Une Héroïne cornélienne - Jacqueline Pascal

Une Héroïne cornélienne - Jacqueline Pascal
Revue des Deux Mondes5e période, tome 50 (p. 872-910).
UNE HÉROÏNE CORNÉLIENNE

JACQUELINE PASCAL[1]

Je voudrais ici, sans recherche d’érudition singulière, mais simplement en laissant parler des textes déjà connus, esquisser un nouveau portrait de celle qui fut la sœur préférée, la sœur héroïque et sainte de Blaise Pascal.


I

Elle était la dernière des quatre enfans d’Étienne Pascal. Des trois survivans, Gilberte, la future Mme Perier, était l’aînée : elle avait trois ans et demi de plus que Blaise, près de six ans de plus que Jacqueline, — ou Jacquette. Celle-ci était née le 5 octobre 1625, et comme tous ses frère et sœurs, à Clermont-Ferrand, vieille cité âpre et triste où les volontés fortement trempées semblent naître moins rares qu’ailleurs. Quelques mois après, la mère, Antoinette Bégon, mourait à trente ans. Nous ne savons malheureusement rien de la mère de Blaise et de Jacqueline Pascal. Elle était, comme son mari, de vieille souche auvergnate, et l’on se plaît à penser, ou à conjecturer, que ses enfans tenaient un peu d’elle, avec leur chétive santé, leur âme énergique et ardente.

Le père, quoique jeune encore, — il n’avait que trente-huit ans, — ne se remaria pas, et se consacra tout entier à l’éducation de ses enfans. Il était très cultivé, et avait des « clartés » de toutes choses, et même plus que des clartés, notamment en matière scientifique. D’intelligence vive, spontanée, lucide, avec ce quelque chose de direct et d’autodidacte qui caractérise nombre d’esprits à cette époque, il semble avoir produit, sur tous ceux qui Font approché, l’impression d’un homme supérieur. Et de fait, il l’était. Bon chrétien d’ailleurs, mais sans rigidité, sans étroitesse, indulgent même aux compagnies un peu libres, pourvu qu’elles fussent intelligentes, mais d’une « grande probité » et d’une intégrité scrupuleuse, « il pensait pouvoir allier des vues de fortune avec la pratique de l’Evangile. » En un mot, « il avait un très grand mérite et tout l’esprit possible, » et il réalisait avec une rare distinction ce type de « l’honnête homme selon le monde » dont Montaigne venait de tracer le vivant modèle.

Etienne Pascal avait fait jadis ses études de droit à Paris. On peut sans témérité supposer qu’il avait gardé de la grande ville un agréable et toujours jeune souvenir. Demeuré veuf, c’est là qu’il vint se fixer en 1631, avec toute sa famille, après avoir vendu à son frère Blaise sa charge de Président à la Cour des Aides et la plus grande partie de ses biens qu’il mit en rentes sur l’Hôtel de Ville. La précocité intellectuelle de son fils unique l’avait si vivement frappé qu’il voulut être le seul maître de l’enfant, et se placer lui-même dans les meilleures conditions possibles pour procéder en toute liberté à une éducation qui allait désormais absorber tous ses soins. Paris, à cet égard, lui offrait des commodités de toute nature qu’il n’aurait pu rencontrer à Clermont.

Jacqueline avait alors six ans. Ce fut, elle aussi, tout comme Blaise, une façon d’enfant prodige. « Je me souviens, nous dit Mme Perier, que, dès qu’elle commença à parler, elle donna de grandes marques d’esprit. Elle était outre cela parfaitement belle, et d’une humeur douce et la plus agréable du monde ; de sorte qu’elle était autant aimée et caressée qu’un enfant le peut être… Ces qualités la faisaient souhaiter partout ; de sorte qu’elle ne demeurait presque point chez nous. » On ne commença pas à lui apprendre à lire avant l’âge de sept ans ; et Gilberte, que son père avait chargée de ce soin, y aurait éprouvé quelque difficulté, vu « la grande aversion » que l’enfant témoignait pour cet exercice, si Jacqueline, entendant sa sœur aînée lire des vers tout haut, n’avait pas d’elle-même demandé qu’on usât comme livre de lecture d’un volume de poésie. On fit « ce qu’elle souhaitait, et ainsi elle apprit peu à peu à lire. Depuis ce temps-là, elle parlait toujours de vers ; elle en apprenait par cœur quantité, car elle avait la mémoire excellente ; elle voulut en savoir les règles ; et enfin à huit ans, avant de savoir lire, elle commença à en faire qui n’étaient point mauvais : cela fait voir que cette inclination lui était bien naturelle. » L’un invente la géométrie, l’autre découvre la poésie. Si jamais enfans furent marqués du sceau du génie, ce sont bien ceux d’Etienne Pascal.

A onze ans, en compagnie des deux filles de Mme Saintot, — la maîtresse de Voiture, — Jacqueline compose et joue une comédie en cinq actes et en vers : « on y trouva quantité de jolies choses : de sorte que ce fut l’entretien de tout Paris durant un long temps. » Des vers qu’elle composa à treize ans sur la grossesse de la Reine lui donnèrent l’occasion d’être présentée à la Cour, où elle fut souvent dans la suite, et où son précoce talent, sa gentillesse, la finesse et l’à-propos de ses reparties lui valurent force complimens et caresses. « Cependant, tout cela ne diminuait rien de la gaieté de son humeur, et elle jouait avec les autres de tout son cœur à tous les jeux des petits enfans ; et quand elle était en particulier, elle était sans cesse après ses poupées. » Le père chérissait cette délicieuse enfant « avec une tendresse tout extraordinaire. » Il allait bientôt lui devoir sa fortune.

En cette même année, — mars 1638, — Etienne Pascal se trouva compromis, à tort, semble-t-il, dans une protestation, quelque peu séditieuse, des rentiers sur l’Hôtel de Ville : trois de ses amis furent mis à la Bastille ; il réussit à s’échapper, et dut se cacher pour éviter le même sort. Mais Jacqueline ayant été atteinte de la petite vérole, le père, sans souci du danger qu’il courait, revint chez lui, s’installa au chevet de la malade et ne la quitta pas d’un instant. Elle fut sauvée, mais demeura défigurée. Loin de pleurer la perte d’une beauté qui était, nous dit-on, remarquable, elle fit des vers pour remercier Dieu, non seulement de l’avoir guérie, mais de lui avoir envoyé cet « accident » qu’elle « considéra comme une faveur. » Puis, elle retourna à ses poupées. Nous avons ces Stances pour remercier Dieu au sortir de la petite vérole : elles sont médiocres de forme ; mais l’inspiration, qui fut toute « de son propre mouvement, » en est bien touchante. Cette enfant de treize ans a l’âme tout naturellement héroïque.

Peu de temps après, Richelieu eut la fantaisie de se faire jouer une comédie par des enfans. Sa nièce, la duchesse d’Aiguillon, fit demander Jacqueline. Gilberte répondit fièrement : « M. le cardinal ne nous donne pas assez de plaisir pour que nous pensions à lui en faire[2]. » Sur l’instance de Mme d’Aiguillon et de quelques amis, elle se ravisa : l’enfant joua son rôle à merveille, et, après la représentation, alla demander au cardinal la grâce de son père : elle récita un compliment en vers de sa composition ; elle fut charmante, et, comme toujours, pleine de décision et d’à-propos. Richelieu fut ravi, lui prodigua « des caresses si extraordinaires que cela n’était pas imaginable, » et accorda tout ce qu’on voulut. « Dites à votre père, répéta-t-il plusieurs fois, quand il sera revenu, qu’il me vienne voir. » Nous avons la lettre que Jacqueline, au retour de la fête, écrivit à Etienne Pascal pour lui annoncer la bonne nouvelle ; elle est adorable de simplicité et de naïveté : « On nous mena ensuite dans une salle où il y eut une collation magnifique déconfitures sèches, de fruits, limonade et choses semblables. » Nous serions fâchés qu’elle eût omis ce détail ; mais elle n’en omet aucun, et sa présence d’esprit est admirable : « Je vous prie de prendre la peine de lui écrire à l’acteur Mondory, qui avait longuement parlé en sa faveur] par le premier ordinaire, pour le remercier, car il le mérite bien. Pour moi, je m’estime extrêmement heureuse d’avoir aidé en quelque façon à une affaire qui peut vous donner du contentement… » On conçoit qu’Etienne Pascal ait conservé précieusement cette lettre de sa fille. Rentré à Paris, il vint saluer Richelieu avec ses trois enfans, car le cardinal « n’avait point voulu le voir seul. » Le tout-puissant ministre le reçut « parfaitement bien. » « Je vous recommande ces enfans, ajouta-t-il, j’en ferai un jour quelque chose de grand. » Si le mot, rapporté par Marguerite Perier, est authentique, Richelieu n’en a pas prononcé qui fasse plus d’honneur à sa puissance d’intuition.

En attendant, il envoya Etienne Pascal à Rouen pour y servir d’adjoint, pendant une période difficile, à M. de Paris, intendant de Normandie. Etienne Pascal y resta neuf ans, remplissant avec conscience les devoirs de sa charge, appliquant avec une vigoureuse fermeté les ordonnances royales, et sans d’ailleurs perdre de vue l’éducation et l’établissement de ses enfans. Tandis que Gilberte épousait, en 1640, Florin Perier, un de ses parens, que Blaise poursuivait ses travaux scientifiques, inventait la machine arithmétique, Jacqueline, dans ce nouveau milieu, très lettré et très mondain, où on l’accueillit avec transport, Jacqueline continua à faire des vers, et à jouer aux poupées. Corneille était un familier de la maison : ce fut sur ses encouragemens que Jacqueline prit part à un concours organisé par une confrérie religieuse, en l’honneur de la Conception de la Vierge, et la jeune fille ayant obtenu le prix, ce fut lui encore qui, dans une improvisation en vers, — en mauvais vers, — remercia « pour la jeune Muse absente. » Un certain nombre des vers juvéniles, — les meilleurs sans doute, — de Jacqueline Pascal nous ont été conservés[3]. Ils sont loin de valoir l’admiration qu’ils ont provoquée parmi les contemporains ; et il n’y a pas à en appeler du jugement de Sainte-Beuve, qui déclare que ces productions de l’enfant prodige « n’étaient guère capables de faire revenir son frère du peu d’estime qu’il ressentait pour la poésie. » Le mauvais goût du temps y fleurit avec une fâcheuse abondance. Voici un Quatrain fait sur le champ, sur ce que Madonte faisait fermer les volets de sa chambre. Jacqueline, il est vrai, n’avait pas treize ans, quand elle le composa :


Voyez la bonté de Madonte :
Son œil, qui n’a point de pareil,
Ne veut pas souffrir le soleil
De crainte de lui faire honte.


La phraséologie sentimentale de l’époque fait aussi trop souvent les frais de cette poésie, et si Cathos et Madelon ont lu les Stances pour une dame amoureuse d’un homme qui n’en savait rien, soyons sûrs qu’elles s’en sont pâmées d’aise. Voiture, Benserade, Scudéry et sa sœur, voilà le groupe auquel tout naturellement s’apparente Jacqueline, et Benserade en personne a riposté galamment à la pièce que nous venons de rappeler. Sainte-Beuve n’a donc pas eu tort, ce semble, en parlant de Jacqueline poète, de dire qu’« elle aurait pu devenir en littérature une mademoiselle de Scudéry, et mieux. » Et pourtant, cela suffît-il entièrement ? Suffit-il même d’ajouter que ces vers « marquent beaucoup de facilité et de bel esprit ? » Çà et là, ne voyons-nous pas poindre, parmi tous ces madrigaux et ces épigrammes, quelque vers de vrai poète :


Sacré refuge du silence ?


Ailleurs, par la fermeté de la langue et la sobre plénitude du mouvement, cette poésie de cour ne nous rend-elle pas comme un écho du grand Corneille :


Grand Dieu, je te conjure avec affection
De prendre notre reine en ta protection,
Puisque la conserver, c’est conserver la France !


Et n’est-ce pas encore du Corneille, — M. Strowski l’a déjà finement observé, — que ces Stances contre l’amour, où la jeune poétesse de dix-sept ans accable de son fier dédain les faiblesses et les surprises de la sensibilité, et les range impérieusement sous la loi de la « vertu » et de la « raison : »


Amour, quitte cet arc dont tu nous veux combattre…
Tes Toux sont sans effet et tes flèches sans force,
Quand le cœur a goûté d’une plus douce amorce,
Et lorsque la vertu se le peut asservir
Et c’est le seul lien qui retient ma franchise
Libre de ton servage et de cette rigueur
Qui fait que la raison te fuit et te méprise
……..
Qui veut te résister est aussitôt le maître
……..
C’est à cette beauté qui n’a point de seconde
Qu’est réservé l’honneur de vaincre l’univers…
………
Et pense qu’en cédant à tant d’appas divers
On cède à la vertu qui les rend invincibles.


Ce stoïcisme tout cornélien, on le retrouve encore dans une autre pièce Sur la guérison apparente du Roi. C’est Louis XIII qui parle :


Pour amoindrir mon mal, il fallait des miracles,
Et si je fus guéri malgré tous ces obstacles,
C’est ma seule vertu qui fut mon médecin.


Toute stoïcienne qu’elle soit, par esprit d’imitation peut-être, mais je crois aussi par tendance naturelle et « affinité élective, » Jacqueline reste très simplement et profondément chrétienne : ses vers Pour remercier Dieu du don de la poésie, A sainte Cécile, Sur la Conception de la Vierge, son Sonnet de dévotion sont d’assez pauvres productions, mais la sincérité du sentiment est indéniable, et, parfois même, surtout si l’on songe à ce qui va suivre, ne laisse pas d’entraîner une certaine éloquence fort significative :


Grand Dieu ! si je finis dans ces froides langueurs,
Conserve pour le moins mes sincères ardeurs,
Et fais que mon amour ne puisse être mortelle !


Mais le sentiment religieux n’est accompagné chez elle d’aucun fanatisme. Ses stances Sur la mort d’une huguenote (1645) sont empreintes, nous dirions volontiers d’un large sentiment de tolérance, s’il n’était plus simple de parler ici de très chrétienne charité :


Mon Dieu, je ne pénètre pas
Dans les secrets dont ici-bas
Vous nous ôtez la connaissance ;
Mais j’espère en votre équité,
Et crois que votre Providence
Suit les lois de votre bonté.

Cependant Jacqueline atteignait sa vingtième année. Choyée et adulée de tous, sa douceur, sa bonté, son extraordinaire « indifférence » aux complimens et aux éloges, « l’agrément et l’égalité de son humeur qui était incomparable, » tant d’aimables qualités faisaient d’elle le radieux sourire de la maison d’Etienne Pascal. Son père et son frère l’aimaient tendrement. Plusieurs partis se présentèrent : diverses raisons les firent écarter. « Elle ne témoigna jamais dans ces rencontres, nous dit Mme Perier, ni attache, ni aversion, étant fort soumise à la volonté de son père, sans qu’elle eût jamais eu aucune pensée de religion [de vie religieuse], au contraire en ayant un grand éloignement et même du mépris, parce qu’elle croyait qu’on y pratiquait des choses qui n’étaient pas capables de satisfaire un esprit raisonnable. » Notons ce trait : il est essentiel. Dans cette âme forte et haute, le mysticisme sera une sorte de raison supérieure, lucide et logique toujours, une exaltation, non pas une abdication de la raison.

Ce fut sur ces entrefaites que « Dieu éclaira toute la famille. » Au mois de janvier 1646, Etienne Pascal, ayant fait une chute sur la glace, et s’étant démis la cuisse, se mit entre les mains de deux gentilshommes de ses amis, qui pratiquaient la médecine, MM. Deslandes et de la Bouteillerie. Gens de bien et de grande piété, ces deux gentilshommes, qui étaient frères, s’étaient « donnés entièrement à Dieu : » « la voie étroite de la pénitence et le vrai esprit de l’Eglise touchant l’usage des sacremens » leur avaient été révélés par M. Guillebert, curé de Rouville en Normandie, lequel s’était lié d’amitié avec Arnauld et Saint-Cyran. Très pénétrés des doctrines nouvelles sur la grâce et le véritable objet de la vie chrétienne, les deux frères, dans leur ardeur d’apostolat, ne pouvaient manquer cette occasion qui leur était offerte de propager leurs idées et de faire d’illustres recrues. « Ils s’attachèrent beaucoup à M. Pascal, mon oncle, nous dit Marguerite Perier, pour le faire entrer dans des lectures de livres de piété solides et pour les lui faire goûter. Ils y réussirent très bien… Et quand ils l’eurent gagné à Dieu, ils eurent toute la famille. » Blaise entraîna son père[4], sa sœur Jacqueline, puis sa sœur Gilberte et son mari, qui vinrent peu après à Rouen, et tous ensemble « se soumirent à la conduite » de M. Guillebert.

Chez aucun des siens l’ardente parole de Blaise Pascal ne trouva un terrain mieux préparé, une âme plus intacte, plus vibrante et plus prête que chez Jacqueline. Dans cette famille très unie, les deux derniers nés, plus rapprochés par l’âge, et restés seuls au foyer, avaient conçu l’un pour l’autre une de ces jalouses et profondes tendresses, comme il en naît parfois entre un frère et une sœur presque contemporains et élevés côte à côte. Ils se ressemblaient même physiquement[5], mais plus encore par l’intelligence et par le cœur : ils pensaient, ils sentaient à l’unisson ; leurs esprits, comme deux tiges jumelles, issues d’un même arbre, avaient poussé, drus et fiers, d’un même élan ; leurs deux âmes semblaient forgées du même pur métal résistant et sonore, de celui dont on fait les héros et les saints. Il y avait dans la mâle affection de Blaise quelque chose de protecteur, de dominateur aussi, et ce besoin de prêcher, d’entraîner, de convertir, qui devait faire de lui un apologiste ; il y avait dans celle de Jacqueline plus de douceur et plus de grâce, quelque admiration sans doute aussi pour ce génie qui s’annonçait si ferme et si hardi, et un peu enfin de cette pitié inquiète, de cette sollicitude quasi maternelle qu’en vraie femme qu’elle était elle devait éprouver d’autant plus vive pour ce frère si souvent malade, que leur mère n’était plus là pour veiller sur la chère santé compromise. Son âme était libre d’ailleurs de toute grande attache mondaine. Elle n’eut pas de peine à se laisser convaincre par l’âpre logique passionnée de Blaise. « Comme elle avait beaucoup d’esprit, nous dit Mme Perier, dès que Dieu lui eut tourné le cœur, elle comprenait comme mon frère toutes les choses qu’il disait de la sainteté de la religion chrétienne. » La mère Angélique avait désormais une fille de plus.


II

À la fin de l’année 1646, Jacqueline se prépara à la confirmation, qu’elle n’avait pas encore reçue, par la lecture des traités de Saint-Cyran. « L’on peut croire, écrit Mme Perier, qu’elle y reçut véritablement le Saint-Esprit, car depuis cette heure-là, elle fut toute changée. Toutes ces lectures et tous ces discours firent une si forte impression dans son cœur, que peu à peu elle se trouva à la fin de l’année 1647 dans une résolution parfaite de renoncer au monde. »

Peu après, ayant accompagné à Paris son frère « qui avait besoin d’y être pour ses indispositions, » elle alla souvent avec lui entendre M. Singlin, l’admirable directeur de Port-Royal. « Et voyant, ajoute Mme Perier, qu’il parlait de la vie chrétienne d’une manière qui remplissait tout à fait l’idée qu’elle en avait conçue depuis que Dieu l’avait touchée, et considérant que c’était lui qui conduisait la maison de Port-Royal, elle crut dès lors, comme elle me l’a dit en propres termes, qu’on pouvait être là-dedans religieuse, raisonnablement. Elle communiqua cette pensée à mon frère qui, bien loin de l’en détourner, l’y confirma, car il était dans les mêmes sentimens. Cette approbation la fortifia de telle sorte que depuis ce temps-là elle n’a jamais hésité un instant dans le dessein de se consacrer à Dieu. » Il y aura dans la vie morale de Blaise et dans son évolution religieuse des reprises, des hésitations, des retours en arrière, des momens d’oubli, et de divertissement ; le drame intérieur de sa conversion sera plus dispersé et plus complexe ; il faudra que par deux fois Dieu frappe à la porte de son âme pour la déterminer à le suivre. Rien de tel dans Jacqueline. Moins mobile, moins nuancée peut-être et moins diverse, plus simple et plus logique, plus « raisonnable, » comme elle eût dit sans doute, du jour où la vérité de sa vocation lui apparut clairement, elle consomma sans coup férir le don absolu d’elle-même, et dans la voie étroite, mais lumineuse où son Dieu l’appelait, elle entra sans jamais jeter un regard derrière elle : le sacrifice était complet, et il allait être définitif.

Blaise, pour l’instant, « était ravi de la voir dans cette sainte résolution, de sorte qu’il ne pensait à autre chose qu’à la servir pour faire réussir ce dessein. » On se mit en rapport avec la mère Angélique, avec M. Singlin, qui, si prudent et si discret qu’il fût d’ordinaire, déclara, dès la première entrevue, « qu’il n’avait jamais vu en personne de si grandes marques de vocation. » Ce témoignage remplit Blaise de joie, et, au mois de mai 1648, Etienne Pascal étant revenu à Paris, — les Intendans allaient être supprimés, — on résolut, sur le conseil très pressant de M. Singlin, de lui apprendre la résolution de sa fille. « Mon frère se chargea de cette commission, nous dit Mme Perier, parce qu’il n’y avait que lui qui le pût faire. » Blaise avait sans doute un grand ascendant sur son père. Celui-ci, nous l’avons vu, s’était laissé « convertir » par ce fils pour le génie duquel il devait éprouver comme une tendre et fière admiration. Mais il aimait aussi tendrement Jacqueline, et ce lui fut une profonde et douloureuse surprise que d’apprendre son désir d’entrer au couvent. Quelque prévenu qu’il fût en faveur de Port-Royal et des rigoureuses « maximes du christianisme, » il était père, et, comme chez tant de pères chrétiens, la nature s’émut fortement en lui ; les voix de la chair et du sang parlèrent plus haut que tout le reste. « L’affection si tendre qu’il avait pour ma sœur, écrit Mme Perier, l’attachait si fort à elle qu’il ne pouvait se résoudre de s’en séparer pour jamais. » Gilberte était mariée ; Jacqueline, sa dernière née, si distinguée et si aimable, était la poésie et la grâce et le charme de son foyer ; il avait soixante ans, et, pensant à la vieillesse commençante, à la mort peut-être prochaine, il avait rêvé que l’enfant qui lui rappelait le mieux celle qui les avait quittés resterait auprès de lui pour lui fermer les yeux. Après avoir quelque temps hésité, il répondit nettement à Blaise qu’il ne pouvait donner son consentement. Et même, — chose trop humaine, — il s’irrita contre son fils de ce qu’il eût, à son insu, et sans avoir pris son avis, favorisé le dessein de Jacqueline ; et, un peu aigri et devenu méfiant à l’égard de ses deux enfans, il alla jusqu’à faire surveiller leurs allées et venues par une ancienne domestique. « L’honnête homme » d’autrefois, le « converti » de la veille devenait jaloux de Dieu.

Jacqueline, très attristée, et fort gênée dans ses mouvemens, se soumit, mais ne se relâcha point de sa ferveur. Elle rompit complètement avec le monde, s’affranchissant même peu à peu de « la conversation domestique, » et « demeurant toute la journée seule dans son cabinet. » En « cette exacte solitude, » « on s’apercevait de jour en jour qu’elle faisait un progrès admirable dans la vertu. » Au reste, elle trouvait le moyen de rester en relations étroites avec Port-Royal : elle y allait quelquefois, elle y envoyait souvent et en recevait des lettres, « car elle avait une adresse admirable pour cela, et ainsi elle se soutenait. »

Nous possédons d’elle une lettre à son père, datée de cette époque, 19 juin 1648, lettre infiniment touchante, habile et tendre sous ses formes respectueuses, lentement déduites et un peu compassées, et que je ne puis relire sans songer à la prière de l’Iphigénie de Racine. Citons en quelques lignes, puisque aussi bien Sainte-Beuve ne l’a même point mentionnée dans son Port-Royal :


Monsieur mon père,… avant toutes choses, je vous conjure, au nom de Dieu (que nous devons seul considérer en toutes matières, mais particulièrement en celle-ci), de ne vous point étonner de la prière que je vous vais faire, puisqu’elle ne choque en rien la volonté que vous m’avez témoigné que vous aviez. Je vous conjure aussi, par tout ce qu’il y a de plus saint, de vous ressouvenir de la prompte obéissance que je vous ai rendue sur la chose du monde qui me touche le plus, et dont je souhaite l’accomplissement avec plus d’ardeur. Vous n’avez pas oublié sans doute cette soumission si exacte, vous en parûtes trop satisfait pour qu’elle soit sitôt sortie de votre esprit. Dieu m’est témoin que je crois avoir fait mon devoir d’en user ainsi, et que ce que je vous en dis n’est que pour vous faire comprendre que toutes mes maximes me portent à ne rien entreprendre d’important que par votre consentement, et que jamais il ne m’arrivera de vous fâcher, s’il m’est possible…


Et à quoi vont toutes ces longues « préparations ? » Tout simplement à obtenir l’autorisation d’aller faire une retraite de quinze jours ou trois semaines à Port-Royal. Certes, elle aurait pu prendre sur elle de s’y rendre, « sans offenser en rien » son père ; mais il en eût été surpris, et elle veut éviter jusqu’à l’ « image d’une désobéissance. » Et elle poursuit, toujours humblement implorante et soumise, mais avec infiniment d’adresse et de tact et d’ingéniosité tendrement persuasive dans sa délicate insistance :


Puisque Dieu me fait la grâce d’augmenter de jour en jour l’effet de la vocation qu’il lui a plu me donner (et que vous m’avez permis de conserver), qui est le désir de l’accomplir aussitôt qu’il m’aura fait connaître sa volonté par la vôtre ; puis, dis-je, que ce désir m’augmente de jour en jour, et que je ne vois rien sur la terre qui me pût empêcher de l’accomplir si vous me l’aviez permis, cette retraite me servira d’épreuve pour savoir si c’est en ce lieu-là que Dieu me veut. Je pourrai là l’écouter seul à seule, et peut-être par-là je trouverai que je ne suis pas née pour ces sortes de lieux ; et, s’il en est ainsi, je vous prierai franchement de ne plus songer ni vous préparer à ce que je vous avais dit ; mais bien, si Dieu me fait entendre que j’y suis propre, je vous promets que je mettrai tout mon soin à attendre sans inquiétude l’heure que vous voudrez choisir pour sa gloire ; car je crois que vous ne cherchez que cela ; au lieu que je vis à présent dans un désir continuel d’une chose que je ne sais si elle pourrait réussir, quand même vous la souhaiteriez… C’est pourquoi je vous conjure, si j’ai jamais été assez heureuse pour vous satisfaire en quelque chose, de m’accorder promptement ce que je vous demande. Ces religieuses (quelle subtilité charitable encore dans l’imprécision volontaire de la formule ! ] ces religieuses ont eu assez de bonté pour me l’accorder de leur part ; M. Perier, mon frère et ma fidèle [Mme Perier] l’approuvent et en sont contens, pourvu que vous y consentiez, si bien qu’il ne dépend que de vous seul. J’ai pris la hardiesse de vous prier de peu de chose en ma vie ; je vous supplie, autant que je le puis et avec tout le respect possible, de ne me point refuser celle-ci, et surtout de ne me point laisser sans réponse… S’il y avait quelque conjuration plus forte que l’amour de Dieu, pour vous obliger de m’accorder en sa faveur cette petite prière, je l’emploierais en une occasion pour laquelle j’ai tant d’affection et qui me fait vous conjurer, au nom de ce saint amour que Dieu nous porte et que nous lui devons, d’accorder ma demande ou à ma faiblesse, ou à mes raisons, puisque vous devez être certain, plus par la dernière épreuve que vous en avez faite que par toutes les autres, que vos commandemens me sont des lois, et que toutes les fois qu’il s’agira de votre satisfaction, au préjudice même du repos de toute ma vie, vous connaîtrez par la promptitude avec laquelle j’y courrai que c’est par reconnaissance et par affection plutôt que par le devoir, et que quand je vous accordai ce que vous me demandiez, c’était par pure affection à votre service (selon Dieu), lequel vous me dites être la cause pourquoi vous me reteniez auprès de vous. J’espère en Dieu qu’il vous fera connaître quelque jour combien plus je vous pourrai servir auprès de lui qu’auprès de vous[6]

Nous ne savons pas ce qu’Etienne Pascal répondit à cette admirable lettre où tous les mots portent, et où toutes les susceptibilités, même les moins légitimes, d’un cœur endolori sont touchées d’une tendre main de femme, si chrétiennement délicate et légère. Mais il est à croire qu’il donna son consentement, et que le résultat de cette retraite fut ce qu’il était facile de prévoir, et ce que Jacqueline, même en écrivant ce qu’on vient de lire, ne pouvait manquer de prévoir elle-même. Car Mme Perier nous a conservé le souvenir d’un entretien, daté du mois de mai 1649, et qui nous fait saisir d’une façon aussi vivante que touchante l’attitude respective du père et de la fille :


Mon père, qui était persuadé qu’elle avait choisi la meilleure part, et qui ne résistait à son dessein que par affection et par tendresse, voyant qu’elle s’affermissait tous les jours dans sa résolution, lui dit qu’il voyait bien qu’elle ne voulait pas penser au monde, qu’il approuvait de tout son cœur ce dessein, et qu’il lui promettait de ne lui faire jamais aucune proposition d’engagement, aussi avantageux qu’il parût, mais qu’il la priait de ne le point quitter ; que sa vie ne serait possible pas encore bien longue, et qu’il la priait d’avoir cette patience ; et cependant qu’il lui donnait la liberté de vivre comme elle voudrait dans sa maison. Elle le remercia de toutes ces choses, et ne lui fit point de réponse positive sur la prière qu’il lui faisait de ne le point quitter, se contentant seulement de lui promettre qu’elle ne lui donnerait jamais sujet de se plaindre de sa désobéissance.


Jacqueline tint fidèlement sa promesse. A Clermont, où toute la famille séjourna près d’un an et demi, elle continua à mener, parmi les siens, la vie claustrale qu’elle avait inaugurée à Paris, ne sortant de sa chambre que pour aller à l’église et prendre ses repas, se dérobant le plus possible aux entretiens inutiles, à toutes les superfluités de l’existence. Un Oratorien ayant appris qu’elle était douée pour la poésie, lui conseilla de mettre en vers les hymnes de l’Eglise. Elle commença par l’hymne Jesu, nostra redemptio ; mais un scrupule l’ayant prise au sujet de ce travail, elle consulta Port-Royal ; la mère Agnès qui lui écrivait souvent, — nous avons quelques-unes de ces lettres, — lui répondit : « C’est un talent dont Dieu ne nous demandera point compte, puisque c’est le partage de notre sexe que l’humilité et le silence ; il faut l’ensevelir[7]. » Jacqueline obéit, et, sauf une dernière exception, ensevelit pour toujours un talent qui, s’il avait été longuement cultivé, aurait peut-être produit des œuvres remarquables. Elle se retrancha plus que jamais dans une vie d’austérité et de mortifications, passant tout un hiver sans feu, mangeant à peine, ruinant sa santé déjà chétive par ses veilles et ses abstinences, « habillée comme une femme âgée, » et déjà comme une religieuse, faisant des visites de charité, travaillant pour les pauvres, et d’un dévouement inlassable dès que la santé d’un des siens réclamait son secours. Elle édifiait tout le monde par sa parfaite bonté et l’affable égalité de son humeur. La dévotion ne l’avait rendue ni importune, ni chagrine.

A Paris, où toute la famille revint au mois de novembre 1650, sa vie de recluse continua. Son père la laissait complètement libre, sauf pour ses rapports avec Port-Royal, qu’elle entretenait pourtant de son mieux, mais en secret. Son frère, à qui les médecins avaient prescrit instamment quelque divertissement et « les conversations ordinaires du monde, » s’était laissé persuader, non sans beaucoup de peine, et se relâchait peu à peu de son ancienne ferveur. Peut-être Jacqueline avait-elle sa part de responsabilité dans ce changement. Elle avait quelque temps vécu avec Blaise dans une étroite communion spirituelle ; convertie par lui, elle l’avait pris pour confident de sa vie intérieure ; elle s’intéressait à ses travaux et veillait anxieusement sur sa santé ; elle lui avait servi de secrétaire et de garde-malade ; elle avait écrit avec lui et pour lui à leur sœur Gilberte et à son mari de véritables lettres de direction. Un peu brusquement, semble-t-il, cette communauté d’existence avait cessé : en même temps que Blaise était fortement poussé et encouragé, probablement par son père, à se divertir au dehors, Jacqueline, elle, se renfermait de plus en plus dans son isolement un peu farouche, « seule à seul » avec son Dieu. Elle ne s’était pas rendu compte que, moins pure peut-être et moins ardente que celle dont elle brûlait elle-même, la flamme qui animait son frère avait besoin d’être fidèlement entretenue et attisée par le contact quotidien et par le vivant et présent exemple de sa propre ferveur. Quand elle s’en aperçut, il était peut-être trop tard, ou du moins sa discrétion, sa timidité de femme durent s’imaginer volontiers qu’il était trop tard : elle souffrit, et elle pria en silence. « Prie Dieu pour moi, — écrivait-elle, dès 1649, à Mme Perier, — mais tout de bon ; rends-lui aussi grâces pour tous et pour mon frère quelques prières et quelques actions de grâces particulières. » Évidemment, l’âme et le salut de Blaise étaient l’objet de ses plus constantes préoccupations.

La mère Agnès essayait de calmer ses impatiences et ses tristesses : « Pour cette personne, lui écrivait-elle, il vous faut voir souvent cette vérité que si Dieu n’édifie les âmes, on travaille en vain ; c’est pourquoi il faut plus prier pour elles que non pas leur parler de Dieu, sinon par l’exemple. » Et elle lui envoyait le 20 mai 1651, selon l’usage de Port-Royal, un « billet qui était le Mystère de la mort de Notre-Seigneur : » ce sujet lui inspira une suite de pensées que Mme Perier déclare « admirables, » et qui nous ont été conservées. Avouons-le : il n’y a rien là qui vaille et qui rappelle, même de loin, cet émouvant Mystère de Jésus que Pascal nous a laissé. Ce n’est pas ce dialogue sublime qui s’engage entre le divin Crucifié et l’âme implorante et prosternée du pécheur. Ce ne sont pas ces mots de flamme qui tombent de la croix comme des larmes brûlantes sur les douleurs et les plaies humaines pour les purifier et les guérir ; ce ne sont pas ces reprises étouffées, ardentes de la voix pécheresse, ces élans d’amour, de confiance et de joie, et tout ce jaillissement lyrique qui s’épanche d’un cœur trop plein : « Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé. J’ai pensé à toi dans mon agonie, j’ai versé telles gouttes de sang pour toi… Veux-tu qu’il me coûte toujours du sang de mon humanité sans que tu donnes des larmes ?… Si tu connaissais tes péchés, tu perdrais cœur. — Je le perdrai donc, Seigneur… Seigneur, je vous donne tout… — Je t’aime plus ardemment que tu n’as aimé tes souillures… » Ces mystiques effusions, cet accent d’intimité passionnée manquent dans la méditation de Jacqueline. Elle raisonne, elle déduit trop. Elle s’applique à elle-même, avec une trop exacte et lente minutie, tous les détails, toutes les circonstances de la mort du Sauveur. Son émotion ne s’extériorise guère ; au lieu de se traduire en cris de pénitence ou de tendresse, elle se transpose en analyses subtiles et d’une littéralité trop ingénieuse ; c’est la différence d’un médiocre sermon de Bourdaloue aux plus beaux sermons de Bossuet. On croirait que Jacqueline n’a pas revécu pour elle-même le drame douloureux du Calvaire :


Jésus meurt tout nu.

Cela m’apprend à me dépouiller de toutes choses.

— Encore que Jésus ait bien voulu souffrir ce dépouillement, il ne s’est pas néanmoins dépouillé soi-même.

Cela m’apprend non seulement à me dépouiller de toutes choses, mais à souffrir que Dieu m’en dépouille par quelque voie que ce soit.


Le talent d’expression de Jacqueline n’est pas ici à la hauteur de son âme.

Au mois de septembre 1651, Etienne Pascal tomba malade de la maladie dont il mourut. Jacqueline le soigna jour et nuit avec un dévouement infatigable. « Lorsqu’elle voyait qu’elle n’était pas si nécessaire auprès de lui, elle se retirait dans son cabinet où elle était prosternée en larmes, priant sans cesse pour lui. » Il mourut le 24 septembre ; sa fin fut « si chrétienne, si heureuse, si sainte et si souhaitable, » — ce sont les propres expressions de son fils, — que le curé de Saint-Jean en Grève, sa paroisse, « fit son éloge en chaire, ce qu’il n’avait jamais fait d’aucun de ses paroissiens. » Tous ses enfans furent vivement affectés par cette mort, et Blaise peut-être plus que tous les autres : Mme Perier, qui était en couches à Clermont, quand l’événement eut lieu, avait son foyer à part, ses intérêts, ses affections, sa vie particulière ; Jacqueline, enfin affranchie de la contrainte qui pesait sur elle, allait pouvoir entrer au couvent ; il allait, lui, brusquement, se trouver seul, privé tout à la fois de la double compagnie d’un père et d’une sœur très tendrement aimés, sans compensations d’aucune sorte : car, quel que fût l’attrait qu’exerçât dès lors sur lui la vie mondaine, il n’était pas homme à être trop dupe des satisfactions qu’elle promet et des jouissances qu’elle procure ; quand d’ailleurs le deuil qui venait de le frapper ne l’eût pas condamné, pour quelque temps du moins, à une existence plus retirée, il était encore trop chrétien, trop pénétré des sévères doctrines de Saint-Cyran, — sa Lettre sur la mort de M. Pascal le père nous le prouve, — pour trouver, dans les agrémens de la vie de société, une diversion suffisante à sa peine. Surtout, il ne pouvait se faire à l’idée d’être désormais séparé de Jacqueline. Si contradictoire que fût son attitude présente avec celle qui, jadis, lui avait valu les amers reproches de son père, et même avec les idées de haute spiritualité qu’il professait encore, — mais la logique n’est pas la règle du cœur humain, — voici qu’il épousait maintenant et qu’il reprenait pour ainsi dire à son compte[8] les sentimens d’opposition jalouse que, trois années durant, Etienne Pascal avait manifestés à sa fille. Toute son humaine tendresse fraternelle se réveillait dans son âme[9]. Tous les souvenirs d’une jeunesse vécue côte à côte lui remontaient au cœur. Jacqueline avait été étroitement associée à tous les actes de sa vie intellectuelle et morale : elle avait été le témoin attendri et fier de ses découvertes scientifiques, elle avait vu éclore et monter sa jeune gloire ; mieux encore, elle avait été la fille aînée de sa pensée religieuse ; Jacqueline enfin avait été, depuis le mariage de Gilberte, l’unique sourire féminin de son austère et chaste jeunesse. Après avoir été la confidente, pouvait-elle, dans le deuil qui les frappait tous, se refuser à être la consolatrice ?

Mais laissons Mme Perier, dans son style si uni et pourtant si fortement suggestif, nous raconter ce douloureux épisode. J’ai toujours regretté que cette admirable page ne figurât point dans le Port-Royal de Sainte-Beuve :

Mon frère, qui était sensiblement affligé, et qui recevait beaucoup de consolations de ma sœur, s’imagina que sa charité la porterait à demeurer avec lui au moins un an, pour lui aider à se résoudre dans le malheur. Il lui en parla, mais d’une manière qui faisait tellement voir qu’il s’en tenait assuré, qu’elle n’osa le contredire de crainte de redoubler sa douleur, de sorte que cela l’obligea de dissimuler jusqu’à notre arrivée [fin novembre]. Alors elle me dit que son intention était d’entrer en religion aussitôt que nos partages seraient faits, mais qu’elle épargnerait mon frère, en lui faisant accroire qu’elle y allait faire seulement une retraite. Elle disposa toutes choses pour cela en ma présence ; nos partages furent signés le dernier jour de décembre, et elle prit jour pour entrer le 4 janvier.

La veille de ce jour-là, elle me pria d’en dire quelque chose à mon frère le soir, afin qu’il ne fût pas si surpris. Je le fis avec le plus de précaution que je pus ; mais quoi que je lui disse, que ce n’était qu’une retraite pour connaître un peu cette sorte de vie, il ne laissa pas d’en être fort touché. Il se retira donc fort triste dans sa chambre, sans voir ma sœur qui était lors dans un petit cabinet où elle avait accoutumé de faire sa prière. Elle n’en sortit qu’après que mon frère fut hors de la chambre, parce qu’elle craignait que sa vue lui donnât au cœur. Je lui dis de sa part les paroles de tendresse qu’il m’avait dites : après quoi, nous nous allâmes tous coucher. Mais quoique je consentisse de tout mon cœur à ce qu’elle faisait, à cause que je croyais que c’était le plus grand bien, qui lui pût arriver, néanmoins la grandeur de cette résolution m’étonnait de telle sorte et m’occupait si fort l’esprit que je n’en dormis point de toute la nuit. Sur les sept heures, comme je voyais que ma sœur ne se levait point, je crus qu’elle n’avait point dormi non plus, et j’eus peur qu’elle ne se trouvât mal, de sorte que j’allai à son lit, où je la trouvai fort endormie. Le bruit que je fis l’ayant réveillée, elle me demanda quelle heure il était : je le lui dis, et lui ayant demandé comment elle se portait et si elle avait bien dormi, elle me dit qu’elle se portait bien et qu’elle avait bien dormi. Ainsi elle se leva, s’habilla et s’en alla, faisant cette action comme toutes les autres dans une tranquillité et une égalité d’esprit inconcevable. Nous ne nous dîmes point adieu de crainte de nous attendrir, et je me détournai de son passage lorsque je la vis prête à sortir. Voilà de quelle manière elle quitta le monde. Ce fut le 4 janvier de l’année 1652, étant lors âgée de vingt-six ans et trois mois.


O Racine, vous qui alliez pleurer aux prises de voile de vos filles, vous n’avez pas, dans toute votre œuvre tragique, de page plus belle, plus noble, plus sobrement, et, si je l’ose dire, plus chastement émouvante que celle-là. Beauté tout intérieure, toute morale, faite de sa simplicité et de sa nudité mêmes, et qui est si bien dans la grande manière et selon l’esprit de Port-Royal. Émotion involontaire, d’autant plus pénétrante qu’elle est plus contenue. Noblesse qui semble n’avoir pas conscience d’elle-même et qui est sans faste, sans étalage, comme il convient aux gestes les plus naturels de l’âme. Et quelles âmes, profondes, vibrantes, héroïques, vraiment maîtresses d’elles-mêmes ce récit sans apprêt dresse vivantes devant nous ! Bossuet a beaucoup admiré la bravoure tranquille du grand Condé qu’il fallut réveiller d’un profond sommeil au matin de la bataille de Rocroy : le calme sommeil de Jacqueline Pascal dans les heures qui précèdent son entrée à Port-Royal n’est-il pas aussi admirable ? Et tous ceux qui pensent qu’il n’y a pas de véritable héroïsme « sans humanité » sauront bien, sous la pudeur voilée des termes et la prudente réserve des attitudes, reconnaître et admirer la richesse de sensibilité et la profondeur de tendresse qui se dérobe, se refrène et se trahit tout ensemble.


III

Le « consentement » de Mme Perier ne pouvait suffire à Jacqueline. Deux mois après son entrée à Port-Royal, elle écrivit à son frère pour lui demander le sien et pour le prier d’assister à la cérémonie de ses vœux. Nous avons la longue et curieuse lettre qu’elle lui adressa en cette occasion. Sainte-Beuve n’en a cité qu’une dizaine de lignes, non les plus significatives, et s’est abstenu d’un commentaire qui, pourtant, répondait si bien à son objet. Cette lettre est le digne pendant de celle que, quatre ans auparavant, Jacqueline écrivait à son père ; mais ici, ce n’est plus à l’Iphigénie de Racine qu’elle nous fait songer, c’est au Polyeucte de Corneille, dont elle retrouve spontanément l’inspiration, et dont elle parle tout naturellement la langue. Jacqueline Pascal est à la lettre une héroïne cornélienne. Elle exhorte « son très cher frère » à « étouffer les sentimens de la nature ; » elle souhaite que « Dieu exauce enfin les prières et les larmes presque continuelles qu’elle lui offre depuis plus de quatre ans. » Et elle ajoute :


Car encore que je sois libre, et qu’il ait plu à Dieu qui châtie en favorisant et dont les châtimens sont des faveurs, de lever en la manière que vous savez et que je n’ose nommer pour ne mêler rien de triste parmi ma joie, le seul obstacle légitime qui pouvait s’opposer à l’engagement où je désire d’entrer, je ne laisse pas d’avoir besoin de votre consentement et de votre aveu, que je demande de toute l’affection de mon cœur, non pas pour pouvoir accomplir la chose, puisqu’ils n’y sont point nécessaires, mais pour pouvoir l’accomplir avec joie, avec repos d’esprit, avec tranquillité, puisqu’ils y sont nécessaires absolument et que sans cela je ferai la plus grande, la plus glorieuse et la plus heureuse action de ma vie avec une joie extrême mêlée d’une extrême douleur, et dans une agitation d’esprit si indigne d’une telle grâce que je ne crois pas que vous soyez assez insensible pour vous pouvoir résoudre à me causer un si grand mal.


Même dans la juste et insistante revendication de ses droits, — qui sont les droits de Dieu, — que de délicate et ardente affection, que d’humaine et touchante tendresse ! Et elle poursuit, plus pressante encore :


C’est pourquoi je m’adresse à vous comme au maître en quelque façon de ce qui me doit arriver, pour vous dire : Ne m’ôtez point ce que vous n’êtes pas capable de me donner ; car encore que Dieu se soit servi de vous pour me procurer le progrès des premiers mouvemens de sa grâce, vous savez assez que c’est de lui seul que procède tout l’amour et toute la joie que nous avons pour le bien : …Vous devez connaître et sentir en quelque façon ma tendresse par la vôtre, et juger que si je suis assez forte pour ne laisser pas de passer outre malgré vous, je ne la suis pas assez peut-être pour être à l’épreuve de la douleur que j’en recevrai… Et ne m’obligez pas à vous regarder comme l’obstacle de mon bonheur[10], si vous êtes capable de différer l’exécution de mon dessein, ou comme l’auteur de mon mal, si vous êtes cause que je l’accomplisse avec tiédeur.


Et elle continue sur ce thème, évoquant tour à tour l’affection de Blaise, et l’équité de ses sentimens chrétiens : « Ne vous rendez pas ingrat envers Dieu de la grâce qu’il fait à une personne que vous aimez : plus elle doit vous être chère, plus les faveurs qu’elle reçoit vous doivent êtres sensibles. » Puis, brusquement, comme la Pauline de Corneille, — comme l’Amélie de René dans la célèbre lettre à son frère, — emportée par le flot de l’émotion, elle quitte là ces cérémonieuses formules, et ce vous solennel, et elle revient au tutoiement familier, qu’elle abandonne bien vite, pour le reprendre encore, comme par surprise et involontaire retour à la douce intimité du passé. Et parfois aussi, le ton se fait plus âpre, plus impérieux, plus sévère :


Fais par vertu ce qu’il faut que tu fasses par nécessité. Donne à Dieu ce qu’il te demande en le prenant : car il veut que nous lui donnions ce qu’il nous ôte comme nous faisons véritablement ce qu’il fait en nous. Je suis ravie que tous ayez cette occasion de mériter… Contentez-vous que c’est pour votre considération que ne suis pas céans il y a plus de six mois, et que j’aurais déjà l’habit sans vous ; car nos mères ont reçu le noviciat de quatre années que j’ai fait dans le monde pour toute épreuve… Si bien que la seule peur que j’aie eue de fâcher ceux que j’aime a différé jusques ici mon bonheur. Il n’est pas raisonnable que je préfère plus longtemps les autres à moi, et il est juste qu’ils se fassent un peu de violence pour me payer celle que je me suis faite depuis quatre ans. J’attends ce témoignage d’amitié de toi principalement, et je te prie pour mes fiançailles qui se feront, Dieu aidant, le jour de la Sainte-Trinité…

J’écris à ma fidèle ; je vous supplie de la consoler si elle en a besoin et de l’encourager. Je lui mande que si elle s’y sent disposée et qu’elle croie que je la pourrai encore davantage fortifier, je serai ravie de la voir ; mais que si elle vient pour me combattre[11], je l’avertis qu’elle perdra son temps. Je vous en dis de même et à tous ceux qui voudraient l’entreprendre, pour vous épargner à tous une peine inutile. Je n’ai que trop patienté

Ce n’est que par forme que je t’ai prié de te trouver à la cérémonie, car je ne crois pas que tu aies la pensée d’y manquer. Vous êtes assuré que je vous renonce si vous le faites. Adieu, je suis de tout mon cœur…

Faites de bonne grâce ce qu’il faut que vous fassiez, c’est-à-dire en esprit de charité, et ne me donnez point de déplaisir, car il me semble que je ne vous en ai point donné de sujet, mon très cher frère.

Votre très humble et très obéissante sœur et servante

S[ŒUR] J[ACQUELINE] D[E] SAINTE-EUPHEMIE.


Singulière lettre, et qui dut tout à la fois froisser, irriter, et toucher profondément Pascal. Comme on sent, sous la volontaire retenue du langage, bouillonner une fière et impatiente et pourtant charmante personnalité ! A chaque instant, elle fait éclater de sa vivacité impérieuse ou câline la rigidité des cadres que la politesse monacale lui impose. Le moi a été réprimé, il n’a pas été effacé ou éteint. Ces Pascal sont tous les mêmes : ils ont beau proclamer le moi « haïssable : » ils ne parviendront jamais à le supprimer entièrement.

Nous savons par une autre lettre de Jacqueline à Mme Perier l’effet que produisit cette lettre sur Blaise : « il vint le lendemain fort outré avec un grand mal de tête que cela lui causait, et néanmoins fort adouci ; » il avait, peu auparavant, demandé à sa sœur d’attendre deux ans encore : il ne demandait plus maintenant que d’attendre jusqu’à la Toussaint ; la voyant à la fois « ferme » et « complaisante, » « il s’adoucit entièrement et eut pitié de la peine que cela lui faisait. » Mais il fallut encore l’intervention chaleureuse et adroite de M. d’Andilly, pour le faire céder tout à fait : encore aurait-il souhaité tout d’abord un délai « considérable ; » mais il finit par accepter la date proposée. Ce frère qui aimait sa sœur « d’une tendresse toute particulière » ne pouvait se résoudre à l’abandonner à Dieu.

Il allait faire plus encore. Jacqueline partie à Port-Royal, Pascal, un peu désemparé sans doute, secrètement irrité peut-être et déçu, repris par sa gloire naissante et par je ne sais quel désir instinctif de s’épanouir plus largement à la vie, Pascal « se remit dans le monde » avec l’ardeur fiévreuse qu’il portait en toutes choses. Il semble avoir mené assez grand train, et plus peut-être que son état de fortune ne le lui permettait. M. Strowski a finement relevé ce mot des Pensées, qui a tout l’air d’un aveu personnel : « Les choses qui nous tiennent le plus, comme de cacher son peu de bien… » Ce fut alors que Jacqueline, sur le point de faire profession, lui écrivit, ainsi qu’à Mme Perier, « pour mettre la dernière main à ses affaires » et pour les avertir qu’elle désirait disposer de son bien en faveur de Port-Royal. Cette lettre fut l’origine d’un véritable drame de famille et de cloître dont la sœur de Sainte-Euphémie nous a laissé une admirable Relation, que connaissent bien tous les lecteurs du Port-Royal. Sainte-Beuve l’a si ingénieusement extraite, citée et commentée qu’on ne peut, après lui, que passer rapidement, en indiquant les faits et les traits essentiels. A la grande surprise de Jacqueline, son frère et sa sœur[12] se montrèrent fort « choqués » et lui répondirent « chacun à part, mais de même style, » faisant mille difficultés, et parlant même de « déshéritement » à leur préjudice. « Je sais bien, avouait-elle un peu plus tard, je sais bien qu’à la rigueur leurs raisons étaient véritables, mais nous n’avions pas accoutumé d’en user ensemble[13]. » Et elle ajoute, et on peut l’en croire sur parole : « Aussi la douleur que j’en ressentis fut si violente, que je ne puis assez m’étonner de n’y avoir pas succombé. »

Car elle se voyait dans la nécessité « ou de différer sa profession de quatre ans,… ou de recevoir la confusion d’être reçue gratuitement et d’avoir le déplaisir de faire cette injustice à la maison. » Dernier vestige peut-être d’amour-propre mondain, et je suis tenté de dire « bourgeois, » dans cette âme si profondément chrétienne : la fille du président Pascal ne pouvait se résoudre à être reçue gratuitement, comme une simple fille du peuple. En vain la mère Agnès et M. Singlin, tous deux admirables de ferme bon sens, de fine bonté et de vrai désintéressement, intervinrent-ils pour la raisonner et la calmer : un moment apaisée et « endormie, » sa confusion reprenait le dessus, « cette confusion qui, dit-elle, était tout à fait insupportable à son orgueil. » Elle « supplia instamment qu’on la reçût en qualité de sœur conversé. » M. Singlin s’y opposa pour des raisons d’une bien subtile et juste délicatesse[14], et il fut convenu que, conformément aux conseils de la mère Angélique, Jacqueline écrirait à ses parens qu’elle « leur laissait le tout… non plus que s’il ne lui appartenait point. » La lettre écrite, sœur de Sainte-Euphémie se sentait encore toute triste. La mère Angélique qui, déjà, la veille, avait essayé de la réconforter, « ayant remarqué pendant la prière une tristesse extraordinaire sur son visage, sortit du chœur avant le commencement de la messe, » et la fit appeler « pour donner quelque soulagement à sa douleur. »


Mais parce que cet espace était trop bref pour sa charité, aussitôt après la messe, elle me fît signe de la suivre, et, me faisant mettre auprès d’elle, elle me tint une heure entière la tête appuyée sur son sein, en m’embrassant avec la tendresse d’une vraie mère. Hélas ! je puis dire avec vérité qu’elle n’oublia rien de tout ce qui était en son pouvoir pour enchanter mor déplaisir.


Il faut relire ici dans le texte même tout le récit de cette scène, où la mère Angélique apparaît si grande, si hautement désintéressée, et en même temps si tendre, si délicatement persuasive, si clairvoyante aussi et si ferme dans son rôle de mère et de consolatrice. Quelle merveilleuse conductrice d’âmes était cette femme, et comme l’autorité que lui conférait sa règle était bien placée entre ses mains ! Enjouement, gravité, douceur, indulgence, elle sait prendre tous les tons qui peuvent toucher, convaincre et courber les volontés rebelles. Et comme elle sait bien lire jusqu’au fond des âmes, celle qui parle ainsi à Jacqueline !


Mais cela vous doit faire voir qu’il vous reste encore bien de l’amour-propre, si, quoi que vous pensiez, ce n’est proprement ni la maison, ni la justice que vous considérez le plus en cela, mais vous-même et la peine que vous avez de ce que les choses ne vont pas comme vous les demandez. S’il était venu des voleurs cette nuit, qui eussent emporté notre argent, en pleureriez-vous et vous en affligeriez-vous comme vous faites à présent ? Il est sans doute que non


Jacqueline alors proposant de remettre sa profession de quatre ans, pour dégager son bien, et « faire justice à la maison, » la mère Angélique s’y refuse formellement ; elle l’empêche même d’en « menacer » ses parens, « pour voir l’effet que cela fera, » — toujours l’amour-propre qui reparaît, et un moi dominateur qui veut avoir le dernier mot : « Non, dit-elle, ma fille, gardez-vous-en bien, vous détruiriez tout ce que vous voulez faire par votre démission… N’en parlez donc plus, et n’y pensez plus. » Et « sans vouloir plus de réplique, » la vieille abbesse congédie la trop raisonneuse novice.

A quelques jours de là, Pascal vint à Port-Royal voir sa sœur ; et, la trouvant toute triste, quelque effort qu’elle fît pour cacher ses sentimens, il en comprit l’origine, et, allait commencer à se plaindre, quand, ayant été mis au courant des dispositions du monastère, un brusque revirement se fit en lui : « il fut touché de confusion, et de son propre mouvement, il se résolut de mettre ordre à cette affaire, s’offrant de prendre sur lui toutes les charges et les risques du bien, et de faire en son nom, pour la maison, ce qu’il jugeait bien qu’on ne pouvait omettre sans injustice. » Pascal ici se relève : l’honnête homme en lui fait honte au chrétien des misères et des chicanes auxquelles celui-ci s’était un moment arrêté, et en quelques séances et entrevues où Jacqueline laisse encore percer « cette malheureuse nature que tous les soins de nos mères, dit-elle, n’avaient encore pu entièrement mortifier, » mais où, jusqu’au bout, la mère Angélique reste à la hauteur de son rôle, les arrangemens furent terminés à la commune satisfaction. Pascal « protestait souvent qu’il était bien fâché de n’être pas en état de faire plus ; » la mère Angélique affirmait de son côté « qu’il donnait largement à proportion de son bien, surtout si on le comparait presque à tous les autres ; » et sœur de Sainte-Euphémie, enfin rassérénée, après avoir failli mourir de la déception morale que lui avait infligée son frère, put faire profession, le 5 juin 1653, dans les sentimens « de joie, de repos d’esprit et de tranquillité » qu’elle jugeait indispensables au don qu’elle allait consommer d’elle-même.

Peu de semaines après, Mme Perier étant très gravement malade, et sur le point, croyait-on, de mourir en couches, Jacqueline écrivit à son beau-frère une lettre qui nous peint au vif l’état d’esprit et dame qui va être le sien désormais. Lettre un peu dure pour notre goût moderne, et où perce un peu trop l’orgueil monacal de sa chasteté, touchante pourtant par la naïveté, par l’humaine tendresse qui, malgré tout, s’y mêle, et atténue l’âpre intransigeance de ce jansénisme. Car est-il bien chrétien de dire que « tous nos efforts et tous nos souhaits seront inutiles contre le décret de Dieu ? » Et un saint François de Sales eût-il signé cette phrase : « Etouffons donc autant qu’il nous sera possible tous les sentimens de la nature ? » Et ceci encore :


Car, encore que votre union soit toute légitime et toute sainte, néanmoins il y a quelque chose de plus parfait ; et possible Dieu, connaissant par sa sagesse divine que vous n’eussiez pas été disposé à écouter l’inspiration qu’il vous aurait pu donner d’aspirer à un état si pur et de vous résoudre à prévenir par un divorce saint et tout volontaire cette dure séparation qui est inévitable tôt ou tard, il veut vous témoigner que tous les prétendus obstacles que l’amour-propre suggère en ces occasions sont levés en un moment quand il lui plaît, et que, lorsqu’il le veut, il fait faire par nécessité ce qu’on n’a pu faire volontairement. C’est une pensée que m’a donnée le bonheur de ma condition, qui me semblera imparfaite tant que ceux que j’aime comme mon frère[15] et vous deux ne le connaîtront pas assez et n’y participeront point…


Et cependant, elle dit très vrai, quand elle ajoute : « Dieu sait que j’aime plus ma sœur, sans comparaison, que je ne faisais lorsque nous étions toutes deux du monde, quoiqu’il me semblât en ce temps que l’on ne pouvait rien ajouter à l’affection que j’avais pour elle. » Je n’en veux pour preuve que ce touchant détail qu’elle nous donne elle-même : « Quelque violente que soit ma douleur et la crainte et l’émotion où je suis à toute heure qu’on me vienne porter cette nouvelle [de la mort de Gilberte], qui fait que, dès qu’on me regarde pour me parler, il me prend un tremblement tel que je ne puis me soutenir… » Évidemment, celle qui parle et qui sent ainsi, et dont le langage parfois nous étonne, n’a rien répudié des sentimens qui font seuls le charme profond et la vraie valeur de la vie.

Elle les a si peu répudiés que, parmi toutes ses émotions, son frère, son « pauvre frère, » comme elle l’appelle, reste encore l’objet de ses préoccupations les plus intimes. Il est si loin d’elle, maintenant, ce frère qu’elle a tant aimé, qu’elle aime plus profondément que jamais, lui qui, jadis, lui a ouvert la voie du salut et du bonheur, et dont l’âme, elle le sait, vaut infiniment mieux que sa vie présente I Et elle écrit à son beau-frère et à sa sœur mourante :


Comme je sais que Dieu est proche des affligés et qu’il écoute favorablement leurs prières, j’y joins mon pauvre frère [pourquoi pas notre ? ), et je vous supplie d’en faire autant, afin que Dieu daigne se servir de cette affliction pour le faire rentrer dans lui-même et lui ouvrir les yeux sur la vanité de toutes les choses du monde[16]


Au moment où elle écrivait ces lignes, — 31 juillet 1653, — la sœur Jacqueline de Sainte-Euphémie n’avait plus bien longtemps à attendre le retour de l’enfant prodigue.


IV

Ce fut, — nous le savons par une mémorable lettre de Jacqueline elle-même, — ce fut vers la fin de septembre 1654. Pascal vint voir sa sœur, et « s’ouvrit à elle d’une manière qui lui fit pitié. » Il lui avoua qu’il avait « depuis plus d’un an un grand mépris du monde et un dégoût presque insupportable de toutes les personnes qui en sont. » Mais « il était dans un si grand abandonnement du côté de Dieu, qu’il ne se sentait aucun attrait de ce côté-là. » « Cette confession, déclare Jacqueline, me surprit autant qu’elle me donna de joie ; et dès lors, je conçus des espérances que je n’avais jamais eues. » Et en effet, à partir de ce jour-là, Blaise multiplia les longues visites à Port-Royal, si bien, dit sa sœur, « que je pensais n’avoir plus d’autre ouvrage à faire. » On sait quel fut le dénouement logique de ce long drame intérieur, dont nous essaierons quelque jour de raconter les péripéties, et, dans la nuit du 23 novembre 1654, les mystiques effusions dont le Mémorial nous a transmis le brûlant souvenir : « Certitude, certitude, sentiment, vue, joie, paix… soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur. » Un moment rompue, l’étroite communion d’âme du frère et de la sœur allait désormais se reformer avec une ferveur nouvelle.

Quelle a été au juste dans la lente préparation de cette progressive évolution morale, dans cette crise d’âme, qui durait « depuis plus d’un an, » la part propre de Jacqueline ? Si l’on en croit les historiens jansénistes, elle eût été assez active. « Jusqu’alors, nous dit le compilateur du Recueil d’Utrecht, jusqu’alors cette sainte religieuse, dont la piété était reconnue éminente par toute la communauté, lui avait parlé en vain avec autant de douceur que de force ; il la laissait dire et continuait d’agir de la même manière. » Je ne sais, — tout témoignage direct nous faisant ici défaut, — si le chroniqueur ne s’abuse pas un peu sur la nature du rôle de la sœur de Sainte-Euphémie en toute cette affaire, et j’imagine que son action qui fut, certes, non seulement considérable, mais capitale, dut être toute d’exemple, d’attitude, de discrétion silencieuse : ce ne sont pas là, on le sait, et surtout à l’égard d’une personnalité comme celle de Pascal, les actions les moins efficaces. En tout cas, à partir du jour où son frère la prit comme confidente, elle semble avoir été parfaite de tact, de prudence et de réserve : « Je ne faisais, écrit-elle, que le suivre sans user d’aucune sorte de persuasion, et je le voyais peu à peu croître de telle sorte que je ne le connaissais plus. » Et à propos de la délicate question d’un directeur : « Je ne voulus pas néanmoins faire aucune avance en cela ; je me contentai seulement de lui dire que je croyais qu’il fallait faire pour le médecin de l’âme comme pour celui du corps, choisir le meilleur. » C’était si bien là le genre de « direction » qui convenait à Blaise Pascal, que M. Singlin, en attendant qu’il se fût résolu à « se charger » de ce nouveau pénitent, « constitua » Jacqueline « directrice » de son frère, « dignité » dont elle s’empressa d’ailleurs de se décharger, dès qu’elle le put, sur M. de Saci et sur M. Singlin lui-même.

Nous avons quelques fragmens des « lettres de direction » de Jacqueline à Blaise : elles sont charmantes d’enjouement, de tendresse et de bon sens :


Je ne sais comment M. de Saci s’accommode d’un pénitent si réjoui et qui prétend satisfaire aux vaines joies et aux divertissemens du monde par des joies un peu plus raisonnables et par des jeux d’esprit plus permis, au lieu de les expier par des larmes continuelles… (19 janvier 1655).

J’ai bien intérêt que vous soyez tout à Dieu avec tout ce qui vous appartient, puisque je suis du nombre, par sa grâce autant pour le moins que par la nature. Car, proprement, je suis votre fille : je ne l’oublierai jamais (26 octobre 1655).

On m’a congratulée pour la grande ferveur qui vous élève si fort au-dessus de toutes les manières communes, que vous mettez les balais au rang des meubles superflus… Il est nécessaire que vous soyez, au moins durant quelques mois, aussi propre que vous êtes sale, afin qu’on voie que vous réussissez aussi bien dans l’humble diligence et vigilance sur la personne qui vous sert, que dans l’humble négligence de ce qui vous touche… (1er décembre 1655).


Il y avait si bien dans la sœur de Sainte-Euphémie une admirable « directrice » que sa sœur aînée Gilberte n’hésite pas à s’adresser à elle pour avoir de bons conseils touchant l’organisation intérieure de sa maison et la manière de traiter ses domestiques. Et Jacqueline, après s’être dérobée par humilité de « petite novice » et s’être d’ailleurs couverte de l’autorité de M. de Rebours, s’exécute, et envoie à Mme Perier d’excellentes directions chrétiennes d’administration familiale. Une autre fois, elle se laisse entraîner par son instinct naturel à donner des « avis spirituels » à ses nièces ; et un scrupule la prend : « Je ne m’aperçois pas, mes chères sœurs, que je fais une chose bien étrange de vous donner des avis au lieu où vous êtes : je n’y viens que de penser. » Ces Pascal, — Blaise à cet égard ressemble à Jacqueline, — ces Pascal sont nés directeurs de conscience.

A Port-Royal, où l’on savait utiliser tous les talens, on s’avisa d’assez bonne heure de ces remarquables aptitudes de la sœur de Sainte-Euphémie. Peu après sa profession, on l’employa à « former les postulantes et les enfans à la piété, et ensuite les novices. » Il est probable que la méthode qu’elle appliqua dut donner de bons résultats, car son directeur, M. Singlin, la pria de lui en rendre compte par écrit. Telle fut l’origine de ce Règlement pour les enfans que Jacqueline rédigea en avril 1657, et qui est parvenu jusqu’à nous.

Avouons-le : à le lire de nos jours, ce Règlement nous paraît singulièrement sévère. Ni l’auteur du Traité de l’éducation des filles, ni celui de l’Introduction à la vie dévote ne l’eussent volontiers signé. C’est à proprement parler un Règlement de religieuse et à l’usage des religieuses non même pas futures, mais actuelles. Quelque prévenu que l’on puisse être contre le laisser aller, le relâchement d’épicurisme qui s’introduit dans les habitudes pédagogiques et dans les mœurs contemporaines, quelque convaincu que l’on soit qu’ascétisme et moralité sont choses inséparables, et qu’on ne saurait de trop bonne heure inculquer cette juste notion à l’enfance, il y a une limite à tout ; et cette limite, la pédagogie janséniste en général, et celle de Jacqueline en particulier l’ont souvent dépassée. Cui non risere parentes… On ne riait pas à Port-Royal, et l’on y proscrivait même le sourire. La règle la plus étroite, la plus minutieuse et la plus dure ; peu de jeux et peu d’ébats ; peu de variété dans les exercices et dans les lectures ; beaucoup de travail et beaucoup de prières ; une perpétuelle surveillance sur soi-même ; l’âme tout entière absorbée et comme ensevelie dans la méditation d’ « une grande pensée triste, » et toute la volonté tendue à la poursuite du salut personnel ; voilà le régime que l’on imposait à des enfans d’une dizaine d’années. Pauvres petites âmes si comprimées, si sevrées de tout plaisir et de tout rayon ! On se sent pris pour elles d’une sorte de pitié rétrospective, et l’on en veut un peu à Jacqueline d’avoir si étrangement interprété — ou méconnu — le Sinite parvulos. Comme son frère Blaise, et comme presque tout Port-Royal, elle n’a pas eu le sentiment de la diversité des vocations individuelles[17].

Ceci dit, — et il faut le dire, — on est plus à son aise pour reconnaître combien, dans le détail de son programme d’éducation, la sœur de Sainte-Euphémie a déployé d’ingéniosité, de souplesse, de bon sens, de réalisme même. Elle devait savoir admirablement manier les âmes, et les enfans qui subirent l’ascendant de sa personnalité dominatrice durent longtemps en garder l’empreinte.

Parmi les enfans qu’elle eut sous sa direction se trouvait sa propre nièce, Marguerite Perier, celle-là même qui, au mois de mars 1656, au plus fort de la polémique des Provinciales, fut guérie d’une fistule à l’œil gauche par l’attouchement d’ « un éclat d’une épine de la Sainte-Couronne. » Jacqueline nous a laissé tout au long, en des lettres à sa sœur Gilberte, le récit de cet événement qui lit grand bruit alors, non seulement à Port-Royal, mais dans toute la France[18]. On devine les sentimens de joie et de pieuse gratitude qui animèrent en cette occasion la sœur de Sainte-Euphémie. « C’est une double joie, écrivait-elle à Mme Perier, d’être favorisé de Dieu lorsqu’on est haï des hommes. Priez Dieu pour nous, afin qu’il nous empêche de nous élever en l’un et de nous abattre en l’autre, et qu’il nous fasse la grâce de les regarder tous deux également comme des effets de sa miséricorde. » Et ailleurs : « Tout ce qui regarde Dieu est ineffable et s’apprend beaucoup mieux par l’expérience que par les paroles. » Si Jacqueline et Blaise avaient jamais douté de la justice de leur cause, qui était celle de Port-Royal tout entier, le miracle de la Sainte-Epine, survenu en pleine bataille, leur eût enlevé toute inquiétude. Dieu, en accomplissant un miracle dans la sainte maison persécutée et dans la famille même de celui qui avait pris sa défense, Dieu ne marquait-il passa volonté expresse de ne pas abandonner ses vrais serviteurs et de leur manifester son approbation ?

Ce fut à cette occasion que la sœur de Sainte-Euphémie se souvint une dernière fois qu’elle avait jadis été poète. Elle composa sur le miracle de la Sainte-Épine une longue pièce de vers que Sainte-Beuve juge « parfaitement détestables, » tandis que Victor Cousin déclarait que « plusieurs de ces stances, et particulièrement la première, ne dépareraient pas l’Imitation de Corneille. » Sainte-Beuve exagère : la pièce est trop longue, et elle contient des vers médiocres, mais elle en renferme d’autres qui ont réellement une allure cornélienne. Ainsi, par exemple, cet éloge de la ville de Clermont-Ferrand sous Henri IV :


Cette heureuse cité fit voir dans le hasard Qu’elle rendait justice à Dieu comme à César, En conservant sa foi sans devenir rebelle.


Et voici la strophe signalée par Cousin :


Invisible soutien de l’esprit languissant,
Secret consolateur de l’âme qui t’honore,
Espoir de l’affligé, juge de l’innocent,
Dieu caché sous ce voile où l’Église t’adore,
Jésus, de ton autel jette les yeux sur moi ;
Fais-en sortir ce feu qui change tout en toi ;
Qu’il vienne heureusement s’allumer dans mon âme,
Afin que cet esprit, qui forma l’univers,
Monte, en rejaillissant de mon cœur dans mes vers,
Qu’il donne encore aux tiens une langue de flamme !


Nous n’avons pas, sur les six dernières années de la vie de la sœur de Sainte-Euphémie, tous les renseignemens dont nous serions curieux. Il est infiniment probable qu’elle dut réaliser à bien peu près le type de la « religieuse parfaite » tel qu’on le trouve décrit dans un petit livre dont elle semble avoir été l’auteur[19]. L’historien des Vies intéressantes et édifiantes des Religieuses de Port-Royal nous dit d’elle : « Elle parut dès le commencement un modèle parfait des vertus religieuses. Surtout, il n’y a jamais eu, au jugement de ses supérieurs, rien de plus édifiant que sa douceur, son humilité, sa soumission, son obéissance, sa modestie et son amour pour la pauvreté ; tous ses talens étant tellement couverts de l’éclat de ses vertus qu’on avait peine à les apercevoir. Sa vie fut toujours si sainte, que ce fut un continuel sujet d’édification pour la communauté… Elle aurait été certainement élevée aux plus grandes charges, si elle ne fût pas morte jeune. Mais, quoi qu’il en soit, pendant le peu d’années qu’elle a passées dans le cloître, on doit dire qu’elle a rempli une longue course. » On peut conjecturer aussi sans témérité que, dans sa joie sans mélange de voir revenir son frère aux sévères « maximes du christianisme, » il entrait, pour une certaine part, le désir et l’espoir de le voir mettre son génie au service d’une cause qui lui était chère entre toutes. « Je supplie Dieu, lui écrivait-elle au début de sa conversion, de continuer sur vous sa miséricorde en vous faisant profiter du talent qu’il vous donne. » Elle dut trouver sans doute que ce talent faisait merveille dans la polémique des Provinciales, et il est probable qu’elle applaudit avec une tendre admiration aux « petites lettres. » Peut-être enfin, — on le voudrait du moins, — applaudit-elle plus encore au dessein des Pensées. Même séparée de lui, elle sentait son affection pour lui s’approfondir, et s’accroître, et se purifier encore. C’était un peu son œuvre, à elle, ce frère tant aimé et tant admiré : par ses prières, par son exemple, par ses conseils spirituels, n’était-elle pas la secrète inspiratrice de sa vie nouvelle ? et ne lui avait-elle pas bien rendu ce que jadis il lui avait prêté ? Elle lui écrivait sous la date du 16 novembre 1660[20] :


Bonjour et bon an, mon très cher frère : vous ne doutez pas que je ne vous l’aie souhaité de bon cœur dès le commencement, quoique je n’aie pu vous le dire qu’à la fin. Je m’assure que vous vous étonnez d’être prévenu ; mais il était raisonnable [cette expression revient souvent sous sa plume] que le vœu finit par où il avait commencé, et que je vous assurasse que cette année, que j’ai donnée à Dieu de bon cœur, ne vous a rien été de tout ce que vous pouviez attendre de moi devant lui. Mon Dieu ! quand je pense combien cette séparation, qu’il semblait que la nature devait appréhender, s’est passée doucement, et combien cette année a été tôt passée, je ne puis m’empêcher de désirer l’éternité ; car en vérité, le temps est peu de chose…

Elle n’avait plus bien longtemps à désirer l’éternité. Elle avait été trop mêlée à toute la vie de Port-Royal pour ne pas prendre sa part très intime des luttes que dut soutenir la pieuse maison et des persécutions qu’elle eut à souffrir. En 1661, les religieuses reçurent l’ordre de renvoyer à leurs familles respectives toutes leurs pensionnaires, puis toutes les novices et postulantes ; un des grands vicaires de l’archevêché de Paris vint même au monastère pour les interroger sur leur foi. Nous avons, rédigé par elle-même, l’interrogatoire de la sœur de Sainte-Euphémie : ses réponses sont pleines d’à-propos, de franchise et de noble fermeté. Elle parle « comme devant Dieu. » Voici, par exemple, l’une de ses reparties : « D’où vient, lui demande-t-on, qu’il y en a tant qui se perdent éternellement ? »


Je vous avoue, monsieur, — répond-elle, — que cela me met souvent en peine, et que d’ordinaire, quand je suis à la prière, et particulièrement devant un crucifix, cela me vient à l’esprit, et je dis à Notre-Seigneur eu moi-même : Mon Dieu ! comment se peut-il faire, après tout ce que vous avez fait pour nous, que tant de personnes périssent misérablement ? Mais quand ces pensées me viennent, je les rejette, parce que je ne crois pas que je doive sonder les secrets de Dieu ; c’est pourquoi je me contente de prier pour les pécheurs.


Ce n’était là que le commencement de l’orage. En février 1661, l’Assemblée du clergé, sous la pression royale, avait rédigé un formulaire, que tous les ecclésiastiques devaient signer, pour condamner en droit et en fait les cinq propositions[21]. D’accord avec « Messieurs de Port-Royal, » qu’ils favorisaient secrètement, les vicaires généraux avaient composé un trop habile mandement, — Pascal passait pour l’avoir écrit, — qui avait pour objet de rassurer les consciences inquiètes, et d’obtenir la signature du formulaire, tout en réservant les croyances intimes[22]. Parvenu à Port-Royal des Champs, le mandement parut aux religieuses « obscur et embarrassé. » Plus que toute autre, la sœur de Sainte-Euphémie éprouva de la répugnance à signer le formulaire. Elle avait encore dans l’oreille les héroïques exhortations, les « paroles de feu » de la mère Angélique qui, tout infirme et mourante qu’elle fût, était, au premier bruit de la persécution, rentrée à Paris pour soutenir le courage de ses filles : « Quoi ! disait la vieille religieuse, je crois que l’on pleure ici ? Allez ! mes enfans, qu’est-ce que cela ? N’avez-vous point de foi ? et de quoi vous étonnez-vous ? Quoi ! les hommes se remuent ; eh bien ! ce sont des mouches qui volent et qui font un peu de bruit. Vous espérez en Dieu, et vous craignez quelque chose ! Croyez-moi, ne craignons que lui, et tout ira bien. » Voyant que les habiles du parti faisaient peu de cas de leurs scrupules, Jacqueline voulut libérer son âme. Le 22 juin 1661, « après avoir communié dans une grande amertume de cœur, » « tandis qu’elle faisait son action de grâces, ou plutôt qu’elle gémissait devant Dieu, il lui vint une forte pensée d’écrire toutes ses pensées, sur ce sujet, ou plutôt les principales, » et, s’adressant à la sœur Angélique de Saint-Jean, la fille d’Arnauld d’Andilly, sous-prieure à Port-Royal de Paris, elle écrivit une très belle lettre, la plus éloquente, la plus âprement passionnée, la plus cornélienne de toutes celles qui nous ont été conservées de l’admirable fille. Le lendemain, elle l’envoya à Arnauld, avec un billet où elle trouvait le moyen d’approuver avec « une joie incroyable » la conduite de son frère et la solution qu’il avait imaginée, et en même temps où elle revendiquait pour elle-même le droit et le devoir de faire plus : « Il me semble, mon père, que ce qui est assez pour les uns, serait un horrible défaut aux autres. A la bonne heure que les choses soient de cette sorte, pourvu que l’on permette à ceux qui en auront le courage d’aller plus avant, et que l’on ne prétende pas que nous nous sauverons en voilant la vérité. » Et elle ajoutait, comme si elle sentait la fragilité de son être intime : « Ne croyez pas, je vous en supplie, quelque forte que je paraisse, que la nature n’appréhende beaucoup toutes les suites ; mais j’espère que la grâce me soutiendra, et il est vrai qu’il me semble quasi que je la sens. »

Et elle disait à la sœur Angélique de Saint-Jean :


Il n’y a que la vérité qui délivre véritablement, et il est sans doute qu’elle ne délivre que ceux qui la mettent elle-même en liberté en la confessant avec tant de fidélité qu’ils méritent d’être confessés eux-mêmes et reconnus pour de vrais enfans de Dieu.

Je ne puis plus dissimuler la douleur qui me perce jusqu’au fond du cœur[23] de voir que les seules personnes à qui Dieu a confié sa vérité lui soient si infidèles, si je l’ose dire, que de n’avoir pas le courage de s’exposer à souffrir, quand ce devrait être la mort même, pour la confesser hautement.

Je sais le respect qui est dû aux puissances de l’Église ; je mourrais d’aussi bon cœur pour le conserver inviolable, comme je suis prête à mourir avec l’aide de Dieu pour la confession de ma foi dans les affaires présentes.


Ce n’étaient point là, — elle allait le faire voir, — de vaines paroles. Et du geste, de l’accent de Polyeucte marchant au supplice :


Que craignons-nous ? Le bannissement et la dispersion pour les religieuses, la saisie du temporel, la prison et la mort, si vous le voulez : niais n’est-ce pas notre gloire[24] et ne doit-ce pas être notre joie ?

Renonçons à l’Évangile, ou suivons les maximes de l’Évangile ; et estimons-nous heureuses de souffrir quelque chose pour la justice. Mais peut-être on nous retranchera de l’Église : mais qui ne sait que personne n’en peut être retranché malgré soi, et que l’esprit de Jésus-Christ étant le lien qui unit ses membres à lui et entre eux, nous pouvons bien être privés des marques, mais non jamais de l’effet de cette union, tant que nous conserverons la charité, sans laquelle nul n’est un membre vivant de ce saint corps ? Et ainsi ne voit-on pas que tant que nous n’érigerons point autel contre autel, que nous ne serons pas assez malheureuses pour faire une Église séparée, et que nous demeurerons dans les termes du simple gémissement et de la douceur avec laquelle nous porterons notre persécution, la charité qui nous fera embrasser nos ennemis… nous attachera inviolablement à l’Église.


Ce n’est pas qu’elle n’« admirât la subtilité de l’esprit, » — celui de son frère, — dont témoignait le mandement. « Je crois, déclarait-elle avec force, je crois qu’il est bien difficile de trouver une pièce aussi adroite et faite avec tant d’art. Je louerais très fort un hérétique en la manière qu’un père de famille louait son dépensier, s’il était aussi finement échappé de la condamnation sans désavouer son erreur, que nous consentons par-là au mensonge sans nier la vérité. »


Mais des fidèles, — reprenait-elle avec indignation, — des gens qui connaissent et qui soutiennent la vérité, l’Église catholique, user de déguisement et biaiser ! Je ne crois pas que cela se soit jamais vu dans les siècles passés, et je prie Dieu de nous faire mourir tous aujourd’hui plutôt que de souffrir qu’une telle abomination s’introduise dans l’Église… En vérité, ma chère sœur, j’ai bien de la peine à croire que cette sagesse vienne du Père des lumières, mais plutôt je crois que c’est une révélation de la chair et du sang. Pardonnez-moi, je vous en supplie, ma chère sœur, je parle dans l’excès d’une douleur à quoi je sens qu’il faudra bien que je succombe, si je n’ai la consolation de voir au moins quelques personnes se rendre volontairement victimes de la vérité et protester par une vraie fermeté ou par une fuite de bonne grâce contre tout ce que les autres feront, et conserver la vérité en leur personne. Car, je vous le demande, ma très chère sœur, au nom de Dieu, dites-moi quelle différence vous trouvez entre ces déguisemens et donner de l’encens à une idole sous prétexte d’une croix qu’on a dans sa manche ?


C’était retourner contre son propre frère l’ironie même des Provinciales. Et elle poursuivait avec une fougue d’éloquence que Pascal n’a pas dépassée :


Je sais bien que ce n’est pas à des filles à défendre la vérité, quoique l’on peut dire, par une triste rencontre, que, puisque les évêques ont des courages de filles, les filles doivent avoir des courages d’évêques ; mais si ce n’est pas à nous à défendre la vérité, c’est à nous à mourir pour la vérité et à souffrir plutôt toutes choses que de l’abandonner. Et elle concluait, douloureusement :


Du reste, arrive ce qui pourra, la pauvreté, la dispersion, la prison, la mort, tout cela me semble rien en comparaison de l’angoisse où je passerais le reste de ma vie, si j’avais été assez malheureuse pour faire alliance avec la mort en une si belle occasion de rendre à Dieu les vœux de fidélité que nos lèvres ont prononcés.


Elle signa pourtant, la sœur de Sainte-Euphémie, car il fallut bien se soumettre aux avis autorisés des directeurs de Port-Royal ; mais elle signa, la mort dans l’âme, disant qu’« elle serait la première victime du formulaire. » Ses sombres pressentimens ne l’avaient pas trompée. La douleur d’avoir agi contre ce qu’elle croyait être la voix de sa conscience fut pour la sainte fille le coup de grâce. Elle s’alita, et deux mois après la mère Angélique, elle mourait à Port-Royal des Champs, le 4 octobre 1661, à l’âge de trente-six ans.

Quand Pascal apprit la nouvelle de la mort de sa sœur, quoique ce fût « assurément, nous dit Mme Perier, la personne qu’il aimait le plus, » il dit simplement : « Dieu nous fasse la grâce d’aussi bien mourir ! » Dix mois après, il expirait à son tour. C’est ainsi que l’on meurt à Port-Royal. Aucun geste, aucun cri, aucune plainte ; des larmes tout intérieures ; mais le cœur se brise, et, par la fissure intime, la vie s’écoule avec les pleurs…


Sainte-Beuve, à propos de Jacqueline Pascal, a écrit de belles et pénétrantes pages sur les sœurs des grands hommes qui, « quand elles sont égales, sont plutôt supérieures à leur frère illustre. Elles se retrouvent meilleures. Ce sont comme des exemplaires de famille, des doubles du même cœur, qui se sont conservés sans aucune tache au sein du foyer, ou dans l’intérieur du sanctuaire. » Comme le critique a ici délicatement raison ! Dans « l’ordre » de l’intelligence et du génie littéraire, la sœur de Sainte-Euphémie est assurément moins grande que son frère ; dans « l’ordre » du cœur, de la moralité, et de la sainteté, ne lui est-elle pas supérieure ? Chez elle, rien de ces compromissions, de ces défaillances, de cette poussière d’humanité dont Pascal lui-même a subi l’atteinte. Sa vie nous présente la simplicité d’ordonnance et l’unité d’une belle tragédie classique. Eprise d’« honnêteté » tout d’abord, elle traverse, sans s’y attarder, le bel esprit et la frivolité des distractions mondaines ; ni son esprit, ni son cœur ne s’en laissent corrompre ; elle est comme indifférente aux séductions du milieu qui l’acclame, et comme dans l’attente d’un idéal supérieur. Quand cet autre idéal lui est révélé par son frère, elle l’embrasse avec une ferveur et, pour ainsi parler, avec une plénitude d’âme dont rien d’humain ne saurait désormais la distraire ou la divertir. Ce n’est pas, comme chez Blaise, son intelligence seule, c’est son être tout entier qui est engagé dans cette première et, pour elle, définitive conversion. Sa voie découverte, elle la suit avec une âpreté d’énergie, une rigueur de logique, un besoin d’aller jusqu’au bout de son sacrifice, bref, une virilité d’héroïsme dont il n’y a pas beaucoup d’exemples. Jacqueline Pascal est un admirable type de ces fortes générations de la première moitié du XVIIe siècle, dont nous retrouvons l’image, à peine idéalisée, dans le théâtre de Corneille. Le vieux poète n’a guère eu qu’à copier ce qu’il voyait autour de lui pour faire de ses drames une vivante école de grandeur d’âme. La petite poétesse dont à Rouen il avait salué la réputation naissante est digne de figurer parmi ses plus nobles héroïnes. Jacqueline Pascal, c’est Pauline après la grâce.

A Port-Royal des Champs, dans le petit oratoire qu’on a élevé sur les ruines de l’église détruite, on nous a conservé un portrait de la sœur de Sainte-Euphémie. Moins émouvant que celui que nous possédons de sa sœur Gilberte, à l’hôpital de Clermont, il a bien pourtant son austère et parlante beauté. Jacqueline est revêtue du sévère et imposant costume des Bernardines de l’ordre de Cîteaux : grande robe de laine blanche aux plis raides et lourds ; par devant, une croix rouge se détachant sur la blancheur du scapulaire ; la guimpe blanche, le voile noir enserrent et encadrent le long et fin ovale du visage. La jeune sous-prieure est assise : la main droite, appuyée au bras du fauteuil, touche, d’un geste familier, le blanc rosaire ; la main gauche tient un livre d’heures. Moins anguleuse, moins heurtée, la physionomie rappelle en plus doux celle de son frère. Le pli de la lèvre est bien spirituel, et l’on sent que le léger sourire qui éclaire cette noble figure serait aisément ironique. Moins vifs et moins perçans que ceux de Blaise, les beaux grands yeux profonds regardent droit devant eux avec calme, avec confiance, avec courage. Pourtant, il y a dans l’expression de ces traits quelque chose de subtilement douloureux qui inquiète et provoque à la rêverie… A quoi songe la sœur de Sainte-Euphémie ? et quelles sont ses raisons d’être triste ? L’idée de la mort et du jugement hante-t-elle son esprit ? Pense-t-elle aux malheurs qui fondent sur la sainte maison, et aux conséquences de la signature du formulaire ? Ou bien plutôt, sa mélancolie n’aurait-elle pas pour cause le souvenir de ce frère tant aimé qui s’attarde aux vanités du monde et pour le salut duquel elle donnerait si joyeusement sa vie ?… On ne sait ; ou du moins, on ne sait qu’une chose : c’est que ceux-là sont dignes d’admiration et d’envie qui savent mourir pour leur croyance, et que, dans cette existence si courte, et pourtant si bien remplie de Jacqueline Pascal, l’idéalisme français a trouvé l’une de ses plus hautes et plus mémorables expressions.


VICTOR GIRAUD.

  1. Œuvres complètes de Pascal, publiées suivant l’ordre chronologique, avec documens complémentaires, introductions et notes (Collection des Grands Écrivains de la France), par MM. Léon Brunschvicg et Pierre Boutroux. Première série : Jusqu’au Mémorial de 1654, 3 vol. in-8, Hachette, 1908. — Tous les textes essentiels, au moins jusqu’à 1654, sont recueillis dans cette très belle édition, véritable monument d’information méthodique et d’ingéniosité historique et critique : les œuvres de Jacqueline s’y entrelacent tout naturellement à celles de son frère. — Pour la période qui suit 1654, voyez, en attendant la fin de l’édition Brunschvicg et Boutroux, Lettres, Opuscules et Mémoires de Madame Perier et de Jacqueline, sœurs de Pascal et de Marguerite Perier, sa nièce, publiés sur les manuscrits originaux, par Faugère, Paris, Vaton, 1845, in-8 (les textes y sont reproduits d’une façon plus exacte et plus complète que dans la grandiloquente Jacqueline Pascal de Victor Cousin, Didier, 1844, in-16). — Cf. encore le Recueil d’Utrecht ; le Port-Royal de Sainte-Beuve ; les Études sur Blaise Pascal, de Vinet ; Jacqueline Pascal, par Marie Dutoit, Fischbacher, 1897, in-16 ; les travaux de MM. E. Boutroux et G. Michaut ; et surtout F. Strowski, Pascal et son temps, t. II et III, Plon, 1907 et 1908, in-16.
  2. Ceci est la version du Recueil d’Utrecht. Peut-être est-elle un peu arrangée, car la réponse rapportée par Marguerite Perier est un peu moins cornélienne : « Ma mère répondit tristement qu’elle était à Paris seule sans père ni mère, avec son frère et sa sœur, bien affligée de l’absence de son père ; et qu’ils n’avaient pas assez de joie, ni de gaîté pour donner du plaisir à M. le cardinal, ni les uns ni les autres. »
  3. Quelques-uns de ces vers ont été imprimés du vivant même de l’auteur, en un petit volume in-4e, intitulé : Vers de la petite Pascal, 1638, sans nom d’imprimeur. Ce volume, qui contenait une épitre dédicatoire de Jacqueline à la Reine, existait encore au XVIIIe siècle, puisque le P. Guerrier l’a eu entre les mains : il est devenu introuvable.
  4. Je suis ici la version de Marguerite Perier, dont M. F. Strowski a essayé récemment d’infirmer le témoignage, sous prétexte qu’il n’est que de seconde main, et qu’il est contredit par un témoignage tout contemporain, celui de Jacqueline écrivant le 1er avril 1848 à Mme Perier : « (Dieu) ne nous a pas seulement faits frères les uns des autres, mais encore enfans d’un même père, car tu sais que mon père nous a tous prévenus et comme conçus par le dessein. » Mais il faudrait d’abord prouver que ce passage d’une lettre d’ailleurs fort obscure, et qui, écrite par Jacqueline, a été dictée par Blaise, a exactement le sens qu’on lui attribue. D’autre part, j’observe que le témoignage de Marguerite nous montrant Blaise le premier converti, convertissant ensuite toute sa famille, a ceci pour lui d’être non seulement conforme à la tradition, mais aussi à la vraisemblance psychologique, et qu’il est enfin formellement confirmé par Mme Perier, dans la Vie de son frère : « Mon frère, dit-elle, continuant de chercher de plus en plus les moyens de plaire à Dieu, cet amour de la perfection s’enflamma de telle sorte dès l’âge de vingt-quatre ans, qu’il se répandit sur toute la maison ; mon père même, n’ayant pas de honte de se rendre aux enseignemens de son fils, embrassa pour lors une manière de vie plus exacte… »
  5. Il existe deux portraits de Jacqueline Pascal : l’un qui se trouve à l’oratoire-musée de Port-Royal, l’autre au château de Bosmelet (Seine-Inférieure). Aucun des deux ne figure parmi les illustrations du charmant volume que M. A. Hallays vient de publier sous le titre du Pèlerinage de Port-Royal (Perrin) ; mais l’un au moins sera reproduit dans la belle Iconographie port-royaliste, qui va prochainement paraître à la librairie Hachette, par les soins de MM. A. Hallays. et A. Gazier.
  6. Cf. Racine, Iphigénie :
    Mon père,
    Cessez de vous troubler, vous n’êtes point trahi :
    Quand vous commanderez, vous serez obéi.
    Ma vie est votre bien : vous voulez le reprendre :
    Vos ordres sans détours pouvaient se faire entendre,
    D’un œil aussi content, d’un cœur aussi soumis
    Que j’acceptais l’époux que vous m’aviez promis,
    Je saurais, s’il le faut, victime obéissante,
    Tendre au fer de Calchas une tête innocente,
    Et, respectant le coup par vous-même ordonné,
    Vous rendre tout le sang que vous m’aviez donné.
    Si pourtant ce respect, si cette obéissance,
    Parait digne à vos yeux d’une autre récompense…
    J’ose vous dire ici qu’en l’état où je suis,
    Peut-être assez d’honneurs environnaient ma vie
    Pour ne pas souhaiter qu’elle me fût ravie…
    N’est-ce pas la même langue et les mêmes formules, la même habileté dialectique, le même mouvement et, si je puis dire, les mêmes intonations ?
  7. Ce texte, cité par Sainte-Beuve, a été un peu arrangé par lui, d’après la version originale et la version donnée par Mme Perier. Voici le vrai texte de la mère Agnès : « Il vaut mieux que cette personne [Jacqueline elle-même] cache le talent qu’elle a pour cela que de le faire valoir, car Dieu ne lui en demandera pas compte, puisque c’est le partage de notre sexe que l’humilité et le silence. » (Lettres de la mère Agnès Arnauld, abbesse de Port-Royal, publiées sur les textes authentiques avec une introduction, par P. Faugère, 2 vol. in-8o ; Paris, Benjamin Duprat, 1858 ; t. I, p. 171 : cette importante publication est en réalité l’œuvre de Mlle Rachel Gillet).
    Corneille a traduit en vers lui aussi cet hymne Jesu, nostra redemptio : la traduction de Jacqueline vaut au moins la sienne.
  8. Cf. Pascal lui-même dans la Lettre sur la mort de M. Pascal le père : « Une des plus solides et plus utiles charités envers les morts est de faire les choses qu’ils nous ordonneraient s’ils étaient encore au monde… » (éd. Brunschvicg, t. II, p. 558).
  9. Je ne tiens, à dessein, dans tout ceci, aucun compte des raisons d’ordre matériel que Pascal aurait pu avoir de garder sa sœur auprès de lui ; car il ne me parait pas du tout prouvé qu’à ce moment-là, il ait été aussi âprement intéressé que l’ont insinué M. Strowski et M. Brunschvicg. Non pas que je veuille idéaliser outre mesure l’auteur des Provinciales : l’humanité d’une nature comme la sienne doit nous suffire. Mais il ne faut pas non plus rabaisser, et peut-être calomnier, sans preuve suffisante. Or, il me semble que les conclusions qu’on serait tenté de tirer des actes notariés signés par Pascal, et qu’a publiés, en 1888, M. Barroux (Bulletin des travaux historiques et scientifiques, section d’histoire et de philologie) et qu’a réimprimés M. Brunschvicg, sont en contradiction si formelle, — ne parlons même pas de vraisemblance psychologique, car, psychologiquement, tout est possible, — avec les témoignages de Mme Perier et de Jacqueline elle-même, qu’il est de toute prudence de suspendre notre jugement. Peut-être les documens exhumés ne sont-ils pas complets. Il serait à souhaiter qu’un homme du métier reprît cette délicate question.
  10. Cf. Polyeucte :
    Et je ne regarde Pauline
    Que comme un obstacle à mon bien.
    Dans tout le cours de la lettre on pourrait relever d’involontaires réminiscences de Polyeucte. Je crois bien que ce sont des réminiscences véritables. Jacqueline était à Rouen, et elle avait dix-huit ans quand Corneille donna Polyeucte (1643). Elle ne serait pas Jacqueline, si elle n’avait pas beaucoup admiré la « tragédie chrétienne » du grand poète qu’elle connaissait. Qui sait même si la lecture de la pièce n’aurait pas réveillé ou fait naître dans l’âme de la jeune fille des sentimens de sacrifice et d’héroïsme chrétiens dont, trois ans plus tard, sa conversion allait bénéficier ?
  11. Cf. Polyeucte :
    Madame, quel dessein vous fait me demander ?
    Est-ce pour me combattre, ou pour me seconder ?
  12. Blaise est alors en Auvergne, auprès de Mme Perier. Est-ce que je me trompe ? Et vais-je commettre, par hasard, un jugement téméraire ? Mais il me semble que Gilberte dut être pour beaucoup dans l’opposition faite à Jacqueline. « C’est la Marthe de la famille, » a très joliment dit M. Strowski. Dans une autre circonstance (édition Brunschvicg, t. I, p. 27), on l’entrevoit plus intéressée que son mari. Et peut-être Blaise, laissé à sa seule inspiration, eût-il été plus conciliant. Une fois arrivé à Paris, on le voit céder assez vite.
  13. M. Brunschvicg qui suit, pour le texte de la Relation, un manuscrit communiqué par M. Gazier et intitulé : Diverses lettres de piété de quelques religieuses de Port-Royal et autres personnes, donne en notes d’intéressantes variantes tirées d’un autre manuscrit ; mais il ne donne pas cette phrase que j’emprunte à la « vulgate, » publiée par Cousin et Faugère, et qui est pourtant fort importante : car elle justifie, ou du moins elle excuse dans une certaine mesure Pascal et Mme Périer. Le vrai texte critique de la Relation aurait mérité d’être méthodiquement établi.
  14. Dans toute cette affaire, l’attitude de M. Singlin est aussi admirable que celle de la mère Angélique, et justifie pleinement ce qu’a dit de lui Racine dans son Abrégé de l’histoire de Port-Royal (édition Gazier, p. 88-89), quand il loue « son bon sens, joint à une piété et à une charité extraordinaire. »
  15. Son frère, d’abord.
  16. Jacqueline revient encore sur cette idée en terminant, et en y joignant d’ailleurs une considération qui, pour être un peu inattendue sous sa plume, n’en est pas moins intéressante : » Qu’elle (Gilberte) prie pour mon frère, pour la sainte Église et pour tout l’État ; car Dieu écoute les prières des malades, quand ils sont tout à lui comme je sais qu’elle y est. »
  17. Le premier éditeur du Règlement pour les enfans l’a si bien senti qu’en l’imprimant à la suite des Constitutions du monastère de Port-Royal du Saint-Sacrement (Mons, Gaspard Migeot, 1665), il l’a fait précéder d’un court Avertissement qui est bien curieux à relire : « Quoique ce Règlement des Enfans ne soit pas une idée, mais qu’il ait été dressé sur ce qui s’est pratiqué à Port-Royal des Champs pendant plusieurs années, il faut néanmoins avouer que, pour l’extérieur, il ne serait pas toujours facile, ni même utile de le mettre en usage dans toute cette exactitude. Car il se peut faire, et que tous les enfans ne soient pas capables d’un si grand silence et d’une vie si tendue, sans tomber dans l’abattement et dans l’ennui, ce qu’il faut éviter sur toutes choses ; et que toutes les maîtresses ne puissent pas les entretenir dans une si exacte discipline, en gagnant en même temps leur affection et leur cœur, ce qui est tout à fait nécessaire pour réussir dans leur éducation. C’est donc à la prudence à tempérer toutes ces choses, et à allier, selon la parole d’un Pape, une force qui retienne les enfant sans les rebuter, et une douceur qui les gagne sans les amollir. »
  18. L’église de Linas possède aujourd’hui deux tableaux ex-voto représentant Marguerite Perier et Claude Baudran, une autre miraculée de la Sainte-Épine. Cousin, avec l’intrépidité d’affirmation sans preuve qui le caractérise, attribuait naturellement à Philippe de Champaigne le portrait de Marguerite, qu’il n’avait d’ailleurs pas vu. M. Hallays a reproduit ces deux ex-voto dans son Pèlerinage de Port Royal, et il y a finement discuté la question d’authenticité.
  19. L’Image d’une religieuse parfaite et d’une imparfaite, avec les occupations intérieures pour toute la journée, 2e’ édition, Paris, Charles Savreux, 1666, in-16. — Dans l’excellente édition que M. A. Gazier vient de publier de l’Abrégé de l’Histoire de Port-Royal de Racine (Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1908 ; in-16, p. 197), je lis ceci : « La Religieuse parfaite a été recueillie par la sœur Euphémie sous la mère Agnès, lorsque celle-ci était maîtresse des novices. » (Diverses particularités concernant Port-Royal recueillies par mon père de ses conversations avec M. Nicole.) Le témoignage est formel, mais il est un peu énigmatique : car, dans ce livre, qu’est-ce qui est exactement de la mère Agnès, qu’est-ce qui est de la sœur de Sainte-Euphémie ? C’est ce qu’il est bien difficile de démêler. Et voilà pourquoi je n’insiste pas sur ce petit volume.
  20. Je me demande si cette lettre est bien exactement datée.
  21. Voyez, pour tous ces événemens, les précieux Mémoires de Godefroi Hermant sur l’histoire ecclésiastique du XVIIe siècle, publiés par M. A. Gazier, t. IV et V. Paris, Plon, 1908.
  22. Sur cette question de la signature du formulaire, la première attitude de Pascal était celle qu’eut plus tard Bossuet, dans sa Lettre aux religieuses de Port-Royal (juillet 1665). Voyez cette Lettre au tome I de la très belle et sans doute définitive édition de la Correspondance de Bossuet, qu’ont commencée récemment MM. Levesque et Urbain dans la Collection des Grands Écrivains de la France (Hachette, 1909, p. 84 et suivantes).
  23. Cf. le Cid :
    Percé jusques au fond du coeur
    D’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle…
  24. C’est le mouvement même de Polyeucte :
    Où le conduisez-vous ? — A la mort ! — A la gloire !