Une Intervention anglaise dans les affaires du Danemark
- I. Denmark and Germany (le Danemark et l’Allemagne depuis 1815), par M. Charles Gosch, Londres 1862, in-8o (dans le sens danois), — II. Schleswig-Hohteinische Briefe (Lettres slesvig-Holsteinoises), par M. Moritz Bnsch, Leipzig 1856, 2 vol. in-8o (dans le sens allemand).— III. Schleswigsche Beleuchtung (Examen slesvicois d’un mémoire prussien prétendu officiel concernant les affaires du Slesvig), Copenhague 1862 (réponse de l’administration danoise aux pamphlets allemands). — IV. Documens diplomatiques, etc.
Le principe de non-intervention a été proclamé dans plus d’une occasion récente par le cabinet anglais, et l’on aurait cru volontiers qu’il était devenu la règle invariable de sa conduite. Respecter le droit qu’ont les peuples de se gouverner comme bon leur semble, et n’intervenir nulle part, en aucun cas, avant que les intérêts de l’Angleterre fussent directement engagés, telle était sa maxime. Il vient de la démentir en intervenant d’une manière grave dans le débat qui s’agite entre la Danemark et l’Allemagne. Vouloir terminer cette longue et insipide querelle est une belle pensée, dont le succès attirerait à lord Russell de plus d’un côté de sincères actions de grâces ; mais est-ce bien juger, dans une telle dispute, que de donner, pour en finir, gain de cause au plus gros des deux plaideurs au-delà même de ce qu’il demande ? Est-ce le vrai moyen de terminer l’affaire ? Le plus petit peut avoir des amis qui ne veuillent pas le laisser dépouiller entièrement, ne fût-ce que par intérêt personnel, et la lutte qu’on prétendait éteindre va au contraire s’envenimer et grandir. Il en arriverait ainsi infailliblement de la querelle entre le Danemark et l’Allemagne, si le cabinet anglais persistait dans la voie que vient d’ouvrir à l’improviste une double dépêche de lord Russell, fort défavorable au Danemark, ou plutôt, à dire vrai, mortelle pour son existence indépendante. C’est chose grave à toute heure, mais particulièrement dans l’état actuel des affaires européennes, qu’un germe de guerre où l’intervention anglaise est mêlée. Nous voudrions examiner ce que vaut l’acte politique auquel lord Russell vient d’attacher son nom, c’est-à-dire jusqu’à quel point le cabinet britannique est d’accord dans cette importante démarche avec la nation anglaise, par où la dépêche nous paraît blâmable dans tous les cas, et quelles en seraient au juste les conséquences au point de vue de l’existence du Danemark et de la paix générale.
Évidemment les pays scandinaves ont attiré plus vivement que jamais, dans ces dernières années, l’attention des Anglais. Je ne les accuse pas, quelque voisins qu’ils soient de ces contrées par la Mer du Nord, d’y vouloir faire des annexions, bien qu’ils nous soupçonnent nous-mêmes d’y méditer de temps en temps des acquisitions importantes. Non ; l’intérêt de leur commerce ou plutôt un besoin instinctif de fureter çà et là par les mers et de dresser sans cesse à nouveau l’inventaire de leur voisinage, telle est probablement la cause de leurs visites dans les presqu’îles et les îles du Nord, visites devenues plus fréquentes au moment où la rapidité des communications leur a ouvert de nouvelles routes et de nouveaux marchés. La Suède inaugurait, il y a quelques semaines, sa première grande ligne de fer, qui, dans le temps même où le commerce de la Russie septentrionale prend un grand essor, réduit à quatorze heures au lieu de soixante-douze le trajet de Stockholm à Gothenbourg : soyez persuadés que cet événement économique a produit plus de sensation à Londres qu’à Paris, et que le nouveau railway a déjà transporté, voyageurs et marchandises, un notable contingent venu d’Angleterre. Le commerçant anglais est précédé du touriste son compatriote ; celui-ci, riche ou pauvre, à pied et le bâton ferré à la main, ou dans son yacht, avec cinquante hommes d’équipage, comme lord Dufferin, a conscience de sa mission, qui consiste à pénétrer et à examiner partout, puis à noter et publier simplement ce qu’il a vu. La tâche est plus facile et l’attrait est plus grand, s’il s’agit de nations presque sœurs de l’Angleterre par une origine commune, comme c’est le cas avec les peuples Scandinaves ; l’intérêt d’une solidarité historique se joint alors à celui de relations profitables dans le présent et dans l’avenir.
L’Islande est particulièrement devenue pour les touristes anglais un but de promenades favorites. Ils n’y résident pas, comme M. Maurer, le savant professeur de Munich, huit mois de suite ; ils ne visitent pas patiemment, comme lui, chaque partie de l’île, parlant la langue Islandaise et ses dialectes, et connaissant mieux que les Islandais d’aujourd’hui la vieille littérature des sagas ; mais ils s’y montrent hardis encore et s’aventurent en dehors de l’itinéraire obligé et convenu des voyageurs en Islande, qui communément croient leur tâche accomplie après l’excursion à Thingvalla et aux Geysers, comme ceux des Pyrénées après Gavarnie et le port de Venasque. Trois de ces relations anglaises ont paru récemment : celles du révérend M. Metcalfe, de M. Symington et de M. Forbes[1]. Le révérend oxonien a, comme on pense, distribué des bibles partout sur son passage ; des ruines d’églises catholiques, subsistant çà et là dans les déserts de l’Islande, ont irrité son humeur, et le lecteur est un peu bien surpris de l’entendre, du milieu des laves de l’Islande, prêcher contre le pape. — M. Symington se montre fort préoccupé des projets du gouvernement français sur l’Islande. La soirée qu’il passe chez le comte Trampe, gouverneur de l’île, est troublée profondément par la vue d’une foule de peintures et de lithographies fixées aux murs, et qui toutes parlent de la France. « Des frégates françaises viennent chaque année sur ces côtes, dit-il, avec le dessein ostensible de protéger les pêcheries. Si l’on réfléchit que la possession de l’île est une charge fort onéreuse pour le gouvernement danois, on peut croire que le gouvernement accueillerait volontiers des propositions françaises en vue d’une si profitable acquisition. Ce serait d’ailleurs pour le cabinet de Copenhague un moyen commode de reconnaître une assistance efficace dans la question des duchés. L’acquisition de l’Islande serait fort utile au gouvernement français pour former et exercer ses marins ; les pêcheries de Terre-Neuve ne sont elles-mêmes entretenues par lui que dans cette seule vue. Avec ses ports admirables, avec ses rades immenses sur la côte occidentale, qui ne gèlent pas en hiver à cause des courans, l’Islande fournirait à la France dans la Mer du Nord une station précieuse d’où ses navires menaceraient sans cesse le trafic de l’Angleterre avec l’Amérique du Nord. Elle contient des mines de soufre qui compenseraient toutes les ressources qu’offre aujourd’hui la Sicile à l’Angleterre. Elle est enfin le grand réservoir de saumons pour l’Europe entière. Les Islandais dévoués à leur pays ne regardent pas sans aversion ces tentatives de la France ; mais prendrait-on leur avis ? La négociation terminée, on daignerait les informer du résultat, en les invitant à s’incliner devant le fait accompli. Puisse cette île intéressante ne jamais subir une telle destinée ! » M. Symington est, comme on voit, un fin politique, fort au courant des intentions secrètes et des procédés à suivre. Ses craintes patriotiques ont attristé son voyage ; on le voit à sa narration, qui s’en ressent. — Chose curieuse, M. Forbes est obsédé de la même préoccupation. Il décèle, lui aussi, les sourdes menées du gouvernement français pour se créer, par les stations de Terre-Neuve et d’Islande, « une réserve de marins exercés telle qu’aucun pays n’en aura jamais possédé de pareille. » Tandis que le Moniteur de la Flotte enregistre seulement 14,929 marins français employés aux pêcheries, il sait, par des informations sûres, que nous avons 20,000 hommes à Terre-Neuve et 7,000 sur les côtes d’Islande ; il considère en même temps l’accroissement de notre matériel maritime, et il déclare qu’un coup imprévu frappé par la marine française peut anéantir la puissance de l’Angleterre et jeter dans Londres une armée de zouaves capables de donner fort à faire aux volontaires de Wimbledon.
La Suède et la Norvège ne sont pas moins parcourues ni moins étudiées par les touristes anglais. À M. Bavard Taylor, qui s’est fait connaître il y a quelques années comme voyageur intrépide et narrateur agréable, a succédé en 1862 M. Horace Marryat, qui vient de publier deux volumes fort intéressans[2]. M. Marryat y paraît en vrai touriste, mais intelligent et instruit. Nulle préoccupation particulière ; tout ce qui est vraiment digne d’intérêt fait partie de son domaine : il évoque les souvenirs historiques et les traditions populaires, étudie les musées et les bibliothèques, interroge en passant les archives et visite les universités. L’archéologie Scandinave a pour lui des charmes, et il recueille volontiers les spécimens des âges de pierre et de bronze qui ont précédé dans le Nord la civilisation chrétienne ; enfin ce n’est pas la moins attachante partie de son livre que son excursion dans l’île de Gothland. Wisby, capitale de cette île, a été jadis le centre d’un commerce considérable qui s’étendait depuis les extrémités septentrionales de la Norvège jusqu’au fond de l’Orient ; la prospérité de ce commerce avait accumulé dans cette ville de grandes richesses, et elle est attestée aujourd’hui encore par les magnifiques restes d’une architecture considérable. Si les voies du commerce général ont profondément changé, la situation du port de Wisby au milieu de la mer Baltique n’en est pas moins restée extrêmement favorable pour le commerce du Nord, et plus d’une fois l’Angleterre a laissé voir combien elle convoitait une rade dans ces parages. M. Marryat, lui, n’est pas un agent politique ; il ne se donne pas non plus à lui-même la mission de sonder les mouillages des côtes de Gothland ; il est touriste curieux, instruit, bien informé, nous l’avons dit ; c’est tout ce qu’il faut aux négocians et aux politiques ses compatriotes, qui sauront bien, dans son récit, démêler les traces fécondes.
À M. Marryat encore, après beaucoup d’autres voyageurs anglais dans le même pays, est due la dernière description du royaume de Danemark. Les annales danoises, auxquelles se joignent les légendes racontées dans les sagas et les traditions rapportées par Saxo Grammaticus, offrent tant de rapports, non-seulement historiques, mais littéraires, avec les annales britanniques, le souvenir d’une commune origine est tellement vivant entre les deux peuples, en dépit de quelques dates funestes, comme 1807, qu’une visite en Danemark offre au voyageur anglais un charme tout particulier. On s’en aperçoit en lisant le récit de M. Marryat sur le Jutland et.les îles danoises. Il est comme chez lui dans les duchés, qu’il visite d’abord, et qui n’offrent pas, quoi qu’on dise, l’identité qu’on leur attribue avec l’Allemagne. Sous le vêtement étranger qui, à certains égards, la déguise, le voyageur anglais reconnaît dans les campagnes et dans les villes danoises sa propre langue ; il retrouve les vieilles croyances et les superstitions de ses compatriotes ; il n’a pas changé de ciel et de climat.
Ce serait une longue énumération que celle des liens historiques, politiques, commerciaux, industriels, qui unissent, de nos jours l’Angleterre aux états Scandinaves ; les nombreux voyages anglais, dont nous n’avons cité que les plus récens, en sont assurément de suffisans témoignages. Il y en a d’autres toutefois, comme le zèle tout nouveau des Anglais pour les littératures du Nord ; la traduction très méritante de la célèbre Saga de Nial par M. Dasent, celle, fort distinguée aussi, des chants populaires du Danemark par M. Alexander Prior, en ont été, il y a peu de temps, des preuves éclatantes.
À la suite de tous ces rapports, une opinion sympathique s’est formée en Angleterre à l’égard des deux royaumes Scandinaves. Le peuple anglais a accepté très volontiers le voisinage de ces nations au gouvernement et aux mœurs franchement libérales, et quand il a vu depuis quinze ans le Danemark en proie aux attaques passionnées de l’Allemagne, sans avoir besoin d’étudier de près les factums germaniques, instinctivement, guidé par son bon sens pratique d’accord cette fois avec des sympathies réelles et faciles à expliquer, il s’est décidé en faveur du faible contre le puissant, pour l’opprimé contre l’envahisseur. Telle a été pendant ces dernières années l’opinion publique en Angleterre ; nous ne disons pas qu’il y ait eu parmi les organes de la presse, nombreux et libres, une complète unanimité : il y a eu parfois dans le parlement des dissidences ; mais il n’en est pas moins vrai que la nation anglaise, sans vouloir d’une intervention active, et sans prêter non plus à ce démêlé une attention fort spéciale, n’a jamais donné de gage à l’Allemagne contre le Danemark, et le sentiment non équivoque du public s’est même traduit plus d’une fois dans les actes extérieurs du cabinet de Saint-James.
Subitement lord Russell vient de changer tout cela. Dans une première dépêche, datée du 24 septembre 1862, et dans une seconde dépêche explicative, en date du 20 novembre, il a demandé que la constitution commune imposée à la monarchie danoise au mois d’octobre 1865 disparût pour le Slesvig aussi bien que pour les deux duchés allemands, que le duché danois du Slesvig obtînt une entière autonomie ! Il n’y a pas besoin d’avoir beaucoup étudié la question, disons-le tout de suite, pour comprendre : 1° que nul cabinet n’a le droit d’intervenir dans les affaires intérieures de la monarchie danoise, et que le Slesvig n’a rien de commun avec l’Allemagne ; 2° que l’autonomie du Slesvig équivaudrait à la dissolution complète du Danemark. Il est certain, pour qui connaît les esprits au-delà de l’Eyder, que le petit peuple danois, fort de son bon droit et de sa longue et humble patience, après avoir opposé un refus absolu à une telle proposition, soutiendrait la guerre la plus acharnée avant de s’y soumettre.
Au nom de quels droits contraires lord Russell a-t-il pu ainsi parler ? — Suivant lui, le duché danois de Slesvig a une existence indépendante de celle du royaume de Danemark proprement dit, et il y a entre le Slesvig et les duchés allemands des liens indissolubles indépendamment de leurs rapports avec la couronne danoise ; enfin le roi de Danemark, en 1851 et 1852, a contracté par-devant la confédération germanique, à l’égard du Slesvig, un double engagement d’honneur (c’est lord Russell lui-même qui a inventé cette dénomination) : Frédéric VII a promis de ne jamais incorporer ce duché dans le royaume, et de faire en sorte que les sujets allemands y fussent traités sur un pied d’absolue égalité avec les sujets de nationalité danoise ou autre. Cette dernière promesse n’aurait pas été remplie, et l’on se disposerait à violer aussi la première en maintenant une constitution commune pour le royaume et le Slesvig. À en croire lord Russell, ou plutôt une note prussienne qu’il accueille et transcrit, il y a un plan systématique du gouvernement danois pour détruire les attaches de nationalité et de voisinage qui unissaient jadis le Slesvig au Holstein ; on a laissé exprès en oubli les dispositions concernant l’université de Kiel ; on a rempli le Slesvig de fonctionnaires danois dans l’administration, de prêtres danois dans les églises et les écoles ; enfin on a tyrannisé les particuliers et les familles en maintenant des ordonnances vexatoires sur l’emploi réciproque des idiomes danois et allemand. « Le moyen de couper court à ces maux est que le roi de Danemark proclame l’entière autonomie du duché danois de Slesvig, de telle sorte que la diète locale délibère et décide elle-même sur toutes les questions concernant l’université, les écoles populaires, les églises, et sur l’emploi des deux langues dans les différens districts. » Si l’on ajoute le projet, peu pratique sans doute, d’un budget normal de la monarchie qui serait voté pour dix ans, les deux dépêches de lord Russell se réduisent aux deux propositions que nous venons d’indiquer. Il les présente avec confiance à l’Europe, persuadé qu’elles contiennent la solution du long débat entre le Danemark et l’Allemagne.
La Prusse et l’Autriche n’en demandaient pas tant, ouvertement du moins. La lecture des dépêches anglaises les a charmées ; elles ont adressé immédiatement à l’auteur, qui les leur avait communiquées, de sincères félicitations, en déclarant qu’elles acceptaient le débat ramené à ces termes. La Russie elle-même, il faut le dire, s’est adjointe à ces démonstrations. Le gouvernement français, assure-t-on, a recommandé la prise en considération. Quant à la Suède, si fort intéressée au débat et signataire des traités de 1815, lord Russell ne lui a donné communication d’aucune de ses deux dépêches. Nous dirons bientôt quelles dignes paroles M. le comte Manderström a envoyées à Londres à ce sujet.
Aurons-nous grand’peine, quant à nous, à démontrer que la proposition de lord Russell est inexécutable, aussi longtemps du moins qu’il y aura un royaume indépendant de Danemark sur la carte d’Europe, et que les argumens sur lesquels il se fonde ne sont rien moins que ceux du slesvig-holsteinisme. Était-ce donc la peine de faire une guerre en 1848 et 1849 et de négocier pendant plus de dix ans pour en revenir absolument au même point et démentir tout ce que l’Angleterre elle-même avait fait dans cette épineuse carrière ? — Nous savons gré du moins à lord Russell d’avoir resserré le champ du débat. Le gouvernement danois y a beaucoup contribué en détachant le plus complètement possible le Holstein et le Lauenbourg du reste de la monarchie : il a suspendu pour ces deux duchés la constitution commune ; il leur donne aujourd’hui un gouvernement à part ; il accorde de ce côté tout ce qu’on demande. Voici d’autre part le cabinet anglais qui ne parle plus que du Slesvig ; lord Russell, pressé apparemment par ce désir d’en finir avec les plus longues affaires et par ce besoin de clarté qui se font obéir autre part qu’à Francfort, exprime avec une sincérité naïve ce que les démocrates allemands n’osaient pas dire. Prenons-les au mot dans la joie qui leur échappe : ce que lord Russell propose est bien le vrai but de leurs secrets désirs ; ils ont essayé en 1848 d’arracher le Slesvig au Danemark par les armes, et ils ont été battus ; ils se demandent aujourd’hui si l’alliance imprévue de lord Russell ne va pas combler tous leurs vœux. Le Slesvig une fois rattaché à l’Allemagne, le port de Kiel deviendra allemand ; il y aura enfin une flotte allemande. Quelle joie à Berlin et à Cobourg ! quelle victoire pour la Prusse et pour le National Verein ! quel profit pour l’Angleterre, pour la France, pour l’Europe ! — Disons-le, quelle rupture de l’équilibre du Nord ! quel triomphe, avec l’Angleterre pour complice inattendue, d’une politique semblable à celle de Frédéric II et de Catherine à l’égard de la Pologne et de la Suède, et quel renversement de la politique vraiment française, de celle des Choiseul et des Vergennes !
Il faut prouver ; mais je serai le plus court possible à ces démonstrations déjà plus d’une fois données. — En premier lieu, l’on ne saurait soutenir avec vérité que le Slesvig n’est pas terre danoise, appartenant au roi de Danemark, duc de Slesvig. Veut-on contre cette théorie fort nouvelle les plus anciens et les plus forts argumens ? Il suffit d’ouvrir le recueil des sagas historiques et de chercher comment les choses se passaient au Xe siècle. Voici, dans une des sagas les plus connues, Othon Ier qui attaque en sa douzième année les Danois. Harald, fils de Gorm, qui était leur roi, est battu ; il est baptisé, et le christianisme devient la religion officielle : le Jutland est divisé en trois évêchés : Aarhuus au nord, Rîbe, tout près de la côte occidentale, et Slesvig au sud. Or ces deux dernières villes font partie aujourd’hui du duché de Slesvig. Au chapitre XV de la saga qui porte son nom, le roi de Norvège Sigurd Jorsala farer[3] revient à travers l’Europe par la Bulgarie, la Hongrie, la Pannonie, la Souabe et la Bavière. « L’empereur romain Lothaire le reçut fort bien et lui donna des guides pour l’accompagner jusqu’à la frontière de ses vastes états ; mais, quand le roi Sigurd arriva dans le Slesvig, qui fait partie du Danemark, il y trouva le iarl Eilif, qui lui fit encore un meilleur accueil ; on célébrait précisément la fête du midsommer ou de la mi-été dans la ville de Hedeby (nom primitif de la ville de Slesvig) ; Sigurd y rencontra le roi des Danois Nicolas Svendssön, qui le reçut avec beaucoup de joie, l’accompagna lui-même jusque dans le Jutland septentrional, et lui donna un navire, sur lequel Sigurd s’embarqua pour rentrer enfin dans ses états. » Il est donc incontestable que le Slesvig fit dès les premiers temps partie de la province danoise du Jutland. Il est vrai qu’il en fut détaché en 1232, mais tout en restant fief de la couronne, et en 1721 tout le duché, qui avait été divisé entre les trois branches de la maison d’Oldenbourg, — la branche royale, les Gottorp et les Sönderborg, — fut réincorporé à la couronne danoise pour faire de nouveau intégralement et inséparablement partie de l’état danois. L’Angleterre et la France garantirent au roi de Danemark Frédéric IV cette tranquille possession pour tout l’avenir, et, dans ces mêmes conditions, les habitans du duché lui prêtèrent hommage. Nul acte postérieur n’est venu abolir cette transaction européenne. On attaque, il est vrai, la validité de cette incorporation en disant qu’elle aurait violé deux anciens statuts qui ne pouvaient être légalement abrogés : une certaine constitution de Valdemar, en date de 1326, disposant que le Jutland méridional ne serait jamais incorporé à la couronne, et une lettre de 1448, contenant une disposition pareille. On n’attend pas que nous discutions de si vieux parchemins : celui de 1326 n’existe pas aujourd’hui, s’il a jamais existé, et c’est une plaisanterie en vérité que de vouloir assigner dans le droit public du XIXe siècle une autorité quelconque à de telles reliques. Si la lettre de 1448, qui n’a pas même été signée par un roi de Danemark, mais bien par un comte d’Oldenbourg devenu ensuite roi de Danemark sous le nom de Christian Ier, cause des scrupules en l’an de grâce 1863 à la conscience timorée de lord Russell, n’en éprouve-t-il pas aussi quant à la possession du duché de Lancastre par la couronne d’Angleterre ? On lui a démontré, dans un travail d’ingénieuse érudition[4], que les titres des deux couronnes britannique et danoise étaient, dans leurs droits respectifs sur ce duché et sur le Slesvig, absolument de même valeur et de même nature.
Le second argument des notes allemandes et du parti slesvig-holsteinois, renouvelé dans les dépêches de lord Russell, c »est qu’il existe entre le Slesvig et les duchés allemands une union indissoluble indépendamment de leurs relations plus ou moins intimes avec la couronne danoise. — Il faut encore remonter jusqu’au milieu du XVe siècle peur trouver un fondement à cette théorie. Il est vrai qu’un roi de Danemark, désirant attacher intimement à la couronne le Holstein, récemment acquis, l’a déclaré, par un statut de 1460, uni au Slesvig ; mais il n’était question là que d’une pure union dynastique, n’affectant pas le moins du monde la constitution intérieure de chacun des deux pays, et n’offrant aucun caractère d’indissolubilité. La preuve en est que la succession dans chacun de ces deux fiefs dépendait d’investitures données par des suzerains différens, par le roi de Danemark en Slesvig, en Holstein par l’empereur d’Allemagne jusqu’en 1806. On objecte de plus qu’il y a eu pendant un temps des institutions communes entre les deux duchés de Slesvig et de Holstein, et que cette communauté a noué des intérêts qui souffrent aujourd’hui d’être séparés. La réponse n’est pas difficile. On ne sait que trop bien qu’à l’époque où l’influence allemande a commencé à dominer en Danemark, quand les rois mêmes de ce pays étaient Allemands, cet abus, avec bien d’autres, s’est établi ; mais il ne s’est pas transformé en droit, et, comme il serait la puissante attache par où l’Allemagne attirerait à elle le duché de Slesvig, le gouvernement danois ne fait qu’obéir au sentiment de sa propre conservation en en interdisant le retour avec grand soin. Bref, le Slesvig est danois, et le Holstein est allemand : le premier est au roi de Danemark, le second fait partie de la confédération germanique, et il n’y a entre eux aucun lien politique, sinon le lien assez faible qui résulte d’une union dynastique.
Restent les prétendus engagemens d’honneur, — bounds of honour, — qui servent au cabinet de Berlin et à lord Russell de prétextes pour intervenir aujourd’hui dans les affaires intérieures de la monarchie danoise, dans l’administration du Slesvig. Qu’entend-on bien par cette désignation spéciale ? — Pour répondre à une telle question, il faut recourir aux dépêches écrites pendant la négociation de 1851-52. On trouve ces documens réunis dans un livre récemment publié à Londres sous ce titre : le Danemark et l’Allemagne depuis 1815, par M. Charles Gosch, en anglais ; c’est une exposition fort claire des argumens allemands, en face desquels l’auteur a placé une réfutation péremptoire. Dans un débat sur lequel les habitudes de la diplomatie germanique ont jeté un voile épais, un tel livre est appelé à rendre un grand service, et, nous dirons tout à l’heure comment, dans l’épisode que nous étudions aujourd’hui, il a déjà été utile. — Les documens qui contiennent la négociation de 1851-52 sont au nombre de cinq : il y a 1° un plan d’organisation de la monarchie communiqué aux cours allemandes, 2° une dépêche danoise du 6 décembre 1851, 3° une dépêche autrichienne du 26 décembre, 4° la proclamation du roi de Danemark à ses sujets en date du 28 janvier 1852, 5° la dépêche danoise du lendemain 29 janvier, communiquant aux cours allemandes une copie de la proclamation royale. Cette négociation avait été précédée du traité de Berlin du 2 juillet 1850, terminant la guerre entre l’Allemagne et le Danemark ; elle était close par la résolution fédérale du 20 juillet 1852, commençant par ces mots : « La diète fédérale reconnaît les dispositions annoncées dans la proclamation de sa majesté le roi de Danemark, en date du 28 janvier démette année, en tant que ces dispositions concernent les affaires des duchés de Holstein et de Lauenbourg,… » et continuant jusqu’à la fin sans nommer une seule fois le Slesvig.
Il est bien vrai cependant qu’il avait été parfois question de ce duché dans les cinq documens que nous venons de citer. Le lecteur doit nous permettre d’insister un peu à ce sujet, car ces actes, quoique déjà anciens, sont devenus les fondemens, et les seuls, sur lesquels on prétend, depuis quelques années, édifier le droit d’une intervention des puissances étrangères dans les affaires intérieures de la monarchie danoise.
Dans le premier document, qui est un « plan d’organisation, » on lit ces paroles : « Le duché de Slesvig aura une diète spéciale avec voix délibérative… Les deux nationalités danoise et allemande seront placées dans ce duché sur un pied de parfaite égalité. » Dans la seconde annexe à la dépêche du 6 décembre, il est dit : «… Le roi de Danemark a déjà promis et déclare de nouveau que le duché de Slesvig ne sera pas incorporé dans le royaume et qu’aucune mesure ne sera tentée dans cette intention. » Mais, s’il est parlé ainsi du Slesvig dans ces deux premiers actes, ce n’est pour ainsi dire que par occasion ou par parenthèse ; il y est d’ailleurs principalement question du Holstein et du Lauenbourg, ainsi que de leurs relations avec le reste de la monarchie. De plus, dans cette même dépêche du 6 décembre 1851, le ministre des affaires étrangères revient jusqu’à deux fois sur cette condition sine qua non de toute négociation définitive, que « la confédération n’a aucune sorte de droit à réclamer une influence quelconque dans les affaires du Slesvig, » que « la diète fédérale devra s’abstenir de toute prétention à une autorité quelconque sur ou concernant le duché de Slesvig, possession de la couronne danoise. » Et la dépêche autrichienne du 26 décembre de la même année paraît bien l’entendre ainsi, car, insistant sur le désir exprimé par les puissances allemandes que là future constitution de la monarchie danoise ne fût pas adaptée à la constitution danoise de 1849, à leur gré beaucoup trop libérale, elle assure que d’ailleurs, aux yeux des grandes puissances, les droits souverains du roi restent sacrés, et que, suivant l’intime conviction de l’empereur d’Autriche et du roi de Prusse (alors mandataires, comme on sait, de la diète fédérale), ces droits ne souffriraient aucune atteinte d’une déclaration ou d’une assurance formelle sur les principaux points encore litigieux. Le quatrième document, ou la proclamation du roi de Danemark à ses propres sujets, promet de nouveau au Slesvig toute sécurité quant aux droits égaux des deux nationalités danoise et allemande, et la dernière pièce, ou la dépêche danoise du 29 janvier 1852, revient sur la non-incorporation du Slesvig dans le royaume.
Voilà, exposés le plus clairement possible, et pièces en main, les prétendus engagemens du roi de Danemark envers les puissances étrangères quant au Slesvig, engagemens sur l’entier accomplissement desquels on lui cherche une nouvelle querelle aujourd’hui, et qui servent de prétexte à une intervention non plus seulement de l’Autriche et de la Prusse, mais même de l’Angleterre, dans les affaires intimes de la monarchie danoise. Or il ne nous semble pas possible d’assigner le caractère d’engagemens internationaux à des promesses ou, si l’on veut, à des assurances données par pure condescendance et par le moyen de simples communications, telles que sont des dépêches de cabinet à cabinet, un projet de constitution dont on fait part à ses alliés, une proclamation enfin d’un roi à son peuple. On ne saurait montrer ni la promesse de non-incorporation du Slesvig ni celle d’un traitement égal des deux nationalités en Slesvig consignées dans un acte ayant le caractère d’une stipulation internationale, d’un traité. Bien loin de là, nous pourrions dire que le roi de Danemark n’aurait pas eu le droit, s’il en eût eu la tentation, de prendre de tels engagemens sous la forme qu’on paraît supposer, et les puissances traitant avec lui n’auraient pas eu le droit de les entendre ni de les accepter. Un souverain ne va point soumettre aux autres cours la conduite, qu’il entend tenir à l’égard des parties de ses états pour lesquelles il est indépendant, et les autres cours n’ont pas à l’interroger sur un tel sujet. — Simples engagemens d’honneur, a dit l’ancien lord Russell au temps où cet homme d’état soutenait lui-même les argumens que nous venons de faire valoir. — Soit, répondrons-nous, mais engagemens d’honneur du roi envers ses sujets et non envers les puissances étrangères, qui n’ont rien à voir dans un tel débat.
N’insistons pas du reste, car le roi de Danemark ne prétend pas renier ces engagemens. Où trouve-t-on qu’il ne les ait pas remplis ? Est-ce que le duché de Slesvig n’a pas ses états particuliers et sa constitution particulière ? est-ce qu’on a tenté de lui donner la constitution du royaume, celle de 1849 ? Ah ! c’eût été là le véritable grief, et c’est le vrai sujet de crainte. Les grandes puissances allemandes ont redouté le voisinage immédiat d’une constitution qui compte parmi les plus libres de l’Europe, et qui pourtant n’a suscité, que nous sachions, aucun trouble intérieur ni aucun excès démagogique. Et l’on se récrie aujourd’hui avec effroi quand le gouvernement danois, à toute réclamation du dehors sur la prétendue oppression des Allemands du Slesvig, offre d’ouvrir les mains et de donner encore des libertés, par exemple une nouvelle loi électorale avec un droit de suffrage fort élargi, le suffrage universel si l’on veut. C’est qu’on sait fort bien, à Berlin et à Vienne, que le résultat immédiat en serait une majorité décisive dans la diète slesvicoise en faveur du gouvernement danois. Et en vérité où est donc le traité, où est l’engagement formel par lequel le roi de Danemark en devrait être empêché ? Il faut s’entendre sur le sens du mot : incorporation du Slesvig. Il ne peut s’agir d’une incorporation politique, puisqu’une telle incorporation existe en fait, de par le traité et les garanties de 1721 ; il s’agit donc seulement d’incorporation administrative, d’assimilation : voilà ce que le roi de Danemark a promis de ne pas faire ; il s’est engagé à laisser au duché de Slesvig ses institutions particulières ; il a fait honneur à sa parole ; il peut maintenant, non pas peut-être étendre au duché les lois qui régissent le royaume, mais modifier les institutions du Slesvig d’un commun accord avec ses sujets.
Telle est la distinction fondamentale que lord Russell nous paraît avoir mise en oubli lorsqu’il demande que la constitution commune soit suspendue entre le Slesvig et le royaume, parce qu’elle est suspendue entre les duchés allemands et le reste de la monarchie, et que le Slesvig obtienne une autonomie entière. Lord Russell, pas plus que la Prusse et l’Autriche, n’a nul droit, ce nous semble, à requérir une mesure qui dissoudrait ce qui reste uni de la monarchie danoise, et quant à l’autonomie dont il parle, puisque le duché de Slesvig n’est pas incorporé administrativement, ce ne peut donc être que l’autonomie politique qu’il entend garantir. Or cela est contraire au traité de 1721, qui n’a pas été aboli ni remplacé par un autre, et cela consommerait la ruine du Danemark, qui évidemment n’y peut en aucune façon consentir.
Mais, dit-on, le gouvernement danois n’a pas rempli sa promesse de protéger également les deux nationalités danoise et allemande dans le duché de Slesvig ; il y a dans les cantons mixtes, vers le centre du duché, de bravés paysans qui voudraient entendre des sermons en allemand, et on leur envoie des pasteurs qui parlent le danois ; leurs enfans sont forcés d’apprendre le danois aux écoles, et, le temps venu de leur confirmation, ils ne trouvent à qui parler ! Nous le croyons bien ; il y a en réalité au centre du Slesvig quinze ou vingt mille pauvres gens qui mêlent ensemble le frison, le plat allemand et un mauvais dialecte danois ; leur procurer des pasteurs et des maîtres d’école experts en ces jargons est chose difficile, et, quels que soient les prédicateurs envoyés dans leurs villages, — danois ou allemands, — la difficulté reste à peu près la même. À cela se réduit, sans que nous ouvrions de nouveau l’excellent livre de M. Allen où est épuisée cette question des langues, une si grande affaire : c’est pour procurer le beau langage aux quinze ou vingt mille habitans d’un pays intermédiaire que l’Allemagne menace de recommencer la guerre contre le Danemark. Lord Russell a-t-il vraiment cru, comme le crie bien haut le National Verein, qu’il y avait là une croisade à accomplir au secours d’une nationalité opprimée ?
Est-ce être injuste envers la Prusse que de la tenir pour suspecte en une telle prétention ? Dans les provinces de Prusse orientale et occidentale, en Silésie et dans le grand-duché de Posen, il y a une population de près de 3 millions de Polonais contre Il millions et demi d’Allemands ; dans le pays de Posen en particulier, il y a 850,000 Polonais contre 550,000 Allemands. Comment la Prusse a-t-elle traité là une nationalité importante ? L’élément germanique y est dû exclusivement, comme dans le Slesvig, à l’immigration qui, pendant les quarante dernières années, s’est pratiquée sur une grande échelle ; le chiffre des habitans allemands dans Posen s’est élevé, depuis 1819, de 140,000 à 550,000, non sans le concours très énergique du gouvernement, comme on pense bien : par exemple, un grand nombre de jeunes gens des meilleures familles du grand-duché ayant pris part comme volontaires, en 1831, à l’insurrection de Pologne, le gouvernement prussien infligea à ces familles des amendes si fortes que presque toutes furent ruinées ; un grand nombre d’entre elles, incapables de payer, virent leurs domaines confisqués, puis revendus par l’état exclusivement à des Allemands. On vit un ministre prussien, M. Flotwell, ouvrir un crédit spécial, soit pour l’achat des grandes propriétés polonaises que l’on revendit à des Allemands, soit pour des subventions en faveur des acquéreurs Allemands dans le grand-duché. La langue usitée dans l’administration et les tribunaux pour toutes ces provinces, en grande partie polonaises, est exclusivement l’allemand, tandis qu’en Slesvig la langue officielle, danoise ou allemande au gré des parties dans les cantons intermédiaires, est l’allemand dans les districts méridionaux. L’instruction primaire est obligatoire en Prusse comme en Danemark ; mais, dans les provinces de Prusse orientale et occidentale et de Posen, pour 2 millions d’habitans polonais, il n’y a pas d’écoles polonaises ; dans le Slesvig, au contraire, les écoles primaires sont exclusivement allemandes là où la population est allemande en majorité, et même dans les districts mêlés chaque école donne au moins un certain nombre de ses leçons en allemand. Pour l’instruction secondaire, Posen a un seul pro-gymnase polonais contre quatre allemands ; contre cinq gymnases exclusivement allemands, il y en a trois polonais ou prétendus tels, car la langue polonaise n’y est usitée que dans les classes inférieures. Ces trois gymnases ont à eux seuls 1,350 enfans ; la fondation d’un quatrième établissement polonais a été refusée jusqu’à ce jour, bien que le gouvernement ait sous la main, pour un pareil emploi, de larges sommes provenant de confiscations sur les biens ecclésiastiques. En Slesvig, au contraire, il y a trois collèges ou gymnases, un exclusivement allemand, un exclusivement danois, et un mixte. Point d’université polonaise dans le duché de Posen, tandis que les habitans du Slesvig peuvent s’adresser indifféremment à l’université tout allemande de Kiel ou bien à l’université danoise de Copenhague. On sait quelle inspection sévère le gouvernement prussien exerce sur l’éducation privée, et comme quoi maîtres libres, institutrices et gouvernantes doivent exhiber un certificat de police qui comprend, outre les renseignemens sur leur capacité, une attestation concernant leurs opinions politiques. Rien de pareil en Slesvig. Si l’on parle enfin d’oppression purement politique, le grand-duché de Posen n’a-t-il pas été entièrement assimilé aux autres parties de la monarchie prussienne en dépit des traités et déclarations de 1815 ? « Il ne s’agit pas d’attirer les Polonais, mais de les refouler, disait déjà le grand Frédéric. — Il faut nous débarrasser d’eux, car j’aime mieux avoir là-bas un seul Allemand que tout ce peuple de Polonais[5]. » Les successeurs de Frédéric II ont fidèlement observé son programme ; la Prusse en a retiré beaucoup d’avantages, mais non pas spécialement peut-être celui d’une réputation de dévouement et de désintéressement envers les nationalités placées près de ses frontières. Le souvenir se reporte plutôt vers quelques épisodes célèbres de la politique du grand roi ; de concert avec la Russie, il s’est fait garant de la constitution anarchique de la Pologne, et la Pologne a été démembrée ; avec le même concours, il a prétendu imposer la même protection à la Suède, et sans le coup d’état de Gustave III la Suède eût été partagée. Faisons en sorte, de grâce, que les enseignemens de l’histoire ne soient pas perdus.
Pourquoi cependant lord Russell a-t-il fait subitement cause commune avec les cours de Vienne et de Berlin contre le Danemark sur un terrain aussi mal choisi que celui du Slesvig ? Est-ce que certains intérêts communs de la Prusse et de la Grande-Bretagne, inaperçus jusqu’ici, devaient amener ce concours ? Nous n’en trouvons aucun ; nous avons toujours cru au contraire qu’il n’était pas plus dans les desseins de l’Angleterre que dans ceux de la France de favoriser d’elles-mêmes les progrès de la marine allemande et de détruire le contre-poids d’une alliance avec le groupe suffisamment fortifié des états Scandinaves en présence de deux puissances comme la Prusse et la Russie. L’intérêt permanent de la paix de l’Europe ne peut pas même être invoqué ici, car, s’il est vrai que l’interminable durée du débat entre l’Allemagne et le Danemark soit une cause d’engourdissement funeste pour ce petit royaume et un germe de désordre général toujours prêt à s’envenimer et à s’étendre, il est incontestable aussi qu’une extrémité comme celle où lord Russell, prenant la cause de l’Allemagne en main, réduit le cabinet de Copenhague, doit, pour peu que la diète fédérale veuille précipiter les choses, amener non-seulement une exécution dans le Holstein, mais encore une intervention active au nord de l’Eyder qui sera le signal d’une guerre nouvelle. Le Danemark ne restera point sans alliés ; M. le comte Manderström n’a pas dissimulé quelle serait infailliblement l’attitude du gouvernement de Charles XV ; lord Russell n’ayant pas communiqué au cabinet de Stockholm ses deux dépêches, le comte Manderström a écrit à la légation suédoise à Londres qu’il était tenté de féliciter le ministre anglais d’un silence si opportun, ses dépêches paraissant écrites à l’adresse des cours ennemies du Danemark ou fort ignorantes de ses affaires, et la cour de Stockholm n’étant dans l’un ni l’autre cas.
À défaut d’intérêts généraux et permanens qui auraient dicté les deux lettres du 24 septembre et du 20 novembre, y a-t-il donc en ce moment quelque intérêt particulier qui unisse le cabinet de Londres à la politique de Francfort ? S’il en est ainsi, ce ne sera pas assurément à l’insu de la nation anglaise ; les journaux qui ont soutenu jusqu’à ce jour la politique de lord Russell auront cherché à persuader l’esprit public : le secret sur une démarche publique d’un membre du cabinet ne saurait être de mise dans un pays comme l’Angleterre. Eh bien ! chose curieuse, la démarche de lord Russell paraît avoir été désavouée par la nation entière, et même, s’il faut en croire les expressions nombreuses de la croyance publique, par les autres ministres ses collègues. D’abord il n’est pas douteux qu’elle ait affecté péniblement le sentiment général, arrivant au moment même où la nation anglaise venait de faire un si loyal accueil à la princesse Alexandra de Danemark, fiancée de son roi futur. Personne n’a su gré au ministre d’un démenti si tôt donné aux espérances que ce mariage avait fait naître, au moins à Copenhague. Un autre détail de ce malheureux épisode a été remarqué. Lord Russell, pour établir sa conviction sur la prétendue oppression des habitans du Slesvig, s’est servi d’agens secrets ; il le déclare franchement dans ses dépêches, affirmant que les rapports reçus par lui sont dignes en tout d’une parfaite confiance. On s’est demandé ce que lord Russell pensait donc des assurances précisément contraires du ministre des affaires étrangères de Danemark et du résident danois à Londres, et si le membre du cabinet britannique n’avait pas encouru par de tels procédés certains reproches.— On a raconté que lord Russell avait usé dans cette démarche de sa seule initiative. Au commencement de l’automne dernier, voyageant en Allemagne, il s’était arrêté à Cobourg, et, sous les influences bien connues qui dominent dans cet asile de la démocratie germanique, il avait composé sa première dépêche. — Ç’a été un curieux spectacle enfin que de suivre dans la presse anglaise le concert de réfutations et d’attaques qui ont suivi cette publication, et nul doute n’a pu rester sur les dispositions véritables de l’esprit public. Ce n’était pas pour rien, on l’a bien vu alors, que les attaches de toute sorte s’étaient multipliées à l’infini depuis dix ans entre la Grande-Bretagne et les états scandinaves ; ce n’était pas pour rien que des voyages rendus chaque année plus faciles et devenus familiers avaient renouvelé dans l’esprit anglais les souvenirs d’une origine et de destinées en partie communes ; ce n’était pas pour rien que M. Dasent, le traducteur de la Saga de Nial, avait été fêté à Copenhague ; ce n’était pas inutilement, ajoutons cet éloge mérité, que des livres aussi clairs et aussi sensés que celui de M. Gosch avaient paru à Londres même. Suivre les réfutations qui remplirent les journaux anglais, comme si la nation avait eu à repousser quelque interprétation téméraire de ses propres sentimens, ce serait répéter les argumens que nous avons déjà exposés. Qu’il nous suffise de noter que certaines feuilles influentes, jusque-là échos volontaires des doctrines allemandes contre le Danemark, ont changé de drapeau en présence des résultats extrêmes que la démarche de lord Russell leur paraissait devoir entraîner ; toutes se sont accordées à rappeler au ministre que la politique de non-intervention inscrite dans son programme et adoptée par l’esprit public ne s’accordait pas avec ce qu’il avait tenté.
Quelque importante que soit cette manifestation non équivoque de l’opinion en Angleterre, la double dépêche de Lord Russell, il ne faut pas se le dissimuler, n’en reste pas moins un incident fâcheux pour le Danemark et pour tout le monde. L’Allemagne elle-même comprendra, nous osons l’espérer, que la nation danoise ne peut pas volontairement détruire le lien, déjà faible, qui rattache le Slesvig au royaume, ni proclamer l’autonomie politique d’un duché que les traités ont déclaré possession danoise ; elle trouvera prudent d’éviter à tout prix une guerre, car une guerre une fois allumée peut s’étendre au-delà des frontières où l’on espérait l’enfermer. Il est bien assez regrettable déjà que la question dano-allemande n’ait pas enfin une solution ; mais cela est encore préférable à une guerre, pour l’avantage de tous. Peut-être. l’Europe comprendra-t-elle, à bout de patience, qu’il est bon de ne pas abuser de la longanimité des faibles, ne fût-ce que dans l’intérêt de ce qui reste au monde de moralité politique.
A. GEFFROY.
- ↑ The Oxonian… (l’Oxonien en Islande, ou Notes d’un voyage dans cette île dans l’été de 1860), par le révérend Frédéric Metcalfe, fellow de Lincoln collège à Oxford, auteur de l’Oxonien en Norvège ; Londres 1801, 4 vol. in-8o, avec gravures. — Pen and pencil sketches… (Esquisses ou crayon et à la plume des Faeroe et d’Islande), par Andrew James Symington. Londres 1862, 1 vol. in-8o, avec gravures. — Iceland… (l’Islande, ses volcans, ses Geysers et ses glaciers), par Charles Forbes ; Londres, 1 vol. in-8o, avec gravures.
- ↑ One year in Sweden… (Une Année en Suède avec une visite à l’ile Gothland), par Horace Marryat ; Londres 1862, 2 vol. in 8°, avec cartes et illustrations. — A Résidence in Jutland… (Une Résidence en Jutland, dans les îles danoises et à Copenhague), par Horace Marryat ; Londres 1860, 2 vol. in-8o, avec cartes et illustrations.
- ↑ C’est-à-dire « pèlerin à Jérusalem. »
- ↑ On the Relations, etc. (Sur les Relations entre les duchés de Slesvig et de Holstein), par le Dr Trav. Twiss.
- ↑ <(3) Ordres royaux, 31 janvier 1773, 4 janvier 1782, cités par M. Gosch.