Une Guerre de nationalité au XVIe siècle - Le Duc d’Albe et les Pays-Bas

Une Guerre de nationalité au XVIe siècle - Le Duc d’Albe et les Pays-Bas
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 57 (p. 387-423).
UNE
GUERRE DE NATIONALITE
AU XVIe SIECLE

LE DUC D'ALBE ET LES PAYS-BAS.
Histoire de la Fondation de la République des Provinces-Unies, par H. Lothrop Motley, précédée d’une introduction par M. Guizot ; 4 vol. in-8o. Michel Lévy.

L’histoire n’est point une froide poussière qu’une vaine curiosité remue pour en faire sortir de muettes et impassibles images. Elle est pétrie avec du sang ; elle est faite avec tout ce qui nous émeut et nous enflamme encore. Elle est comme un champ de bataille retentissant où, sous des noms nouveaux, sous des formes nouvelles, se déroulent incessamment des luttes qui ont commencé avant nous et dont nous ne verrons pas la fin. Quand le drame de la vie des peuples se resserre et se résout en quelque explosion émouvante, quand des questions qui touchent au droit d’indépendance nationale, à la liberté religieuse, se réveillent tout à coup et mettent aux prises toutes les passions, tous les instincts, nous avons assez souvent l’ingénuité de croire que notre siècle entre tous a le privilège de ces grandioses et douloureuses convulsions. Ces questions ont mille fois agité le monde ; ce drame, c’est l’histoire elle-même, au courant de laquelle se forme comme une double tradition : d’un côté, les idées d’émancipation et d’affranchissement qui se propagent, s’étendent, s’affirment dans le sang, se retrempent dans les épreuves ; — de l’autre, l’esprit d’usurpation et de conquête qui s’obstine, se défend, qui a sa politique et ses personnifications.

Dans ces dramatiques conflits, assurément la justice n’est point toujours victorieuse. Elle subit d’effroyables outrages ; elle reste plus d’une fois ensevelie dans le désastre des humiliés et des vaincus, qui retombent palpitans sous le talon du maître. Ce qui est certain, c’est que la lutte ne s’interrompt pas pour une défaite infligée par la force. Elle se déplace ou se transforme tout au plus ; elle ne semble s’assoupir un moment que pour se réveiller plus ardente et plus vive. Aujourd’hui comme hier elle s’alimente aux mêmes sources, et ce que nous avons vu de nos yeux, un peuple se levant tout entier pour sa liberté et pour sa foi, un peuple disputant son âme et sa vie à une domination meurtrière, ce spectacle s’est vu à une des heures les plus tragiques de la formation de l’Europe moderne, dans la seconde moitié du XVIe siècle. La Pologne du temps, c’est la Hollande, cette petite Hollande qui commence par conquérir sur l’océan la patrie matérielle avant de conquérir la patrie morale sur l’absolutisme étranger. A trois siècles d’intervalle et dans des conditions bien différentes, c’est la même cause qui se débat par les armes devant une Europe ennemie ou muette ; c’est le même drapeau d’indépendance nationale et de liberté religieuse ombrageant de ses plis mutilés et menant au combat tantôt des protestans, tantôt des catholiques ; ce sont les mêmes phénomènes de résistance désespérée et d’inflexible oppression. Le Mouraviev des Pays-Bas, c’est ce duc d’Albe à la figure d’airain qui se détache sur le fond sombre, héroïque et sanglant d’une guerre d’extermination, celui qui est resté le type impassible et farouche des ravageurs de peuples. Ainsi entre le présent et le passé il y a une sorte d’échange de lumière. Ce que nous voyons aide à comprendre ce que d’autres ont vu, et cette histoire d’autrefois, à son tour, est comme l’ébauche concentrée et saisissante de toutes les entreprises d’émancipation, des guerres nouvelles de nationalité ; elle en reproduit d’avance les caractères, les mobiles, les violences, les poignantes alternatives, les excès crians ; elle montre de plus que les exécuteurs ne peuvent jamais épuiser le sang des victimes, et que s’il y a pour les peuples des malheurs immérités, il y a aussi des victoires de la force qui n’ont pas de lendemain.

C’est le propre d’ailleurs de ces épisodes, où se condense à un moment donné tout ce qu’il y a de plus vivace dans l’âme humaine, qu’on ne puisse y toucher d’un cœur froid. Ces mots de liberté, de patrie, d’indépendance, qu’ils retentissent au fond du passé ou dans le présent, ont une invincible fascination, et laissent sur les événemens dont ils résument l’esprit un reflet d’idéale grandeur. Une révolution qui n’est qu’une révolution intérieure, c’est-à-dire le plus souvent une guerre civile, garde toujours je ne sais quelle couleur sombre et ingrate. Le droit s’obscurcit parfois dans les horreurs de ce déchirement d’une nation partagée entre deux camps ennemis, si bien qu’on ne sait plus où est la justice et que la sympathie hésite à se fixer. Ce n’est plus de même dans les guerres d’indépendance, où la lutte est engagée entre la conscience d’un peuple et une domination étrangère qui s’impose. Ici tout est clair, tout est tragiquement simple. Le droit, quelques défaites qu’il subisse, de quelques flétrissures qu’on cherche à l’avilir pour l’évincer, ne cesse pas d’être le droit. La force, de quelque nom spécieux qu’elle se pare, ne cesse point d’être la force ; victorieuse ou vaincue, elle reste livrée à l’incorruptible Némésis qui s’attache à elle et la marque d’une ineffaçable empreinte. Les esprits bien faits n’ont pas à secouer cet insupportable malaise qui naît de l’incertitude dans les grandes crises publiques. On est avec ces combattans de la bonne cause, combattans d’hier ou d’aujourd’hui, qui ne peuvent souvent que mourir pour affirmer leur droit de vivre, et dont le sang rejaillit à la face de ceux qui le versent sans mesure dans des luttes inégales. Telle fut cette guerre de l’indépendance hollandaise, qui revit tout entière avec ses épisodes, ses idées, ses passions, ses personnages, dans le beau livre de M. Lothrop Motley, une des histoires les plus substantielles, les plus animées, les plus entraînantes qui aient vu le jour depuis les vigoureux et éloquens récits de Macaulay, une de ces œuvres qu’on lit et qu’on relit, ne fût-ce que pour se donner ce spectacle toujours nouveau de la race humaine dans ce qu’elle a de plus sainement héroïque et dans ce qu’elle a de plus terriblement malfaisant, dans un Guillaume d’Orange et dans un duc d’Albe, — ne fût-ce aussi que pour apprendre à ne pas désespérer du bon droit dans les plus cruels abandons.

Voici en effet un petit peuple qui pendant un demi-siècle sent sur lui le poids d’une des plus puissantes monarchies du temps, d’une domination étrangère armée, au nom d’une pensée d’unité religieuse, de tous les moyens de compression et de destruction. Au moment voulu, il se rencontre un de ces hommes qui semblent faits pour frapper, frapper sans trêve et sans merci, qui ont la passion de leur métier, et qui peuvent certes dire ce que disait notre batailleur Montluc avec une sorte de mélancolie en parlant des cruautés de la guerre : « Dieu doit estre bien miséricordieux en nostre endroit, qui faisons tant de maux. » Au-dessus du terrible exécuteur se tient le prince, qui de loin, du fond de sa cellule royale, dirige d’un cœur froid et d’une intelligence étroite l’œuvre de violence et de ruse. L’un et l’autre travaillent consciencieusement à pacifier ! Contre son ennemi, qu’a donc ce peuple pour se défendre ? Il n’a rien à attendre du dehors. L’Allemagne lui prête à peine des mercenaires qui se débandent à la première défaite, si la solde est en retard ; la France lui envoie l’écho sinistre de la Saint-Barthélémy. Il n’a pour opposer à la force organisée d’une administration tyrannique et d’une armée aguerrie que les débris de ses libertés locales mutilées et un sentiment religieux trempé dans les massacres. Je me trompe : il a encore un homme pour le conduire, pour le soutenir, et la mer, qu’il peut prendre pour complice en se submergeant lui-même pour submerger son ennemi. C’est tout, et cependant il finit par triompher. Il reste maître du champ de bataille, et il se trouve avoir jeté un élément nouveau dans la politique européenne ; mais cette laborieuse victoire, il faut qu’il l’arrache en quelque sorte à la fortune, il faut qu’il la dispute pied à pied, jour par jour, au milieu des exécutions et des spoliations. C’est là l’histoire que retrace M. Lothrop Motley, et l’historien, qui est un Américain du nord comme Prescott, est digne des événemens qu’il raconte. Il a écrit son livre, devenu aujourd’hui français, avec un mélange de science et de feu, en vrai fils d’une république qui a eu, elle aussi, sa guerre de l’indépendance, en protestant qui sent encore remuer sa fibre contre l’implacable audace des persécutions religieuses. Ce n’est point un livre impartial, si on prodigue ce beau nom d’impartialité à ce sentiment sceptique et émoussé qui se croit supérieur parce qu’il se cuirasse contre l’émotion, parce qu’il tient la balance entre les persécuteurs et les victimes, entre la force et le droit. Il est impartial dans le sens le plus élevé au contraire, si l’impartialité est le respect de la vérité, l’exactitude du récit échauffée, vivifiée par un énergique et libéral sentiment de justice. C’est même le charme sérieux de cette histoire d’être sincèrement, résolument passionnée sans être infidèle, sans tomber dans l’excès des vaines apologies ou des travestissemens frivoles.

Il y a longtemps déjà que ce douloureux et éclatant procès s’instruit. Les témoignages les plus imprévus se sont multipliés. Les acteurs qui ont eu le premier rôle se sont dévoilés dans leurs correspondances, dans ce qu’ils croyaient ne dire que pour eux-mêmes ou pour leurs complices. Guillaume d’Orange a parlé ; Philippe II, cet autre Taciturne, a parlé ; il écrivait beaucoup, il calculait tout ce qu’il écrivait, et ses lettres laissent voir jusque dans les profondeurs de cette âme implacable et subtile. Granvelle, le rusé, le tenace cardinal, et le duc d’Albe n’ont plus rien d’inconnu. Les uns et les autres, sans le vouloir, sans le savoir, ont livré le secret de leur action et de leur pensée, le secret des deux camps. Le livre de M. Lothrop Motley est comme le couronnement de ce long travail de divulgation, le résumé vigoureux et coloré de ce grand drame qui ouvre l’ère des luttes nationales modernes, qui est pour l’Europe elle-même le sanglant prologue de tout un ordre d’événemens nouveaux, d’une véritable révolution d’équilibre public par l’affranchissement d’un peuple.


I

Le mot le plus populaire, le plus retentissant et le plus inexpliqué de notre temps est le mot de nationalité. Une nationalité vraie n’est point évidemment l’œuvre artificielle et soudaine d’une fantaisie révolutionnaire d’indépendance, ni même d’une de ces poétiques et touchantes fidélités d’une race qui s’attache avec une ardeur désespérée à ses souvenirs et à ses traditions. Elle a de bien autres racines. C’est un organisme vivant qui a sa raison d’être dans le droit, dans les faits, dans les mœurs, dans la politique, dans la religion, dans tout ce qui l’entoure. C’est de cet ensemble d’élémens que naît dans une convulsion douloureuse la nationalité hollandaise, à cette heure décisive du XVIe siècle où se produisent ces deux grands faits, la rupture de l’unité religieuse de l’Europe et la formation des monarchies absolues.

Elle se lève humble et tourmentée, s’armant de ses libertés locales, s’affirmant par la foi religieuse, puisant sa force dans une situation nouvelle dont elle est l’expression et la garantie. Si elle n’avait eu que ses chartes et ses privilèges, elle eût échoué sans doute ; elle n’eût été qu’une vaine protestation de l’esprit local. Si elle n’avait eu que son calvinisme naissant, elle n’eût fait qu’une guerre de secte. Même avec sa foi religieuse et ses libertés locales, elle eût probablement encore succombé, si elle n’eût répondu à un certain état du continent. C’est par toutes ces causes réunies que dans sa faiblesse même elle devient une puissance en face de cette puissance espagnole qui, assise au-delà des Pyrénées, ayant un pied en Italie, un pied dans les Pays-Bas, s’essaie à un absolutisme dominateur. C’est le rôle européen de la nationalité hollandaise de représenter au centre du continent un intérêt nouveau d’indépendance morale et d’équilibre politique, comme c’est le rôle européen de la nationalité polonaise d’aujourd’hui d’être à son tour au nord le soldat mutilé de là même cause en face de cet autre absolutisme qui n’a pas dit son dernier mot.

Il y a en plein XVIe siècle une scène qui semble être le prologue de ce sanglant démêlé des Pays-Bas, où la révolution hollandaise, sans être née encore, plane comme une ombre invisible, où se trouvent réunis pour une des plus étranges cérémonies du temps tous ces personnages qui vont s’entre-choquer dans le combat : c’est la scène de l’abdication de Charles-Quint à Bruxelles le 25 octobre 1555. Les états-généraux sont rassemblés dans le vieux palais des ducs de Brabant. C’est un vrai tumulte de conseillers, de gouverneurs, d’échevins, de chevaliers de la Toison-d’Or en costumes magnifiques. L’empereur s’avance, goutteux, déformé, avec sa barbe grise et hérissée, son front large, ses yeux d’un bleu sombre, sa mâchoire bourguignonne plus pendante que jamais, et jouant son rôle de dominateur dégoûté. Ce jeune homme sur lequel s’appuie en marchant péniblement cet empereur en béquille, c’est Guillaume d’Orange, celui qui sera l’âme de l’insurrection des provinces. Le nouveau roi, Philippe II, petit, maigre, pâle, étroit de poitrine, semble timide et embarrassé. Son œil glauque, qui regarde rarement en face, est énigmatique. Sa froideur silencieuse et hautaine a quelque chose de sinistre. Dans cette foule se mêlent le brillant Lamoral d’Egmont, le premier des chevaliers flamands, avec ses cheveux flottans, son regard loyal, sa moustache courte et ses traits séduisans ; l’inquiet, l’intègre et courageux comte de Horn ; le hardi et turbulent Brederode ; Perrenot, l’évêque d’Arras, qui va être le cardinal Granvelle et gouverner les Pays-Bas ; le terrible Noircarmes, qui sera l’auxiliaire du duc d’Albe. Hommes de conseil ou d’épée, ils sont tous là. Quand le rideau tomba sur cette scène si merveilleusement arrangée pour l’éclipse de l’astre impérial, la tragédie pouvait commencer : le théâtre était trouvé, les acteurs étaient prêts ; sur quelques-uns de ces mâles visages passait déjà l’éclat sinistre des morts violentes.

La tragédie pouvait commencer, disais-je. Elle n’éclate pas aussitôt sans doute, elle ne se noue même et ne se déroule qu’avec une sorte de lenteur confuse : elle met dix ans à se dégager. La vérité est cependant qu’elle était en germe dans la situation que Charles-Quint léguait à Philippe II comme un héritage de feu et de sang, dans le caractère du nouveau roi, dans l’incompatibilité croissante de deux races violemment liées ensemble, et rien n’est certes plus saisissant que cette lutte qui s’enflamme, s’étend, se ralentit ou se ranime en se compliquant sans cesse jusqu’au jour où il n’y a plus ni merci ni conciliation possible. Cette lutte, c’est la fatalité invisible de la scène du palais de Bruxelles. Sur ce champ de bataille resserré et perdu dans un coin de l’Europe, deux choses sont en présence : d’un côté une politique de conquête et de domination absolue, marchant à son but avec une redoutable fixité, de l’autre un pays, une société où s’éveille sous la compression même un invincible esprit de résistance. Ces provinces wallonnes, flamandes, hollandaises, frisonnes, qui étaient passées des mains des derniers princes de Bourgogne aux mains de Charles-Quint, leur héritier impérial, pour rester un simple domaine espagnol, qui avaient grandi dans la pratique d’une semi-indépendance, étaient pleines de vie et d’activité. Elles s’étaient formées, elles s’étaient élevées par le travail, qui avait créé une vigoureuse bourgeoisie à côté de la fière et remuante noblesse flamande, par l’habitude de se mesurer avec le grand ennemi, l’océan, par l’éclat de leurs industries et de leurs arts, par le développement de toutes les libertés locales. Sur ce territoire morcelé et menacé, il y avait plus de deux cents villes, et quelques-unes rivalisaient avec les villes les plus populeuses, les plus animées et les plus riches de l’Europe. Presque toutes avaient leurs chartes, leurs corporations innombrables, et elles figuraient aux états-généraux, représentation commune de tout le pays. Chaque province avait sa constitution. Celle du Brabant portait un nom tout empreint de bonne humeur : elle s’appelait la « joyeuse entrée, » et elle était si populaire que les femmes allaient faire leurs couches sur le sol brabançon, pour assurer à leurs enfans l’avantage des privilèges de la province. La Hollande avait aussi sa constitution. Reléguée au nord et coupée par le Zuyderzée, la petite et pauvre Frise restait une sorte de république aux mœurs sobres et rudes. Les traits communs de ces constitutions sont le résumé éternel des conditions de toute liberté réelle. Point de subsides sans le vote des états-généraux, point de justice exceptionnelle, point d’étrangers dans les fonctions publiques, point de soldats étrangers, si ce n’est en temps de guerre ; point de changemens dans l’organisation de l’église, si ce n’est avec le consentement des villes et de la noblesse ; inviolabilité des lois et des coutumes, et si le prince y contrevient, « nul n’est tenu de lui obéir. » Par suite de leur position, qui en faisait le lieu de passage de toutes les idées et de tous les intérêts, et aussi par une conséquence de leur développement moral, ces provinces d’ailleurs étaient restées dans les affaires de religion assez indépendantes vis-à-vis de Rome, et elles étaient tout ouvertes aux doctrines nouvelles. Les tentatives de réformation allaient à ces esprits sensés, peu faits pour se plier aux mysticismes violens, et jaloux de leurs droits. Pour l’Espagne, tournée à l’absolutisme par son génie et par la logique de son histoire, toute cette efflorescence de liberté n’était qu’un obstacle à sa domination ; les instincts naissans de réformation religieuse n’étaient que l’hérésie à déraciner, un élément de résistance de plus à vaincre. La politique espagnole, pour marcher à son but, avait deux moyens, elle en avait même trois. Elle avait d’abord la force, mais en outre elle tenait dans sa main deux instrumens tout-puissans : la cour de Malines, tribunal souverain créé justement pour coordonner, c’est-à-dire pour détruire toutes les libertés locales en fondant l’unité politique dans la servitude, et l’inquisition, qu’elle travaillait à introduire dans les Pays-Bas pour maintenir l’unité religieuse, de telle sorte que, dès le premier moment, tous les élémens du combat se trouvaient réunis : l’heure de l’explosion était seule incertaine.

Tant que Charles-Quint avait gardé la puissance, cette lutte était restée à demi voilée et comme suspendue. Nul, il est vrai, n’avait mieux pressuré ces provinces et n’avait mis plus d’habileté à les plier sous le joug. C’était lui qui avait infligé une cruelle et humiliante répression à l’insurrection de Gand en 1540, et c’était lui aussi qui, par ses impitoyables édits de 1550, avait inauguré l’ère des persécutions sanglantes contre les réformés. « Il était trop clairvoyant, selon le mot de l’historien nouveau, pour ne pas reconnaître la liaison entre l’amour de la liberté religieuse et celui de la liberté politique, et sa main était toujours prête pour écraser les dieux hérésies. » Tel qu’il était cependant, le souple et habile empereur savait se servir de son origine flamande et était presque populaire dans les Pays-Bas. Il était volontiers familier avec ses compatriotes ; il allait boire de la bière avec les paysans brabançons et tirer de l’arquebuse avec les artisans d’Anvers, tout comme il partageait les plaisirs des grands seigneurs flamands, dont il aimait à s’entourer. S’il avait publié ses édits sanguinaires, les terribles placards qui avaient fait déjà des milliers de victimes, il les laissait dormir assez souvent. C’était une nécessité de sa situation ; il était plus politique que fanatique : il avait fait la paix religieuse de Passau, il avait dans son armée des soldats luthériens qu’il voulait garder, et il les laissait jusque dans son camp suivre la liberté de leur foi, si bien que la cour de Rome s’en indignait. Et puis c’était l’empereur. Sous son sceptre, les Pays-Bas étaient les égaux de ses autres possessions ; ils faisaient partie d’un grand corps politique, ils n’étaient point un peuple soumis, livré à un autre peuple, violenté dans son indépendance morale.

Charles-Quint une fois disparu et le prestige impérial évanoui, ce n’était plus que la suprématie directe et oppressive de l’Espagne, la domination étrangère exercée par un prince plutôt fait pour l’aggraver que pour l’adoucir. Philippe II n’avait rien de flamand. Le jour de son avènement, il ne put même parler dans aucune des langues du pays aux états-généraux. Tout Espagnol de goût, d’idées et d’éducation, il n’avait que de l’antipathie pour l’esprit ou les plaisirs de ces populations animées et bruyantes. Il était plus étranger dans les Pays-Bas qu’en Angleterre même, où il était allé épouser la reine Marie Tudor. Avec lui, le système, habilement déguisé ou ajourné sous Charles-Quint, se dévoilait dans sa clarté redoutable, et ce système, c’était la guerre à tout élément national, — la guerre à l’esprit de liberté politique par la substitution de l’absolutisme royal à tous les droits locaux, la guerre à l’esprit de liberté religieuse par l’inquisition fortifiée et poussée au combat, par une exécution plus complète et plus rigoureuse des édits de 1550, par la création de trois archevêchés et de quinze évêchés nouveaux transformés en instrumens de persécution. C’était en un mot la lutte préparée et organisée. Le nouveau roi ne songeait pas à l’éviter ; il l’acceptait, non en guerrier, comme eût fait son père, mais en homme d’une nature cauteleuse et sombre, qui nouait patiemment tous les fils de sa vaste tentative avant de laisser éclater la foudre des répressions sans pitié.

Ce sont là en effet les deux phases de cette politique marchant pas à pas vers son but de domination, et elles sont merveilleusement représentées dans ces deux gouvernemens qui se succèdent, le gouvernement de Marguerite de Parme, j’allais dire le gouvernement de Granvelle, et la dictature du duc d’Albe. A l’époque de sa régence dans les Pays-Bas, Marguerite de Parme avait trente-sept ans. C’était une femme aux traits masculins, montant à cheval et chassant comme une fille de Marie de Bourgogne, ayant de violens accès de goutte comme son père, bonne catholique qui avait eu pour confesseur Loyola lui-même, rompue aux duplicités de la politique. Par sa naissance, — elle était fille naturelle de Charles-Quint et d’une demoiselle d’Oudenarde, — elle tenait aux Pays-Bas ; par ses deux mariages successifs avec Alexandre de Médicis, — celui qui mourut du coup de poignard de Lorenzaccio, — et avec le jeune Octave Farnèse, neveu du pape Paul III, elle tenait à l’Italie. Philippe l’avait choisie pour son origine flamande, qui pouvait en faire un instrument précieux dans sa docilité.

L’âme de ce gouvernement d’ailleurs, c’était Granvelle, le cardinal évêque d’Arras, homme adroit, remuant, ambitieux, instruit, d’une activité à écrire cinquante lettres par jour, assez habile pour flatter le roi en débrouillant ses pensées, pour s’imposer en paraissant obéir servilement, et en définitive ayant plus d’esprit d’intrigue et de dextérité que de consistance sérieuse. Ce fut lui qui fut chargé de cacher l’épée tendue et meurtrière sous les finesses de sa diplomatie. Granvelle est un des types de l’école absolutiste insinuante et modérée. Il voulait les mêmes choses que Philippe, mais il les voulait autrement, en louvoyant sans cesse, en rusant avec tous ces gentilshommes à l’humeur indépendante dont il rencontrait partout l’opposition, avec le peuple qui avait le tort de ne pas vouloir se laisser brûler, et tandis que Philippe, impatient d’action, lui écrivait : « Il n’est plus temps de temporiser, il nous faut châtier avec la plus grande rigueur ; ce n’est que par la terreur que nous viendrons à bout de ces misérables, et encore ne sommes-nous pas sûrs de toujours réussir ; » tandis que le roi parlait ainsi, le cardinal, lui, temporisait et enveloppait la terreur de subtilités : il avait presque la prétention étrange de la faire accepter comme un bienfait, il avait toute sorte de curieux expédiens pour colorer les édits d’un reflet de la popularité survivante de Charles-Quint, pour faire passer l’inquisition en évitant de l’appeler l’inquisition espagnole, puisque c’était le nom redouté et honni. Le vrai caractère de ce gouvernement, c’est d’avoir été une tentative pour amortir ce grand feu naissant des Pays-Bas dans une compression doucereusement violente, en représentant ce mouvement contagieux tantôt comme un déchaînement de démagogues et de révolutionnaires, tantôt comme l’œuvre de quelques nobles ruinés et turbulens qui voulaient refaire leur fortune aux dépens de l’église, et relever leur pouvoir aux dépens de la couronne et du peuple. Cet habile cardinal, que la fortune jetait dans les Pays-Bas pour cacher sous sa robe rouge une pensée de conquête, savait déjà de son temps comment on accable un peuple en l’appelant démagogue, comment on fait la guerre à une noblesse patriote qui défend les droits du pays en l’accusant d’être une oligarchie impérieuse et agitatrice.

L’habileté n’est pas tout dans les affaires humaines. Granvelle se trompait. Il avait accepté avec une imperturbable légèreté la plus rude, la plus ingrate, la plus impossible des missions, celle de réduire par un mélange de duplicité et de violence une société qu’il sentait grandir sous sa main, que la persécution désespérait sans l’abattre, que la ruse irritait sans la tromper. Il ne voyait pas que cette agitation, avec laquelle il jouait, tirait sa puissance, non de la turbulence de quelques nobles, ou du fanatisme de quelques briseurs d’images, ou d’un instinct démocratique suscité par la réforme, mais de la force des choses, de ce frémissement qui courait dans tout le pays. Il ne remarquait pas que tout se tenait par un lien indissoluble dans la résistance comme dans la compression, et que c’était cette politique acharnée à la destruction de l’indépendance morale, religieuse, politique des Pays-Bas, qui scellait l’alliance de la noblesse et du peuple, des sceptiques et des croyans, des instincts nationaux et de la foi religieuse nouvelle, qui faisait en un mot d’une agitation décousue un mouvement universel et irrésistible. Personnellement Granvelle périt à l’œuvre : il tomba sous le ridicule et sous le poids de sa propre impuissance, abandonné du roi, haï du peuple, méprisé et raillé par toute cette noblesse avec laquelle il était en guerre. En peu de temps, il attira sur lui une impopularité colossale. De cette situation assombrie, la gaîté jaillissait encore comme une étincelle, et se répandait en quolibets, en satires, en bouffonneries. On lui remettait à lui-même, sous forme de pétition, une caricature où il était représenté comme une poule couvant des œufs d’où sortaient des évêques ayant une ressemblance grotesque avec ceux qu’on venait de nommer, et au-dessus de la tête du cardinal se montrait le diable disant : « C’est ici mon fils bien-aimé, écoutez-le. » Brederode, « personnage escervellé si oncques en fut, » le poursuivait de toute sorte de mascarades et mettait sur son chapeau au lieu de plumes une queue de renard symbolique. Pour railler le luxe et les somptueuses livrées du cardinal, d’Egmont imaginait une livrée nouvelle, ce qu’on appela la livrée des sotelets, une tunique de drap grossier avec de longues manches pendantes sur lesquelles étaient brodées pour tout ornement un capuchon de moine et un bonnet de fou. En quelques jours, tout le drap du Brabant et la serge de Flandre furent employés à faire ces livrées, qui passaient dans les rues de Bruxelles comme une satire vivante. Politiquement, Granvelle ne réussit pas mieux. La ruse était aussi impuissante que la violence. Les persécutions, loin de faire reculer les idées nouvelles, devenaient un stimulant redoutable, et à deux pas des bûchers, des gibets, on confessait la foi réformée. Les remontrances se succédaient de la part des villes, des états provinciaux à chaque violation des droits du pays. La résistance en un mot ne faisait que s’étendre et se fortifier.

Il manquait un programme à ce mouvement grandissant, et ce fut là l’origine du compromis, qui ne portait d’abord que trois signatures, celles de Brederode, de Charles de Mansfeld et de Louis de Nassau, mais qui réunit bientôt des milliers de noms, surtout parmi les petits gentilshommes et même dans la bourgeoisie. C’était l’engagement de défendre en commun les droits du pays, de combattre l’inquisition et les étrangers, et de se prêter appui, tout cela mêlé de protestations de loyauté et de fidélité au roi. Une fois créée, la confédération nouvelle devait faire acte de vie. Trois cents gentilshommes arrivèrent bruyamment à Bruxelles, Brederode en tête, pour présenter une pétition à la régente, et leur présence seule, en révélant le progrès de l’agitation, remuait la ville, troublait Marguerite de Parme, divisait le conseil, où se trouvaient des hommes tels que Guillaume d’Orange, d’Egmont, Horn, Montigny, qui, sans avoir signé le compromis, ne pouvaient ni le désapprouver, ni livrer leurs parens et leurs amis qui l’avaient signé. La ligue finit misérablement avant que la lutte réelle eût commencé ; ce compromis cependant était l’expression première et en quelque sorte l’acte de naissance d’une révolution.

À ces insurgens des Pays-Bas il manquait aussi un nom, — un nom original et populaire fait pour frapper les masses. Ce nom leur vint d’un sarcasme lancé par une bouche ennemie. Lorsque les confédérés se présentèrent à la régente avec leur pétition, remplissant les salles du palais de leur jeunesse, de leur fierté et de leurs magnifiques costumes, Berlaymont, un des seigneurs flamands aveuglément fidèles au parti du roi, s’écria avec colère devant la duchesse : « Eh ! comment, madame, votre altesse a-t-elle crainte de ces gueux ?… Par Dieu vivant ! qui croirait mon conseil, leur requête serait apostillée à belles bastonnades, et nous les verrions descendre les degrés de la cour plus vitement qu’ils ne les ont montés. » Le soir même, les confédérés, se promenant dans la ville, passèrent sous le balcon de la maison de Berlaymont, et celui-ci, qui était avec le comte d’Aremberg, répéta encore : « Voilà nos beaux gueux ! Regardez, je vous prie, avec quelle bravade ils passent devant nous. » Trois jours après, dans un banquet organisé pour couronner cette belle campagne, Brederode, qui n’était « ni chancelier ni bachelier, » qui savait mieux boire que réfléchir, mais qui avait un certain instinct d’agitateur, Brederode se leva tout à coup et dit d’un l’on joyeux : « On nous appelle des gueux ! Eh bien ! soit ; nous combattrons l’inquisition, mais nous resterons fidèles au roi, nous fallût-il porter une besace de gueux. » Puis, se faisant apporter par un de ses pages un sac de mendiant et une écuelle de bois, il passa le sac autour de son cou, rempit l’écuelle de vin, et, la vidant d’un trait, il s’écria : « Vivent les gueux ! » Parmi les convives, éclatant en frénétiques acclamations, chacun voulut en faire autant et boire dans l’écuelle de bois en poussant le même cri. On avait jeté une injure à cette jeunesse, elle la ramassait pour s’en parer. Les insurgens avaient un nom avant de prendre les armes, et ce nom allait retentir pendant des années dans les massacres, dans les combats sanglans, sur mer et sur terre, en devenant le mot d’ordre d’une des premières guerres modernes de nationalité.

Représentez-vous la situation des Pays-Bas à ce moment où, par un étrange contraste, les confédérés faisaient leur entrée dans ce même palais de Bruxelles, dans ces mêmes salles où quelques-uns des acteurs pouvaient se souvenir d’avoir vu la scène de l’abdication de Charles-Quint. Depuis dix ans, le gouvernement de Philippe II, fixe dans sa pensée, travaillait avec la logique de l’absolutisme à refondre ces provinces, à déraciner tout sentiment de liberté morale et d’indépendance politique par toutes ces mesures étroitement liées, l’inquisition, les édits, l’institution de nouveaux évêques, le refus obstiné de rassembler les états-généraux, la violation permanente et systématique de toutes les garanties légales. Il ne semblait hésiter ou s’arrêter par instans que pour reprendre son œuvre avec une opiniâtreté plus implacable, en dissimulant tout au plus la violence sous la ruse, et sans se laisser détourner de son but de domination absolue. Depuis dix ans aussi, le pays résistait, s’épuisait en remontrances inutiles, s’agitait dans les liens sanglans qui l’enlaçaient par degrés, et se défendait de son mieux dans la confusion. Les uns, comme Brederode, entraient dans la lutte gaîment, étourdiment, et ne voyaient guère qu’une excitante partie de plaisir dans cette entreprise de défense nationale. Les autres, comme le comte d’Egmont, Horn, Montigny, étaient pleins de trouble et d’anxiété, inclinant tantôt vers la cause populaire, tantôt vers le gouvernement, toujours mécontens et fidèles. Ils allaient à Madrid, se laissaient gagner un moment, puis retombaient sous l’impression poignante qui les attendait au retour, et ils ne voyaient pas qu’avec leurs tergiversations ils étaient aussi coupables aux yeux de Philippe que de vrais rebelles, qu’avec leur loyauté, avec leurs services, ils marchaient sans profit et sans gloire à une destinée tragique. Le premier de tous, Guillaume d’Orange, sans se livrer à des têtes légères comme Brederode, sans partager aussi les doutes du comte d’Egmont, suivait dans son âme sérieuse et prévoyante les progrès du mouvement, surveillait d’un regard pénétrant la marche de la politique royale, prêt à toutes les résolutions, mais ne voulant rien précipiter, préférant paraître se dérober à son rôle et méritant ainsi de personnifier une révolution qui déjà devinait en lui son chef. Au-dessous, les masses pressurées et exaspérées étaient tombées dans la situation la plus affreuse. Plus de cinquante mille victimes avaient péri par les bûchers ou par le gibet. Il n’y avait plus de sécurité pour les vivans. L’émigration commençait à dépeupler le pays, les industries s’arrêtaient, la famine envahissait les campagnes ; mais rien ne suspendait les progrès de la foi nouvelle, qui sous l’aiguillon de la souffrance devenait une vraie passion, élevant ainsi une barrière bien autrement redoutable que celle de la politique entre le roi étranger et ses sujets des provinces flamandes. Depuis dix ans enfin, ce drame se nouait dans la conscience graduellement révoltée d’un peuple et dans l’âme soupçonneuse de Philippe, où tout ce qui venait des Pays-Bas allumait la pensée d’une répression plus décisive, l’impatience d’en finir.

Jusque-là cependant les camps se formaient, l’antagonisme s’envenimait, le choc n’avait point éclaté, on n’en était pas venu à invoquer la force comme l’unique et suprême juge ; mais l’heure arrivait visiblement où il était impossible d’aller plus loin sans se heurter. Le gouvernement était dans l’alternative de retirer toutes les mesures par lesquelles il avait violenté les populations des Pays-Bas, c’est-à-dire d’abdiquer, ou de pousser jusqu’au bout son système, c’est-à-dire de marcher à la soumission des provinces par le fer et le feu, par une invasion de force soudaine et irrésistible. Le pays, à son tour, ne pouvait plus faire un pas sans toucher à l’une de ces extrémités : périr obscurément ou se sauver lui-même par une de ces témérités héroïques qui naissent du désespoir, se soumettre absolument, sans condition, au plus dur des jougs, ou arriver droit au dernier mot de cette agitation de dix ans, l’indépendance politique et religieuse, l’indépendance nationale. Chaque jour aussi se rétrécissait le mince terrain sur lequel se débattaient encore les âmes généreuses et vacillantes qui prétendaient obstinément concilier la loyauté envers le roi et la fidélité à leur nation. Le comte d’Egmont était de ces âmes. Il souffrait cruellement ; il ne voulait pas prendre les armes contre le roi ; il ne voulait pas les prendre non plus contre le pays, et il répétait qu’il irait « se cacher là où nul homme ne pourrait plus le voir. » C’est alors que la lutte se précipite et s’enflamme réellement. Elle éclata d’abord en emportemens populaires comme la guerre aux images dans les églises, en séditions multipliées où s’enhardissaient les réformés ; elle devint plus flagrante dans ces prises d’armes tentées pour délivrer Valenciennes, qui subissait un siège pour avoir refusé une garnison espagnole, ou pour insurger Anvers, que contenait encore de sa présence Guillaume d’Orange, moins en représentant du roi qu’en modérateur volontaire. De son côté, Philippe, confirmant tous ses édits, exigeant de ses sujets des provinces un nouveau serment d’obéissance absolue, écartant tous les vains palliatifs, — Marguerite de Parme après Granvelle, — laissait voir enfin sa vraie pensée dans ces deux faits, la préparation d’une armée d’invasion et la nomination du duc d’Albe comme gouverneur des Pays-Bas. À ce moment suprême où toutes les situations se tranchaient, Guillaume d’Orange, qui avait déjà donné sa démission de tous ses emplois, qui venait de refuser le nouveau serment qu’on lui demandait, voulut voir encore une fois le comte d’Egmont ; il le rencontra entre Anvers et Bruxelles, dans le petit village de Willebroek. L’amitié qu’il nourrissait pour lui avait « jeté des racines trop profondes dans son cœur, » selon sa parole touchante, pour qu’il n’essayât pas de le ramener. Il le pressa d’accepter pour le moment l’exil avec lui. Tout fut inutile. Ces deux hommes se quittèrent le cœur serré pour ne plus se revoir. Le comte d’Egmont partit pour aller au-devant de l’envoyé du roi, sans se douter qu’il faisait la moitié du chemin à la rencontre de la mort qui venait vers lui. Guillaume d’Orange partit pour l’Allemagne, allant attendre les événemens qui se préparaient. Ce n’était pas trop tôt. Pendant que Guillaume franchissait la frontière, tandis que Marguerite de Parme, de son côté, blessée de son brusque remplacement, se débattait en lettres amères avec son frère, tandis que le pays tout entier attendait frémissant et désolé, le bruit des bandes espagnoles accourant d’Italie se laissait déjà entendre à travers les gorges des Alpes. L’armée d’invasion arrivait en bataille, conduite par son chef, et c’est ainsi que naissait cette dictature du duc d’Albe, expression préméditée et éclatante d’une politique résolue à tout, capable de tout, excepté d’avoir raison d’une passion d’indépendance nationale unie à une passion religieuse.


II

C’était, à vrai dire, toute une conquête à refaire, et cette conquête était la fatalité de toute une situation. Lorsque le duc d’Albe mit le pied sur le sol des Pays-Bas, à Thionville, vers le milieu d’août 1567, il conduisait avec lui dix mille hommes des plus vieilles bandes espagnoles, des vieux tercios de Lombardie, de Sardaigne, de Sicile et de Naples, ce que Brantôme appelle une « gentille et gaillarde armée, » formée de soldats aux armures étincelantes, « équipés de tous points comme des capitaines, » accoutumés à se battre, durcis par la discipline, gonflés de la grandeur de leur pays, et brûlant de se jeter sur la riche proie qu’on leur livrait. Deux mille femmes suivaient ces bandes redoutables. L’armée était faite pour le chef qui la conduisait ; chef et armée étaient faits pour la politique dont ils étaient les exécuteurs.

Fernand Alvarez de Tolède, duc d’Albe, avait soixante ans et passait pour un des premiers hommes de guerre de l’Europe. Depuis l’âge de seize ans, il vivait dans les camps ; il s’était formé au feu des batailles de Charles-Quint. Il s’était battu contre les Turcs, battu en Espagne, battu en Italie, battu en Allemagne, partout, excepté en Afrique. C’est lui qui, à la bataille de Mühlberg contre les confédérés protestans de Smalcalde, avait si rapidement et si heureusement conduit le passage de l’Elbe qu’il avait surpris l’électeur de Saxe, Jean-Frédéric, au milieu de ses dévotions, et que l’on avait cru à un miracle renouvelé de Josué, pour lui laisser le temps de vaincre. Comme plus tard le roi de France Henri II l’interrogeait sur ce qui en était du miracle de Mühlberg, il répondit fièrement : « Sire, j’étais trop occupé ce soir-là de ce qui se passait sur la terre pour prendre garde aux évolutions des corps célestes. » Il n’était pas si humble dans sa foi qu’il crût à la nécessité d’un prodige pour vaincre. Plus récemment il avait été employé en Italie à cette petite guerre ingrate et déplaisante contre le pape Paul IV, pendant que les brillans seigneurs flamands, d’Egmont en tête, couvraient les premiers jours du règne de Philippe II de l’éclat décevant et fatal à la France de Saint-Quentin et de Gravelines. Il avait cela sur le cœur. Il est vrai que d’un autre côté, surtout dans les derniers temps, on lui faisait la réputation d’être un stratégiste plus prudent que hardi, un tacticien habile à éviter le combat, et qu’un plaisant gentilhomme de la cour lui écrivait en lui donnant le titre ironique de « général des armées de sa majesté dans le duché de Milan en temps de paix et majordome de sa maison en temps de guerre. » Il était homme à dédaigner ces légèretés, comme aussi il était bien capable de les faire expier dans l’occasion à ceux qui se les permettaient. Il avait la vengeance terrible, et sa longue carrière en faisait un des conseillers les plus écoutés de Philippe II.

Sa physionomie est parlante. On le voit encore tel que le représentent les portraits qui sont restés de lui avec sa taille haute et raide, sa tête petite, sa figure longue, ses joues creusées, son teint pâle, ses yeux noirs et perçans, ses cheveux hérissés et sa barbe grise tombant en deux mèches sur sa poitrine. Sous cette enveloppe se cachait un homme dur, hautain, opiniâtre, froidement passionné, si l’on peut allier ces deux mots, tempérant, avare, ayant peu de vices aussi bien que peu de qualités, mais les poussant jusqu’au bout. Les troubles des Pays-Bas avaient allumé en lui une haine inextinguible contre ces seigneurs flamands dont il recommandait sans cesse de couper la tête, contre toute cette population des provinces qu’il acceptait d’aller gouverner en disant avec dédain : « J’ai fait plier des hommes de fer dans mon temps ; croit-on que je n’écraserai pas aisément ces gens de beurre ? » Tel était l’homme que Philippe II choisissait seul dans le secret de ses résolutions, et qu’il envoyait avec une autorité dont seul aussi il connaissait la limite.

Un trait frappant en effet, c’est le caractère mystérieux de ce pouvoir nouveau dans son origine, dans ses allures, dans sa manière de se produire. La duchesse de Parme elle-même, émue et offensée, demande au nouveau gouverneur ce qu’il est chargé de faire : il répond avec un diplomatique dédain « qu’il ne se le rappelle pas bien au juste, mais que le cours des événemens lui en rafraîchira le souvenir, et qu’alors il pourra le lui dire. » Pour le pays, ce pouvoir est une énigme bien plus redoutable encore. Il a réellement une vague ressemblance avec la foudre ; il a paru à peine qu’il a déjà frappé. Pour le duc d’Albe d’ailleurs, la question n’est nullement de distinguer, de savoir quels sont les coupables. Le coupable, c’est le pays tout entier, depuis le chevalier de la Toison-d’Or, la veille encore stadthouder d’une province et membre du conseil privé, jusqu’au plus humble tisserand de Bruges, depuis Guillaume d’Orange jusqu’au plus pauvre paysan des Frises, depuis le comte d’Egmont jusqu’au plus obscur des mariniers de l’Escaut. Le crime, ce n’est pas même un acte prouvé de révolte, c’est l’esprit, c’est la revendication légale d’un droit civil ou religieux, et la plus étrange, la plus effroyable expression de cette politique est assurément cette sentence de l’inquisition d’Espagne, sentence unique dans les annales humaines, qui coïncidait avec la mission du duc d’Albe, et condamnait à mort la nation tout entière, hommes, femmes, enfans, nobles, bourgeois et peuple, de telle sorte que ceux qui resteraient seraient des vivans de tolérance ; la vie était une grâce, une amnistie, et les amnistiés qui se réfugiaient dans l’obéissance muette, ou mieux encore dans une complicité effarée avec le nouveau régime, ceux-là mêmes n’étaient pas toujours sûrs d’être jusqu’au bout à l’abri de la terrible sentence. Ils étaient tous condamnés en masse, quelques-uns personnellement et distinctement. Le duc d’Albe n’avait qu’à ouvrir son portefeuille pour y trouver des blancs-seings de mort qu’il apportait tout prêts de Madrid. Les principales victimes étaient désignées d’avance. Guillaume d’Orange était en Allemagne et hors d’atteinte ; Montigny et Berghen étaient en Espagne, et ceux-là étaient en sûreté sous la main de Philippe. D’Egmont et Horn restaient à portée, ils n’avaient pas voulu quitter les Flandres ; le duc d’Albe les flatta un moment pour détourner tout soupçon ; il les endormit, les attira et les prit au piège, présidant lui-même au guet-apens. Il prit le secrétaire du comte d’Egmont, Bakkerzeel, et le bourgmestre d’Anvers, Antoine van Straalen, dans le même coup de filet. Le 23 août, il était arrivé à Bruxelles ; le 5 septembre, il annonçait sa capture au roi d’un ton de triomphe, en s’accusant pourtant un peu du retard. C’était le commencement de la grande et terrible liquidation des troubles des Pays-Bas, et, chose curieuse, par une de ces évolutions comme il s’en rencontre quelquefois, la duchesse de Parme, qui était encore à Bruxelles, qui se sentait humiliée et le laissait voir, redevint un moment presque populaire en face des Espagnols et de leur implacable chef ; mais il n’était plus temps, et le duc d’Albe, ce vrai pacificateur de nations, mettait la main à une œuvre qui allait durer cinq ans.

Il y a dans l’administration du duc d’Albe deux ordres de faits, la guerre et la politique. La guerre n’est pas ce qui l’occupa le plus d’abord. Le pays, incertain et abattu dans le premier moment, sentait la main de fer qui l’étreignait. Il était peu préparé encore à se saisir de toutes les armes, à tenter de lui-même la périlleuse extrémité d’une insurrection intérieure, et il ne savait ce qu’il pouvait attendre du dehors, des émigrés, dont le flot grossissait à ses frontières. Il était partagé entre le sentiment de l’oppression grandissante et la crainte des représailles, s’il remuait. C’est seulement quelques mois plus tard que se levait définitivement ce drapeau de résistance armée qui devait reculer bien des fois encore pour se relever sans cesse. Une invasion avait été préparée par Guillaume d’Orange ; elle devait s’accomplir sur quatre points à la fois. Un détachement devait entrer par l’Artois ; un second, conduit par Hoogstraaten, devait passer entre la Meuse et le Rhin, tandis que Guillaume lui-même attendrait du côté de Clèves, et que son frère, le bouillant et chevaleresque Louis de Nassau, pénétrerait dans la Frise. Cette tentative, malgré un succès momentané en Frise, échoua tristement et rapidement. Elle n’aboutit qu’à hâter le supplice du comte d’Egmont et de Horn. Le duc d’Albe jeta leurs têtes sanglantes à la face des rebelles, et, marchant lui-même contre Louis de Nassau, le dernier à tenir la campagne, il vainquit cette première insurrection bien moins par l’audace que par la tactique, en l’usant, en l’épuisant, pour finir par la noyer dans le sang ; puis il revint en triomphe à Bruxelles reprendre l’œuvre politique qu’il avait commencée dès le premier jour, et sur laquelle il comptait, bien plus que sur les armes, pour dompter irrévocablement le pays, pour transformer ce nid de rebelles en une province soumise, définitivement espagnole.

C’est là en effet le côté essentiel, caractéristique de l’administration du duc d’Albe dans les Pays-Bas. C’est par là qu’elle est vraiment un phénomène moral, qu’elle reste dans l’histoire comme le type de l’oppression systématique et organisée. Ce n’est plus, qu’on l’observe bien, un ensemble de mesures despotiques et violentes inspirées à un gouvernement par une prétendue nécessité de défense, c’est le code même de la destruction d’un peuple. La condamnation à mort de la nation tout entière par l’inquisition n’était, si l’on veut, qu’un monstrueux épouvantail, une lugubre et ridicule jactance ; l’administration du duc d’Albe était la mise en pratique bien autrement redoutable, bien autrement efficace de cette idée. Ce terrible homme avait compris que, pour réduire un pays, il ne suffisait pas de marcher sur lui à main armée, de dompter ses effervescences, qu’il fallait le décomposer, l’atteindre dans son organisme, l’attaquer dans sa vie morale et dans son économie sociale, dans ses traditions et dans son caractère, dans sa constitution civile et dans sa richesse. De là toute sa politique à la fois religieuse, sociale et économique, très complexe dans les détails, très simple dans sa conception. La force était au sommet, et elle trouvait son symbole dans cette citadelle d’Anvers qui avait été une des premières pensées du nouveau gouverneur. L’application du système était d’abord dans le conseil des troubles, qui a reçu depuis l’ineffaçable nom de conseil de sang, et qui remplaçait d’un coup toutes les autres institutions. Ce n’était en apparence, au premier moment, qu’une cour de justice sommaire créée pour réviser le grand procès de l’agitation des Pays-Bas ; c’était au fond une meurtrière et irrésistible machine d’absolutisme concentré sous laquelle périssaient, mutilés et broyés, privilèges, constitutions, garanties de justice, lois civiles, libertés municipales. Des Flamands, complices par crainte ou par entraînement, comme le souple président Viglius, Berlaymont, Noircarmes, faisaient partie de cette sorte de commission extraordinaire ; en réalité, ils n’étaient que des instrumens. Deux Espagnols seuls décidaient, tranchaient, votaient ; le duc se réservait à lui-même le droit de prononcer souverainement ; il se défiait des hommes de loi, qui « ne condamnent, disait-il, que lorsque le crime est prouvé. » Le conseil de sang étendait à tout sa juridiction. C’était un crime, selon cet étrange code, d’avoir osé penser que le roi n’avait pas le droit de détruire la liberté des provinces, ou que le tribunal devait se conformer aux lois ; c’était un crime d’avoir signé des pétitions contre les nouveaux évêques, contre les édits, de n’avoir point résisté aux briseurs d’images, aux prédications des réformés, d’avoir eu des sympathies pour le compromis et les confédérés… Le silence devenait une trahison comme la parole, et la peine était aussi simple que la juridiction était étendue : c’était la mort dans tous les cas. Le conseil des troubles ne bornait pas son action à Bruxelles ; il avait des ramifications partout, il enveloppait le pays, et, pour ne pas laisser échapper ses victimes, le dictateur des Flandres avait imaginé un raffinement nouveau : il infligeait les peines les plus sévères aux voituriers coupables d’aider dans leur fuite ceux qui cherchaient à émigrer. Il voulait seul tuer ou bannir. C’était encore un crime de se dérober à l’extermination, et l’obéissance elle-même n’était plus un refuge assuré.

Par le conseil de sang, l’omnipotent proconsul tenait la vie, la sûreté individuelle, les libertés de la population des Pays-Bas ; par ses mesures économiques, il tenait ses biens, son travail, sa richesse. C’est le propre de ces destructeurs d’avoir une économie politique merveilleusement appropriée à leurs desseins. La confiscation est le premier de leurs procédés, et quand la confiscation ne suffit plus, le système prend la forme des taxes ruineuses. L’économiste chez le duc d’Albe égalait l’administrateur : il voulait remplir le trésor et subvenir aux immenses dépenses du roi. Quand il vit que les confiscations, même multipliées à l’infini, n’offraient qu’une ressource insuffisante et précaire, et que le trésor restait vide, il songea à établir tout un système d’impôts par l’autorité directe de la couronne. Ce n’était pas seulement effrayer tous les intérêts menacés, c’était attaquer cette société aux abois dans son dernier retranchement, qui était le droit absolu et exclusif de consentir l’impôt ; mais il eût été trop simple de croire qu’une nation condamnée à mort avait le droit de voter des contributions. Les taxes imaginées et imposées par le duc d’Albe étaient combinées de façon à produire le plus possible, au risque de ruiner le pays, de tarir les sources du commerce et de la richesse. Il y en avait trois principales : l’une de 1 pour 100 sur toutes les propriétés mobilières et immobilières, qui devait être prélevée immédiatement ; l’autre de 5 pour 100, perpétuelle, sur toute mutation de la propriété foncière ; la troisième enfin, de 10 pour 100, sur toutes les marchandises ou articles mobiliers, toutes les fois qu’ils changeraient de mains. On a fait mieux depuis. À cette époque, il était clair que ni la propriété, ni l’industrie, ni le commerce, ne pouvaient résister à cette combinaison du dixième et du vingtième. Le duc d’Albe n’y regardait pas de si près ; il se promettait des millions, il les promettait d’un ton de triomphe au roi, et la moindre résistance était un acte de trahison.

Ainsi, dans ce réseau de compression sanglante et minutieuse, les Pays-Bas se trouvaient serrés jusqu’à étouffer. Ceux qui échappaient pour la religion avaient la main du bourreau sur eux parce qu’ils osaient mettre en doute le droit absolu du roi et invoquer les libertés anciennes. Ceux qui se taisaient avaient à répondre de leur silence comme suspects. Ceux que la politique avait épargnés retombaient sous les coups du fisc et se relevaient coupables. Le marchand était pris pour sa richesse, le protestant pour l’hérésie, le catholique parce qu’il trouvait mauvais que le protestant fût brûlé, et le conseil des troubles, l’universel distributeur de la justice, faisait son œuvre. En peu de temps, les Pays-Bas étaient devenus comme un cirque ensanglanté. Les exécutions se succédaient ; à peu de jours d’intervalle, la sentence de mort frappait quatre-vingt-quatre habitans de Valenciennes, quatre-vingt-quinze personnes de différens villages de Flandre, quarante-six habitans de Malines, trente-cinq accusés ramassés dans les environs. Ailleurs c’était une vieille femme coupable d’avoir donné asile, dix-huit mois auparavant, à un pauvre ministre réformé, et surtout d’avoir une fortune considérable, bonne à confisquer. Elle avait quatrevingt-quatre ans, elle fut portée à l’échafaud assise sur une chaise, et, regardant sans trembler l’exécuteur en face, elle lui dit « qu’elle espérait que son sabre était bien aiguisé, attendu que son vieux cou serait dur à couper. » La ville et la province d’Utrecht voulurent résister à l’établissement des impôts ; le duc livra la ville à ses soldats. On résista encore ; les magistrats d’Utrecht furent traînés devant le conseil des troubles, qui les condamna, eux et les habitans, comme coupables d’hérésie et de haute trahison, et ordonna la confiscation de tous les biens de la province. Le duc d’Albe, tout bon économiste qu’il fût, ne se doutait guère qu’il ne suffisait-pas de décréter des impôts. Des industriels de Bruxelles, pour se soustraire aux nouvelles taxes, suspendirent leur commerce, si bien qu’on finissait par ne plus trouver à acheter ni pain, ni viande, ni bière. Le terrible économiste ne l’entendait pas ainsi ; il appela aussitôt le bourreau : il avait résolu de faire pendre immédiatement, pour l’exemple, dix-huit des marchands les plus importans aux portes de leurs boutiques. Une affaire plus pressante vint heureusement détourner sa colère sur un autre point. Tel était le système inauguré dans ces florissantes provinces et poursuivi avec une méthodique fureur ravivée par la résistance.

L’homme était fait pour le système, disais-je, il s’identifie avec lui, et je ne sais s’il est un spectacle plus étrange que celui de ce personnage s’agitant, se démenant au milieu de ce drame qu’il conduit avec une inflexible rigidité. Ce serait l’erreur d’esprits légers de ne voir dans le duc d’Albe qu’un de ces instrumens de hasard dont se servent quelquefois les politiques violentes, un de ces chefs qui tiennent de leur métier de soldat la triste mission de reconquérir un pays, et qui, soit par fatalité de situation, soit par entraînement, soit par excès de zèle, jouent leur rôle avec une férocité sanguinaire. Le pacificateur des Pays-Bas est plus qu’un de ces instrumens vulgaires, plus qu’un de ces chefs de hasard qui n’ont rien de particulier que leur cruauté. Ce qui fait son originalité et sa force, c’est une netteté formidable de conviction dans tout ce qu’il exécute. Il porte dans sa mission une âme terriblement sérieuse, un esprit étroit et sombre qui ne doute de rien, ne raisonne sur rien, ne craint rien, et, selon le mot de M. Lothrop Motley, « il accomplit l’œuvre d’un démon avec le calme d’un ange. » Dans cette tête dure et sans ampleur, il entre peu d’idées, mais ces idées ont une étonnante puissance de fixité. Le duc d’Albe apparaît surtout dans les Pays-Bas comme le mandataire de deux passions concentrées et intenses, le fanatisme de domination pour l’Espagne et le fanatisme de domination pour l’orthodoxie catholique.

Avec lui, la lutte prend un caractère nouveau et irréconciliable ; ce n’est plus seulement la défense plus ou moins régulière, plus ou moins tyrannique d’un gouvernement aux prises avec des populations agitées qui lui échappent ; c’est le duel corps à corps du patriotisme espagnol et du patriotisme flamand, de l’hérésie et du catholicisme armé de l’épée flamboyante, et dans cette lutte, où il prodigue certes autant de sagacité que d’énergie, il marche, droit au but sans s’arrêter devant rien, pas même devant l’humanité, brisant tout ce qui est obstacle, prêt à porter toutes les responsabilités, les acceptant d’un cœur froid et d’une conscience tranquille. La conscience du duc d’Albe, c’est d’obéir au roi avec une passion de servilité, d’enfoncer la griffe du lion espagnol dans les provinces, et d’extirper la rébellion nationale et hérétique. Ce n’est plus même le soldat avec ses susceptibilités militaires et ses habitudes de combat régulier. Le soldat s’efface en lui ; il ne reconnaît pas les lois de la guerre avec son ennemi, dans lequel il ne voit qu’un coupable à mille têtes, toutes également condamnées. C’est le dompteur irrité et impatient d’abattre sa victime ; c’est l’homme qui propose gravement, pour faire la paix, de raser toutes les cités flamandes en ne laissant que quelques places occupées par les troupes espagnoles, — l’homme qui écrit : « Si je prends Alkmaar, je suis résolu à ne pas laisser une seule créature en vie ; on coupera la gorge à tout le monde. » Il va jusqu’au bout avec une impitoyable logique, dépouillant et dépeuplant, « puisque c’est la seule manière d’accomplir la volonté de Dieu, » convaincu qu’il a parfaitement droit à la statue colossale qu’il se fait élever dans la citadelle d’Anvers, comme au pacificateur des Pays-Bas, et que le pape ne fait que son devoir en lui envoyant le chapeau et l’épée des défenseurs de la foi. Je ne sais s’il avait quelques momens de lassitude ; il n’éprouvait à coup sûr ni émotion ni doute : il avait la rigueur froide et inflexible d’un système absolu servi par une volonté de fer, et c’est ce qui fait de lui un vrai phénomène moral, le type des exécuteurs de ces grandes œuvres de compression et de destruction. L’histoire devait prouver que système et homme, spoliations et massacres, étaient également impuissans, et que la pacification des Pays-Bas par le fer et le feu était le commencement de leur indépendance.

Le duc d’Albe, à tout prendre, n’était pas seul dans cette sanguinaire provocation qui allait réveiller un peuple. Il était à Bruxelles, combattant par les armes ou par le bourreau, marchant avec une impassible hauteur au milieu de l’incendie qu’il allumait. Philippe était à Madrid, aiguisant dans l’ombre l’épée vengeresse, s’enveloppant de duplicité, ne se dévoilant jamais qu’à demi et nouant toute sorte d’intrigues dont seul il avait le mot. Il n’avait pas revu les Pays-Bas depuis les premiers temps de son règne ; il avait toujours amusé la duchesse de Parme et Granvelle de la promesse d’un retour ; il laissait le duc d’Albe annoncer sa prochaine arrivée ; il parlait de son voyage au pape lui-même. En réalité, il ne songeait guère à revenir dans les provinces. Ce n’était pas un prince à parcourir l’Europe comme son père et à livrer des batailles ; ses batailles, il les livrait par la diplomatie, laissant à ses lieutenans le soin de livrer les autres. C’était au fond un roi sédentaire, morose, soupçonneux, lent à se résoudre, plein d’hésitations et de contradictions qui compliquaient tous ses desseins. Il avait la passion des minuties, il se perdait dans les détails. Il écoutait tout, ne disait rien ou répondait d’une manière évasive. Il passait huit ou neuf heures par jour à surcharger les dépêches qu’il recevait de notes confuses, embrouillées, quand elles n’étaient pas puériles, ou à écrire lui-même d’interminables lettres dans un style prolixe, souvent calculé et habilement nuageux. C’était un homme à protocoles et à formules ; mais à travers tout il nourrissait depuis le premier jour à l’égard des Pays-Bas la pensée dont le duc d’Albe était le sinistre messager. Il disait, comme son farouche lieutenant, qu’il valait mieux régner dans un pays désert que dans une contrée où vivrait un hérétique. Il écrivait avec un fanatisme sombre et résolu : « Nous ne sommes plus que bien peu en ce monde qui ayons souci de la religion… Mieux vaut tout perdre, s’il le faut, que de ne pas faire notre devoir, car en somme il faut que chacun fasse son devoir… » Il avait de son pouvoir une telle idée qu’il considérait toutes ces libertés flamandes, derrière lesquelles s’abritait l’hérésie, comme une peste. Il avait une aversion profonde pour tous ces seigneurs qui allaient sans cesse se plaindre à Madrid, et il n’attendait que l’heure de les frapper. Seulement, en suivant cette politique, il la pratiquait avec sa duplicité habituelle. Il rusait avec ses propres agens. Il trompait Granvelle en le laissant tomber et en se servant, encore de lui. Le duc d’Albe lui-même ne savait jamais son dernier mot. Il se plaisait aux mystères, tendant souvent des pièges à ceux qui l’entouraient ou qui le représentaient au loin. Il n’était pas moins l’âme de la grande exécution des Pays-Bas, et tandis que son lieutenant marchait à découvert dans les provinces, il mettait, lui, la main à l’œuvre avec la force d’un stratégiste occupé à tromper les contemporains et l’histoire elle-même.

Au moment de l’éclat des Pays-Bas, Montigny et Berghen étaient à Madrid. Berghen mourut bientôt. Il restait Montigny, qui avait quitté sa jeune femme pour se rendre auprès du roi, et qui ne demandait qu’à repartir. Philippe n’était pas homme à le laisser échapper à l’heure même où il livrait d’Egmont et Horn au duc d’Albe. Il retint Montigny, l’amusa, puis l’enferma tout à coup dans la tour de Ségovie. Le sort du prisonnier était décidé ; il ne s’agissait que de trouver le moyen de le faire disparaître. Quelques-uns des conseillers du roi penchaient pour un poison lent ; Philippe trouva le moyen le plus expéditif en décidant que Montigny serait exécuté en secret, et qu’on dirait qu’il était mort de la fièvre. Et tout se passa ainsi effectivement. Le roi mit à combiner ce plan une minutieuse habileté, et ce qu’il y a de plus curieux, c’est que, pour continuer cette comédie sinistre, Philippe fit faire de riches funérailles à Montigny ; il fit habiller de deuil ses serviteurs ; il fit attester par des témoins sa mort naturelle. Voilà cependant ce qui arrive. Un homme portant une couronne met tout son génie à combiner un meurtre, il réussit pour le moment à tromper tout le monde, il a jeté un mensonge dans l’histoire ; mais trois siècles s’écoulent, et la vérité sanglante s’échappe de la poussière des archives. Philippe écrivait trop : il écrivit au duc d’Albe, son complice, tout ce qui s’était passé, et la mort obscure du malheureux Montigny reste en définitive un assassinat de main royale, un épisode de la grande tragédie des Pays-Bas. Le duc d’Albe ne faisait pas mieux, mais il se cachait moins, et il ne mettait pas un masque aux morts.

Il y a dans la politique et dans l’histoire un préjugé choquant qui attache une idée de légitimité et de conservation à tout pouvoir faisant acte de force, qui lie au contraire une idée de révolution, c’est-à-dire presque toujours une idée défavorable, à toute résistance populaire, comme si l’idée même du droit ne dominait pas toutes les luttes humaines. Quand on veut ruiner une cause, on l’appelle révolutionnaire, et tout est dit. Le préjugé devient plus criant encore dans les luttes qui se compliquent de questions nationales. Les vrais révolutionnaires dans la guerre des Pays-Bas, ce sont ces deux hommes d’ordre, ces deux étranges soldats de la volonté de Dieu, Philippe II et le duc d’Albe. Je ne parle pas seulement des procédés destructeurs et sanglans, du mépris de la vie humaine. C’était assurément, au fond, une révolution brutale et inique que d’attaquer à main armée toutes ces constitutions, ces chartes, ces privilèges, qui faisaient la force et la prospérité des provinces, qui étaient pour elles une organisation légale enracinée dans les mœurs, consacrée par la tradition ; c’était l’œuvre violente d’un absolutisme perturbateur de prétendre assimiler ces libres et florissantes contrées à des provinces purement espagnoles, gouvernées par des lois espagnoles, par l’esprit espagnol. Au point de vue même du droit public européen, Philippe II était un vrai révolutionnaire, car, s’il était diplomatiquement roi d’Espagne, il n’était que duc de Brabant, comte de Flandre, seigneur de la Frise ; il régnait dans les Pays-Bas à un autre titre, sous d’autres conditions que dans les Castilles, et cette différence de titre était le signe visible d’une différence de situation qui se liait à la constitution de l’Europe. Une révolution intérieure qui portait l’Espagne au cœur du continent par la transformation radicale des provinces flamandes et hollandaises touchait ici à tout un ordre extérieur sourdement ébranlé.

Philippe II et le duc d’Albe ont surtout enfin, ce qui est le trait distinctif et essentiel des plus dangereux révolutionnaires de tous les temps, le culte de la souveraineté du but. Ils ont cette prétention de ne relever que d’eux-mêmes ou de l’idéal violent dont ils se font les séides, et ils ne connaissent ni lois morales, ni lois positives, pourvu qu’ils réussissent. Ils font crier l’humanité d’un cœur tranquille en disant : « Il faut faire son devoir ! » Le crime lui-même est absous dès qu’il sert la bonne cause. Philippe est de ces hommes qui ne reculent devant rien, qui ne se sentent liés par aucun engagement, par aucune considération. Il conspire et ourdit le meurtre d’une province ou de la reine Élisabeth d’Angleterre avec l’effrayante sûreté de conscience de l’homme qui travaille « au saint service de Dieu. » Philippe a le pape pour l’absoudre de tout, le duc d’Albe a Philippe. Ce sont là les vrais révolutionnaires. Les vrais fils du droit, ce sont tous ces hommes qui s’attachent à leurs lois, à leur foyer, à leur croyance, et les défendent jusqu’à la mort du champ de bataille ou du bûcher. C’est ce jeune Flamand qui, arrêté avec son père et sa mère et interrogé sur ce qu’ils font dans leur maison, répond avec une naïveté qui ne le sauve pas des flammes : « Nous nous mettons à genoux pour prier Dieu d’éclairer nos cœurs et de nous pardonner nos péchés. Nous prions pour notre souverain, afin que son règne soit prospère et sa vie paisible. Nous prions aussi pour les magistrats et pour tous ceux qui sont en autorité, afin que Dieu les protège et les conserve. » C’est enfin tout ce peuple de Hollande et des Frises, lent à s’éveiller, énergique et mâle pourtant, et qui, une fois poussé à bout, se lève prêt à s’ensevelir dans ses marais, dans ses villes en flammes, attendant le choc du duc d’Albe sous la conduite d’un chef qui le soutient, qui l’anime de son esprit et de son héroïsme.


III

Comme l’agression, la résistance eut plusieurs phases ; elle commença par les plaintes et les remontrances ; elle continua par une agitation toute légale et pacifique sous Granvelle ; elle finit par la guerre à l’apparition du système personnifié dans le duc d’Albe. Celui qui à un certain moment aurait pu être le chef de la résistance des Pays-Bas, ou du moins disputer le premier rôle, avait péri avant la guerre : c’était le comte d’Egmont. De tous ces seigneurs de Flandre et de Hollande, il était le plus brillant, le plus populaire ; son nom avait l’éclat guerrier des batailles de Saint-Quentin et de Gravelines, gagnées par son impétueuse vaillance. Il était le héros de mille légendes et l’orgueil de ses compatriotes ; mais il s’usait, je l’ai dit, dans les anxiétés d’un rôle impossible, aussi peu fait pour diriger les autres que pour se diriger lui-même ; il était aussi indécis, aussi mobile d’esprit qu’intrépide de cœur, et il avait mérité que le peuple, cherchant un guide, dît d’un instinct sûr : « les actions d’Egmont, les conseils d’Orange ! » Le comte d’Egmont était une âme féodale et chevaleresque : le duc d’Albe le brisa du premier coup de sa main de fer, sans lui laisser même le temps de se reconnaître. Guillaume d’Orange, l’homme aux conseils, était une âme plus essentiellement moderne : c’était une force nouvelle inconnue du dictateur des Pays-Bas, et qui se levait lentement devant lui pour l’arrêter. D’Egmont est, si l’on veut, le héros inquiet, impatient et malheureux des premiers temps de l’agitation flamande, de la fronde contre Granvelle. Celui qui apparaît comme le vrai représentant de la résistance nationale, comme l’antagoniste corps à corps, génie à génie, du duc d’Albe, c’est Guillaume de Nassau, prince d’Orange. Et d’abord il avait été assez habile pour ne pas attendre à Bruxelles ou à Anvers le coup dont il se savait menacé avec tous ses compagnons.

Tout se réunissait en lui pour en faire le héros politique d’une des plus prodigieuses et des plus difficiles entreprises. Il avait trente ans à peine. C’était un homme aux traits réguliers et prononcés, au teint plutôt espagnol que flamand ou allemand, au front large et élevé déjà sillonné de rides, aux yeux grands, noirs et réfléchis. Par son origine et ses possessions, qui étaient immenses, il tenait à la fois aux Pays-Bas et à l’empire ; par son titre de prince souverain du petit état d’Orange en France, il avait une situation exceptionnelle, et il avait même le droit de lever des troupes. Par sa fortune, il brillait au premier rang de cette noblesse flamande, éblouissante de luxe et de prodigalités fastueuses. Par son éducation, il avait été initié aux plus grandes affaires auprès de Charles-Quint, qui l’avait pris d’abord comme page et l’avait élevé aux plus hautes charges, lui confiant tout, l’admettant à ses délibérations les plus intimes. Une maturité précoce en lui attirait sinon l’enthousiasme prompt et facile, du moins la confiance. Ceux qui aiment l’absolu et la droite ligne dans les caractères et dans les affaires humaines ont pu remarquer plus d’une fois, comme une faiblesse morale de Guillaume, ses hésitations, ses contradictions, sa marche lente à travers les événemens. C’est ce qui fait au contraire son originalité morale, et ce qui imprime le sceau humain au personnage. Ce n’est pas tout d’un coup en effet qu’il était arrivé à cette inébranlable assurance et à cette vigoureuse trempe qui font de sa figure l’image de l’opiniâtreté héroïque et tranquille.

Il avait été, comme tous ses compagnons des Flandres, un seigneur brillant, aimant les plaisirs, se jouant dans les fêtes extravagantes et se ruinant de son mieux. Il avait une table renommée en Europe, et où on buvait comme partout. Il n’avait pas cessé encore d’être catholique à cette époque ; il défendait les droits du pays, mais sans mettre en doute l’autorité du roi. Lorsque le duc d’Albe arrivait à Bruxelles, ce n’était plus le gentilhomme fastueux et insouciant des premiers temps ; l’habitude des pensées sérieuses se laissait voir sur son visage plissé. Son âme prévoyante et forte devinait la lutte, sans vouloir s’y jeter prématurément. Le spectacle des sanglantes persécutions religieuses, en révoltant sa conscience, l’avait préparé à une rupture plus éclatante. Il n’était nullement silencieux par nature ; il avait conquis son nom de taciturne dans une circonstance singulière. Lorsqu’il avait été en France comme négociateur après la bataille de Saint-Quentin, il avait reçu du roi Henri II une confidence aussi étrange qu’imprévue. Le roi, le croyant au fait de tout, lui avait révélé un jour le plan, médité et proposé par Philippe II, pour l’extermination des protestans dans les Pays-Bas et en France. Guillaume se tut, ne laissa voir aucune émotion ; mais depuis ce moment il était éclairé : la diplomatie du roi ne pouvait le tromper. Il savait où allaient les événemens, et de son côté il attendait, opposant la politique à la politique, sachant jour par jour par des agens fidèles ce qui se passait dans les conseils de Philippe, suivant pas à pas la marche du plan. Il n’ignorait pas qu’ils étaient tous condamnés ; il savait le choc qui se préparait. Il vivait depuis quelques années avec cette pensée fixe, devenue sa passion, et c’est ainsi qu’au moment décisif il se trouvait hors d’atteinte, méditant déjà comment il rentrerait dans les Pays-Bas pour faire face à l’envahisseur, comment il rassemblerait les élémens de la résistance nationale.

Ce n’était pas une facile entreprise de lever le drapeau de l’insurrection au milieu d’un pays courbé sous le joug du duc d’Albe, envahi par la terreur, épuisé de sang et d’argent avant de combattre. Guillaume d’Orange avait pour lui cette intelligence populaire qui le cherchait, le désignait, et lui donnait l’autorité morale d’un guide instinctivement reconnu et appelé. Il avait contre lui une armée impatiente de pousser jusqu’au bout sa conquête, un homme fatalement doué du génie des répressions violentes, l’impuissant désespoir d’une population à la fois irritée et abattue, la froideur des amis extérieurs, qui craignaient de se faire des querelles avec Philippe II. Il n’hésita pas, et c’est probablement cette résolution, prise dans le secret d’une âme sérieuse et énergique, qui est la mère de la république des Provinces-Unies. Sans Guillaume, les provinces des Pays-Bas se seraient sans doute agitées dans des convulsions sanglantes pour finir par retomber exténuées et pacifiées ; par lui, elles avaient un chef qui devenait le lien de leurs mouvemens intérieurs, qui était aussi pour elles au dehors une sorte de plénipotentiaire passant sa vie à négocier en France, en Angleterre, en Allemagne, obstiné à rassembler les élémens d’une résistance efficace.

Le jour où, après avoir réuni une armée, il se mit pour la première fois en campagne, il écrivit à sa seconde femme, Anne de Saxe, d’un accent où se laisse voir le tour religieux qu’avait déjà pris son esprit, où perce la fermeté de l’homme qui sent la gravité de l’entreprise où il se jette, qui en mesure la durée et les peines. « Je pars demain, disait-il, et je ne puis, sur mon honneur, vous dire avec quelque certitude quand je reviendrai ou quand je vous verrai. J’ai résolu de me remettre entre les mains de Dieu et de me laisser guider par son bon plaisir. Je vois bien que je suis destiné à passer ma vie dans le travail et la souffrance ; mais je me soumets, puisque c’est la volonté du Tout-Puissant… Je lui demande seulement la force de tout supporter avec patience… » Une chose curieuse et caractéristique cependant, c’est que même à ce moment où il conduisait une armée ramassée en Allemagne et autour de laquelle il espérait rallier les provinces, Guillaume d’Orange mettait tous ses soins à garder l’apparence de la légalité. Le manifeste par lequel il s’était fait précéder, en sauvegardant les droits du roi, attestait seulement la volonté de combattre un gouverneur infidèle, de délivrer les provinces de la « violente tyrannie » qui s’était abattue sur elles. Lorsqu’il entrait dans le Brabant bannières déployées, allant droit au duc d’Albe, quelques-uns de ses drapeaux avaient pour emblème le pélican qui nourrit ses petits de son sang ; d’autres portaient l’inscription : pro lege, pro rege, pro grege ! Le soldat de la cause nationale ne se présentait pas en rebelle ; il ne voulait pas détruire, il voulait maintenir. Ce qu’il tentait, c’était une révolution défensive, se servant par une curieuse fiction du nom du roi pour faire la guerre au roi et à l’oppression espagnole. C’était en réalité une révolution très complexe, politique, morale, religieuse et même européenne. Par la diversité de ses mobiles et de ses caractères, elle touchait à une question d’organisation intérieure, et en même temps à une question plus générale qui partageait déjà le continent, qui allait mettre toutes les passions guerrières, tous les intérêts sous les armes pendant un demi-siècle. De plus, elle embrassait des populations unies dans un même sentiment de résistance, mais différentes de mœurs, d’esprit, de tempérament. Ce qu’elle est le moins dans tous les cas, c’est une révolution improvisée dans l’enivrement d’un fanatisme abstrait. La politique de Guillaume d’Orange était l’expression naturelle et forte de cette situation complexe. C’était un mélange de fermeté et de patience, de combinaisons et de foi, de calcul et d’héroïsme, de diplomatie et d’action militaire.

Deux fois il vint se heurter, les armes dans les mains, contre l’oppression qui pesait sur les Pays-Bas et ne faisait que grandir. La première fois, c’était par cette invasion qu’il avait préparée en Allemagne. Pendant que Louis de Nassau tentait la fortune dans la Frise et ne semblait réussir un moment que pour être bientôt rejeté dans l’Ems, Guillaume se disposait à envahir le Brabant. Il y entrait presque en victorieux avec une armée de plus de vingt mille hommes, composée de Français, d’Allemands, d’Anglais et d’un petit noyau de réfugiés des provinces. Il croyait pouvoir prendre pied dans le pays, relever les courages, trouver des soldats et des ressources. Le désastre fut complet. Les populations terrifiées hésitaient à se prononcer. Le duc d’Albe, qui revenait triomphant de sa campagne de la Frise, usa Guillaume, comme il avait usé Louis de Nassau, par la tactique, sans vouloir se battre, par des surprises meurtrières, si bien qu’en peu de jours l’armée de Guillaume était fondue et débandée, et lui-même il était réduit à se jeter en France. La seconde fois, trois ans plus tard, Louis de Nassau, guerroyant pour les protestans français, l’œil toujours fixé sur les Pays-Bas, avait réussi par un coup d’audace à surprendre Mons, s’y était enfermé et s’y défendait avec une vaillance désespérée contre les Espagnols, accourus pour reprendre la ville. Guillaume d’Orange, rassemblant une armée nouvelle, revenait de son côté dans les Pays-Bas. Il voulait faire arriver des secours à son frère, assiégé dans Mons, ou tout au moins dégager la ville par une diversion hardie, en provoquant une bataille qu’on lui refusait encore, lorsqu’une nuit les Espagnols, se précipitant sur son camp, faillirent le prendre lui-même. Il s’était endormi profondément sous sa tente, ses gardes dormaient aussi. Un petit chien, qui couchait toujours à ses pieds, le sauva seul en aboyant avec fureur et en se jetant à son visage. Il n’eut que le temps de sauter sur un cheval et de s’échapper dans l’obscurité au moment où les Espagnols s’approchaient de sa tente. Ses serviteurs furent tués, ses secrétaires perdirent la vie en s’élançant pour le suivre ; six cents soldats périrent massacrés, beaucoup d’autres furent brûlés ou noyés dans la petite rivière qui longeait le camp. Guillaume ne pouvait plus secourir son frère ; il se retirait avec tristesse, le laissant seul aux prises avec l’armée du duc d’Albe.

Décidément les campagnes régulières n’étaient pas heureuses ; mais, tandis que ces invasions péniblement organisées échouaient périodiquement, comme pour montrer l’inanité d’une action toute militaire, de ces tentatives faites à coups de soldats étrangers, la révolution s’accomplissait d’elle-même, lentement, obscurément, mais avec une irrésistible force. Elle éclatait non dans les provinces wallonnes et flamandes sur lesquelles pesait de plus près la terrible dictature du duc d’Albe, mais en Zélande et en Hollande. Flessingue fut la première à s’ébranler, et à sa suite Enckuyzen, Oudenarde, Harlem, Leyde, Gorcum, Dort, Alkmaar ; les principales villes de la province d’Utrecht et de la Frise se levèrent presque à la fois. Le signal avait été la prise du petit port de Brill par ces terribles patriotes qui s’appelaient les gueux de mer. Par allusion au mot de Brill, qui en flamand voulait dire lunettes, on fit des caricatures où l’on représentait le chef des gueux prenant au gouverneur ses lunettes et lui disant ce qu’il avait l’habitude de répéter dans les momens les plus critiques : « Ce n’est rien, ce n’est rien ! » C’était beaucoup au contraire, c’était la conquête du berceau de l’indépendance hollandaise.

La révolution des Pays-Bas était à ce moment l’œuvre de trois forces qui n’en faisaient qu’une, l’esprit national et religieux, la patiente action de Guillaume d’Orange et l’audace irrésistible des gueux de mer. L’esprit national avait mis du temps à s’éveiller, il est vrai, ou du moins à s’échauffer jusqu’à éclater. Il avait résisté à tous les appels, et semblait être resté étourdi sous le poids de la compression. Il était loin cependant d’être aussi abattu et aussi impuissant qu’il le paraissait. Le système du duc d’Albe, au lieu de le désarmer par la terreur, l’avait lentement enflammé. Chaque coup était allé retentir douloureusement dans l’âme des populations. La persécution religieuse n’était pas même peut-être le stimulant le plus actif ; l’attaque organisée contre tous les intérêts par les confiscations, par les taxes ruineuses, avait exaspéré plus encore, et n’avait servi qu’à irriter, à généraliser l’esprit de résistance en faisant sentir de plus près la violence du joug, de telle sorte que c’était le développement même de la politique représentée par le duc d’Albe qui avait conduit les villes, la bourgeoisie, le peuple à accepter toutes les extrémités de la lutte plutôt que de se soumettre jusqu’au bout à une tyrannie sanglante, qui avait en quelque sorte mis sous les armes l’esprit national. Guillaume d’Orange, de son côté, n’était intervenu en apparence que par deux tentatives inutiles ; il avait levé un drapeau qui n’avait pas été suivi et qui s’était tristement replié devant l’armée espagnole. Au fond, il avait la main dans tout. Absent des provinces, menant la vie d’exilé, portant son activité errante un peu partout, en Allemagne et en France, il ne détachait pas son regard des Pays-Bas. Tout se faisait par ses conseils et sous sa direction. Il avait des agens dans toutes les villes. C’est lui qui entretenait ce feu sourd si lent à éclater en réveillant le sentiment patriotique, en soutenant les courages par la confiance qu’il inspirait. Quant aux gueux de mer, ils formaient depuis le commencement des troubles une armée redoutable, que Guillaume avait cherché à régulariser, et qui s’était grossie naturellement de tout ce qu’il y avait de hardis marins, d’exilés, de persécutés, même de marchands ruinés ou de nobles à l’humeur aventureuse. Des ports anglais, où ils trouvaient un refuge, ils s’élançaient sur tous les navires espagnols et régnaient réellement sur la mer. Le duc d’Albe avait cru gagner beaucoup en obtenant de la reine d’Angleterre qu’elle fermât ses ports aux terribles corsaires. Ils se jetèrent audacieusement sur les côtes de Hollande, et ce fut l’origine de l’heureux coup de main de Brill.

Par l’action combinée et obstinée de ces divers élémens, la révolution des Pays-Bas avait fait un pas ; elle s’était révélée et constituée, prenant aussitôt, par la réunion des états-généraux à Dort, cette forme légale et pratique qui était dans le caractère national. La révolution avait son théâtre dans les îles, dans les marais, entre toutes ces digues de la Hollande où pouvait se jouer sa stratégie défensive, — ses citadelles dans toutes ces villes qui se ralliaient à sa cause. Elle avait aussi son armée, non plus de mercenaires étrangers, mais de citoyens résolus à défendre leurs foyers, de gueux formés à toutes les entreprises de mer. Elle avait surtout son chef aimé et appelé, son stathouder naturel, Guillaume d’Orange, qui, après s’être fait précéder par son lieutenant Marnix de Sainte-Aldegonde, écrivait avec une mâle sérénité : « J’ai délibéré de me rendre en Hollande et en Zélande, et de faire illec ma sépulture. » Le duc d’Albe n’avait eu jusque-là devant lui que des bandes difficiles à tenir sous les armes ou des victimes ; cette fois il avait un peuple, et tout était changé.

C’est le vrai moment en effet où la lutte prend un caractère nouveau, où se précise l’insurrection nationale et religieuse, et où commence aussi à se révéler la radicale impuissance du système appliqué depuis cinq ans aux Pays-Bas. Le duc d’Albe n’était pas homme à s’avouer vaincu, ni même surpris pour si peu. Il répondit à cette explosion nouvelle par un redoublement de violences. Son lieutenant Bossu rentrait dans Rotterdam par subterfuge, et livrait les habitans à ses soldats. Quand Mons fut repris, malgré une capitulation régulière l’œuvre de meurtre commença. Le conseil de sang étendit la main sur sa proie, et Noircarmes écrivait à ses commissaires : « Vous ne pouvez me faire de plus grand plaisir qu’en dépêchant au plus tôt ces rebelles et en procédant à la confiscation de leurs biens meubles et immeubles. Ne manquez pas de faire mettre à la torture tous ceux desquels on peut tirer quelque chose. » Malines avait eu l’air d’accueillir les rebelles, la ville fut livrée au pillage et au massacre. Le sac dura trois jours, et fut accompli avec une impartialité de fureur qui ne distinguait ni catholiques ni protestans. Ces exécutions étaient possibles encore dans les provinces flamandes et wallonnes, moins bien défendues, à la fois plus turbulentes et moins tenaces, surtout moins atteintes de l’esprit de la réforme ; mais en Hollande c’était une guerre à soutenir, une vraie guerre, où les passions religieuses enflammaient la résistance, où il y avait une organisation à vaincre, des sièges à faire, un pays dangereux à envahir, et où, sous l’apparence d’une lutte légale, se débattait en réalité une question d’affranchissement.

Je ne veux pas dire d’ailleurs que, si le duc d’Albe et ses lieutenans portaient dans cette lutte leurs habitudes implacablement cruelles, les insurgés hollandais se défendaient uniquement en chantant les psaumes de Marot. Ce n’étaient pas des agneaux, ces écumeurs de mer qui pillaient quand ils pouvaient les églises et se paraient bizarrement de chasubles, qui sillonnaient les golfes tranquilles de la Zélande en poussant des cris de vengeance. Les catholiques tuaient et pillaient, les protestans pillaient et tuaient aussi. Pour les Espagnols, un hérétique n’était pas un homme, et l’Espagnol, d’un autre côté, n’était pas un homme pour les gueux. Par une de ces contradictions qui se retrouvent sans cesse dans les affaires humaines, une insurrection qui se levait au nom d’une religion persécutée et de la liberté de conscience se faisait à son tour persécutrice et menaçait la liberté des catholiques. Guillaume d’Orange, dans sa ferme prévoyance, faisait tout ce qu’il pouvait pour défendre la pureté de sa cause, et il avait même inscrit, dans le serment de fidélité imposé aux magistrats nationaux l’obligation de « n’apporter en aucune manière des obstacles au culte catholique romain. » Les passions l’emportaient, l’esprit de secte se mêlait à la revendication la plus légitime, répondant à des excès par des excès. C’était la rançon des colères du moment. Le principe est resté, et les patriotes hollandais auraient pu dire, eux aussi, aux catholiques dont la fortune pouvait changer : « Pour notre liberté et pour la vôtre ! » C’était en définitive l’essence du mouvement flamand et hollandais.

C’est l’essence de la révolution des Pays-Bas au point de vue religieux, comme aussi c’était son caractère extérieur de contenir une question de liberté européenne, de créer un élément nouveau d’équilibre. Si l’Angleterre eût été prévoyante, elle aurait vu assurément dans les affaires de Hollande autre chose qu’une occasion de profiter de la ruine du commerce et de l’industrie des provinces. Si la France avait eu une politique, elle aurait vu dès lors l’intérêt qu’elle avait à ne pas laisser s’établir à sa frontière du nord une autre Espagne domptée et pliée aux desseins de domination de Philippe II. Si l’Allemagne à demi protestante avait vu clair, elle aurait considéré la liberté des Pays-Bas comme une garantie pour sa sûreté, et la politique religieuse de Philippe comme une menace. Mais l’Angleterre, malgré ses sympathies pour des protestans, n’était pas plus accessible à l’émotion alors qu’aujourd’hui, et elle avait assez de se tenir en garde contre les menées de Philippe. La France flottait, tantôt prêtant ses huguenots à Guillaume, tantôt donnant aux Hollandais le terrible encouragement de la Saint-Barthélémy ! L’Allemagne ne savait que faire. Il sortit de là une intervention diplomatique.

Dès le commencement, l’empereur Maximilien, pressé par les électeurs protestans, avait envoyé son frère l’archiduc Charles à Madrid avec la mission de demander qu’on substituât le système de la clémence à la politique en vigueur dans les Pays-Bas et qu’on rappelât des provinces les troupes étrangères. Et Philippe II fit une réponse qui ne laisse point d’être curieuse aujourd’hui. Il se fâcha très fort qu’on osât lui faire des remontrances sur des affaires qui ne regardaient que lui. Il s’étonna que les princes ne lui sussent pas gré d’une politique qui enseignait l’obéissance aux sujets. Il niait absolument le droit des Pays-Bas à une situation exceptionnelle, et puis enfin au lieu de rigueur il avait montré la magnanimité d’un roi clément et débonnaire ! Ce n’était pas précisément une satisfaction bien complète ; mais pendant ce temps la reine d’Espagne mourut, et Philippe promit d’épouser l’archiduchesse Anne, fille de l’empereur ; l’archiduc Charles de son côté eut un présent de cent mille ducats, et plus on n’entendit parler de l’intervention diplomatique ; — Au fait, il ne manquait pas de gens en Europe que ces troubles des Pays-Bas inquiétaient et fatiguaient et qui auraient dit volontiers à ces obstinés patriotes qu’ils feraient mieux de se soumettre, qu’ils avaient tort de soutenir une lutte inégale. C’étaient des gens sensés, paisibles, sympathiques certainement pour les Pays-Bas, à la condition que ces insurgés ne fussent pas trop révolutionnaires, mais qui ne pouvaient vouloir l’impossible. L’impossible pour eux, c’était de triompher de cette grande puissance de Philippe II. — La Hollande n’écouta qu’elle-même, et elle lutta. Ceux qui cherchaient sans cesse à détourner Guillaume d’Orange de son entreprise ne purent ébranler cette âme énergiquement stoïque, et cependant l’insurrection hollandaise, même au lendemain de son explosion définitive et de ses premiers succès, n’était pas dans une situation à encourager une futile et présomptueuse espérance.

La vérité est que tout était en flammes dans ce petit coin de terre, et que Guillaume d’Orange, cloué à son poste de Sassenheim, dirigeait tout, suivait avec un mélange d’émotion et d’impassibilité cette lutte où se débattait la destinée de son pays, où chaque étape était marquée par d’effroyables malheurs et des prodiges d’héroïsme, — un jour le sac de Naarden, où la population presque entière fut détruite, un autre jour le siège de Harlem, puis le siège d’Alkmaar, en attendant le siège de Leyde. Un moment il ne restait plus au duc d’Albe qu’une seule ville, Amsterdam, d’où il comptait s’élancer pour reconquérir la Hollande. Guillaume d’Orange se tenait au midi, son lieutenant Sonoy était au nord avec un corps de patriotes ; entre les deux se trouvait Harlem, ayant d’un côté l’océan à peu de distance, et de l’autre touchant au lac qui la séparait d’Amsterdam. Si les Espagnols prenaient Harlem, l’insurrection était coupée en deux. Ce fut là le théâtre d’un drame sanglant engagé entre le duc d’Albe, la ville assiégée et Guillaume d’Orange, d’une lutte prolongée et compliquée de combats sur le lac, de chocs meurtriers, de tentatives du chef de l’insurrection pour secourir ses amis ou pour isoler à son tour et affamer son ennemi dans Amsterdam. Trente mille Espagnols s’accumulèrent autour de Harlem. Il n’y avait dans la ville que quatre mille soldats ; mais la population entière était animée d’une résolution désespérée. Les femmes elles-mêmes avaient formé un corps de volontaires commandé par une veuve d’une des premières familles. Les Espagnols avaient cru d’abord entrer par un coup de main à travers des murs mal fortifiés, mal défendus ; ils ne tardèrent pas à voir que ce ne serait pas tout à fait ainsi : trois fois les assauts se répétèrent, trois fois ils vinrent se briser contre l’invincible résistance des assiégés, qui se faisaient une arme de tout, qui réparaient incessamment les brèches ouvertes par le canon espagnol. Pendant sept mois, le siège se prolongea à travers les plus dramatiques, les plus sombres péripéties, et le duc d’Albe lui-même écrivait au roi « qu’il n’y avait jamais eu sur la terre de guerre semblable, que jamais place n’avait été défendue avec autant de bravoure et d’habileté. » Les défenseurs de Harlem ne craignaient pas les assauts, ils les provoquaient au contraire ; ils avaient à redouter un ennemi plus sinistre, la faim. Le moment vint en effet où ils étaient réduits à manger l’herbe des rues et des cimetières. Ils résistaient encore, n’ayant plus rien, soutenus par l’espoir d’être secourus. Un jour ils écrivirent une dernière lettre avec du sang au prince d’Orange pour lui annoncer leur détresse ; il leur demanda de tenir deux jours encore ; il voulait faire une suprême tentative qui échoua. Alors la ville à toute extrémité laissa tomber ses armes. Les Espagnols purent entrer, et le massacre commença ; mais il avait fallu sept mois et trente mille hommes pour en venir là.

Ce fut bien pis encore au siège d’Alkmaar, où huit cents soldats et un millier de bourgeois défièrent seize mille vétérans. Femmes, enfans, vieillards, étaient sur la brèche. Les assauts se multiplièrent inutilement. Les soldats espagnols finissaient par ressentir une sorte de superstitieuse terreur en s’élançant sur ces remparts qui semblaient protégés par une puissance invisible. La ville faisait face à l’ennemi, et pendant ce temps on rompait les digues pour inonder le pays tout entier, au risque de détruire les moissons. Par cet acte de désespoir, les Espagnols se trouvaient exposés à périr jusqu’au dernier, submergés par l’océan. Ils levèrent le siège après sept semaines. Ainsi à Harlem il avait fallu trente mille hommes et sept mois pour pénétrer dans une ville qu’on n’avait même pas réduite par la force ; devant Alkmaar, on était obligé de se retirer en toute hâte. Pour la première fois le duc d’Albe se sentait arrêté et vaincu. Le système dont il avait accepté d’être l’orgueilleuse et implacable expression périssait par ses excès mêmes, et trouvait son châtiment aussi bien que sa limite dans cette colère nationale qu’il avait enflammée. C’était pour lui le commencement de la décadence ; c’était au contraire la manifestation visible de la puissance croissante de l’insurrection hollandaise. Le dictateur farouche des Pays-Bas allait se retirer de la scène, froissé, grondant, mécontent de tout, excepté de lui-même. Son règne avait été trop long, il avait duré six ans. La révolution s’avançait à travers le sang et la ruine des villes, fortifiée par la souffrance, par l’héroïsme, par l’action toujours présente de ce chef qui concentrait dans son âme la mâle résolution d’un peuple, qui ne se laissait ni enivrer par le succès, ni ébranler par les revers, répétant aux heures les plus critiques : « Si nous sommes condamnés à périr, au nom de Dieu, soit ! toujours aurons-nous cet honneur d’avoir fait ce que nulle autre nation n’avait fait devant nous, à savoir de nous être défendus et maintenus en un si petit pays contre si grands et horribles efforts de si puissans ennemis, sans assistance quelconque. Et quand les pauvres habitans d’ici voudraient toutefois s’opiniâtrer ainsi qu’ils ont fait jusqu’à maintenant, et comme j’espère qu’ils feront encore, il en coûtera aux Espagnols la moitié de l’Espagne, tant en biens qu’en hommes, devant qu’ils aient la fin de nous. »

Ce moment est peut-être le plus dramatique et le plus décisif, puisque c’est le moment où pâlit la fortune d’une domination qui se croyait invincible, où « la fleur de l’armée espagnole est chutée, selon le mot du prince d’Orange, sans avoir pu conquérir la moindre province de ce pays sur ceux qu’ils appelaient par moquerie de pauvres gueux. » Je n’ai point à raconter cette histoire, qui se déroule à travers les batailles, au milieu d’incessantes alternatives, et qui, dans ses grandes lignes, va des premiers actes politiques de l’insurrection à la pacification de Gand, de la pacification de Gand à l’union d’Utrecht, pour aboutir à la déclaration d’indépendance, tandis que la domination espagnole s’affaiblit par degrés en se débattant, en paraissant se relever quelquefois, pour rester définitivement sous le poids de sa défaite. La dictature du duc d’Albe apparaît entre deux de ces vice-royautés princières dont la politique se sert parfois, avant ou après les répressions sanglantes, soit pour accoutumer les peuples à la servitude qu’on leur prépare, soit pour paraître alléger le fardeau sans rien céder. Marguerite de Parme avait précédé l’homme de l’attaque à main armée, de la destruction organisée : don Juan d’Autriche le suivit ; mais il n’était plus temps.

Les événemens marchent avec une invincible logique. La tragédie sanglante se noue et s’enchevêtre à travers toute sorte d’incidens qui se succèdent ; elle laisse voir du moins deux choses dans un éclair réjouissant pour la conscience humaine, — ce qui attend ces systèmes de répression à outrance, de destruction impitoyable, ce qu’ils promettent à ceux-là mêmes qui s’en font une arme, et ce que peut aussi un peuple qui unit la foi obstinée à l’héroïsme. Lorsque Philippe II montait au trône, il y arrivait dans l’éclat d’une puissance exceptionnelle. Roi d’Espagne, il avait l’Italie, il avait les Pays-Bas ; il avait la main dans les affaires de France, il menaçait ou remuait l’Angleterre, il étendait son ascendant en Allemagne. Il avait trouvé dans son opulent héritage les richesses du Nouveau-Monde, l’esprit guerrier des vieux soldats espagnols, l’éclat des arts italiens, l’industrie flamande. L’Espagne était la première monarchie de l’Europe. Quarante ans de règne sont passés, le fanatisme de domination a porté ses fruits : l’Espagne a perdu les Pays-Bas, ou du moins sept provinces sont indépendantes, et les autres ne sont plus qu’une possession précaire ; une flotte anglaise est allée brûler et piller Cadix ; la France a échappé à l’influence de l’Espagne, et lui a infligé la paix de Vervins en compensation du traité de Cateau-Cambrésis. Philippe descend dans la tombe, vaincu, humilié, déçu dans tous ses desseins. Il a cru ne blesser que les autres, et c’est lui-même qu’il a blessé, sans parler de l’Espagne, dont il a fait son instrument, sa complice et sa victime. Voilà ce que produisent ces monstrueuses entreprises sur la conscience et la liberté des hommes ou de cette réunion d’hommes qui s’appelle une nation. La puissance matérielle y échoue, le sens moral s’y émousse et s’y dégrade, le caractère des acteurs s’y corrompt et s’y assombrit, sans y trouver heureusement la vraie grandeur.

Cette glorieuse et émouvante histoire des Pays-Bas a un autre mérite qui n’est pas à l’usage des dominateurs. Elle est une école virile pour les peuples que leur mauvaise fortune jette dans des épreuves semblables. Elle est faite pour les guérir des abattemens trop prompts aussi bien que des exaltations trop faciles, surtout des cuisantes et stériles amertumes de la défaite. Les peuples qui souffrent ne voient souvent que leur propre malheur et ne trouvent pas que le malheur supporté par d’autres soit une consolation. Il n’est pas une consolation ; mais quand on ne le sépare pas de ce qui le suit, il devient un généreux cordial. Certes, à ne considérer que les forces en présence et la situation du monde, la Hollande était destinée à périr. Deux ou trois fois, en 1568, au commencement de 1572, elle parut définitivement vaincue et pacifiée. Tout ce que le génie de la destruction peut imaginer se concentre dans cette histoire, qui a une sorte de monotonie d’horreur. Les victimes qui échappent au bûcher ou au gibet tombent sous le fer des soldats dans les villes saccagées. Les bannis sont sur tous les chemins de l’Europe ; d’aucun côté ne vient un secours, et ce n’est pas un mois, une année que dure la lutte ; elle se prolonge pendant quarante ans presque sans relâche et sans trêve. Et cependant la Hollande ne s’abandonne pas, elle se raidit contre les découragemens, elle se cuirasse contre toutes les atteintes, contre toutes les tentations, et elle tient ferme. Espérer quand tout sourit, quand tout concourt au succès, c’est trop facile. La vie des peuples qui souffrent se passe à espérer contre l’espérance, à rester forts contre la force, à faire de leurs malheurs mêmes le commencement et la justification anticipée de leur victoire.


CHARLES DE MAZADE.