Une Guerre servile en Russie, la révolte de Pougatchef

Une Guerre servile en Russie, la révolte de Pougatchef
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 34 (p. 267-303).
UNE
GUERRE SERVILE
EN RUSSIE

LA REVOLTE DE POUGATCHEF

Les biographes de Pouchkine racontent que l’empereur Nicolas, voulant guérir le poète d’un libéralisme trop ardent, lui demanda d’écrire l’histoire de la révolte de Pougatchef. Le souverain comptait que l’écrivain prendrait au spectacle de l’anarchie, comme le Spartiate à la vue de l’ilote ivre, le dégoût de son idéale passion. Pouchkine se mit à la tâche avec le feu et le zèle qu’il apportait à tout travail ; il parcourut les provinces, théâtre de l’orgie sanglante, compulsa les documens officiels, interrogea les témoins survivans. En possession de ces élémens d’étude, il se trouvait entre un double danger : un esprit faible, trop fidèle à la direction qu’on voulait lui imprimer, eût pris peur et horreur de la liberté populaire, déshonorée à ses yeux par des turpitudes sans nom ; un esprit faux eût cédé à la tentation de poétiser le héros de la tragédie, de lui donner l’auréole que les dramaturges de notre temps ne marchandent guère aux bandits romantiques. Par bonheur, Pouchkine avait le jugement fort et droit ; ceux qui l’ont pratiqué savent à quel degré cet heureux génie unit les dons souvent contraires d’une raison puissante et d’une imagination enflammée. Il revint de ses longues recherches avec un volume, œuvre de maître ; la rébellion sauvage y était racontée d’un style sévère, jugée et flétrie comme elle le méritait : pas une indulgence de poète pour le format qui fit trembler l’empire, pour les hordes aveugles qui le suivaient ; rien que la vérité de l’histoire et l’indignation d’un patriote devant la plaie de la patrie ; puis, l’œuvre ainsi faite, Pouchkine resta libéral.

C’est d’après cette œuvre que nous voudrions faire connaître en France le curieux épisode qui a échappé jusqu’ici à notre littérature. Nous n’apportons pas une production originale ; convaincu que l’histoire écrite par Pouchkine peut être considérée comme définitive, nous nous sommes contenté souvent de la traduire, parfois de l’éclairer ou de l’abréger pour le lecteur français, çà et là de la compléter avec les indications de travaux russes plus récens. En empruntant à un tel maître le récit des faits, nous nous sommes efforcé de lui emprunter surtout l’esprit qui l’a dirigé. Pour un étranger, il était tentant peut-être et facile à coup sûr de présenter les hommes et les choses de ce monde lointain sous un relief romanesque : des kosaks armés contre le pouvoir, des fils de Mazeppa guerroyant dans la steppe, tout cela comportait nécessairement chez nous, il y a peu d’années encore, une poésie théâtrale et je ne sais quelle fausse sentimentalité. Aujourd’hui l’histoire fait son devoir plus austère et plus étroit ; il lui est d’autant moins permis de l’enfreindre que ses enseignemens de vérité sont plus que jamais nécessaires. Ce qui nous a tout d’abord frappé dans le tableau de cette guerre servile sous Catherine II, c’est le caractère commun à ces poussées brutales d’en bas, qui semblent des phénomènes d’atavisme, comme une vague nostalgie des états sauvages traversés par l’humanité primitive. Non pas révolutions, mais convulsions, comme on les nommait si bien naguère à cette place ; convulsions stériles, sans formule, sans idée. Au premier coup d’œil, on les distingue sans peine des révolutions historiques ; ces dernières, même au prix du sang et des catastrophes, ont marqué une étape du mouvement humain, un progrès ; rien ne reste au contraire de ces poussées de la brute, identiques dans tous les temps et tous les pays. Que ce soient les gladiateurs de Spartacus et de Catilina, les Jacques et les maillotins de la France féodale, les anabaptistes d’Allemagne, les hordes serviles de Stenka Razine et de Pougatchef, ou les malfaiteurs assemblés dans nos capitales modernes, tous se reconnaissent à la même absence d’idéal. Armée soulevée par la haine stupide, qui veut uniquement la jouissance, qui la veut rapide et folle, une heure avant le châtiment. Partout les chefs la recrutent avec la même promesse décevante et absurde, celle que Stenka Razine, le prédécesseur de Pougatchef, faisait aux gens du Don : « Je suis venu pour exterminer les boïars et les riches. » — De toutes ces convulsions, la plus violente et la plus formidable peut-être fut celle que nous allons raconter ; notre génération comprendra son histoire mieux que les contemporains de Pouchkine ; plus d’un, sans être bien vieux, se souviendra en feuilletant ces pages, et dira : « Mais j’ai vu ceci ! J’ai vu l’incendie de Kazan, le siège d’Orenbourg, les barriques éventrées au conseil des malfaiteurs improvisés généraux ! » — Telle est l’impression que nous avons éprouvée en lisant cette histoire lointaine et étrangère ; telle est l’impression que nous avons voulu faire revivre chez d’autres, étant de ceux qui souhaitent de toute leur âme à leur libre patrie, non les faiblesses de l’oubli, mais la vertu du souvenir,


I

« Mille verstes… et puis mille encore…. A deux mille verstes de la capitale, entre le sauvage Volga et le torrentueux Iayk, depuis la Kama jusqu’à la mer Caspienne, s’étend la mère-steppe, immense, bleuâtre, à perte de vue ; elle s’étend sans fin et sans bords. C’est là qu’errent les audacieux, qu’on respire à pleins poumons, là qu’on secoue en galopant les chagrins et les soucis du cœur ; là que les têtes chaudes, ennemies de tout joug, vivent à leur guise. La libre confrérie des vauriens parcourt la steppe, le couteau à la botte, sans tsar à l’esprit, sans Dieu dans la conscience… Les garçons fugitifs de toute la Russie s’y rassemblent, y construisent leurs villages, y vivent de la perdition des âmes et de la coupe des têtes. Le gueux chauve et nu, le sage fainéant, l’innocent condamné en justice, le mendiant à la besace, tous les riches de malheurs ; le pécheur maudit, le meurtrier comme l’homme de Dieu, le moujik comme le boïar, le moine, l’ex-pope, le soldat, le prévôt, le forçat… c’est tout un : tous sont reçus au service du major l’Alouette, qui vole en chantant entre le ciel bleu et la steppe. Une loi pour tous, le libre vouloir ! Plus de commandans, de juges, d’écrivains, plus de voïévodes ni de bourreaux, de seigneurs ni de bourgmestres… des atamans, des ïessaouls… fais voir ton audace et tu seras toi-même ataman. Dans cette vie-là, sous le ciel clair et les étoiles, tu es ton maître à toi-même et n’en connais pas d’autres… C’est le bon pays où on ne demande pas de papiers, où tout le peuple des fugitifs est hospitalier à ceux qui fuient. »

C’est avec ces vives couleurs que M. Salias, un écrivain russe qui a consacré toute une vaste épopée à la révolte de Pougatchef, nous dépeint la frontière orientale de la Russie d’Europe au siècle dernier. Frontière idéale, indécise entre la vieille Asie et la jeune Europe. Elle est marquée, des monts Ourals à la mer Caspienne, par le fleuve Oural, qui s’appelait alors l’Iayk : il importe de lui conserver dans ce récit l’ancien nom qu’il perdit à la suite des événemens que nous allons raconter. Sans souci des géographes, la grande steppe mongole franchit cette ligne d’eau et continue en réalité jusqu’au Volga les solitudes et les populations asiatiques. Ces territoires, aujourd’hui compris dans le réseau administratif de l’empire, ne lui appartenaient que de nom sous Catherine II. Sur le cours moyen de l’Iayk, une grande place militaire, la ville forte d’Orenbourg[1], s’élevait comme la sentinelle avancée de l’Occident ; elle commandait deux places de moindre importance : en amont, à l’endroit où le fleuve sort des montagnes, la forteresse d’Orsk ; en aval celle de Iaytzky, l’Ouralsk actuelle, au coude formé par les eaux, quand, après avoir couru longtemps droit au Volga, elles tournent brusquement au sud pour se jeter dans la Caspienne. C’étaient là, avec quelques méchans fortins perdus dans les steppes et sur les affluens de l’Iayk, les seuls refuges de l’autorité régulière. Hors de la zone militaire de ces citadelles et de quelques routes parcourues à rares intervalles par des colonnes volantes, la terre appartenait aux errans, chacun y relevait à sa guise de son khan, de son ataman, de son dieu, de sa lance. Les tribus asiatiques formaient le fond de la population disséminée sur ces vastes espaces. On y voyait, on peut y voir encore, toutes les familles de la race mongole, Bachkirs, Kirghiz, Kalmouks, Tchérémisses, derniers descendans de ces Tatars de la Horde-d’Or, maîtres du monde slave jusqu’à la fin du XVIe siècle. Ils sont restés jusqu’à nos jours les hommes de la Genèse : au loin de ces horizons ininterrompus d’herbes et de sable, Abraham pousse devant lui ses troupeaux, comme jadis au désert de Chaldée. Les bergers nomades ignorent le foyer, ce premier nœud de toute société qui se fixe ; même la tente est une. habitation trop peu mobile à leur gré : ils ne connaissent d’autre abri que la kibitica, le chariot couvert de peaux où roulent leur famille et leur fortune. Isolés d’habitude à la recherche des bons pacages, des poussées soudaines les rassemblent parfois dans la grande steppe tourkmène comme les nuées de sauterelles : « C’est l’avènement de Gog et de Magog, des armées et des peuples de toutes les aires de vent, montant comme la tempête et le nuage, » disaient les prophètes quand ces invasions touraniennes se jetaient sur l’ancien monde sémitique. Marée humaine, sortie du mystérieux réservoir d’hommes qui se cache dans les montagnes mères d’Asie, jetée par des flux et des reflux périodiques de la Russie à la Chine, réclamant à tour de rôle la protection du Tsar Blanc ou celle du Fils du Ciel.

Sur ce fond primitif était venu se greffer à la frontière « l’armée » kosake de l’Iayk. On a beaucoup discuté sur l’origine obscure de la société kosake ; il nous semble qu’on pourrait la définir en un mot : l’apport des grands fleuves russes. Reportons-nous au moyen âge moscovite ; quatre grandes voies d’eau, le Dnieper, le Don, le Volga, l’Iayk, descendent des provinces du tsar aux mers turques, à l’Euxin et à la Caspienne. Entre les terres chrétiennes et le littoral musulman, les steppes du sud et les deltas des fleuves forment une zone vague, les ukraines ou frontières, terre d’asile et forteresse désignée aux transfuges des deux camps. C’est le temps du servage, des guerres perpétuelles, de la lourde tyrannie des boïars : dans leur course lente à travers les plaines moscovites, les grands fleuves ont vu bien des misères, entendu bien des plaintes ; ils passent devant les pauvres villages et dans le cœur des villes opprimées, tentation permanente, route facile qui mène l’homme du Nord à la lumière, l’esclave à la liberté. Les malheureux et les gens d’aventure s’en viennent au fleuve plein de promesses : ils lancent au courant la petite barque, faite d’un tronc d’arbre évidé, qu’on appelle douchegoubka, « perdition d’âme, » et rament vers le sud en chantant la chanson kosake : « Hélas ! brouillards, brouillards aveuglans, vous qu’on déteste comme le chagrin au cœur, vous ne vous levez pas, mes petits brouillards, du côté de la mer Bleue ! » — Ainsi se peuplent les ukraines et les deltas des rivières, en quelque sorte des sédimens humains entraînés par les flots depuis leur source ; et la société kosake se constitue, lente infiltration du servage dans les terres libres. Fidèle à son origine fluviale, le kosak vivait de pêche et de piraterie ; il a été marin avant d’être cavalier. Quand la mauvaise saison arrêtait les pêcheries dans les estuaires poissonneux du Don et du Volga, les petites barques en sortaient pour écumer la mer Noire et la Caspienne, capturant là les marchands grecs et génois, ici les persans et les boukhares. L’audace de ces partisans ne connaissait pas de bornes : à deux reprises, des expéditions kosakes de l’Iayk poussèrent jusqu’à Khiva et pillèrent le Khanat, devançant ainsi l’un des plus pénibles exploits qu’aient accomplis de nos jours les armées russes. Il fallut les terribles répressions qui suivirent les révoltes de Stenka Razine et de Mazeppa pour que le pouvoir central parvînt à s’assurer de façon permanente, au siècle dernier, l’obéissance et les services des « armées » du Don et du Volga, tout en respectant leur libre constitution ; mais l’armée de l’Iayk, moins facile à atteindre, jouissait encore sous Catherine II d’une indépendance presque absolue, et offrait un dernier refuge aux aventuriers.

Ainsi la société kosake formait la transition naturelle entre les Tatars nomades et les colons russes sur la frontière asiatique de l’empire. A la région du Volga commençait la vieille Russie, avec son pesant état social, le servage, l’homme cloué à la glèbe. On imagine sans peine le mirage de la steppe libre sur les gens de la rive asservie ; un courant d’émigration continue assurait la colonisation de l’Iayk, et M. Salias nous a dit de quels estimables élémens cette colonisation était faite. Nul terrain, on le voit, ne fut mieux préparé pour la sédition ; elle était chronique et comme suspendue dans cette atmosphère troublée ; le grand péril était qu’elle ne se propageât jusqu’aux provinces serves du cœur de l’empire ; il est nécessaire, pour l’intelligence des faits qui suivent, de rappeler les causes générales qui rendaient ce péril plus imminent et plus redoutable il y a un siècle, aux approches de l’année 1772.

La guerre de Turquie, traînant depuis cinq ans, la guerre de Pologne, la révolution de Suède, retenaient toute l’attention et toutes les forces de la Russie sur la frontière occidentale. Les prisonniers turcs et polonais, évacués sur les places du Volga, promettaient le concours de chefs éprouvés et de haines ardentes aux fauteurs d’insurrection. Les grands mouvemens d’émigration et de déportation amenés par le partage de la Pologne allaient peupler l’empire de fermens de révolte. Epuisé d’hommes et d’argent par ces guerres meurtrières, le gouvernement faisait peser durement sur la population la double misère du recrutement et de l’impôt. Partout, dans les campagnes, le paysan fuyait aux forêts devant l’enrôleur et l’exacteur. Le papier-monnaie, qui fit son apparition sous Catherine, troublait les relations commerciales, et le bas peuple se croyait dépouillé en recevant ce signe d’échange inconnu. Les gens du fisc et de l’administration, mal surveillés par le pouvoir central, protégés par l’éloignement de Saint-Pétersbourg et la lenteur des communications, constituaient dans les provinces de l’est une autocratie tyrannique pressurant cyniquement le pauvre monde. La peste venait d’éclater à Moscou, enlevant cent mille victimes dans la seule année 1771 ; on sait comment les sociétés primitives rendent leur gouvernement responsable de ce fléau mystérieux et quel trouble indicible apporte dans les idées populaires la terreur de la mort noire.

Toutes ces souffrances accumulées étaient envenimées par le fanatisme religieux, levain de fermentation tout-puissant dans la pieuse Russie, et inséparable de ses grandes agitations historiques, Pierre le Grand et ses successeurs s’étaient aliéné des millions de sujets en interdisant aux vieux croyans quelques cérémonies liturgiques insignifiantes en apparence. Les forêts du haut Volga et les steppes du sud étaient les refuges habituels de ces raskolniks ; les proscrits, les martyrs, comme ils s’appelaient, y accouraient de toute la Russie, fanatisés par les prédications de moines ignorans et de sauvages apôtres. En dehors même des kosaks, appartenant en grande majorité au vieux rite, il se formait là une société messianique, si l’on peut dire, dont notre pensée moderne aurait grand’peine à se représenter le curieux état d’esprit ; il faudrait, pour retrouver un mysticisme analogue, remonter à la Judée au premier siècle de notre ère, sous Titus, ou à la jeune chrétienté romaine sous Néron. Pour ces millénaires, Pierre et ses successeurs étaient les incarnations de l’Antéchrist ; le vrai tsar orthodoxe se cachait quelque part chez les saints, à Kief ou à Jérusalem ; il devait revenir au jour marqué détrôner la Bête. Ils l’attendaient fermement, ne séparant jamais leur foi monarchique de leur foi religieuse. Ces rêves prenaient un corps dans les doutes laissés par la tragédie de 1762, par la disparition obscure du jeune Pierre III au profit de l’impératrice son épouse. Le mystère qui avait entouré l’avènement de Catherine devait susciter comme toujours un samozvanetz, — l’élu de soi-même, — un de ces imposteurs populaires qui se constituent les vengeurs et les bénéficiaires des drames de palais et donnent à l’histoire de Russie un caractère si original ; messies toujours attendus aux heures de troubles, toujours sûrs d’un accueil aveugle, même quand plusieurs se succèdent sous le même nom d’emprunt ; expressions vivantes d’une fidélité et d’une espérance jamais lassées.

Demandons encore à M. Salias de nous renseigner sur la géographie fabuleuse des apocalypses de la steppe ; il nous fera connaître jusqu’où allaient l’ignorance et l’illuminisme des pauvres raskolniks. — « Près d’ici, le fleuve Volga et d’autres fleuves, où une foule nombreuse de vieux croyans se sauvent du péché : là, partout des ermites et des anachorètes, jusqu’à la mer Caspienne. Derrière la Caspienne, la Tartarie. Derrière la Tartarie, les bornes de la terre. C’est de là que le soleil sort chaque matin. — Là où le soleil se couche, beaucoup de villes russes, et parmi elles trois immenses villes, Kief, Moscou, Jérusalem, où les serviteurs de Dieu contemplent en frémissant les scandales et l’endurcissement des pécheurs. Après ces villes les portes de l’enfer, le lieu au nom criminel, Piétiturc (Pétersbourg). Là vit le diable turc lui-même avec cinq grands anges. À l’époque du tsar pécheur et sacrilège Pierre Alexéiévitch furent construites ces portes infernales. Derrière Piétiturc jusqu’à la mer océane vivent le païen et l’Allemand ; derrière l’Océan, les bornes de la terre : là descend le soleil chaque nuit… — Les temps de l’Antéchrist sont venus ; on raconte qu’on l’a vu déjà ; c’est un velmoje, vêtu de velours et de brocart d’or ; il parle avec les siens, et ce ne sont pas des paroles russes ; il passe devant les églises et se détourne… » — Il faut noter ces derniers traits. La cour de Saint-Pétersbourg, où les Allemands étaient en grande faveur depuis Pierre Ier, avait le tort d’envoyer dans ces provinces fanatiques de l’est des gouverneurs et des généraux allemands, dont quelques-uns parlaient à peine la langue nationale, commandaient durement, et laissaient percer l’orgueil d’une civilisation supérieure ; les vieux Slaves ne leur obéissaient qu’en frémissant ; pour ces croyans formalistes, les hérétiques étrangers étaient des païens au même titre que les mahométans ou les idolâtres Tourkniènes : — basourman, — mécréant, disait d’eux le raskolnik, en leur appliquant l’appellation populaire du musulman en Russie.

En 1771, le général Traubenberg avait été massacré par les kosaks soulevés. La cause de la révolte était une tentative nouvelle et aussi vaine que les précédentes pour appliquer l’ukase qui subordonnait l’armée de l’Iayk à la chancellerie militaire ; les kosaks se croyaient en outre menacés d’être incorporés dans les régimens de hussards réguliers et envoyés au Danube ; enfin ils avaient refusé de poursuivre les trente mille kibitkas de Kalmouks qui passaient la frontière au même moment pour aller se donner à l’empereur de la Chine. La brusque émigration de cette masse nomade, exemple contagieux, avait laissé comme un grand remous parmi les autres tribus tatares ; la révolte kosake avait été mal comprimée par Freimann, le successeur de Traubenberg ; l’incendie couvait sur toute la steppe libre et devait fatalement gagner, grâce aux causes que nous venons d’énumérer, les œuvres vives de l’empire. Plus d’un kosak dut se rappeler alors la prophétie que la complainte populaire prête au grand insurgé du Don, Stenka Razine, mourant sur l’échafaud de Moscou en 1671 : « Je reviendrai dans cent années et ramènerai une tempête pire que la première. » — En 1772, les cent années étaient révolues : tous les misérables regardaient vers l’Orient, attendant leur libérateur.


II

Il y avait à cette époque un vagabond obscur qui errait dans les stanitzas kosakes, louant son travail tantôt à un maître, tantôt à un autre, et s’employant à toute sorte de métiers. Après la répression de la révolte de 1771, il avait disparu pour un temps, de l’autre côté de la frontière. A l’automne de 1772, on le revit dans les pêcheries de Iaytzky. Il se faisait remarquer par l’audace de ses paroles, attaquait l’autorité et exhortait les kosaks à fuir sur les terres du sultan de Turquie ; il assurait qu’un certain pacha leur compterait aussitôt 5 millions de roubles et que leurs frères du Don suivraient ; il savait de bonne source que deux régimens de Moscou marchaient contre les hommes libres de l’Iayk et qu’une révolte éclaterait à la Noël. — Quelques-uns de ceux qui l’entendirent voulurent l’arrêter et le livrer comme perturbateur à la chancellerie militaire ; il échappa d’abord et fut pris un peu plus tard sur la dénonciation d’un paysan qui avait fait route avec lui. Ce vagabond reconnut se nommer Émélian Pougatchef, kosak du Don et raskolnik. Il était venu avec de faux passeports de la frontière de Pologne, pour s’établir dans une des communautés de vieux croyans rassemblées sur le fleuve Iayk. On l’expédia sous bonne garde à Simbirsk, et de là à Kazan ; le gouverneur d’Orenbourg avisa de ce fait le ministère de la guerre, dans son rapport du 18 janvier 1773. — Les agitateurs kosaks n’étaient pas alors chose rare, et les autorités de Kazan n’accordèrent pas grande attention à celui qu’on leur envoyait. Pougatchef, écroué à la maison d’arrêt, n’y fut pas gardé plus sévèrement que les autres prisonniers. De temps en temps, suivant l’usage, il sortait escorté de deux soldats pour recueillir de par la ville les aumônes des gens miséricordieux. Ses amis ne l’oubliaient pas. Un jour qu’il mendiait entre ses deux garnisaires, une troïka attelée se trouva sur son chemin dans la grand’rue de Kazan : Pougatchef s’y jette en renversant l’un des soldats ; l’autre l’aide à monter, s’assoit à côté de lui, et les fugitifs sortent de la ville au grand galop des chevaux. Cela se passait le 19 juin 1773. Trois jours après, on recevait de la justice militaire de Saint-Pétersbourg une sentence aux termes de laquelle Émélian Pougatchef était condamné à la peine du fouet et à la déportation aux travaux forcés en Sibérie.

Le malfaiteur évadé reparut sur l’Iayk, dans la métairie d’un ancien kosak, Daniel Chéludiakof, chez lequel il avait été précédemment en service. Là se tinrent les premiers conciliabules des rebelles. Il y fut question de la fuite en Turquie, pensée familière depuis longtemps à tous les mécontens kosaks. Ceux de l’Iayk pourtant, attachés à leur fleuve, écartèrent ce plan et lui préférèrent une nouvelle révolte. L’apparition d’un imposteur, d’un faux Pierre III, leur sembla le meilleur moyen de la faire naître. Il ne fallait pour jouer ce rôle qu’un aventurier résolu et audacieux, inconnu au peuple. Le choix des conjurés tomba sur Pougatchef. On s’occupa aussitôt de recruter des partisans. Tandis que le forçat de Kazan était sacré tsar par des kosaks dans une grange de l’Iayk, l’autorité militaire donnait avis de son évasion dans tous les endroits où on le supposait caché. Quand on apprit qu’il s’était montré aux environs d’Iaytzky, des compagnies furent dépêchées à ses trousses : Pougatchef et ses complices leur échappèrent, passant d’un lieu à l’autre, augmentant d’heure en heure leur petite bande. — Cependant des bruits étranges commençaient à circuler : affirmations vagues, dénégations plus vagues encore, histoires surprenantes contées à mi-voix au marché ou à la veillée, tous les symptômes de ce trouble d’idées si caractéristique qui accompagnait et préparait dans les campagnes russes l’avènement d’un imposteur. Parmi les nombreux kosaks arrêtés par les troupes, il y avait un certain Michaël Kojevnikof ; amené à la chancellerie du commandant et mis à la question, cet individu fît les aveux suivans :

Au commencement du mois de septembre, son voisin Zaroubine était venu le trouver et lui avait révélé sous le sceau du secret qu’un personnage d’importance se cachait dans le pays. Kojevnikof ayant consenti à recevoir ce mystérieux personnage dans sa ferme, Zaroubine repartit et revint à cheval au milieu de la nuit, ramenant un inconnu. C’était un homme de taille moyenne, maigre et large d’épaules. Sa barbe noire commençait à grisonner. Il portait la coiffure bleue des Kalmouks, était vêtu d’un camelot de poil de chameau et armé d’une carabine. Zaroubine se rendit à la ville pour annoncer la nouvelle au peuple. L’inconnu, resté seul avec Kojevnikof, lui révéla qu’il était l’empereur Pierre III ; les bruits qui couraient sur sa mort étaient faux ; sauvé par un officier des gardes, il avait gagné Kief, puis Constantinople ; il en était revenu pour combattre en secret dans les rangs de l’armée russe durant la dernière guerre ; de là il était passé dans le pays du Don ; pris à Tsaritzine, des kosaks fidèles l’avaient mis en liberté ; l’année précédente, se trouvant à Iaytzky, il avait été repris et dirigé sur Kazan ; une sentinelle, achetée par un marchand, l’avait de nouveau délivré ; revenu à Iaytzky et instruit par une vieille femme de la sévérité qu’on apportait à l’examen des passeports, il s’était caché au désert jusqu’au moment où Zaroubine l’avait amené chez Kojevnikof. A la suite de cette histoire, le soi-disant empereur avait dévoilé ses projets. Il était résolu à se manifester, avec l’appui des troupes kosakes, au rassemblement pour les pêcheries d’automne ; il s’emparerait de l’ataman, marcherait droit sur Iaytzky, prendrait cette place, et de là se jetterait en Russie, certain d’entraîner le pays tout entier à sa suite ; il installerait partout de nouveaux tribunaux, « car il avait constaté de grandes iniquités dans la distribution actuelle de la justice, » et replacerait sur le trône Mgr le grand-duc. « Pour moi, ajoutait-il, je ne souhaite pas de régner. » L’inconnu demeura trois jours chez son hôte ; Zaroubine le conduisit ensuite dans un autre lieu, où il devait se cacher jusqu’à l’époque des pêcheries d’automne.

L’arrestation de Kojevnikof précipita les événemens. Le 18 septembre, Pougatchef parut sous les murs d’Iaytzky avec une bande de trois cents hommes et campa à trois verstes de la place. Le colonel Simonof envoya de l’infanterie et des kosaks contre les mutins. Comme les cavaliers irréguliers se déploient en avant-garde, un messager vient à eux, agitant au-dessus de sa tête une lettre de l’imposteur : les kosaks demandent qu’on leur en fasse lecture ; leur officier s’y oppose ; la révolte éclate : la moitié du détachement passe aux insurgés, traînant par la bride les chevaux des soldats restés fidèles. L’officier s’en retourne presque seul. On amène à Pougatchef les kosaks entraînés de force par leurs compagnons : sur son ordre, onze sous-officiers sont pendus séance tenante. Le lendemain, les rebelles se rapprochèrent de la place ; mais, en voyant sortir contre eux de l’infanterie et du canon, ils tournèrent bride et se rejetèrent dans la steppe. Simonof, peu sûr de ses troupes, rentra dans la ville, où la sédition grondait, et dépêcha un exprès à Orenbourg pour demander du secours ; les communications directes étaient déjà coupées : l’exprès mit huit jours à faire le trajet. Pougatchef, avec sa bande augmentée des transfuges, se dirigea sur le petit fort d’Iletzk, à mi-chemin entre Iaytzky et Orenbourg. Il envoya sommer l’ataman Portnof, qui commandait là, de lui remettre la place et de se joindre à lui. Il promettait aux kosaks « le signe de croix orthodoxe, des pêcheries et des pâturages, des provisions et de l’argent, du plomb et de la poudre, une éternelle liberté. » En cas de refus, il les menaçait de la corde. L’ataman, fidèle à son serment, refusa ; ses kosaks le garrottèrent et reçurent Pougatchef au son des cloches, avec le pain et le sel. Le vainqueur enrôla à son service tous les hommes d’Iletzk, trouva là ses premiers canons et fit pendre le malheureux Portnof.

Les autres petits postes de la steppe eurent le même sort. Ces postes n’étaient généralement, sous le nom de forteresses, que des villages enclos de haies et de barricades en planches, défendus contre les nomades par quelques vieux canons servis par des invalides de l’armée régulière et des kosaks. Partout les choses se passèrent comme à Iletzk ; à la première sommation de Pougatchef, les kosaks trahissaient, garrottaient les invalides, livraient les portes à l’imposteur et le recevaient en triomphe. Il descendait dans la principale maison : une potence était dressée devant le seuil et tous les habitans étaient contraints devenir lui prêter serment ; en dernier lieu on amenait le commandant et ses officiers : sur leur refus de baiser la main du rebelle, on les expédiait devant le peuple terrifié. Pas un de ces braves gens, perdus sans soutien aux confins de l’empire, ne faiblit au devoir : tous repoussèrent avec mépris les offres du vainqueur et subirent stoïquement la mort, parfois dans d’atroces supplices. Le major Karlof, qui commandait un de ces fortins, se sentant perdu à l’approche de Pougatchef, expédie sa jeune femme au fort voisin, placé sous les ordres de son beau-père, le colonel Yélaguine ; abandonné par ses soldats, il est pris, la mèche à la main, entre ses deux canons qu’il servait seul, et assassiné à son poste, où il était resté ferme contre toute espérance. Le lendemain, le colonel Yélaguine, forcé dans ses retranchemens, est pris à son tour : il est écorché vif devant sa femme et sa fille ; la femme est massacrée ; quant à la fille, veuve la veille, orpheline le matin, le bourreau de tous les siens la trouve belle et la garde pour en faire sa concubine : la malheureuse suivit désormais la fortune de Pougatchef. — Voici comment un témoin raconte, dans sa déposition, l’entrée du bandit à Sakmara, gros bourg kosak : « Devant la plus belle maison, des tapis étaient étendus et une table dressée avec le pain et le sel. Le pope attendait l’imposteur avec la croix et les saintes images. Au moment de son entrée, les cloches commencèrent à carillonner, le peuple se découvrit ; quand il descendit de cheval, soutenu sous les bras par deux kosaks, tous se prosternèrent la face contre terre. Il goûta le pain et le sel, et s’assit sur le siège qui lui avait été préparé en disant : « Relevez-vous, enfans. » Chacun vint alors lui baiser la main. Il s’informa de l’ataman et s’emporta en apprenant son absence ; puis, se tournant brusquement vers le prêtre : « Tu es pope, sois ataman ; toi et tous les habitans, vous me répondez sur vos têtes des absens. » — Le lendemain il ordonna à tous les kosaks de se munir de provisions et de le suivre à Orenbourg.

L’alarme était aussi vive que soudaine dans cette ville. Grâce aux retards des premiers exprès, on y avait appris presque simultanément l’explosion de la révolte, l’attaque d’Iaytzky, la prise des forteresses ; le bruit des succès de l’imposteur arrivait grossi par les vagues échos de la steppe. On craignait une défection générale des Tatars. Pougatchef avait écrit une lettre, sous le nom de l’empereur Pierre III, au chef des Kirghiz de la frontière, Nour-Ali-Khan. En vrai Oriental, celui-ci ne se compromit ouvertement avec personne, mais noua des négociations à la fois avec l’imposteur et avec le général Reinsdorp, gouverneur d’Orenbourg. « Nous, gens du désert, écrivait le khan à Reinsdorp, nous ne savons si celui qui erre sur le fleuve est un séducteur ou le véritable sire ; notre envoyé est revenu ne pouvant rien nous en dire, sinon qu’il porte la barbe russe. » Le gouverneur s’empressa de répondre à Nour-Ali qu’il avait été présent de sa personne aux funérailles de Pierre et qu’il avait baisé sa main inanimée dans le cercueil. Le khan, naturellement ennemi d’affirmations aussi précises, resta dans un doute favorable à ses intérêts, arracha au gouverneur plusieurs concessions qu’il réclamait depuis longtemps et laissa ses Kirghiz rallier par bandes l’armée de Pougatchef. — Car elle était devenue armée, cette horde grossie chaque jour ; le 3 octobre, ses coureurs parurent devant Orenbourg et fraternisèrent avec les cavaliers bachkirs envoyés à leur rencontre par Reinsdorp. Il y avait à peine deux semaines que Pougatchef s’était montré à laytzky avec trois cents vagabonds : il menait aujourd’hui à l’assaut du boulevard de l’empire trois mille hommes de pied, une cavalerie nombreuse et plus de vingt canons pris dans sept forteresses.


III

La garnison d’Orembourg était forte de trois mille hommes et de soixante-dix bouches à feu. C’était plus qu’il n’en fallait à ce moment pour dissiper un rassemblement de mutins nombreux, mais sans cohésion. Comme toujours en pareil cas, on avait d’abord traité trop légèrement le péril ; on se l’exagéra dès qu’il devint menaçant, et la panique, triste conseillère, présida aux dispositions de la défense. Le gouverneur général Reinsdorp, le sous-gouverneur Wallenstern, honnêtes Allemands, exacts dans le service, chagrins de leur exil aux confins de l’Asie, n’avaient aucune action sur une population qu’ils ne comprenaient pas et qui les tenait en suspicion. Toutes les mesures qu’ils prirent tournèrent contre eux. Reinsdorp publia un manifeste pour mettre ses administrés en garde contre les fables de l’imposteur. La plume malhabile du général s’embarrassa dans une phrase sur « le malfaiteur de l’Iayk, qui serait, d’après les bruits courans, d’une autre condition qu’il n’est en réalité… » Cette phrase ambiguë sembla aux esprits prévenus confirmer les soupçons qu’elle voulait dissiper. Le manifeste donnait en outre le signalement d’Émélian Pougatchef. Reinsdorp, ignorant que la condamnation aux travaux forcés était restée sans effet par suite de l’évasion, affirmait que le forçat portait sur le visage la marque d’infamie et qu’il avait les narines coupées par la main du bourreau. — Pougatchef n’eut qu’à se montrer pour donner un éclatant démenti à cette allégation ; de la fausseté de celle-ci le peuple conclut naturellement à l’inexactitude de toutes les autres. Tous les émissaires choisis par le gouverneur trahissaient, tandis que ceux du rebelle arrivaient sûrement dans la ville, où ils fomentaient le désordre. — Les mesures militaires n’étaient pas plus heureuses. En détruisant par le feu les faubourgs qui couvraient la zone défensive de la place, on tint à respecter l’église de Saint-George ; l’ennemi s’y porta prestement et y établit une batterie qui fît le plus grand mal aux assiégés. Effrayé de sa responsabilité, Reinsdorp commit la faute suprême d’appeler au conseil de guerre les représentans de la population ; on vit alors se produire toutes les motions saugrenues que peut enfanter l’imagination bourgeoise, travaillant sur les choses militaires sous le coup de la panique ; il fut question d’entourer la ville d’une ceinture de pièges à loups, et autres billevesées de cette force. — Les sorties de la garnison, discutées et désapprouvées dans ce conseil, étaient conduites sans vigueur, sans conviction. Leur résultat fut toujours négatif, quelquefois désastreux ; régulièrement l’avant-garde kosake passait à l’ennemi, l’infanterie, harcelée par des nuées de cavaliers insaisissables, se repliait péniblement, perdant des hommes et souvent des canons. Les gelées, les mauvais temps et les chasse-neiges, qui commencèrent dès les premiers jours de novembre, rendirent ces opérations extrêmement difficiles.

Les rebelles au contraire payaient d’audace. Pougatchef avait l’instinct de la guerre et s’était formé aux campagnes de Turquie. Il n’avait garde de se risquer à des assauts en règle : il préférait fatiguer la garnison par des alertes incessantes, par des canonnades furieuses, et comptait bien réduire la ville par la faim ou à l’aide de la révolte. Lui et ses partisans s’avançaient jusqu’au pied des murailles, provoquant les défenseurs à la sédition, échangeant avec eux des explications, des défis et des menaces, comme les guerriers de l’Iliade sous les murs de Troie. Les chefs kosaks n’avaient pourtant rien de grand ni d’héroïque : une visite à leur camp nous permettra de les juger à leur juste valeur.

Dès les premiers jours du siège, Pougatchef avait choisi pour quartier général le village de Berda, à 7 verstes d’Orenbourg. Ce campement de nomades fut le point de ralliement de tous les insoumis de la Russie orientale ; tout errant, tout mécontent se détournait de ce côté ; petites bandes, individus isolés y affiliaient à toute heure ; comme une mare changée en lac par les longues pluies, le camp de la horde était devenu, au commencement de novembre, un bivouac d’armée couvrant plusieurs verstes. Les kibitkas, les chariots et les chameaux des nomades, remisés sur tout le pourtour, lui donnaient une ceinture de défense naturelle. Sous ces équipages vivaient les tribus tatares, Bachkirs, Kalmouks, Kirghiz, accourues des profondeurs des steppes à la curée promise. Les kosaks de l’Iayk, noyau et force réelle de la révolte, étaient cantonnés au centre, dans le village même, gardant le quartier de leurs chefs et du faux tsar. Ces troupes privilégiées recevaient une haute paie, commandaient aux autres et maintenaient un aspect militaire au rassemblement. Entre les kosaks et les grand’gardes tatares était parquée la foule des paysans et des gens sans aveu qui ralliaient le camp. Aux premiers froids, ils creusèrent des trous dans le sol et vécurent terrés dans ces abris en véritables fauves. On estimait à trente mille têtes la canaille accourue à Berda après le premier mois du siège. Il n’en faudrait pas conclure que le rebelle avait trente mille soldats. Seuls les kosaks étaient régulièrement organisés et armés : les tribus tatares combattaient encore à cette époque avec la lance et l’arc ; mal aguerries à l’artillerie, elles ne tenaient pas devant le canon. Les paysans fugitifs, qui formaient la grande masse des nouvelles recrues, s’étaient équipés à l’arsenal pittoresque de toutes les insurrections ; qui une lance, qui une épée d’officier, qui un pistolet d’arçon ; d’aucuns arrivaient avec leurs faux, leurs pioches ; beaucoup se contentaient du gourdin de chêne ; la plupart n’avaient d’autres armes que les robustes poings du moujik russe. C’était l’armée décrite par notre vieux Froissart : « Aucunes gens des villes champestres sans chefs s’assemblèrent et s’en allèrent sans autres conseils et sans nulles armures, fors que des bastons ferrés et des coustiaux. » Tout ce monde était d’ailleurs moins curieux d’aller au feu que de participer à l’immense orgie en permanence dans le camp de Berda.

On imagine la monstrueuse licence qui régnait dans cette cohue. Comme dans toutes les basses séditions, le vin était le grand attrait du lieu et le grand instrument d’embauchage. Le coquin avisé qui trônait là savait le secret pour soulever les misérables : promettre la liberté et donner du vin, ce qui est plus facile. Il avait soigneusement pillé à la ronde les entrepôts de boissons du gouvernement, ceux des grandes fabriques déjà groupées dans la région minière de l’Oural ; jour et nuit les tonneaux de la couronne étaient en perce sur les places ; pour ravitailler le camp, des nuées de pillards, étendant chaque jour le cercle de leurs expéditions, dévalisaient les propriétés domaniales et seigneuriales des provinces avoisinantes, les cultures et les villes ouvertes. Les femmes et les filles des gentilshommes, des administrateurs, des officiers massacrés dans toute la contrée faisaient partie du butin : on se les disputait de retour au quartier. Les rixes et les meurtres ne se comptaient plus chaque matin : les Kalmouks employés à la voirie du camp enfouissaient sous la neige, dans le fossé, la récolte de cadavres de la nuit, ivrognes surpris par le froid, le typhus, le couteau ou la balle, victimes dépendues des potences et des piloris. La justice, — s’il est permis de donner ce nom à cette chose, — fonctionnait rapidement dans le camp de Pougatchef ; ses échafauds s’élevaient devant la maison même du général ; tous ceux qui, représentant à un titre quelconque l’autorité ou la propriété, tombaient entrée les mains des bandits, étaient aussitôt livrés au bourreau. Chaque jour l’imposteur paraissait sur le seuil de sa demeure, vêtu d’un riche costume, précédé par deux atamans dont l’un portait une masse d’armes et l’autre une hache d’argent. Il siégeait sur un trône disposé en face du gibet et prononçait la sentence des prisonniers qu’on lui amenait. Les nouvelles recrues étaient alors admises à lui baiser la main ; il adressait à la foule quelques paroles joviales, quelques plaisanteries de corps de garde, puis il rentrait avec ses compagnons pour reprendre et prolonger jusqu’à l’aube une orgie qui ne différait de celle du soldat que par le choix des vins et des captives.

Durant ces heures de liberté et d’ivresse, le faux tsar payait cher les témoignages de respect à lui prodigués en public. Pougatchef n’était pas un de ces élus du destin, acceptés sans conteste et courbant tout sous leur parole inspirée ; il ne ressemblait guère à un dictateur. Rien n’élevait le fils du Don au-dessus de ses frères, aucune qualité maîtresse n’imposait son ascendant. Les kosaks l’avaient choisi pour instrument ; devant la foule ils jouaient leur rôle et se prosternaient aux pieds de l’aventurier ; les portes closes, ils jetaient le masque. Comme les officiers de Jean de Leyde rappelant au Prophète le cabaret paternel, les compagnons d’Émélian lui remémoraient durement le temps où ils l’avaient connu esclave et le ramenaient vite à la réalité, quand il prenait au sérieux avec eux son personnage de tsar. Un attentat barbare lui servit d’avertissement vers cette époque. Il y avait alors dans la vie du forçat de Kazan une attache horrible et humaine pourtant : sa passion persistante pour la veuve du major Karlof, l’une de ses premières victimes. Cette malheureuse avait seule le pouvoir de fléchir ses arrêts : ombre sanglante, qui s’interposait parfois entre l’échafaud et les martyrs. Les conseillers de Pougatchef, jaloux de l’empire que prenait cette femme, exigèrent son éloignement ; il n’y voulut pas consentir. Un jour deux de ces misérables profitèrent d’une absence de leur chef pour s’emparer de la captive ; à son retour, Émélian la trouva fusillée sur la neige, devant l’isba, serrant sur sa poitrine son petit frère, épargné usque-là pour l’amour d’elle et percé des mêmes balles. « Ma voie est étroite, » s’écria tristement le faux tsar, et il dévora l’outrage en silence.

Nous devons présenter au lecteur les principaux de ces bandits dont le nom acquit alors une triste célébrité. L’entourage immédiat de l’imposteur se composait des kosaks qui avaient les premiers levé avec lui l’étendard de la révolte et s’étaient substitués aux atamans régulièrement élus. Selon la logique inexorable de l’émeute, ces premiers arrivés au festin s’y maintenaient avec peine, enviés et poussés à leur tour par les nombreux convives qui, ayant suivi leur exemple au début, voulaient le suivre jusqu’au bout, jusqu’au pouvoir. Parmi eux, l’audace ou le hasard distingua surtout trois hommes : Zaroubine, dit Chika, que nous avons vu patronner le premier le vagabond de l’Iayk ; il prenait le titre de feld-maréchal et passait après le prétendant. Puis venait un ancien caporal d’artilleurs, connu sous le sobriquet de Biéloborodof, — Barbeblanche ; on le créa grand-maître de l’artillerie et directeur de la chancellerie du tsar illettré. Un brigand surnommé Chlopouche, dont les méfaits avaient désolé la contrée depuis vingt ans, se trouvait dans les prisons d’Orenbourg au début du siège ; Reinsdorp, toujours mal avisé, promit sa grâce à ce repris de justice, s’il portait ses proclamations dans le camp des rebelles : Chlopouche les porta, en effet, et tout droit aux mains de Pougatchef ; il entra fort avant dans sa confiance et passa de forçat feld-maréchal. Moins heureux que son maître, il avait subi sa sentence : marqué au front et les narines amputées jusqu’à l’os, le feld-maréchal Chlopouche portait toujours un voile noir pour cacher sa hideuse difformité. Connaissant de longue date le fort et le faible du pays, il commandait le corps chargé de rançonner les fabriques de l’Oural ; il en ramena des milliers de recrues, faites parmi les travailleurs de ces établissemens, et des canons qui augmentèrent l’artillerie de Barbeblanche. Trouvant leurs noms peu glorieux, ces sinistres plaisans prenaient d’habitude entre eux les titres des plus illustres généraux de la cour de Catherine ; Chika s’appelait le comte Tchernichef, un second le comte Voronzof, un troisième le comte Panine ; un autre galérien était le comte Orlof. Lugubres parades de la chiourme, qui font rire l’histoire, mais qui coûtèrent des flots de sang et de larmes aux contemporains épouvantés ! — « Et voilà les hommes qui ébranlèrent l’empire ! » — s’écrie Pouchkine en racontant ces détails. Il se fût moins étonné s’il eût plus vécu ; il aurait pu voir des états bien autrement rassis, solides et homogènes que la Russie de Catherine, poussés au bord de l’abîme par de semblables kermesses, humiliés par la lutte avec les généraux du crime, humiliés après la lutte par leurs hautaines revendications.

Avec le bruit des exploits de Pougatchef, la panique volait dans tout l’empire. Les gouverneurs de Kazan et de Moscou recevaient de Reinsdorp courriers sur courriers, demandant du secours en toute hâte ; ils transmettaient les nouvelles d’Orenbourg, confuses à distance et grossies par la terreur publique, à la cour de Pétersbourg. On s’y refusa d’abord à prendre au tragique une échauffourée de kosaks et de serfs ; le ministère de la guerre débuta par des demi-mesures, rejetant tous les torts sur ses subordonnés qui languissaient dans la disgrâce provinciale. Il crut parer à tout en envoyant sur l’Iayk des chefs mieux en faveur. On rappela de Pologne le général major Karr, officier médiocre et de vues étroites, sous les dehors sévères de la discipline germanique. Il partit avec de pleins pouvoirs pour réunir des troupes sur sa route ; on semblait ignorer à Pétersbourg que les besoins de la guerre avaient entièrement dégarni les provinces de l’est. Karr ramassa quelques recrues, une compagnie de grenadiers, et s’avança hardiment sur Orenbourg avec ces hommes exténués par une longue marche. C’était encore trop, selon lui, pour châtier des maraudeurs. — « Je crains seulement, écrivait-il au ministre, que ces brigands, instruits de mon approche, ne se dispersent avant que je puisse m’emparer d’eux. » Le 7 novembre, au milieu de la nuit, la cavalerie de Pougatchef tomba sur la tête de colonne ; comme on engageait l’action, une forte cannonade retentit sur la ligne de retraite des impériaux : c’était Chlopouche qui leur coupait la route de Kazan. Perdant toute son assurance, Karr se replia en désordre, laissant sur le terrain beaucoup de monde et sa compagnie de grenadiers, désarmée sans combat. Tandis qu’il échappait à grand’peine à la poursuite des rebelles, son lieutenant, le colonel Tchernichef, arrivait du nord à sa rencontre avec deux mille hommes et douze canons ; trompé par un guide infidèle, cet officier s’engage sur la glace du fleuve ; à cinq verstes d’Orenbourg, des cavaliers kosaks fondent sur lui des rives : ses irréguliers fraternisent avec eux, ses douze pièces tombent aux mains de l’ennemi. Quelques heures après, ses deux mille hommes étaient au camp de Berda, prisonniers ou embauchés par la révolte ; Tchernichef et trente-six officiers se balançaient aux gibets de Pougatchef. Reinsdorp, averti de l’approche du corps de secours, avait entendu le canon sans bouger ; les défenseurs d’Orenbourg en étaient à ce point de désarroi où les plus coupables faiblesses s’appellent de la prudence. Karr, en apprenant ce second désastre, perdit la tête, résigna son commandement à Freimann, et courut se cacher à Moscou : il fut cassé de ses grades et dignités.

Si toute la Russie s’était émue en apprenant le siège d’Orenbourg, ce fut bien autre chose quand elle connut l’humiliant échec de la première tentative de résistance. L’effroi n’eut plus de mesure. Avec les courriers qui portaient la nouvelle, une partie de la noblesse de Kazan s’enfuit à Moscou ; de toutes les campagnes du Volga et du Don, les gentilshommes affluaient dans la vieille capitale, seul refuge qui parût sûr désormais. Tandis que les boïars fuyaient, les paysans s’agitaient sur leurs terres ; les mêmes nouvelles qui apportaient la terreur aux maîtres semaient la joie et les espérances de liberté chez les serfs ; toute la glèbe frémissait d’impatience : à Moscou même, le menu peuple s’assemblait sur les places, murmurait sourdement, menaçait les seigneurs et attendait naïvement l’entrée du faux tsar. — Éclairée enfin sur l’étendue du mal, Catherine se montra ce qu’elle était aux heures critiques, une grande souveraine, résolue dans l’adversité, toujours prête à sacrifier un ressentiment personnel au bien de son empire. L’illustre Bibikof, le pacificateur de la Pologne, vivait alors à Pétersbourg dans une demi-disgrâce ; de méchans rapports de Saldern, ministre à Varsovie, l’avaient compromis au Palais-d’Hiver, en insistant trop sur les succès du général auprès des dames polonaises. Un soir, au bal de l’Ermitage, l’impératrice alla droit au disgracié avec son grand sourire d’autrefois, et lui annonça qu’elle l’avait choisi pour étouffer la révolte qui menaçait le repos de l’état. Bibikof accepta sans mot dire, en soldat. Homme de guerre consommé et l’un des meilleurs esprits de ce temps, il était bien éloigné de la fatuité de son prédécesseur. Sans perdre un jour, il partit le 9 décembre, traversa Moscou, où il put juger déjà de l’effervescence populaire, et fit route pour le Volga, emportant avec lui les vœux et l’espoir de tous les cœurs russes.


IV

Les choses allaient de mal en pis du côté d’Orenbourg. Un lieutenant de Pougatchef partait pour rançonner le pays à la tête d’une bande : cette bande, grossie de tous les serfs qu’elle soulevait en route, devenait une armée ; le chef de cette armée, n’obéissant plus qu’à ses propres inspirations, poussait au large, travaillait pour son compte et créait un nouveau centre de révolte. Dans les derniers jours de 1773, Chika s’avançait vers le nord avec dix mille hommes et bloquait la ville d’Oufa ; Barbeblanche opérait entre Oufa et Kazan, se rapprochant du haut Volga. Chlopouche, avec cinq mille hommes et du canon, avait entrepris de réduire les forteresses qui tenaient encore sur l’Iayk. Les rebelles se dirigèrent vers Iaytzky. On se souvient que la révolte avait pris naissance sous les murs de cette ville, restée pourtant dans le devoir jusqu’à ce moment. En voyant apparaître les coureurs de l’ennemi, la population kosake, dont les vœux secrets appelaient depuis longtemps Pougatchef, ouvrit ses portes et se joignit à l’envahisseur. Le colonel Simonof et son second, le capitaine Krylof, se retranchèrent dans la citadelle avec un millier d’hommes : nous retrouverons cette petite troupe en racontant l’héroïque défense qui fit d’elle, à cette heure de défaillance universelle, l’exemple et l’honneur des armes russes.

On n’en pouvait dire autant des médiocres défenseurs d’Orenbourg. La ville était investie de toutes parts ; les vivres s’y faisaient rares, on rationnait les habitans, on nourrissait les chevaux de broussailles, les maladies éclataient, la sédition menaçait. Le 13 janvier 1774, Reinsdorp toléra une sortie générale, énervée d’avance par ses indécisions ; la fortune cède aux capitaines brutaux qui la violentent, non à ceux qui la consultent, par acquit de conscience. Wallenstern sortit avec toutes les troupes par une froide matinée et s’enfonça dans cette nuit de neige, pleine d’erreurs, que fait l’aube sur la steppe d’hiver. Soudain les kosaks tournent bride à l’arrière-garde, la colonne, craignant d’être coupée de la place, se replie en désordre ; la déroute rentre dans Orenbourg, laissant aux mains des rebelles quatre cents morts et quinze bouches à feu. Reinsdorp se tint pour quitte envers lui-même après cette dernière tentative : à partir de ce jour, il se renferma derrière ses remparts, attendant soucieusement la délivrance.

Bibikof la préparait à Kazan. Il n’avait fallu rien moins que son énergie pour calmer les esprits dans cette ville affolée. Sur sa proposition, la noblesse du pays et des provinces voisines créa à ses frais des légions de volontaires à cheval. Le généralissime travaillait jour et nuit à l’organisation de ces milices locales, faute de troupes régulières disponibles. Les lettres qu’il adressait à sa femme attestent les angoisses de ce vaillant soldat au début de sa mission : « — J’ai pris connaissance de la situation, écrivait-il le 30 décembre ; j’ai trouvé ici les choses dans le pire état, telles que je ne saurais les décrire ; je me suis vu tout à coup dans des embarras plus fâcheux que ceux où je me trouvais à mes débuts en Pologne. Ma main ne quitte pas la plume ; je fais tout le possible et j’implore l’aide de Dieu : lui seul peut nous secourir. En vérité, on s’y est pris bien tard. Mes troupes ont commencé hier à arriver ; mais c’est bien peu de chose pour se rendre maître d’un pareil fléau ; le mal est si grand qu’il me rappelle l’incendie de Saint-Pétersbourg, quand le feu éclatait sur tous les points à la fois et qu’on ne savait où courir. Le pauvre vieux Brandt (le gouverneur de Kazan) est si atterré qu’il peut à peine agir. Celui qui a compromis les affaires par sa précipitation répondra devant Dieu du sang versé et du meurtre de tant de braves gens. Enfin, je suis en bonne santé. Mais le mal est grand, terrible. Ah ! que ma tâche est lourde ! »

Le mal était d’autant plus grand qu’en paralysant la Russie à l’intérieur il la livrait aux entreprises de ses nombreux ennemis d’Europe. Tous suivaient la partie engagée sur l’Iayk avec un intérêt joyeux, et le nom de Pougatchef avait depuis longtemps franchi les frontières. On s’entretenait du kosak à Sans-Souci et à Versailles, à Vienne et à Constantinople. Beaucoup croyaient à tort voir dans cette affaire une intrigue savante du baron de Tott, qui agitait alors les Tatars de Crimée à l’instigation de la Porte. Comme de tous les bruits de ce siècle, c’est à Ferney qu’il faut chercher l’écho de celui-ci : toute opinion venait alors recevoir sa formule et sa sanction chez le grand curieux dont la première force fut de n’être étranger à aucune chose de son temps. — « C’est apparemment le chevalier de Tott qui a fait jouer cette farce ; mais nous ne sommes plus au temps de Démétrius, et telle pièce de théâtre qui réussissait il y a deux cents ans est sifflée aujourd’hui. » — À cette lettre de Voltaire, Catherine répondait avec quelque dépit : « Monsieur, les gazettes seules font beaucoup de bruit du brigand Pougatchef, lequel n’est en relation directe ni indirecte avec M. de Tott. Je fais autant de cas des canons fondus par l’un que des entreprises de l’autre. M. de Pougatchef et M. de Tott ont cela de commun que le premier file tous les jours sa corde de chanvre et que le second s’expose à chaque instant au cordon de soie. »

L’impératrice se devait de parler du rebelle à l’étranger avec ce mépris hautain ; à l’intérieur, tout son gouvernement n’avait plus d’autre souci que la défaite du forçat. On mit sa tête à prix en promettant dix mille roubles. On ordonna à l’ataman des kosaks du Don de faire brûler solennellement sa maison, à la petite stanitza de Zimovie, près de Tcherkask ; le bourreau sema da la cendre aux quatre vents sur l’aire maudite, avec interdiction éternelle de bâtir en ce lieu. Le village de Zimovie changea de nom et reçut celui de Potemkine, qui éveillait pour la souveraine des idées moins désagréables. La femme de Pougatchef, abandonnée en ce lieu par son mari avec trois enfans, fut envoyée à Kazan pour éclairer les recherches de la justice. On recueillit à cette occasion des renseignemens plus certains sur les origines obscures du terrible malfaiteur. Émélian Pougatchef : était alors âgé de quarante ans, de taille moyenne, maigre, et basané ; ses cheveux étaient roux, sa barbe noire, courte et en pointe, il avait une tache blanche à la tempe gauche et sur la poitrine des marques, conservées après une atteinte du mal noir, qu’il montrait à ses séides comme les signes de son origine royale. Il était illettré et se signait à la manière des vieux croyans. De nombreuses proclamations portèrent ces détails à la connaissance de tous les sujets égarés. Chose plus utile que les proclamations, on envoyait enfin des troupes à Bibikof. Le prince Galitzine les conduisait et avançait à marches forcées sur Orenbourg.

Celui qui était l’objet de toutes ces mesures commençait à s’en inquiéter. En public et à ses compagnons, il disait fièrement : « Ils nous tomberont d’eux-mêmes dans la main ! » En secret, il prenait ses sûretés pour le jour de la catastrophe. Trente chevaux choisis étaient nourris avec soin à son quartier : l’imposteur et ses complices comptaient bien échapper en abandonnant leurs dupes. Les Bachkirs et les kosaks, soupçonnant ces dispositions, complotaient d’autre part d’acheter leur grâce en livrant leurs chefs au gouvernement. Relations de confiance habituelles entre coquins. D’ailleurs Pougatchef, fort en peine de soutenir aussi longtemps son rôle de tsar, tombait chaque jour plus bas dans le mépris des siens. Bibikof écrivait alors, avec un jugement bien sûr, ces paroles qui pourraient servir d’épigraphe à cette histoire : « Pougatchef n’est pas autre chose qu’un pantin avec lequel jouent les malfaiteurs ; ce n’est pas Pougatchef qui est dangereux, c’est le mécontentement général. »

Ce pantin sinistre continuait pourtant ses exploits. Vers la fin de janvier, il vint de sa personne à Iaytzky et commanda sans succès un assaut de neuf heures contre la vaillante citadelle. Dans sa rage, il décréta de proscription toute la famille du capitaine Krylof, enfermée alors à Orenbourg. Heureusement la sentence ne put jamais s’accomplir ; elle eût moissonné dans le berceau une des gloires de la Russie : parmi les victimes désignées se trouvait l’enfant qui fut plus tard le grand fabuliste Krylof. Pougatchef remarqua alors dans la ville de Iaytzky une jeune fille kosake, Oustinia Kouznetz, s’éprit d’elle et la demanda en mariage. La famille, étonnée et effrayée d’un tel honneur, s’écria vainement : « Pardonne, sire, notre fille n’est ni reine, ni princesse, comment l’épouserais-tu ? Et comment te marier, quand notre mère l’impératrice est encore en vie ? » L’argument était sérieux ; Pougatchef n’en épousa pas moins sa conquête ; il assigna à Oustinia des dames d’honneur et un état de maison ; mais il ne put obtenir de ses popes qu’on substituât à l’église, dans la prière pour le tsar, le nom de sa nouvelle femme à celui de Catherine : il leur fallait, disaient-ils, un ordre du saint-synode. Étrange tissu de contradictions chez ces gens simples ! Une fois par semaine, Pougatchef venait du camp de Berda à Iaytzky visiter son épouse ; chacune de ces visites était marquée, pour la garnison de la forteresse, par un assaut sanglant, accompagnement funèbre des amours du bandit. Ce fut durant un de ces séjours que de graves nouvelles vinrent le surprendre. Le prince Galitzine était signalé près d’Orenbourg avec des forces respectables. Pougatchef ramassa dix mille hommes à peu près en état de combattre et se jeta audacieusement au-devant de son adversaire. Ils se rencontrèrent à Tatichef le 22 mars. Les rebelles s’étaient fortifiés dans cette place démantelée avec des ouvrages de neige ; ils opposèrent aux attaques de l’armée régulière une résistance désespérée ; mais la discipline et la supériorité de l’armement assurèrent la victoire aux soldats de Galitzine. Victoire décisive : on le crut du moins alors. Plus de treize cents cadavres d’insurgés jonchaient le terrain de la lutte ; au loin la cavalerie massacrait les fuyards dans toutes les directions ; trois mille prisonniers et trente-six canons restaient aux mains du vainqueur. Pougatchef passa au travers des lignes avec un gros de kosaks et courut jusqu’à Berda, où il arriva lui cinquième. A la nouvelle du désastre, toute la ville des nomades se dissipa dans un désordre inexprimable. Chacun chargeait sur un traîneau sa famille d’aventure, sa part de butin. Dix-sept tonneaux de monnaie de cuivre furent-abandonnés en plein champ. L’immense rassemblement fondait comme il s’était accru, en un instant, quitte à se reformer aussi vite à l’occasion. Les jours suivans, Pougatchef refit un petit corps de ses partisans, épars sur les routes, et se jeta sur Orenbourg, espérant surprendre la ville par un coup de main hardi : Galitzine le prévint et lui infligea une seconde défaite, aussi sanglante que la première. L’imposteur y laissa ses derniers canons et dut s’enfuir avec quelques repris de justice jusqu’aux fabriques de l’Oural, où une population toute gagnée à sa cause lui ménageait des abris sûrs. Il était temps pour lui ; chacun des vaincus pensait à trahir. Un certain Chigaïef avait déjà réussi à séquestrer Pougatchef et Chlopouche, et fait avertir immédiatement le gouverneur d’Orenbourg qu’il les tenait à sa disposition contre sa grâce personnelle ; Reinsdorp, toujours hésitant, n’en croyant pas sa fortune, réfléchit trois heures avant de donner le signal convenu : il était trop tard ! Les deux chefs avaient été délivrés par une poignée de forçats, leurs seuls amis fidèles. Chlopouche se sauva du côté de Kargalé ; ce fauve avait par là une femme et un fils qu’il aimait et voulait préserver. Des Tatars le reconnurent, s’emparèrent de lui et le livrèrent aux autorités. Conduit à Orenbourg, le fameux brigand y paya le premier sa dette à la justice : sa tête tomba au mois de juin 1774.

La population de la ville, libérée après un siège de six mois et au moment où la famine la menaçait sérieusement, se répandit hors de la ville et jusqu’à Berda avec des transports de joie. Galitzine arriva le 26 et fut reçu avec des marques d’enthousiasme indescriptible. Ce même jour, la ville d’Oufa était délivrée par l’armée du nord. La bande de Chika, qui l’assiégeait, était taillée en pièces et se dispersait en abandonnant aux vainqueurs ses canons et des milliers de prisonniers. Deux jours plus tard, Chika, réfugié dans une grange, se laissait enivrer par une paysanne et surprendre par les hussards : il fut conduit chargé de fers à Oufa. Le dégel et la débâcle des rivières, survenant à ce moment, ralentirent la poursuite des autres bandes. Dans toute la contrée, racontent les témoins de ces scènes sanglantes, le fleuve et ses affluens charriaient des cadavres qui s’étaient amoncelés sur leurs glaces ; les femmes des stanitzas attendaient sur les rives, anxieuses de reconnaître le corps d’un enfant ou d’un époux, parti depuis de longs mois pour la grande aventure.

Tandis que les armées impériales nettoyaient le pays, il y avait encore, à la fin d’avril, une horde de rebelles qui tenait ferme en dehors du cercle de leurs opérations : c’était celle qui assiégeait Iaytzky. Revenons à cette pauvre citadelle. C’est la joie de l’histoire et ce doit être sa passion de remettre en lumière les héroïsmes obscurs, perdus dans ses ombres lointaines ; elle s’y repose du récif monotone des basses œuvres de l’homme, elle en dégage cette vérité que même dans les temps les plus troublés, celui qui veut tenir bon au devoir sait où le trouver. — Depuis trois mois et demi, le colonel Simonof et le capitaine Krylof étaient étroitement bloqués dans leur fort avec un millier d’hommes ; les assiégeans, maîtres de la ville, commodément retranchés derrière les maisons, avaient établi de formidables batteries. Les opérations du siège furent poussées avec une vigueur et une ténacité qu’on n’aurait pas attendues de ces soldats de hasard ; chaque jour le cercle se resserrait méthodiquement, des assauts furieux tenaient les assiégés en haleine, la mine jouait sans relâche au-dessous d’eux. La garnison répondait avec un égal acharnement par des sorties fréquentes, dirigées contre les maisons qu’elle tentait de brûler. Dans les derniers temps du siège, ces sorties l’avaient fort affaiblie ; les hommes ne suffisaient qu’à grand’peine aux travaux multiples des batteries, des gardes, des contre-mines. Une moitié de la troupe passait la nuit en armes, la pioche à la main ; le reste des défenseurs ne pouvait dormir qu’assis. Tous les moyens de subsistance disparurent successivement ; quand on eut mangé les derniers chevaux, on retira de la glace ceux qu’on avait jetés dans le fleuve au commencement du siège ; cette ressource s’épuisa avec la débâcle. Les hommes furent rationnés à un quart de livre de pain ; quelques jours encore, et on se contenta de faire bouillir, une fois dans les vingt-quatre heures, une grande marmite d’eau qu’on blanchissait avec un peu de farine ; chacun venait puiser une tasse de ce breuvage. Enfin le blé manqua complètement : ces malheureux furent réduits affaire cuire des gâteaux d’une sorte de glaise fort grasse, sans mélange de sable, qui se trouvait dans les terrains du fort. Un petit nombre résista à ce régime ; la plupart gisaient sans force à l’hôpital, avec les femmes et les enfans. Depuis longtemps on avait essayé de faire sortir les bouches inutiles ; les assiégeans les renvoyaient impitoyablement dans la place ; chaque jour, les femmes affolées couraient avec leurs enfans se jeter aux genoux des rebelles, qui consentirent seulement à recevoir les filles de kosaks. Les quelques hommes valides n’osaient pas quitter la pioche, contreminant nuit et jour la sape qu’on entendait sourdement cheminer sous les magasins à poudre. Cependant les gens de Pougatchef ne cessaient d’interpeller les sentinelles, les sommant de se rendre, usant de menaces et de promesses, annonçant que leur prince était partout vainqueur, maître d’Orenbourg, de Kazan, de tout le pays. Sans nouvelles autres que celles de l’ennemi, la garnison les crut et n’espéra plus de secours. Pas un homme ne trahit pourtant, pas un ne refusa de mourir dans cette troupe qui semblait si peu sûre quelques mois plus tôt. Le brave Krylof avait communiqué son âme à ses soldats, et les soldats, dans les grands périls, sont ce que les fait l’âme du chef. — Le mardi de la semaine sainte, il y eut quinze jours qu’on ne mangeait plus d’autre pain que la terre glaise : les hommes en état de combattre résolurent de périr les armes à la main, plutôt que dans les affres de la faim. Krylof les exhorta à se confier à la volonté divine et ordonna une sortie générale. Comme on s’y préparait, la vigie placée sur le clocher de l’église signala un désordre soudain dans le camp des rebelles : on les voyait courir par la ville et s’enfuir hors des portes. « Cela nous ragaillardit, comme si nous avions senti l’odeur du pain, » écrit le témoin à qui nous devons le journal de ce siège. C’était une fausse alerte. Les lignes ennemies se reformèrent, tout se calma, et l’espérance des malheureux retomba dans le néant de toute sa hauteur d’une minute. On attendit pourtant jusqu’au soir. Au crépuscule, la vigie aperçut un nuage de poussière sur ce morne horizon de la steppe qu’elle interrogeait en vain depuis des mois : les assiégés crurent à l’un des retours habituels de Pougatchef, et, en voyant les rebelles se précipiter vers les remparts, ils se préparèrent au dernier assaut ; c’était la délivrance. La horde venait leur remettre ses chefs enchaînés et demander grâce en apportant du pain ; quelques heures plus tard, le général Mansourof arrivait, et la fidèle forteresse rouvrait ses portes, fermées depuis trois mois et demi, à ces drapeaux russes dont elle avait si fort grandi l’honneur. « La joie fut telle, dit le narrateur, que tous ces agonisans quittèrent aussitôt leurs lits et qu’on s’embrassa durant toute la nuit avec des pleurs et des hymnes au Seigneur. »

Un autre agonisant n’eut pas la joie de ce dernier succès, dû comme les précédens à son intelligente direction ; le général Bibikof, miné par la maladie et les cruels soucis de sa mission, avait succombé à un accès de fièvre, quelques-uns dirent au poison, le 9 avril, à peine âgé de quarante-quatre ans. « Je n’ai pas d’inquiétudes pour mes enfans, dit-il en mourant, l’impératrice pourvoira à leur sort : je n’ai d’inquiétudes que pour la patrie. » Ces dernières étaient justifiées : la Russie accueillit avec douleur et épouvante la nouvelle de la mort de Bibikof, et les événemens tragiques qui nous restent à raconter montrèrent trop tôt quelle perte irréparable avait faite l’empire.


V

Pougatchef s’était réfugié dans les forêts de l’Oural ; il avait soulevé les tribus de Bachkirs, racolé une armée parmi les serfs des fabriques, et se montrait tantôt sur le versant russe, tantôt sur le versant sibérien. De ce côté le général Décalong, qui commandait sur la frontière, lui infligea un sérieux échec ; on libéra dans le camp du vaincu plus de trois mille infortunés, gens de toute condition, femmes et enfans d’officiers ou de gentilshommes, condamnés ou otages que les bandits réservaient au supplice ; mais Décalong s’immobilisa après cet avantage sans en recueillir les fruits. Pougatchef et Barbeblanche lui échappèrent ; leur armée se reforma sur leurs pas.

À ce moment entrait en scène un nouveau personnage destiné à clore cette tragédie. Le colonel Michelsohn, jeune officier des gardes d’un grand mérite, avait été appelé en dernier lieu par Bibikof à la tête du détachement qui opérait autour d’Oufa. Michelsohn était un soldat méthodique, infatigable et tenace. Il y a deux races de génies militaires, ceux d’audace soudaine, ceux d’opiniâtreté continue ; le capitaine allemand était des seconds. Parti d’Oufa avec son corps, il pénétra dans l’Oural à la recherche de son ennemi, et passa les montagnes une première fois ; il arriva sur le versant sibérien comme Pougatchef venait d’être battu par Décalong. Ce dernier, se tenant assuré de sa proie, reçut assez froidement le lieutenant qui pouvait la lui enlever, et ne se prêta pas aux mesures qui eussent permis de cerner les rebelles. Michelsohn fit volte-face à la suite des fuyards et rentra dans l’Oural sur leurs talons. — Alors commença cette chasse sans exemple, qui devait mener la bête farouche durant des milliers de lieues, des steppes de Sibérie au cœur de l’empire, des portes de Moscou à la Caspienne ; poursuite passionnée, grandiose et effrayante, où le fauve traqué fit tête cent fois, chassa souvent les vainqueurs à son tour, souleva les peuples dans sa course, incendia les cités, fit trembler la Russie et fuir ses armées, tout en fuyant lui-même devant le dogue acharné qui seul savait comment le dompter, — Michelsohn ramena d’abord Pougatchef à travers l’Oural, sans donner un jour de repos à sa troupe ; à plusieurs reprises il le joignit, dispersa ses bandes et prit ses canons : travail de Sisyphe, peine inutile vis-à-vis de cette armée qui comptait autant de soldats qu’il y avait de serfs en Russie. Les chefs rebelles échappaient de toute la vitesse de leurs chevaux, se jetaient dans les distilleries et les mines de la montagne, s’y ravitaillaient d’hommes et de vivres, et reparaissaient quelques jours après avec une nouvelle horde de vagabonds et de nomades, horde mal armée et peu solide, mais par là même insaisissable pour la petite colonne régulière qui s’avançait difficilement, en peine de munitions et d’approvisionnemens. Vers le milieu de juin, après un mois de cette poursuite, Michelsohn dut s’arrêter à Oufa, son point de départ, pour refaire sa troupe exténuée. Pougatchef gagna la Kama, la grande rivière qui forme la ligne de défense de Kazan.

On tremblait de nouveau dans cette ville. Il n’y avait pas quinze cents hommes dans la capitale de la Russie orientale, pas une compagnie aux environs. Galitzine, Freimann, tous les généraux qui avaient libéré la vallée de l’Iayk se reposaient à Orenbourg, croyant la guerre finie, ne se doutant pas qu’elle n’avait fait que changer de théâtre, du sud au nord. Le vieux Brandt, le gouverneur de Kazan, envoya un détachement occuper la citadelle d’Ossa, qui gardait le passage du fleuve ; le commandant perdit courage en voyant les meules de foin enflammées que Barbeblanche avait eu l’idée de pousser contre le rempart ; il ouvrit ses portes, reçut Pougatchef à genoux, et n’en fut pas moins pendu. Un lieutenant, du nom de Minief, trouva grâce devant l’imposteur ; ce traître, au fait des défenses de Kazan, exhorta le rebelle à tenter un coup de désespoir de ce côté : les bandes passèrent aussitôt la Kama et marchèrent droit sur la grande cité. Michelsohn, retenu à Oufa, avait perdu de l’avance ; les autres généraux se gardaient de bouger ; même les plus proches de Kazan se retiraient précipitamment sur Moscou, tant était grande alors la terreur du nom de Pougatchef ! Seul, le brave Tolstoï, commandant de la légion de volontaires, essaya d’arrêter le bandit à douze verstes de la ville ; il fut tué dans l’affaire, et sa troupe plia. Le 11 juillet, les bourgeois de Kazan virent avec épouvante le camp des rebelles couronner les collines qui dominaient leur cité.

Kazan, l’ancienne capitale des khans tatars ; et la reine du Volga, est une grande ville de cent mille habitans, de physionomie bizarre, indécise entre l’Europe et l’Asie, entre le Christ et Mahomet. Églises et mosquées s’y mêlent fraternellement, et le flot jaune du grand fleuve emporte confondues dans sa fuite les grêles images des clochers et des minarets. Dans les caravansérails, les écoles et les bazars des quartiers musulmans, le trafiquant de Samarkand se retrouve chez lui, tout autant que le pieux marchand de Moscou dans son gostinny dvor, à l’ombre de sa basilique. On peut voir à la même heure, et côte à côte, l’un se prosterner pour la prière sur son tapis étendu vers l’Orient, l’autre se signer devant les chapelles ardentes qui projettent sur la rue les feux de leurs cierges et de leurs orfèvreries. Tous deux y sont appelés par le grand commerce asiatique dont Kazan est l’entrepôt ; avant-garde du marché de Nijni, au confluent de la Kama et du Volga, elle centralisait par ses deux fleuves, avant les chemins de fer, toutes les richesses de la Sibérie et de la Caspienne. Sous la protection d’une citadelle portée par une petite acropole, ces richesses s’entassaient dans les bazars, ornaient les maisons des gros marchands et les trésors magnifiques des sanctuaires orthodoxes. La proie était grasse, on le voit, et tentante pour la bande des loups affamés qui vint hurler une nuit aux portes de la ville.

Les dispositions prises par Pougatchef ne manquaient pas d’habileté. Les rebelles approchèrent des faubourgs, suivant leur tactique habituelle, en poussant devant eux des meules de foin et de paille enflammées, à l’abri desquelles avançait leur artillerie. Le premier fossé était défendu par la milice locale avec une pièce de canon : Pougatchef lança sur ce point ses hordes désarmées, les serfs des fabriques qui suivaient sa fortune depuis l’Oural ; les cavaliers kosaks rabattaient cette foule à coups de fouet et la poussaient dans le fossé, assommant qui reculait ; sans autres armes que des bâtons et ses poings, elle refoula les défenseurs, prit leur canon, le pointa sur la porte, et commença d’envoyer des volées de mitraille le long des rues populeuses. À l’aile gauche, les Bachkirs attaquaient le faubourg des drapiers. Les artisans de cette corporation, ralliés et conduits par l’archevêque Benjamin, s’armèrent de ce qu’ils trouvèrent et se mirent en devoir de résister. Les Bachkirs les couvraient d’une nuée de flèches ; du haut des collines Pougatchef écrasait de boulets les combattans, amis ou ennemis. Les drapiers avaient amené un canon ; il éclata au premier coup, tuant le canonnier. Déjà le faubourg flambait : les artisans cédèrent sur ce point comme la milice avait fait sur l’autre ; les Bachkirs se lancèrent à leur suite pan les rues. Éperdus devant ces sauvages qui déchiraient l’air de leurs sifflets tatars, devant le rideau de flammes qui les précédait, enveloppant toute la ville, les habitans se jetèrent hors de leurs demeures et s’enfuirent précipitamment vers la citadelle, leur dernier refuge. Brandt y rappela ses quelques compagnies, recueillit tout ce qui se présentait et ferma les portes : la cité de Kazan appartenait aux bandits : le sac commença.

Ce fut une orgie folle, désespérée : le monde réel livré toute une nuit au monde des cauchemars. Toutes les variétés de la barbarie y mirent leur épouvante, la sauvagerie des Mongols, la brutalité des esclaves soudain libres, la dépravation haineuse des forçats de la civilisation. Plusieurs de ces derniers, anciens hôtes, comme leur général, des prisons de Kazan, coururent à la maison de force et délivrèrent les détenus ; connaissant les bons repaires, ils y guidèrent leurs bandes. On pilla d’abord les entrepôts de boissons, les bazars, les boutiques des riches marchands, surtout les églises et les couvens regorgeant de trésors séculaires ; les iconostases, les châsses, les reliquaires d’or tombaient par morceaux sous la hache des Kalmouks, les joyaux et les perles ruisselaient de leurs mains. Il fallait se hâter ; tandis que les lucides pillaient, les ivres-morts incendiaient ; les édifices embrasés s’écroulaient de toute part, ensevelissant avec les vainqueurs les malheureux habitans restés cachés dans leurs retraites. Tous ceux qui se montraient en habit allemand étaient sabrés sans pitié, les autres poussés au camp pour porter le butin ; beaucoup se noyaient en fuyant au fleuve. Sur les clochers, les arcs de triomphe, les hauts lieux, des pièces en batterie vomissaient la mitraille contre la citadelle et semaient la mort au hasard dans la ville. La nuit vint ; la tempête du feu grandit, emporta tout. Malgré les ordres de Pougatchef, qui rappelait prudemment ses hommes au dehors, la plupart restèrent dans cet enfer, retenus par la cupidité ou par l’ivresse ; on les vit de la citadelle danser entre les flammes autour des tonneaux de vin, revêtus de robes de soie et d’ornemens sacerdotaux dérobés aux églises.

Les kosaks et quelques disciplinés suivirent Pougatchef au camp. Avec le gros du butin, la foule des captifs attendait là, à genoux devant les canons. L’homme qui un an auparavant errait enchaîné par les rues de la ville, demandant l’aumône aux bourgeois, fut acclamé tsar par ces malheureux ; ils imploraient leur grâce, pendus à ses étriers. Toute la soirée, paradant sur un trône, le forçat triomphant reçut le serment d’allégeance de la population tatare, depuis longtemps disposée en sa faveur ; il ordonna quelques exécutions et pardonna théâtralement aux prisonniers obscurs. On lui amena sa femme et ses enfans, transférés par ordre de justice à Kazan, comme nous l’avons vu plus haut. S’il faut en croire un témoignage contemporain, les larmes vinrent aux yeux de l’imposteur, mais il ne se démentit pas : « Je connais cette femme ; son mari m’a rendu jadis un grand service,’ dit-il froidement, et il commanda de la réunir aux autres captifs. Ainsi l’histoire, cet inimitable drame du réel, aurait reproduit à l’avance la scène pathétique que le génie de Meyerbeer a faite immortelle, en l’attribuant à l’imposteur de Munster. — Dans la citadelle, cette terrible nuit se passa en alarmes et en prières. Chacun attendait sa dernière heure et interrogeait l’horizon aux rouges clartés du grand foyer qui refoulaient les ténèbres. Seul le vaillant métropolite Benjamin soutenait les cœurs ; tantôt il priait et exhortait le peuple dans l’église de la forteresse, tantôt, sortant avec les saintes images et suivi de ses ouailles, il faisait le tour des remparts en conjurant de ses mains défaillantes la mer de feu qui montait. L’aube se fit. Les assiégés se précipitèrent aux créneaux, s’attendant avoir les Bachkirs donner l’assaut ; des cavaliers avançaient à travers les ruines et les cendres ; un grand cri de joie monta au ciel : c’étaient les hussards de Michelsohn.

Après avoir refait ses troupes à Oufa, l’infatigable traqueur de Pougatchef était reparti sur les traces du rebelle, passant après lui les rivières à la nage, le suivant à une journée de distance. Le 12 au matin, comme il campait à cinquante verstes de Kazan, une colonne de fumée lui apprit le désastre de la ville ; il fit sonner le boute-selle, mais sa cavalerie surmenée ne put arriver qu’à la nuit. Pougatchef, retranché dans une forte position, opposa une défense désespérée et ne lâcha pied qu’après cinq heures de lutte. Encore ne se tint-il pas pour battu. Le lendemain, il essaya d’un retour offensif pour envelopper Michelsohn avant que ce dernier eût pu rallier la garnison de la citadelle. Repoussé derechef et sur le point d’être pris, il reparaissait après deux jours, le 15, avec une nuée de vingt-cinq mille Tatars, serfs ou kosaks, « qui remplissaient l’air d’horribles hurlemens. » Si tous les rapports contemporains ne l’attestaient, on aurait peine à admettre l’incroyable rapidité avec laquelle ce fuyard refaisait des armées et rentrait en ligne ; elle ne peut s’expliquer que par le trouble profond et le mécontentement général de ces provinces. Pour la troisième fois, Michelsohn, renforcé par la garnison, dispersa ces bandes et donna la chasse à leur chef ; découragé, Pougatchef lâcha sa proie et gagna au sud.

Alors seulement la malheureuse population, dont les angoisses s’étaient ranimées et prolongées, put fêter son libérateur et mesurer l’étendue du désastre. Sur les deux mille huit cents maisons de Kazan, plus de deux mille étaient en cendres. Trois cents cadavres furent trouvés sous les décombres ; cinq cents personnes avaient disparu. Le vieux général Koudriavtzef, âgé de cent dix ans, gisait assassiné au pied de l’autel du couvent des Vierges : la mort l’avait pris à genoux, priant. Dix mille prisonniers, dépouillés de tout, étaient entassés dans le camp du bandit. Les riches de la veille étaient à la mendicité. La guerre servile avait rigoureusement appliqué son programme : l’égalité sociale, — dans la misère ! — L’infortuné Brandt, qui eût sauvé sa ville en tenant seulement quelques heures, ne résista pas à tant d’émotions et de remords ; il s’éteignit deux semaines après. Michelsohn avait recueilli une fois de plus toute l’artillerie des rebelles et cinq mille prisonniers ; parmi eux le traître Minief, à qui était surtout imputable la catastrophe de Kazan ; il subit aussitôt le dernier supplice. Malheureusement ces victoires successives avaient épuisé le vainqueur ; il dut s’arrêter quelques jours pour remonter sa cavalerie. Les chefs des corps disséminés sur le Volga ne surent pas cerner le fugitif ; dès que Michelsohn s’arrêtait, tous semblaient paralysés ; comme le remarque Pouchkine avec une juste sévérité, « bien peu de ces généraux étaient en état de se mesurer avec Pougatchef, même avec les moins fameux de ses complices. »


VI

En ce moment pourtant, le redouté personnage n’avait d’autre armée que son prestige. Il errait sur la rive gauche du fleuve, se cachant dans les forêts avec trois cents kosaks. Barbeblanche avait été pris avec son détachement et dirigé sur Moscou pour y expier ses crimes ; il fut dangereusement remplacé par le célèbre confédéré polonais Poulavski, délivré à Kazan par les rebelles, et qui mit sa haine patriotique au service du brigand. Une recrue moins sérieuse fut un pasteur protestant, amené au camp avec les prisonniers de la ville ; ce pauvre homme avait jadis secouru de ses aumônes le forçat mendiant ; reconnaissant à sa manière, Pougatchef le fit colonel, l’assit, bien qu’il en eût, sur le cheval d’un Bachkir, et le traîna à sa suite jusqu’au jour où le malheureux pasteur-colonel réussit à s’échapper. — La situation du fuyard semblait désespérée quand il lui vint une inspiration qui changea la face des choses : il passa inopinément le Volga et se jeta dans les provinces russes d’au-delà du fleuve.

Son apparition fut le signal d’une explosion formidable parmi les serfs de ces provinces, qui depuis longtemps s’entretenaient de leur « petit père » et l’attendaient. Les campagnes se soulevèrent en masse ; les villages entiers accouraient à lui, menant leurs seigneurs enchaînés à ses gibets ; les gouverneurs des villes fuyaient, les municipalités terrifiées le recevaient aux portes avec le pain et le sel. Cette fois encore la poursuite se changeait en marche triomphale. Dans ses proclamations aux paysans, l’imposteur leur promettait la liberté, l’extermination des familles nobles, l’élargissement de tous les détenus, les distributions gratuites de sel. Trompés par ses manifestes, les gens simples n’osaient ou ne savaient plus répondre à qui les interrogeait : « Êtes-vous pour Pierre Féodorovitch ou pour Catherine Alexeïevna ? » — Partout des administrateurs, des officiers nouveaux, imposés par le dernier passant armé ; le long des routes, des nobles ou des intendans pendus aux portails des maisons seigneuriales. Nous aurions peine à nous représenter l’incroyable trouble d’idées, les ténèbres du doute politique où se débattait un peuple ignorant, surmené par une administration sans scrupule, privé de tout moyen d’information, de tout guide d’opinion. Empruntons encore une de ses vives peintures à M. Salias : « Toute sorte de vagabonds errent par la Russie, semant et colportant on ne sait quelles choses obscures. Ils distribuent des liasses d’imprimés violens, des manifestes plus surprenans l’un que l’autre ; des diacres vont, des écrivains, des gens du fisc, on ignore pour quelle affaire, et ils racontent une chose ; viennent des moines et des colporteurs qui en chuchotent une autre. On envoie des fonctionnaires spéciaux, et ce ne sont pas des fonctionnaires, mais des gens qui se disent tels. Aujourd’hui il en vient un qui lit un ukase ; demain un autre fouettera pour avoir exécuté l’ukase, et un troisième punira pour n’avoir pas obéi. Où est le droit, où est le mal, ce qu’il faut taire et ce qu’il faut dire, nul ne le sait… »

La tourmente gagnait le cœur de la Russie avec la rapidité et la violence des chasse-neiges qui l’hiver balaient ces plaines. Un seul kosak, détaché dans un district, l’insurgeait tout entier. Les bandes se multipliaient chacune pour son compte ; tandis que le grand rebelle se cachait dans quelque hallier, son nom révolutionnait au loin des villes qui ne devaient jamais le voir. Nijui Novgorod, directement menacée, tremblait devant le sort de Kazan ; Moscou, qu’on croyait l’objectif de sa marche, n’était guère plus rassurée. Les gouverneurs de ces cités adressaient à Pétersbourg des appels supplians. Catherine fut si émue qu’elle eut un instant la pensée de paraître en personne à la tête de ses troupes ; ses conseillers l’en détournèrent à grand’peine. Le comte Panine, le vainqueur de Bender, fut nommé généralissime à la place du regretté Bibikof et alla prendre le commandement des forces qui couvraient Moscou.

Pougatchef cependant nourrissait des projets moins grandioses que ceux qu’on lui prêtait. Il avait appris par de dures expériences que ces hordes de serfs en rut de liberté n’étaient pas une armée ; il sentait que la fin de la folie fête approchait ; ses plus anciens compagnons, flairant de même la fin de l’aventure, négociaient ouvertement le prix de sa tête. Le bandit méditait de tromper ses adversaires par d’habiles feintes, de se jeter au sud ; de gagner le Caucase et de passer en Perse ou dans le Turkestan. Il lui était facile de dérouter les poursuites ; Les bandes qui couvraient le pays égaraient, harassaient les colonnes impériales ; on les enveloppait, on n’y trouvait que d’obscurs insurgés ; le rebelle légendaire marchait souvent avec la moins forte, il changeait de route chaque jour, il était déjà seul et loin, qu’amis et ennemis le cherchaient encore en s’exterminant dans les provinces soulevées derrière lui. Tandis que Michelsohn courait lui barrer la route de Moscou, il se montrait beaucoup plus bas, aux portes de Penza. Dans cette ville, chef-lieu d’un gouvernement du sud-est, la populace le reçut avec les honneurs habituels. Le voïévode Vsévolovsky et vingt gentilshommes, retranchés dans une maison, y furent brûlés vifs. Pougatchef établit un moujik gouverneur de Penza à la place de cet officier. A Saransk, trois cents nobles furent pendus pour l’entrée de l’imposteur. Le 6 août, il campait devant Saratof, grande ville du Volga inférieur, capitale de la province de ce nom.

Bibikof avait détaché à Saratof un jeune lieutenant qui servait alors dans la garde et qui devait être plus tard le père de la poésie russe, l’illustre Derjavine. Ce bouillant officier s’efforça d’organiser la résistance et voulut courir avec ses kosaks au-devant du rebelle ; abandonné par eux, il s’en revint seul avec quatre hommes ; Pougatchef, reconnaissant un uniforme de la garde, se mit à sa poursuite en personne et tua deux de ses compagnons ; Derjavine ne dut son salut qu’à la vitesse de sa monture. Ce jour-là il s’en fallut du jarret d’un cheval que le forçat illettré n’égorgeât le grand poète classique de la Russie. — Dans la place, le commandant Bochniak luttait avec désespoir contre l’apathie ou la trahison de tout son monde ; cet énergique soldat vit successivement tous les siens passer à l’ennemi ; les habitans traitèrent sous ses yeux avec le rebelle ; les kosaks désertèrent, puis les artilleurs de la forteresse ; Bochniak allait de l’un à l’autre, les exhortant vainement au devoir ; quand tout espoir de résister fut perdu, il prit sa caisse et ses archives, se plaça au centre du bataillon de Saratof et résolut de sortir hardiment, enseignes au vent. Il dépêcha en avant deux officiers à lai tête de leurs compagnies : tous deux faiblirent et lâchèrent pied, leurs hommes avec eux. Resté seul avec soixante vétérans, le brave Bochniak s’élança au plus épais de la canaille qui l’enveloppait, batailla six heures durant, se fit jour enfin, et parvint à Tsaritzine avec son drapeau. — Maître de Saratof, Pougatchef s’y comporta, comme d’habitude, ouvrit les prisons, les caves et les greniers publics, pendit tout ce qui lui tomba sous la main de nobles et d’officiers, et installa un simple kosak à l’hôtel de ville. Une tradition que Pouchkine n’a pas accueillie veut que le faux tsar aux abois se soit fait couronner solennellement dans la cathédrale. Il ne garda sa conquête que deux jours. Michelsohn, son perpétuel trouble-fête, avait retrouvé sa piste à Penza ; il accourut à Saratof et traversa seulement la ville, stupéfaite de cette chasse donnée à son vainqueur, au prétendant qu’elle avait reçu à genoux.

Pougatchef se dirigea sur Tsaritzine ; cette place, clef du bas Volga, était défendue par de braves gens et lui fit un rude accueil ; l’approche de Michelsohn ne lui permit pas de s’obstiner dans l’attaque. Il se vengea sur un malheureux astronome, Lovitz, qu’il rencontra aux environs, occupé de déterminations du méridien. — « Quel homme es-tu ? demanda le brigand. — Je contemple les astres du ciel, répondit le savant. — Alors qu’on le rapproche de ses étoiles, » s’écria le facétieux coquin, et il ordonna de pendre Lovitz. — Descendant toujours au sud sur la rive droite, il s’arrêta à mi-chemin entre Tsaritzine et Astrakhan, dans ces stanitzas kosakes de Tchorny Iar auxquelles une épidémie récente a procuré une cruelle notoriété. Ce fut là que Michelsohn le joignit enfin, le 25 août au matin. Pougatchef avait emmené de Saratof une vingtaine de mille hommes, serfs et vagabonds sans armes ; il déploya ses kosaks et son artillerie sur les ailes de cette masse confuse, pour la pousser à l’ennemi et écraser ce dernier sous le nombre ; mais il avait eu le tort de se laisser acculer au Volga. Dès les premiers coups de canon, la tourbe désordonnée se rejeta en arrière ; un carnage sans précédent commença : on en tua quatre mille, on en prit sept mille, tout le reste se noya dans le fleuve ; Pougatchef passa dans une barque, et le lendemain il se cachait dans les bois de la rive gauche, avec trente kosaks. Cette victoire décisive fut la dernière : en rejetant son adversaire au delà du Volga, dans les steppes inhabitées, Michelsohn lui enlevait la chance de refaire une armée ; après cette furieuse randonnée à travers la Russie, la bête revenait se faire forcer au lancé. L’honneur de sa capture devait être enlevé au vigoureux soldat qui l’avait si rudement menée. À ce moment arrivait du Danube à Tsaritzine le jeune Souvarof, avec une commission de Panine qui lui conférait le commandement supérieur de la région. Préludant à son heureuse fortune, le futur prince d’Italie venait recueillir ce que d’autres avaient semé. Souvarof s’engagea dans la steppe sur les traces du vaincu, qui fuyait vers l’Iayk.

Comme tous les malfaiteurs qui se sentent perdus, les complices du rebelle ne pensaient qu’au moyen de se sauver en se vendant les uns les autres. Un jour, après un dernier conciliabule, les principaux chefs kosaks entrèrent dans la tente où l’imposteur habitait avec deux concubines. Pougatchef était assis, seul et pensif. Ses armes pendaient au mur. Entendant les pas des kosaks, il releva la tête et leur demanda ce qu’ils voulaient. Ceux-ci commencèrent à parler de leur situation désespérée, et, tout en conversant, ils se plaçaient entre leur interlocuteur et les armes. Comme Émélian les entretenait de ses projets : « Nous avons assez longtemps marché derrière toi, dit l’un, c’est à toi maintenant de marcher derrière nous ! — Qu’est-ce à dire, répliqua Pougatchef, voudriez-vous trahir votre tsar ? » Les kosaks se jetèrent sur lui ; il parvint à se dégager, et, reculant de quelques pas : — « Je vous voyais trahir depuis longtemps, » fit-il. Puis, appelant un jeune kosak d’Iletsk, son favori, il lui tendit les mains en disant : « Lie-moi ! » — Ils le placèrent sur un cheval et le conduisirent droit à Iaytzky ; le 14 septembre 1774, ils le remirent, par une singulière destination de la justice, à ces mêmes officiers qui avaient si durement et si héroïquement souffert par son fait. Le peuple se rassembla sur la place et le reconnut ; il ne nia rien, rejeta le poids de ses fautes sur ses complices, ceux mêmes qui l’avaient livré et l’écoutaient tête basse. « Il a plu à Dieu, s’écria-t-il, de châtier la Russie par mes crimes ! »

Souvarof arriva sur ces entrefaites et se fit remettre la précieuse prise. On ferra le bandit aux pieds et aux mains, on l’enferma dans une cage de bois chargée sur une télègue et on se mit en route. Tout un corps d’armée avec du canon l’accompagnait ; Souvarof ne quittait pas la voiture. Une nuit, comme le feu prit au hangar qui l’abritait, le jeune général monta lui-même la garde jusqu’à l’aube. Ce fut dans cet équipage que Pougatchef retraversa à petites journées toutes ces provinces qu’il venait de parcourir en triomphateur, d’emplir de terreur et de sang. Catherine, dans sa joie, écrivait à Grimm : « M. le marquis de Pougatchef est en chemin de Simbirsk à Moscou, lié, garrotté et soigné comme un ours, pour être pendu dans cette capitale. » Les soldats le nourrissaient de leurs mains à travers les barreaux de la cage ; ils faisaient voir le monstre à la foule accourue sur son passage, en disant aux enfans : « Souvenez-vous un jour, gamins, d’avoir vu le Pougatchef. » Ces gamins, devenus de vieilles gens, racontaient encore à Pouchkine les insolentes reparties du brigand aux questions des passans. Un jour pourtant il se montra lâche devant la lâcheté d’un autre : à Simbirsk, le généralissime comte Panine, en l’interrogeant, fut assez oublieux de sa dignité pour frapper au visage ce prisonnier ; Pougatchef tomba à genoux et demanda grâce.

Le convoi arriva à Moscou : cette même populace, qui attendait l’imposteur en faisant des vœux pour sa victoire, se rua aux portes pour insulter à sa misère. On l’enchaîna à un mur, dans la cour de l’hôtel des Monnaies ; durant les deux mois qu’exigea l’instruction du procès, la foule vint chaque jour contempler avec terreur cette face farouche, au regard fauve, si effrayante dans son impuissance que des femmes amenées là s’évanouirent de peur. Toute son audace tomba d’ailleurs quand on lui lut la sentence de la commission spéciale chargée de le juger. Cette commission avait recueilli assidûment, depuis deux mois, tous les témoignages qui ont servi de base à ce récit. Il ressort entre autres faits des conclusions de l’enquête que plus de dix mille gentilshommes, officiers et magistrats avaient été suppliciés par les rebelles dans les provinces soulevées. L’impératrice avait quelque raison d’écrire à Voltaire : « Je crois qu’après Tamerlan, il n’y en a guère un qui ait plus détruit l’espèce humaine. » — En présence de pareils crimes et étant données les mœurs du temps, la sentence paraîtra modérée, au moins quant au nombre des coupables frappés. Pougatchef et le kosak Perfilief étaient condamnés à être écartelés : Chika à perdre la tête, trois autres à la potence, et dix-huit kosaks à être fouettés ; le reste des insurgés était gracié. Au dernier moment, un ordre secret enjoignit aux gens de justice d’abréger les souffrances des criminels ; les deux premiers devaient être décapités avant la dislocation des membres.

Le 10 janvier 1775[2], dès l’aube glacée d’un jour d’hiver moscovite, toute la population était entassée sur la place des exécutions, dans les rues avoisinantes, sur les murs du Kremlin, les toits, les clochers. On avait dressé un échafaud, sur lequel les bourreaux buvaient du vin pour se réchauffer. Trois potences s’élevaient en face. La garnison faisait la haie sous les armes. Au jour, un grand cri monta de la foule : « On l’amène, on l’amène ! » Un traîneau, entouré de cuirassiers, débouchait sur la place ; on y voyait Pougatchef, son confesseur, et un membre de la chancellerie secrète. Les autres condamnés suivaient à pied. L’ex-tsar de la steppe saluait à droite et à gauche la foule qui s’écrasait sur son passage. Il monta sur l’échafaud ainsi que Perfilief. Les troupes prirent les armes. Un greffier lut à haute voix la sentence et demanda : « Es-tu le kosak du Don Émélian Pougatchef ? » Ce dernier répondit affirmativement. Le greffier redescendit. Le patient se prosterna devant la vieille voisine de l’échafaud, la cathédrale de Saint-Basile. Il se signa à plusieurs reprises ; puis il se tourna vers le peuple, salua encore, et s’écria d’une voix tremblante : « Pardonne, peuple orthodoxe, pardonne mes péchés envers toi ! » À ces mots, le bourreau fit un signe. Ses aides se jetèrent sur le condamné, lui enlevèrent sa pelisse de mouton ; il s’affaissa, le peuple vit rouler la tête ensanglantée du grand coupable. — Perfilief, qu’on avait dû traîner sans connaissance, et Chika moururent de même, tandis que trois autres malfaiteurs montaient au gibet. Le bourreau acheva sa lugubre besogne conformément à la sentence, recueillit les têtes et les membres des suppliciés, les cloua pour quelques jours aux portes de la ville ; plus tard il les brûla et sema les cendres au vent.

Ainsi finit le kosak Pougatchef. Ses contemporains, terrifiés, en firent une grande et redoutable figure. Ils se trompaient. Bibikof jugeait mieux quand il disait : « Ce n’est pas Pougatchef qui est dangereux, c’est le mécontentement général. » De même le vieil archimandrite Platon écrivait avec un grand sens historique : « Tous ses succès ne sont pas dus au conseil, mais à l’audace et au hasard. Lui-même ne serait pas en état de les expliquer, car ils n’ont pas dépendu de lui seul, mais de l’action libre de ses nombreux complices répandus en tout lieu. » — Si, à cette heure troublée, il se fût trouvé, au lieu de ce grossier kosak, un aventurier de génie comme le premier imposteur, le faux Dimitri, Moscou fût tombée sans doute en son pouvoir, et les destinées de la Russie eussent été changées pour les siècles. Pougatchef ne demanda à son incroyable fortune que la curée rapide, l’ivresse momentanée du sang, du vin, de la haine satisfaite. Ses complices furent comme lui des criminels de bas étage : ses nombreux partisans, des misérables aveuglés par les ténèbres de l’ignorance et du servage. Dans cette double misère étaient le mal et le danger. Les contemporains ne le virent point. Tandis que Panine et Souvarof pacifiaient à grand’peine les provinces soulevées, l’impératrice rendait des ukases ordonnant que le fleuve, la ville et les kosaks de l’Iayk porteraient désormais le nom de l’Oural qu’ils ont gardé depuis lors. Un autre édit, provoqué par la fermentation qu’excitaient dans le peuple les discussions au sujet de l’imposteur, défendait de prononcer son nom à l’avenir. Cette mesure de police eut force de loi et resta dans les mœurs jusqu’au commencement de notre siècle ; sous Alexandre Ier seulement les historiens purent s’occuper de Pougatchef ; il leur fut difficile alors de se renseigner auprès des survivans, les vieillards du pays, qui se refusaient à prononcer le nom maudit et à raconter les scènes qui avaient épouvanté leur jeunesse.

Le remède au mal n’était pas dans ce silence factice. Le vrai remède, le souverain actuel de la Russie l’a trouvé le jour où, en abolissant le servage, il a clos l’ère des guerres serviles. Les temps nouveaux peuvent apporter à ce peuple des émotions et des tristesses nouvelles, inséparables de la vie de tout empire. ; ils ne lui apporteront plus de guerres serviles, puisqu’il ne connaît plus d’esclaves, et nous avons la confiance d’avoir décrit ici la dernière. Depuis le jour de justice du 19 février 1861, on peut sans péril raconter en Russie l’histoire lointaine, l’histoire à jamais morte, de la tragique révolte d’Emélian Pougatchef.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. On sait que le terrible incendie du mois dernier a en partie anéanti cette ville.
  2. Récit d’un témoin oculaire à Pouchkine.