Une Interprétation pittoresque de Dante

Une Interprétation pittoresque de Dante
Revue des Deux Mondes2e période, tome 36 (p. 433-466).
UNE
INTERPRETATION PITTORESQUE
DE DANTE

L’ENFER de Dante, traduction de M. P.-A. Fiorentino, accompagnée du texte italien, avec les dessins de M. Gustave Doré[1].

Dante est une exception éclatante dans le monde des poètes par l’intérêt singulier qu’il sait inspirer aux intelligences les plus diverses et les plus contraires. Je sais bien que les poètes ne sont grands qu’à la condition d’être universels, mais les formules ordinaires par lesquelles la critique a coutume d’exprimer leur universalité sont vraiment incomplètes lorsqu’il s’agit de Dante. Ce n’est pas assez de dire pour lui ce qu’on dit de la plupart de ses frères en immortalité, qu’il est grand, parce que l’humanité reconnaît en lui ses passions et ses instincts, parce qu’elle se contemple en lui comme en un miroir, car il n’exprime pas seulement la vie instinctive et passionnée de l’âme, il exprime encore, — chose unique et qui ne s’est vue que cette seule fois, — la vie de l’intelligence dans ses modes les plus divers et dans ses activités les plus opposées. Il intéresse à la fois et cet homme moral auquel s’adressent tous ses frères en poésie, et cet homme intellectuel qui n’est pas identique comme l’homme moral, et qui varie non-seulement avec chaque catégorie de lecteurs, mais presque avec chaque lecteur pris isolément. Je m’explique. Dans chaque lecteur, il y a plusieurs hommes qui peuvent se ramener à deux principaux : il y a un homme moral composé de sentimens, de passions, d’instincts, et un homme professionnel en quelque sorte, un artiste, un légiste, un érudit, un historien, un philosophe, un théologien. Cette dualité disparaît forcément lorsque nous ouvrons un poète, et des deux hommes que nous sommes, il ne reste que le plus général, le plus humain, le plus poétique. Je suis légiste ou métaphysicien par exemple, et j’ouvre un Arioste ou un Shakspeare ; je ne compte pas plus que l’homme professionnel qui est en moi sera intéressé par cette lecture que je ne m’aviserais de chercher des émotions poétiques dans la lecture d’un traité de métaphysique et de législation. Je sais d’avance de quelles matières m’entretiendra le poète ; je sais qu’il sollicitera les confessions de ma conscience, qu’il me racontera l’histoire des mœurs de mon cœur, qu’il me révélera les espérances et les mécomptes des âmes sœurs de la mienne, et qu’il éveillera mon aversion ou mon amour pour leurs erreurs ou leurs vertus ; mais je n’attends pas qu’il intéressera directement et spécialement l’artiste, le philosophe ou l’érudit que je suis par habitude, métier ou vocation. Il n’en est pas ainsi de Dante. En même temps que l’homme moral se sent ébranlé en le lisant par des accens aussi terribles que ceux des trompettes qui annonceront le jour du jugement, et doucement ému par des accens plus tristes que ces sons de la cloche du soir qui blessent d’amour le pèlerin novice, l’érudit, l’historien, le théologien, le philosophe, se sentent diversement intéressés par les paroles du poète, et accourent lui demander des renseignemens, des conseils et des lumières.

Quel est l’historien qui oserait étudier l’histoire de l’Italie au moyen âge sans consulter Dante et peser les témoignages qu’il exprime ? La Divine Comédie n’est pas seulement un grand poème, c’est encore une chronique à la fois générale et locale que l’historien ne peut se dispenser d’étudier, soit qu’il s’occupe de l’Europe du moyen âge en général, de l’Italie, ou simplement de Florence. À son tour, le philosophe se sent vivement sollicité par la conception de ce poème. Voilà la vision métaphysique des hommes du moyen âge, leur système du monde, leur explication chrétienne de la nature et de la fin des choses, leurs opinions sur la responsabilité de l’âme, la sanction de la vie, le libre arbitre, la recherche de la vérité et le suprême bien. Puis le théologien se sent irrésistiblement porté à essayer les clés de sa science subtile sur ces tercets sibyllins, fermés, comme des coffrets possesseurs de perles précieuses, à double et triple tour, où Dante a déposé toute la partie ésotérique de ses croyances et de ses doctrines. De même que ce poème contient pour le philosophe un système du monde, il contient pour le théoricien politique un système sur le gouvernement des sociétés humaines ; là se trouve résumé en vers immortels le système politique de l’Italie du moyen âge par lequel furent gouvernés à leur insu les peuples de l’Europe, la monarchie universelle réalisée par deux pouvoirs universels, un pouvoir temporel idéal et abstrait, un pouvoir spirituel visible et incarné. Enfin les artistes se sont toujours plu à reconnaître un frère dans le plus plastique des poètes, ils ont aimé à lutter avec la magie colorée de ses paroles et le dessin si précis et si fier de ses tercets : lutte difficile et dangereuse, et d’où est sorti vainqueur la plupart du temps le poète, qui n’avait cependant, pour combattre contre les puissans moyens matériels dont dispose l’artiste, que les armes en apparence abstraites de la parole et du rhythme. Dante intéresse les artistes, non-seulement comme les intéressent les autres poètes, en tant qu’hommes doués du sens du beau et prédisposés par les habitudes de leur profession à le sentir sous les formes diverses dont peuvent le revêtir les arts rivaux de celui qu’ils exercent, mais en tant qu’hommes de métier, en tant que peintres et sculpteurs. Ils l’interrogent avec curiosité, comme s’il avait à leur révéler quelque secret important sur leur art, tant ses procédés poétiques et ses méthodes leur paraissent analogues aux leurs. Ils trouvent dans ses visions les thèmes les mieux appropriés à leurs inspirations. Il leur semble qu’en s’emparant d’un de ses épisodes, ils n’aient qu’à faire une transcription fidèle et correcte de ses paroles pour composer une œuvre qui satisfasse à toutes les exigences de la peinture ou de la sculpture. Ils sentent que leur seul danger dans une telle transcription est de parler moins fortement aux yeux par les lignes et les couleurs que ne parle le poète par la seule force de son discours, et que, malgré les moyens dont ils disposent, ils doivent craindre de ne pouvoir surpasser l’expression pittoresque de ses tableaux. Qu’est-ce que la sculpture peut ajouter en effet à l’attitude que le poète a donnée dans un seul vers à Sordello de Mantoue ? Et que pourrait ajouter la peinture la plus dramatique à l’expression de Farinata se dressant dans le fantasmagorique clair-obscur de sa fosse sulfureuse, et regardant autour de lui comme s’il eût eu l’enfer en grand mépris ? Vous voyez de quels points extrêmes viennent les admirateurs de Dante, à combien d’intelligences il sait parler, de combien de publics en un mot s’est grossi pour lui le public déjà si vaste des grands poètes. Aussi, parmi les cortèges qui accompagnent à travers les siècles les grandes renommées, n’y en a-t-il pas de plus imposant, de plus varié, et qui fasse penser davantage aux pompes royales. Jamais culte poétique n’a été célébré par des mains plus diverses, et n’a rencontré de croyans et de fidèles de races plus opposées, plus ennemies, plus éloignées les unes des autres.

Le volume dont nous voudrions parler ici est un des plus splendides hommages qui aient jamais été rendus à cette illustre mémoire. Si les âmes des poètes bienheureux prennent en gré ceux qui en ce monde ont souci de leur renommée, et s’ils protègent ceux qui les servent comme les saints protègent ceux qui les prient, le jeune et déjà célèbre artiste qui vient d’illustrer l’Enfer de Dante a droit d’espérer qu’il compte aujourd’hui un protecteur puissant dans cette partie de la cour céleste où Béatrice Portinari est assise auprès de l’antique Rachel. Un tel volume est pour les amateurs de beaux livres une véritable consolation des scandales typographiques de la librairie à bon marché. Il n’y a que des éloges à donner aux soins et à la vigilance avec lesquels a été menée à bien cette importante publication, vraiment digne du poète qu’elle prétend honorer, du jeune artiste dont elle est destinée à fonder décidément la renommée, et des lecteurs d’élite capables de sentir et d’apprécier les belles choses. Le volume se compose du texte italien de l’Enfer, de la traduction française de M. Fiorentino, et de soixante-quinze dessins de M. Gustave Doré, gravés sur bois par plusieurs habiles artistes, parmi lesquels nous nommerons spécialement M. Pisan comme étant celui qui peut-être est le mieux entré dans l’esprit du poète et dans la pensée du dessinateur. Son exécution, moins pure, moins correcte souvent que celle de ses confrères, atteint cependant des effets qui sont plus en harmonie avec la sombre poésie de Dante, et qui en font mieux comprendre l’étrangeté, ainsi qu’on pourra s’en convaincre par l’examen des principales gravures signées de son nom : l’enfer de glace, la procession des hypocrites, les tombes ardentes, et la rencontre de Dante et de Farinata, etc. Quand à la traduction, nous croyons que les éditeurs ont été bien inspirés en s’arrêtant à celle de M. Fiorentino, car, de toutes les traductions que nous avons pu comparer, elle est encore la seule qui unisse à un égal degré la clarté et la fidélité, et qui présente ce que j’appellerai, faute d’un autre mot, un large et facile courant de texte. Ce sont là des mérites qui ont été trop ignorés des traducteurs de ce grand, mais difficile et parfois énigmatique poète. Fidèles, ils sont obscurs ; clairs, ils sont infidèles. Un des meilleurs et des plus zélés, notre poète Auguste Brizeux, ne parvient pas, malgré tous ses efforts, à créer ce courant de traduction dont nous parlons, et ne fait guère que des rencontres heureuses ; une ligne d’une vulgarité plus que prosaïque termine la traduction poétiquement commencée d’un tercet ; des expressions vives, sentant leur poète et rendant à merveille telle ou telle image, telle ou telle épithète du texte italien, se trouvent enchâssées dans des phrases languissantes et monotones à force de fidélité, si bien que cette traduction, très poétique par détails et souvent très méritoire, donne l’impression que donneraient quelques rares bijoux brillant dans un bric-à-brac de maussades objets de plomb et d’étain. Une autre traduction, celle de Lamennais, curieuse comme témoignage de l’effort d’un grand esprit, n’est pas plus faite pour donner le goût de Dante que celle du Paradis perdu par Chateaubriand n’est faite pour donner le goût de Milton. Cette traduction est écrite dans un système excellent quand on l’applique pour soi seul, dans le silence du cabinet, car il crée une sorte de langue intermédiaire entre la langue du traducteur et la langue du poète, qui permet à l’admirateur studieux et enthousiaste d’entrer en communion plus intime avec l’esprit de son auteur favori, d’en suivre les mouvemens, les ondulations, les saccades, mais il perd la plus grande partie de son mérite lorsqu’on veut en présenter les résultats à des lecteurs indifférens. Alors il arrive très souvent qu’un second traducteur serait nécessaire pour expliquer au public cette traduction trop laborieusement fidèle. Avec Dante, ce danger est plus à craindre encore qu’avec tout autre poète.

Le nom de M. Gustave Doré est déjà populaire, et ses œuvres ne sont plus de simples promesses. Parmi les jeunes artistes des tout à fait nouvelles générations, deux seulement me semblent jusqu’à présent avoir enchaîné la renommée, l’illustrateur de Dante, et ce jeune peintre, M. Breton, qui a su surprendre et reproduire la beauté, la noblesse et la grandeur des attitudes qu’imprime aux créatures humaines ce travail manuel tenu pour maudit par certains théologiens, trop oublieux de la vieille devise monastique : laborare est orare, et réputé vulgaire par les oisifs. Dans cette foule, d’année en année plus compacte, de jeunes aspirans à la gloire des arts, les talens ne manquent pas, comme on a pu s’en convaincre à la dernière exposition ; mais ce sont trop souvent des talens secondaires composés d’habileté d’exécution et de curiosité, plus faits pour frapper le dilettante et l’amateur initiés aux secrets du métier, aux procédés de l’atelier, aux roueries de l’art, que le contemplateur naïf et sérieux qui cherche dans un tableau une peinture plutôt que des secrets de peintre, un résultat plutôt que des moyens. Le grand défaut de la plupart de ces œuvres, où l’habileté de main et la connaissance des procédés de la peinture écrasent le résultat obtenu, est de faire dire à ce spectateur difficile : « Comme cet artiste saurait peindre, s’il avait vraiment quelque chose à peindre ! » La plupart de nos jeunes artistes possèdent, je crois, tout le talent qui peut s’acquérir ; mais ce quelque chose qui ne s’acquiert pas, cette étincelle vitale que le travail le plus obstiné est impuissant à créer, ce signe mystérieux qui fait reconnaître les âmes vraiment douées, ce petit talisman de l’esprit et de la nature qui vous avertit devant une œuvre inconnue par un léger frisson et qui vous chuchote le conseil opposé à celui que Virgile donne à Dante : « regarde et ne passe pas, » combien peu les possèdent ! Parmi ces heureux privilégiés de la nature, M. Gustave Doré et M. Breton sont ceux chez qui la flamme innée du talent jette les lueurs les plus vives, ceux dont elle éclaire les œuvres avec le plus d’amour, ceux que dès aujourd’hui elle sacre de ce beau nom d’artiste, qui est conservé à tout jamais à quiconque l’a mérité, ne fût-ce qu’une seule fois, et quelles que soient plus tard les irrégularités, les défaillances et les maladresses du génie.

Abusé par la facilité de M. Doré, qui est vraiment extraordinaire, j’ai très longtemps mal jugé la nature de son talent et mal auguré de son avenir. Le sentiment qu’il m’inspirait était cette espèce d’étonnement qui touche de très près à l’inquiétude. La rapidité avec laquelle il multipliait ses productions, la prodigalité avec laquelle il dépensait sa verve, me surprenaient sans me charmer et me faisaient croire à un talent plus facile que sérieux. En un mot, je ne savais comment le définir ni à quoi m’en tenir sur son compte. Comprenait-il et sentait-il vraiment les beautés diverses des scènes très variées qu’il dessinait, ou cette souplesse résultait-elle seulement d’une certaine habileté à saisir les surfaces des choses ? Je n’aurais pas osé décider la question. Ce qui était bien certain, c’est que ses dessins étaient pleins de mouvement, d’animation, et qu’il n’y en avait pas deux qui se ressemblassent. Ce qui était bien certain encore, c’est qu’il connaissait l’art de composer, d’ordonner une scène, l’art de poser, de grouper, de disperser des personnages de manière à obtenir un effet poétique voulu et à faire naître chez le contemplateur une impression résolue d’avance. L’impression que je ressentais était bien celle que l’artiste avait voulu me faire ressentir ; il n’y avait pas à en douter, car, après examen minutieux, j’étais amené à reconnaître que malgré la facilité dont témoignaient ces dessins, rien n’avait été accordé au hasard, et que tous les détails, malgré leur abondance en apparence trop touffue, concouraient au but principal, qui était de créer avec certitude une sensation déterminée. Toutefois dans cette qualité même je trouvais un défaut, et cette présence évidente de la volonté de l’artiste me fournissait un nouveau thème d’accusation. Je me rappelais que les plus grands artistes sont ceux chez lesquels la volonté a joué le plus faible rôle, que les impressions que nous laissent leurs œuvres sont presque toujours fort différentes de celles qu’ils s’étaient proposé de nous faire éprouver, et que la naïveté et l’abandon étaient bien plus que la volonté les signes des véritables vocations artistiques. Il y avait bien encore dans ces dessins mille détails qui frappaient l’attention et conseillaient au jugement de réfléchir avant de se prononcer, telle attitude qui reportait la mémoire vers quelque vieille gravure, telle draperie que l’on pouvait croire enlevée à un dessin de Rubens, telle expression que l’on aurait applaudie chez un maître : l’artiste semblait avoir une aptitude pour saisir la grandeur pittoresque ; mais était-ce aptitude ou adresse qu’il fallait nommer cette faculté ? Ne pouvait-on pas dire, en ramenant au sens qu’il dut avoir primitivement un certain mot de la langue des ateliers, que cette grandeur était attrapée de chic, et en généralisant davantage que le talent de M. Doré était le chic porté à sa plus haute expression[2] ?

Cette qualification n’était pas une injure ; de très grands artistes, Rubens par exemple, ont porté le chic jusqu’au génie. J’entends par là que chez Rubens le génie consistait principalement en deux choses : une main habile et un œil excellent. Il possédait à un degré suprême le don de découvrir et de surprendre ce qui convenait à son art parmi les images et les surfaces colorées que lui offrait le monde, sans avoir besoin pour cela du concours de l’admiration ou du sentiment. Les plis majestueux de ses draperies, les attitudes grandioses de ses personnages, les hardiesses les plus éblouissantes de sa couleur ne lui ont coûté, soyez-en sûr, que de très médiocres efforts d’esprit. Cette grandeur et cette majesté sont tout extérieures ; il les a saisies au passage et à l’endroit où tel autre artiste ne les aurait jamais cherchées. Léonard de Vinci conseillait à ses disciples de ne pas négliger les ressources fortuites que le hasard pouvait leur offrir, et de chercher par exemple des dessins de têtes ou même de paysages dans les salissures des vieux murs ; Rubens pense ainsi, et prend son bien sans façon partout où il le trouve. Les attitudes, les draperies, les couleurs le frappent indépendamment des objets et des personnes. Soyez sûr que si un certain jour, à une certaine heure, le hasard a voulu qu’un manteau fît un pli pittoresque sur les épaules d’un rustre, ou qu’une maritorne flamande, en se retournant sur sa chaise, rencontrât une pose majestueuse, l’œil de Rubens aura été frappé de ces images accidentelles, et que sa main les aura reproduites sans plus de souci à la première occasion. Le mot chic entendu de cette façon signifiait donc non un mérite de convention, non un artifice, mais une faculté naturelle qui permet à celui qui en est doué de saisir les surfaces pittoresques des choses sans avoir besoin de saisir et de sentir leur âme. Ce qu’on peut dire de Rubens, — en y mettant de la mesure toutefois et en évitant de soutenir la thèse jusqu’au bout, ce qui la rendrait paradoxale, — ne pouvait-on le dire sans injure de M. Doré ?

L’œuvre qui me dessilla les yeux fut son illustration de Rabelais. Ce n’est pas que cette œuvre fût un progrès notable sur celles qui l’avaient précédée ; mais ce fut elle qui m’apprit ce que je demandais, à savoir s’il y avait chez M. Doré une autre faculté que cette adresse à saisir les surfaces pittoresques des choses, que ce chic transcendant que nous avons essayé de définir. Le doute n’était plus permis, car toute l’adresse du monde est impuissante à saisir l’âme cachée d’une grande œuvre, et le livre de Rabelais était compris dans sa vérité la plus humaine. Les dessins n’étaient pas tout ce qu’ils pouvaient être, et sous le rapport de l’art M. Doré avait fait vingt fois aussi bien ; mais l’intelligence intime de l’œuvre ne laissait presque rien à désirer. Voilà bien cette exhilarante parodie du moyen âge expirant dans un carnaval grotesque que nous a montrée le grand bouffon, voilà bien surtout le bon géant tel qu’il l’a rêvé, le géant cordial, sensible, humain, dont les colères n’ont jamais dépassé les limites de la mauvaise humeur, le roi aux entrailles, ou, pour parler le langage plus expressif de Rabelais, aux tripes paternelles, au poing justicier, fontaine de bienveillance et de convivialité, source de mansuétude, de complaisance et de sociabilité. J’avais enfin trouvé le secret jusqu’alors dissimulé.

Le don que possède M. Doré est cette faculté caractéristique des nouvelles générations que j’ai-nommée plus d’une fois l’imagination passive, genre d’imagination qui s’accorde merveilleusement avec le sens critique aujourd’hui dominant. Cette imagination passive cherche moins à créer qu’à comprendre, et elle ne crée qu’en interprétant. Il ne faudrait pas la confondre, malgré les ressemblances apparentes que ces deux facultés présentent entre elles, avec cette puissance d’assimilation qui a fait la force et le génie de la génération qui nous a précédés. L’esprit d’assimilation détruit pour créer ; l’artiste ou l’écrivain qui le possède absorbe en quelque sorte l’œuvre dont il veut faire sa proie par un procédé analogue à celui qu’emploie la nature pour les fonctions de la digestion : il s’en nourrit et transforme cette substance étrangère en sa propre substance. Des œuvres ainsi assimilées, il ne reste plus rien que certaines influences vitales, certains fluides, certaines sécrétions qui donnent à l’esprit son teint, son coloris, sa grâce et sa force. C’est ainsi que les hommes de la génération qui nous a précédés, M. Eugène Delacroix, M. Victor Hugo, M. Augustin Thierry, par exemple, se sont assimilé lord Byron, Shakspeare ou Grégoire de Tours. Qui donc, s’il n’était averti, reconnaîtrait une ressemblance entre leurs œuvres et celles qui ont été l’aliment de leur esprit, le prétexte et le point de départ de leur inspiration ? Très différente est cette imagination passive qui distingue avant toute autre faculté les intelligences vraiment remarquables des nouvelles générations. Pour elle, dis-je, créer c’est surtout comprendre, et comprendre ce n’est pas seulement saisir les traits principaux ou les caractères sommaires d’une chose ou d’une œuvre, c’est participer à la vie même de cette chose ou de cette œuvre, se mêler à son âme et à sa substance, n’avoir momentanément d’autre personnalité que la sienne, s’imprégner d’elle si intimement que de ce commerce étroit et presque voluptueux puisse naître une image qui soit non-seulement sa ressemblance physique, mais ce qu’on appelle en magie son diaphane. L’imagination de nos jeunes contemporains renverse donc le procédé habituel à l’assimilation, celui que nous avons décrit plus haut ; loin de s’assimiler les choses, c’est elle qui se laisse assimiler. Tout ce qu’elle a de sentiment général du beau, de puissance esthétique, de susceptibilité voluptueuse, elle l’emploie pour entrer plus profondément dans l’esprit des grandes œuvres, pour s’insinuer en elles et les atteindre jusque dans ce mystérieux asile où se cache le principe de leur vie. C’est cette imagination passive que possède au plus haut point M. Gustave Doré. Il met son originalité à représenter fidèlement l’originalité des choses qu’il veut faire connaître. Il s’efforce de les comprendre dans leur variété et leur diversité infinies. Il saisit du premier coup ce qui fait l’attrait particulier d’une physionomie, la poésie d’un épisode, le caractère d’une œuvre d’art. Il assouplit son talent au gré des œuvres qu’il interroge au point de partager non-seulement leurs qualités, mais leurs défauts, et d’être, s’il le faut, grossier avec Rabelais, baroque, bizarre et entortillé avec les Contes drolatiques de Balzac, monotone avec l’Enfer de Dante. Il devient un double véritable du modèle qu’il traduit par le crayon, si bien que son imagination reflète immédiatement les expressions les plus variées et les nuances les plus passagères de l’imagination du poète. Et cette imagination, que j’appelle passive, n’a cependant rien de ce qui distingue la passivité et la soumission ; elle ne se moule pas sur l’esprit des modèles avec l’inerte mollesse d’un corps élastique ; elle pénètre en eux avec l’agilité d’une flamme. Elle est souple avec indépendance, fidèle avec verve, obéissante avec finesse, et c’est pourquoi elle réussit si bien à saisir la vie des œuvres. Elle entre dans leur esprit, les fouille et les enlève pour ainsi dire avec elle, semblable à quelque brillant insecte qui s’engage avec emportement dans le calice d’une fleur, s’imprègne avec une douce furie de ses arômes, et en ressort tout chargé de l’âme de la plante, en secouant d’un mouvement brusque et vif ses ailes lourdes de pollen odorant.

La preuve la plus remarquable que M. Doré ait donnée de cette souplesse d’imagination, c’est son illustration encore inédite des Contes de Perrault, sujet moins grand sans doute que l’Enfer de Dante, mais qui permettait à son talent de se déployer plus librement peut-être et à son intelligence de montrer combien de choses elle était capable de comprendre. Un artiste moins intelligent aurait composé toutes les illustrations de ces Contes très divers dans un même esprit et dans une même manière. Le même faire eût été appliqué aux aventures du Petit-Poucet, de Riquet à la Houppe et de la Belle au Bois dormant. Il aurait inventé, j’imagine, un mélange de fantastique et de grotesque qu’il leur aurait imprimé à tous indifféremment, et il leur aurait ainsi donné une unité factice qu’ils n’ont pas. Il les aurait tous meurtris en un mot d’une estampille commune. M. Doré, mieux avisé, n’a pas agi ainsi. Il a très bien vu que Perrault n’était que le père adoptif des charmans récits qui portent son nom, que ces contes étaient pour ainsi dire des orphelins de la tradition de provenance très diverse, et il a restitué à chacun son vrai caractère. Le petit Chaperon-Rouge n’est pas de la même maison que Cendrillon, et le rusé Petit-Poucet n’est pas tout à fait de la famille du Chat-Botté. La Barbe-Bleue est un conte de provenance féodale, et c’est avec raison que ses personnages dans les dessins de M. Doré portent les costumes des grands seigneurs du XVIe siècle. La Belle au Bois dormant est un conte de provenance poétique, chevaleresque et romantique ; le Petit Chaperon-Rouge et le Petit-Poucet sont des récits de la petite bourgeoisie rustique d’autrefois ; Riquet à la Houppe, Cendrillon, le Chat-Botté, par leur mélange de trivialité et de grandeur, de malice vengeresse et d’humanité, indiquent qu’ils sont nés dans le voisinage ou dans la grande domesticité des demeures seigneuriales, dans le monde des filles de chambre, des secrétaires, des intendans, des chapelains, familiers avec, les secrets des grandes maisons, blessés des injustices qui atteignaient parfois leurs favoris, quelque spirituel cadet de famille, quelque fille noble odieusement dédaignée, quelque pauvre infirme au grand cœur, et dont la fortune, à leurs applaudissemens, s’était chargée de redresser les griefs et de venger les injures. L’amateur curieux trouvera toutes ces nuances finement observées dans les dessins des Contes de Perrault, la meilleure œuvre, à notre avis, qui soit sortie de la main et de l’imagination du jeune artiste.

Pour bien comprendre la nature de cette aptitude à saisir les choses les plus variées, on n’a qu’à comparer les dessins de M. Gustave Doré avec ceux dont les artistes de la précédente génération ont rempli ces publications illustrées si fort à la mode il y a vingt ans. Quelle différence entre ces dessins et les vignettes de Grandville, de Gigoux, de Célestin Nanteuil, d’Alfred et même de Tony Johannot ! Aucun de ces artistes, qui tous ont pourtant un mérite reconnu, pas même Tony Johannot, le plus varié et le plus souple de tous, n’entre dans l’intimité vraie de l’œuvre qu’il illustre, et n’en fait saisir l’originalité. Ils se contentent d’une connaissance superficielle, passagère en quelque sorte, et ils croient leur tâche accomplie lorsqu’ils ont exprimé certains caractères sommaires et généraux. Mieux encore, on n’a qu’à restreindre le champ de la comparaison, et à mettre les dessins de M. Gustave Doré en présence de ceux d’un grand artiste, Flaxman, qui lui aussi a fait des illustrations de Dante. Je sais bien que la série de dessins que Flaxman a consacrés à l’Enfer de Dante est inférieure à ses autres œuvres ; mais cette série est inférieure précisément parce que son imagination manque de souplesse, et que dans ce sujet, à la fois grandiose et étrange, elle s’est trouvée dépaysée. Flaxman n’est à son aise que dans les sujets grecs, et ne comprend bien que certains caractères du génie et de l’art grecs. Sur ce terrain, il peut défier tout le monde, et quelques-uns des dessins de son Homère et surtout de son Hésiode, l’œuvre la plus charmante, à mon avis, qui soit sortie de son crayon élégant, correct et froid, méritent toute admiration. Cependant, même dans ces compositions, tout en voulant être homérique, Flaxman reste Anglais et très Anglais, et subit l’espèce de fatalité qui pousse les artistes de son pays à ne voir partout dans la nature que des visages britanniques. Heureusement ce défaut, qui choque tous les yeux lorsque les artistes anglais traitent un sujet hébraïque, chrétien ou romain, disparaît en partie lorsqu’ils traitent un sujet grec, et devient presque une qualité, car, chose bizarre à dire, il y a une certaine analogie entre la beauté grecque et la beauté anglaise par la netteté et parfois la rigidité des traits, par une grâce de jeunesse qui est incomparable, par une blancheur qui joue à merveille l’éclat de certains marbres. Les modèles qui posent devant l’artiste anglais, parfaitement impropres à donner l’idée de la beauté hébraïque ou italienne, pourront facilement servir, quelques souvenirs de l’art antique aidant, à donner l’idée de la beauté grecque. C’est pourquoi on ne s’aperçoit nullement que les personnages de l’Homère et de l’Hésiode de Flaxman portent des visages anglais ; mais dans les illustrations de Dante on reconnaît immédiatement leur nationalité. Le caractère italien du poème lui a complètement échappé, ou plutôt il n’a pas su assouplir son génie aux conditions de l’œuvre. Je prends deux exemples au hasard. La course de ses centaures allant à la rencontre de Dante, et de Virgile pour les percer de leurs flèches est tout simplement une course en rase campagne de jeunes paysans anglais qui, par un accident inexpliqué, participent de la nature du cheval. Plus frappante encore est la rencontre de Dante et de Farinata. Cet épisode a fourni à M. Doré un de ses meilleurs dessins. Il a très bien vu à quel moment il devait prendre cet épisode pour lui donner son vrai caractère : c’est le moment où Farinata se dresse dans sa tombe, regarde fièrement comme s’il eût eu l’enfer en grand mépris, et demande à Dante avec dédain quels furent ses ancêtres. Son Farinata est un damné d’attitude vraiment patricienne, d’âge moyen, maigre, le visage creusé par les soucis de l’ambition, de l’orgueil, et les ravages des passions politiques. Ainsi peut-on se figurer un Bettino Ricasoli du temps passé. Qu’a fait Flaxman au contraire ? Fidèle malgré lui au génie de sa nation, il a fait de cet épisode une scène de drame anglais. Son Farinata, qui sort de sa tombe comme un fantôme de théâtre d’une trappe, est un jeune adolescent anglais qui pourrait figurer, dans le Macbeth de Shakspeare, le fantôme de Fleance, fils de Banquo. L’artiste a choisi non pas le moment où Dante a exprimé le tranquille dédain aristocratique qui fut le caractère de ce personnage, mais le moment où il lance avant l’adieu ses obscures prophéties sur l’avenir de Florence. Il a compliqué encore cette scène de ce personnage de Cavalcante, dont la voix interrompt douloureusement la conversation de Dante et de Farinata pour demander des nouvelles de son cher Guido. D’une tombe voisine de celle de Farinata sort une tête enveloppée d’un suaire, grimaçante et sinistre, qui représente mal le damné au tendre cœur dont Dante nous fait entendre la voix. Le tout ressemble non à une scène de Dante, mais à une scène mélodramatique, très frappante d’ailleurs, de Lewis ou de Maturin.

Je ne veux pas dire, — notez-le bien, — que Flaxman soit un artiste inférieur à M. Gustave Doré ; je dis seulement que son imagination ne possède pas la souplesse de l’intelligente imagination du jeune artiste français, et que par conséquent il a beaucoup moins bien compris le caractère italien de l’œuvre de Dante, qu’il est entré moins profondément dans l’esprit du poète. Cependant, quoiqu’il soit dans cette production inférieur à lui-même, il reste encore très grand artiste, et M. Doré pourrait encore apprendre de lui quelques leçons : par exemple, comment il est inutile de multiplier les détails pour obtenir un effet puissant, et comment les détails trop multipliés finissent par ressembler à ce qu’en littérature on appelle prolixité, parce qu’alors ils ne sont pour ainsi dire que la répétition d’eux-mêmes, et qu’au lieu de faire contraste, ils ne font qu’encombrement. Il pourrait apprendre aussi de lui à ne pas torturer et épuiser un sujet de manière à lui faire rendre tout ce qu’il contient, parce que ce procédé excessif enlève à l’imagination du spectateur tout horizon, et prive l’œuvre de l’artiste de cette puissance d’inspirer la rêverie qui est le plus sympathique et le plus mystérieux des privilèges des grandes œuvres d’art. Or ce privilège, Flaxman, qui ne comprend pas Dante aussi bien que M. Doré, le possède presque toujours, tandis que M. Doré ne le possède que très rarement. Quel joli dessin que celui que Flaxman a composé sur ce vers qui clôt l’épisode de Françoise de Rimini :

E caddi come corpo morto cade !


C’est le moment où Dante tombe évanoui sous la double angoisse de l’histoire de Françoise et de la musique de plaintes et de sanglots dont Paul accompagne le récit de son amie. Virgile contemple l’évanouissement de Dante avec une tristesse complaisante, comme s’il était heureux et fier d’avoir cette preuve de l’humanité d’un grand cœur. Françoise et Paul, pudiquement enlacés, le visage caché par leurs mains, sont prêts à rejoindre le tourbillon qui les emporte pour l’éternité. Ils ont déjà un pied dans l’espace ; une seconde encore, et ils auront disparu. Le cœur se sent serré d’angoisse ; on aurait envie de les retenir et de leur dire : Quoi ! si tôt ? Dans cet épisode, Flaxman s’est montré supérieur à M. Doré, dont la Françoise est par trop une Parisienne du XIXe siècle. Ce que M. Doré n’a pas égalé non plus, c’est le dessin simple et poignant que Flaxman a consacré à l’épisode d’Ugolin. Sous la voûte d’un cachot basse comme la voûte d’un four, le comte Ugolin est étendu tout de son long, les coudes appuyés sur le cadavre d’un de ses fils, dans une attitude de douloureux hébétement. À ses côtés gisent les corps de ses autres fils. Rien ne peut rendre l’effet dramatique de ce groupe sinistre, composé de quatre cadavres et d’un agonisant. Cela est simple, pathétique et grand, et révèle l’artiste familier avec les monumens de l’art grec, l’illustrateur d’Homère, d’Hésiode et d’Eschyle. Ce sont les deux plus beaux dessins de cette série de Flaxman ; mais combien d’autres encore sont dignes d’être cités après ceux-là ! La planche qui représente Dante et Virgile conversant avec les flammes qui contiennent les âmes d’Ulysse et de Diomède est pleine d’esprit dans sa simplicité : les visages des deux poètes expriment bien le mélange de curiosité et d’étonnement que leur inspire le spectacle, inusité même en enfer, de ce supplice subtil comme les âmes qu’il punit. Le dessin où Dante et Virgile sont menacés par les diables facétieux qui habitent l’enfer des maltôtiers, celui où est représenté le supplice du Navarrais Ciampolo, ont une expression d’énergie diabolique que M. Doré n’a pas surpassée. Le voyage sur le dos de Géryon, les portraits des Euménides, un peu trop sereinement belles pourtant, peuvent encore soutenir la comparaison avec les dessins correspondans de M. Doré. Dans tous les autres, dans la forêt des suicides, dans l’enfer de glace, dans la procession des hypocrites, dans le supplice par les serpens, dans la représentation de la ville de Dité, même dans le passage des ombres (ce dernier dessin offre pourtant des détails pleins d’énergie), Flaxman me semble inférieur à M. Doré. Il a été vaincu non pas précisément comme artiste, mais comme interprète de Dante.

Les dessins de M. Doré atteignent le chiffre de soixante-quinze. Dans ce nombre, il y en a près d’un tiers qui font longueur et qui pourraient être retranchés sans que l’œuvre y perdît beaucoup. Le commencement du lugubre voyage se fait trop longtemps attendre, car ce n’est qu’au huitième dessin qu’on arrive aux portes de l’enfer ; le voyage eût été abrégé de deux étapes que le curieux n’y aurait rien perdu malgré le mérite des dessins qui auraient été sacrifiés. Je n’ai pas beaucoup de sympathie non plus pour les gravures qui représentent d’autres sujets que des scènes infernales et qui ne se rapportent qu’indirectement à l’enfer, tels que le meurtre de Francesca et de Paolo, sujet toujours manqué, les trois gravures, très inférieures à l’unique dessin de Flaxman, qui représentent l’agonie d’Ugolin, les portraits de l’impudique Myrrha et de Thaïs la courtisane, qui n’offrent rien de particulier, si ce n’est les expressions de la beauté répugnante de la prostitution et de l’impudeur bestiale, qui ont été bien saisies par le jeune artiste, mais qui font presque tache au milieu de ces tableaux lugubres, et qui en troublent l’austérité, comme la lumière d’un lampion sordide fait tache sur la majesté des ténèbres. Il résulte aussi de ce trop grand nombre da dessins une certaine monotonie, la contemplation en est fatigante, et c’est avec une véritable lassitude qu’on arrive aux derniers, les plus dramatiques pourtant. Ceci une fois dit, nous n’avons plus guère qu’à louer. Cette œuvre confirme les qualités que nous connaissions à M. Doré, et a permis à son talent de se manifester sous un aspect nouveau. L’Enfer de Dante, qui lui fournissait un certain nombre de sujets académiques, lui a donné l’occasion de révéler plus complètement qu’il ne l’avait jamais fait sa science du dessin. Il a eu l’occasion de traiter le nu, et il s’est tiré de cette épreuve difficile en artiste sûr de lui-même. Citons parmi les plus remarquables de ces dessins le passage des ombres, quelques-unes des planches représentant les supplices des maltôtiers, le supplice par les serpens, surtout le supplice des avares, condamnés à rouler pour l’éternité des sacs qui les écrasent. La tête de Françoise fait trop penser aux têtes des Parisiennes que nous rencontrons chaque jour, mais le corps est dessiné d’une manière charmante, et il n’est pas jusqu’aux rondeurs lubriques du dos de la déplaisante Myrrha qui n’accusent une science véritable.

Mais ce qui est digne de tout éloge, c’est moins encore la partie plastique que la partie pittoresque de l’œuvre, moins encore le dessin que la couleur. Je dis justement couleur, car le jeune artiste a trouvé moyen de rendre visibles les moindres nuances de la lumière et les teintes les plus accidentelles des objets. Quelques-uns de ces dessins sont d’une couleur vraiment surprenante, quand on songe aux difficultés qu’oppose à l’artiste la gravure sur bois. Nous citerons comme exemples de ces effets pittoresques qu’on n’avait jamais atteints encore les compositions consacrées à l’enfer de glace, où se rencontrent, finement rendues, toutes les variétés de la transparence, la transparence brillante et froide du cristal, la transparence glauque et plombée des vagues mannes, la transparence brumeuse de ces journées d’hiver où l’air semble se dissimuler sous un voile de gaze invisible. Nous citerons surtout le ciel qui s’élève au-dessus de la porte de l’enfer dans le dessin qui représente l’arrivée de Dante et de Virgile au lieu où il faut laisser toute espérance. On en distingue très nettement les couleurs : c’est un ciel sombre et rougeâtre, de ce rouge cuivré et sanguinolent que présente parfois le disque de la lune les jours sans doute où elle s’appelle Hécate, et non plus Diane, et où elle préside aux sabbats des futurs damnés. La splendeur des nuits étoilées, la magnificence auguste et radieuse des ténèbres divines n’ont pas été moins bien reproduites par le jeune artiste que l’horreur blafarde des ténèbres infernales. Le dessin où Dante et Virgile, après leur lugubre voyage, revoient enfin les étoiles, et celui, plus poétique encore peut-être, où il leur est donné de les contempler une dernière fois avant leur départ pour le sombre royaume, sont de véritables traductions de ce sentiment de lumineuse idéalité qu’inspire la vue du ciel étoile et que Dante a possédé plus peut-être qu’aucun autre poète, sentiment composé d’admiration et de mysticité, dont il a expliqué l’origine et la source dans ces trois vers :

E’l sol montava in su, con quelle stelle
Ch’ eran con lui, quando l’amor divino
Mosse da prima quelle cose belle.

Le paysage infernal a été admirablement compris et rendu. Voilà bien les rocs sans verdure, vieux comme les ossemens de la terre, les pics pointus et inaccessibles où la volonté divine fait atteindre cependant les deux poètes, les ravins desséchés de ces campagnes éternellement altérées, les hautes falaises des mers infernales. Nulle trace de vie, de végétation ; la diversité des supplices et les nécessités de l’exécution de la justice divine imposent seules la variété à ce paysage uniforme : ici les lourdes pluies noient, sans le rafraîchir, le sol stérile ; plus loin la monotone campagne est coupée par une sorte de mer Adriatique aux flots furieux qui tourmente les colériques à l’âme bouillonnante comme elle ; ailleurs s’étend le cimetière brûlant des hérésiarques ou la plaine percée de citernes fumantes où sont plongés, la tête en bas, les simoniaques. Aucun abri : si la chaleur et la fumée deviennent trop violentes, il faut s’éloigner en hâte ou se mettre à l’abri derrière la pierre de quelque grand tombeau comme celui du pape Anastase ; ce sont là les ombrages de cette région désolée. De distance en distance on rencontre, pour égayer le sombre chemin, quelque monstre effrayant et curieux : ici l’opprobre de Crète étendu brutalement sur un rocher, là les centaures gardiens de la mer de sang où sont punis les assassins et les tyrans, ailleurs les furies vengeresses qui volent dans l’air obscur et font entendre un concert composé de menaces, de gémissemens et de plaintes. M. Doré n’a pu échapper entièrement à cette monotonie obligée, mais il a tiré parti de toutes les ressources que lui offrait le poète, et il a surmonté l’obstacle autant qu’il était possible de le surmonter. Cette observation s’applique, bien entendu, exclusivement à ses dessins du paysage infernal, autrement dit à l’encadrement de ses scènes, et nullement à ces scènes mêmes, c’est-à-dire à la partie humaine et dramatique de sa nouvelle œuvre, qui est très variée et pleine de mouvement.

Nous avons énuméré et décrit les principaux caractères du talent de M. Doré. Dressons maintenant un catalogue dramatisé des gravures sur lesquelles devra se porter plus particulièrement l’attention du curieux, en ayant soin de les comparer avec le texte du poète.

La Rencontre de la Panthère, du Lion et de la Louve. — M. Gustave Doré n’est pas tombé dans l’erreur commune qui fait apparaître simultanément ces trois animaux aux yeux de Dante, et il a consacré justement trois dessins à ces trois apparitions successives, lesquelles symbolisent trois passions qui ne se rencontrent guère en même temps dans le cœur de l’homme. De ces trois gravures, la meilleure est la première. La panthère est arrêtée en face de Dante dans une attitude pleine de souplesse et de puissance. Dante recule d’un pas, intimidé plutôt qu’effrayé, car l’artiste a très finement saisi la nuance du sentiment qu’exprime le poète. La panthère en effet ne déplaît pas à Dante, et il montre de l’admiration pour sa fourrure tachetée. Le paysage est bien celui qui est indiqué dans la Divine Comédie ; cependant de ce paysage nous n’avons que le terrain, et non l’atmosphère : il y manque cette douce lumière et cette couleur du matin qui se mariaient si bien, selon Dante, avec la peau tachetée de la panthère. C’est bien le matin, mais le matin gris clair, avant les premières teintes de l’aurore : le ciel de cette gravure retarde environ d’une heure sur le ciel du poète. J’aime moins la rencontre du lion que celle de la panthère : elle fait songer non à l’épisode de Dante, mais à quelque épisode de la vie des pères du désert, et reporte la mémoire vers les vieilles gravures où sont représentées les rencontres miraculeuses des cénobites et des bêtes féroces. L’exécution de M. Pisan semble encore avoir exagéré le ton noir de ce dessin ; ajoutons qu’il n’y a pas de proportion entre le paysage et les personnages, qui sont le poète et le lion, et ici nous touchons à un défaut trop habituel à M. Doré, et très frappant dans quelques-unes des gravures qui suivent celle-là, notamment la cinquième et la huitième, la Porte d’Enfer, Ses personnages sont écrasés par les paysages dans lesquels ils se meuvent. Dans la rencontre de la louve, nous louerons le paysage et surtout une éclaircie de lumière qui indique bien cette heure du jour mentionnée par Dante et symbolisée par l’acharnement de la louve sans repos à repousser le poète là où le soleil se tait ; mais cette louve a l’air d’un chien altéré, et, n’étaient les lauriers qui entourent les fronts de Dante et de Virgile, on pourrait prendre cette scène pour la promenade de Faust et de Wagner suivis par le barbet infernal. Nous avons déjà mentionné le dessin composé sur ces vers :

Lo giorno se n’ andava e l’aer bruno, etc.


C’est un des plus beaux de la collection. Toute la magie brillante des nuits étoilées déploie ses magnificences sur la tête des poètes.

Béatrix informant Virgile des ordres du Très-Haut. — Le paysage est beau, et le gazon surtout est pour l’œil une joie Véritable. C’est un vrai gazon des Champs-Elysées, gras, épais de fleurs, où les asphodèles des Champs-Elysées païens se marient sans doute aux lis mystiques des symboles chrétiens.

Les poètes ont lu enfin la sombre inscription et sont entrés dans la cité dolente. Ici j’exprimerai le regret que M. Doré n’ait pas consacré un dessin à ce tourbillon stérile et orageux des âmes que l’enfer repousse et dont le ciel ne veut pas, ce tourbillon que le poète a décrit en trois tercets qui sont un tableau tout fait :


Diverse lingue, orribili favelle,
Parole di dolore, accenti d’ira,
Voci alte e fioche, e suon di man con elle…


Mais voici Caron menant sa barque vide et criant : « Malheur à vous, âmes perverses ! » Caron toujours vert malgré son grand âge et ses longs services, et ramant d’une main vigoureuse que l’éternité ne fatiguera pas. Il s’empresse visiblement pour le passage des ombres, et son attitude est pleine d’énergie. Maintenant sa barque est pleine d’âmes damnées, trop pleine, ce qui empêche de saisir les expressions diverses du désespoir et de la frayeur que représentent les visages des coupables. À vrai dire, ce sont moins des expressions de visage que l’artiste a rendues que des attitudes et des mouvemens ; mais ces mouvemens sous la terreur de la rame de Caron, levée sur eux comme un premier châtiment, sont pleins de naturel. On a bien là les tressaillemens, les soubresauts, les reculs instinctifs du corps sous l’appréhension d’une douleur immédiate.

Franchissons les limbes et les Champs-Elysées, et, après avoir jeté un coup d’œil d’épouvante, mêlé de dégoût, sur Minos à la queue de serpent, et qui se sert de cette queue comme d’une mesure pour auner les crimes des mortels, entrons dans la première province de ces sombres royaumes. Cette province est composée d’un abîme sans fond et d’une ceinture de rochers. Sur le sommet d’un pic, Dante et Virgile contemplent le tourbillon des âmes qui commirent le doux et brillant péché. Le tourbillon étend à l’infini ses zigzags orageux ; c’est un spectacle à donner le vertige. On ne distingue rien que deux silhouettes perdues dans l’air aveugle, des rochers qui dominent des profondeurs insondables et d’épaisses traînées d’atomes humains qui se dessinent sur un fond noir en longues spirales. C’est une composition saisissante, et où résonne vraiment le souffle de l’ouragan infernal qui ne se repose jamais. J’aime beaucoup moins les autres gravures consacrées à l’histoire de Paul et de Françoise et au groupe des voluptueux. Le tourbillon confus et perdu dans l’espace, dans cette première gravure, se rapproche du spectateur avec Françoise et Paul et laisse distinguer les expressions des âmes qu’il renferme. Or parmi ces expressions j’en remarque qui ne doivent pas être celles des compagnons d’infortune des deux amans. Il y a là des poses dramatiques, des visages échevelés, des attitudes féroces ou même lubriques, qui conviendraient aux habitués du Brockeu, mais qui ne conviennent guère à ces dames et à ces cavaliers antiques dont les noms, lorsqu’il les entendit, serrèrent de pitié le cœur de Dante. On y voit des femmes qui s’accrochent avec désespoir à un amant qui semble les fuir, des âmes séparées qui semblent s’appeler d’un désir sauvage, des poings crispés, des poses de bacchantes. Tous ces détails ne sont pas en conformité avec les paroles du poète. Il ne faut pas oublier que nous sommes ici dans le cercle des voluptueux, des âmes qui ont péché par amour ; il y a plus loin, dans les profondeurs de l’enfer, d’autres cercles où sont punis les impudiques qui ont péché contre l’amour et la nature. Il ne faut pas oublier non plus que ce cercle est le premier de tous, et que par conséquent les âmes qui y sont tourmentées sont punies du châtiment le plus doux. Elles volent deux à deux, heureuses encore dans leur malheur, puisqu’elles sont éternellement enlacées et qu’elles ont la douloureuse joie de savourer ensemble le même supplice. Les autres, privées de l’objet de leur amour, volent seules, noblement désolées. Il ne doit donc y avoir dans tous ces groupes d’autres attitudes tourmentées que celles qui sont en quelque sorte imposées par la violence du tourbillon infernal. J’ai dit le défaut de la Françoise de M. Doré, qui ressemble trop à une Parisienne moderne. Nous avons tous vu ce joli visage, et chacun de nous pourrait aisément lui donner un nom. Je ne veux pas dire cependant que le dessin dans lequel les amans se séparent du groupe où est Didon, et se présentent au spectateur, soit très inférieur aux autres compositions ; je dis qu’il ne répond pas à la beauté de l’épisode et aux émotions que cet épisode inspire à tout cœur sensible à la poésie. Non, ce sentimental visage n’est pas celui de la tendre et fière Françoise, qui conserve encore le souvenir du meurtre outrageant par lequel lui fut enlevée sa beauté, et qui exprime si bien la fatale exigence de l’amour chez les cœurs bien nés. Cependant le corps de Françoise est charmant, et le couple est vraiment tel que le poète le décrit, léger au vent. L’artiste a choisi le moment où les amans accourent, attirés par l’aimant de l’affectueux appel de Dante ; leur vol s’abaisse, et ils descendent avec une lenteur gracieuse, selon les lois de cette gravitation particulière aux êtres ailés, dont le vol, au lieu de s’accélérer, devient plus lent à mesure qu’il se rapproche de la terre.

Nous voici dans le deuxième cercle, gardé par Cerbère aux trois têtes, le cercle où les gourmands sont fouettés par une pluie boueuse, noirâtre et lourde, comme le péché pour lequel ils sont condamnés. Pauvre Cerbère ! le temps est passé où pour l’apaiser on lui jetait des gâteaux de miel. Maintenant Virgile le désarme en jetant des poignées de terre infernale dans ses gueules ouvertes. Déjà une des trois têtes est retombée, étranglée par la boue infecte ; les deux autres s’ouvrent, bestialement gourmandes. Ce Cerbère ne vaut pas celui de Flaxman, qui a choisi pour thème de son dessin le vers où Dante représente le monstre écartelant et déchirant les âmes damnées ; mais le paysage est bien celui qui convient au supplice de la pluie. C’est une vallée marécageuse entre deux rochers, qui donne à la regarder des sensations d’humidité et de rhumatisme. Les Gourmands battus par la pluie sont affaissés contre terre dans des postures sans élégance et sans énergie, molles et lourdes comme leur vice. Il n’y a aucun ressort dans tous ces corps étendus, car leur supplice même leur retranche cette énergie qui naît de la douleur. Mais pourquoi Ciacco a-t-il un geste presque menaçant ? Ce geste ne s’accorde pas avec son caractère. Est-ce un geste inspiré par un ressentiment pour le sobriquet dont ses compatriotes l’avaient gratifié ? Le curieux qui ne connaîtrait pas le poème pourrait croire à un épisode dramatique et à un illustre personnage, et cependant il ne s’agit que d’un personnage sans nom, condamné pour le plus maussade des péchés, bonhomme au demeurant, et qui prie Dante de donner de ses nouvelles à ses parens et à ses amis vivans.

Plutus garde le cercle des avares, comme Cerbère celui des gourmands. Il est accroupi contre un rocher, dans une posture à la fois menaçante et humble, féroce et basse. Il vient d’aboyer ses incompréhensibles et intraduisibles injures : Pape Satan, pape Satan aleppe ! et sur la terrible réplique de Virgile il se tait et regarde d’un air craintif et sournois passer les deux poètes, comme s’il craignait qu’ils ne voulussent lui dérober ses damnés. Le Supplice des Avares, roulant, nouveaux Sisyphes, leurs sacs d’or, qui cèdent sous l’effort et retombent sans cesse, a fourni, ainsi que nous l’avons dit, le sujet d’une des meilleures compositions du recueil. Aux avares succèdent les Colériques. Trois gravures pour les colériques, c’est beaucoup ; nous supprimerions volontiers la seconde, dont tous les détails dramatiques pouvaient être facilement joints à la troisième, celle où Virgile repousse si durement Philippe Argenti, qui s’accroche à la barque : « Va-t’en avec les autres chiens ! » Mais la première, qui représente le rivage du Styx, où sont éternellement battus des flots les colériques, est d’un grand effet. Des âmes damnées, temporairement naufragées, ont été jetées sur le rivage, comme des épaves de navires, des varechs ou des cailloux, par la vague qui va tout à l’heure les reprendre. À ce douloureux spectacle, Dante se serre contre Virgile d’un mouvement plein d’effroi. Le bouillonnant marais s’étend dans le lointain entre des rochers maigres, ravinés, creusés par la colère des eaux. Le jeune artiste a très bien compris l’étroite analogie par laquelle sont réunies toutes les parties des symboles dantesques, la correspondance que le poète établit entre le vice, le supplice, et le paysage qui sert d’encadrement au supplice. De même que le supplice est toujours en parfait rapport avec le vice, le paysage participe des caractères de l’un et de l’autre. Cette vue des bords du Styx est une belle marine infernale.

La traversée du Styx dépose les deux poètes au pied de la ville de Dité, capitale d’un royaume immense, plus fertile encore en douleurs que les provinces qu’ils ont visitées. Du pied des remparts, on pourrait apercevoir les rouges mosquées de la ville embrasée, n’étaient les épais nuages de fumée qui s’échappent de son enceinte. Le peuple démoniaque des faubourgs de la ville maudite s’attroupe près des portes pour en fermer l’accès aux visiteurs. Il faut attendre le secours d’un messager céleste. En attendant ce secours, les distractions lugubres ne manquent pas aux voyageurs. Voici les féroces Erinnyes. Elles volent reliées entre elles par des bracelets et des ceintures de serpens, en faisant retentir l’air empesté de leurs plaintes et de leurs chants ; elles jettent en passant leurs menaces au poète : « Vienne Méduse, nous le changerons en pierre. » Leur visage est plutôt vieilli que vieux, et ici l’artiste a encore donné une preuve de la vive intelligence qui le distingue. On voit que les Euménides ont été belles, et sur leurs traits enfumés par les vapeurs de l’enfer, desséchés par ses fournaises, on peut distinguer les traces de leur antique majesté, alors qu’elles étaient les bienfaisantes ; mais maintenant elles souffrent elles-mêmes des douleurs qu’elles infligent, et sont aussi désolées que les damnés qu’elles invectivent. Aussi le chagrin, la honte et l’angoisse ont-ils détruit leur sombre beauté. C’est une chose digne de remarque en effet que la transformation imposée par Dante aux anciens souverains et demi-dieux de l’enfer classique. Les monstres ont perdu leur terreur, les demi-dieux leur sombre majesté. Virgile est bien le guide véritable de cet enfer, où il rencontre à chaque pas quelque ancien monstre de sa connaissance la plus intime, car il les a vus autrefois entassés à l’entrée de l’enfer où descend Énée :

Centauri in foribus stabulant, Scyllaque biformis
Et centumgeminus Briareus, ac bellua Lernæ
Horrendum stridens, flammisque armata Chimera,
Gorgones, hurpyiæque, et forma tricorporis umbræ.


Mais combien changés et déchus depuis cette époque ! Les pauvres monstres sont tombés à l’état de reptiles crapuleux, et les mieux partagés à l’état de damnés. Les Euménides entremêlent leurs sinistres incantations de plaintes arrachées par les douleurs qu’elles ressentent, et c’est pour elles-mêmes maintenant qu’elles poussent les formidables aboiemens dont elles poursuivirent jadis Oreste jusqu’au pied de l’autel de Minerve. Les harpies, encore plus hideuses qu’autrefois, nichent dans des cadavres de suicidés métamorphosés en arbres stériles. Géryon a perdu ses trois corps : il représente non plus la fraude des temps héroïques, mais la basse fraude des temps nouveaux ; il n’est plus qu’un monstre assez peu redoutable, à tête humaine et débonnaire, à queue de crocodile. Minos a été gratifié d’une queue de serpent qui lui sert de mesure pour marquer le cercle où doivent descendre les âmes coupables. Caron est encore le vieillard aux yeux de flammes de Virgile ; mais il est devenu grognon et brutal. Les Titans, hébétés par une longue souffrance, ont passé à l’état d’idiots athlétiques, et Nemrod, le puissant roi, souffle dans son cor comme un insensé de petites maisons. L’enfer chrétien de Dante leur a conservé leurs anciens caractères, mais en les flétrissant, en les salissant ; il a encanaillé, qu’on me passe l’expression, les monstres classiques. Cette transformation a été très finement marquée dans le portrait des Erinnyes par M. Doré. Ce sont bien les furies de Dante, c’est-à-dire d’antiques reines passées à l’état de damnées.

Enfin le messager céleste est arrivé. Son visage respire la calme indignation qui convient aux immortels, et devant son geste impérieux la populace des damnés tombe consternée ’. La divine lumière de l’ange illumine les corps de ces maudits, qui sont vraiment beaux, et qui témoignent de leur origine céleste. Les portes franchies, les deux poètes rencontrent la campagne des tombes ardentes, où est enfermé Farinata. Le dessin donne bien l’impression de chaleur suffocante que peut faire ressentir cette campagne percée de fosses brûlantes. Les damnés, poussés par l’ardeur de la flamme, se redressent en se tordant hors de leur tombe ; seul, Farinata se lève dans l’attitude qui convient à une âme patricienne, fier comme le soir de l’Arbia, lorsqu’il sauva Florence des projets des confédérés. Dante et Virgile considèrent avec admiration le damné magnanime. Sortons vite de cette campagne brûlante, où la fumée est tellement infecte que Dante et Virgile sont un instant obligés de se mettre à l’abri derrière la pierre du grand tombeau où cuit à l’étouffée le pape Anastase. Nous voici dans la campagne qui conduit à l’enfer des violens contre la nature et contre Dieu. L’affreux Minotaure, opprobre de Crète, que les poètes rencontrent aux environs de cet enfer, couché sur un rocher, est l’enseigne vivante des péchés de toute nature qui ont l’homicide pour fin. Et ici je ferai, à propos de ces monstres et divinités infernales de l’antiquité que Dante a placés dans son enfer, une nouvelle remarque. Dante ne les a pas placés ici ou là, dans telle ou telle province de l’enfer, avec indifférence : chacun de ces monstres est un emblème de péché, plus même qu’un emblème ; il est une enseigne, une porte vivante d’un enfer particulier, ou d’une zone particulière de cet enfer. Ainsi Cerbère, qui ouvre ses trois gueules pour engloutir indifféremment tout ce qu’on lui jette, gâteaux de miel, poignées de terre ou âmes damnées, est le gardien naturel du cercle des gourmands ; Plutus, celui du cercle des avares. Les furies vengeresses sont bien placées à l’entrée de la citadelle de Dité. Le Minotaure préside justement à cet enfer aux zones multiples, où sont punis les violens contre la nature, contre les hommes et contre Dieu, et Géryon, le génie de la fraude, est bien le messager naturel des communications entre les cercles supérieurs et ce terrible Malebolge où sont punies toutes les variétés de la fourberie. Par quels vengeurs les tyrans homicides pourraient-ils être mieux châtiés que par les centaures, et dans quel lieu les nids des harpies seraient-ils mieux placés que dans la vivante forêt des suicides ? Les Titans enchaînés dans leurs puits ferment justement l’entrée de cette province, qui est le palais et la maison de souffrance, le royal et cruel Windsor de celui qui fut le premier et le grand révolté, et où sont punis les traîtres de toute catégorie. Enfin, dernier emblème, Lucifer apparaît au fond de cette province, clé de voûte et porte suprême de l’enfer. Là, il mâche éternellement trois traîtres à jamais mémorables : Judas Iscariote, qui trahit son Dieu, Brutus et Cassius, qui trahirent leur maître ; ce sont là les damnés par excellence, et ils ne pouvaient être punis que par le démon par excellence. Ils ont tous commis le même attentat, victimes et bourreau ; les victimes ont attenté aux lois morales et politiques indestructibles sur lesquelles repose tout ordre social, et le bourreau a porté la révolte et la trahison jusque dans l’ordre moral et divin même. Les rois de l’anarchie, Judas Iscariote, qui posa sa main sacrilège sur l’incarnation divine du pouvoir spirituel, Brutus et Cassius, qui poignardèrent le représentant du pouvoir temporel, sont bien la pâture naturelle du dieu de l’anarchie. Ces monstres, qui semblent arbitrairement placés par Dante dans les différentes zones de son enfer, y occupent donc en réalité leur place véritable, et leur présence, qui semble une fantaisie bizarre du poète, s’explique, dès qu’on y regarde d’un peu près, le plus naturellement du monde. Dante n’ignore pas la fantaisie, mais il ignore l’arbitraire et le caprice. Sa fantaisie la plus extravagante en apparence ne lui sert qu’à marquer avec plus de précision ce que la simple logique poétique ne lui permettrait d’exprimer que trop faiblement.

Deux dessins ont été consacrés par M. Doré aux Centaures. Dans le premier, les monstres humains oublient un instant les tyrans et les homicides, qu’ils percent de leurs flèches dans le lac de sang, pour considérer Dante et Virgile, qui apparaissent sur les hauteurs. Ils se montrent avec étonnement les divins voyageurs, et leur attitude exprime la curiosité qui convient à une telle surprise. Ils ont bien l’air de se demander : Qui donc vient là ? Dans le second, le meilleur des deux, ils courent, dirigeant leurs flèches contre les poètes : ils sont lancés à plein galop ; mais l’artiste a eu bien soin de faire prédominer en eux la nature humaine sur la nature bestiale. Ils n’ont pas ce mouvement instinctif mécanique et mathématique en quelque sorte de la bête, qui court comme un trait ou se déploie comme un ressort. Les jambes galopent, les croupes s’abaissent ou se relèvent, les mouvemens s’assouplissent sous la direction d’une volonté humaine. Cependant Nessus a pris Dante et Virgile en croupe pour leur faire passer le lac de sang, et les a déposés sur la lisière de la forêt des suicides, où nichent les hideuses harpies. C’est une des plus ingénieuses et des plus fortes conceptions de Dante que cette forêt des suicides. Jamais l’analogie qu’il établit entre le châtiment et le crime n’a été plus vraie, plus strictement exacte et en même temps plus poétique. Généralement les analogies et les symboles de Dante sont plus forts que fins, ils ont la simplicité brutale du lieu-commun ; je ne parle, bien entendu, que de l’Enfer, car dans le Purgatoire et le Paradis les symboles ingénieux, subtils, les analogies idéales et quintessenciées abondent. Dans ces deux derniers poèmes, il prend sa revanche des brutalités de l’Enfer. Son esprit ne se met pas en frais inutiles, et les supplices qu’il invente pour chaque variété de crimes sont ceux qui se présentent les premiers à l’imagination : pour les gourmands, des torrens de pluie boueuse ; pour les assassins, un lac de sang ; pour les colériques, un marais tourmenté de tempêtes ; pour les agens de discordes, une éternelle mutilation ; pour les hypocrites, de lourdes chapes de plomb. Le supplice qu’il a inventé pour les suicides est aussi vrai, mais plus ingénieusement poétique, et se dérobe mieux (chose très importante en poésie) au premier coup d’œil de l’imagination du lecteur. Ceux qui ont porté sur eux-mêmes une main violente, ceux qui n’ont pas senti le bien inestimable de la vie, même chargée de douleurs, ceux qui ont mis obstacle volontairement aux opérations que la nature accomplissait en eux, ne cesseront pas de vivre comme ils le croyaient ; ils vivront à l’état d’arbres effeuillés et de bois mort. Ils ont reculé devant la douleur des frondaisons nouvelles, ils pousseront des épines stériles, et au lieu des oiseaux gais ou mélancoliques qu’ils ont refusé d’abriter, ils seront le siège des infectes harpies. Trois dessins illustrent, dans l’œuvre de M. Doré, cette conception du grand poète. Des arbres maigres, rabougris, épineux, tordus comme dans des attitudes de désespoir, à vague ressemblance humaine comme la racine de la mandragore, essaient de plonger leurs racines déchaussées dans un terrain sec et stérile qui refuse de les recevoir. De ces trois gravures, la meilleure est celle où deux damnés, poursuivis par une bande de loups, se précipitent à travers la forêt, brisant dans leur fuite hâtive les branchages sensibles, se frayant un chemin à travers les broussailles douloureuses, et appelant à grands cris la mort, qu’ils ont cherchée sans pouvoir la trouver. Quel horrible paysage d’hiver ! On dirait une forêt de houx épineux et d’acacias difformes aux plus sombres jours de décembre. Pour ces arbres damnés, l’hiver sans feuilles et sans mousse ne finira jamais.

Laissons de côté les violens, qui sont punis par la pluie de feu, et la rencontre de Brunetto Latini sous cette grêle ardente. Ces dessins ont leur mérite assurément, mais ils n’offrent rien de très particulier, et sont, comme expression dramatique, bien inférieurs à certaines compositions qu’un autre artiste contemporain, M. Yvon, a consacrées naguère à cet épisode de l’Enfer. Nous sommes arrivés dans un horrible paysage, sur les bords d’un puits d’où Virgile vient d’évoquer Géryon, le génie de la fraude, monstre original, à la face honnête et débonnaire, au corps de crocodile, aux ailes de dragon. C’est l’hippogriffe d’enfer, bien différent de celui qui dans l’Arioste transporte dans la lune le joyeux et charmant Astolphe. Dante et Virgile sont montés sur son dos, en route pour la province de Malebolge, là où sont punies toutes les variétés de la fraude. Le Voyage de Dante et de Virgile sur le dos de Géryon est une des compositions les plus saisissantes et les plus poétiques du recueil. Le dragon plane à des hauteurs incroyables, au milieu de pics et de pointes de rochers qui s’élèvent comme les clochers de gigantesques cathédrales. Le spectateur voit passer comme d’en bas les étranges voyageurs. La hauteur est si prodigieuse que Dante et Virgile sont pour lui à peine visibles ; l’énorme Géryon au contraire se dessine nettement avec tous les attributs de sa personnalité hypocrite. À l’horizon, on aperçoit la lumière livide du ciel, qui recouvre cette nouvelle province du grand empire des douleurs.

Le Malebolge a fourni à M. Doré les sujets de ses plus dramatiques gravures. L’horreur croît de plus en plus à mesure qu’on s’enfonce dans la sombre spirale, et le talent du dessinateur croît avec elle. Dans cette dernière partie, son inspiration est plus puissante et plus soutenue que dans les précédentes, et le seul reproche que nous ayons à lui adresser est d’avoir reproduit avec trop de complaisance les thèmes affreux que lui offrait en abondance la verve de plus en plus furieuse du poète. Il est remarquable en effet que la colère de Dante, loin de se fatiguer, redouble à mesure qu’il avance. Pendant les deux premiers tiers du voyage, il pleure volontiers et laisse son cœur s’ouvrir aux émotions de la pitié ; mais dans le dernier tiers, soit qu’il ait épuisé toute sa provision de larmes, soit que les vices dont il contemple le châtiment lui paraissent sans excuse, il n’a plus un élan d’humanité, plus un soupir, plus une prière. Alors, loin de pleurer, il se met parfois à rire, d’un rire atroce, plus sombre que sa proverbiale tristesse. Deux fois seulement il sent encore les tressaillemens de la bonté : la première fois, à la rencontre de son parent, Geri del Bello, dans le cercle des fauteurs de sédition ; la seconde fois, dans l’enfer de glace, en écoutant le récit d’Ugolin. Deux sentimens se partagent son âme dans cette dernière partie : une colère implacable pour les criminels de premier ordre, pour ceux qui dans leurs exécrables forfaits ont encore quelque chose de grand, les fauteurs de sédition, les hypocrites, les traîtres, et pour les vices bas et sordides un mépris burlesque dont rien ne peut rendre la profondeur, pas même les supplices ridicules ou atroces qu’il invente. Cette canaille de damnés lui apparaît tout à fait amusante, et ses châtimens lui semblent un spectacle tout à fait propre à désopiler la rate d’un homme tel que lui. Quand les damnés crient sous la violence de la douleur, il éclate de rire, il applaudit aux malices des diables, et leur dirait volontiers de frapper plus fort. Son imagination, échauffée et mise en mouvement par ces deux horribles passions, invente des supplices sans nom. Ici les maltôtiers et baratiers sont plongés dans la poix bouillante par des diables facétieux qui se plaisent à leur voir faire mille sauts amusans dans cette friture ; là d’autres damnés accroupis dans des fossés grattent éternellement leur gale et écaillent leurs membres, « comme des carpes à l’espagnole, » dirait Rabelais. Ailleurs les fauteurs de sédition tournent autour d’un rocher et viennent en criant sous la douleur se faire mutiler d’un membre qui repousse toujours. Quelques-uns de ces supplices se supportent à peine dans le poète et font reculer l’imagination ; qu’est-ce donc, s’ils sont reproduits par le crayon avec trop de complaisance ? Aussi le goût se sent blessé véritablement dans quelques-unes des gravures de M. Doré, notamment dans celles qu’il a consacrées aux fauteurs de sédition. Il y a là trop de moignons saignans, trop de ventres effondrés, trop de poitrines ouvertes et de nez coupés. Et puis quatre gravures pour cet horrible supplice, c’est beaucoup ; il en suffisait d’une, celle où Bertrand de Born porte sa tête comme une lanterne, ou mieux encore, celle où Dante jette en s’éloignant un long regard de pitié sur Geri del Bello. Dans cette dernière gravure, l’horreur du châtiment est au moins atténuée par un sentiment d’humanité. Je n’aime pas beaucoup non plus les gravures consacrées à Thaïs la courtisane et à l’incestueuse Myrrha, et j’en ai dit la raison ; cette exhibition d’une vile beauté fait comme une tache de lumière fumeuse et mesquine sur le fond de ces sombres tableaux.

Mais que de beaux dessins dans toute cette partie, où M. Doré ne pèche que par trop d’abondance ! Signalons les principaux. Le Châtiment des séducteurs est une composition à la fois énergique et charmante. Les diables frappent avec un entrain et une vigueur tout à fait remarquables, comme de bons ouvriers qui ont le cœur à l’ouvrage. On éprouve de la commisération pour quelques-uns des flagellés, dont les beaux corps subissent ces outrages. Dans l’Enfer des Maltôtiers, le jeune artiste a rivalisé de fantaisie bouffonne avec Dante. Les diables mettent dans leurs plaisanteries cruelles une rage infernale, une ardeur malicieuse, un empressement tout à fait drolatique. L’agilité de leur vol égale la clairvoyance de leurs yeux. Cependant les damnés qu’ils malmènent, et qui n’ont pas encore oublié les ruses pour lesquels ils sont punis, échappent parfois à leur surveillance ; ainsi fit en présence de Dante le Navarrais Ciampolo, qui plongea sous la poix bouillante pendant que le démon Alichino fondait sur lui avec sa fourche. L’effort vigoureux du diable transperce l’air vide, et Ciampolo se dérobe dans la poix avec l’impétuosité d’une grenouille qui plonge sous l’eau. La Lutte de Calcabrina et d’Alichino au-dessus du lac de poix, dans lequel les deux diables finissent par tomber et par s’engluer, est encore une des amusantes compositions inspirées par cet épisode burlesque, vraiment digne de l’enfer de Rabelais. Un spectacle plus sombre succède, la Procession des hypocrites. Ils marchent en bel ordre, revêtus de pesantes chapes de plomb, jetant par-dessous leurs lourds capuchons des regards équivoques où la gravité se mêle à la méchanceté. Pour que la parodie sinistre des sentimens sacrés, pour que la profanation sacrilège qui furent l’âme et le mobile de leur vie soient complètes, ce peuple de moines d’enfer a son Christ, ce Caïphe qui conseilla de mettre un homme à mort pour le salut du peuple, et qui gît crucifié en terre à une belle place d’honneur. Les fidèles de ce Christ damné le contemplent de loin avec un respect mêlé d’effroi. Arrêtez aussi vos yeux sur les deux gravures où le jeune artiste a peint le Supplice par les Serpens ; il y a là un fourmillement de reptiles à donner le frisson. Dans la seconde surtout, le pandémonium sale et grouillant est complet ; on ne saurait distinguer les reptiles des damnés, tant les entrelacemens sont étroits, et cependant il y a un grave défaut dans ce dessin : M. Doré n’a su exprimer que par la confusion le caractère de ce supplice bizarre, qui consiste dans la double transformation de l’homme en reptile et du reptile en homme. On n’aperçoit pas la transformation d’Agnel, qui occupe le premier plan du dessin, et les enroulemens du serpent qui le mord n’expriment pas aux yeux le sens des tristes paroles qu’adressent à leur compagnon les deux damnés qui le contemplent dans une attitude de douloureux abattement : Hélas ! Agnel, comme tu changes ! Puisque nous sommes en train de chicaner M. Doré, adressons-lui encore un reproche. Le supplice des simoniaques n’est pas représenté d’une manière conforme au texte de Dante. M. Doré est tombé dans l’erreur où était tombé Flaxman avant lui. Je vois bien la fumée du feu intérieur, je vois bien les jambes sortir du puits jusqu’aux mollets ; mais où donc est la flamme qui doit lécher la plante des pieds de la pointe au talon ? Je ne l’aperçois pas. Je sais qu’il est difficile de représenter un supplice aussi bizarre, et Michel-Ange se servit un jour, dit-on, de cet exemple pour montrer combien les limites de la poésie étaient moins étroites que celles de la peinture ; mais le texte est précis, et peut-être aurait-il mieux valu ne pas engager une lutte inutile avec les difficultés qu’il présente. J’en dirai autant du dessin qui est consacré au châtiment d’Ulysse et de Diomède, et qui ne représente rien du tout, si ce n’est un feu assez semblable au feu blanchâtre et abondant en fumée d’une poignée de fougères.

Les Titans scellent de leurs corps enchaînés les puits par lesquels on descend à l’enfer de glace. Je n’aime pas beaucoup le Nemrod ; il y a je ne sais quoi de déplaisant et de puéril à la fois dans ce corps aux muscles énormes, qui fait penser au souverain du pays de Brobdingnac plutôt qu’au roi babylonien. Ajoutons que la dimension de ce corps gigantesque n’est pas en proportion avec les dimensions du dessin. On doit pouvoir supposer les personnages d’une composition pittoresque dans toutes les positions possibles. Ils doivent pouvoir se lever, s’ils sont assis, et s’asseoir, s’ils sont debout, sans que la pensée vienne à l’esprit que les dimensions du cadre auraient besoin pour cela d’être changées. Or le Nemrod de M. Doré est condamné à rester immobile dans l’attitude où il est placé : bien lui prend d’être enchaîné, car, s’il faisait un mouvement pour se relever, sa tête sortirait du cadre. J’en dirai presque autant de l’Antée. Il s’est incliné pour déposer Virgile et Dante sur les bords de l’enfer de glace ; mais comment fera-t-il pour s’en retourner ? Je ne le conçois pas bien se relevant. Étant donné ces proportions, il ne peut se mouvoir avec facilité dans le cadre où il est enfermé ; s’il faisait un mouvement, il briserait tout autour de lui, et sortirait du dessin jusqu’à mi-corps. Je préfère de beaucoup l’Ephialte et le groupe de géans qui l’entourent. Il me semble qu’il y a dans les deux autres dessins je ne sais quelle violation des lois de la perspective que je laisserai aux artistes le soin de nommer : si Nemrod ne faisait pas paravent et ne bouchait pas toute lumière, si l’espace était plus largement mesuré autour d’Antée, et l’horizon plus fuyant par derrière lui, peut-être le défaut que je signale n’existerait-il pas. J’ai dit le mérite poétique des compositions représentant l’enfer de glace, où les traîtres subissent un châtiment digne de leur crime. Elles n’ont pas toutes la même valeur ; la seconde, celle où Dante secoue si durement par les cheveux la tête de Bocca, et la troisième, où Ugolin ronge le crâne de Ruggieri, donnent bien l’idée de marmelades humaines congelées, mais sont par trop confuses. Réservez votre meilleure attention pour la première, où Dante et Virgile s’avancent sur une glace unie et assez frêle semée de têtes humaines, et pour la dernière, le palais de Dité, où Lucifer rêve accoudé sur une table de glace, broyant éternellement entre ses mâchoires Judas Iscariote à la joie de la conscience universelle, et Brutus et Cassius à la joie du poète gibelin, et puis allez revoir les étoiles brillant sur ce lac un peu sombre, et qui se sent du voisinage de l’enfer. Le sombre voyage est terminé.

Nous sera-t-il permis d’exprimer un regret ? Ce volume s’ouvre par un beau portrait de Dante, le masque traditionnel si sévère et si triste. Pourquoi n’en contient-il pas deux ? pourquoi n’avoir pas joint à cette image de Dante vieilli et irrémédiablement désolé l’image de Dante adolescent ? On ne se figure Dante que vieux, et on penserait presque qu’il est venu au monde tel que nous le connaissons ; lui aussi cependant il fut jeune. Le lecteur aurait aimé à faire connaissance avec l’image si intéressante attribuée à Giotto. C’est un visage d’adolescent austère, et où sont déjà dessinés les profondes rides et les grands traits désolés de l’homme futur. Jamais miroir charnel n’a été moins opaque ; on sent que l’âme qui s’y réfléchit est une âme sans joie, prédisposée à toutes les souffrances, réservée à de grandes destinées cependant, mais à des destinées qu’aucun homme ne voudrait acheter à un tel prix. Il n’y a encore sur ce visage que de la mélancolie ; mais cette mélancolie est déjà irrémédiable, comme le sera plus tard la tristesse. Jamais physionomie d’adolescent ne porta mieux le sceau prophétique des futures destinées de l’homme, et c’est en toute vérité qu’en le contemplant on assiste à la naissance de la source abondante

Che spande di parlar so largo fiume.

Maintenant que j’ai fini avec l’interprète du poète, il me plairait de parler plus amplement du poète lui-même. En vérité je n’ose. La matière est riche et fertile en suggestions de toute espèce, et il est facile d’être sur tel sujet abondant en discours comme Job ; mais parler en quelques pages d’un si grand homme et d’une œuvre qui soulève un monde de questions de tout genre est une impertinence que je ne commettrai certainement pas. Cependant le poète doit apparaître en personne à la fin d’une œuvre qu’il remplit de sa pensée et de son inspiration. Je me contenterai d’évoquer son âme, non pour qu’elle vienne répéter ceux de ses secrets qui ont été déjà pénétrés, mais pour qu’elle se justifie devant le lecteur d’un reproche qui lui est adressé, et qui m’écœure toutes les fois que je l’entends formuler, le reproche de haine.

L’âme de Dante est, dit-on, pleine de haine et de colère. Pour moi, elle me semble pleine au contraire de justice et d’amour. Je ne puis accepter la banale excuse que présentent en sa faveur les plus indulgens de ceux qui l’accusent de haine, et je ne dirai pas comme eux qu’il ne faut pas demander à un homme du XIIIe siècle l’humanité d’un homme du XIXe. Dante est un homme du moyen âge, disent-ils ; il faut le prendre tel qu’il est et ne pas lui faire un reproche de ce qui a été pour lui en définitive la principale source de sa poésie. Nous ne devons pas plus nous scandaliser de ses violences, de ses excès d’amertume, de ses invectives cruelles, que nous ne devons nous scandaliser des naïves indécences que les artistes de son temps sculptaient sur les façades et sur les jubés des cathédrales, sur les stalles des chœurs d’église, car les artistes qui produisaient ces intempérances comiques et ces bouffonneries burlesques étaient sincèrement pieux et naïvement chrétiens. Les violences de Dante sont pareilles à ces écarts d’imagination, et n’atteignent en rien son humanité ; il est humain, comme les artistes de son temps étaient pieux. La plus douce des âmes modernes jetée au XIIIe siècle aurait partagé les mêmes passions et les aurait exprimées avec la même intempérante éloquence Excuse banale et tout à fait superficielle ! Sans doute Dante est un homme de son temps, si l’on entend par là qu’il en a ressenti toutes les passions, qu’il a assistera toutes ses luttes en spectateur ardent, et qu’il en a exprimé la vie dans sa poésie ; mais non si l’en entend par là que ces passions contemporaines avaient assoupli et dompté son âme au point de la dominer et de la remplir, au point de frapper et de marquer sa substance à l’effigie du siècle où elle vécut, de manière que l’effigie fût plus précieuse que la substance, comme dans les pièces de monnaie, où le métal disparaît sous l’image du souverain. Non, le temps n’a point eu sur cette âme une telle puissance, car, à la regarder avec attention, on s’aperçoit assez facilement, qu’elle est d’une essence en quelque sorte transcendante, qu’elle n’appartient pas plus au XIIIe siècle qu’à toute autre époque. C’est au contraire une âme éternelle et absolue. Placez-la à telle époque qu’il vous plaira, dans l’antiquité, au XVIe siècle, au XIXe, et elle vous offrira les mêmes caractères, vous transmettra le même divin message, vous apparaîtra mue par les mêmes mobiles, enflammée par les mêmes passions, car il n’y a en elle rien de transitoire et de périssable. Elle ne comprend des choses que ce qu’elles ont de simple d’absolu, d’irréductible, et elle ne les voit vraiment que dans ce qu’elles ont d’immuable. Ame absolue, elle n’aurait aperçu, à quelque époque qu’elle eût vécu, que les faits absolus, et sous le temps, aux couleurs bigarrées et changeantes, elle n’aurait trouvé que l’éternité, non pas cette éternité des sentimens humains dont on fait gloire aux grands poètes, cette éternité transitoire des sentimens de la chair et du sang, qui a eu son commencement avec l’union terrestre de la première âme et du premier corps, et qui aura sa fin avec le dernier coup de faux de la mort, mais cette éternité ontologique des puissances morales qui existaient avant la nature, qui la créèrent et qui la détruiront, à savoir la justice et l’amour. Les autres grands poètes n’ont exprimé de notre nature que son humanité permanente ; mais lui, il a exprimé ce qu’elle a de divinement essentiel.

Je dis que c’est une âme absolue, idéale, éternelle, et pour enlever à ces mots ce qu’ils ont forcément de trop abstrait et mieux préciser ma pensée, j’userai de comparaisons. Il y a d’aussi grands poètes que Dante, il n’y en a pas qui soit d’aussi haute race, et il constitue même à cet égard une exception unique dans le monde de la poésie. La grandeur des poètes n’est pas toujours en proportion de la grandeur de leur nature, et il y en a, chose remarquable, qui sont à jamais immortels et justement réputés divins, et qui pourtant ne sont rien moins que rapprochés de Dieu. Quelques-uns, comme Arioste, sont de la race des esprits élémentaires ; leur vie se passe dans les flots d’ombre et de lumière, de parfums et de sons, qui enveloppent la terre d’un océan impalpable et magique ; mais leur vol ne dépasse guère la cime des forêts, et on pourrait mesurer, à quelques toises près, la hauteur où il atteint. D’autres sont comme un soleil formé de toutes les énergies du monde, un foyer central où viennent se réunir toutes les forces de la vie, et participent de la nature du demiourgos alexandrin qui communique avec le monde par l’intermédiaire des démons et des génies. Tels Shakspeare et Cervantes. Quelques autres, participant de la nature des aigles, mus d’un effort magnanime, essaient de s’élever vers ces hauteurs inaccessibles que Dante gravit d’un pas si régulier et si ferme, comme Milton par exemple ; mais leur puissance trahit leur violent désir. L’âme du poète italien n’appartient pas au monde idéal par droit de conquête et de désir, elle lui appartient par droit de nature. Si jamais âme a été créée à l’image de Dieu, c’est bien celle-là, car elle est exclusivement composée des deux vertus qui forment l’essence divine, des deux vertus que notre pauvre sagesse contemporaine sépare et oppose l’une à l’autre avec force sophismes et force arguties, mais que la raison voit unies et confondues dans une même cause suprême, et qu’elle appelle Dieu, la justice et l’amour. Et ne prenez pas ces deux mots dans ce qu’ils ont de relatif et dans le sens que leur donnent les hommes, n’en affaiblissez pas la force et prenez-les dans le sens le plus absolu. Nul mélange, nulle combinaison des passions de la chair et du sang, nulle fausse sagesse pratique, fruit de mort de l’expérience terrestre, ne viennent altérer et fausser la simplicité de cette grande âme, composée des mêmes vertus essentielles sur lesquelles reposent les fondemens du monde ; et comme il n’y a en elle aucun mélange adultère, et que rien ne gêne son expansion, sa justice est implacable autant que son amour est profond. Elle hait sans discrétion et aime sans réserve. Oh ! oui, cela est vrai, Dante n’est pas un homme moderne, il ne soupçonne pas nos nouvelles théories, et il n’a aucune idée de la beauté du mal. Il ne comprendrait pas les consolations philosophiques de date récente que nous ont fournies les docteurs d’outre-Rhin. C’est en vain que vous essaieriez de le consoler de l’injustice et du crime par le spectacle de la nature qui, savante alchimiste, sait tirer la vie de la mort et faire fleurir la destruction. Lui, il sait que l’âme est d’autre essence que la nature, que le bien est son principe et sa fin, et que le mal est pour elle la mort. Il ne saurait admettre que le bien puisse sortir du mal, pas plus qu’il ne voudrait croire que le temps puisse engendrer l’éternité. Dante est un dualiste déterminé ; pour lui, le monde des âmes se partage en deux classes : celles qui par le péché se sont détruites elles-mêmes et qui composent le peuple des damnés, celles qui par la vertu ont entretenu leur santé et renouvelé leur substance comme par un aliment divin, et qui composent le peuple des élus. Si garder cette croyance a pour résultat de vous priver du titre d’homme moderne et de vous constituer homme du moyen âge, espérons qu’il se trouve encore dans notre temps assez d’hommes bons et sages qui seraient heureux de partager l’ostracisme philosophique de Dante. Si repousser les méchans de toute la force de son cœur est une preuve de haine, espérons qu’il se trouve encore assez de justes pour mériter cette accusation sans en rougir.

Notre sentimentalité moderne s’accommode mal de cette doctrine de l’éternelle damnation, qui nous paraît contraire à l’idée de la bonté de Dieu. Dans l’éternité des peines, Dante voit au contraire une preuve de cette bonté, et il fait poser les fondemens de l’enfer par la divine puissance, la suprême sagesse et le premier amour. Cette justice est implacable, non par vengeance et par colère, mais parce que pardonner serait une violation de la justice même et une injure contre l’amour, qui troubleraient l’accord des lois divines et bouleverseraient l’économie du monde moral. Un musicien par-donne-t-il les discordances, et croit-il leur devoir une place dans le monde de l’harmonie ? Mais pour être implacable, cette justice n’est ni cruelle, ni aveugle. Avez-vous réfléchi à la profonde conception de cet enfer à l’architecture bizarre ? Il se déroule en spirales, larges en haut, et qui se rétrécissent à mesure qu’on avance. Tous ceux qu’il renferme sont également damnés, mais ils ne le sont pas tous de la même manière, si bien que la colère de Dieu, même irrévocable, a ses tempéramens, que sa justice frappe avec intelligence et bonté même pour l’éternité. Dieu ménage aussi à ses brebis maudites la toison et le vent. Lisez dans le onzième chant de l’Enfer l’explication que donne Virgile à Dante de cette gradation des peines ; la forme en est scolastique, mais jamais théorie morale ne fut plus simple ni plus profonde. L’enfer se crée donc pour ainsi dire à mesure qu’il se déroule ; il devient plus vivant à mesure qu’il se resserre, et il n’est vraiment tout entier qu’au fond de lui-même. Il est partout l’enfer, mais il ne l’est pas partout avec la même énergie. Toutes les âmes sont punies pour le même crime : la violation du lien d’amour ; mais le châtiment se mesure aux ravages que ce crime a produits. Quelle différence entre le châtiment des voluptueux, qui n’ont péché que contre eux-mêmes, et le châtiment des traîtres, en qui se résument comme en une unité suprême tous les crimes que peut commettre l’humanité !

La justice de Dante, pas plus que celle de Dieu, n’est exempte de tendresse et d’amour ; seulement elle est absolument exempte de cette sentimentalité qui nous est chère, et c’est pourquoi elle nous paraît cruelle et haineuse. L’enfer, dit-on, est une œuvre de vengeance où Dante damne ses ennemis. Il damne ses ennemis ! Et pourquoi donc pas, si ses ennemis furent en même temps ceux de la justice et du bien ? Mais vraiment ne damne-t-il que ceux qu’il déteste et qu’il hait ? Non, il damne aussi ceux qu’il aime et qu’il admire. Comptez combien d’ombres chères et illustres il rencontre dans le sombre royaume : Paolo et Francesca, Farinata, Brunetto Latini, son vieux maître, Cavalcante, le père de son camarade Guido, ce Pierre Desvignes qui tint les clefs du cœur de Frédéric, et les illustres magistrats de Florence, Jacopo Rusticucci, Guidoguerra, Tegghiaio Aldobrandini, et son parent Geri del Bello. Rien n’est touchant comme son affection pour son vieux maître Brunetto ; rien n’est noble comme son admiration pour Farinata ; rien n’est touchant et noble à la fois comme le sentiment de reconnaissance que lui inspirent les grands citoyens de Florence. Est-ce donc par vengeance et par colère qu’il les damne ? Non, c’est par esprit de justice. Toute l’affection dont son grand cœur est plein ne peut aveugler son esprit. Il ne lui servirait de rien de fermer les yeux à l’évidence ; les décrets de la divine Providence doivent s’exercer aussi sur ses amis. Ces damnés sont les victimes de Dieu, non les siennes ; mais comme son cœur saigne devant ces souffrances méritées ! Il ne peut avoir de complaisances sentimentales, mais il déborde de pitié : ses yeux se gonflent, et il pleure. Savez-vous le prix des larmes d’un tel homme, et quel trésor de consolation elles renferment ? Elles tombent comme une rosée bienfaisante sur les âmes damnées, qui en emportent pour l’éternité la sensation de douce fraîcheur. Pour tous ces nobles coupables, son passage, loin d’être une malédiction, est donc un véritable bienfait. Son entretien leur donne un moment l’oubli de l’enfer, le souvenir de la terre et le regret du ciel. Et avec quelle grande politesse et quelles nobles manières il les aborde ! Sa colère serre le cœur, mais combien sa tendresse le détend et le fond ! Je ne sais rien de plus doucement poignant, rien qui pénètre plus avant dans l’âme et ouvre plus irrésistiblement les sources de l’émotion que les paroles de Dante, lorsqu’elles sont affectueuses. Elles ont la force invincible de cet appel puissant qui attire Paul et Françoise comme un aimant sympathique, et qui lui mérite de la part des âmes désolées le titre d’être gracieux et bon. Ceux qui parlent de la force de haine et des vengeances de Dante le jugent trop d’ailleurs d’après l’Enfer, où il n’a mis qu’une partie de lui-même, et où cependant, comme nous venons de le dire, son cœur déborde de bonté. Le second miroir de son âme, c’est le Purgatoire. C’est là qu’il s’épanche sans contrainte, là qu’il se livre sans réserve au bonheur de consoler, à la joie d’estimer, à la volupté d’espérer. Les beaux saluts accompagnent les douces paroles. Que d’entretiens animés, de vives étreintes, d’adieux sourians ou mélancoliques, de rendez-vous pris pour l’éternité bienheureuse ! Être gracieux et bon, dit Françoise, et ces deux épithètes sont méritées. Si l’Enfer montre en lui la justice, le Purgatoire montre l’amour ; les deux poèmes se complètent l’un l’autre, et qui le juge sur le premier seul ne connaît que la moitié de cette âme aussi charmante que forte.

L’évocation est terminée. Laissons partir cette grande âme pour le séjour bienheureux, où elle goûte la joie que la terre lui refusa. Que si vous lui demandiez quelle région de ce séjour est la sienne, elle vous répondrait sans doute qu’elle habite parmi ces âmes justes et héroïques qu’elle vit transformées en lumineux sourires dans la planète de Mercure. Les fumées de colère et d’orgueil ont été purifiées, les douleurs de la terre oubliées, et l’amour, qui était au fond d’elle-même, vit seul maintenant sous la forme d’un sourire radieux, d’une lumière sensible et divinement voluptueuse, qui brille d’un éclat plus vif chaque fois qu’une âme bienheureuse vient recevoir la récompense de sa justice.


EMILE MONTEGUT.

  1. 1 vol., Paris, Hachette.
  2. J’ai eu récemment une longue conversation sur la signification réelle de ce mot avec un de nos artistes les plus remarquables, et de cette conversation il est résulté, comme il arrive d’ordinaire, que nous ne pouvions nous entendre exactement sur son origine. Selon lui, le mot chic est pris toujours dans un sens de mépris, pour désigner les œuvres qui se distinguent par certaines habiletés d’exécution ou certains mérites de convention, les œuvres qui ont une apparence de valeur plutôt qu’une valeur intrinsèque. On dit aussi d’une peinture qu’elle a du chic quand on ne peut pas en dire autre chose. Je reconnaissais bien avec mon interlocuteur que le mot avait aujourd’hui cette signification, mais je prétendais que primitivement il avait eu un sens moins négatif et moins restreint, et qu’il avait été inventé non comme terme de mépris, mais pour désigner certaines facultés d’imitation, une certaine aptitude à saisir le faire d’un grand artiste par exemple, une certaine facilité à produire des œuvres sans virtualité et qui plaisent néanmoins. Ce mot désignait donc, selon moi, non pas précisément les œuvres médiocres, mais les contrefaçons heureuses de l’art, de la nature et du génie.