Une Jeune fille au temps de la Fronde/02

Une Jeune fille au temps de la Fronde
Revue des Deux Mondes6e période, tome 46 (p. 847-887).
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UNE JEUNE FILLE
AU TEMPS DE LA FRONDE

MADEMOISELLE DE LA VERGNE
PLUS TARD MADAME DE LA FAYETTE
II.[1]

M. Costar était Parisien, de petite origine et fils d’un chapelier, pour quoi il observait d’habitude une cérémonie déférente, une humble politesse ; et Dalibrai disait qu’il avait toujours le chapeau à la main, tentant cela de son père. Il s’appelait en vérité Costaud ; mais ce nom ne lui allait pas ; il le modifia. Pour sortir de la chapellerie paternelle, il eut recours à l’Eglise. Il fut abbé. D’ailleurs, il était peu réglé dans ses mœurs, mais fort étudié dans son ajustement : on riait de sa « propreté, » qui ne l’empêchait pas de sentir la boutique.

Claude de Rueil, évêque de Bayonne et puis d’Angers, l’avait pris chez lui en qualité d’home de lettres. A la mort de ce prélat, en 1649, M. Costar eut un autre protecteur, l’évêque du Mans, M. de Lavardin. Et il était archidiacre du Mans, à l’époque de ses relations avec Mlle de La Vergue. Il avait cinquante ans et vivait bien, soignant sa goutte, se faisant lire les auteurs et donnant de beaux repas. Il venait de publier son premier ouvrage, la Défense des ouvrages de M. Voiture, dédiée à M. de Balzac. Il défendait la mémoire et les écrits de son ami M. Voiture contre Paul Thomas, sieur de Girac, un provincial, un humaniste rural, ami de Balzac et un peu son voisin. Le rôle de Balzac, en cette affaire, est assez trouble. Voiture était mort en 1648 ; on avait bientôt publié sa correspondance : elle parut en 1650, avec un grand succès. Il semble que Balzac ait désiré de voir le talent de son émule discuté. M. de Girac, sollicité par lui, écrivit une dissertation latine, où Voiture est loué suffisamment à notre goût, mais où Voiture est épluché, où Voiture même est accusé de n’être pas toujours assez balzacien, non satis balzacianus. La dissertation latine courut, par les soins de Balzac. M. Costar fut prié de donner son avis. Il n’y manqua point : lentement, car il avait l’esprit lent, il composa cette Défense, qui n’était pas ce qu’attendait Balzac et plutôt en était le contraire. Pour avoir été reçu jadis à l’hôtel de Rambouillet, pour y avoir lié connaissance avec Voiture, M. Costar avait conscience d’être quelqu’un. Mais on ne le savait pas. Sa renommée dormait cachée dans l’évêché du Mans. Or, il avait de l’ambition ; et il avait une ambition provinciale, qui a du loisir et n’a point de divertissement, qui souffre et qui enrage d’elle-même. Voici l’affaire Voiture, à lui tendue comme une perche par M. de Balzac. Il la saisit. Il ne la lâchera plus : et tant pis même pour le sauveteur, si la perche devient un gourdin dans les mains du sauvé ! M. de Girac recevra des horions ; et M. de Balzac, les contrecoups. Désormais, M. de Costar n’est plus que le défenseur de Voiture. Il a publié en 1653 la Défense. L’année suivante, il donne les Entretiens de M. de Voiture et de M. Costar : ce sont des lettres alternées du défenseur et du défendu, mais il n’est pas sûr que les lettres du défendu ne soient aucunement du défenseur. L’année suivante, il donne la Suite de la défense des œuvres de M. Voiture. Et, l’année suivante, pour couronner l’édifice de ces trois tomes qui font 176, plus 567, plus 425 pages de texte lourd, paraissent les 420 pages de l’Apologie de M. Costar, par M. Costar. Entre temps, M. de Girac avait lancé sa réplique, où il trouvait que son impertinent contradicteur n’avait pas fort lu les anciens poètes, appliquait très mal certain passage de Tacite, disait à la légère que la Lune n’avait pas eu d’amant, ignorait que l’étoile du matin fût la même que celle de Vénus, et enfin ne savait rien de rien. Costar lui jeta les Entretiens et l’Apologie. Mais, redoutant une seconde réplique, il eut soin de la faire interdire et saisir par le lieutenant civil, au moment qu’elle était à l’impression-Voilà le bonhomme Costar. Il n’est pas délicieux. Et il l’est encore moins si l’on remarque en lui une double nature : autant il fait, dans ses lettres et démarches mondaines, le bénin, le timide et le cérémonieux, autant ce patelin se dévoile, dans la querelle, violent, injurieux, brutal ; et sans esprit : on le savait ; sans manières : il le cachait.

Tel étant M. Costar, Mlle de La Vergue a recherché sa connaissance. Il y avait, entre elle et lui, M. Ménage, à qui sont dédiées l’Apologie et la Suite de la défense. Elle écrit à M. Costar : c’est elle qui attaque. Elle lui déclare tout net qu’elle sait bien qu’il est incomparable. Aussitôt, il est confus. Incomparable ? c’est vous, mademoiselle ! Et, dans une note qu’il joint à sa lettre publiée, il assure que, Mlle de La Vergne, « on la nommait ordinairement l’Incomparable. » Je ne sais pas s’il l’invente, et je n’ai pas trouvé ailleurs la mention d’un sobriquet si flatteur[2]. Mais il y tient : « Je reçois de votre courtoisie une qualité qui vous appartient, que les justes distributeurs de la réputation et de l’estime vous ont affectée et qui ne vous est pas moins propre, à cette heure, que votre nom… » Et il s’étend là-dessus, avec une terrible longueur. Il n’a pas le badinage de Voiture, et il n’a pas l’éloquence de Balzac ; mais, recherchant l’une et l’autre, il est rhétoriqueur et futile.

Mlle de La Vergne pouvait en rester là. Elle ne connaissait point M. Costar que sur les propos de Ménage et sur cette lettre ennuyeuse. Mais elle continuel Elle écrit à M. Costar, et sans doute n’ayant rien à lui dire, car il n’a rien à lui répondre. La lettre de Mlle de La Vergne est perdue. Celle de M. Costar, M. Costar l’a imprimée. Elle ressemble à la précédente et ressemble à tout ce qui est sorti de la plume de M. Costar, quand il n’injurie pas M. de Girac. C’est une lourde fadaise. Il compte Mlle de La Vergne parmi « les personnes extraordinaires qui ont l’approbation de la cour et de ce que nous appelons le beau monde. » Elle lui a dit qu’elle était bonne ; elle lui a demandé son amitié… Certes, il la donne, et de grand cœur, flatté, reconnaissant, joyeux. « Votre beauté… votre vertu… votre esprit… » ces mots, il les balbutierait avec émoi, s’il n’écrivait à loisir et s’il n’avait accoutumé d’emmitoufler sa pensée sous des phrases en périodes. Et il se plaint : « Nous autres provinciaux… » Puis : « Etant réduit à passer ma vie à quatre journées de votre charmante personne… » Il compte loin du Maine à l’Anjou : c’est qu’il est goutteux, douillet et casanier. Réduit à languir au Mans, il promet de n’abuser point des avances de Mlle de La Vergne et de répondre à ses compatissantes hardiesses par une obéissance, une réserve, une discrétion qui lui coûtent.

Au printemps de l’année 1653, il risqua le voyage d’Anjou et vit Mlle de La Vergne. Il en fut charmé : « si belle, si spirituelle, si raisonnable… » Si raisonnable, c’est-à-dire qu’elle prenait sagement son parti d’être exilée loin de la cour et du beau monde. Ceci néanmoins le tourmente : « Je prendrai la liberté de vous demander si vous goûtez bien dans votre solitude le contentement de posséder la plus précieuse chose du monde en vous possédant vous-même tout à votre aise et en pleine liberté, si vous jouissez paisiblement de la chère compagnie de vos pensées… » Comment s’accommode-t-elle des « nobles » de son voisinage ? Ne la trouvent-ils pas trop aimable pour ne la point importuner de leurs visites ? A-t-elle inventé le moyen de « sauver et mettre à couvert de leurs persécutions » le temps de « lire les belles choses ? » Précisément, il venait de publier la Défense ; elle comprit : elle lut la Défense. Elle félicita M. Costar, et sur le ton d’un enthousiasme tel qu’il se méfia. « J’ai bien de la joie que mon livre vous ait plu, » dit-il. Et, jusqu’à ce point d’assentiment, il est crédule. Mais elle a parlé de ses « ravissements : » avant de se monter la tête, il attend « un second ordre et un commandement plus exprès. » En vérité, c’est trop : car il s’en aperçoit lui-même. Il engage Mlle de La Vergne à dissimuler son délire : « Autrement, mademoiselle, j’appréhenderais que ceux qui ne trouvent rien à dire en vous, sinon que vous avez la bouche trop petite et que vous écrivez aux beaux esprits n’y remarquent des défauts bien plus importants. Et, certes, il serait fort étrange qu’une personne que l’on appelle Incomparable, qui, dans la première fleur d’une excellente beauté, se passe si aisément de Paris et n’est point enchantée de la cour, eût découvert dans mon petit ouvrage quelque chose capable de la surprendre… » La lettre de M. Costar est assez jolie.

Ces lettres de M. Costar sont précieuses pour nous montrer Mlle de La Vergne à dix-neuf ans, si prompte à l’entrain, si animée de jeunesse heureuse que l’exil ne l’attriste pas. Elle a quitté Paris et la cour avec facilité : elle porte avec elle sa gaieté, son plaisir. Comme on la connaît plutôt à l’âge de ses mélancolies et de sa méditation retirée, l’on aime à la trouver ici très jeune fille, avec une gracieuse allégresse et tant de zèle à vivre. Elle sera plus mondaine : elle aura un plus grand besoin de la diversion que procure la frivolité apparente, lorsqu’elle sera triste. Elle est gaie et, pour ainsi parler, n’a besoin de personne. D’ailleurs, sa retraite de Champiré n’est pas le « désert » où Alceste aurait voulu emmener Célimène : et Célimène l’eût appelée un « désert » cependant, Célimène qui n’a aucune compagnie d’elle-même. Mlle de La Vergne, en dépit de quelque entourage parisien, c’est pourtant une demi-solitude qu’elle accepte : et Costar loue à bon droit cette jeune raison que la cour n’a point enchantée. Un trait de son caractère aussi est sa curiosité de la littérature. Elle écrit aux beaux esprits : témoin Costar. Elle leur écrit même un peu étourdiment et avec une vivacité qui cessera d’être sa manière : elle, si réservée, prudente et plus attentive que soudaine. L’appelait-on l’Incomparable ? Je n’en sais rien. Mais il semble qu’elle eût, dès l’adolescence, une certaine renommée de fille savante.

Son bel esprit de prédilection, le plus fidèle, — et qui lui en amenait d’autres, — ce fut Ménage. Or, Ménage a du loisir. Il a quitté le service du cardinal de Retz et, notons-le, plus de deux mois avant l’arrestation du cardinal ; on ne saurait l’accuser d’avoir abandonné la disgrâce et le malheur : il n’est point vil. Mais il était orgueilleux, il était susceptible. La situation qu’il avait chez le cardinal ne lui donnait pas toute satisfaction d’amour-propre. Il voulait sa liberté, ne fût-ce que pour travailler à sa guise : il s’en alla, quand il le put. Et il ne devint pas un ennemi ou seulement un adversaire du cardinal. Bref, il n’est point un politique ou, à tout le moins, comme d’autres, un homme de parti. Les désordres de l’État le gênent. Il n’approuve pas l’agitation du cardinal : agitation qui rend sa maison peu quiète et souvent menacée par les créanciers ; agitation qui se répand jusqu’au dehors et a l’inconvénient de troubler le royaume. Il est de ceux qui déploraient la Fronde et lui reprochaient la perte de leur tranquillité. Mais il avait quitté le cardinal depuis deux ans, lorsque au mois d’octobre 1654, il sert de truchement très affectueux entre son ancien protecteur, lui mazariniste par amour de l’ordre, et Mme de Sévigné la veuve. Les partis n’étaient pas ce qu’ils sont : les gens non plus.

En 1653, M. Ménage est tout consacré au service de Mlle de La Vergne, épris d’elle, on n’en peut douter, d’une manière un peu ridicule, si l’on veut, mais gentille, et qui n’importunait pas Mlle de La Vergne. Il lui dédia ses commentaires italiens de l’Aminte, qui parurent deux ans plus tard, en un beau livre, chez Augustin Courbé : Aminta, favola boscareccia di Torquato Tasso, con le annotazioni d’Egidio Menagio, accademico della Crusca. Le livre est précédé d’une longue lettre en italien, 17 janvier 1654 : A l’illustrissima signora Maria de La Vergna, mia Signora e Padrona colendissima. Et il énumère complaisamment ses qualités : « beauté, charme, gentillesse, bonté, vertu, bienséance, plaisantes manières, douceur habituelle, vivacité de l’esprit, un génie perspicace, un jugement très pur en toutes choses et, à un âge si tendre, un savoir très varié, merveilleux. » Depuis longtemps, il souhaite de faire paraître au monde la dévotion, l’admiration qu’il a pour elle, en lui dédiant une de ses œuvres : voici ses notes sur l’Aminte. Aussi bien Mlle de La Vergne a-t-elle un goût particulier pour la langue italienne ; et, parmi les poètes italiens, pour le Tasse ; et, parmi les œuvres du Tasse, pour l’Aminte. Il le sait : elle le lui a dit ; et il l’a éprouvé lui-même, le dernier printemps, lorsqu’il était auprès d’elle, à Champiré. Car il a fait un séjour au château de l’exilée. Je crois même qu’il avait accompagné Mlle de La Vergne et sa mère, quand elles quittaient Paris pour aller rejoindre à Champiré leur beau-père et leur époux. Il ne parle pas seulement d’un séjour, mais d’un voyage ; et, dans une lettre, plus tard, Mme de La Fayette lui rappelle ce voyage et note, sur le chemin, Trappe et Montfort : c’est le commencement du parcours. Quel felice viaggio, quel dolce tempo ogni di infinite volte con infinito piacer mi si rappresentan nell’ animo. Il se souvient de ce doux temps qu’il a passé nella deliciosissima villa di Ciampirè. Il ne s’est point aperçu que le château fût revêche de mine et caduc. Il n’a point souffert de l’humeur chagrine où était le chevalier de Sévigné. Les printemps de l’Anjou sont ravissants. Mlle de La Vergne était charmante. Et ils se promenaient dans la campagne, au bord de la rivière, lisant l’Aminte ou le Pastor fido, ou telles œuvres bucoliques, si come a cittadini di boschi conveniva. Et elle lui disait de jolies choses, touchant leur lecture et le paysage pareils, de jolies choses, même simplettes, et auxquelles il se faisait un plaisir d’attribuer trop d’importance : l’amitié finement émue travaille ainsi à orner les aspects d’une âme qui a un gracieux visage. Ce qu’elle lui disait, comment l’oublierait-il ? Douces conversations ; et fructueuses, il s’en persuade… Et il baise les belles mains de la très illustre demoiselle, sa Dame et sa patronne.

Les poètes italiens étaient à la mode ; et la langue italienne aussi : les jeunes femmes et les jeunes filles l’apprenaient. Ménage, dit-on, l’avait enseignée à Mme de Sévigné la veuve. L’enseigna-t-il à Mlle de La Vergne ? Un peu, sans doute ; mais, ainsi qu’à Mme de Sévigné, un peu. L’on a généralement présenté Ménage comme le professeur de l’une et de l’autre. Même, on raconte que Mlle de La Vergne avait deux maîtres de latin, Ménage et le Père Rapin ; voire, on assure que la jeune élève, au bout de trois mois à peine, en savait plus que ses deux maîtres. Un jour qu’ils la « faisaient expliquer, » ils eurent « dispute ensemble » touchant l’interprétation d’un passage ; et ils se querellaient, avec l’opiniâtreté fameuse des commentateurs. Mlle de La Vergne leur dit : « Vous n’y entendez rien ! » Elle leur traduisit à sa guise les lignes contestées ; et ils se rendirent à l’évidence : elle avait raison. Cela se lit dans les Segraisiana. Seulement, les Segraisiana ne méritent aucun crédit. Quant au Père Rapin, Mlle de La Vergne et puis Mme de La Fayette ne disent pas un mot de lui : Mlle de La Vergne ne dit pas un mot de lui, dans ses lettres à Ménage, à l’époque où ces deux hommes auraient été ses deux maîtres. Ménage ne dit pas un mot de cette prétendue collaboration pédagogique. Et, dans ses Mémoires, le Père Rapin mentionne Mme de La Fayette, mais en passant, d’une manière évasive, pour noter qu’elle fréquentait chez les du Plessis-Guénégaud, maison qu’il n’aime pas, vu qu’on y « enseignait l’évangile janséniste. » Et M. Ménage n’était pas un pédagogue. Il n’a pas été le professeur de Mlle de La Vergne. Il a été l’un des beaux esprits que recevait la mère de cette jeune fille. Et il avait l’âme érudite et galante. Mlle de La Vergne lui plut par son visage et son intelligence. Ce fut, dans l’exil angevin, son amusement de lire avec elle l’Aminte et le Pastor fido, de l’éveiller à cette poésie et, comme il était amoureux d’elle, mais en lettré sensible, et non pas en libertin, de l’émouvoir à ses goûts littéraires, de croire qu’elle lui révélait maintes beautés fraîches parmi les vieux livres, de lui attribuer ses découvertes, ses conjectures de philologue. Mlle de La Vergne se prêtait volontiers, et avec la double satisfaction d’une attrayante lecture et de quelque vanité flattée, à ce manège subtil et innocent. Mme de La Fayette n’a jamais clé grande latiniste : un peu latiniste, elle ne l’a été que plus tard.

Au printemps de l’année 1653, il ne s’agit que d’italien. L’année suivante, Ménage est en querelle avec Chapelain sur l’interprétation d’un vers de Pétrarque, le troisième vers du premier tercet du sonnet Rapido fiume. Pétrarque descend du Rhône vers Avignon et prie le fleuve, plus rapide, de saluer sa Dame dès avant lui…


For se (o che spero) il mio tardar la dole.


« Peut-être, et je l’espère, mon retard la chagrine. » O che spero : « ce que j’espère, » ou bien « oh ! que je l’espère ! » Ménage entend une exclamation, que Chapelain n’entend pas. Ménage s’avisa de soumettre la bisbille au jugement de Mlle de La Vergne : hélas ! elle lui donna tort. Il ne se tint par pour battu. Il avait de l’entêtement ; il continuait les polémiques et les moindres discussions avec une admirable persévérance. C’était l’usage, en ce temps où l’on avait plus de loisir, et peut-être aussi plus de zèle pour la littérature. Condamné en première instance, il en appelle. Or, il est membre de l’Académie de la Crusca : il porte à cette Académie son différend. Les académiciens demandèrent un délai ; ils répondirent comme fait la Raison choisie pour juge entre Pétrarque et l’Amour :


Piace mi aver vostre questioni udite ;
Ma più tempo bisogna a tanta lite.


Ce n’est pas encore un succès. Pourtant Ménage triomphe. Il écrit à Mlle de La Vergne : Quindi può conoscer V. S. illustrissima ch’elle ebbe torto a prominziar cosi presto contro di me in favore del signor Capellano. La très illustre seigneurie eut tort de se prononcer contre lui, sans doute ; et elle eut tort de se prononcer avec tant de hâte, car ainsi le jeu finit trop vite. Les académiciens de la Crusca surent mieux prolonger le plaisir. En outre, ils ne désiraient pas offenser l’une des parties plaidantes. Ils auraient voulu contenter ces deux personnes considérables, M. Ménage et M. Chapelain. Après avoir pris le temps de réfléchir, ils les invitèrent à se considérer comme vainqueurs l’un et l’autre : les deux interprétations étaient bonnes. Mais ni Ménage ni Chapelain ne consentirent à cette paix honorable. Ils rédigèrent de nouveaux mémoires.) Au bout de quelques mois, les académiciens de la Crusca glissèrent, parmi des compliments décernés à Chapelain, le gain de cause accordé à Ménage, qui du reste continua de ses chamailler avec Chapelain. Mlle de La Vergne, Ménage ne lui en veut pas ! Il lui pardonne, et tendrement. Il se flatte d’aller bientôt la revoir à Champiré, e forse (o che spero ! ) il mio tardar la dole… Elle lui a écrit pour l’y engager ; elle lui a écrit, badinant sur ce qu’il avait l’habitude agitée, que sans doute il faisait chaque jour mille et mille voyages sans quitter Paris : mais oui ! c’est vrai, chaque jour il s’évade et, en imagination, vote mille et mille fois à la délicieuse hospitalité angevine. En terminant, il donne des nouvelles de la ville. Mme de Sévigné, la veuve, se porte à merveille et baise affectueusement les mains de son amie. Pour lui, somme toute, il va mieux : È passata la febre ; ma tuttavia mi resta un po’ di calore.

Dove fu gia gran foco,
Caldo riman per lungo tempo il loco.

Le feu de la fièvre et la ferveur d’amour font une poétique analogie que Pétrarque a maintes fois célébrée. Ménage la laisse deviner. Et on le voit qui, peu à peu, mène Mlle de La Vergne à lui être Laure, afin qu’il soit Pétrarque.

Cependant, elle reste gentiment simple, dans ses lettres, et n’y a point les attitudes arrangées d’une muse. Elle écrit à Ménage très souvent, et avec plus de spontanéité que d’application[3]. « Ma mère et M. de Sévigné me font mille réprimandes de ce que je manque à vous faire leurs compliments. Au moins, quand je l’oublierai, ne laissez pas de croire qu’ils vous en ont fait, car je vous réponds qu’ils me le disent très souvent. Je ne vous en dirai pas davantage pour aujourd’hui, car voilà M. de Landemont, que je veux aller entretenir. Adieu, notre ami ; je suis la plus humble des vôtres. » Elle a si peu de prétention littéraire qu’elle raconte assez gaiement le reproche que son beau-père lui adresse, d’oublier à parler français. Ménage est-il de cet avis ? « Mandez-moi si je fais bien des fautes dans mes lettres, afin que j’y prenne garde. » Ménage lui garantit que ses lettres sont parfaites. Et elle : « Je suis bien aise que vous trouviez mes lettres à votre gré ; vous n’y en trouvez pas si souvent ! » Et, puisqu’il se contente si bien et assure même que ses lettres le consolent de son absence, il en aura : « Vous n’avez qu’à parler !… Vous n’en chômerez non plus que de l’eau de la rivière… » Elle ajoute, sans façons : « principalement à cette heure… » et c’est l’automne… « à cette heure que le vilain temps m’ôtera le plaisir de la promenade… » Elle écrivait, sans presque y songer, ce qui lui venait à l’esprit. Un jour, M. Ménage a fait une folie : elle le gronde. M. Ménage n’a pas balancé de prêter quatre cents pistoles, une somme, et à qui, mon Dieu ? — à un Suédois : « Il n’y a que vous au monde qui alliez chercher des gens du Nord pour leur prêter votre argent. Vous savez que c’est tout ce qu’on peut faire, que de faire payer des gens qui sont à sa porte : vous jugez donc comme l’on vient à bout de ceux qui sont delà les mers et s’il y a un sergent qui veuille aller donner un exploit à Stockholm… » Cette petite a le sens des réalités. Elle se fâche : « Je vous dis qu’il n’y a rien d’égal à ce que vous faites et qu’en bonne justice il vous faudrait mettre en tutelle. Mais est-ce que vous ne comprenez point ce que c’est que quatre cents pistoles, pour les jeter comme cela à la tête d’un Ostrogoth que vous ne reverrez jamais ? Si M. le cardinal de Richelieu eût fait une chose de cette force, on le lui eût pardonné ; mais, pour vous qui n’avez point de richesse que celle des beaux esprits, on ne peut pas vous en faire assez de réprimande. Je me sens si forte sur ce chapitre-là que, si je me croyais, je n’en finirais point. Mme de Sévigné doit avoir bien de la honte que vous ayez fait cette sottise en sa présence : Charlot et vous faites mille belles affaires ! » Charlot, c’est Charles de Sévigné ; il a cinq ans : M. Ménage n’est pas plus raisonnable que ce gamin !… Mlle de La Vergne raconte à M. Ménage les incidents menus de sa vie : Catherine, sa femme de chambre, qui a la fièvre double, quarte, et « j’en suis bien fâchée pour l’amour d’elle et pour l’amour de moi-même.  » Elle s’adresse à M. Ménage pour avoir des livres, des romans, le dernier tome du Cyrus. Et M. Ménage tarde à le lui envoyer ; c’est mal : « c’est voler sur l’autel, que de retarder un plaisir à une pauvre paysanne comme moi ! » Pourquoi cette négligence ? Le bruit court que M. Ménage est sur le point d’aller en Suède, — à la poursuite de son Ostrogoth ? — non pas : mais appelé par la reine Christine, si curieuse de réunir autour d’elle une cour des plus beaux esprits de l’Europe. On le dit ; Mlle de La Vergne ne le croit pas : « Je ne crois pas que cela soit véritable, puisque vous ne me l’avez pas mandé. » Il lui disait tout ; il la consultait. Après le dernier Cyrus et avant la première Clélie, que lire ? Est-ce que Mlle de Scudéry ne fait rien ? « Pour moi, je perdrai tout à fait, si elle cesse de travailler. » Voici Clélie enfin : Mlle de La Vergne en lit le premier tome « avec tout le plaisir imaginable ; » et nous avons peine à imaginer ce plaisir.

Cette Mlle de La Vergne est différente de celle qu’on a généralement peinte et que M. Costar nous aurait peut-être fait redouter. Elle n’est pas du tout « incomparable » et elle n’est pas du tout précieuse. Il faut en être satisfait. Car on a tout dit sur les mérites des précieuses, sur le service éminent qu’elles ont rendu à la langue et à la conversation françaises : en dépit de tout, les précieuses sont insupportables. Et l’on a tout dit sur les grâces de l’hôtel de Rambouillet : cependant, l’hôtel est insupportable, avec sa guirlande de Julie, avec son nain de Julie, avec ses bons mots de Mme Cornuel, avec ses petits vers des grands poètes, avec ses plaisanteries et farces de Voiture. Ce n’est pas un joli endroit de sentiment ni de pensée. La liberté même y a quelque chose de guindé. L’art en est petit, petiot, prétentieux. Il n’y a ni verdeur, ni gaieté, ni bonhomie. C’est de l’application, très ennuyeuse. Mlle de La Vergne a été dispensée, préservée de l’hôtel de Rambouillet par son âge. Elle a connu Mme de Rambouillet, Mme de Montausier, Mlle de Rambouillet qui devint la première Mme de Grignan. Et, comme M. Ménage a, de ces dames, des amitiés pour elle, certes elle veut que M. Ménage y réponde bien. Mais Julie, la merveilleuse et l’intolérable Julie, épousa M. de Montausier le 15 juillet 1645 ; trois semaines après, Pisani, le fils unique de la marquise, était tué à la bataille de Nordlingen. Ces deux événements, l’un qui attristait la marquise, l’autre qui lui ôtait le principal attrait de son illustre salon, marquent, pour l’hôtel de Rambouillet, le commencement de la fin. Si les réunions ne cessent pas tout à fait, du moins sont-elles plus rares et moins brillantes. Et, en 1645, Mlle de La Vergne a onze ans. Voiture mourut en 1648 ; et l’hôtel du Rambouillet sans Voiture, ce n’est plus rien : Mlle de La Vergne a quatorze ans. Vint la Fronde : et la société parisienne fut divisée, fut dispersée. Le 26 février 1652, le marquis de Rambouillet trépasse ; et il n’était pas le personnage important de la maison ; mais enfin son trépas achève la vie mondaine de sa femme.

Mlle de La Vergne ne fut pas de l’hôtel de Rambouillet. Et elle n’est pas une précieuse, dans ses lettres à Ménage, si naturelles, si négligées, si aimables de naturel et même de négligence. Une fois que M. Ménage lui annonce le projet de remonter sur le Parnasse, l’occasion se présente, si elle est précieuse, de le montrer. Voici comme elle répond au poète : « Je suis bien aise que vous remontiez sur le Parnasse… » Elle ne lui fait pas un compliment très mirifique : « Il y a si peu de presse, et les muses ont si peu de gens à qui donner leurs grâces que je crois qu’elles augmenteront celles qu’elles ont accoutumé de vous faire… » Et, si la phrase est un peu plus soignée, un peu plus enjolivée que d’habitude, elle s’en amuse la première : « Voilà de si grands mots, au commencement de ma lettre, que j’ai envie de ne la pas faire plus longue ; car, quand on a parlé des muses et du Parnasse, l’on ne peut pas se rabaissera parler d’autre chose. Je m’en vais pourtant tomber de bien haut en vous disant… » Et elle passe à une baliverne. C’est aussi dans cette lettre qu’elle s’accuse d’oublier à parler français et prie Ménage de lui dire si elle fait beaucoup de fautes en écrivant.

M. Ménage est en effet monté sur le Parnasse. Il compose des élégies, des églogues, des épigrammes et des madrigaux, en français, en italien, en latin : prochainement, il s’établira poète grec. Beaucoup de ses poèmes français sont dédiés A Mlle de La Vergne ; beaucoup de ses poèmes italiens, Per Madamigella della Vergna ; beaucoup de ses poèmes latins, Ad Mariam Magdalenam Ldvernam. Mais il n’est pas facile de démêler ceux qui sont précisément de cette époque. Les éditions des Poemata sont toutes postérieures au mariage de sa Dame : la première est de 1656. Et, la plupart des dédicaces, il ne les a mises que dans les éditions suivantes, comme s’il ne convenait pas qu’il affichât ce vif amour à l’égard d’une toute jeune mariée. Puis, le thème d’une jeune fille a qui vont ses tendresses lui ayant plu, je crois que, même après le mariage de Mlle de La Vergne, il continua d’écrire en vers Ad Mariam Magdalenam Lavernam, Per Madamigella della Vergna et A Mlle de La Vergne. C’est plus tard qu’il réunira toutes les fleurs de sa guirlande de Marie, appelée encore Phylis, ou Lycoris, ou Enone, et de tous les noms de la mythologie galante. En 1653, il prélude. Un jour, elle le remercie d’une élégie, dont elle est charmée et qu’elle a fait lire « à tous ceux qui sont venus céans. » Il la lui avait donnée ; bientôt, il la lui réclame, ayant perdu le brouillon : mais elle, ne l’a-t-elle pas perdue ? Non : « Je ne perds pas ainsi ce que vous faites à ma louange ! » Il y a deux élégies de Ménage à M1Ie de La Vergne. L’une, en latin ; c’est après avoir quitté Champiré : Quot mala sum passus, postquam tua limina liqui ! Et il se repent comme d’un crime, de s’être éloigné. Il appelle Mlle de La Vergne Domina, paiera Laverna, docta paella, mea hix ; il la compare à Laure de Pétrarque :

Laura, quid invideat, pulcra Laverna, tibi ?

Mais ce n’est pas une élégie latine que Mlle de La Vergne a donnée à lire « à tous ceux qui sont venus céans. » Il y a une élégie française Sur la fièvre de Phylis. Elle parut, sans dédicace, dans les Poemata de 1656. Sept ans après, quand Mme de La Fayette n’est plus une petite épouse et que M. de La Fayette n’a plus à montrer d’ombrage, l’élégie eut ce titre : Sur la fièvre de Mlle de La Vergne… Mlle de La Vergue est Phylis ; et M. Ménage est Evandre, qui se plaint et s’écrie :

L’orgueilleuse Phylis brûle enfin à son tour ;
Elle brûle, il est vrai, mais ce n’est pas d’amour.

Non, c’est la fièvre. Et le triste Evandre divertit sa douleur à noter longuement les contrastes d’un tel feu et des froideurs de Phylis. Je crois que ce poème date de la fin de l’année 1654, où Mlle de La Vergne fut très malade. Le 29 novembre, elle est quitte de la fièvre tierce, mais craint de tomber dans la fièvre quarte ; elle écrit a Ménage : « Si j’étais assez malheureuse pour avoir un mal aussi fâcheux et aussi long que cette maladie-là, je crois en vérité que je n’y résisterais pas, tant je suis accablée de mon mal de côté. Il ne me quitte plus et, si vous m’aimiez autant que vous m’avez aimée, vous auriez sujet de craindre de me perdre bientôt… » L’aime-t-il moins ? Mais non ; seulement, ils ont dès cette époque ces querelles amicales qui ensuite les occuperont sans cesse. M. Ménage eut grand chagrin de la maladie de Mlle de La Vergne : et, s’il a fait de sa douleur un poème assez fade, c’est qu’il n’était pas un assez grand poète pour être un poète ingénu.


A Champiré, les exilés subissaient, et parfois grièvement, les tribulations du parti. Sévigné n’était pas gai tous les jours. Les nouvelles qu’il recevait de Paris n’étaient pas pour adoucir ses alarmes. Retz toujours en prison : l’on ne savait ni quand il aurait sa liberté, ni ce qu’il en ferait. Ce fut au point que son fidèle arrivait à n’être pas sûr de souhaiter qu’il fût libre. Des bruits couraient : on prétendait que la prison devenait si fastidieuse au cardinal-coadjuteur qu’il songeait à se démettre de sa coadjutorerie, pour sortir de prison. Le 21 février 1654, Sévigné mande à Madame Royale ce bruit qui l’ « afflige très fort » et qu’il n’a pas l’entrain de démentir : « Autrefois, j’eusse juré qu’il n’eût pas été capable de le faire. Mais, comme les grands seigneurs ne se piquent pas de la probité ni de la générosité dont les simples gentilshommes font profession, j’ai grand’peur qu’il ne préfère sa liberté à son honneur. » Cela lui coûte à dire ; il le dit pourtant : c’est le chagrin qui lui arrache ses illusions.

Le 21 mars, l’archevêque de Paris mourut. Ménage en avertit Mlle de La Vergne, qui répond : « J’ai bien envie de voir quel effet produira [cette mort] dans les affaires de M. le cardinal de Retz. » Du fait de cette mort, le coadjuteur devenait archevêque. Mais il est en prison comme personnage dangereux : si, coadjuteur, il paraissait dangereux, archevêque, il l’est plus encore. Que faut-il espérer ? Le chevalier de Sévigné endure, dans le doute, une cruelle angoisse. Et il atteint à une véritable grandeur de souffrance, lorsque ses appréhensions de partisan se dégagent des circonstances mesquines et vont bien au-delà ; ce n’est plus pour la fortune du cardinal et pour la sienne qu’il frémit : son patriotisme saigne. Il écrit, avec une farouche révolte d’orgueil blessé : « Lorsque je suis venu au monde, l’on appelait ma patrie France ; maintenant, elle a si bien changé qu’elle n’est plus reconnaissable… » Et quelle amertume, dans ces mots : « La France qui n’est plus… La Sicile qui règne à sa place !… » La passion politique l’entraîne : il méconnaît « le Mazarin, » ne devine pas que le salut viendra de ce côté. Son erreur a pourtant un noble caractère, et pathétique.

Le nouvel archevêque de Paris songe à soi. Il se sent habile et fort. Il ne sait pas ce qu’il fera ; mais il a conscience d’être fertile en ressources : à vrai dire, c’est toute la conscience qu’il a. Peu lui importe d’être ou de n’être plus archevêque : il compte sur soi. Mais il lui faut la libre disposition de soi : le tout n’est que de sortir de prison. D’ailleurs, il s’ennuie, entre quatre murs ; son activité s’y ennuie, et aussi sa frivolité. Il donne sa démission d’archevêque, moyennant sa liberté. La cour accepterait sa démission ; mais, sous prétexte que Rome ne l’a point encore acceptée, — et Retz ne spéculait-il pas sur de telles complications pour retirer de son matin renoncement deux bénéfices, la liberté d’abord, et puis le secours de Rome ? toute sa politique est dans la complication, — la cour le garde et lui concède seulement une prison moins resserrée, non plus à Paris, à Nantes. Bref, il a cédé aux conditions de la cour : on ne prévoit pas ce qu’il manigance ; et l’on note son apparente abnégation, qui n’est pas fière. Le 6 avril, le chevalier de Sévigné mande à Madame Royale : « Voire Altesse Royale me pardonnera bien si je ne lui dis pas mes sentiments sur l’action qu’a faite le cardinal. Il est trop mon ami pour le blâmer, et je suis trop sincère pour le louer…  » Ses autres partisans l’approuvent, disent que l’événement le justifiera. Le chevalier n’attend rien de bon. Mais il se réserve  : on doit amener à Nantes le prisonnier ; de Champiré à Nantes, la distance n’est que de treize lieues… « J’aurai la liberté de le voir et, par conséquent, je saurai ses raisons… » Une quinzaine de jours plus tard, Sévigné vit le cardinal, au château de Nantes. Et, quand on voyait le cardinal, on était perdu ; il vous avait bientôt persuadé : « Il m’a dit ses raisons, que je trouve capables de justifier l’action qu’il a faite. » Sévigné ne rapporte pas à Madame Royale ces raisons, qui ont suffi à le convaincre et pourtant ne l’empêchent pas de mettre dans ces mots « l’action qu’il a faite » un reste de colère. Quant aux projets du cardinal, dès qu’il sera en pleine liberté, il se hâtera de faire son équipage et de partir pour Rome ; à quelles fins ? Sévigné, s’il le sait, ne le dit pas. Mais il annonce que le cardinal passera par les États de Son Altesse Royale de Savoie. Or, la Savoie était en difficultés avec la cour de France : et, partout où il y avait des difficultés, Retz trouvait son profit. Sévigné, dès lors, prépare la, bonne volonté de la Savoie à l’endroit du cardinal : « S’il était en la place de l’Eminentissime… » c’est Mazarin… « les États de S. A. R. Monsieur votre fils n’auraient pas été outragés comme ils l’ont été… » Avis à la cour de Savoie, qui doit connaître ses amis. Et, patriote, Sévigné recourt à l’étranger : c’est le malheur des temps, c’est une folie ancienne.

Mlle de La Vergne, au milieu de ces péripéties, que devient-elle ? Sans doute reçoit-elle le contre-coup33 des événements, qui ne sont pas destinés à elle et où elle ne se mêle pas. La voici, par les soins ou par l’imprudence de sa mère, mêlée à l’aventure. Au château de Nantes, sous la garde du maréchal de La Meilleraye, le cardinal de Retz avait la vie très agréable : « On ne pouvait, dit-il, rien ajouter à la civilité avec laquelle il me3 garda. » A dire vrai, c’est un peu plus que de la civilité : une extrême complaisance. Le prisonnier recevait maintes visites, car tout le monde s’empressait à le voir et il aimait à être vu. Le maréchal lui procurait « tous les divertissements possibles » et, presque chaque soir, lui offrait la comédie : « toutes les dames de la ville s’y trouvaient et elles y soupaient souvent. » Mme de Sévigné ne manqua point à ce rendez-vous si attrayant. « Elle me vint voir et amena Mlle de La Vergne, sa fille, qui est présentement Mme de La Fayette. Mlle de La Vergne était fort jolie et fort aimable et elle avait, de plus, beaucoup d’air de Mme de Lesdiguières. Elle me plut beaucoup. La vérité est que je ne lui plus guère, soit qu’elle n’eût pas d’inclination pour moi, soit que la défiance que sa mère et son beau-père lui avaient donnée dès Paris, même avec application, de mes inconstances et de mes différentes amours la missent en garde contre moi. Je me consolai de sa cruauté avec la facilité qui m’était assez naturelle ; et la liberté que M. le maréchal de La Meilleraye me laissait avec les dames de la ville, qui était à la vérité très entière, m’était d’un fort grand soulagement. » Il a bien l’air d’avoir mené gaillardement son entreprise. Les « cruautés » qu’il a subies sont l’aveu, et qui ne lui coûte guère, de ses prétentions déclarées ; la consolation que lui offrent tant d’obligeantes dames est encore le signe de ce qu’il réclamait : et l’on devine, je crois, une scène de galanterie poussée avec autant d’ardeur que de grâce. Sa légèreté est remarquable, dans le moment que sont en cause tant de grands intérêts, de par lui. Sa fatuité est singulière, qui lui fait chercher maintes explications, touchant une jeune fille un peu malaisée à séduire. Il admet cependant qu’il ait pu ne plaire pas beaucoup. Mais il est un philosophe cynique ; et il sait que, d’habitude, la question de plaire ou non n’est pas le principal. Il a compté sur des attraits qui ne tiennent point à sa personne. Il n’était pas beau. Tallemant l’appelle « un petit homme noir qui ne voit que de fort près, mal fait, laid et maladroit de ses mains à toutes choses. » Si maladroit qu’il ne savait pas se boutonner ; si maladroit qu’un jour, à la chasse, il fallut que M. de Mercœur lui remît son éperon ; si maladroit que son écriture n’était que du « griffonnis » et que ses lignes faisaient des « arcades ; » si maladroit qu’il en était malpropre, et surtout à manger. Tourné comme il l’était, la soutane lui allait mieux que l’épée, allait mieux non point à son humeur, encline à l’amour et aux amours tapageuses, mais allait mieux à son corps grêle. Avec tout cela, si l’on en croit Tallemant, « il n’avait pourtant pas la mine d’un niais ; » et « il y avait quelque chose de fier dans son visage. » Que sa laideur fût rehaussée de génie, on s’en doute ; mais son génie était de malice. Il avait le charme d’un homme qui a tout vu et tout compris, tout méprisé finalement. C’est un charme qui impose, en fait de femmes, à des sottes, car il en a raison très vile, ou à des rouées, car elles en apprécient la subtile perfection. Mlle de La Vergne n’est ni sotte ni rouée : sans niaiserie, elle est jeune fille et crédule à des idées, ou fût-ce à des illusions, que le sourire de Retz lui dénigre. Et puis, elle est honnête, tout simplement : c’est ce qu’il a oublié de se dire.

Il n’oublie pas de dire qu’elle était « fort jolie. » Et c’est bien heureux, parce qu’on a dit le contraire : mais un pareil témoignage emporte la question. Ses portraits, une douzaine de pauvres images au Cabinet des Estampes, ne sont pas jolis et même ne donnent aucune idée de quelque attrait qu’on lui voulût attribuer. On l’y cherche vainement. Ces images n’ont pas de ressemblance entre elles : et à laquelle ressemblait-elle un peu ?… Mais elle était « fort jolie » : Retz a l’autorité d’un connaisseur. Il ajoute « fort aimable » : et il entend qu’elle valait bien d’être aimée ; l’on sait ce qu’il entend par là. Guy Joly déclare qu’elle était « fort bien faite. » Mais, Guy Joly, ce n’est rien. Je m’en rapporte beaucoup mieux à tel ami des femmes, et qui les a insultées autant qu’il était curieux d’elles, Bussy. On lit dans le Pays de Braquerie : « La Vergne est une grande ville fort jolie… » Les louanges de Bussy, prenons-les pour justes : c’est à décrier qu’il perd la mesure. Et il n’eut aucune amitié pour Mlle de La Vergne ni pour Mme de La Fayette, qui d’ailleurs ne l’estimait pas. Sur la beauté de Mlle de La Vergne, nous avons un autre témoignage : le sien. Le 6 novembre 1656, après vingt mois de mariage et quand elle a vingt-deux ans, si Ménage est négligent à lui écrire, elle feint qu’il se détache d’elle et le réprimande : « Vous ne m’aimez plus comme vous avez fait. Vous n’avez point de bonne raison à en dire : je ne suis ni plus laide ni plus sotte que j’étais il y a deux ans. Je suis un peu plus vieille, il est vrai ; mais je suis encore si riche de jeunesse que ces deux années-là ne m’appauvrissent guère… » Une femme qui avoue qu’elle ne se croit pas laide est sûre de sa beauté, sûre aussi du renom de sa beauté. L’année suivante, Mme de La Fayette a été malade et assez durement éprouvée par une grossesse. Ménage redevient exact à lui écrire : « Me voilà donc assurée, dit-elle, que je ne perdrai point votre amitié pour avoir perdu le peu de beauté que j’avais. » Le peu de beauté, c’est modestie. Elle dit, une ligne après : « ma beauté. » Sa beauté de l’année dernière ; ce n’est pas vieux : « J’étais assez jolie, en ce temps-là… » Elle l’est encore, ou ne l’est un peu moins que l’espace de la convalescence. Il est vrai aussi que, de bonne heure, elle perdit la santé : peut-être sa beauté ne fut-elle pas durable. Mais nous sommes à ses vingt ans qui fleurissent.

Comment fut-elle jolie ? L’ennui est que Retz, qui la trouvait à son goût, ne dise pas ce qui l’aguichait en elle. Ou bien, il le dit, d’une manière qui le touchait et qui ne nous est pas sensible. Elle avait, dit-il, « beaucoup d’air de Mme de Lesdiguières. » Il suffirait que nous connussions l’air de Mme de Lesdiguières : nous aurions, par l’analogie, l’air que nous cherchons, l’air de Mlle de La Vergne.

Une Mme de Lesdiguières nous vient à la mémoire. La Bruyère l’a peinte sur le tard, au moment où la dévotion la prit « comme une passion, comme le faible d’un certain âge ou comme une mode qu’il faut suivre. » Elle prélude à la dévotion par la galanterie, dans cette liaison qu’elle a longtemps avec l’archevêque de Paris, M. de Harlay. Toutes les après-dînées, elle va lui tenir douce compagnie au château de Conflans, belle résidence et don du roi ; ils se promènent à pas lents par les allées du « jardin délicieux » : des jardiniers effacent les traces de leurs pas sur le sable. Saint-Simon ne la rencontre jamais dans son récit, qu’il ne l’appelle « une espèce de fée, » une « fée solitaire » et qui habite « un palais enchanté. » Mais ce n’est point à cette fée que ressemblait Mlle de La Vergne : Paule-Marguerite-Françoise de Gondi, duchesse de Lesdiguières, est de la génération suivante. Il s’agit d’Anne de La Magdelaine de Ragny, duchesse de Lesdiguières et, par sa mère Hippolyle de Gondi, cousine germaine du cardinal. Elle est aussi, et non loin de La Vergne, sur la Carte du Pays de Braquerie : « Lesdiguières est une ville assez forte, quoique commandée par une éminence… » Cette éminence : le cardinal… « Elle est hors d’insulte et on ne saurait la prendre que par les formes. Mais elle a pourtant été prise et minée, comme tout le monde le sait, ainsi que la manière dont elle fut traitée, par un homme à qui elle s’était rendue sous des conditions avantageuses ; et, voyant qu’il n’y avait pas de foi parmi les gens d’épée, elle se jeta entre les bras de l’Eglise et a pris son évêque pour gouverneur. » L’homme d’épée, c’est Gaston, marquis de Roquelaure, maître de la garde-robe, duc à brevet : un insolent, un ferrailleur, qui n’avait à se vanter que d’une blessure, mais qui s’était procuré « un certain empire sur les gens de sa volée, » dit Tallemant, et un butor. Au bal, un soir, il s’approcha de Mme de Longueville et, désignant Mme de Lesdiguières, il dit à la princesse : « Madame, vous avez été trahie. Toutes les confidences que vous avez faites à cette ingrate n’ont pas été tenues secrètes : et c’est à moi qu’elle a tout dit ! » Cette absurde avanie et le scandale qui en résultait pour Mme de Longueville, autant que pour Mme de Lesdiguières, firent « un bruit épouvantable. » Puis, le temps passe ; et Roquelaure, sur le point de se marier, recherche Mlle du Lude. La mère de cette jeune fille est une femme de précaution : devant que de donner sa fille, elle veut des renseignements et, pour en avoir, s’adresse à qui ? à Mme de Lesdiguières. Celle-ci d’abord s’étonne et rit bientôt. Mme du Lude ne rit pas ; alors Mme de Lesdiguières ne rit plus et, attentivement, dit ce qu’elle sait : pour peu que Mlle du Lude veuille avoir de la complaisance, elle sera fort heureuse avec M. de Roquelaure. Se moque-t-elle ? se venge-t-elle ? et aux dépens de qui n’est point coupable ? Non ! Elle dit posément la vérité, que d’autres n’auraient pas devinée : Roquelaure épousa Mlle du Lude et fut un bon mari pendant quatre ans que vécut la duchesse de Roquelaure. Retz avait été amoureux et, dit-on, l’amant de Mme de Lesdiguières, en sa jeunesse. Quand il trouve à son goût cette petite de La Vergne, en 1654, ce qui l’amuse, le touche et l’anime, c’est d’apercevoir sur un visage de vingt ans l’air qui autrefois lui rendait agréable un autre visage. Seulement, ni Bussy ni Tallemant plus que Retz n’ont peint ou même esquissé l’air de Mme de Lesdiguières. Tallemant dit qu’elle était « bien faite » et « ne manquait pas d’esprit. » Ce n’est rien dire. Et l’air de Mme de Lesdiguières est perdu.

Mme de La Fayette, quand la maladie l’a toute émaciée, rappelle à Ménage qu’elle avait, à l’époque où Ménage l’aimait N le plus, lors du séjour à Champiré, lors de l’étape vers Montfort, presque un peu trop d’embonpoint. Je me la figure une jeune fille assez tôt formée de corps ainsi que d’intelligence et d’esprit mondain. Grande, à ce qu’il parait, puisqu’au Pays de Braquerie elle est une « grande ville. » Et faut-il tenir compte du galant badinage de Costar, qui prétend qu’on reproche à Mlle de La Vergne sa bouche trop petite ? C’est un compliment déguisé : probablement avait-elle la bouche petite. Ses portraits, qui ne valent rien, s’accordent pourtant à lui dessiner le nez de quelque longueur. Et, puisqu’elle était si jolie, elle n’avait pas le nez trop long ; mais elle n’avait pas un minois : j’entrevois un visage aux traits espacés, réguliers, beaux, sans l’une de ces singularités que notent les caricatures et les madrigaux.

On ose à peine utiliser les éloges que Ménage lui adresse en vers latins, français et italiens. Il y a là de la galanterie. Cependant, la galanterie, même emphatique, ne dit pas le contraire de la vérité ; elle ne dit que des riens, ou elle exagère la vérité plus modeste : elle ne commet pas l’impertinence de l’antiphrase. Je crois que Mlle de la Vergne avait de beaux yeux, puisque Ménage vante « ses beaux yeux plus brillants que le jour, » se déclare si content « de l’éclat immortel de ses divins regards » et assure que « les moindres traits qui partent de ses yeux » peuvent « assujettir le plus puissant des dieux. » Elle avait les yeux beaux et brillants ; mais de quelle couleur ? Ménage ne l’a pas dit. Et ses cheveux ? Ménage, une fois qu’il imagine en latin la mort et les funérailles de Ménage, se souvient de Properce qui appelle Cynthie à suivre sa dépouille ; il convoque les femmes qu’il a aimées, et Mme de La Fayette : Flebit et effusis nostra Laverna comis. Elle aura les cheveux épars, en signe de deuil. Voilà tout ce qu’il dit de ses cheveux et ne dit pas s’ils étaient bruns ou blonds. Et il vante ses belles mains, habiles à toucher le luth et l’angélique. Il vante « de son beau teint la fraîcheur immortelle, de son beau sein la blancheur éternelle… » Blonde, peut-être ?… Il parle, — et peut-être ceci est-il à noter plus attentivement, — de son « port hautain » qui « n’est pas d’une mortelle. » Et il l’a vue « pompeuse au milieu de la danse, » parmi les autres jeunes filles, pareille à Diane invitant les nymphes à danser. Elle était sans doute assez grande et avait une allure de gracieuse noblesse. Grande, belle, un peu souveraine… C’est probablement cela que Retz entend par « beaucoup d’air de Mme de Lesdiguières. » Ceci encore : elle plaît aux hommes, ainsi que Ménage le dit presque un peu vivement : Tu cunctis sensus surripis una viris

Un jour, dit Tallemant, cette « petite de La Vergne, » au bal ou dans quelque assemblée, vit Roquelaure s’approcher et se mettre à côté d’elle. Et elle savait comme pas une les histoires de Roquelaure ; elle savait aussi qu’on lui trouvait beaucoup d’air de Mme de Lesdiguières : le cardinal ne le lui avait pas caché. Elle n’était point timide. Elle dit à Roquelaure : « Monsieur, prenez garde à la ressemblance. » Et lui : « Mademoiselle, prenez-y garde vous-même. » Comment elle reçut l’impertinence, on le devine, à la manière dont elle l’avait provoquée… Lorsque mourut Mme de Lesdiguières, on parla de Mme de Launay Gravé pour lui succéder dans sa charge de cour ; et Mme de La Fayette écrivait alors à Ménage : « J’estime infiniment Mme de Launay Gravé, quoique je ne la connaisse point ; mais j’aurais peine à consentir de lui voir remplir la place de Mme de Lesdiguières : il me semble qu’il n’y a personne en France qui le puisse faire. » Ces lignes sont charmantes, si l’on y voit, de la part de Mme de La Fayette, avec tant d’amitié pour le souvenir de Mme de Lesdiguières, un peu d’amitié pour une image d’elle-même. C’est l’année qu’elle a cru que sa beauté avait disparu pour jamais ; et elle ensevelit Mme de Lesdiguières, avec coquetterie et mélancolie, comme elle eût brisé son miroir.

Pour assez agréable que fût à Nantes la prison du Cardinal, c’était encore la prison. Le Cardinal s’y plut quelque temps, puis rêva de s’en évader. Une nouvelle aussi le décidait à l’impatience : le Pape refusait la démission de l’archevêque de Paris. Retz eut bientôt pris son parti de filer : le maréchal de La Meilleraye s’en aperçut peut-être, car il montra de la précaution, de la sévérité. Quant à Sévigné, dans culte affaire, il souffre. Il a visiblement perdu sa foi politique. Vers la fin du printemps, il demande la permission de retourner à Paris ; Mme d’Aiguillon s’est chargée de sa prière : on ne veut pas de lui dans Paris. Il restera donc à Champiré ; quelques voyages à Angers ou à Nantes sont tout son divertissement ; et les voyages à Nantes, son tourment. Le 8 août, le Cardinal s’est évadé. Il a pour compagnons, ou complices, les ducs de Retz et de Brissac et le chevalier de Sévigné. Retz a conté son évasion, dans ses Mémoires, d’une merveilleuse façon. Mais, Sévigné, qu’il est à plaindre ! Il n’a, dans cette aventure, ni l’amusement, qui est le tout de Retz, ni l’espèce de gloire que donne la réussite : il a le risque, et voilà tout. Le zèle du partisan n’est plus ce qui l’excite : ce qui le lance, ou peu s’en faut, à la rébellion, c’est l’honneur. Sa lente déception l’a privé de son enthousiasme, non de sa fidélité. Quelques jours après la « sortie » du Cardinal, Mme de Sévigné, demeurée seule avec sa fille à Champiré, écrit à Madame Royale. Premièrement, elle justifie l’évasion sur le fait que la cour n’observait plus les conventions passées avec le prisonnier, mais le « resserrait. » Le Cardinal est à Belle-Isle, après avoir échappé à quinze vaisseaux corsaires qui le guettaient, et à trente gardes qui n’étaient qu’à une lieue de l’endroit où il s’arrêta un jour, s’étant fort blessé à l’épaule, par une chute de cheval. Maintenant, il va bien. Il a écrit de Belle-Isle au roi en termes déférents… « M. de Sévigné est avec lui à Belle-Isle et ne l’a point abandonné depuis sa sortie. » C’est tout ce qu’elle dit de son époux : elle lui laisse la place, où d’ailleurs il se mettait, d’un bon serviteur, prompt au sacrifice et parfaitement sûr de son abnégation.

Néanmoins, son rôle n’est pas l’obéissance passive : il s’est montré ce qu’il était. Nous le saurons par une lettre de sa belle-fille à Ménage. Elle écrit à Ménage deux mois plus tard, et quand les choses ont pris un tour inattendu ; mais, dans cette lettre du 1er octobre, elle note les événements du mois d’août : « Ce serait, dit-elle, avec une grande injustice que M. de Brissac et M. de Sévigné pâtiraient des cabales du cardinal de Retz, s’il en faisait présentement ; car, lorsque ce cardinal leur proposa de l’assister dans sa sortie, ils lui promirent, mais à condition qu’il ne ferait plus rien contre le service du Roi et que, s’il le faisait, ils l’abandonneraient entièrement et ne seraient jamais dans ses intérêts lorsqu’ils seraient contraires à ceux de l’Etat. » Elle insiste : « Ce que je vous dis là est la vérité même. » Quant à Sévigné, ce n’est pas douteux. Depuis que Retz a onné sa démission d’archevêque, Sévigné ne l’admire plus et n’attend plus qu’il sauve le royaume. Dans les causeries de sa captivité, au château de Nantes, Retz a fourni ses excuses : mais un chef qui en est à s’excuser n’est plus un chef. Et, dans ces mêmes causeries du château de Nantes, Retz ne s’est-il pas révélé pour ce qu’il est réellement, avec ses velléités, ses incertitudes, ses folies ? Son ami désenchanté, l’ami de ce turbulent qu’il avait pris pour un sage, ne l’abandonnera pas ; il le sauvera. Mais il pose ses conditions : en le sauvant, il entend ne point aventurer l’Etat. Retz a promis de ne rien faire contre le service du Roi. Retz, à tout hasard, promet toujours. S’il oublie sa promesse, du moins Sévigné marque-t-il les bornes de son dévouement. Mlle de La Vergue est contente de le dire. Elle n’a jamais été frondeuse. Elle a suivi, sans crainte et sans arrière-pensée, sa mère et son beau-père dans la retraite où les reléguait la politique imprudente de Sévigné. Mais, si la destinée la fait pâlir avec les imprudents, elle a gardé l’usage de considérer le service du Roi comme la règle du devoir.

Les promesses que Sévigné avait obtenues de Retz, tout cela s’évanouit. Cependant, Mme de Sévigné, dans sa lettre du 26 août, dit à Madame Royale : « Le Cardinal a mandé à quelqu’un de ses amis de parler au Premier président afin qu’il assurât Leurs Majestés qu’il était prêt d’aller où il leur plairait ordonner, pourvu qu’elles agréassent qu’il conservât son archevêché, et qu’il ne ferait jamais rien contre leur service… » On reconnaît ici la pensée et les mots de Mlle de La Vergne. L’offre que l’évadé soumet à Leurs Majestés contient les termes de la promesse que Sévigné avait obtenue du prisonnier.

Reyz était arrivé à Belle-Isle le 16 août : le 22 septembre, il part, en tapinois ; et l’on sait la suite de son histoire. Sévigné demeure à Belle-Isle, dans la situation la plus fâcheuse. Entre temps, Mlle de La Vergne a fait un séjour à Brissac, auprès de la duchesse de Brissac, non loin d’Angers, pendant que le duc était à Belle-Isle et tandis que Mme de Sévigné se remuait fort, tâchant d’arranger les affaires de son mari. Le 1er octobre, la mère et la fille sont à Angers, où Mme de Sévigné est venue quérir sa fille, et où son inquiétude est grande. Voici ce que nous apprenons par la lettre de Mlle de La Vergne à Ménage. Une déclaration de la cour oblige « tous les gentilshommes qui ont assisté à la sortie du cardinal de Retz, » — et, pour Sévigné, ce n’est pas trop dire, — « à venir faire un nouveau serment de fidélité. » Or, Sévigné est à Belle-Isle ; entre l’ile et le continent, les passages sont « entièrement bouchés : » de sorte que Sévigné ne sait même pas ce que la cour attend de lui. Mme de Sévigné s’occupe de lui communiquer les ordres de la cour et de lui obtenir un passeport, afin qu’il rentre à Champiré. Ce n’est pas facile ; et d’abord il faudrait la bonne volonté du maréchal de La Meilleraye, lequel a cessé d’être bon homme. La situation du chevalier de Sévigné n’est pas drôle. Et Retz, qui l’y a mis, note : « Le chevalier de Sévigné, homme de cœur, mais intéressé, craignait qu’on ne lui rasât sa maison… « Il ajoute que c’est « par amour pour lui » que Sévigné court de tels risques ; il assure qu’il avait quelque « impatience » de le voir tiré d’ennui : mais il l’a laissé à Belle-Isle.

Les deux femmes n’ont précisément rien à redouter pour elles. Mlle de La Vergne le dit à Ménage : elles n’ont pas eu « ordre de sortir de Paris ; » elles y retourneraient, s’il leur plaisait, de sorte que Ménage est prié de ne parler d’elles et de leur sort ni à M. Servien ni à d’autres personnages influents. Et Mlle de La Vergne, au 1er octobre, marque bien sa tranquillité en chargeant Ménage de lui commander, chez un bon graveur, de jolies empreintes de cachets  : il les choisira et les fera graver sur de l’argent. Bref, il n’est pas question de quitter l’Anjou. Puis, au retour de son voyage à Brissac, Mlle de La Vergne tombe malade : la fièvre et le point de côté. Elle écrit à Ménage, le 29 novembre : « Nous partirons dans trois semaines pour Paris, ma mauvaise santé nous obligeant à aller plus tôt que nous ne l’avions résolu aux lieux où l’on peut espérer du secours… Je vous assure que j’aurai bien de la joie de vous y voir. » Le 4 décembre, elles sont à Paris. Sévigné, lui, toujours à Belle-Isle. Mme de Sévigné « travaille de toute sa puissance » à obtenir son retour : elle n’y parvient pas, quoiqu’elle ait mis en mouvement des gens « qui sont assez en crédit. » Le 1er janvier, les nouvelles sont meilleures, mais encore imparfaites : Paris continue d’être interdit à Sévigné, qui n’a licence que de passer l’eau et de se retirer, mais étroitement, à Champiré, « dans notre désert de Champiré, » comme écrit Mme de Sévigné à Madame Royale, « où je tâcherai de l’aller retrouver dès que j’aurai donné quelque ordre à nos misérables affaires particulières… » C’est une bonne femme. A Champiré, le chevalier s’attriste et se fâche. Il écrit à Madame Royale, le 22 janvier : « Le Roi m’a enfin permis de me retirer chez moi en sûreté : je prie Dieu que cela soit… » Il n’est pas sûr de sa sûreté… « Votre Altesse Royale voit que mes amis, ou n’ont guère de crédit, ou ont bien manqué de volonté pour me faire aller à Paris… » Et il déplore « l’infidélité des amis de cour. » Ce qui le console, c’est que « la cause de son crime n’est pas honteuse : » si peu honteuse qu’il ne voudrait pas en être innocent. « J’espère que Dieu me vengera de mes ennemis : » voilà son dernier mot. De Retz, il ne dit rien : cela, c’est fini.


Ce qui retarde le départ de Mme de Sévigné pour l’Anjou, le 1er janvier 1655, c’est, dit-elle, le soin de leurs « misérables affaires particulières. » Quelles affaires ? — Le 15 février, Mlle de La Vergne épousera M. de La Fayette. Et l’on ne s’y attendait pas : la soudaineté de ce mariage est singulière.

Mlle de La Vergne n’avait pas l’air de songer au mariage : elle semblait un peu s’établir dans sa vie de jeune fille. Le 18 septembre 1653, au milieu de sa vingtième année, elle écrivait à Ménage : « Je suis ravie que vous n’ayez point de caprice. Je suis si persuadée que l’amour est une chose incommode, que j’ai de la joie que mes amis et moi en soyons exempts… » Peut-être, au sujet de M. Ménage, qui est amoureux d’elle, cette malice l’amuse-t-elle. Mais, quant à elle, je ne crois pas du tout qu’elle plaisante : elle a peur de l’amour.

… Il y a un petit roman, de cette époque ou à peu près, qui n’est pas un chef-d’œuvre, mais qui est le signe du sentiment que Mlle de La Vergne indique. Ce petit roman, Le Triomphe de l’indifférence, n’a jamais été publié ; le manuscrit en est gardé à la bibliothèque Sainte-Geneviève[4]. L’auteur est inconnu. Mais ce dut être une jeune fille : elle parle d’elle au féminin d’abord ; et puis elle a corrigé, dans les phrases où l’on s’adresse à elle, « mademoiselle » en « monsieur. » Elle est du monde et elle en a deviné ce qu’elle n’en a pas vu : ses naïvetés ne l’empêchent pas d’être au courant de bien des choses. Elle a aussi de la littérature, cite les auteurs anciens et les modernes, cite l’histoire et la fable, confond l’une et l’autre. Elle a même de la philosophie et, quand elle épilogue sur les déclins de l’amour satisfait, dit que « la privation irrite le désir et la possession le fait mourir. » Elle ne l’a pas inventé : elle doit aux livres cette information. Elle est fine et ingénieuse, habile à transformer en théories les petits faits qu’elle a notés, les impressions qu’elle a reçues. Mais elle a une vivacité qui l’empêche de suivre posément sa dialectique ; elle cède à l’idée qui la tente, et elle est en état de perpétuelle digression. Cependant, elle ne renonce point au plaisir ou à l’enfantine manie d’argumenter ; et il lui faut de l’effort et du temps pour rattraper le fil de son raisonnement, qui sans cesse lui échappe et qu’elle a tort de ne point abandonner. Il en résulte des lenteurs qui vont, pour le lecteur, à quelque ennui ; et les phrases sont un peu embrouillées. Le roman serait délicieux, s’il consentait à n’être que sentimental. Encore est-il assez charmant et précieux, pour nous montrer des jeunes filles de ce temps-là, et peintes par l’une d’elles.

Deux jeunes filles, sans compter l’auteur. L’une, Mlle de La Tremblaye, est enjouée ; elle a confiance dans la vie : elle attend l’amour. L’autre, Mlle de Saint-Ange, un amour l’a blessée : elle se venge à dénigrer l’amour. Elles ont une « conversation ; » le hasard l’a suscitée ; mais elles l’ont organisée, comme font, dans Platon, les interlocuteurs des dialogues socratiques. Il s’agit de décider qui vaut le mieux, l’amour ou l’indifférence. Le roman n’est que ce débat. Elles se promènent au jardin des Tuileries, qui est « le rendez-vous ordinaire des amants. » Elles rencontrent des amants « de toute espèce, de contents et de désespérés, au moins qui paraissent tels à leur extérieur. » A les voir, Mlle de Saint-Ange fait « un souris de compassion » et, haussant les épaules, dit : « Que de faiblesse ! » Mlle de La Tremblaye lui reproche d’être « toujours en colère contre l’amour : » en a-t-elle reçu d’amers déplaisirs ? Mlle de Saint-Ange avoue que l’amour a été son vainqueur impitoyable. C’est un aveu gênant pour son amie : et celle-ci, tout en poussant avec entrain la défense de l’amour, le blâmera d’avoir été cruel à Saint-Ange, si jolie, parfaite et digne d’être heureuse. Les jeunes filles aperçoivent quelques personnes de leurs relations, qui les vont aborder : elles ajournent au lendemain la suite de leur courtoise querelle et, afin de n’être pas interrompues à nouveau, décident de se retrouver à une heure plus favorable, dans une allée moins fréquentée, où en effet il n’y a que de jeunes abbés qui se promènent, un livre à la main.

Et alors elles instituent le procès de l’amour. Qu’est-ce que l’amour ? « Le centre du cœur et la sphère de l’esprit… » Voilà de la métaphysique : et l’on s’y perd. Mlle de Saint-Ange revient à quelque réalité : l’amour est « la vie de l’esprit et du cœur. » Mais, si l’amour est la vie de l’esprit et du cœur, en supprimant l’amour, vous nous tuez ! répond Mlle de La Tremblaye : « il faut donc renoncer à la vie ? » Mlle de Saint-Ange : « Non ; l’indifférence n’a jamais tué personne ! » Elle a quelquefois de ces réflexions qui révèlent une mélancolie à laquelle succombe la gaieté de Mlle de La Tremblaye ; Mlle de La Tremblaye n’a plus de zèle à riposter : elle « rêve au lieu de répondre. » Ah ! si l’amour était ce qu’il doit être : « éclairé, doux, constant et heureux ! » Il est tout le contraire : « le monstre de la nature, la perte du genre humain, le perturbateur du repos public ! » Pour que l’amour ne soit pas nos délices, il y a nos cœurs, si frivoles que leurs alarmes ne sont rien, ni rien nos résolutions ; et l’on ne saurait promettre d’aimer. Ni promettre de ne pas aimer, à cause de notre « inconstance naturelle, » qui peut nous donner à l’amour et nous interdit d’être à lui longtemps… « Pourtant, je sais des gens qui ont aimé toute leur vie, reprit Mlle de La Tremblaye. — Leur vie n’a donc pas été longue ! répondit froidement Mlle de Saint-Ange. » Elle n’appelle pas amour les langueurs de la tendresse finissante : on n’a pas vu de gens s’aimer « violemment et longtemps ; » et, l’amour sans violence, elle le dédaigne… Mlle de La Tremblaye s’accommoderait d’un amour bref : « Si l’on n’aime point du tout, n’est-ce pas un plus grand mal de mourir tout à fait que de vivre quelque temps, puis mourir et revivre ?… » Cette petite a bien de la ferveur et de l’imprudence, dont éclate de rire Mlle de Saint-Ange, avec un peu de honte aussi. Mlle de La Tremblaye va se fâcher : quoi ! l’on vous parle d’un amour innocent !… Mieux avertie, Mlle de Saint-Ange sait qu’il y a peu de distance et qu’il y a d’inévitables transitions de l’amour innocent à l’amour criminel. En définitive, l’amour est le désir de « posséder l’objet qui plaît ; » et vous voilà toute empêchée de « circonspection : » dites si c’est un beau plaisir, que d’aimer d’une façon si gênante ! Mlle de La Tremblaye est sensible à ces difficultés : la « trop grande circonspection qu’il faut apporter en aimant » la détournerait de l’amour plus que la crainte des larmes qu’il coûte.

Leur science du plaisir et des peines d’amour, ces deux jeunes filles l’empruntent à l’histoire, je le disais, et aux livres. Elles citent le roi Salomon, Marc-Antoine et la reine Cléopâtre, Aristote le prince des philosophes et Sénèque le plus beau génie du monde. Et, si Mlle de Saint-Ange invoque le souvenir de la très sage Lucrèce, Mlle de La Tremblaye a vile fait de l’interrompre : « Mademoiselle, n’a-t-elle pas aimé Brutus ? » Elle a aimé Brutus ; mais Brutus « était d’un caractère bien différent des autres hommes. » Pour interpréter les enseignements de l’histoire, il faut l’expérience de chacun : Mlle de La Tremblaye n’a que des projets ; Mlle de Saint-Ange a ses déceptions. Mais elles ont l’une et l’autre le spectacle de ce qu’on voit, quand on est du monde et qu’on y a de bons yeux. Elles s’entendent à demi-mot sur l’histoire de la marquise de… : une personne « des plus distinguées et qui avait un siège chez la Reine » est devenue « le mépris de tout Paris » pour avoir épousé son valet qui, au bout de trois mois, l’a délaissée. Et la pauvre Mme de…… « Vous en savez bien quelque chose, mademoiselle, puisque votre maison a été son asile contre l’orage le plus violent… Cet exemple et mille autres qui se voient tous les jours ne prouvent que trop les malheurs et les disgrâces de l’amour… » Mille exemples, et qu’il ne faut pas chercher plus loin qu’à la cour, « qui est l’école de l’amour. » En effet, « rappelez dans votre esprit ce que vous savez de toutes les personnes qui la composent. Que sont devenues, s’il vous plaît, toutes ces belles passions qui avaient si bien commencé et qui ont si mal fini ? Quelles bizarreries, quelles inégalités, quels dégoûts ont suivi les premières ferveurs !… »

Mlles de Saint-Ange et de La Tremblaye et l’auteur du Triomphe de l’indifférence voient de tout près la cour, comme l’a vue aussi Mlle de La Vergue. Et il y a l’air de la cour, dans ce petit roman, la mélancolie des amours élégantes et, quelques-unes, royales, si brillantes en leurs débuts, ornées de fêtes, puis terminées par la honte, ou l’exil1, ou très souvent la solitude religieuse : dans les couvents, que de larmes sempiternelles payaient de courtes félicités !… Parmi tant d’anecdotes, l’une allait plus que toutes les autres au cœur des sensibles jeunes filles : celle de Mme de La Fayette, que Louis XIII avait aimée et qui, chez les Visitandines, était la mère Louise-Angélique. Douce victime de l’amour, et sans avoir commis nulle faute, nulle imprudence même, hormis l’imprudence d’aimer ! L’auteur du Triomphe de l’indifférence fait allusion à elle, vante sa vertu, son mérite si rare, et plaint son infortune. Mlle de La Tremblaye avoue qu’on est très malheureuse, si l’on aime en un lieu inaccessible. Et Mlle de Saint-Ange : « La pauvre La Fayette en est une triste preuve. — Je ne me souviens jamais de cette fille, reprend Mlle de La Tremblaye, qu’avec une extrême douleur ! » Du reste, l’aventure de Mlle de La Fayette est déguisée, comme voilée, dans le Triomphe de l’indifférence. Mlle de La Fayette y devient une personne inventée, qui aurait vécu au commencement du XVe siècle, fille d’honneur de Catherine de France, reine d’Angleterre, et amoureuse non du Roi, mais de ce bel Owen Tudor, l’amant de la Reine. C’est un épisode ajouté au drame de l’histoire ; l’amour y fait trois victimes : « Catherine de France, qui aimait Tudor et qui en fut aimée avec toute la passion dont un cœur est capable, quoiqu’elle n’eût rien à souffrir du côté de La Fayette, était tourmentée, puisqu’elle était aimée de Tudor jusqu’à la fureur. Que ne souffrit-elle pas ? Jamais d’amour plus doux et plus cruel en même temps que celui de cette pauvre princesse ! Si La Fayette avait pu pénétrer dans le cœur de son amant et dans celui de sa rivale, qu’elle aurait eu lieu de se consoler de ses maux ! et, si elle avait pu prévoir la mort funeste que leur amour leur attira, il est à croire que le moment si court de leur félicité ne lui aurait pas donné la mort… » C’est une autre La Fayette, que l’auteur du Triomphe de l’indifférence substitue à la vraie et vivante. L’aventure de la vraie et vivante n’était pas si ancienne qu’on se permit de la conter. Mais, sous le déguisement, c’est la vraie et vivante La Fayette que l’on invoque en témoignage des tribulations que l’amour cause. « Je ne me souviens jamais de cette fille qu’avec une extrême douleur… »

Mlle de Saint-Ange condamne l’amour. Mlle de La Tremblaye ne cède pas facilement à l’attrait de ces mots, « une heureuse indifférence. » Elle dit : « Ce n’est pas un grand bonheur de ne rien aimer ! » Mlle de Saint-Ange répond : « Ce n’est pas véritablement un grand bonheur… L’indifférence est un état assez languissant ; mais la paix ou le repos dont il est accompagné le rend infiniment préférable aux amères douleurs de l’amour. Ne convenez-vous pas de cela, mademoiselle ? » Mlle de La Tremblaye, avec chagrin, convient de cela. Elle est vaincue ; elle consent que « le meilleur est de vivre sans attache. » Et c’est aussi ce que dit Mlle de La Vergne à Ménage : « Je suis si persuadée que l’amour est une chose incommode que j’ai de la joie que mes amis et moi en soyons exempts. » Voilà son opinion de jeune fille. Quelques années plus tard, en 1663, au printemps, à la campagne, elle composera un petit traité qu’elle entend ne montrer à personne, ou à Corbinelli seulement ; et Corbinelli l’a montré à Mlle de La Trousse, qui l’a montré à Huet, qui ne l’a peut-être pas tenu fort secret. Ce petit ouvrage, quelques pages écrites « sur le bout d’une table, » est perdu. Mme de La Fayette l’appelle « un raisonnement contre l’amour. » Et tous ses livres sont, en quelque façon, des raisonnements contre l’amour : des raisonnements appuyés sur des faits ou des remarques, enfin des opinions : l’amour y est peint de couleurs sombres.

Cependant, Mlle de La Vergne se marie : et elle épouse le frère de la mère Louise-Angélique, autrefois Mlle de La Fayette à la cour du roi Louis XIII.

François de La Fayette appartenait à l’une des plus illustres et anciennes familles de l’Auvergne, zélée au service du Roi et de la religion. Son premier ancêtre connu, Gilbert du Motier, est mentionné au cartulaire de Soucillange, pour une fondation qu’il a faite en l’année 1025. Gilbert II se croisa l’an 1095, sous le règne de Philippe Ier, et Gilbert IV, sous le règne de Philippe Auguste. Les autres Gilbert du Molier, seigneurs de La Fayette, se distinguent généralement par leurs fondations pieuses et leur belle conduite dans les guerres contre les Anglais. Un Jean du Motier fut tué à la bataille de Poitiers, combattant auprès du Roi. Mais le grand homme, et de qui date la renommée de la famille, est Gilbert VII, au début du XVe siècle, conseiller chambellan du roi Charles VI et de Mgr le Dauphin, régent du royaume, son lieutenant et capitaine général dans le Lyonnais et Maçonnais et maréchal de France pour avoir, le samedi saint de l’année 1421, battu à Baugé le duc de Clarence et la gendarmerie anglaise. Au XVIe siècle, un Jean du Motier, comte de La Fayette, épouse une Françoise de Montmorin : et, par cette alliance, il y a, si l’on veut, quelque parenté entre deux femmes qui, à cent années d’intervalle, ont délicieusement possédé les grâces de l’esprit français, Mme de La Fayette et Mme de Beaumont, née Montmorin de Saint-Hérem. Jean de La Fayette et Françoise de Montmorin eurent, parmi leurs enfants au nombre de six, un fils, Pierre du Motier de La Fayette, qui fut tué à la bataille de Moncontour en 1569 et qui se trouve extrêmement maltraité par le terrible Jean de Serres, dans son Recueil des choses mémorables. Jean de Serres appelle La Fayette « voleur insigne, » tout nettement.

Il raconte qu’au mois de mai 1562, avec d’autres chefs et soldats du parti romain, La Fayette vint à Nevers et se rua sur « ceux de la religion, » emprisonna les ministres, fit rebaptiser les enfants, réitérer les mariages et « nettoyer » les maisons. Il l’accuse d’ « infinis pillages sur les bateaux passans par-là » et d’avoir enfin rapporté en sa maison d’Auvergne un butin de quarante à cinquante mille écus. Le mois d’après, La Fayette pénétra dans la ville de la Charité, qu’il assiégeait depuis le printemps : « ceux de la religion furent pillés et rançonnés en tant de sortes qu’ils n’en pouvaient plus, par La Fayette, à qui rien n’était trop chaud, ni trop froid, ni trop pesant. » Voilà ce que dit Jean de Serres ; mais il écrit plus tard et n’a pas vu ce qu’il raconte. Et Moréri nous avertit de ne pas nous fier à ce huguenot passionné qui recueillait les plus anciennes rancunes de ses coreligionnaires. Mais comme, dix années après la révocation de l’édit de Nantes et à l’occasion de la mort du fils cadet de Mme de La Fayette, le Mercure galant glorifie les La Fayette d’avoir bien défendu l’Église contre les huguenots, il est probable que Pierre de La Fayette a en effet durement travaillé à Nevers et à La Charité, Il mourut sans enfants. La lignée descend de son frère cadet Claude, lequel eut parmi ses fils un personnage remarquable et que Mme de La Fayette a connu, François de La Fayette, évêque de Limoges.

Il était né en 1590, au château d’Epinasse, en Auvergne. Comme plusieurs membres de sa famille avant lui, deux Motier de La Fayette et trois Motier de Champetières, il fut, et le fut à vingt ans, chanoine de l’église de Lyon, qui lui donnait le titre de comte de Lyon. Quand, au mois de juillet 1785, le général de La Fayette vint à Lyon, le doyen du chapitre lui rappela les trois La Fayette qui avaient été chanoines. François de La Fayette fut choisi pour aumônier ordinaire de la reine Anne d’Autriche, puis, en 1617, à la mort de Pedro de Castro, pour premier aumônier. C’est le commencement des honneurs. Le 11 janvier 1627, Louis XIII le nomma évêque de Limoges. Il fut sacré à Paris l’année suivante. La reine, Monsieur frère du roi, plusieurs princes du sang, le nonce du pape et quantité de seigneurs de la cour assistaient au sacre. Pendant la cérémonie, la reine ôta de son doigt une bague précieuse et la fit porter à M. de Limoges, qui, dans ses portraits, fut toujours représenté avec deux bagues, l’anneau pastoral et le présent de la reine. François de La Fayette quitta la cour et partit pour Limoges. Le soin de son diocèse le consola-t-il de la cour ? En 1635, pour l’assemblée générale du clergé de France, il revint à Paris et, à ce qu’il semble, fut repris du goût de ce brillant séjour. Il reparut à la cour. C’est le temps où Mlle de La Fayette, sa nièce, ayant ému le cœur du roi, se trouva être un bon instrument politique entre les mains des intrigants. L’attachement que M. de Limoges avait pour la reine engageait ce prélat contre le cardinal de Richelieu. Au bout du compte, M. de Limoges fut renvoyé dans son diocèse. Après cela, il paraît n’avoir plus cherché d’autre occupation que religieuse et mérita la renommée d’un excellent évêque. On admirait son « air majestueux » dans les cérémonies. Cependant, il suivait les règles de l’humilité ; il s’écriait : « Hélas ! je ne méritais pas d’être évêque ! J’étais indigne de ce caractère : j’étais propre à servir un maître et à être valet de pied ! » Ce poignant scrupule ne le tourmentait pas au point qu’il ne vécût environ quatre-vingt-six ans.

Le comte de La Fayette, qui épousa Mlle de La Vergne, était neveu de M. de Limoges. Il était fils de Jean du Motier comte de La Fayette et de Marguerite de Borbon-Buffet. Il avait trois sœurs : celle qui devint la mère Louise-Angélique ; une autre, qui fut abbesse au monastère royal de Saint-Georges de Rennes ; et la troisième épousa M. de Chavini de Blot. Il avait trois frères aussi ; mais Charles, l’aîné, avait été tué à la bataille d’Etampes en 1631 ; le deuxième, Claude, était abbé ; le troisième, Jacques, était chevalier de Malte. Aucun de ces beaux-frères et belles-sœurs de Mme de La Fayette, hormis la mère Louise-Angélique, n’aura guère aucun rôle dans son histoire. Peut-être convient-il pourtant de mentionner l’abbesse de Saint-Georges, très noble et très vertueuse dame Magdelaine de La Fayette. Cette sœur de la mère Louise-Angélique avait eu d’abord une tout autre destinée. Elle était entrée au couvent très jeune, avant d’avoir pu connaître le monde ; et elle ne le connut jamais. De sorte que son sacrifice a moins de portée, moins de mérite ; mais il a une candeur plus parfaite. Et c’est un point sur lequel, à ses funérailles, le 28 juillet 1688, insista le panégyriste. Il la montre enfermée dans cette royale maison religieuse de Saint-Georges « dès le printemps de son âge » ; il la montre bien éloignée des sentiments de ceux qui, « ayant donné leurs plus beaux jours à l’amour du monde, de la chair et des sens, croient qu’il suffit d’offrir au Divin une vieillesse tout usée de crimes et l’esclave de la vanité. » À cette époque, la mère Louise-Angélique était morte depuis plus de vingt ans : on ne peut dire qu’elle n’eût donné à Dieu qu’une vieillesse tout usée de crimes ! Le panégyriste ne songe point à elle. Mais enfin, l’abbesse de Saint-Georges est la perfection de l’innocence : « La petite La Fayette consacra à Dieu les prémices de sa vie avec une volonté prompte et pleine d’affection. » L’une de ses tantes, sœur de M. de Limoges, était abbesse de Saint-Georges avant elle. Et elle fut maîtresse des novices, prieure ensuite, coadjutrice de sa tante et, à vingt-cinq ans, à la mort de sa tante, elle fut nommée abbesse. Des aventures mondaines de sa sœur, on ne sait pas ce qu’elle apprit. A Saint-Georges, la règle était sévère ; et elle-même tenait à ne la point adoucir. Comme elle était malade, les médecins dirent que le changement d’air la guérirait ; les religieuses la conjuraient d’obéir à ce conseil. Elle répondait : « Non, mes sœurs, l’amour de la vie n’aura jamais sur moi plus de pouvoir que le zèle de ma règle et de mes vœux. Souffrons tant qu’il plaira à Dieu plutôt que de manquer à l’obligation de la clôture où nous sommes engagées ; mourons même, s’il le faut, plutôt que de rien faire de contraire à la perfection de notre état. » Cependant, à la longue, elle dut céder aux prières de ses chères filles : elle fit, âgée, une sortie ; mais, comme son heure dernière approchait, elle voulut retourner au monastère. Le chemin difficile et son extrême faiblesse faisaient obstacle à son retour. Elle dit que « c’était principalement à la fin que la générosité devait paraître : » et elle mourut deux jours après s’être de nouveau mise dans sa clôture.

Voilà, en somme, la famille où entre Mlle de La Vergne : une famille bien échantillonnée des souvenirs, des ardeurs, des remuantes ambitions et des vertus de l’ancienne France. Mais l’homme qu’elle épouse n’en est pas le personnage le plus remarquable et n’en est pas le plus exactement connu. Il avait probablement une vingtaine d’années de plus que Mlle de La Vergne ; et il devait être à peu près de l’âge de La Rochefoucauld et de Ménage, nés tous deux la même année 1613. En effet, il a été mêlé aux intrigues de cour qui se formèrent autour de Mlle de La Fayette ; et il faut supposer qu’il avait alors, aux environs de 1637, un peu plus de vingt ans. On dit qu’à cette date il avait déjà servi en Hollande et qu’il ménageait sa carrière en ne déplaisant pas à Richelieu. L’aventure de sa sœur était pour le gêner. Toujours est-il qu’à la fin de décembre 1638, l’un de ses oncles, Philippe-Emmanuel de La Fayette, chevalier de Malte, et qui avait été, avec M. de Limoges et Mme de Sennecé, l’un des fauteurs de la cabale, écrivait à M. de Limoges : « J’ai entretenu mon neveu devant sa sœur… » Et ce dut être au parloir des Visitandines de la rue Saint-Antoine… « La tête lui fut lavée doucement et fortement. Je crois que c’est lessive perdue ; néanmoins il accepta les remèdes qu’on lui proposa pour vivre mieux à l’avenir. Je travaille par voies secrètes à le mettre mieux dans l’esprit de ceux avec lesquels il s’est mal conduit. Sa sœur négocie cela ; enfin, il faut essayer d’employer utilement tout le peu qu’il a de bon en lui. Je ne me rétracte pas du raisonnement que j’ai fait sur sa personne ; au contraire, j’y ferais encore des commentaires moins avantageux…  » A première vue, ce n’est pas brillant. Mais les oncles de ce jeune officier sont des gens de parti, fort occupés de leur idée et qui ne tolèrent pas la tiédeur. Ils auraient voulu trouver en leur neveu un auxiliaire : ils ont trouvé, sinon tout à fait un adversaire, au moins un garçon qui se réserve. Mais la famille de La Fayette n’était pas unanime à pousser l’intrigue, et les parents de Louise-Angélique et du jeune François de La Fayette souhaitaient de rester à l’écart ; même, leur abstention fut un peu singulière, quand il s’agit, pour la jeune fille, d’obtenir un avis et bientôt une permission, touchant son vœu d’entrer au couvent : ils ne répondirent pas. Un témoignage contemporain les accuse de pusillanimité : ils auraient craint de déplace soit au cardinal, soit au roi. Ils vivent dans la retraite, fort loin de la cour. En dehors de leurs intérêts particuliers, peut-être leurs opinions les ont-elles obligés à ne se point lancer dans une cabale. Les La Fayette avaient, depuis des siècles, une tradition de service fidèle au roi. Lors des guerres civiles, où les partis embrouillaient les convictions, ils s’étaient tenus au parti du roi. L’on peut croire que l’aventure de leur fille leur déplut ; mais ils étaient vieux et retirés : c’est probablement à leur fils que fut confié le soin de marquer leur mauvaise humeur. Seulement, ce jeune homme avait peu d’initiative contre ses oncles forcenés : et d’autant qu’il était de petite valeur.

Sur quelque médiocrité du comte François de La Fayette, il y a l’accord de tous ceux qui ont parlé de lui. Au moment de son mariage, les chroniqueurs, chansonniers, faiseurs de mots et de petits vers le dénigrent à l’envi. Une chanson ridiculisa la première entrevue qu’il eut avec Mlle de La Vergne : il y fui niais. Et, quand il sortit, la compagnie, d’un même ton, s’écria :

La sotte contenance !
Ah ! quelle heureuse chance
D’avoir un sot et benêt de mari
Tel que l’est celui-ci !

Et Mlle de La Vergne, qu’a-t-elle dit ? Elle a dit :

Qu’il paraissait si doux
Et d’un air fort honnête
Quoique peut-être bête,
Mais qu’après tout, pour elle, un tel mari
Était un bon parti.

C’est la chanson, qui s’amuse à de telles méchancetés. Mais la chanson tourne à la prophétie, quand elle annonce que le mari « ira vivre en sa terre, — comme monsieur son père » et que la femme fera « des romans à Paris, — avec les beaux esprits. » C’est bien cela qu’il advint.

Ce comte François de La Fayette, je ne sais pas s’il est beau ; mais il n’est pas fort jeune : il a passé la quarantaine. Il n’est pas très intelligent : il n’a seulement pas de vivacité mondaine. Mlle de La Vergue, ennemie déclarée de l’amour, ne fait pas un mariage d’amour. Elle épouse volontiers ce garçon, qui est de très noble famille et qui, après avoir servi en Hollande, a été enseigne de la compagnie’ du maréchal d’Albret, puis lieutenant des gardes françaises. Un bon garçon, d’ailleurs : et elle ne demande pas davantage. Peut-être les fantaisies frondeuses de son beau-père, qui l’ont écartée de la cour, l’engagent-elles à n’être pas ambitieuse. Elle a vingt et un ans : et la plupart de ses compagnes sont mariées. Elle fait un mariage raisonnable, sinon un mariage de raison. Il faudra vivre à la campagne ? Ce n’est pas pour lui déplaire infiniment, après qu’elle a vu que l’exil de Champiré, pendant deux ans, ne lui était pas intolérable. En outre, La Fayette, doux et honnête, a, je suppose, dans son air et dans ses habitudes, quelque chose de reposé qui lui promet le calme dont l’avaient privée les agitations de son beau-père et de sa mère. Il n’est pas frondeur : elle non plus. A-t-elle aussi quelque arrière-pensée de ce que la chanson fait prévoir et, fût-ce un peu vaguement, compte-t-elle sur la commodité que donne un mari débonnaire ? A-t-elle déjà quelque souci de l’arrangement qui sera le sien, la vie à Paris, tandis que le mari demeure aux champs ? C’est possible. Dans ce mariage, il paraît bien qu’elle ne cède pas à une impulsion de son cœur ; à des calculs ? c’est trop dire ; mais à des intentions toutes pleines de discernement, c’est probable.

Et qui a fait le mariage ? J’en attribue l’idée et la réussite à la Mère Louise-Angélique de la Visitation. Mme de La Fayette, au commencement de la Vie de Madame Henriette, résume, — et, du reste, un peu inexactement, — l’histoire de la religieuse ; et elle ajoute : « J’épousai son frère. Quelques années devant le mariage, et comme j’allais souvent dans son couvent…[5] » Ainsi, elle connaissait la Mère Louise-Angélique et elle était en relations avec elle dès avant son mariage. Les relations durent être interrompues au cours des mois pendant lesquels Mlle de La Vergne habitait Champiré ; mais elles reprirent quand Mlle de La Vergne et sa mère revinrent à Paris, les premiers jours de décembre 1654. Et nous sommes alors à peu de semaines du mariage : le mariage s’est fait, je l’ai dit, extrêmement vite.

La Mère Louise-Angélique était alors une personne très différente de ce que nous l’avons vue en 1637. Elle avait trente-six ans ; elle était religieuse depuis quelque dix-huit ans ; les charges qu’elle avait occupées à la Visitation, comme aussi le souvenir de son aventure et le fidèle attachement de la reine lui valaient beaucoup de considération. Le 19 mai 1637, quand elle était arrivée aux Filles Sainte-Marie de la rue Saint-Antoine, elle cherchait un refuge. Sa grande piété n’empêchait pas qu’elle ne fût alarmée, une âme en peine et qui aura besoin de temps pour s’apaiser. Elle se précipite à la vie religieuse avec un zèle qui trahit son inquiétude. Peu de jours après son arrivée au couvent, la reine l’y vint voir. Elle n’avait pas encore l’habit ; mais, afin de marquer sa rupture avec le monde, elle s’était accoutrée singulièrement. « Elle alla recevoir la reine les cheveux couchés sous son bonnet, une façon de serviette pliée en biais à son cou, des demi-manches attachées à celles de sa robe, qui lui serraient les bras jusqu’aux poignets. Elle avait aussi enlevé le bourrelet de sa jupe, qu’elle avait fermée, contre la mode du temps. » Sa Majesté, en la voyant, ne retint pas ses larmes ; et toutes les dames qui accompagnaient Sa Majesté pleuraient pareillement. Une des amies de Mlle de La Fayette ne put la souffrir en cet « équipage » et lui dit : « Ma chère, es-tu folle, de t’habiller ainsi ? » Elle répondit un peu sèchement : « Je croyais vous avoir laissé la folie, en laissant le monde ! » Il y a de l’acidité dans son esprit. Dès son arrivée au couvent, elle rechercha tous les stratagèmes de mortification, réclama de balayer le monastère, laver la vaisselle, servir les malades, porter les lessives, enfin les besognes basses et répugnantes. « Jamais elle n’était contente que lorsqu’elle avait la hotte sur le dos… » Elle eut quelque temps le soin de la basse-cour, les pieds dans des sabots. Elle mangeait la nourriture la plus vile et les parties gâtées des fruits, voire les vers qui s’y mettent, disant qu’il ne faut rien donner à la concupiscence. Elle jetait ainsi sa gourme sainte, si l’on peut dire. Elle venait de la folie mondaine, selon ses mots : avant d’aboutir à la sagesse, elle porta son humeur, sa fougue et même un peu de bizarrerie aux lieux où elle s’apaisera. Elle devint ensuite une religieuse des plus raisonnables. Quelques semaines après son entrée au couvent de la rue Saint-Antoine, elle reçut le saint habit ; l’année suivante, le 28 juillet, elle fit profession. Quatre ans plus tard, elle fut nommée maîtresse des novices. En 1647, avec d’autres sœurs, elle eut mission de réformer un monastère de la rue Saint-Honoré, qui allait à quelque désordre. Et, en 1651, lorsque les Visitandines fondèrent le monastère de Chaillot, sur le désir de la reine exilée d’Angleterre, elle y fut assistante de la Mère Hélène-Angélique Lhuillier, qui mourut et qu’elle remplaça peu après le mariage de son frère et de Mlle de La Vergne. Il y avait, dans sa vie religieuse, autant d’activité que de contemplation. Le monastère de Chaillot, tout saint qu’il fût, n’était pas absolument fermé au monde. L’on y verra la Mère Louise-Angélique assez souvent occupée, non à son gré, mais pour le bien des événements et des gens de la cour et de la ville. Comme elle devra s’entremettre, par exemple, — et avec une ingénuité parfaite, — dans les galanteries de Madame Henriette et du comte de Guiche, il n’est pas surprenant qu’elle ait eu l’initiative du mariage de son frère et d’une jeune personne avec qui elle était liée. Son frère, assez timide ; Mlle de La Vergne, que les hasards de la politique avaient écartée de la cour : ces deux êtres lui semblèrent avoir des analogies qui les pouvaient accorder. S’est-elle trompée ? On le verra.

Le mariage de Mlle de La Vergne et de haut et puissant seigneur messire François, comte de La Fayette, Naddes, Epinasse et autres lieux, fut célébré le 15 février 1655, environ deux mois et demi après que Mlle de La Vergne était rentrée à Paris, environ six semaines après que Mme de Sévigné, un peu nerveuse, écrivait à Madame Royale qu’elle attendait, pour aller retrouver son époux à Champiré, d’avoir donné quelque ordre à ses misérables affaires particulières. Mme d’Aiguillon, comme toutes les fois que la famille de La Vergne fut en cérémonie conjugale, signa sur le contrat de mariage. Loret, dans sa Gazette, ne manqua point de signaler ce mariage. Et il le fit, selon son usage, d’une façon qui a l’air de sous-entendre on ne sait quoi d’un peu étrange : « La Vergne, cette demoiselle, — à qui la qualité de belle — convient si légitimement, — se joignant par le sacrement — à son cher amant La Fayette, — a fini l’austère diète — qu’en dût-elle cent fois crever — toute fille doit observer. — Ce fut lundi qu’ils s’épousèrent — et que leurs feux ils apaisèrent. — Ainsi cette jeune beauté — peut dire avec que vérité — que, quand le carême commence, — elle finit son abstinence… » N’est-ce pas bien joliment dit ?… Qu’est-ce qu’il donne à entendre ? Et, au surplus, a-t-il quelque chose en tête ? On en douterait, connaissant sa manière. Mais voici d’autres malices d’un autre.

On lit, dans le Recueil des épîtres en vers burlesques de M. Scarron et d’autres auteurs sur ce qui s’est passé de remarquable en l’année 1655 : « Autre histoire. Un homme sans nom — arrive à Paris de Bourbon — vendredi, samedi s’habille — chez le fripier, voit une fille — dimanche et l’épouse lundi. — Il peut dire : Veni, vidi — et vici ; si l’on l’en veut croire, — l’on doute si cette victoire… » Ici, un vers trop déshonnête… « L’historiette, tout de bon, — n’est pas à plaisir inventée… » Tallemant, qui n’a point assez de ses méchancetés pour ne pas recueillir celles des autres, cite ou résume ces petits vers et ajoute : « Or, en ce même jour, La Fayette, toutes choses étant conclues dès Limoges par son oncle qui en est évêque, était venu ici et avait épousé Mlle de La Vergne. Le lendemain, quelqu’un, pour rire, dit que c’était La Fayette et sa maîtresse. Dans la gazette suivante, Scarron s’excusa et en écrivit une grande lettre à Ménage qui, étourdiment, l’alla lire à Mlle de La Vergne ; et il se trouva qu’elle n’en avait pas ouï parler… ». Il est vrai que, dans la gazette suivante, Scarron s’excusa ou, du moins, accusa les matins qui s’étaient donné le détestable plaisir de mettre des noms, et les noms que voilà, sous son anecdote. Il les traite de « lâches corrupteurs d’une histoire. » A l’entendre, quelle apparence y a-t-il qu’il ait appelé « homme qui n’a point de nom » et « originaire de Bourbon, » le comte de La Fayette, un homme de qualité, originaire d’Auvergne ? Et quelle apparence qu’il ait choisi pour objet de sa moquerie « une demoiselle très chère, » dont il « aime et honore » la mère, et « un homme dont l’oncle lui fut — intime ami tant qu’il vécut ? » Cet oncle, c’est, il faut croire, Philippe Emmanuel de La Fayette, le chevalier de Malte. Et Scarron se fâche. Il n’a songé qu’à raconter une histoire vraie, qui n’a rien à faire avec Mlle de La Vergne et le comte de La Fayette : il ne sait pas les noms du héros et de l’héroïne ; il sait que l’histoire s’est passée au Marais et qu’il l’a contée parce qu’elle lui a paru amusante. La défense a l’air sincère. La gazette que l’on reproche à Scarron est datée, dans le Recueil, du 2 février 1655 : elle serait ainsi de deux semaines antérieure au mariage. Sans doute, Scarron ne pensait-il point à Mlle de La Vergne ni au comte de La Fayette, quand il a rimé cette anecdote.

Il reste que le public a mis les noms de La Vergne et de La Fayette sous ces petits vers impertinents. Et il reste qu’au dire de Tallemant l’on eut tant à se dépêcher que M. de Limoges avait usé de ses prérogatives pour hâter les formalités religieuses. Il y aurait pourtant de la malignité à chercher, là-dessus, des interprétations désobligeantes. Si le mariage de Mlle de La Vergne se fit promptement, prestement, et fut comme un peu bâclé, nous avons tout le très simple secret de l’aventure dans cette lettre de Mme de Sévigné à Madame Royale en date du 1er janvier 1655. Cette excellente épouse ne vivait pas, loin de son mari, malade peut-être et menacé de maints périls : elle voulait partir pour Champiré sans retard. Elle était plus tendre épouse que mère très attentive. Elle n’a pas laissé traîner le mariage de sa fille. Et voilà tout ! Mais « le monde est méchant, ma petite ! » Et il l’était, à l’époque de Tallemant déjà.

Mlle de La Vergne se maria si promptement que, pour la complimenter, M. Costar fut pris au dépourvu. Il n’était pas improvisateur. Il avait une lenteur de travail qui eût voulu de longues fiançailles : de sorte que, sa lettre terminée, Mlle de La Vergne était Mme de La Fayette. Il la complimente. Il lui dit : « Madame, il y a de la sûreté à se réjouir avec vous de votre heureux mariage… » Quelle sûreté ? pourquoi ce mariage est-il un heureux mariage ? « Car on doit être également persuadé qu’il est de votre choix et que vous ne sauriez faire que de bonnes élections… » C’est un raisonnement. Et son assurance ne va point à l’enthousiasme ; il montre même une terrible modération dans son espérance et dans ses vœux : « Il est presque impossible que vous ne soyez aussi satisfaite dans cette nouvelle condition que vous l’avez été dans la première… » Et pourquoi ? C’est qu’il l’a bien jugée, une « des plus raisonnables personnes » qui soient au monde. Il lui annonce, comme la récompense d’une âme judicieuse, « des plaisirs tranquilles et des contentements tout purs, qui ne coûteront que ce qu’ils valent et qui n’auront point de fâcheuses suites. » Ce n’est pas un délire de joie communicative ; il y a là de quoi navrer toute confiance un peu crédule ! M. Costar promet aussi à la jeune mariée le meilleur résultat d’une sagesse avertie : elle détournera « une partie des accidents, » afflictions et disgrâces les plus difficiles à éviter ; « vous en corrigerez l’amertume et le mauvais goût, vous les prendrez par le bon côté et par l’endroit qui blesse et qui offense le moins. » Il l’engage encore à ne pas négliger la consolation religieuse… Et il conclut : « Ce sont là, madame, les pensées les plus agréables dont je m’entretienne… » Et ce n’est pas gai.

Mais aussi, le mariage de Mlle de La Vergne, sans être véritablement triste, n’est pas gai non plus. On a l’impression que Mme de Sévigné se débarrasse de sa fille et que Mlle de La Vergne se délivre de sa mère et de son beau-père. Elle n’a pas beaucoup d’élan ; elle n’a guère d’illusions et de naïveté : elle n’aura guère de déceptions. Je crois qu’elle entre dans sa vie de femme sans compter sur de grandes aubaines. Elle a vu, très jeune, le train de la vie ; elle a vu, de la vie, plus que n’en voient d’autres jeunes filles. Elle dira, plus tard : « C’est assez que de vivre ! » Elle n’en est pas à le dire. Peut-être commence-t-elle, tout bas et discrètement, selon sa manière, à le penser.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Voir la Revue du 15 juillet 1918.
  2. Costar prétend qu’il tient ce renseignement de Marigny, frondeur et chansonnier.
  3. Une correspondance inédite de Mme de La Fayette et de Ménage, provenant de l’ancienne collection Tarbé et que M. le comte d’Haussonville a signalée ici même, m’a été très obligeamment communiquée par Mme Feuillet de Conches.
  4. Ms. 3213.
  5. Ce n’est pas le texte des éditions ; mais c’est le texte véritable.