Une Invasion prussienne en Hollande en 1787

Une Invasion prussienne en Hollande en 1787
Revue des Deux Mondes3e période, tome 74 (p. 129-164).
UNE
INVASION PRUSSIENNE
EN HOLLANDE EN 1787

Archives des affaires étrangères. — Archives royales des Pays-Bas[1].

Au mois d’octobre 1787, la république des Provinces-Unies fut brusquement envahie et facilement occupée par les Prussiens malgré les menaces répétées et les protestations solennelles du gouvernement français. L’événement accompli, la cour de Versailles déclara ne « conserver aucune vue hostile relativement à ce qui s’était passé. »

Le rapide succès des soldats prussiens causa une émotion profonde dans l’Europe entière. La joie fut grande à Londres et à Berlin. A Vienne, l’empereur François-Joseph ne sut pas cacher ses impressions. « La France est tombée. Je doute bien qu’elle se relève. » Presque au même moment, M. de La Fayette, écrivant à Washington, lui annonçait les « funestes nouvelles de Hollande. » « On doit en accuser l’indécision de notre ministère, les bévues de son représentant, la friponnerie d’un aventurier poltron, le rhingrave de Salm. »

L’empereur d’Autriche et M. de La Fayette n’étaient pas les seuls à constater le déplorable effet produit dans le monde par la conduite imprévoyante et la résignation facile de la cour de France. Une république alliée du royaume, protégée par un traité formel d’alliance offensive et défensive, avait pu être attaquée en pleine paix. Le duc de Brunswick, à la tête de 20,000 hommes, s’était emparé en quinze jours des sept provinces, sans déclaration de guerre, au mépris du droit des gens; et le premier ministre M. de Brienne, prélat très peu religieux, ne retrouvait sa charité chrétienne que pour accepter humblement un sanglant outrage.

M. de Brienne n’était pas seul responsable de cet abaissement. Un pays divisé et troublé, une armée affaiblie et désorganisée, un trésor obéré et appauvri, telles étaient les causes premières d’une politique indécise et déjà faussée par les idées révolutionnaires. En Europe, tous les esprits clairvoyans le comprirent et devinèrent la crise qui devait renverser la vieille monarchie. En France même, l’opinion publique n’avait pas accueilli sans indignation une humiliation nationale. Mirabeau protesta avec éloquence contre l’oubli de traditions glorieuses, et les apôtres encore timides de la révolution se trouvèrent encouragés par les preuves trop évidentes d’une faiblesse qui devait perdre le pouvoir royal après en avoir compromis la dignité.

Il n’est peut-être pas sans intérêt, dans les circonstances présentes, de rappeler un incident assez peu connu, mais dont les conséquences furent graves. Si l’histoire doit sans cesse être refaite, ce n’est pas seulement parce qu’elle est mal faite, mais parce qu’elle est sans cesse oubliée.


I.

Sir James Harris, ministre d’Angleterre à La Haye, écrivait le 2 février 1785, au marquis de Carmarthen, secrétaire d’état de sa majesté britannique pour les affaires étrangères : « l’existence des Pays-Bas a toujours été considérée comme essentielle aux intérêts de l’Europe en général, et à ceux de l’Angleterre en particulier. » Et le marquis de Vérac, ambassadeur de sa majesté très chrétienne auprès des états-généraux, recevait au mois d’avril 1786, de M. de Vergennes, ministre des affaires étrangères à Versailles, une dépêche ainsi conçue: « Le roi considère les intérêts de la république comme les siens propres ; il prend et prendra de tout temps la part la plus sincère et la plus active à sa tranquillité et à son indépendance tant intérieure qu’extérieure. »

Les diplomates français et anglais, qui constataient avec tant de netteté, à la fin du siècle dernier, le rôle utile de la Hollande dans l’équilibre européen, ne manquaient pas à la politique ancienne et traditionnelle de leurs pays. La situation géographique des Pays-Bas, leurs richesses proverbiales, leurs flottes nombreuses et bien équipées, leurs colonies étendues et prospères attiraient et justifiaient l’attention des grandes puissances. La constitution compliquée des provinces, leur jalousie réciproque, l’ambition des stathouders facilitaient le rôle actif des ministres de la France et de l’Angleterre.

Une série de fédérations, agissant les unes sur les autres par des rouages savamment construits, mais toutes jalouses de leur indépendance et de leur souveraineté : tel était en résumé l’état de choses établi le 23 janvier 1579, et connu dans l’histoire sous le nom d’union d’Utrecht. Les états-généraux, formés de députés représentant les sept provinces et nommés par elles, étaient souverains sur tous les points intéressant l’ensemble du pays. C’étaient eux qui déclaraient la guerre et qui faisaient la paix, qui envoyaient des ambassades et recevaient les ministres des autres puissances, qui votaient les impôts et administraient les finances dans leur rapport avec l’ensemble de la confédération, et pour subvenir aux frais de l’armée, de la marine, de la diplomatie.

Les états provinciaux, composés de membres délégués par les villes ou par la noblesse, étaient souverains pour tout ce qui regardait l’administration de la province, pour régler ses recettes et ses dépenses, mais sans avoir plus le droit de diriger les affaires intérieures de chaque ville que les états-généraux n’étaient autorisés à se mêler des affaires intérieures de chaque province. Les conseils ou régences des villes comprenaient des membres généralement nommés à vie et qui se recrutaient souvent eux-mêmes. C’étaient eux qui nommaient à tous les emplois, distribuaient toutes les charges, établissaient les budgets, jouissaient, dans la plupart des cas, du pouvoir exécutif et judiciaire, qu’ils confiaient à des bourgmestres et échevins pris dans leur sein ou parmi les familles patriciennes.

Est-il besoin de dire que cette machine politique était trop compliquée pour ne pas être sujette à de fréquens et graves accidens? Tout était ou pouvait devenir matière à conflit entre tant de souverainetés distinctes. Cependant, comme pour ajouter à de si nombreuses causes de difficultés et de désunion, la constitution reconnaissait m autre pouvoir encore et donnait au stathouder un rôle imparfaitement défini dans le maniement des affaires publiques. Les républiques pas plus que les monarchies ne peuvent se passer de soldats pour les défendre et de généraux pour conduire ces soldats à la bataille. La naissance des princes d’Orange, leurs alliances avec les maisons royales de l’Europe, leurs talens militaires, leur courage, les désignaient à l’attention de leurs concitoyens. C’est ce que les signataires de l’union d’Utrecht avaient bien compris. Mais il eût fallu déterminer d’une manière précise les devoirs et les droits du stathouder, établir avec netteté sa part dans le gouvernement et fixer ses prérogatives. Des circonstances fâcheuses ou de coupables négligences ne le permirent pas, et pendant deux siècles les Pays-Bas turent troublés par des luttes de parti toujours violentes et parfois sanglantes. D’un côté, le stathouder, s’appuyant sur l’armée et sur six des provinces, suivi par la majorité de la noblesse, adoré par la populace, protégé par l’Angleterre. De l’autre, la province de Hollande, alliée naturelle et héréditaire de la France, gouvernée par une aristocratie municipale riche et puissante, soutenue par la marine qu’elle favorisait, suivie par un bataillon de villes, entre lesquelles se distinguait Amsterdam.


II.

« Vous êtes heureuse, ma nièce, vous allez vous établir dans un pays où vous trouverez tous les avantages attachés à la royauté sans aucun de ses inconvéniens. » Telles furent, raconte-t-on, les dernières paroles adressées, au mois d’octobre 1767, par Frédéric le Grand, roi de Prusse, à sa nièce Frédérique-Sophie-Wilhelmine, qui venait d’épouser Guillaume V, stathouder des Pays-Bas. Une révolution profonde s’était, en effet, opérée dans les provinces vers le milieu du XVIIIe siècle. Le stathoudérat, supprimé en 1702 après la mort de Guillaume III, et sous l’influence du vieux parti aristocratique, avait été rétabli en 1747, à la suite de l’invasion française et des troubles qu’elle avait amenés. Bien plus, le 16 novembre de cette même année, les états de Hollande et de Westfrise, « comprenant que la république ne pouvait exister sans un chef éminent, » avaient déclaré cette dignité héréditaire dans la maison d’Orange-Nassau, au profit des descendans légitimes des deux sexes du stathouder Guillaume IV. « Par cette révolution, dit Voltaire, les Pays-Bas devinrent une sorte de monarchie mixte. » Mirabeau va plus loin. « Maintenant des femmes allaient devenir généralissimes par droit de naissance, et les Bataves, ces fiers Balayes, courbèrent la tête sous le plus fatal désordre, sous la prérogative la plus humihanle de la monarchie même illimitée. » Malgré Voltaire et malgré Mirabeau, les patriciens hollandais et avec eux la cour de France, s’obstinèrent à ne voir dans M. le prince de Nassau-Dietz que le « premier citoyen et le premier serviteur de la république. »

Mais la jeune princesse prussienne qui venait de s’unir à Guillaume V n’entrait pas dans ces distinctions constitutionnelles. Nièce d’un grand roi, élevée dans un état où la monarchie était absolue malgré la philosophie de son souverain, elle croyait très sincèrement monter sur le trône et n’eût peut-être pas consenti sans cette conviction à devenir la femme du stathouder. Le musée royal de La Haye possède deux portraits de la princesse d’Orange peints à deux époques différentes. Dans le premier, la princesse, toute jeune encore, paraît un peu naïve sans beaucoup de franchise et quelque peu raide sans beaucoup de tenue. C’est une Allemande assez gauche, bien élevée et mal habillée, qui ne sait pas porter encore ses vêtemens de femme et qui semble gênée par la grande robe verte que vient de lui mettre une de ses dames d’atours. Dans le second, œuvre remarquable de Tischbein, les années sont venues, la princesse n’est plus une enfant, ses traits se sont formés ; elle est devenue belle, d’une beauté sévère, mais non sans charmes. Son visage impérieux et digne a de la grandeur, mais on y devine plus d’autorité et d’obstination que de douceur et de bonté. C’est une femme et une mère, qui a vécu et qui a souffert, qui croit connaître les hommes et qui les méprise. Elle semble contempler, non sans dédain, le portrait qui fait face au sien et qui représente son mari. Successeur, mais non descendant des héros qui avaient servi la république, tout en voulant l’asservir, le prince d’Orange avait pu remplir leurs charges sans hériter de leurs vertus. Sir James Harris, ministre d’Angleterre et serviteur passionné de la cause orangiste, affirme dans une dépêche « qu’il est impossible de voir, sans être frappé jusqu’à l’abattement, le manque d’énergie et de vigueur d’esprit du stathouder. Un tel homme ne peut gagner à aucun jeu. » Frédéric II lui-même s’étonne de « l’entêtement et de l’imbécillité » de son neveu. La femme du stathouder « ne prononce jamais son nom qu’avec l’apparence du respect, mais ne se fie pas plus en lui que lui en elle » et va jusqu’à dire à sir James Harris dans un moment d’abandon : « Il peut m’arriver de souhaiter au prince des vertus qu’il n’a pas et de désirer le voir privé de beaucoup de défauts, mais je cache ces sentimens dans mon cœur. » « Il faut prendre l’esprit de son état, » écrivait un jour Frédéric II à Voltaire ; Guillaume V ne sut jamais prendre l’esprit de son état.

L’éducation du prince l’avait mal préparé à remplir son rôle. Orphelin à trois ans par la mort de son père, il avait été élevé par sa mère, Anne d’Angleterre, gouvernante légale des provinces pendant la minorité de son fils. Passionnément attachée à sa contrée natale, la fille de George II avait tout fait pour maintenir et grandir aux Pays-Bas l’influence britannique.

Quand, en 1776, M. de La Vauguyou fut envoyé à La Haye par la cour de Versailles, la France pouvait encore compter dans les provinces quelques amitiés fidèles à d’anciens souvenirs, elle n’avait plus de partisans. Le duc de La Vauguyon, intelligent, énergique et modéré, mit tout son honneur à reconstituer un parti français et il y réussit. Sa maison devint le centre d’un véritable groupe, et tous ceux qui regrettaient de ne voir dans le stathouder qu’un vice-roi de l’Angleterre aux Pays-Bas, les patriotes, comme ils s’appelèrent, apprirent à venir chercher chez lui des conseils et des instructions. Quand, en 1779, la guerre éclata entre la France et l’Angleterre, si les Pays-Bas restèrent neutres, ce fut grâce à l’habileté et à la prudence de M. de La Vauguyon. Quand, plus tard, le gouvernement britannique déclara brusquement la guerre aux Provinces-Unies, l’ambassadeur de France sut flatterie sentiment national, qui se réveilla comme dans toutes les crises. Moins adroit et plus indolent, Guillaume V rendit facile, par sa négligence et sa mauvaise volonté, les attaques et les accusations du parti qui lui était contraire. Les patriotes répétèrent partout, qu’en apprenant la victoire remportée le 5 août 1781, au Doggerbank, par la flotte hollandaise, le premier mot du stathouder aurait été : « j’espère du moins que les Anglais n’ont rien perdu. » Les prétentions soulevées par l’empereur d’Autriche, au sujet de la possession de Maestricht et de la libre navigation de l’Escaut, vinrent donner au duc de La Vauguyon une nouvelle occasion de fortifier le parti français aux Pays-Bas. Sur les avis de Catherine II et les menaces de la cour de France, Joseph céda sur la question de l’Escaut. Pour renoncer à Maestricht, « pot-de-vin du marché, » d’après Vergennes, il reçut, suivant l’expression du grand Frédéric, un « pourboire » de dix millions, dont le gouvernement français prit la moitié à sa charge. Mais ce ne fut pas M. de La Vauguyon qui termina cette affaire. Il fut rappelé de La Haye et envoyé en Espagne comme ambassadeur, avant d’avoir pu conclure le traité d’alliance entre la France et les Pays-Bas, qu’il préparait depuis longtemps et qu’il pouvait à bon droit regarder comme son œuvre propre.

Le 10 novembre 1785, ce traité d’alliance fut enfin signé à Versailles. Les puissances contractantes promettaient « de se maintenir et conserver mutuellement en la tranquillité, paix et neutralité, ainsi que la possession actuelle de leurs états, domaines, franchises et libertés. » Si les circonstances l’exigeaient, la puissance requise devrait assister son alliée, « même de toutes ses forces. » Le succès était grand pour la France, M. de Vergennes et les patriotes. Malgré quelques hésitations, le ministre n’avait cessé de déclarer que l’alliance hollandaise « était de toutes les alliances possibles la plus avantageuse et la moins sujette à inconvéniens. » et « qu’elle était universellement considérée comme l’un des événemens les plus importans du règne de Louis XVI. »

III.

La France et l’Angleterre ont ce malheur que leurs agens diplomatiques se combattent alors même que leurs chefs d’état s’entendent. Dans tous les pays du monde, les représentans français et anglais sont naturellement portés à une jalousie réciproque. Rivalité d’influence et de position, rivalité de fortune, rivalité de cour et, pour tout dire, rivalité d’antichambre même. « Je n’écrirais plus jamais une dépêche, si je recevais l’ordre de plaire à la France, de l’approuver ou de coopérer avec elle, » écrivait, dans un mouvement d’enthousiasme gallophobe, sir James Harris, nommé à la légation d’Angleterre à La Haye, au moment même où M. de La Vauguyon quittait l’ambassade de France. Sir James Harris eût tenu parole. Il avait pour la vérité le ferme respect qui caractérise la race anglaise. Partisan dévoué de Fox, il n’avait consenti à accepter le poste de La Haye, sous le ministère Pitt, que sur l’avis formel de ses amis politiques. Le grand homme qui gouvernait alors l’Angleterre ne croyait pas que, pour bien servir son pays, il fût nécessaire de penser comme lui sur toutes les questions d’ordre intérieur. Il s’était fait honneur en donnant cette marque de confiance à un adversaire : sir James Harris se fit honneur également par la manière dont il remplit sa mission.

M. de Vérac, le nouvel ambassadeur du roi auprès des états, n’avait pas l’activité hardie de sir James Harris ; c’était un épicurien, aussi aimable qu’instruit, et qui ne manquait pas de certaines qualités de représentation. Quant aux affaires, insouciant, paresseux, négligent, non sans une certaine faconde, il se passionnait volontiers pour une cause, quitte à ne rien tenter pour la faire triompher. Sir James Harris et le marquis de Vérac se trouvaient, par le fait, chefs des deux partis qui se disputaient les Pays-Bas. C’était au ministre de l’Angleterre que les stathoudériens s’adressaient dans toutes les crises ; c’était auprès de l’ambassadeur de France que les patriotes venaient chercher conseil et protection, malgré leur indépendance ombrageuse. M. de Bleiswyck, grand pensionnaire de Hollande, devenu patriote par crainte, s’efforçait de servir la cause de ses nouveaux amis, sans se brouiller avec personne. MM. van Berckel, de Gyzelaer, Gevaerts, pensionnaires d’Amsterdam, Dordrecht et Haerlem montraient plus de courage, mais moins d’habileté. C’était en parlant, sans cesse, de son propre courage et de sa propre habileté, que le rhingrave de Salm était parvenu à fixer l’attention publique. Frédéric III, wild et rhingrave de Salm-Kyrburg, avait rang parmi cette foule de petits souverains qui, placés entre la France et d’Allemagne, servaient tour à tour dans les armées françaises et les armées allemandes. Une jeunesse très agitée, marquée par un duel fâcheux où son rôle laissa fort à désirer, ne semblait pas le destiner à la vie publique ; mais l’ambition lui vint avec l’âge, sans lui faire perdre le goût des plaisirs. Ce Gil Blas princier, moins honnête que son modèle, devint un personnage politique. Actif, vaniteux, menteur, très habile à masquer des desseins malhonnêtes sous le jargon philosophique alors à la mode, il se croyait propre à tous les rôles et se tenait prêt à toutes les trahisons. Commandant pour les états de Hollande une légion levée en Allemagne; agent du stathouder, à Berlin en 1785, il devenait, en 1786, agent diplomatique des patriotes à Versailles. Il obtenait du roi de France un don de 400,000 livres avec le grade de maréchal de camp, et dirigeait en Hollande un nouveau parti composé de démagogues tout fiers d’avoir un prince à leur tête.

J’ai parlé du rhingrave comme agent stathoudérien auprès de la cour de Prusse. Guillaume V, effrayé des progrès constans des patriotes, troublé par les accusations de trahison dirigées contre lui, s’était décidé à faire appel à son oncle et à implorer son secours. Frédéric le Grand répondit « par beaucoup d’observations mais peu de promesses » à la demande du prince d’Orange. Le roi de Prusse pensait plus souvent à la Bavière qu’à son neveu et désirait rester en bons rapports avec la France. « La cour de Versailles l’a mis à l’aise quant à l’échange de la Bavière, écrivait sir James Harris. Je suis, quant à moi, fort disposé à croire que la France et la Prusse se comprennent secrètement et qu’elles sont camarades. Elles se disent, comme les médecins de Molière : « Passez-moi la rhubarbe et je vous passerai le séné, » et la France déclare : « Prusse, laissez-moi tranquille en Hollande, et vous n’aurez rien à craindre en Bavière. » L’influence française est au point culminant.

Détruire cette influence, la remplacer par l’action de la Grande-Bretagne, tel fut le but suprême poursuivi par sir James Harris. Son plan de campagne fut vite arrêté. Il fallait donner au parti orangiste une impulsion plus vive et plus nette; amener un accord sur les affaires des Pays-Bas entre la cour de Londres et celle de Berlin. Pour réveiller le courage du parti stathoudérien, ce ne fut pas au prince et à ses amis que s’adressa le ministre d’Angleterre; car «jamais mortels ne furent composés d’argile aussi inanimée, aussi dénuée du feu de Prométhée. « Il résolut d’entrer en relations constantes et suivies avec la princesse elle-même. « Elle m’a parlé, avec beaucoup de sagesse et de bon sens, de sa situation, écrit-il. Ma seule crainte est de perdre le prince pendant que je tourne autour de la princesse. Il est si jaloux, non de sa vertu, mais de son bon sens et de son autorité, qu’il n’irait pas au paradis s’il devait y arriver grâce à elle. » Pour amener l’entente entre l’Angleterre et la Prusse, sir James Harris n’eut pas recours au ministre de Prusse à La Haye, M. de Thulemeyer, qu’il regardait comme vendu à la France; il s’adressa à M. Ewart, secrétaire de l’ambassade d’Angleterre à Berlin, qui, sous la direction apparente de lord Dalrymple, titulaire du poste, menait effectivement les affaires. » Si l’Angleterre et la Prusse sont d’accord, la république et la maison d’Orange peuvent être sauvées, » disait sir James Harris le 5 septembre 1785.

Le jour même où le ministre d’Angleterre écrivait ces lignes, s’était passé à La Haye un malheureux incident qui devait aggraver encore la situation très critique de Guillaume V. La populace orangiste de la ville s’était soulevée, sans que le stathouder, commandant de la garnison, prît aucune mesure pour faire marcher les troupes contre les séditieux. Le conseil député des états de Hollande, représentant légal du souverain, en l’absence des états, avait dû donner l’ordre aux soldats de dissiper les émeutiers. Le prince se plaignit avec aigreur de ce qu’il appela une usurpation. Les états approuvèrent la conduite de leurs délégués. Guillaume V, irrité, se décida à quitter La Haye avec sa famille. La princesse d’Orange eut avant son départ, avec sir James Harris, une conversation longue et précise. « Le sort de la maison d’Orange va se décider vite, lui dit-elle ; ni intervention, ni secours ne peuvent nous sauver. Je quitte La Haye, pour n’y revenir peut-être jamais. Je crois au prince trop d’élévation pour qu’il accepte le rôle d’un stathouder en peinture. » La maladresse des amis de Guillaume V allait faciliter encore la tâche de ses adversaires. Le 17 mars 1786, une nouvelle émeute fomentée par les agens stathoudériens éclata dans les rues de La Haye. La populace s’efforça de jeter à l’eau deux des principaux patriotes, MM. de Gyzelner et Gevaerts, qui ne durent la vie qu’à leur courage. Les états de Hollande, pressés par les événemens, conférèrent « provisoirement » le commandement de la garnison de La Haye, à leur conseil député. Le 27 juillet 1786, malgré les efforts des cours de Londres et de Berlin, unies dans cette circonstance, la question était définitivement tranchée. A la majorité de 10 voix contre 9, le commandement de La Haye était enlevé au prince stathouder, en faveur duquel 3 voix seulement se déclarèrent d’une manière précise. Guillaume V, en recevant cette nouvelle, se livra à un violent accès de colère. Il prit son chapeau, le jeta par terre et le foula aux pieds.

« Il n’y a pas lieu de craindre que Sa Majesté prussienne fasse plus qu’elle n’a fait jusqu’à présent, déclarait au printemps de 1786 M. de Vergennes au marquis de Vérac. Ce prince ne sacrifiera point sa politique et ne compromettra point ses forces pour procurer quelque avantage au stathouder. » Les patriotes triomphaient. Le succès de leur cause et l’abaissement du stathouder étaient à leurs yeux assurés. Au moment même où la cause orangiste paraissait vaincue, où tout espoir semblait défendu à Guillaume V, se passait un événement qui devait relever son parti et de jouer tous les projets de ses adversaires. Le 22 août 1786, sir James Harris faisait partir en grande hâte d’Helvoët un paquebot qui devait porter au marquis de Carmarthen la nouvelle de la mort du grand Frédéric. « Il est très douteux, disait quelques heures plus tard sir James Harris, en revenant sur cet événement, que son successeur puisse continuer le rôle qu’il a tenu avec tant d’éclat pendant tant d’années. Les jeunes filles les plus modestes sont devenues des femmes galantes, et les plus sages héritiers présomptifs sont devenus les plus faibles des rois. » Frédéric-Guillaume Il ne devait pas démentir une prédiction que sir James Harris n’eût peut-être pas consenti à signer quelques mois plus tard.


IV.

Dès son avènement au trône, le nouveau roi crut devoir prendre dans les affaires de Hollande un ton différent de celui qu’avait employé son oncle. Cinq jours après la mort du grand Frédéric, il écrivait au baron de Goltz, son ambassadeur à Paris, pour le prier d’attirer l’attention de la cour de France « sur la résolution aussi illégale que hardie » prise par les états de Hollande au sujet du commandement de La Haye. La France et la Prusse agissant d’accord ne pourraient-elles pas faire changer cette mesure? Le roi en aurait la plus grande obligation au roi de France, « et ne manquerait pas de lui en témoigner en toute occasion une reconnaissance aussi parfaite que sincère. » La lettre de créance, adressée le 2 septembre par Frédéric-Guillaume aux états généraux des Provinces-Unies pour accréditer auprès d’eux le comte de Goertz, était encore plus nette, et le roi ne craignait pas de parler « des oppressions inouïes que le prince avait dû souffrir si innocemment. » Les déclarations de Frédéric-Guillaume II, comme les récriminations de son beau-frère restèrent inutiles ; les états de Hollande ne revinrent pas sur leur première décision.

Quelques jours avant la mort du grand Frédéric, sir James Harris avait écrit à M. Ewart. « Tout prouve l’utilité de l’attente; » mais la politique sage et prudente recommandée par le ministre d’Angleterre ne pouvait convenir au stathouder, ni aux orangistes.

L’effort constant des princes d’Orange avait tendu à réduire l’autorité souveraine des provinces et des villes. En 1674, à la suite de l’invasion française, Guillaume III, grâce à de savantes combinaisons et à des mesures violentes, était parvenu à s’emparer du droit de nommer les magistrats municipaux dans la Gueldre, l’Utrecht et l’Overyssel, sous prétexte de punir ces trois provinces de leur trop faible résistance à l’ennemi. Ce droit du stathouder, connu sous le nom de règlement de 1674, très contesté et contraire au texte même de la charte fondamentale des Provinces-Unies, rencontrait de la part des patriotes une opposition toujours vive, parfois acharnée. Les états de Gueldre, effrayés par le nombre et le ton des adresses qui leur étaient présentées, supprimèrent la liberté de la presse, et interdirent aux bourgeoisies d’adresser en corps des pétitions au souverain. Cette résolution fut reçue avec indignation. La petite ville d’Elburg alla jusqu’à refuser de la publier; Hattem, une autre bien petite ville, protesta avec éclat contre la nomination comme échevin d’un des gardes du corps du stathouder. La réponse de Guillaume V ne se fit pas longtemps attendre. Dans les premiers jours de septembre 1786, il donna l’ordre aux troupes de châtier les villes rebelles. Elburg et Hattem, occupées par les soldats orangistes, furent aussitôt livrées au pillage. Les états de Hollande, sur la nouvelle de ces événemens, s’adressèrent au stathouder pour lui déclarer que « s’il ne se désistait pas de ses mesures violentes, ils seraient forcés de le suspendre de toutes ses charges. » — « La conduite des états de Hollande me parait de la plus grande sagesse, » écrivait le 11 septembre M. de Vergennes. Dans la province d’Utrecht comme dans celle de Gueldre, le règlement de 1674 devait servir de prétexte aux premières hostilités. Le 7 août 1786, en présence d’un nombreux concours d’habitans et d’étrangers venus pour assister à un spectacle aussi curieux que nouveau, la bourgeoisie d’Utrecht avait destitué, par une décision solennelle, les conseillers qui s’opposaient à ses revendications, et installé en grande pompe le collège des commissaires destinés à protéger ses intérêts. Les états de la province ne virent pas d’un œil indifférent cette révolution pacifique. « Je crois, écrivait sir James Harris, le 12 septembre, que la conférence entre les états de Gueldre et ceux d’Utrecht se terminera par la résolution d’attaquer sans hésiter la ville d’Utrecht. » En présence des préparatifs belliqueux du stathouder, les états de Hollande ordonnèrent aux troupes entretenues par eux de quitter les autres provinces et de se réunir pour leur propre défense. La Hollande contribuait pour près 60 pour 100 aux dépenses militaires de l’Union. Les états généraux décidèrent qu’elle avait droit à rappeler douze régimens sur son territoire. Le vendredi 22 septembre, les états de Hollande prenaient une mesure plus grave encore en « suspendant provisionnellement M. le prince de Nassau de ses fonctions de capitaine général de la province. » M. de Goertz, ministre extraordinaire de Prusse à La Haye, déclara hautement que la résolution des états était « une insulte faite à son maître. » Ses émissaires répandaient le bruit « que 100,000 Prussiens étaient prêts à fondre sur la république. » M. de Goertz s’était trop hâté. Frédéric-Guillaume ne voulait pas encore la guerre. À son retour de Silésie, « il réprimanda en termes très raides et sévères son ministre à La Haye d’avoir employé des expressions plus fortes que ses instructions ne l’y autorisaient. » — « Le triomphe du parti français est complet, » déclare à ce moment sir James Harris. La princesse d’Orange seule continuait à croire que son frère lui viendrait en aide. « Elle se dit assurée de son appui quand même cet appui demanderait des mesures violentes, et ne craint pas de déclarer que le temps de faire des sacrifices n’est pas encore venu. »

La cour de France, pas plus que le roi de Prusse, ne désirait la guerre. M. de Vergennes voulut tenter un dernier effort pour pacifier les Provinces-Unies. Un peu inquiet de l’insuffisance du marquis de Vérac, il envoya en mission spéciale à La Haye un des premiers commis de son ministère, M. de Rayneval, vétéran des affaires étrangères et qui devait fonder une famille de diplomates. La tâche de M. de Rayneval n’était pas facile. Il fallait que, sans froisser M. de Vérac, il entrât en relations directes avec les chefs du parti républicain ; qu’il se mît en rapport avec le stathouder sans inquiéter les patriotes, et qu’il négociât avec M. de Goertz sans éveiller l’attention de sir James Harris. Il fallait surtout qu’il parvînt à assurer l’existence de cette république des Pays-Bas, qui devait, dans la pensée de Vergennes, être les États-Unis d’Europe. Le ministre qui avait soutenu avec fermeté contre la puissance britannique la cause des colonies révoltées voulait, dans l’ancien monde comme dans le nouveau, opposer à l’Angleterre une république riche et prospère, amie de la France et son alliée naturelle. Ce n’était pas là une entreprise sans grandeur, mais il manquait aux Pays-Bas un général Washington.

Sir James Harris n’apprit pas sans inquiétude l’arrivée à La Haye de M. de Rayneval. « Il me semble, écrivait-il à Pitt, que la France fait partout de si formidables enjambées, que son influence devient si grande dans toutes les cours de l’Europe, même dans celles où jusqu’à présent nous avons tout à dire, que nous ne pouvons être trop actifs dans notre opposition contre elle. » Pitt répondit à sir James Harris en lui recommandant la prudence. — À Berlin même, l’influence française semblait remporter. L’un des conseillers de Frédéric-Guillaume, M. de Finck, affirmait à notre ministre M. D’Esterno « que le roi son maître avait prévenu les désirs de la France. La princesse de Nassau doit savoir qu’il ne marchera pas un régiment, pas même un soldat prussien, pour cette affaire. » — « À La Haye, d’après sir James Harris, lu comte de Goertz pliait le genou à la France et se jetait corps perdu aux pieds du sieur Rayneval. « Il consentait à remettre lui-même à la princesse d’Orange la lettre dans laquelle Rayneval avait tracé les bases d’un accord, et se croyait obligé d’insister sur la nécessité d’une entente. D’après l’agent de M. de Vergennes, la première clause du contrat devait être l’évacuation d’Elburg et d’Hattem par Guillaume V. Le désarmement opéré par les états de Gueldre et d’Utrecht amènerait la Hollande à adopter les mêmes mesures, et la charge de capitaine général pourrait être rendue au prince. La princesse prit lecture de la lettre de Rayneval et conseilla au ministre de Prusse de ne pas la communiquer tout entière à son mari. Malgré cette réserve, malgré les conseils de M. de Goertz, le stathouder parut décidé à ne pas céder. Wilhelmine de Prusse fit savoir à M. de Goertz qu’elle voulait, avant de répondre, connaître l’avis de Frédéric-Guillaume. Il eût mieux valu pour le prince, comme pour la princesse, que la réflexion fût plus longue ou les conseils de Frédéric-Guillaume plus précis. Ils eussent peut-être hésité à envoyer la lettre que la femme du stathouder adressa, le 1er décembre 1786, au comte de Goertz. Malgré des réticences assez maladroites et un assez grand abus des termes de droit, c’était un refus formel de consentir à toute concession avant que la charge de capitaine général eût été rendue au prince. Ai-je besoin de dire la colère, l’indignation même de M. de Rayneval en recevant communication de cette pièce, dont il «‘eut connaissance que le 3 janvier? Il écrivait sur l’heure à Vergennes : « Un prince de Nassau, qui a la morgue ou l’imbécillité de faire traiter ses affaires par sa femme, qui se refuse de la manière la plus indécente aux conseils de son beau-frère roi de Prusse, qui rejette les moyens de conciliation que lui a proposés le roi de France, tout cela me semble le comble de la démence. » M. de Vergennes donna l’ordre à Rayneval de quitter La Haye. « Quel que soit l’événement pour le stathouder, et, selon moi, il ne peut être qu’infiniment fâcheux, nous le verrons avec autant de tranquillité que d’indifférence. » Dans une seconde lettre datée du même jour, Vergennes allait jusqu’à dire : « Au surplus, monsieur, avant de quitter la Hollande, vous voudrez bien assurer les patriotes de toute l’estime du roi, des vœux qu’il fait pour que leur cause triomphe, parce qu’il la regarde comme inséparable du bien-être de leur patrie. » Quelques mois auparavant, M. de Vergennes avait déclaré dans une dépêche longuement motivée, que le roi ne pouvait pas et ne devait pas être chef de parti. Les circonstances avaient été plus fortes que la volonté un peu indécise du ministre. Frédéric le Grand écrivait jadis à son frère le prince Henri : « La fortune m’est revenue. Envoyez-moi les meilleurs ciseaux que vous pourrez trouver pour que je lui coupe les ailes. » Les patriotes ne surent pas user d’un moyen aussi énergique.

V.

« J’y ai fait l’impossible. » Telle fut la réponse adressée par le roi de Prusse au comte de Finck, qui lui demandait d’envoyer au stathouder des conseils de prudence. Frédéric-Guillaume avait été jusqu’à ajouter de sa propre main au bas d’une dépêche pour M. de Gœrtz : « Si le prince d’Orange continue à suivre la même marche, il se perdra infailliblement. »

Guillaume V n’espérait plus son salut que de la guerre civile. Jamais la république n’avait été plus troublée, et l’écheveau de la constitution n’avait jamais été embrouillé d’une manière plus inextricable. Dans la province de Gueldre, le stathouder, appuyé sur la majorité des états, se trouvait maître presque absolu. Dans la province d’Utrecht, une scission s’était opérée dans les états mêmes. La majorité des membres de la noblesse et du clergé, réunis dans la petite ville d’Amersfoort, rendaient des édits sous la protection des troupes orangistes. Les députés des villes, rejoints bientôt par quelques membres des autres ordres, siégeaient à Utrecht, où les corps de bourgeoisie se préparaient à les défendre. La province de Hollande restait sous la dépendance des patriotes, mais la minorité stathoudérienne, trop faible pour agir, était assez forte pour entraver, et retardait tous les préparatifs de résistance. Aux états-généraux, les forces des deux partis se trouvaient presque égales ; la majorité penchait tour à tour dans l’un et l’autre sens, donnant raison un jour aux patriotes pour approuver le lendemain le stathouder, et déclarer légales les décisions contradictoires prises par le stathouder ou les patriotes.

L’importance prépondérante de la Hollande dans la république n’en rendait pas moins probable le succès des républicains. M. de Vergennes avait le droit d’y croire; il ne vécut pas assez longtemps pour assister à leur défaite.

Le 15 février 1787, les ambassadeurs des Provinces auprès de la cour de France écrivaient à leurs hauts commettans : « Le seigneur comte de Vergennes a vu son état empirer si soudainement, qu’hier au soir vers les trois heures, il a rendu l’esprit, regretté par tous avec raison. Le roi a désigné pour son successeur le comte de Montmorin, ancien ambassadeur près la cour d’Espagne. »

M. de Vergennes n’était pas un grand homme d’état; il manquait de ces dons supérieurs qui placent au premier rang et font les Richelieu ou les Pitt. Il n’avait ni beaucoup de largeur dans les vues, ni beaucoup de hardiesse dans l’exécution ; mais ses qualités étaient sérieuses, et l’on ne saurait méconnaître ses services sans injustice. Intelligent, instruit, modéré, il avait un sentiment profond de la dignité monarchique et savait parler au nom du roi, sans arrogance, comme sans faiblesse. Trop prudent et trop sage pour lancer la France dans les aventures, il ne se fût pas résigné à lui voir jouer le rôle d’un état sans allié et sans influence, et les meilleurs éloges qu’on puisse lui donner se trouvent dans les dépêches des diplomates étrangers.

M. de Montmorin, que la confiance personnelle de Louis XVI avait désigné pour succéder à Vergennes, arrivait au pouvoir dans les meilleures intentions. Les intérêts français étaient particulièrement engagés dans les affaires des Pays-Bas, il résolut de leur consacrer des soins tout spéciaux. Le roi devait soutenir la province de Hollande, son alliée constante et fidèle. C’était en assurant à la Hollande la majorité dans les états-généraux que l’on pouvait servir le plus utilement sa cause : « Vous offrirez aux patriotes votre concours, disait Montmorin à Vérac dans l’une de ses premières dépêches. Le roi vous autorise, monsieur, à faire dans cette voie tout ce qui pourra dépendre de vous. »

Ce n’était plus seulement dans la salle des états-généraux que la lutte était engagée. Guillaume V avait échoué dans un projet de coup d’état contre Amsterdam. Il résolut de s’en venger sur Utrecht. Pour masquer ses intentions, il adressa au greffier des états-généraux une lettre où il protestait de son amour pour la paix. Tous les bruits que l’on faisait courir sur ses préparatifs belliqueux étaient inexacts. « Tout cela était une pure invention, une fausseté insigne; rien n’était vrai. » Le 9 mai 1787, au matin, la nouvelle de la marche en avant des stathoudériens se répandit à Utrecht. Le conseil se rassembla aussitôt et résolut de repousser la force par la force. De tous côtés, les volontaires s’offrirent pour marcher contre l’ennemi. M. D’Averhoult, Français d’origine, l’un des plus jeunes conseillers de la ville, accepta le commandement de ses défenseurs. Le combat ne fut pas de longue durée. Les stathoudériens faiblirent bientôt devant le tir serré de leurs adversaires. Leur retraite se changea en déroute. Officiers et soldats prirent la fuite, laissant de nombreux cadavres, abandonnant armes et bagages. Les bourgeois couchèrent sur le champ de bataille et poursuivirent le lendemain matin un ennemi qui ne se trouva plus.

L’effet produit par ces événemens fut considérable. Les états de Hollande résolurent de se porter au secours d’Utrecht. En envahissant le territoire d’une ville souveraine, le stathouder avait manqué à ses devoirs constitutionnels. Par ce fait, l’acte d’union se trouvait rompu. Le rhingrave de Salm, revenu d’une mission à Versailles, fut dirigé sur Utrecht avec sa légion. Le général van Rvssel, commandant le « cordon militaire » qui défendait la Hollande, reçut l’ordre de marcher en avant. La cour de France blâma la précipitation des patriotes : « Ce n’est pas la cour de Berlin que je calcule, écrivait Rayneval, je calcule la faiblesse, la fragilité des moyens des patriotes. » Pour remédier à la faiblesse de ces moyens, le cabinet français ne reculait pas devant les sacrifices pécuniaires : « Nous regardons la chose comme assez importante pour ne pas craindre de répandre 2 millions, et même le double, si cette somme était nécessaire, » disait M. de Montmorin dans une lettre au chevalier de Bourgoing qu’il venait d’envoyer en Hollande pour aider et contrôler Vérac.

Sir James Harris cependant n’épargnait rien pour décider son gouvernement à combattre la politique française. Le 19 mai, il reçut, sur sa demande, l’autorisation de quitter La Haye pour venir plaider la cause des orangistes auprès du roi son maître. Le 23 mai, après un dîner chez le grand chancelier, sir James Harris fut appelé à défendre ses opinions devant le cabinet britannique. Il les résuma avec habileté. « Le mal est plus grand, le remède moins difficile qu’on ne croit. La France ne s’aventurera pas dans une guerre. Elle n’a ni armée, ni revenu, ni ministère. » Le 26 mai, le roi George III reçut un mémoire par lequel ses ministres lui demandaient « humblement » de venir en aide aux orangistes : « Il serait utile d’avancer dans ce dessein, sous forme de prêt ou autrement, une somme ne dépassant pas 20,000 livres sterling. » George III ne consentit qu’avec peine à cette dernière demande : « Je m’y résigne à regret, après la funeste expérience que j’ai faite du secours donné par moi à la cause des Corses. Le ministère m’avait promis de me restituer les fonds; il n’en a jamais trouvé le moyen, ce qui m’a donné l’air d’un dissipateur aux yeux du parlement ; mais je me fie en l’honneur de M. Pitt. »

Sir James Harris ne s’arrêta pas à recueillir les lauriers qui lui étaient dus. Le 1er juin, il était de retour à La Haye, rendant le courage aux orangistes, que son départ avait désolés.

Le désordre matériel augmentait tous les jours dans la république. L’esprit d’indiscipline avait atteint les soldats eux-mêmes ; les hommes mécontens de leur chef passaient au service de l’adversaire, et ce double courant de déserteurs ajoutait au trouble général. Le rhingrave apprenait « par hasard, » que trois compagnies du régiment de Stuart s’étaient révoltés. Les canonniers de Gorcum avaient suivi leur exemple et gagné le camp stathoudérien. Quelle pouvait être l’obéissance des soldats, alors que Frédéric de Salm, donnant le premier l’exemple de la révolte, adressait aux compagnies bourgeoises d’Amsterdam d’amers reproches contre les délégués des états? « Si les bourgeois voulaient se rallier sous ses étendards, ils pouvaient être assurés d’un plein triomphe contre leurs ennemis. » A l’extérieur, l’horizon devenait aussi menaçant; et M. de Montmorin parlait dans une lettre de « l’humeur exaltée du roi de Prusse. » Un fait semblait certain, quelle que fût l’humeur du roi de Prusse, c’est qu’il fournissait indirectement des secours à son beau-frère. On pouvait remarquer tous les jours, sur la frontière de Gueldre, l’arrivée de paysans prussiens qui venaient demander du service dans l’armée orangiste. Par un effet soudain de la grâce, ces paysans, au bout de quelques heures, prenaient une attitude militaire et connaissaient mieux l’exercice que leurs camarades.

Le moment était venu de prendre des mesures énergiques. Le 7 juin, les députés d’Amsterdam proposèrent aux états de Hollande de sauver la république par une résolution virile. Les états nommeraient une commission de cinq membres pris dans leur sein ; cette commission recevrait les pouvoirs les plus étendus. C’était des dictateurs qu’il s’agissait de créer, mais l’hésitation n’était pas possible. La proposition d’Amsterdam fut adoptée. Le 16 juin, M. de Vérac annonçait à Montmorin la nomination de la commission souveraine. M. Camerling devait y siéger au nom d’Haarlem, M. Block pour Leyde, M. van Toulon pour Gouda, M. van Foreest pour Alkmaar ; Amsterdam avait pour représentant M. Jean de Witt. Ce dernier avait été choisi malgré sa jeunesse (il n’avait pas trente-deux ans). L’on avait pensé, pour remplir ce poste, à M. de Visscher, aussi conseiller de la ville, qui plaisait fort aux démocrates. Le rhingrave de Salm s’indigna de ne pas le voir nommé : « l’exclusion de l’honnête de Visscher de la commission est un fait certain de l’esprit qui y régnera, » écrivait-il. Cette commission n’est autre chose qu’une fabrique du pensionnariat qui a formé violemment le projet de m’exclure de toute sorte d’affaires. Montrez ma lettre à tous nos véritables amis, avertissez-les du danger commun... Je me circonscrirai dans les murs d’Utrecht, j’y périrai. » — Tandis que le rhingrave se vantait fort de ses sentimens démocratiques et de son héroïsme futur, il ne négligeait ses rapports ni avec la cour de Versailles, ni même avec les orangistes. Le voisinage des troupes stathoudériennes lui permettait d’entrer en conférences avec les familiers de Guillaume V. Le comte de Callemberg venait souvent le voir. On assure que le rhingrave lui dit en jour en le congédiant : « Croyez que je n’ai pas tellement le goût du citron que je ne m’accommode très bien aussi de l’orange. » Auprès de M. de Bourgoing il tenait un tout autre langage : « Le seigneur, prince d’Orange, a mis ma tête à prix. Une bande de fripons rôde autour de moi pour m’assassiner ou m’enlever. » « M. de Salm voudrait tout commander, la partie politique comme la militaire, écrivait Bourgoing à Montmorin. Son inquiète activité nous prépare bien des embarras. »

Le premier acte de la commission souveraine des états eût dû être de révoquer le rhingrave. Elle avait commencé sa tâche ingrate malgré les récriminations de cet officier. Après une réunion à Zwammerdam, elle avait choisi pour sa résidence le château de Woerden. Partout on la reçut avec grand respect. Les étudians de Leyde voulurent se charger du soin de lui former une garde d’honneur. Sous l’impulsion des commissaires, la confiance sembla renaître. Le gouvernement anglais, désormais tout dévoué à la cause orangiste, sentit le besoin de hâter les événemens : « Le moment semble venu où le coup décisif doit être frappé ! » écrivit lord Carmarthen à sir James Harris.


VI.

Le 25 juin, sir James Harris annonçait à la cour de Londres le projet formé par la princesse d’Orange de rentrer à La Haye pour se mettre à la tête du parti : « Si par sa présence la princesse amène les députés à se conduire comme des hommes, je la regarderai comme un ange. » Le 29, le ministre d’Angleterre écrivait sur un ton bien différent: « Les craintes que j’appréhendais ne se sont que trop vérifiées, la princesse d’Orange a été arrêtée, hier, près de Gouda par un détachement de corps francs. » Sir James Harris ne se trompait pas.

Le jeudi 28 juin, Wilhelmine de Prusse avait quitté Nimègue en carrosse, suivie de plusieurs voitures contenant les gens de sa maison. A deux lieues de Schonhoven, une troupe de corps francs ou volontaires patriotes parut sur la route. Le lieutenant qui la commandait pria le carrosse de s’arrêter. Ordre avait été donné de ne laisser passer aucun équipage considérable sans en référer à l’autorité supérieure. Il devait prévenir le général van Ryssel et la commission de Woerden. En attendant le retour du courrier, Wilhelmine de Prusse désira se reposer dans une maison. La princesse et les personnes de qualité qui se trouvaient auprès d’elle occupèrent une chambre ; le reste de sa suite fut introduit dans la pièce voisine. L’officier de corps francs crut ne pas devoir se retirer, par politesse. Cependant, la commission de Woerden avait été prévenue. MM. de Witt, Block et van Foreest se rendirent en hâte auprès de la princesse pour lui exprimer leur regret et lui demander un récit de l’aventure. La princesse répondit qu’elle désirait se rendre à La Haye; elle faisait ce voyage dans les meilleures intentions pour rétablir la concorde, en assurant au prince son époux les privilèges qui lui appartenaient. M. de Witt demande à Son Altesse royale la permission d’observer que, dans l’état d’effervescence et même d’hostilité générale, une telle demande aurait un résultat contraire à celui qu’elle en attendait. Les émeutiers ne prendraient-ils pas pour excuse la présence de son altesse royale ? La commission regrettait de ne pouvoir lui laisser continuer son voyage sans en référer aux états. Son altesse royale était libre de retourner à Nimègue. La princesse déclara qu’elle attendrait la réponse des états. Elle se résolut à passer la nuit à Schonhoven. Une garde d’honneur lui fit escorte : MM. de Witt et van Toulon l’accompagnèrent pour tout lui faciliter. Il était près de minuit quand on atteignit la ville. Wilhelmine de Prusse écrivit sans tarder au greffier des états pour se plaindre du retard apporté à ses projets. Digne dans le ton et modérée dans la forme, sa lettre rendait hommage à la conduite des commissaires : les convenances envers elle avaient été scrupuleusement observées, et particulièrement par M. de Witt, qui avait été l’orateur de la commission.

Le vendredi, à huit heures du matin, les messages de la princesse parvenaient à La Haye. La confusion y était grande parmi les orangistes. Tous ceux qui étaient dans le secret s’étaient rendus, la veille au soir, à la maison du bois où devait descendre la princesse. Sir James Harris, obligé de dîner à l’ambassade de France, n’avait pu les accompagner : « Il n’y eut personne dans la société qui ne remarquât le trouble dont il était agité. » En rentrant chez lui, il reçut la nouvelle de l’incident de Schonhoven et s’occupa des mesures à prendre. Tous ses efforts furent inutiles : les amis les plus dévoués semblaient stupéfaits ou terrifiés. Les états de Hollande entrèrent en séance pour avoir connaissance des lettres de la princesse. La discussion ne fut terminée que vers cinq heures de l’après-midi. L’ordre donné par la commission souveraine fut pleinement approuvé.

Le bruit se répandit soudain à La Haye que le rhingrave de Salm marchait sur Schonhoven pour s’emparer de la princesse et la garder comme otage. Sir James Harris pria le baron de Kinckel de se rendre auprès de la princesse pour la supplier de retourner en Gueldre. Wilhelmine de Prusse avait déjà quitté Schonhoven quand M. de Kinckel la rejoignit. En s’approchant de Nimègue, la princesse fut reçue avec enthousiasme aux cris mille fois répétés de : « Vive Orange ! » — « Les patriotes eux-mêmes arboraient les couleurs stathoudériennes. La foule devint presque impénétrable. Le dimanche fut un jour de joie et de dévotion[2]. »

Sir James Harris ne partageait pas cette satisfaction. Il ne voyait que les suites immédiates de cette tentative avortée : « Mon cher lord, écrivait-il au marquis de Carmarthen, échec à la reine, et, dans deux coups, échec et mat : voilà, je le crains, l’état de notre jeu ! — l’incident peut être bon, répondit lord Carmarthen : si le roi de Prusse n’est pas le plus vil et le plus misérable des rois, il ressentira cet affront, coûte que coûte ! »

D’après M. de Vérac, les commissaires de Woerden avaient sauvé la république, les patriotes, l’ambassadeur lui-même : « La Haye devait être le théâtre de l’émeute la plus sanglante : soixante-seize maisons avaient été d’abord dévouées au pillage, et, dans la suite, ce nombre avait été porté à trois cents. Celle que j’habite était placée en tête. » Dans sa réponse, datée du 9 juillet, M. de Montmorin blâmait « la grande légèreté de la princesse. Je présume que l’on sera trop sage à Berlin pour approuver sa conduite. » Tel était aussi l’avis du rhingrave : « Je sais à ne pouvoir m’y tromper que la Prusse ne songe nullement à prendre parti dans notre querelle. »

Frédéric-Guillaume « était en partie de plaisir dans une maison de chasse » quand arriva le courrier de Hollande. Ses ministres n’osèrent pas le déranger pour lui envoyer les dépêches. Il rentra en ville le lendemain. Le roi ne témoigna pas grande émotion en apprenant « l’arrestation » de sa sœur, il avait été prévenu de son projet au moment de la mise à exécution : « Je souhaite que tout cela tourne bien, » avait-il écrit à M. de Hertzberg. Le roi de Prusse était trop occupé à « faire représenter des opéras en l’honneur de Mme sa fille et de Mlle de Voss, sa dame de compagnie » pour se sentir très troublé en apprenant que cela avait mal tourné. M. de Thulemeyer, ministre de Prusse à La Haye, n’en reçut pas moins l’ordre de demander « l’élargissement » de la princesse, qu’on croyait « encore détenue. » Le comte de Goltz eut mission d’obtenir pour ces réclamations l’appui de la cour de Versailles. M. de Finck s’empressa d’instruire de ces décisions M. de Falciola, chargé de France à Berlin en l’absence du comte d’Esterno : « Que dites-vous de l’esclandre des patriotes ? L’injure est trop grave pour qu’on ait pu différer d’en demander satisfaction. « Le mémoire envoyé par Frédéric-Guillaume à M. de Goltz contenait un dramatique récit des outrages que sa sœur avait dû subir : » On a mis la princesse dans une auberge, on l’a séparée de sa suite ; on a mis des gardes avec des épées nues devant et même dans sa chambre. Je ne puis regarder cet attentat énorme contre une personne respectable qui me tient de si près que comme un affront personnel fait à moi-même. »

Aux réclamations insolentes du roi de Prusse comme aux reproches hautains du stathouder les états de Hollande ne pouvaient faire qu’une seule réponse : « Tout cela, pour autant que Leurs Nobles et Grandes Puissances en sont informées, s’est passé d’une manière très décente. » Le seul point litigieux qui resta prouvé fut celui-ci : l’officier de corps francs qui avait cru devoir interrompre le voyage de la princesse était un bon bourgeois, qui ne connaissait guère le monde et pas du tout l’étiquette. Pour honorer la femme du stathouder, la première citoyenne de la république, il avait gardé son épée à la main comme il l’eut fait à la parade. Les commissaires de Woerden, dès leur arrivée, avaient fait cesser cette infraction involontaire aux règles de cour. Était-ce un outrage au droit des gens, un affront au roi de Prusse, un véritable casus belli ? Les patriotes ne le croyaient pas, le roi de France ne l’admettait pas. Mais Frédéric-Guillaume ne craignait pas les patriotes et redoutait beaucoup moins la France depuis qu’il connaissait le succès des démarches de sir James Harris. L’incident de Schonhoven lui parut un prétexte utile. Il s’en empara avec colère et le maintint par réflexion. Sur la nouvelle de « l’attentat des commissaires de Woerden, » le roi de Prusse avait donné l’ordre à ceux de ses généraux qui se trouvaient en Westphalie de se tenir prêts à marcher. Sur l’assurance que l’Angleterre irait jusqu’au bout, les ordres de mobilisation furent maintenus. Le 10 juillet, l’armée prussienne était prête à entrer en campagne. Le duc de Brunswick devait la commander.

Tant que durèrent les préparatifs militaires, la cour de Prusse parut disposée à admettre les offres de médiation commune que lui faisait le gouvernement français. Le cabinet de Berlin se montra très touché de cette proposition. « Cela a surpassé leurs espérances, disait Falciola à Montmorin. Ils m’ont fait répéter la lecture jusqu’à trois et quatre fois. » Sir James Harris lui-même crut que la colère du roi de Prusse finissait par s’épuiser et qu’il en viendrait à dire « qu’il ne voulait pas déranger ses propres affaires pour arranger celles d’autrui. » l’événement devait démentir cette assertion.

Le 21 juillet, Falciola écrivait à Montmorin pour lui annoncer la mobilisation des troupes prussiennes. Le chargé d’affaires de France venait d’en recevoir la nouvelle d’un des ministres, du comte de Finck lui-même. La veille encore, M. de Finck avait nié l’existence de tout rassemblement. Falciola ne sut répondre à cette ouverture qu’en insistant sur le caractère pacifique des manœuvres ordonnées par Louis XVI au camp de Givet. « Elles n’ont d’autre objet que l’exercice du soldat. — Il faut toujours dire cela, » répliqua, non sans sourire, M. de Finck.

Le cabinet britannique, entraîné par l’argumentation pressée de sir James Harris, n’avait pas tardé à déclarer à la cour de France tout l’intérêt qu’il prenait à la question hollandaise. Dès le 29 juin, M. Éden, écrivant à Montmorin, lui annonçait que l’escadre anglaise venait de recevoir l’ordre de mettre à la voile. La France n’avait rien à craindre de ces évolutions navales. « Sa Majesté a reçu avec plaisier et confiance l’assurance que vous nous avez donnée, répondit Montmorin, le 2 juillet, et elle est persuadée que votre cour n’en prendra pas moins, monsieur, dans celle que j’ai ordre de vous donner, que le rassemblement de dix à douze mille hommes que Sa Majesté se propose d’ordonner n’a pour objet que l’instruction des troupes. » Le mois de juillet se passa à échanger d’un ton assez belliqueux des complimens assez pacifiques. Lord Carmarthen voulut arriver à des conclusions plus précises. Dans une très longue dépêche, datée du 27 juillet, il donna l’ordre au duc de Dorset, alors à Paris, de représenter « sur-le-champ » au gouvernement français, « dans les termes les plus amicaux et en même temps les plus énergiques, combien il serait impossible à Sa Majesté de continuer à éviter tout autre préparatif si l’on ne recevait sur-le-champ, de la part de la France, l’assurance qu’elle ne fait dans ses ports aucune espèce de préparatifs, et à un degré quelconque, au-delà de ceux qui se font ordinairement pour l’état de paix. » Le ton de l’Angleterre était trop menaçant pour permettre les illusions.

Le 20 juillet, sir James Harris expédiait un courrier à M. Ewart, secrétaire de l’ambassade d’Angleterre à Berlin, pour lui apprendre les résolutions définitives de la cour de Londres. L’Angleterre, en cas de guerre, soutiendrait la Prusse jusqu’au bout. Quarante vaisseaux de ligne appuieraient la démonstration du duc de Brunswick. Le 28 juillet, M. Ewart répondait à sir James Harris par l’assurance positive que la Prusse se décidait à marcher. « Votre courrier est arrivé au moment le plus critique, alors qu’une infâme intrigue allait tout incliner à Potsdam en faveur de la France. » Presque au même instant, la princesse d’Orange, mêlée plus que jamais à tous les détails de la politique, écrivait au greffier des états et au principal député de chaque province pour les informer que le ministre de Prusse à La Haye, M. de Thulemeyer, « avait inexactement rapporté les sentimens de son maître, que le roi, son frère, bien loin de vouloir exclure l’Angleterre, désirait ardemment qu’on l’invitât à la médiation. » Dans une note destinée à passer sous les yeux de sir James Harris, elle ajoutait cette phrase significative : « La manière franche et ouverte dont votre cour s’est expliquée à Berlin a produit le plus grand effet, et je ne saurais assez vous en remercier. » Déjà l’on annonçait à Nimègue l’arrivée du duc de Brunswick, qui venait pour s’entendre avec la princesse sur tous les détails de l’expédition militaire. « Le feld-maréchal paraît tranquille, écrivait d’Allemagne Mirabeau; mais c’est le sommeil du lion. » Quant à Guillaume V, l’on ne parlait guère de lui. Il guerroyait contre les états de Hollande. L’on savait seulement que, dans un accès de colère violente, il avait été jusqu’à dire à sa femme : « Je ne suis entouré ici que de traîtres, et vous êtes la première de tous, madame. » L’accord était complet entre la Prusse et l’Angleterre. Le traité d’alliance offensive et défensive, qui devait être signé au mois d’octobre, était arrêté en principe. Par sa tenace obstination, par sa volonté ferme et raisonnée, par son courage, sir James Harris était parvenu à ses fins. Ce n’est pas le courage, assurément, qui manquait aux négociateurs français. Ils ne savaient, par malheur, ni ce qu’ils voulaient, ni ce qu’ils pouvaient. M. de Loménie de Brienne, nommé contrôleur général et bientôt principal ministre, avait porté dans l’administration des finances, puis dans la politique générale, tout le désordre de sa vie privée. Quand on voulut presser les armemens de Givet, l’on découvrit que les sommes réservées pour cet objet étaient déjà dépensées ; les émissaires envoyés par le duc de Brunswick purent revenir en disant que le camp était désert et que l’on y cherchait en vain des soldats français. La cour de France ne se plaignit pas moins des préparatifs militaires faits en Westphalie : « Le roi vous autorise à rappeler l’intérêt que, jusqu’à présent, il n’a cessé de prendre à la prospérité de la monarchie prussienne, écrivait Montmorin à Falciola, et de faire entendre que, si le roi de Prusse ne fait aucun cas de cet intérêt, nous serons forcés, quoique à regret, de changer de conduite et de système. Le roi n’abandonnera jamais la Hollande, dans aucun état de cause, lorsqu’il sera question d’agression étrangère. »

M. de Montmorin ne se flattait déjà plus d’imposer sa manière de voir au gouvernement prussien. « Quelque précipitée et quelque inconsidérée que soit la conduite du roi de Prusse, écrivait-il le 20 août, le roi pense qu’il est d’une nécessité absolue d’en prévenir les effets, sans perdre de temps à discuter si les plaintes de ce monarque sont bien ou mal fondées. » Dans cet état de choses, la cour de France conseillait aux états de Hollande d’autoriser le voyage à La Haye de la princesse d’Orange, et de l’inviter à s’y rendre dès que la sécurité publique le permettrait. Le texte même de la réponse à faire au roi de Prusse était envoyé de Versailles. Le courrier du 20 août apportait à l’ambassadeur de France une nouvelle plus grave que le conseil donné aux états. Le roi avait ordonné son retour en France. « Je ne vous dissimulerai pas qu’il a également résolu que vous ne retourneriez pas à La Haye. Sa Majesté a disposé de l’ambassade de Hollande envers M. le comte de Saint-Priest. » Le coup était dur pour Vérac; il était terrible pour les patriotes. Rappeler l’ambassadeur dans ces circonstances, c’était condamner la Hollande et le parti républicain. La cour de France avait enfin compris que l’accord de l’Angleterre et de la Prusse était absolu.

Le 8 septembre, malgré la résistance prolongée d’Amsterdam, les états de Hollande se décidèrent à une dernière démarche pacifique, et adressèrent à la cour de Prusse la réponse rédigée par le cabinet de Versailles. Le jour même, avant midi, la lettre des états fut communiquée à M. de Thulemeyer, pour être envoyée à Berlin. Un courrier partit le soir pour cette ville. Le 9 septembre, à huit heures du matin, le ministre prussien se rendit chez le grand pensionnaire et lui demanda de convoquer l’assemblée pour le lendemain. La réponse des états n’avait pas paru satisfaisante au roi son maître, qui faisait déposer un ultimatum. Le roi réclamait des excuses nettes, complètes, absolues; la révocation formelle des « résolutions injustes et erronées » prises à l’occasion du voyage de la princesse ; le châtiment sur sa réquisition « de tous ceux qui avaient participé aux offenses contre son auguste personne ; » l’invitation à son altesse royale de se rendre de suite à La Haye. Ces décisions devaient être prises dans le délai de quatre jours. « Tout le monde paraît persuadé que le mémoire de M. de Thulemeyer a été fabriqué à Clèves entre Mme la princesse et M. le duc de Brunswick, » disait à Montmorin M. Gaillard, chargé d’affaires de France en l’absence de l’ambassadeur. « Les grandes inondations peuvent s’effectuer en six heures, à ce que m’ont appris MM. Paulus et de Witt, membres de la commission de Woerden. »

Le 12, les états déclarèrent qu’on ne pouvait entrer en délibération sur la note de M. de Thulemeyer. L’envoi à Berlin de deux députés chargés de conférer avec le roi de Prusse fut résolu. Un dernier espoir semblait réservé aux patriotes. La Porte venait de rompre avec la Russie et la guerre se rallumait en Orient. « Voilà une nouvelle série qui s’ouvre dans le Levant, et qui pourra donner à penser à Sa Majesté prussienne, écrivait Montmorin à Bourgoing ; nous nous ressouviendrons du fond qu’on peut faire sur elle.» — « L’opinion du roi est que les états de Hollande ont fait tout ce qu’il était possible d’exiger d’eux pour apaiser le roi de Prusse, disait le ministre à Gaillard. Si ce prince, au mépris des réflexions les plus sérieuses sur ce qu’il va entreprendre, fait avancer ses troupes pour entrer dans la province de Hollande, Sa Majesté est résolue, comme allié, d’aller au secours de cette province. » Les troupes prussiennes avaient envahi le territoire des Provinces-Unies quand Montmorin écrivait ces lignes. Les pensionnaires venaient de se décider à quitter La Haye, où ils couraient risque d’être massacrés par les orangistes.


VII.

Le 12 septembre, le duc de Brunswick avait donné l’ordre de marche : les troupes prussiennes s’étaient ébranlées ; le duc, resté l’un des derniers à Wesel, avait passé le Rhin dans la soirée, sur un pont de bateaux, et s’était avancé sur Clèves. de nombreux officiers anglais, russes, mecklembourgeois servaient comme volontaires dans son état-major. Les princes régnans de Saxe-Weimar et d’Anhalt avaient obtenu l’autorisation de l’accompagner. Le 13, la province de Gueldre était envahie : l’armée d’occupation se présentait comme amie : elle venait rétablir l’ordre public, sauver les Pays-Bas de l’anarchie, rendre au stathouder les privilèges qui lui appartenaient. La princesse d’Orange, suivie de ses dames d’honneur et de son escorte, s’avançait au-delà de Nimègue pour recevoir ses libérateurs. Les officiers prussiens portaient, par courtoisie, la cocarde orange au chapeau ; ils étaient accueillis par la foule aux cris de : « Vive Orange ! » Le vieux chant de Guillaume de Nassau retentissait de toutes parts, le temps était magnifique, la victoire était assurée. L’expédition semblait une partie de plaisir, pour ne pas dire une fête de famille. La journée du 14 fut accordée au repos. Les soldats avaient fait la veille une marche forcée ; ils devaient s’assurer du pain et des fourrages pour trois jours. On venait d’apprendre la nouvelle que la commission de Woerden avait donné l’ordre de rompre toutes les digues, de défoncer tous les chemins : bientôt la Hollande serait sous l’eau.

Quelles mesures, en dehors de l’inondation, la Hollande pouvait-elle opposer aux forces de Frédéric-Guillaume jointes à celles de son beau-frère ? Les commissaires de Woerden avaient travaillé sans relâche à développer les moyens de défense, mais la bonne volonté ne supplée pas aux connaissances professionnelles. Il eût fallu remettre la direction de la lutte à un véritable homme de guerre. L’on avait pensé à M. de La Fayette, qu’on eût prié de commander un corps de 20,000 volontaires. Il se voyait déjà « placé à la tête de toutes les forces militaires des provinces républicaines.» L’affaire n’aboutit pas, par suite de « la friponnerie du rhingrave. » À défaut de La Fayette, les commissaires de Woerden demandaient des canonniers à la cour de France. Le maréchal de Ségur, alors ministre de la guerre, était trop grand partisan de l’alliance hollandaise pour se refuser à cette prière. Deux cents canonniers, sans armes et sans uniformes, reçurent l’ordre de se rendre par détachemens en Hollande et de se mettre au service de la commission. MM. de Bellonet et Bosquillon de Frescheville, capitaines en premier au corpS royal du génie, partirent en même temps pour La Haye. M. de Ternant, officier général très distingué, se trouvait déjà en Overyssel pour y organiser la résistance.

M. de Ségur et son collègue de la marine, M. de Castries, ne se contentaient pas de ces mesures. Ils désiraient l’intervention active de l’armée française et faisaient préparer des plans de campagne. La difficulté dominante, outre la pénurie du trésor et l’insouciance de M. de Brienne, était la distance. Givet se trouvait à quarante lieues de la frontière. Dans un mémoire envoyé sur la demande du cabinet français, M. Paulus, l’un des patriotes les plus distingués, résumait la marche à suivre. Il fallait envoyer quanto civitus 20,000 hommes en Hollande par Gorcum. Un second corps, de plus de 20,000 hommes, envahirait la Westphalie, puis reviendrait sur Utrecht, obligeant le duc de Brunswick à diviser ses forces et le plaçant entre trois feux, si l’on comptait la petite armée hollandaise, forte de 10,000 hommes environ. Un troisième corps, de 10 à 12,000 hommes, embarqué à Dunkerque, débarquerait à Helvoetet s’emparerait de cette place et de La Brille. « Si tout cela se fait promptement, la Hollande sera délivrée des troupes prussiennes ; si cela ne se fait pas, elle est perdue. » Cela ne devait pas se faire, et la Hollande était perdue. L’influence de M. de Loménie de Brienne l’avait emporté. MM. de Ségur et de Castries se retiraient du ministère, et l’on s’efforçait à Versailles d’oublier les patriotes, tout en gardant rancune au roi de Prusse.

Le 21 septembre, M. de Montmorin sonnait le glas funèbre de la cause républicaine dans une lettre à Saint-Priest, que les événemens retenaient à Bruxelles, a Le printemps peut et doit nous donner des forces qui nous manquent quant à présent. L’idée d’une diversion dans les états du roi de Prusse me paraît absolument impraticable. » c’était trop compter sur la bonne volonté du duc de Brunswick que d’attendre le printemps pour rechercher les facultés qui manquaient à la France. La dernière ressource employée par les patriotes devait leur faire défaut, comme les secours de leur allié : les digues et les écluses étaient rompues, mais la mer n’avançait pas ; elle avait couvert des plaines fertiles, elle ne barrait pas la route à l’invasion. Le duc de Brunswick avait calculé sur les quartiers de la lune la date précise de son entrée en campagne. Si le courrier chargé de porter à Berlin la dernière réponse des états de Hollande avait pu faire en quelques heures une traite qui demandait quelques jours, c’est qu’il fallait profiter des basses marées. Le général de Pfau, qui a donné, en 1791, sur cette tournée des armées prussiennes, un récit très complet et très détaillé, digne d’être comparé aux dernières publications du grand état-major allemand, fait remarquer avec soin cette preuve de la prudence du duc de Brunswick. Il insiste, non sans lourdeur, sur l’exactitude géométrique de ses opérations militaires. Ces éloges sont mérités. Pendant qu’on se livrait au simulacre de négociations pacifiques, le duc de Brunswick combinait tous ses mouvemens avec la précision d’un homme de guerre qui serait mathématicien. Grâce à de nombreux espions partout répandus, grâce surtout aux renseignemens minutieux que pouvaient lui donner la princesse d’Orange et les officiers du stathouder, il réglait dans les moindres détails l’ordre et la marche de ses troupes, préparait les approvisionnemens, organisait les magasins et les hôpitaux. Envelopper dans un mouvement rapide la province de Hollande et la ville d’Utrecht, leur couper tout secours possible, s’emparer de toutes les places fortes du cordon, réunir contre Amsterdam toutes les troupes envoyées d’abord dans des directions diverses, tel était son projet primitif, tel fut le plan qu’il exécuta. Son armée, divisée en trois corps, s’ébranla comme pour la parade. Elle était forte de 20,000 hommes environ. Le duc s’était réservé le commandement de la première division, avec le général Knobelsdorf sous ses ordres. La seconde colonne avait à sa tête le général Gaudi. Le troisième corps obéissait au général Lottum.

Pour bien comprendre la marche du duc de Brunswick, la rapidité, la sécurité de ses mouvemens, il faut se rappeler que la Hollande, bien que très peuplée, n’occupe qu’une étendue peu considérable ; que toutes les grandes villes, très rapprochées, sont mises en communication par des canaux, par des routes sans nombre; que la distance entre Rotterdam et La Haye n’est que de cinq lieues, qu’elle n’est que de trois lieues entre La Haye et Leyde, de sept lieues entre Leyde et Haarlem. de cinq lieues entre Haarlem et Amsterdam ; qu’entre Utrecht et Amsterdam même, l’on n’a que huit lieues à parcourir.

Le 15 septembre, après un repos d’un jour, l’armée reprit sa marche en avant, les différens corps d’armée se dirigèrent vers les quartiers qui leur étaient assignés. Les soldats avaient une confiance absolue dans leur général, une foi aveugle dans le succès. Le temps, jusqu’alors fort beau, se mit à la pluie; les routes devinrent plus difficiles; raison de plus pour terminer rapidement une promenade militaire qui devait donner de la gloire. Le 16 septembre, une nouvelle se répandit qui mit le comble à leur enthousiasme : le rhingrave de Salm avait abandonné, dans la nuit, la ville d’Utrecht, qu’il devait défendre, et semait partout sur sa route le désordre et la confusion. Utrecht était livré à l’anarchie. Les corps francs erraient au hasard ; les bourgeois brisaient leurs armes, affolés par la colère et par la crainte; seuls, quelques officiers français, aidés de miliciens peu nombreux, s’efforçaient d’organiser une résistance inutile. « Le prince d’Orange est entré dans la ville au matin, écrivait sir James Harris. Il s’est emparé le même jour de Montfort et de l’entrée du canal. La province d’Utrecht tout entière est entre ses mains. » Le 18 septembre, M. de Saint-Priest voyait arriver à Anvers un sieur Leclercq. major du régiment de prince de Salm dans l’empire, qui lui annonçait la retraite précipitée du rhingrave : « On a abandonné toute l’artillerie à Woerden. La commission de Leurs Grandes Puissances partait aussi pour Amsterdam. j’ai appris à Rotterdam que Gorcum était rendu. » A La Haye, on attendait l’arrivée des Prussiens pour le lendemain; la populace parcourait les rues, chamarrée de rubans orange, insultant les passans qui n’arboraient pas ce signe de joie. Le grand-pensionnaire, M. de Bleiswyck, appelait, à sept heures du matin, le chargé d’affaires de France pour s’entendre avec lui ; mais son discours « portait sur des principes si contradictoires, » que son interlocuteur l’accusait « de perdre la tête ou de tâcher d’ajuster sa conduite sur les circonstances. »

M. de Bleiswyck n’était pas le seul à perdre la tête, et bien des gens se préparaient à ajuster leur conduite sur les circonstances. L’évacuation soudaine et inattendue d’Utrecht ; la fuite du rhingrave; la reddition, au premier feu, de Gorcum, qui, bien défendu, eût pu tenir trois semaines, et qui couvrait la Hollande; des coups si brusques, si répétés, si terribles, avaient troublé toutes les âmes. Amsterdam seul restait debout dans ce désastre. On y préparait tout pour la résistance. Le rhingrave de Salm se présenta devant la ville ; on lui en ferma les portes comme à un traître. Il disparut soudain de la scène sans que l’on pût savoir où il avait caché sa honte. Utrecht eût pu résister trois semaines d’après M. de Bellonet, l’un des officiers français envoyés pour le détendre. Le rhingrave l’avait abandonné sans combattre. Revêtu, grâce à ses intrigues, d’un commandement suprême, qu’il feignit de n’accepter qu’à regret, il avait préparé, de longue main, une retraite qui ressemblait trop à une trahison. Dès le mois d’août, le bruit s’était répandu que les commissaires de Woerden, soucieux seulement du sort de la Hollande, avaient envoyé au rhingrave l’ordre formel d’évacuer Utrecht. La commission avait protesté contre ces allégations. Le 13 septembre, le rhingrave lui donna connaissance de la marche en avant de l’armée prussienne. Les circonstances étaient critiques; les communications entre Utrecht et Woerden deviendraient bientôt impossibles, un général en chef ne pouvait attendre sans cesse des instructions qui ne lui parviendraient pas peut-être. Le rhingrave de Salm insista, il paria de se retirer. Les commissaires, vu le danger pressant, lui remirent une sorte de blanc-seing, non daté, qui lui permettrait de se diriger suivant les cas. Le rhingrave n’attendit pas pour s’en servir. Il se retira sans combattre, et sa retraite précipitée se changea bientôt en déroute. « Il est impossible de concevoir et d’exécuter un projet comme notre évacuation d’Utrecht, a dit M. de Frescheville, l’un des officiers envoyés en Hollande ; on nous a laissés, nous autres Français, dans la ville sans nous faire marcher et sans relever les postes. »

La joie des stathoudériens n’était pas moins grande que le trouble des patriotes, mais le désordre n’y perdait rien. M. de Valence, l’un des attachés du comte de Saint-Priest, qui avait pu pénétrer jusqu’à Rotterdam, « rencontrait dans les chemins des troupes de paysans les parcourant avec des fusils et le sabre dans la main, criant sans cesse : « Vive le prince d’Orange ! » Son courrier, en venant de La Haye, voyait beaucoup de maisons pillées et n’arrivait qu’en descendant plusieurs fois de cheval, en buvant avec le peuple et se couvrant de rubans orange. « A Delft, il y avait beaucoup plus de meurtres et de pillage qu’à Rotterdam. » Partout, les clochers, les maisons, les vaisseaux même étaient décorés de pavillons stathoudériens. « Son Altesse le prince d’Orange est entré à La Haye aujourd’hui à deux heures, écrivait sir James Harris le 20 septembre ; ses chevaux ont été dételés à un mille de la ville. Il a été traîné par des troupes de bourgeois orangistes. » — « Je ne puis vous exprimer mes sentimens en ce jour, le plus beau certainement que je voie jamais, ajoutait le lendemain sir James Harris. Les acclamations et les bénédictions qui me suivent quand je parais dans les rues, la reconnaissance de la classe supérieure, l’attachement de la garnison, m’ont vraiment accablé. Je ne suis guère versé dans le mode sentimental, mais mes yeux se sont mouillés de pleurs quand j’ai rencontré le prince. » Le jour même de son entrée à La Haye, Guillaume V accordait à l’envoyé de George III une demi-heure d’entretien particulier et lui peignait, dans « les termes les plus énergiques, » sa gratitude envers l’Angleterre. Quant aux affaires de Hollande, Son Altesse trouvait qu’il fallait tirer de la circonstance tout ce qu’elle pouvait donner et obliger Amsterdam à la raison.

La révolution était complète. Comme toute révolution, elle avait ses côtés hideux. Les mauvaises passions de la foule se donnaient libre carrière, on ne cherchait pas à les arrêter. L’armée prussienne continuait sa marche victorieuse à travers le pays, moins brutale dans ses agressions que les stathoudériens soulevés sur son passage. Le duc de Brunswick s’étonnait lui-même de trouver une résistance si faible. En parcourant les murs de Gorcum, il déclarait que la place eût dû tenir pendant longtemps. A Gorcum, comme partout ailleurs, les conseils de régence étaient changés dès l’arrivée des troupes. Les magistrats orangistes prenaient la place des patriotes et se hâtaient de modifier leur députation aux états. Cette mesure politique s’exécutait comme un mouvement militaire, elle faisait partie du plan d’invasion. Le 17, Nieupoort et Schonhoven étaient occupés sans combat; les républicains les plus compromis s’étaient retirés, l’on faisait de tous côtés des prisonniers ; des détachemens, sans officiers, venaient se jeter sur les avant-gardes prussiennes, qui les désarmaient sans lutte. La colonne du général Gaudi trouvait les approches de Vianen abandonnées, les routes défoncées et les ponts détruits ; le général van Eben, chargé d’enlever la ville, voyait avant d’y arriver le drapeau orange flotter sur les murs de la citadelle. Quelques grenadiers, avec deux pièces de campagne, s’emparaient d’une frégate qui croisait sur le grand canal ; le capitaine chargé de la défense cédait sans même tirer un coup de canon ; et les soldats, improvisés marins, remplaçaient les matelots hollandais qu’on internait à Vianen. La division du comte Lottum rencontrait plus de difficultés. Parvenue rapidement jusqu’à Amesfoort, elle occupait Soest et Soesdijck. Hilversum, défendu un moment par les patriotes, était pris sans grand combat ; mais Woerden opposait une résistance plus vive. « Nous avons tellement canonné les Prussiens qu’ils ont disparu au point du jour, » écrivait le 19 septembre au matin, M. de Frescheville à Gaillard. Le fort d’Hinderdam ne tombait qu’après un assaut où l’ennemi éprouvait des pertes sérieuses,-une partie de la garnison, plutôt que de se rendre, sautait dans les fossés et se retirait à Amsterdam, vainement poursuivie par le vainqueur. Nieuwersluys arrêtait pendant deux jours le comte de Kalkreuth, et M. D’Averhoult, qui commandait la place, obtenait les honneurs de la guerre. Plus l’armée d’invasion s’approchait d’Amsterdam, plus la résistance devenait honorable et sérieuse ; mais dans tout le reste de la province, comme en Overyssel, comme en Groningue, les tentatives de courage étaient aussi rares qu’inutiles. Les forteresses ornées des noms les plus barbares abaissaient leurs ponts-levis devant les trompettes du duc de Brunswick.

La conscience des casuistes timides, comme celle des poltrons effarés, devait bientôt se trouver à l’aise. Sur le conseil de sir James Harris, les états de Hollande, incomplets et modifiés, bénissaient la Providence d’avoir rétabli l’ordre troublé. Tout était pour le mieux et le roi de Prusse était un sauveur. Amsterdam seul et les vieux patriotes protestaient contre ce concert de louanges. Sir James Harris n’avait garde d’oublier une telle fausse note. Dans une lettre dithyrambique « au duc de Brunswick, libérateur de la nation batave, » il lui demandait d’agir promptement contre la cité rebelle : « Le langage menaçant de la France n’aboutirait à rien. Le roi George faisait accélérer l’équipement d’une flotte très considérable. » Le général Fauwcet, envoyé à Berlin, allait « presser la conclusion de la besogne dont il était chargé. » Il s’agissait d’un secours de 35,000 hommes assuré à la Prusse, outre l’appui de la marine britannique. Le duc de Brunswick ne répondit que quelques lignes à sir James Harris. « Il sentait la nécessité de ce qui lui était conseillé et était déterminé à l’essayer. » Pour enlever au roi Louis XVI et à ses ministres toute Frénière velléité de s’opposer à l’attaque contre Amsterdam, nouveaux états de Hollande donnaient l’ordre aux ambassadeurs des Provinces à Paris de transmettre au ministre des affaires étrangères un récit des heureux événemens arrivés dans leur patrie. M. de Montmorin, qui, quelques jours auparavant, affirmait à ces mêmes diplomates que le roi trouvait « l’invasion purement contraire à l’équité et soutiendrait la Hollande de toutes ses forces, » recevait une lettre pour lui apprendre que « les difficultés entre cette province et le seigneur prince stathouder héréditaire étaient terminées... que l’affaire de la satisfaction était sur le point d’être aplanie avec la cour de Prusse; que, par conséquent, il ne se trouvait plus d’ennemis. Leurs Grandes Puissances ne doutent pas que Sa Majesté ne prenne à l’heureux rétablissement de la tranquillité la part qu’elle a toujours témoigné de prendre à l’apaisement des troubles et à l’avancement de la prospérité de la province. »

Que répondre à ces déclarations aussi polies qu’ironiques ? Que répondre également aux émouvantes supplications qu’adressait au roi la ville d’Amsterdam, « cette ville qui ne saurait être indifférente à l’Europe, comme étant le soutien des Provinces-Unies? » La France avait laissé passer toute occasion de venir en aide aux patriotes. Les préparatifs tardifs qu’elle faisait pour soutenir son honneur ne pouvaient pas plus sauver Amsterdam que la Hollande. Le 23 septembre, en arrivant à Leymuiden, le duc de Brunswick y trouva deux députations ; l’une des états-généraux pour le prier de venir à La Haye recevoir des remercîmens publics ; l’autre de la ville d’Amsterdam pour discuter un accord. Le duc reçut d’abord les délégués des états, au-devant desquels il s’avança. Il fit appeler auprès de lui ceux d’Amsterdam. La ville, par une déclaration écrite, se disait prête à accéder aux résolutions des autres cités de la province, telles qu’elles étaient énoncées dans sa missive. Le duc après en avoir pris connaissance, répondit que les conditions proposées par Amsterdam n’étaient pas conformes à celles exigées par son maître et adoptées par les états. Il ne se refusait pas à accorder une trêve au conseil, pour lui permettre d’envoyer une députation auprès de la princesse d’Orange, qui venait d’entrer triomphalement à La Haye, aux acclamations de la populace. Le 28, eut lieu dans la chambre même de la princesse une réunion des principaux chefs orangistes. Le duc de Brunswick arriva sur les dix heures du matin. Il avait été reconnaître les approches d’Amsterdam, s’avançant jusqu’aux pieds des batteries qui défendaient la ville. Les difficultés du siège lui paraissaient grandes. Le temps était menaçant, l’automne commençait. Les inondations avaient réussi dans la région. D’étroites chaussées très fortifiées et couverts d’une nombreuse artillerie offraient seules un périlleux passage. Il fallait se hâter pour réussir. — Sir James Harris combattit respectueusement les objections du duc et s’opposa nettement à de plus longues négociations. Il fallait sommer Amsterdam dès que la trêve serait terminée; en cas de refus, l’attaquer sur l’heure. — L’opinion du ministre anglais prévalut encore une fois. Le duc repartit à cinq heures du soir pour exécuter ces instructions.

Amsterdam allait succomber. C’est en vain que le chevalier de Ternant, officier français aussi brave qu’intelligent, s’efforçait d’organiser la défense. Le courage ne manquait pas, la patience faisait défaut. Le 29 septembre, la députation de la ville allait trouver la princesse d’Orange pour lui soumettre les propositions du conseil ; la princesse refusait d’y accéder. Elle congédiait les députés, non sans hauteur, après une vive discussion, et envoyait sur l’heure l’ordre au duc de Brunswick de recommencer l’attaque. Le duc lui-même, auquel les députés demandaient une dernière entrevue, ne consentait à les recevoir que déjà en marche et au milieu de ses officiers assemblés. Il les renvoyait les yeux bandés et sous forte escorte. « Je regarde la trêve comme expirée, dès ce soir, entre les sept et huit heures. Je suis fermement résolu à aller en avant et exécuter mes ordres, à moins que Son Altesse Royale n’intercède pour m’engager à retirer les troupes. »

Dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre, l’armée prussienne se mit en mouvement. Le 1er octobre, au matin, la grande écluse, connue sous le nom de Halfweg, fut attaquée. Située entre le lac d’Haarlem et les étangs formés par l’Y, elle n’offrait qu’un étroit passage et se trouvait l’un des points les plus importans de la défense. Le jour n’était pas levé encore. Les soldats prussiens s’avancèrent en silence, la baïonnette au fusil, pour surprendre les Hollandais. Un coup fut déchargé par mégarde. Les patriotes réveillés en sursaut dans le village courent aux armes et commencent à travers les fenêtres un feu nourri contre l’ennemi. Le désordre est au comble. Un canonnier hollandais court pour servir sa pièce et tombe sur les Prussiens, qui l’arrêtent. Il crie : « A l’ennemi! » Son appel est entendu. Le capitaine de Richaud, commandant les artilleurs français, dirige sa batterie contre les assaillans, qui l’attaquent à la baïonnette. Le retranchement est enlevé ; le capitaine de Richaud est fait prisonnier après avoir reçu deux blessures. L’assaut de la redoute même d’Halfweg a lieu aussitôt. Elle est emportée presque sans combat. Un détachement prussien l’a tournée avec des barques et s’en empare facilement. Un mouvement offensif des troupes hollandaises est repoussé : 60 dragons de la légion de Salm tournent pendant l’affaire aux cris de : « Vive Frédéric-Guillaume ! »

Le même jour avait lieu une attaque plus considérable contre la position d’Amstelveen, qui couvrait le centre de la ville. A cinq heures du matin, sur un signal donné par trois coups de canon, les troupes prussiennes se mettaient en marche sous le commandement du duc de Brunswick. Il devait lui-même aborder Amstelveen de front. Une autre division le prendrait sur les derrières : sept batteries placées sur des ponts différens ouvrirent aussitôt un feu nourri auquel les Hollandais répondirent par de nombreuses décharges. Les chasseurs, sur l’ordre du duc, qui, après les avoir suivis, se mettait bientôt à leur tête, se jetaient avec impétuosité sur les palissades des premiers retranchemens, qu’ils emportaient après une courte résistance. Le colonel de Porte, qui défendait Amstelveen, arrêtait leur élan par le tir serré de ses pièces. Le duc de Brunswick fit avancer une batterie pour soutenir l’attaque. Sous sa protection, le village fut emporté ; mais le colonel de Porte tenait toujours, encourageant ses hommes par une bravoure héroïque, empêchant par tous les moyens la marche en avant de son adversaire. Pour réduire l’artillerie ennemie au silence, il avait fait traîner ses canons sur le haut du rempart. Les troupes prussiennes ne reculèrent pas Pendant cinq heures, elles restèrent en place, fermes et impassibles sous le feu des patriotes. Les officiers donnaient l’exemple de l’indifférence. Le prince d’Anhalt ne bougeait pas du point le plus exposé aux balles ; les soldats riaient du danger et voyaient tomber leurs camarades sans sourciller. Un homme a l’œil crevé : il ne se trouble point : « Le mal n’est pas grand, dit-il ; il n’était déjà pas si bon.» Il court faire panser sa blessure et revient prendre son poste. Cependant le duc de Brunswick attendait avec impatience le signal qui devait lui apprendre le succès du mouvement tournant, et n’était pas sans inquiétude sur l’issue de cette manœuvre. La division qui devait l’exécuter avait rencontré, elle aussi, une résistance sérieuse. Les habitans de la région soulevés contre l’envahisseur avaient joint leurs efforts à ceux des patriotes. Les Prussiens, plusieurs fois repoussés, avaient éprouvé des pertes sérieuses, mais leurs forces supérieures devaient enfin l’emporter, tous les postes étaient tombés entre leurs mains. Amstelveen était entouré. Le lieutenant-colonel Gordon, officier anglais, qui accompagnait l’expédition, s’élança aussitôt pour en prévenir le duc. Les hommes du colonel de Porte commençaient à faiblir. Il se retira, suivi de ses artilleurs.

Le duc de Brunswick était maître de toute la contrée entre l’Amstel et le lac d’Haarlem; les principales routes d’Amsterdam lui étaient ouvertes. L’avant-garde de l’armée prussienne vint camper à Overtom, à 3 kilomètres d’Amsterdam. La victoire était complète. Amsterdam demanda une nouvelle trêve. Les députés vinrent trouver encore le duc de Brunswick. La ville préparait une résolution donnant pleine satisfaction à la princesse. Une suspension d’armes de trois jours fut accordée. Le 1er octobre, à onze heures du soir, le conseil d’Amsterdam fit connaître ses propositions nouvelles. Il refusait encore de reconnaître la légalité des états de Hollande et la validité des mesures prises depuis le début de l’invasion. La conférence se termina sans amener d’accord. Sir James Harris reprit sa tâche belliqueuse. Brunswick reçut une lettre de Berlin pour lui reprocher sa mollesse et sa facilité. Les mauvaises nouvelles accablaient Amsterdam. La réponse négative de la cour de France venait d’arriver. Avant que la trêve fût expirée, une députation se présenta aux états de Hollande pour s’incliner devant leur légalité au nom d’Amsterdam. Toutes les mesures prises depuis l’entrée des Prussiens étaient approuvées sans condition. Une députation de Leurs Grandes Puissances se rendit aussitôt auprès de la princesse. Les états lui exprimaient leurs profonds regrets de ce qui était arrivé. Ils priaient Son Altesse Royale de bien vouloir indiquer les satisfactions qu’elle exigeait. Sir James Harris, appelé par la princesse, lui conseilla des mesures de rigueur. « Il fallait répandre une atmosphère de terreur autour des principaux factieux, » quitte à ne pas abuser des conditions obtenues. La princesse était toute prête à adopter cette opinion. Elle avait fini par croire elle-même aux outrages dont son frère avait su faire un si bon usage. Elle déclara toutefois ne pas exiger la vie des coupables, mais sans prétendre les garantir contre les châtimens qu’ils pourraient mériter d’ailleurs. Elle demandait qu’on les privât de tout emploi, qu’on les proclamât incapables à jamais de servir la république. Sur une nouvelle question des états, elle dressa elle-même la liste des fauteurs et instigateurs de l’attentat commis envers sa personne. Les commissaires de Woerden y occupaient la première place. « MM. Camerling. van Foreest, Jean de Witt, Block et van Toulon, furent proclamés « démis et destitués à jamais de toutes les places de régence et d’administration, comme ils sont démis et destitués par la présente.» Les principaux membres du conseil d’Amsterdam étaient aussi frappés, ainsi que M. de Gyzelaer. « La cour stathoudérienne, d’après Gaillard, n’avait pas laissé échapper une si belle occasion d’étendre la proscription aux membres les plus distingués du parti républicain. »

Amsterdam pourtant n’avait pas ouvert encore ses portes. La ville répugnait à se soumettre, et ne voulait pas laisser l’ennemi pénétrer dans ses murs. L’armée d’invasion l’entourait de toutes parts. Muyden, dernière place restée fidèle à sa cause, venait de se rendre, après une défense honorable. Le 9 octobre, le duc de Brunswick fit établir ses batteries. Le bombardement devait commencer à midi. On lui fit connaître l’accord formé à La Haye, il consentit à attendre. Le 10 au matin, il signa la capitulation, et prit possession dans la soirée de la principale porte d’Amsterdam. Le 12, sur la proposition du conseil renouvelé par les orangistes victorieux, les troupes stathoudériennes entraient dans la ville et désarmaient les corps francs. La révolution était terminée.

Quelques jours plus tard, malgré les déclarations formelles de son manifeste au moment de l’entrée en campagne, malgré le texte également net de la capitulation d’Amsterdam, le roi de Prusse annonçait au duc de Brunswick que la cité rebelle devait payer tous les frais de l’expédition. Une telle demande pourrait servir de morale an récit de cette aventure. Elle fut retirée sur le conseil du duc et remplacée par la requête d’une large gratification accordée aux troupes. s’il faut en croire M. de Pfau, elles n’avaient perdu que 211 hommes durant leur promenade militaire. Est-il besoin de dire la joie de Guillaume V et de la princesse, l’enthousiasme des stathoudériens, l’orgueil profond de sir James Harris?

L’on devine les fêtes données aux vainqueurs de la Hollande. Une médaille frappée en l’honneur du duc de Brunswick lui fut remise par les états. Ses principaux officiers la reçurent. Par décision royale, ils furent autorisés à porter sur leur justaucorps un ruban orange. Les patriotes, au contraire, persécutés dans la plupart des villes, fuyaient en grand nombre une patrie où ils ne trouvaient plus la sécurité. La populace déchaînée s’unissait aux soldats prussiens, jusqu’alors retenus par la discipline, pour piller et dévaster les maisons abandonnées. La petite ville de Zierickzée, en Zélande, était aux trois quarts détruite par les bandes ameutées contre elle. A Amsterdam même, les patriotes étaient menacés. Les commissaires de Woerden eurent une dernière réunion chez M. de Witt, qui allait partir pour la France. Avant de se séparer, ils attestèrent que toujours ils avaient été d’accord, que toutes leurs résolutions n’avaient été inspirées que par l’amour pour leur malheureux pays. MM. de Capellen, de Pallandt, Bicker, Abbema suivirent l’exemple de M. de Witt. Le nombre des émigrés hollandais, en France, fut si considérable qu’on dut songer à créer des régimens nouveaux pour employer les officiers et les soldats sans ressources. Toutes les classes de la société était représentées parmi les fugitifs. Pour atténuer le déplorable échec de la politique française, l’on accorda des secours aux victimes les plus malheureuses de cette politique. La liberté religieuse leur fut promise, on parla même de les autoriser à construire des temples. L’on espérait ainsi rappeler dans leur ancienne patrie les descendans des proscrits de redit de Nantes. C’était se consoler trop facilement d’une situation très fâcheuse, et ne pas prévoir assez les très graves conséquences d’une conduite hésitante et imprévoyante.

La marche victorieuse et rapide de l’armée prussienne, le siège d’Amsterdam, où, prétendait-on, vingt mille personnes avaient succombé, devaient produire dans l’Europe entière une impression aussi funeste que durable. Le 27 octobre, la cour de Londres faisait remettre à celle de Versailles une déclaration pour l’inviter à la cessation commune des armemens. « Les événemens qui ont eu lieu dans la république des Provinces-Unies ne peuvent plus laisser aucun sujet de discussion, encore moins de contestation entre les deux cours. » La réponse de la France fut catégorique : « l’intention de Sa Majesté n’est pas et n’a jamais été de s’immiscer par la force dans les affaires de la république. Elle ne conserve aucune vue hostile relativement à ce qui s’est passé. » La conséquence de ce langage était facile à prévoir. Le 4 avril 1788, était signée l’alliance offensive et défensive de la Prusse et des Pays-Bas ; le 15 avril de la même année, était conclu un traité presque analogue entre les Pays-Bas et l’Angleterre.

« Nous avons été surpris, écrivait M. de La Fayette à Washington ; le roi de Prusse a été mal dirigé, les Hollandais sont ruinés, et l’Angleterre se trouve la seule puissance qui ait vraiment gagné au marché. » Ni la France, ni l’Angleterre, ni la Prusse n’avaient vraiment gagné au marché. La France devait se ressentir longtemps de l’erreur qu’elle avait commise en laissant s’engager une lutte qu’elle ne voulait ou ne pouvait pas soutenir. La Prusse, trompée par notre apparente faiblesse, allait apprendre, en 1792, que les défilés de l’Argonne s’enlevaient moins facilement que les écluses d’Amsterdam. L’Angleterre elle-même avait-elle suivi une politique sage et prudente en montrant aux soldats prussiens la route à suivre pour occuper en moins de cinq jours la moitié des Pays-Bas?

Frédéric le Grand, il n’y a guère plus d’un siècle, terminait par ces lignes quelque peu sceptiques son Histoire de la guerre de sept ans : « c’est là le propre de l’esprit humain que les exemples ne corrigent personne; les sottises des pères sont perdues pour les enfans. Il faut que chaque génération fasse les siennes. » l’avenir prouvera, je l’espère, que Frédéric le Grand s’est trompé.


PIERRE DE WITT.

  1. Les dépêches de sir James Harris ont été publiées dans le tome II de ses Diaries and Correspondence, par son petit-fils lord Malmesbury.
  2. Récit de M. de Kinckel.