité à reconnaître officiellement le tenant-right irlandais et à en assurer pratiquement le libre exercice. Telle est la raison et tel est le but du bill agraire de M. Gladstone ; si les plaies séculaires de la vieille île catholique sont déjà trop envenimées pour être guéries par un pareil traitement, on n’en saurait rejeter la faute sur les promoteurs du bill.


II

Pour entrer dans cette voie de conciliation, M. Gladstone n’avait pas attendu la récente épidémie de crimes agraires qui, depuis la disette des deux ou trois dernières années, a désolé l’Irlande. En 1870, le cabinet libéral avait fait voter par le parlement un bill qui était un premier pas dans cette voie. Par l’acte de 1870, le droit des tenanciers, jusque-là ignoré des lois anglaises, avait, dans une certaine mesure, été reconnu pour les contrées au moins comme l’Ulster, où, en dépit des juristes anglais, le tenant-right avait su se maintenir pratiquement. En 1880, quelques semaines à peine après son retour au pouvoir, M. Gladstone avait fait un pas de plus ; il avait fait voter à la chambre des communes le Compensation for disturbance bill qui étendait à toute l’Irlande le bénéfice de l’acte de 1870 et garantissait le tenancier contre les évictions arbitraires. Cet acte de Compensation for disturbance, lord Beaconsfield parvint à le faire repousser par les pairs, mais le rejet de ce bill n’a fait que donner une nouvelle impulsion en Irlande à l’agitation de la landleague et aux crimes agraires : beaucoup de ceux qui s’en félicitaient l’an dernier déplorent aujourd’hui cette dernière victoire de l’auteur de Coningsby et l’Endymion. Le projet de loi, naguère repoussé par les lords, est revenu dans les salles gothiques de Westminster, non point amendé et réduit, mais singulièrement élargi et incontestablement soutenu par l’opinion publique des trois royaumes.

Le principe du nouveau bill est, comme nous l’avons dit, la reconnaissance officielle du tenant-right. Loin d’être, comme on l’imagine souvent à l’étranger, une invention du législateur s’immisçant entre le propriétaire et le fermier pour conférer de toutes pièces à ce dernier des privilèges insolites, le bill de M. Gladstone ne fait que sanctionner des prétentions anciennes et donner une valeur légale à des droits qui souvent, dans l’Ulster, par exemple, s’exerçaient pratiquement en dehors ou en dépit des lois officielles. Après avoir tenté, durant deux ou trois siècles, d’implanter ses lois en Irlande, l’Angleterre confesse que les lois britanniques n’ont pas su triompher des coutumes nationales ; n’ayant pu conformer les usages et les faits à la loi, le parlement a décidé de modeler la loi sur la coutume et de mettre la légalité d’accord avec les faits. Avec le bill et le tenant-right revit l’ancien droit celte, non plus au profit collectif de la sept ou de la tribu indivise, mais au profit individuel du tenancier, de l’occupier actuel. Le bill admet implicitement que le tenancier irlandais n’est pas un simple fermier, tenant son droit d’un contrat avec le landlord, mais bien le copropriétaire du sol ayant sur le champ qu’il cultive un droit personnel et héréditaire. De cette copropriété, de cette joint-ownership du tenancier et du landlord découlent la plupart des articles du bill ; ils se déduisent aussi logiquement du principe que les corollaires d’un théorème de géométrie. Toutes les clauses du bill ont pour but de régler dans la pratique l’exercice de ce double droit de deux personnes et de deux classes différentes sur la même terre. Et d’abord, le tenancier étant reconnu copropriétaire, il n’y a plus d’expulsion, plus d’eviction, selon le terme anglais, alors même que le tenancier n’acquitterait pas son fermage ou mieux ses redevances. Dans ce système, en effet, il n’y a plus réellement ni propriétaire, ni fermier, ni fermage, au sens français ou au sens anglais. Si le tenancier doit au landlord une rente annuelle, cette rente représente la part d’intérêt qui revient au seigneur pour son droit de copropriété dans le sol ; mais, quand le tenancier n’acquitterait pas ses redevances, il n’en conserve pas moins intact son propre droit sur la terre. Aussi le tenant ne saurait-il être évincé que par une véritable expropriation dont le bill indique la procédure. Le tenancier, celui que la loi persistait hier encore à considérer comme un tenant at will, pourra bien, en certains cas, s’il ne paie pas sa rente ou s’il dégrade la terre, être expulsé de son champ, mais cette mesure ne devra, être ordonnée que par un tribunal qui, pour éloigner le tenancier, lui enjoindra de vendre son tenant-right soit aux, enchères, soit de gré à gré. Le propriétaire, ou plus exactement le landlord, n’aura dans ce nouveau mode d’éviction d’autre privilège qu’un droit de préemption. S’il rachète le tenant-right, il recouvrera avec la pleine propriété la libre disposition de son domaine.

Dès qu’on lui reconnaît un droit de propriété, le tenant doit pouvoir céder ou vendre ce droit à autrui sans le consentement du landlord. Le bill de M. Gladstone ne recule pas devant cette conséquence. Le tenancier est libre de vendre son tenant-right, dans ce cas seulement, comme dans le précédent, le landlord conserve un droit de préemption.

Toutes ces clauses, on le voit, ne sont que la rigide application du principe. Dans le système de la joint-ownership, le point délicat, et en même temps le point capital, c’est naturellement la fixation des redevances oui de la rente des terres. Le landlord n’ayant plus la pleine propriété du sol, n’ayant plus même le droit de choisir à volonté les hommes auxquels est confiée la culture de son domaine, il n’y a plus de libres baux, plus de libres contrats, pas plus qu’il n’y a de vrai loyer des terres. A qui s’adresser pour déterminer le chiffre de la rente que le tenancier doit payer à son associé dans la propriété du sol ? Dans une pareille situation, il n’y a, semble-t-il, qu’un arbitre désintéressé qui puisse trancher la question, et cet arbitre ne peut être qu’un tribunal. Aussi, malgré la juste répugnance des Anglais à faire intervenir l’état dans les affaires et les conventions privées, le bill a-t-il confié à une cour spéciale la difficile mission de décider le montant de la rente, que le tenancier doit continuer de payer au seigneur. La rente devra être fixée pour quinze ans au moins, et le taux n’en pourra être modifié sans l’assentiment de la cour par laquelle il aura été établi.

Tel est dans ses grandes lignes ce bill agraire qui, par son inspiration comme par ses conditions, est assurément une des œuvres législatives les plus singulières de notre siècle. Ces clauses principales sont accompagnées de nombreux articles complémentaires ou accessoires, que nous ne pouvons ni exposer ni même résumer ici. Indépendamment des modifications qu’y peut introduire le parlement, on comprend qu’une pareille loi soit nécessairement compliquée, car le principe de la copropriété du landlord et du tenancier une fois admis, il est souvent malaisé de régler dans la pratique l’exercice de ce droit simultané de deux personnes souvent hostiles sur le même fonds de terre.

Envisagé dans ses dispositions capitales, le bill de M. Gladstone ne fait guère, comme nous l’avons remarqué ailleurs[7], qu’adopter un système depuis longtemps préconisé par de nombreux Irlandais et connu des deux côtés du canal Saint-George sous le nom bizarre des trois f. On sait quels sont les trois termes de la formule populaire qui, sous cette rubrique mnémotechnique, résume les principaux vœux des tenanciers d’Irlande : fair rent, fixity of tenure, free sale, c’est-à-dire rente équitable, fixité de la tenure, libre vente du tenant-right.

Le but principal ou le plus prochain du bill de M. Gladstone, c’est bien d’atteindre à cette fair rent, à cette juste rente réclamée par les tenanciers. D’après les renseignemens les plus impartiaux, il est certain qu’un grand nombre de propriétaires irlandais avaient abusé de leur autorité et de la concurrence des bras pour élever d’une manière excessive le fermage de leurs terres alors même que ces terres, défrichées par le tenancier, devaient presque toute leur valeur à ce dernier[8]. Il en résultait que la rente des terres était souvent démesurée, que dans les mauvaises années, si fréquentes dans l’île, le tenancier, hors d’état d’acquitter sa dette, était condamné à être expulsé après avoir vu saisir son maigre avoir, ou à demeurer à perpétuité avec sa famille le débiteur insolvable de son maître. Pour mettre fin à une situation qui plongeait la plus grande partie de la population rurale dans la misère, le gouvernement, nous l’avons vu, n’a trouvé d’autre remède que l’intervention de l’état représenté par un tribunal spécial. Certes une pareille ingérence est délicate et, pour s’exposer en connaissance de cause aux abus qu’elle peut entraîner, il faut qu’on n’ait pas d’autres moyens d’éviter les abus du passé.

Comment, disent les adversaires du bill, déterminer d’avance pour une période de quinze années la rente annuelle que devra payer le tenancier ? Quelle sera la base de cette fair rent en dehors de la loi naturelle de l’offre et de la demande ? Comment satisfaire l’une des deux parties sans léser l’autre ? et n’est-ce pas un procédé périlleux et suranné que de faire fixer par l’état le prix et la valeur du sol, que de lui faire taxer la terre, alors que, dans les pays les plus civilisés, on renonce à laisser taxer le pain et la viande ? Ce que le bill supprime ainsi d’un trait de plume, c’est la liberté des transactions, la liberté des contrats, c’est-à-dire le principe de la liberté économique qui a fait la force et la prospérité de l’Angleterre. Cette considération est celle qui a valu au bill le plus d’opposition, c’est elle surtout qui, parmi les amis mêmes de M. Gladstone, a produit certaines défections et qui, à la veille du combat, a entraîné, jusqu’au sein du cabinet, la désertion d’un ministre, le duc d’Argyll[9].

À cette objection, dont la gravité ne saurait être méconnue, que répondent les promoteurs ou les défenseurs de la loi agraire ? Ils répliquent en arguant de la nécessité qui ne laisse pas le choix des procédés, mais au lieu de s’en tenir à ce suprême argument, ils font remarquer, non sans quelque raison, qu’au fond l’atteinte portée par le nouveau bill à la liberté des transactions est moins réelle qu’apparente. La liberté des contrats ! s’écrient les avocats du peuple irlandais, elle n’a guère jamais été en Irlande qu’une fiction juridique ou un mensonge légal ; inscrite dans la loi, elle n’existe point dans la pratique, elle ne ferait que couvrir l’arbitraire du landlord et les exactions de ses agens vis-à-vis de paysans, contraints par la misère de se résigner à toutes les conditions qui leur sont imposées pour la jouissance de la terre, leur unique gagne-pain. Dans son impuissance à résister à la pression du maître, le paysan souscrit malgré lui à toutes les exigences, peu préoccupé de faire banqueroute à ses engagemens, en cas de mauvaise récolte et d’impossibilité. « En fait, me disait ce printemps à Dublin un Irlandais, sous ce prétendu régime de la liberté des contrats, la plupart des tenanciers étaient tombés à l’état de serfs ou d’esclaves, et le despotisme du landlord en Irlande, comme l’absolutisme du tsar en Russie, n’était tempéré que par l’assassinat. »

Quelque exagérées que pussent souvent sembler de telles vues, car en Irlande aussi on cite de généreux et bienfaisans propriétaires, il y avait assurément dans ces doléances une part de vérité, et le gouvernement officiellement chargé de la cure de pareilles plaies a pu, faute d’autres remèdes, se croire autorisé à recourir à la dangereuse panacée de l’intervention de l’état. Cette ingérence du reste, les ministres n’ont cessé de le répéter, ne doit pas s’exercer dans un seul intérêt, elle doit respecter à la fois les droits des deux parties : si la cour spéciale peut diminuer la rente là où l’avarice du landlord l’a portée à un taux exagéré, la même cour peut relever la rente là où l’intimidation de la landleague ou des sociétés secrètes l’auraient abaissée outre mesure aux dépens du landlord. Les deux classes en lutte pourraient ainsi se féliciter également d’avoir trouvé dans l’état un arbitre impartial. Peut-être cependant, au lieu de déférer à une cour de justice la fixation du taux normal des redevances, M. Gladstone eût-il mieux fait de ne laisser intervenir l’état et le juges qu’en cas de désaccord des intéressés.

Avec la rente équitable (fair rent), ce que réclame avant tout pour le tenancier la formule populaire des trois f, c’est la fixité de la tenure. Ce point, consacré en fait par la coutume de l’Ulster[10], n’est pas expressément mentionné dans le bill ; mais dans la pratique cette fixité est indirectement garantie au tenancier, aussi longtemps du moins qu’il acquittera la rente fixée par la cour spéciale. Comme le bill interdit l’éviction simple, l’expulsion du tenancier, entraînant le rachat du tenant-right, ne sera autorisée qu’après de longues et dispendieuses formalités.

Quant au troisième et dernier terme de la formule des trois f, free sale, il occupe une grande place dans le bill déposé par M. Gladstone. Ce free sale, libre vente, nous l’avons dit, s’applique moins à la terre elle-même qu’au tenant-right. Sous ce nom ce qu’on demande pour le fermier, c’est la faculté de céder librement à autrui son droit de copropriétaire du sol. Cette faculté était encore admise dans la pratique par la coutume de l’Ulster, qui à quelques égards a servi de type ou de modèle au bill agraire. Dans l’Ulster, la plus prospère, on le sait, des quatre grandes provinces de l’Irlande, le tenancier pouvait, si cela lui convenait, vendre à autrui son tenant-right ou son droit d’occupation, mais pour cela il devait avoir le consentement du landlord. Si la coutume ne permettait pas à ce dernier de refuser capricieusement son approbation, elle n’autorisait pas non plus le tenancier à se substituer vis-à-vis du landlord un homme sans moralité ou sans moyens d’exploiter la terre. Bien plus, la coutume de l’Ulster ne permet pas toujours au tenancier d’accepter de son successeur le prix le plus élevé qu’on lui offre pour son droit d’occupation. En vendant son tenant-right, trop cher, le tenancier sortant peut en effet appauvrir le tenancier entrant et nuire indirectement à la terre et au landlord. Toute vente trop élevée du tenant-right aboutit, en effet à un empiétement du tenancier sur les droits de son copropriétaire, le landlord. La cession du droit d’occupation du sol ne semble pouvoir s’exercer sans inconvénient que sous certaines règles et certaines restrictions, et cela non-seulement dans l’intérêt du landlord, mais dans l’intérêt des masses rurales elles-mêmes. Peut-être à cet égard le nouveau, bill agraire n’a-t-il pas pris toutes les précautions désirables.

Affranchie de toute entrave, sans autre limite que le droit de préemption reconnu au landlord, la faculté de libre vente risque à la longue de tourner au détriment du peuple des campagnes, au nom duquel on la réclame aujourd’hui. Sous ce rapport, les critiques dirigées contre les trois f et les revendications irlandaises par un spirituel écrivain français paraissent en grande partie fondées[11]. Pour apprécier les conséquences du free sale ou du free trade appliquées au tenant right, il ne faut point oublier que l’Irlande compte une nombreuse population agricole fréquemment à l’étroit sur un sol souvent pauvre. De là naturellement une grande concurrence entre toutes les familles, qui se disputent les petites fermes. Cette concurrence, c’était, avec l’ancien système, là où le tenant-right n’était pas reconnu, le propriétaire qui en avait tout le bénéfice. Après le bill, sous la régime du free sale, ce sera l’inverse, ce sera le tenancier qui en profitera, et moins riche, moins cultivé est ce dernier, plus il sera tenté d’abuser de sa situation pour vendre son droit le plus cher possible, pour faire payer la terre à son successeur un prix bien supérieur à la valeur ou au revenu de la terre.

On perd parfois de vue qu’en Irlande tous les hommes qui vivent de l’agriculture ne sont point des tenanciers placés à la tête d’une ferme. À côté ou au-dessous de ces privilégiés, il y a une classe nombreuse d’ouvriers, dont les intérêts ne concordent pas toujours avec les leurs. Ces journaliers, ces mercenaires, forment la dernière assise de la population. Par les mœurs et l’éducation comme par les relations de famille, ils diffèrent peu des petits, fermiers et bien que parfois victimes de ces derniers, ils font aujourd’hui cause commune avec eux dans l’agitation de la land league et la guerre au landlordisme. Ces ouvriers n’en ont pas moins des intérêts distincts ; on peut en leur nom soulever une nouvelle question agraire, et déjà les adversaires du bill, actuel, ceux qui le trouvent insuffisant, comme M. Parnell, ou excessif, comme les conservateurs, se plaisent à mettre en avant dans leurs critiques l’intérêt de ces valets de ferme, sans droit reconnu sur le sol, que landlords et fermiers sont libres d’exploiter, et qui, suivant un mot cruel, n’exploitent eux-mêmes personne parce qu’ils n’ont personne au-dessous d’eux. Malheureusement il est plus facile de plaindre cette couche inférieure de la population irlandaise que d’indiquer des mesures efficaces en sa faveur. Une chose toutefois paraît établie, c’est qu’elle a moins à gagner qu’à perdre à la libre vente du tenant-right. Plus ce dernier sera cher et moins facile lui sera l’accès de la terre et de la propriété.

A l’abri du free sale, en effet, il risque de se former, entre le landlord et l’ancien tenancier, une classe intermédiaire victime de l’avidité du dernier. Il y a dans certaines régions de l’Irlande des cultivateurs ou sous-fermiers qui ne tiennent pas la terre directement du propriétaire légal, mais du tenancier, lequel leur en a cédé ou sous-loué la jouissance à un prix souvent bien supérieur au prix qu’il payait lui-même au landlord. S’il ne s’agissait que de rembourser au fermier sortant les dépenses qu’il a faites pour l’amélioration du sol, la vente du tenant-right aurait peu d’inconvéniens, et la valeur en serait relativement fixée sans grande difficulté ; mais il s’agit de la cession du droit d’occupation, du droit de copropriété du tenancier, et cette vente peut, dans la pratique, conduire à de singuliers abus et finir par déjouer les généreuses intentions des promoteurs du bill.

Au lieu d’être toujours en naturelle connexité, les deux termes d’ordinaire associés dans la formule des trois f, le fair rent et le free sale, la rente équitable et la libre vente du tenant-right peuvent souvent se trouver en conflit et s’exclure mutuellement. Un lord d’Irlande en a fait la remarque dans une lettre au Times[12]. Le free sale, si on ne lui impose des limites, doit détruire le fair rent, car si le tenancier est libre de vendre son droit d’occupation, il le vendra le plus cher possible à un successeur qui souvent sera hors d’état de servir à la fois la rente du propriétaire et l’intérêt du capital versé à l’ancien tenancier. Qu’importe que l’état fixe à bas prix la rente du sol si, pour la jouissance de son champ, le laboureur paie d’ailleurs une lourde redevance à son prédécesseur ? Un des reproches faits au bill, c’est qu’en restreignant le droit des landlords, il tend plus ou moins à les désintéresser de la terre, à les transformer en simples toucheurs de rente et, par suite, en parasites. Or la libre vente du tenant-right tend à créer à la longue, au-dessous des landlords actuels, une seconde classe de toucheurs de rente et de parasites, n’ayant plus aucun intérêt dans l’amélioration des terres dont ils tireront un revenu[13]. Ainsi risque de se former à la faveur même du bill et des trois f, avec de nouvelles catégories de rentiers greffés sur le sol, un nouveau prolétariat rural, accablé, malgré la protection de l’état, d’écrasantes redevances, surchargé d’un double fermage, incapable de payer le landlord après avoir dû payer l’ancien tenancier, et naturellement disposé à rejeter sur l’état et sur la loi la responsabilité de sa misère. Bien que naturellement fondé sur le principe de la copropriété, ce droit de libre vente du tenant-right, s’il n’est pratiquement resserré en d’étroites limites, peut de cette façon donner lieu à de cruelles déceptions. C’est là certainement un des points sur lesquels devront porter l’attention et la prévoyance du parlement.


III

L’ordre de choses établi dans l’île sœur par le nouveau bill sera, on le voit, bien différent de tout ce que nous connaissons en France. La loi agraire, présentée à la fois comme une nécessité du présent et une réparation du passé, tend à restaurer en Irlande des droits et des rapports juridiques presque partout disparus ailleurs. C’est l’ancien droit patriarcal ou féodal, modifié par l’immixtion du pouvoir central, qui va revivre à nos yeux dans l’île de saint Patrick. Or, en laissant de côté les intérêts de la terre et de la culture, tout système de ce genre a forcément deux défauts ; le premier, c’est la complexité des droits de propriété et des relations agraires ; le second, plus grave encore, c’est de perpétuer l’antagonisme des deux intérêts et des deux classes qu’on prétend ainsi réconcilier. Après le vote du bill, le landlord et le tenant seront plus que jamais en lutte. La grande différence, on pourrait presque dire le seul progrès réel, c’est qu’entre les deux adversaires il y aura désormais un arbitre : l’état et la cour spéciale instituée par l’état. Malheureusement cet avantage même devra être acheté au prix d’un grave inconvénient. Si précise, si prévoyante que puisse être la nouvelle loi, le règlement des droits des deux parties donnera lieu à des difficultés et à des contestations fréquentes, à ce point qu’un Irlandais n’a pas craint de prédire que le principal bénéfice du bill ne serait pas pour le tenant, mais pour les gens de loi.

Les complications soulevées par l’application du bill sont telles que, parmi les propriétaires d’Irlande, plusieurs eussent préféré voir le gouvernement recourir à des mesures en apparence plus radicales et plus spoliatrices, se rallier par exemple au système préconisé par M. Parnell et la landleague. On connaît les procédés, de pacification recommandés par la ligue agraire ; ce n’était rien moins que l’expropriation en masse des landlords au profit des tenanciers, sauf à donner aux premiers une indemnité dont le gouvernement eût fait l’avance et que les fermiers, devenus free holders ou libres propriétaires, eussent remboursée au gouvernement par annuités échelonnées sur une période de trente ou quarante ans. Un pareil système eût eu l’avantage de trancher la question en faisant disparaître l’une des deux classes qui se disputent la terre.

L’opération conseillée par M. Parnell avait à l’étranger un modèle signalé et glorifié par les chefs de la landleague, je veux parler des lois agraires de l’empereur Alexandre II, en Russie, lors de l’émancipation, et en Pologne, à la suite de l’insurrection de 1863[14]. Par malheur pour M. Parnell et ses amis, le gouvernement britannique avait, en dehors de sa répugnance peur des mesures aussi radicales, plusieurs raisons de ne pas imiter le défunt tsar russe. Si, à l’inverse de ce qui se passe en Irlande, le gouvernement avait rencontré ses principaux adversaires dans l’aristocratie territoriale de l’île, peut-être se fût-il décidé à copier la Russie en Pologne, à tenter l’expropriation partielle ou totale des landlords ; mais l’Angleterre semble au contraire, politiquement intéressée à maintenir en Irlande l’influence de la seule classe qui lui soit généralement dévouée. Il y avait contre le système d’expropriation une raison d’un autre genre mais non moins grave, c’était la crainte que l’Angleterre ne fût un jour obligée d’appliquée chez. elle les procédés d’expropriation inaugurés en Irlande. Enfin, contre le système de M. Parnell se dressait un autre argument et non le moins puissant pour un financier comme M. Gladstone et pour un peuple pratique et matter of fact comme le peuple anglais. L’expropriation des landlords pour cause d’utilité publique eût fatalement engagé les finances de l’état. On a beau dire que l’état n’eût fait aux tenanciers qu’une avance qui lui eût été remboursée par annuités, le recouvrement de ces avances, de la part de paysans souvent appauvris et mécontens, eût en Irlande plus encore qu’en Russie, présenté de singulières difficultés. L’état eût peu gagné en popularité à prendre la place des landlords pour se faire le créancier des villageois ; puis, malgré leur désir de pacifier la vieille île celte, les Anglais sont peu disposés à obérer le trésor dans l’intérêt de leurs voisins de l’Ouest.

Cette répugnance des Anglais à faire des sacrifices pécuniaires pour l’Irlande explique en partie le refus du gouvernement d’accorder une indemnité aux landlords irlandais pour les droits dont il les dépouille. Les propriétaires accepteraient pour la plupart le principe du bill, si une pareille indemnité leur était concédée, au point de vue juridique, au point de vue du droit anglais, une telle compensation n’aurait rien que d’équitable. Il est certain que le nouveau bill empiète sur les droits de propriété reconnus et garantis aux landlords par les lois britanniques. Quand les promoteurs du bill disent qu’ils ne présentent aucune mesure de confiscation, mais au contraire une mesure de réparation en faveur du tenancier dont le landlord a peu à peu usurpé les droits, il s peuvent avoir historiquement raison, mais il n’en est pas moins vrai que cette usurpation séculaire du landlord avait été sanctionnée sinon provoquée par les lois de la Grande-Bretagne. En modifiant la loi au profit du tenancier, il semblerait donc plus conforme aux principes d’attribuer un dédommagement à celui auquel hier encore la loi reconnaissait la pleine et entière propriété du sol.

Pour se refuser à toute indemnité de ce genre, M. Gladstone et ses amis se placent de préférence sur le terrain pratique ; ils soutiennent qu’en fait, le nouveau bill ne portera aucun préjudice aux landlords, que, loin de léser leurs intérêts, il les servira. Si hardie que semble une pareille assertion, elle n’est pas absolument chimérique. Appliqué avec impartialité et prudence, le bill peut en effet assurée aux landlords irlandais des revenus plus réguliers et, si parfois il doit diminuer le taux de leur rente, il en peut faciliter la perception, souvent impossible aujourd’hui. Ce qu’ils perdraient d’un côté, ils pourraient ainsi le regagner de l’autre, et la situation actuelle est si mauvaise, pour les personnes comme pour les biens, que le plus grand nombre des propriétaires se soumettraient volontiers au bill s’ils étaient certains de toucher régulièrement leurs revenus diminués et de voir mettre un terme aux provocations de la landleague, aux crimes agraires et au boycottage.

Cette certitude, les landlords irlandais et le gouvernement peuvent-ils l’avoir ? Pour n’en point douter, il faut être bien optimiste. Si le système des trois f, consacré par le bill, peut fonctionner, il en résultera presque inévitablement à la longue de nouvelles doléances, de nouvelles haines, de nouveaux embarras. Ce système, aujourd’hui conforme aux aspirations du peuple, pourra être un jour dénoncé comme suranné et barbare, comme oppressif et injuste par ceux mêmes qui en demandent aujourd’hui l’application. N’est-il pas à craindre en effet, qu’une fois assuré de la fixité de la tenure, le tenancier ne s’habitue de plus en plus à se regarder comme le seul et vrai propriétaire ? N’est-il pas à craindre qu’il n’en vienne de plus en plus à considérer la rente annuelle qu’il devra servir au landlord comme une sorte de tribut levé par un maître étranger ou un inique droit féodal, dont il réclamera l’abrogation ? Ce régime, emprunté à des notions et à des coutumes d’un autre âge, semble ainsi ne pouvoir s’établir que pour être bientôt mis en question par ceux mêmes qui en doivent bénéficier. Après l’avoir réclamé au nom des droits et des coutumes du passé, on le combattra un jour au nom des intérêts et des idées du présent. Aussi le bill ne peut-il être regardé que comme un compromis provisoire ou une mesure de transition : il ne donne pas à la question agraire une solution, il la prépare plutôt.

Les promoteurs du bill me semblent au fond ne l’avoir pas envisagé autrement. Ils sentent eux-mêmes les complications de leur système, ils comprennent la difficulté de le faire durer indéfiniment. Aussi le bill est-il le premier à ouvrir aux intéressés une porte de sortie. On a vu qu’en rachetant le tenant-right, le landlord pourra recouvrer la pleine propriété de son domaine. Ce n’est pas là évidemment la solution définitive qui a les préférences des promoteurs de la loi, c’est au profit du tenancier plutôt que du landlord qu’ils désirent voir dénouer d’ordinaire le lien gênant de la copropriété.

Pour cela, le bill reconnaît au tenancier la faculté de racheter lui aussi le droit du landlord et, pour lui faciliter la complète acquisition du sol, M. Gladstone n’a pas craint de conseiller l’intervention directe de l’état et du trésor, sous forme d’avances faites aux paysans acquéreurs de terre. Le bill termine ainsi par un emprunt partiel aux idées de M. Parnell, avec cette différence que le transfert de la propriété du landlord au paysan devra se faire d’un commun accord et non par expropriation. Une commission gouvernementale sera chargée d’acheter des terres aux landlords disposés à se défaire de leurs domaines, pour revendre ces terres aux tenanciers en leur avançant les trois quarts de la somme du prix de vente.

Dans cette opération, l’Angleterre ne ferait guère qu’imiter les lois agraires de la Russie, où le trésor a avancé aux paysans émancipés les quatre cinquièmes de la somme exigée pour le rachat des terres de l’ancien seigneur[15]. En Russie, on le sait, les ukases de 1861 avaient donné à l’ancien seigneurie droit d’exiger des paysans le rachat de leur lot. Certains propriétaires d’Irlande, inquiets de l’avenir que leur réserve le bill, eussent voulu eux aussi que la nouvelle loi reconnût au landlord le droit d’exiger des tenanciers ou de l’état le rachat immédiat de ses terres. C’eût été assurément le moyen le plus rapide de mettre fin aux relations compliquées du tenant-right, mais le gouvernement n’est pas disposé à entrer dans cette voie. Il a refusé de contraindre le tenancier au rachat, comme il avait refusé de contraindre le landlord à la vente. Peut-être aussi le cabinet craindrait-il d’engager dans une trop forte proportion les finances de l’état. Quoique le trésor n’offre aux tenanciers pour l’acquisition du sol qu’un concours éventuel et partiel, des appréhensions plus ou moins sincères se sont fait jour à ce sujet dans le parlement. Un membre de la chambre des communes, sir John Hay, si je ne me trompe, a calculé que les avances auxquelles l’état pourra être appelé par les tenanciers pourraient s’élever à plus de 200 millions de livres, soit à plus de 5 milliards de francs et que, pour transformer en propriétaires libres les quatre cent mille tenanciers de l’Irlande, il faudrait en outre débourser plus de 1 milliard et demi en achat de terres incultes.

Les partisans du bill ont, croyons-nous, raison de ne pas se laisser effrayer par de tels calculs. Le rachat des terres étant facultatif ne procédera probablement qu’avec lenteur, et peut-être un jour trouvera-t-on utile d’en hâter le progrès par quelques nouvelles mesures législatives. Le landbill de 1870 contenait, lui aussi, plusieurs clauses pour faciliter, avec le concours de l’état, la diffusion de la propriété en Irlande. Or, sous ce rapport, comme sur plusieurs autres, le bill de 1870 n’a pas donné tous les fruits qu’on semblait en espérer. Malgré les facilités qu’elle offre au tenant pour devenir pleinement propriétaire, la nouvelle loi laissera peut-être, elle aussi, plus d’une déception.

Une fois assuré, grâce au bill, de jouir tranquillement de son champ moyennant une faible redevance, il est douteux que le tenancier montre toujours beaucoup d’empressement pour acquérir, avec la pleine propriété du sol, le titre de free holder. Malgré tous les encouragemens du gouvernement, ces achats de terre par le tenancier semblent de voir rester peu nombreux ou ne de voir procéder qu’avec une grande lenteur. Une seule chose pourrait les hâter ou les généraliser, et cette chose, le gouvernement ne peut la souhaiter ; je veux parler des ennuis ou des embarras infligés aux propriétaires par le bill. A moins que les landlords ne soient contraints à céder leurs droits à vil prix, le tenancier sera peu enclin a payer de ses deniers la propriété d’une terre qu’il s’habituera de plus en plus à regarder comme sienne, et dont certains démagogues ne manqueront point de lui promettre l’acquisition gratuite. Un des inconvéniens, en effet, de toutes les lois agraires, alors même qu’elles sont le plus justifiées, c’est de fomenter de nouvelles prétentions dans le peuple, d’alimenter les convoitises, de faire espérer plus encore qu’elles ne donnent. Si favorable qu’il semble au tenancier, le bill actuel ne saurait réaliser tous les rêves entretenus par la landleague, et ce serait sans doute être plus confiant que les promoteurs mêmes de la loi que d’en attendre la fin de toutes les illusions et la cessations absolue de toute agitation agraire.

Quelle que soit l’efficacité pratique des procédés recommandés par M. Gladstone, la transformation du tenancier en propriétaire est la lointaine perspective qu’ouvre le bill à l’Irlande. Sur ce point, le gouvernement est d’accord avec la landleague, d’accord avec la plupart des écrivains politiques des trois royaumes. Pour presque tous, en effet, le but est le même ; les avis ne différent que sur le chemin à suivre, non pas que tous ceux qui souhaitent en Irlande la création d’une classe de paysans propriétaires soient fort admirateurs de ce mode de tenure en lui-même ; beaucoup, au contraire, tout en en désirant l’introduction en Irlande, la regretteraient en Angleterre ; beaucoup font profession de soutenir que la terre et la richesse publique ont plus à gagner à la grande propriété. À leurs yeux, la concentration des terres aux mains de riches capitalistes est un phénomène naturel dont il y a moins à s’inquiéter qu’à se féliciter, et il faut la situation particulière de l’Irlande, il faut les traditions, l’indigence et les préventions des Irlandais pour que, chez eux, le gouvernement cherche à diviser le sol et à maintenir le morcellement des cultures. « Qu’ils deviennent, le plus vite possible propriétaires, puisqu’ils en ont la manie, qu’ils n’aient plus de landlords à massacrer et à accuser de leur misère, me disait à ce propos un de ces sceptiques avocats de la thèse à la mode ; mais qu’en devenant maîtres du sol, ils ne se flattent pas d’échapper à la pauvreté. Pour cela, l’Irlande est trop petite, et les futurs propriétaires trop nombreux. »

C’est là, en effet, un des côtés les plus sombres du problème. Bien qu’elle ait notablement diminué depuis l’exode du milieu du siècle, la population agricole de l’Irlande est à l’étroit sur un sol restreint. La propriété seule ne saurait lui conférer le bien-être. Transformés en freeholders, le laboureur ou le simple tenancier auront peine à vivre avec leur famille sur leur champ. Un des maux de l’agriculture irlandaise, aujourd’hui même, c’est le fractionnement excessif des cultures, et cet émiettement des champs ne saurait qu’augmenter avec la disposition persistante des familles rurales à essaimer autour de la demeure natale, avec l’habitude d’établir les cabanes des enfans dans le voisinage de celle du père, sur un champ souvent déjà insuffisant à une exploitation rationnelle. Pour mettre une barrière à ces inclinations, dernier héritage des vieux penchans de tribu des clans celles, on a proposé de fixer, comme en certaines parties de l’Allemagne, un minimum légal au-dessous duquel une exploitation rurale ne saurait descendre ni une succession être partagée. La tenure irlandaise se trouverait sous ce rapport assimilée au beklemregt de Hollande et à l’aforamento de Portugal ; mais, quand on pourrait législativement imposer aux Irlandais des précautions aussi contraires à leurs traditions, que deviendraient alors les familles exclues de la propriété et de la terre, dans un pays où, en dehors de l’Ulster, la terre est d’habitude le seul moyen d’existence ?

La question agraire, peut-on répondre, ne saurait être entièrement résolue par une loi agraire. Bien que la population spécifique de l’Irlande (soixante-deux ou soixante-trois habitans environ par kilomètre carré) soit fort inférieure à celle de l’Italie, de l’Allemagne, de la France même, les cinq ou six millions d’âmes réunies dans la verte Érin ne sauraient trouver dans la culture qu’une maigre pitance et une existence misérable. Peut-être, quoi qu’on en dise, le sol indigène pourrait-il encore assurer régulièrement l’entretien de ses habitans ; mais, pour leur donner le bien-être, il faudrait à l’agriculture d’autres méthodes, il lui faudrait surtout des capitaux, et les provocations de la landleague, les vexations imposées aux propriétaires, l’expulsion dont on menace les landlords, sont peu faites pour attirer les capitaux dans l’île et les incorporer au sol. Sur ce point, en effet, toute l’agitation irlandaise semble tourner contre l’Irlande ; une des choses qui lui manquent le plus, c’est le capital, et inconsciemment elle fait tout pour éloigner d’elle le grand instrument du progrès économique, si bien qu’un noble écrivain a pu l’accuser d’avoir la manie du suicide[16].

Une loi agraire ne saurait suffire pour ramener l’aisance dans les huttes enfumées des paysans d’Irlande ; en excitant l’appétit du paysan pour la terre, peut-être même encourage-t-elle l’un des instincts les plus fâcheux du peuple irlandais. Ce qu’il faudrait avant tout, ce serait ouvrir au travail national d’autres débouchés, ce serait appeler l’industrie au secours de l’agriculture. C’est ce que proclament nombre d’Irlandais et non moins d’Anglais, parmi les adversaires mêmes du nouveau bill, mais de tels vœux sont faciles à faire et malaisés à exécuter. Pour l’industrie plus encore que pour la grande culture, ce qui fait défaut à l’Irlande, c’est avant tout le capital. Les homerulers auraient bien un moyen de stimuler le développement industriel. Ils rappellent sans cesse qu’il y a moins d’un siècle, lorsque l’Irlande avait un parlement à elle, l’industrie était prospère dans l’île et Dublin une des grandes places de commerce de l’Europe. La jalousie marchande de l’Angleterre n’a rien épargné depuis l’union afin de ruiner les industries rivales de l’île sœur. Pour faire rouvrir sur les bords de la Liffey les usines dont les murs déserts restent encore parfois debout, les homerulers ne se feraient point scrupule d’imiter l’exemple des États-Unis et de la plupart des colonies britanniques, de dresser une barrière dédouanes entre eux et l’île dominante. On comprend que ce procédé soit peu du goût des Anglais et qu’une telle perspective contribue à les mal disposer pour le homerule.

En attendant, l’industrie comme l’agriculture ne peuvent recevoir une soudaine impulsion. Le gouvernement anglais ne saurait offrir au trop plein de la population que des chemins de fer et des travaux publics ; l’Angleterre est, faute d’autre remède, conduite à revenir à la vieille recette britannique, à l’émigration. C’est ce que fait le bill de M. Gladstone : il complète ses lois agraires par des mesures destinées à faciliter l’émigration irlandaise. C’est là peut-être le point sur lequel on s’entend le mieux à Londres, mais il n’en est pas de même à Dublin. Il ne coûte rien aux Anglais de dire que le meilleur moyen de mettre les habitans de l’Irlande à l’aise, c’est d’en transplanter le tiers ou le quart au-delà des mers. L’Irlande, qui a vu sa population diminuer de près de deux millions d’âmes depuis 1840 et 1841, qui, par là même, voit sa part d’influence dans le Royaume-Uni et dans l’empire britannique fatalement décroître, l’Irlande et ses chefs politiques sont naturellement peu jaloux de stimuler une émigration qui, en une seule année, en 1880, enlevait, hier encore, à l’île près de cent mille habitans. M. Parnell et ses amis ne contestent pas que certaines régions, l’ouest et le sud de l’île, ne soient trop peuplées, mais à l’émigration au-delà de l’Atlantique ou du Pacifique ils opposent la colonisation intérieure des landes et des terres incultes de l’Irlande. On a beau leur dire que les montagnes ou les tourbières du Connaught et du Munster ne sauraient entrer en comparaison avec les plaines de l’Amérique du Nord ou les vallées de la Nouvelle-Zélande, les députés irlandais préfèrent naturellement retenir le plus grand nombre possible de leurs compatriotes dans leur île natale. En fait, l’émigration au-delà des mers et la colonisation intérieure pourraient être simultanément employées ; ce ne serait pas trop de ces deux ressources sagement réglées pour ramener dans les campagnes d’Irlande la paix avec le bien-être[17]. Le problème dont, avec une vaillance que l’âge n’a pas affaiblie, M. Gladstone a résolument entrepris la solution, est, on le voit, un des plus compliqués que les injustices du passé et les crimes de l’histoire aient pu poser devant un peuple moderne. Aux yeux des législateurs qui le proposent comme aux yeux des hommes qui en doivent profiter, le bill est avant tout une mesure de réparation historique. La première difficulté est, en prétendant rendre justice à un peuple spolié, de rester toujours équitable envers les droits acquis, consacrés par la loi. La seconde, c’est en redressant les légitimés griefs de la population rurale, de ne point lui inspirer de nouvelles et irréalisables revendications.

Le bill est par-dessus tout préoccupé de rétablir la paix sociale, et, s’il est voté par les deux chambres dans ses principales clauses, si l’exécution en est menée avec une prudente et impartiale fermeté, si, ce qui ne dépend pas des hommes, elle est accompagnée de deux ou trois années de bonne récolte, le bill pourra contribuer à la pacification de l’Ile et faire disparaître peu à peu les crimes agraires qui, avec l’effroi de l’Irlande, font aujourd’hui la honte de l’Angleterre. Quant à croire que l’adoption du bill puisse ramener en quelques années l’aisance dans les campagnes de l’île, et concilier à la Grande-Bretagne l’affection de ses voisins, ce sont là des espérances que les promoteurs mêmes de la loi n’osent guère entretenir.

On s’est plu, à l’est du canal de Saint-George, à attribuer l’opposition de M. Parnell et d’une partie des homerulers au land-bill à la crainte qu’une telle mesure ne privât les agitateurs de leurs moyens d’action. « Nous autres, landleaguers, aurait dit à l’un des ministres un ami de M. Parnell, nous ne serons plus après votre bill qu’une rangée de bouteilles vides. » Or, remarquait M. Forster en citant ce propos[18], les hommes n’aiment point à passer à l’état de bouteilles vides. Malheureusement pour les relations de l’Irlande et de l’Angleterre, M. Parnell et les homerulers n’en sont pas encore réduits à cette extrémité. Si, comme politiciens et agitateurs, nombre de députés irlandais sont naturellement portés à tenir la question rurale ouverte, si, pour ménager leur popularité, ils déclarent hautement les propositions du gouvernement insuffisantes, ils n’ont point à craindre de se voir prochainement abandonnés du peuple. Certaines clauses du bill peuvent, dans l’avenir, leur fournir une base d’opérations pour une nouvelle landleague, et, en dehors de la question agraire, l’Irlande a, dans le domaine politique ou économique, elle a dans le récent bill de coercition, par exemple, assez de griefs réels ou imaginaires pour que les chefs du parti national conservent leur ascendant et ne soient pas de longtemps désarmés dans leur lutte contre la suprématie britannique.

Ce qui se passe dans l’île depuis quelques semaines en est une preuve trop manifeste. On est tenté de s’étonner des proportions nouvelles qu’ont prises les troubles agraires et l’agitation irlandaise depuis que, pour donner satisfaction à la population rurale, le gouvernement anglais travaille à faire reconnaître par la loi les principales prétentions des tenanciers. Devant un tel spectacle, les adversaires de la politique libérale semblent autorisés à répéter que, loin de désarmer l’esprit de révolte, les concessions gouvernementales n’ont fait que lui servir d’aliment.

Cette affligeante anomalie s’explique heureusement par d’autres considérations. Le cabinet Gladstone, dont on ne saurait contester les généreuses intentions, a cru faire preuve de virilité et d’habileté à la fois en présentant presque en même temps au parlement le bill de coercition et le bill agraire. Aux yeux de M. Gladstone et de M. Forster, ces deux bills devaient sans doute se compléter, se corriger et peut-être se faire passer l’un l’autre. Le premier témoignait que le cabinet saurait faire acte d’énergie et que s’il proposait des mesures en faveur des tenanciers d’Irlande, ce n’était pas qu’il se laissât intimider par le landleague. Le second devait montrer au peuple que les ministres étaient sincèrement préoccupés de soulager ses souffrances et que c’était du gouvernement britannique et non des homerulers que l’Irlande devait attendre le redressement de ses griefs. Par malheur, les faits ont cruellement démenti les espérances de M. Gladstone et les calculs de M. Forster. Jamais l’Irlande n’a été aussi troublée que depuis la promulgation du bill de coercition ? jamais les crimes agraires n’ont été aussi nombreux et aussi audacieux que depuis la présentation du landbill.

De ces deux mesures simultanées, celle qui devait attester la force du gouvernement n’a guère fait qu’exaspérer l’irritation nationale, celle qui devait pacifier les campagnes n’a guère fait que convaincre les tenanciers du bien fondé de leurs prétentions et les rendre plus intraitables dans ce qu’ils regardent comme la légitime défense de leurs droits méconnus.

Un tel résultat, si on y réfléchit, n’a pas lieu de surprendre. L’ingénieuse combinaison de sévérité et de condescendance adoptée par le cabinet libéral pourrait paraître habile et prévoyante à Westminster ; en Irlande, elle avait le grave défaut de ne pouvoir être aisément comprise du peuple. Aux yeux de populations ignorantes et passionnées, les deux lois présentées par M. Gladstone à quelques jours de distance devaient presque fatalement sembler la contradiction ou le démenti l’une de l’autre. Les Irlandais devaient avoir peine à comprendre que, après tant de mois de patience, le gouvernement se décidât à sévir contre la ligue agraire, au moment où, avec son landbill, M. Gladstone paraissait emprunter aux ligueurs une bonne partie de leur doctrine et de leur programme.

Les deux classes si diverses contre lesquelles lutte l’Angleterre en Irlande, les agitateurs de profession et les paysans au nom desquels combattent les politiciens, ont été presque également surexcitées par l’un des deux bills de M. Gladstone, sans être désarmées par l’autre.

Les agitateurs, habitués à une longue impunité, se sont d’autant plus irrités des tardives rigueurs du gouvernement, que ce dernier, en proposant le bill agraire, reconnaissait officiellement la justice d’une grande part de leurs revendications. On a beau leur dire que leur propagande est devenue inutile et dangereuse depuis que le gouvernement a pris lui-même en main la cause des tenanciers : les avocats volontaires du peuple ne veulent point se laisser oublier ; ils trouvent que le moment où la loi agraire est en discussion à Westminster est l’heure où la landleague doit faire entendre sa voix le plus haut. On a beau leur répéter que le gouvernement ne se laissera pas intimider et leur en donner chaque jour pour preuve de nouvelles arrestations ; les promoteurs du mouvement agraire répondent que, si leurs meetings n’avaient pas remué l’Irlande et ému l’Angleterre, jamais M. Gladstone n’aurait songé à présenter son bill, jamais le parlement n’aurait consenti à le voter. La nouvelle loi est un succès dont ils attribuent tout le mérite à leur turbulente campagne, et ils comptent sur les mêmes armes pour remporter de nouvelles victoires.

Quant au peuple, le vague bruit des lois agraires, encore en discussion, n’a fait, en pénétrant dans ses misérables cabanes, que l’encourager dans sa résistance aux propriétaires, aux intendans, aux juges et aux huissiers. Pour les paysans, le bill qui interdit au landlord d’élever arbitrairement la rente de la terre et d’expulser à son gré ses tenanciers est une incitation officielle à ne pas payer des fermages qui leur semblent exagérés, à ne pas se soumettre à un ordre d’expulsion qu’ils prétendent inique. Comment le tenant, dont le gouvernement parait ainsi justifier la désobéissance et la révolte, ne s’étonnerait-il pas d’entendre prononcer, ne se scandaliserait-il pas de voir exécuter tant d’évictions de tenanciers, alors que les ministres de la reine demandent au parlement d’enlever aux propriétaires le droit même d’éviction ? Pour les masses, il y a là fatalement une contradiction choquante, une politique à double face qui révolte la conscience. Elles ne comprennent pas que, s’il est maître de présenter une loi nouvelle, le gouvernement n’est pas libre de suspendre l’exécution des lois anciennes. Quand il voit le cabinet, naguère si patient, redoubler de sévérité dans l’application de ces lois détestées, le peuple perd toute confiance dans les promesses du pouvoir et ne voit plus dans les projets discutés à Westminster qu’une hypocrite comédie ou un vain leurre. « Ce landbill, me disait irrespectueusement un Irlandais, n’est qu’un humbug ; le parlement anglais est incapable de légiférer pour l’Irlande. »

Ce qui ne parait aujourd’hui que trop certain, c’est que, loin de préparer la mise à exécution des lois agraires, le bill de coercition en a compromis le succès. Dans l’état d’égarement où est jetée l’Irlande, alors que les relations sociales sont si fortement ébranlées, que les prétentions ou les espérances des tenanciers sont si exaltées et qu’il y a tant de gens intéressés à fomenter leurs revendications, on ne peut guère espérer du nouveau landbill un apaisement prochain ou une solution définitive du problème irlandais. Derrière la landleague, au-dessus des obscures affiliations populaires qui lui servent de base, peuvent surgir les irréconciliables et les intransigeans, les fenians d’Europe et d’Amérique, pour lesquels les revendications agraires ne sont qu’un moyen d’agitation et qui, stimulés par les sauvages exemples des nihilistes russes, semblent prêts à recourir contre la domination britannique à tous les engins de destruction que la science moderne peut mettre aux mains de conspirateurs sans scrupules. Loin d’être assurés de mettre fin à la terreur qui plane sur les campagnes de l’Ile sœur, M. Gladstone et ses collègues sont exposés à voir des conjurés irlandais faire trembler l’Angleterre jusque chez elle. En tous cas, alors même que, les fenians seraient impuissans à troubler l’orgueilleuse sécurité de la Grande-Bretagne, la question irlandaise, quelle que soit l’issue du landbill, donnera encore aux Anglais bien des tracas et des inquiétudes.

Les conséquences du bill, pour l’Irlande, ne sont pas l’unique préoccupation qu’il éveille. On se demande naturellement quel contre-coup une pareille loi peut avoir sur l’Angleterre elle-même. La situation rurale de l’Angleterre est, nous l’avons dit, fort différente de celle de l’Irlande, et cela peut rassurer, les propriétaires anglais. Il n’en est pas moins vrai que, pour la loi agraire en discussion comme pour l’expropriation de l’église d’Irlande, effectuée il y a une dizaine d’années par le même M. Gladstone, les radicaux anglais peuvent un jour prendre exemple sur ce qui s’est fait dans une île pour appliquer à l’autre des mesures plus ou moins analogues. Le disestablishment de l’église anglicane, en Irlande, n’a pas entraîné la sécularisation des biens de l’église établie en Angleterre, mais il a posé la question pour l’avenir, il a fourni un précédent qui, tôt ou tard, sera imité.

Nous n’oserions dire qu’il en sera de même du landbill de M. Gladstone : entre les deux royaumes, encore une fois, la situation est trop différente pour qu’on puisse jamais copier dans l’un ce qui se fait dans l’autre ; mais cela ne veut pas dire que l’Angleterre ne puisse, elle aussi, avoir un jour ses lois agraires comme elle a eu déjà ses grèves agricoles, sa league ou ses trades-unions d’ouvriers ruraux. En Angleterre aussi, il y a des gens qui songent à morceler la propriété ou, comme nous dirions, à la démocratiser. En Angleterre même, où il n’y a point de tenant-right historique, il s’en crée un pour ainsi dire sous nos yeux, grâce à l’opinion de plus en plus répandue que les améliorations effectuées par le fermier doivent lui appartenir et constituer à son profit un véritable droit sur le sol, droit dont le propriétaire ne peut s’emparer qu’en le payant[19]. A côté des prétentions que peuvent élever les fermiers et les détenteurs temporaires de la terre, il y a les réclamations des ouvriers et artisans qui, pour arriver à la possession d’un home ou d’un foyer, peuvent demander au gouvernement d’employer à leur profit la méthode de rachat et les avances du trésor offertes par l’état aux paysans irlandais.

Ce qui, en présence du bill agraire de l’Irlande, fait la sécurité relative des landlords d’Angleterre, c’est le petit nombre des Anglais directement intéressés dans la question rurale ; mais, par contre, ce qui, pour l’avenir, peut faire la faiblesse de la propriété foncière dans la Grande-Bretagne, c’est le petit nombre des gens directement intéressés au maintien intégral de ses droits. En la concentrant aux mains de quelques milliers de familles le droit d’aînesse, les substitutions, les mœurs aristocratiques ont enlevé à la propriété territoriale en Angleterre la large base populaire qui fait sa force en France.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez un Homme d’état russe, d’après sa correspondance inédite, dans la Revue du 15 février.
  2. Arthur Young, dans son Voyage en Irlande, raconte qu’un grand nombre de chefs de famille transmettaient régulièrement par testament à leurs héritiers leurs droits sur les terres qui leur avaient été enlevées.
  3. Walter Scott, Lady of the lake.
  4. C’est ce que semble avoir fait la révolution française elle-même en bien des contrées du continent, et jusqu’en France, en Bretagne par exemple.
  5. Sur l’ancienne tenure celte en Irlande et les mesures prises par le gouvernement anglais pour la transformer, nous pouvons citer une étude fort curieuse et concluante de M. Secbohm, intitulée the Historical Claims of Tenant right (Nineteenth Century, January, 1881).
  6. Tel est par exemple le résumé des vues de l’historien d’Henry VIII, M. Froude, dans son ouvrage en trois volâmes, the English in Ireland ; le même écrivain a répété la même opinion dans le Nineteenth Century, octobre 1880.
  7. Voyez l’Économiste français, du 7 mai 1881.
  8. Les abus de pouvoir des landlords irlandais ont souvent été dénoncés dans le parlement même par les chefs des divers partis. Voyez par exemple lord John Russell : Recollections and Suggestions, page 363.
  9. Le duc d’Argyll a motivé son opposition au bill dans un article du Nineteenth Century (mai 1881).
  10. Voyez par exemple : Systems of Land tenure in varions countries, publication du Cobden Club, 3e édition, pages 34, 35.
  11. M. de Molinari : Irlande, Canada et Jersey, lettres adressées au Journal des Débats ; Dentu, 1881.
  12. Lord Dunraven ; Times, 13 avril 1881.
  13. Cet inconvénient s’est rencontré dans un système de tenure plus ou moins analogue, avec les baux perpétuels, du beklem-regt, dans la province de Groningue en Hollande. Ce beklem-regt, auquel on peut trouver de nombreux avantages, tant que le tenancier héréditaire cultive lui-même, devient manifestement nuisible lorsque le tenancier en possession du sol vend ou sous-loue son droit à autrui. Voyez E. de Laveleye, la Néerlande, Étude d’économie rurale et Systems of land tenure in various Countries, page 224.
  14. Voyez à ce sujet le Ier volume de l’Empire des tsars et les Russes, Hachette, 1881.
  15. Voyez le tome Ier de l’Empire des tsars et les Russes, livre VI ; Hachette, 1881.
  16. Lord Sherbrooke (Nineteenth Century, novembre 1880).
  17. Une des choses qui empêchent actuellement l’émigration irlandaise de rendre tous les services qu’on en attendait, c’est que la partie de la population qui émigre, au lieu d’être la plus pauvre et la plus dépourvue, est souvent la plus robuste et la plus aisée, ce qui constitue pour l’Ile une perte de force et de richesse. C’est là une des raisons qui poussent le gouvernement à tenter de diriger l’émigration.
  18. Discours à ses électeurs de Bradford en mai dernier.
  19. Voyez, par exemple, les Systems of land tenure in various countries, et W.-E. Bear : the Relations of landlord and tenant in England and Scotland, publication du Cobden Club.