Une Idole pédagogique : l’Éducationisme


UNE IDOLE PÉDAGOGIQUE

L’ÉDUCATIONISME



J’appelle éducationisme la théorie de ceux qui croient à la vertu infaillible et au pouvoir illimité de l’éducation.

Pour préciser ici les idées, il importe de distinguer deux espèces d’influences éducatrices qui peuvent agir sur l’individu. L’une consiste dans cette pression continue, involontaire, inconsciente et comme mécanique que le milieu social exerce sur chaque homme. Cette pression est faite de l’influence des mœurs ambiantes, des usages, des préjugés, des exemples, des ouï-dire, etc. Cet ensemble d’influences constitue pour la conscience individuelle une sorte d’atmosphère morale qui l’imprègne à son insu, une sorte de suggestion latente, inconsciente, qui s’exerce en dehors de tout parti pris et de toute théorie, de la part de ceux qui l’exercent comme de ceux qui la subissent.

À côté de cette pression fatale et inconsciente exercée par la conscience sociale sur la conscience individuelle, il peut en exister une autre très différente et qui présente même des caractères opposés.

Ici l’éducation est une action voulue, délibérée, systématique, exercée par une fraction d’un groupe social sur les autres parties du groupe.

L’éducation est ici une discipline consciente, un dressage intellectuel et moral subordonné à certaines fins collectives bien définies qu’il s’agit de réaliser, à un certain idéal social et moral qu’il s’agit de faire triompher.

L’éducation ainsi entendue implique un plan arrêté, un système d’enseignement ; elle est une entreprise de moralisation collective. Elle a quelque chose d’impératif, d’autoritaire, de presque officiel. Elle implique qu’il y a d’un côté des dirigés, des hommes qui ont besoin d’être dressés et éduqués ; — de l’autre des dirigeants, des maîtres qui s’arrogent le rôle de guides et de pasteurs du troupeau humain.

C’est de l’éducation entendue dans ce dernier sens que l’éducationisme affirme la nécessité, l’efficacité et la légitimité. On voit quel est le rapport qui existe entre ces deux espèces d’action éducatrice.

Les influences de la première espèce composent un empirisme moral irraisonné, instinctif, routinier, aveugle et volontiers tyrannique. À cet empirisme moral les partisans de l’éducationisme prétendent substituer une discipline intellectuelle et morale systématique fondée sur la raison et la science. Cette discipline rationnelle est sans doute fort différente de l’empirisme moral qu’elle prétend remplacer. On peut même soutenir qu’elle lui est fort supérieure, puisqu’elle l’emporte sur lui dans la mesure où la réflexion et la science l’emportent sur l’instinct et sur la routine. Il n’en est pas moins vrai que cette discipline, pour rationnelle et scientifique qu’elle se donne, implique, elle aussi, une mainmise de la société sur l’individu. Elle subordonne le développement de l’individu à une fin collective posée comme légitime et même comme impérative.

L’éducationisme affirme implicitement le droit de la société à façonner l’individu. Il affirme à la fois l’efficacité et l’utilité de ce dressage. Par là même, la théorie éducationiste ne tend à rien moins qu’à favoriser et à étendre jusqu’aux dernières limites les pouvoirs de la société sur l’individu.

C’est ainsi que la théorie éducationiste soulève, sous un aspect particulier, le problème fondamental de l’antinomie de l’individu et de la collectivité.

Avant d’examiner les prétentions de l’éducationisme, il importe de mettre brièvement en lumière les caractères et les tendances essentielles de cette théorie.

Tout d’abord il est aisé de remarquer que l’éducationisme est étroitement lié aux doctrines intellectualistes ou rationalistes qui affirment le primat de l’intelligence et de la raison dans la conscience humaine. D’après ces doctrines, le fond dernier de l’homme n’est pas un vouloir-vivre obscur et trouble qui nous réserve à chaque pas des surprises déconcertantes pour notre logique et compromettantes pour notre moralité. Le fond de l’homme est la raison une et universelle, capable d’atteindre et d’exprimer par le moyen du concept ou de la notion une vérité elle-même une et universelle, valable pour tous les esprits et communicable à tous les esprits. Le postulat inévitable de l’éducationisme est la foi dans la raison, la logique et la science.

L’éducationisme est par lui-même essentiellement dogmatique. Il affirme implicitement l’existence d’une vérité intellectuelle et morale, théorique et pratique. Il se croit en possession de cette vérité. Il s’arroge le droit de l’inculquer aux esprits ignorants ou égarés et aux volontés rebelles.

Cette tendance rationaliste et dogmatique entraîne comme conséquence directe un optimisme social et moral qui dérive tout naturellement de la croyance au triomphe final de la Raison. Si la société renferme actuellement une dose incontestable de mal, d’injustice et de misère, ce mal ne peut être qu’accidentel et passager. Il tient uniquement à l’ignorance et à l’erreur. Assurez le triomphe de la raison ; éduquez les intelligences et les volontés : l’injustice, la misère et la révolte disparaîtront. La raison ne peut avoir tort. Au fond la société est bonne, comme la nature.

L’éducation est la panacée sociale universelle et infaillible. Il n’y a qu’à rendre la vérité sociale et morale accessible et intelligible à tous pour amener l’avènement de la meilleure des sociétés.

Cette conception est, de plus, essentiellement unitaire, conformiste, autoritaire et étatiste. Celui qui est en possession de la vérité ne peut pas ne pas vouloir l’universaliser dans les esprits et dans les cœurs. Le but à atteindre est l’unité intellectuelle et morale de la race humaine ou tout au moins des grands groupes humains sur lesquels l’éducation peut agir dès maintenant. L’éducation ainsi entendue tend à revêtir un caractère autoritaire, obligatoire, étatiste. On arrive à la conception platonicienne de l’État maison de correction et d’éducation, conception qui rentre elle-même dans cette autre conception plus générale qui domine tout le droit antique : l’État maître de l’Individu, l’Individu chose de l’État. Dans cette conception l’État lui-même devient une pédantocratie rationaliste et dogmatique.

Ajoutons que l’éducationisme, qui fut chez un Platon et qui reste encore aujourd’hui dans son fond dernier une conception aristocratique, n’en est pas moins susceptible de se concilier dans une certaine mesure avec les aspirations du moderne esprit démocratique. Comment cela ? C’est que la théorie éducationiste favorise un préjugé faussement et inintelligemment démocratique, faussement et inintelligemment égalitaire. C’est ce préjugé fort répandu qui consiste à croire que l’éducation seule (au sens de transmission d’un certain nombre de connaissances) établit des différences entre les hommes. — Cette croyance en effet flatte l’amour-propre de M. Tout-le-Monde. Le premier venu se dit que s’il avait eu à sa disposition la même éducation, il eût été capable d’égaler tel ou tel dont il est contraint d’admirer les œuvres ou de reconnaître le talent. Nous avons entendu plus d’une fois des hommes du peuple dire d’un homme dont ils venaient d’admirer le talent dans quelque réunion publique ou dans quelque conférence : « Faut-il qu’il ait étudié ! » — Expression naïve du préjugé égalitaire appliqué à l’esprit. Cela revient à dire qu’il n’y a pas de supériorité naturelle ; que l’instruction intégrale universalisée égaliserait les intelligences et que le premier venu, bourré des notions requises, serait forcément un savant profond et inventif, un brillant orateur ou un penseur distingué.

Ce n’est pas là seulement un préjugé populaire. Un assez grand nombre de théoriciens sociaux comptent sur l’éducation pour faire disparaître toutes les inégalités. Ils semblent croire que l’éducation sociale universalisée pourra, en instituant l’égalité sociale, réparer les inégalités naturelles. On le voit : l’éducationisme, non seulement pour la conscience populaire, mais aussi chez beaucoup de ses théoriciens, procède d’une pensée égalitaire et conduit à une fin égalitaire : le nivellement au moins virtuel des intelligences.

Rationaliste et dogmatique, optimiste, conformiste, unitaire et égalitaire, telle nous semble être, dans ses caractères essentiels, la théorie éducationiste.

Disons tout de suite qu’à nos yeux cette théorie exagère beaucoup l’influence de l’éducation sur le développement et sur la valeur même de l’individu.

Examinons d’abord l’hypothèse première sur laquelle repose l’éducationisme. Cette hypothèse consiste à admettre que la raison est le fond de l’être humain, qu’elle est identique chez tous, au moins en essence, qu’elle est chez tous éducable et perfectible. — Dès lors, il ne s’agit que de la développer et de l’instruire pour former des hommes intelligents et moraux.

L’hypothèse que l’Intellect ou la Raison constitue le fond de l’être humain est une hypothèse psychologique des plus contestables. Cette hypothèse semble même céder le pas de plus en plus à la conception inverse d’après laquelle le fond primitif de l’être humain serait la sensibilité, et même la sensibilité physique. C’est dans la sensibilité, si l’on veut bien remonter assez loin, que l’on trouvera le point de départ de tout le développement intellectuel et moral de l’individu. La sensibilité individuelle, dans ses contacts avec le monde matériel et avec le monde social, — voilà le punctum saliens de l’être vivant, sentant et pensant ; voilà le centre d’où tout le reste rayonne. Or, il n’est pas douteux que la sensibilité — soit la sensibilité physique, soit la sensibilité morale — présente des degrés et des nuances infinies en quantité et en qualité, en force, en finesse, en délicatesse, en subtilité.

Les uns n’ont qu’une sensibilité passive, obtuse, atone et somnolente ; les autres ont une sensibilité vibrante et frémissante. De là des différences innées entre les êtres humains ; différences qui se répercutent de la sensibilité sur l’intelligence. Car l’intelligence n’est que de la sensibilité cristallisée.

C’est en vain qu’une éducation, quelle qu’elle soit, s’attaquerait à ce fond inné pour le dissoudre et lui substituer une façon différente de sentir. Il y a dans la physiologie de chaque homme quelque chose d’irréductible aux efforts de l’éducation. Une seule force est capable de modifier — et encore dans une mesure très restreinte — notre sensibilité native. C’est l’expérience de la vie, parce que la vie parle directement à la sensibilité.

La théorie intellectualiste de l’éducation par l’instruction est enfantine. M. Ribot donne la raison de l’impuissance d’une telle méthode. Parlant des caractères contradictoires coexistants et en particulier de ceux qui manifestent l’opposition si fréquente entre le penser et le sentir, entre la théorie et la pratique, entre les principes et les tendances, M. Ribot ajoute : « Cette dualité contradictoire est si commune qu’on n’oserait pas y insister si elle ne mettait en plein jour l’inanité de ce préjugé si répandu : qu’il suffit d’inculquer des principes, des règles, des idées, pour qu’ils agissent. Sans doute l’autorité, l’éducation, la loi n’ont pas d’autre moyen d’influence sur les hommes ; mais ce moyen n’est pas efficace par lui-même ; il peut échouer ou réussir. C’est une expérience qu’on essaie et qui se réduit à ceci : Le caractère intellectuel (s’il y a des caractères proprement intellectuels, comme l’admettent certains auteurs) et le caractère affectif marchent-ils de pair[1] ? » La solution de cette question réside, en dernier lieu, dans l’individualité elle-même et non au dehors. L’individualité s’orientera finalement du côté où la portent ses tendances originelles. Tant mieux pour l’éducation intellectuelle si ses préceptes se sont trouvés être en harmonie avec le vouloir-vivre foncier de l’individu. Dans ce cas elle pourra agir dans une certaine mesure pour accentuer et affermir les tendances du vouloir-vivre individuel. Dans le cas contraire, elle n’aura qu’une influence insignifiante[2], et d’autant plus qu’on aura affaire à des caractères plus fortement individualisés par leur physiologie et leur hérédité.

On peut voir dans une enquête publiée par la Revue blanche que les réponses d’un assez grand nombre de littérateurs et d’artistes attestent la minime influence de l’éducation reçue sur le développement de leur personnalité intellectuelle et morale.

C’est que la vie vient tout modifier. Le facteur personnel d’une part, la vie de l’autre, voilà les deux éléments qui comptent pour une nature un peu prime-sautière. La notion inculquée ne garde son empire que sur les natures amorphes, passives, qui se laissent mener par les idées toutes faites et par la mémoire.

Si l’argument ne risquait de paraître un peu superficiel, nous pourrions faire remarquer qu’un regard jeté sur le personnel de nos hommes politiques nous montre un assez grand nombre d’entre eux précisément dans le camp d’où leur éducation scolaire semblait devoir les écarter.

Aujourd’hui la foi dans l’éducation intellectuelle est poussée à l’extrême. Il y a quelque chose de comique à voir l’outrecuidance de certains jeunes bourgeois qui, frais émoulus des écoles, frottés de savoir livresque, n’ayant d’ailleurs pas eu le temps de joindre la science du monde à la science des livres, vont au peuple pour l’instruire, et se proposent comme guides intellectuels et moraux, à des hommes qui ont sur eux l’énorme supériorité morale d’avoir pris contact avec la vie, avec la misère et avec la douleur.

Sur le peu d’efficacité de la notion inculquée, Schopenhauer n’a rien laissé à dire. Il suffit de relire l’admirable chapitre sur les Rapports de l’Intuitif et de l’Abstrait[3] dans lequel il développe ce thème. On sait avec quel humour il explique pourquoi les hommes les mieux armés de préceptes et de notions toutes faites, sont en général les plus maladroits, et font dans la vie la plus piteuse figure. Plus d’un romancier a tiré parti de cette observation, pour montrer les balourdises où tombent les hommes qui se guident dans la vie d’après des idées uniquement spéculatives et qui les suivent avec une assurance comique jusqu’au jour où quelque accident, quelque brutale leçon de l’expérience vient leur faire toucher du doigt la vanité de la notion inculquée.

Les éducationistes répondront sans doute que ce sont là des accidents qui sont imputables à l’imbécillité ou à l’aveuglement de l’individu ou encore à la fausseté de l’éducation qu’on lui a inculquée, mais qui ne prouvent rien contre le principe général qui admet la vertu bienfaisante et moralisatrice de l’éducation. Le partisan de l’éducationisme, part en effet de l’hypothèse d’un système d’éducation fondé sur la Raison et qui, en possession de la vérité scientifique, ne peut manquer de produire le bonheur individuel et social. C’est ce concept de vérité mis à la base de l’éducationisme qu’il convient d’examiner maintenant.

La remarque importante dont il faut partir ici, c’est que sur le terrain social et moral, la vérité est fondée non sur un rapport de nécessité logique, mais sur un rapport de convenance et d’utilité vitale. « L’homme, dit M. Remy de Gourmont, associe les idées non pas selon la logique, selon l’exactitude vérifiable, mais selon son plaisir ou son intérêt. » Les associations d’idées qui l’emportent dans la conscience sociale d’un groupe, sont celles qui sont en harmonie avec l’utilité actuelle de ce groupe. Beaucoup d’associations d’idées, quoique fausses ou même absurdes en elles-mêmes, acquièrent ainsi dans un groupe un empire incontesté. « Certaines associations d’idées, dit encore M. de Gourmont, quoique très récentes, ont pris rapidement une autorité singulière ; ainsi celle d’instruction et d’intelligence, d’instruction et de moralité. Or, c’est tout au plus si l’instruction peut témoigner pour une des formes particulières de la mémoire ou pour une connaissance littérale des lieux communs du Décalogue… Ces deux associations d’idées n’en sont pas moins devenues de véritables lieux communs, de ces vérités qu’il est aussi inutile d’exposer que de combattre. Elles se rejoignent à toutes celles qui peuplent les livres et les lobes dégénérés des hommes ; aux vieilles et vénérables vérités telles que : vertu-récompense, vice-châtiment, Dieu-bonté, crime-remords, devoir-bonheur, autorité-respect, malheur-punition, avenir-progrès, et des milliers d’autres dont quelques-unes, quoique absurdes, sont utiles à l’humanité[4]. » Disons plutôt : utiles à tel ou tel groupe à tel ou tel moment de son évolution.

Il importe surtout de ne pas confondre l’utilité du groupe et l’utilité de l’individu. Ces deux utilités sont si loin de s’identifier qu’elles sont la plupart du temps opposées. Examinez la plupart des préjugés, celui de l’honneur, par exemple. Vous verrez que ces préjugés, utiles au groupe, sont pour l’individu une tyrannie de tous les instants. Schopenhauer a mis cela en lumière d’une façon admirable dans ses Aphorismes sur la sagesse dans la vie. On sait que ce philosophe distingue ce que l’individu est en lui-même et ce que l’individu représente dans l’opinion des autres, c’est-à-dire l’opinion qu’il plaît aux autres de se faire de lui. Or, la principale cause du malheur de l’individu est la sottise qui le pousse à placer son bonheur non dans ce qu’il est, mais dans ce qu’il représente, c’est-à-dire en définitive dans le cerveau d’autrui. Ce préjugé qui est, pour l’individu imbécile, la cause d’un tremblement perpétuel est au contraire entre les mains du groupe et de ses dirigeants, un moyen assuré de domination. Cela est vrai surtout dans les classes de la société où l’esprit de société, l’esprit de conformisme et l’esprit de groupe sont le plus forts. Là, l’individu est à chaque instant l’esclave de son groupe, de sa caste, de sa classe. Cela resterait vraisemblablement vrai dans une organisation sociale entièrement étatiste et fonctionnariste, puisque nous voyons le souci de la considération et du cant dominer de préférence aujourd’hui dans les cercles du monde fonctionnaire.

Ce sont de tels préjugés utiles au groupe, que l’éducationisme social et moral veut nous faire passer subrepticement sous le couvert des Impératifs moraux kantiens ou autres. Mais il est aisé de voir que telle association d’idées qui sera une vérité au point de vue du groupe par la raison qu’elle lui sera utile, sera au contraire un mensonge au point de vue de l’individu par la raison inverse qu’elle est pour lui une cause de crainte, de tremblement devant autrui, une entrave morale de tous les instants.

Il y a dans tout système d’éducation un principe de suggestion bovaryque[5], c’est-à-dire illusionniste, au moyen de laquelle l’éducateur superpose à la personnalité innée de l’individu, une personnalité factice plus ou moins en harmonie avec le vœu vital du groupe. C’est cette personnalité factice, ce moi apparent et social qui opprime et écrase le moi réel.

En définitive les vérités sociales et morales ne sont que des mensonges utiles au groupe, mais en revanche plus ou moins oppressifs pour l’individu. Une longue habitude héréditaire a consacré ces mensonges. Aujourd’hui l’individu ne peut plus ou n’ose plus les révoquer en doute ; en tout cas il ne peut sans danger s’insurger contre elles. La vérité, c’est le mensonge convenu et devenu obligatoire au nom de l’intérêt vital du groupe. « Ce que nous appelons vérité, dit Nietzsche, est une erreur fixée et reconnue spécifiquement utile ; être véridique, c’est mentir avec le troupeau (herdenweise lügen). »

Ces objections, dira-t-on peut-être, valent contre un empirisme moral traditionnel et routinier. Elles ne valent pas contre un éducationisme rationaliste qui se propose de déterminer scientifiquement l’exacte vérité sociale et morale.

La question est de savoir s’il dépend de la Raison et de la Science de réaliser ici l’accord entre le vœu vital du groupe et le vœu vital de l’individu. Établir au nom de la Raison et de la Science un conformisme moral et social entre ses membres, tel est le vœu du groupe. Mais à ce vœu la spontanéité des sensibilités individuelles oppose une résistance invincible. Il n’est au pouvoir d’aucun dogmatisme moral ou social issu de la raison et de la science d’emprisonner, de fixer dans une formule sociale et morale définitive ce qu’il y a de fluide, de vivant et de mouvant dans une individualité. La raison psychologique en a été déjà dite plus haut. C’est que, sur le terrain moral, les dogmes rationalistes ne sont qu’une expression abstraite et secondaire de tendances vitales profondes qui évoluent selon un rythme imprévisible. La foi dans la Raison et dans la Science n’est elle-même au fond qu’un état de sensibilité, le vœu d’un tempérament individuel. Chez les esprits supérieurs, les savants, les penseurs désintéressés, cette foi à la science se tourne en une sorte d’ascétisme, de stoïcisme intellectuel[6] qui a sa noblesse, mais qui n'est pas susceptible d’être universalisé parce qu’il répond à une forme très spéciale et relativement rare de sensibilité et par suite d’intellectualité. — Chez d'autres, cette foi dans la Raison et dans la Science se tourne en un pédantisme assez grossier, sinon en une manie enseignante, prédicante et moralisante tout à fait insupportable. Il ne faut donc pas oublier le caractère individuel, intime, insaisissable et incommunicable de la vérité esthétique et morale. Sur ce terrain esthétique et moral, cela seul est vrai pour l’individu, qui est à l’unisson de sa propre physiologie. Le reste est faux, non avenu, adventice, artificiel. Cela est d’autant plus vrai qu’on a affaire à des individualités supérieures. Pour elles, la possibilité de se distinguer et de se différencier est la loi vitale par excellence.

Le pouvoir de l’éducation sur l’individu a donc des limites. Les influences éducatrices, quelles qu’elles soient, n’atteignent pas le fond intime de l’être. L'éducation peut communiquer à l’individu des notions abstraites et des préceptes abstraits, comme on montre à l’élève des figures immobiles sur un tableau noir. Mais la combinaison originale de ces notions, leur entrelacement selon des modes nouveaux ressortit à la spontanéité de l’intelligence individuelle. — L’éducation peut nous apprendre à raisonner correctement et à tirer des conséquences de prémisses données. Mais là s’arrête son pouvoir. Ce n’est pas elle qui nous fournit les prémisses initiales, sensibles, actives et vivantes de nos syllogismes pratiques. Ces prémisses émanent du fond intime de notre individualité. Elles nous sont données par une intuition toute individuelle. Ajoutons que l’intuition est incommunicable.

Ce qui a été dit de la volonté peut se dire de l’intuition. — Velle non discitur, a-t-on dit. De même, intueri non discitur. De même, amare et odi non discitur. Les amours et les haines, les antipathies et les aversions, les sympathies et les enthousiasmes résident dans une région plus intime, plus délicate et plus profonde où ne pénètre pas le verbe des pédagogues. L’aspiration à l’unité intellectuelle et morale de l’humanité est un vœu enfantin. S’il se réalisait par impossible, ce serait la fin de la belle diversité esthétique et morale. Ce serait la mort de la culture. — Le dogme kantien de l’universalisation de la maxime est une grande erreur psychologique. — On ne peut vouloir sérieusement que tous les hommes adoptent la même discipline morale. Schopenhauer a bien saisi le caractère de l’intuition qui est la seule véritable connaissance et la seule véritable règle : « Si l’intuition pouvait se communiquer, dit-il, la communication en vaudrait la peine ; mais, en définitive, nous ne pouvons sortir de notre peau ; il faut que nous restions enfermés chacun dans notre crâne, sans pouvoir nous venir en aide les uns aux autres[7]. » — Tout au plus le moraliste peut-il proposer comme des placita les vœux de sa sensibilité individuelle à la catégorie des individus dont la sensibilité vibre à l’unisson de la sienne.

Nous voyons que le problème de la valeur et de l’efficacité de l’Éducation présente un intérêt et une signification toute différente selon qu’on l’envisage du point de vue de l’individu ou du point de vue de la société. Il est très utile pour un groupe et pour les dirigeants de ce groupe d’imposer un conformisme moral et social aux membres de ce groupe. Ce conformisme est double. Il implique : 1o la conformité à la doctrine sociale et morale régnante et considérée actuellement comme l’expression de la vérité ; 2o il implique cette sorte de conformité intérieure qu’on appelle Esprit de suite et qui consiste dans la fidélité de l’individu à son passé ; dans la conformité de ses opinions et de ses actes futurs à ses opinions et à ses actes passés. L’intérêt du groupe est trop évidemment de former, grâce à ce conformisme, des individualités dûment cataloguées et étiquetées comme les mannequins d’un étalage, de bons automates dont on puisse prévoir toutes les opinions et tous les actes. Si à un moment donné l’individu vient à penser ou à agir d’une façon non prévue, c’est un beau tolle contre le renégat, contre l’imbécile qui « n’a pas de suite dans les idées ».

Cette tactique est simpliste et pourtant éternelle dans les groupes humains. En revanche, il est évident qu’il est du plus haut intérêt pour l’individu de ne pas se laisser assimiler à un mécanisme dont on connaît tous les rouages et dont on prévoit tous les mouvements. Le conformisme à n’importe quelle orthodoxie sociale et morale est pour l’individu une servitude qui l’atteint dans les fibres profondes de sa sensibilité et de sa spontanéité. Quant à l’autre espèce de conformisme que nous avons appelée Esprit de suite, Emerson n’a rien laissé à dire sur l’influence opprimante et déprimante de ce genre de contrainte : « Une autre terreur qui nous éloigne de la confiance en nous-même, c’est notre esprit de suite, notre désir d’être conséquent avec nous-même ; c’est une espèce de vénération pour nos actes ou nos paroles passées, parce que nous croyons que les yeux des autres n’ont pas d’autre point de repère pour supputer l’orbite de notre personnalité, que nos actes passés ; et nous sommes ennuyés de les désappointer. Mais pourquoi vous obligeriez-vous à retourner la tête ? Pourquoi traîner avec vous ce poids de la mémoire pour éviter de contredire ce que vous avez dit dans telle circonstance ? Supposez que vous vous contredisiez ; — et puis, après ?…

« Une sotte persévérance dans la même pensée est la manie des petits esprits, adorée par les petits hommes d’État et d’Église, par les petits philosophes, par les petits artistes. Une âme grande ne s’en inquiète pas. Elle pourrait aussi bien s'occuper de son ombre sur un mur. Dites ce que vous pensez aujourd’hui en termes forts ; et demain faites de même, quoique vous puissiez vous contredire d’un jour à l’autre[8]. »

Qu’on rapproche de ce passage ce que dit Nietzsche au sujet de la nécessité d’être un esprit non historique, si l’on veut vivre à chaque heure dans un air nouveau et raviver sans cesse la fraîcheur de ses impressions sur la vie.

L’antinomie entre ces deux termes : individualité et spontanéité d’une part — enseignement et conformisme de l’autre, reste irréductible. Cette antinomie éclate dans tout son jour à propos du problème de l’Éducation. Au point de vue de ceux qui se préoccupent de la direction à donner aux groupements humains, au point de vue de l’homme de parti ou de l’homme d’État, au point de vue du politique ou du politicien, on conçoit que le problème de l’éducation représente une question capitale. Car il s’agit pour ces gens de diriger le troupeau humain par masses dans les voies qu’ils jugent les plus propres à conduire l’humanité vers l’Idéal social et moral de leur choix.

M. Jules de Gaultier exprime en termes suggestifs l’intérêt politique de la question de l’Éducation. « C’est parce qu’ils connaissent bien ce mécanisme (la suggestion par la notion inculquée) que les partis politiques, quelle que soit la pensée qu’ils représentent, apportent une telle passion à s'emparer de l’enseignement[9]. »

C'est cette raison qui explique pourquoi tous les partis, même et surtout ceux qui réclament la liberté de l’Enseignement, visent en réalité au monopole.

Mais autre est le point de vue du politique soucieux d’une action à exercer sur les masses humaines, autre est le point de vue du moraliste soucieux avant tout de réserver, de sauvegarder et de mettre au premier plan l’originalité et la spontanéité des consciences individuelles. Pour un tel moraliste, pour un Emerson, un Nietzsche, la valeur et l'efficacité de l’Éducation comme entreprise de moralisation collective n’auront jamais qu’une importance secondaire et même insignifiante pour la véritable vie de l’esprit.

À notre avis, ceux qui préfèrent à tout cette véritable, intime et indépendante vie de l’esprit doivent se défier des prétentions de l’éducationnisme non moins que de celles de l’empirisme moral. Nietzsche a exprimé ce vœu dans des termes qui ne laissent rien à désirer en clarté quand il a parlé « de cette dépendance, au fond superflue et humiliante, vis-à-vis des médecins, prêtres, professeurs, curateurs des âmes, dont la pression s’exerce toujours, maintenant encore, sur la société tout entière[10] ». — Et ailleurs : « Que la jeune âme jette un regard en arrière sur la vie et se pose cette question : Qu’as-tu aimé véritablement jusqu'à présent, qu’est-ce qui a attiré ton âme, qu’est-ce qui l’a ensemble et dominée, et rendue heureuse ? Repasse dans ta mémoire la série des objets de ta vénération, peut-être te donnent-ils, par leur essence et leur succession, la loi, la loi fondamentale de ton être véritable. Compare ces objets, vois comme l’un complète, élargit, surpasse et transfigure l’autre, comme ils forment une échelle par laquelle jusqu’à présent tu es monté jusqu’à toi-même… Voilà tes véritables éducateurs, qui sont aussi tes formateurs. Ils te révèlent ce qui est le sens primitif et l’essence élémentaire de ton être, quelque chose qui ne se laisse ni éduquer ni former… Tes éducateurs ne sauraient être pour toi que des libérateurs…[11]

G. Palante.
Février 1903.
  1. Ribot, Psychologie des sentiments, p. 407.
  2. H. Spencer exprime cette vérité dans un ouvrage récent intitulé Facts and Comments. « Le développement de l’intelligence, dit-il, est sans effet sur nos actions morales ; il ne suffit pas d’apprendre à quelqu’un des choses vraies et justes pour le faire agir d’une façon vraie et juste. » Cité par la Revue philosophique d’octobre 1902, p. 419.
  3. Schopenhauer, Le monde comme volonté, t. II.
  4. Rémy de Gourmont, La culture des idées, p. 109.
  5. Voir le très curieux livre de M. Jules de Gaultier, Le Bovarysme, édit. du Mercure de France.
  6. Voir Nietzsche, Généalogie de la morale, trad. franç., p. 261, et le commentaire de M. Fouillée. Nietzsche et l’immoralisme, p. 43.
  7. Schopenhauer, Le monde comme volonté, t. II, p. 207.
  8. Emerson, Sept Essais, traduits par I. Wilb, p. 14-15.
  9. Jules de Gaultier, Le Bovarysme, p. 81.
  10. Nietzsche, Le voyageur et son ombre, § 5.
  11. Nietzsche, Considérations inactuelles, § 1, édit. du Mercure de France.