Une Grandeur déchue, le docteur Strousberg

Une Grandeur déchue, le docteur Strousberg
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 18 (p. 213-224).
UNE
GRANDEUR DECHUE

LE DOCTEUR STROUSBERG.

Moscou est une ville intéressante qui fait beaucoup parler d’elle depuis quelque temps; tout ce qui s’y passe attire l’attention de l’Europe. C’est des bords de la Moskova que le général Tchernaïef reçoit l’argent, les armes et les soldats travestis en ambulanciers dont il a besoin pour réparer ses défaites; c’est à l’ombre du Kremlin que le fanatisme orthodoxe prépare la grande croisade contre l’islamisme, et se dispose à déchaîner sur la péninsule du Balkan toutes les saintes fureurs d’une guerre de religion. Le panslavisme a établi son quartier-général et sa capitale à Moscou; c’est là qu’il fabrique ses mots d’ordre pour l’exportation et pour l’importation; c’est là qu’il élabore avec des herbes magiques ce puissant élixir dans lequel on ne peut tremper ses lèvres sans éprouver un irrésistible désir de marcher à la conquête de Byzance. La ville aux coupoles dorées est devenue le grand bureau de l’opinion publique en Russie, et le gouvernement russe en est réduit à déclarer devant l’Europe qu’il est obligé de céder à la pression qu’exerce sur lui l’enthousiasme moscovite. « L’opinion publique, disait un jour un homme d’état, je m’en occupe beaucoup, car c’est moi qui la fais. » Croirons-nous que le gouvernement russe ne s’appartient plus, qu’il est à la merci des entraînemens? Le mot du démagogue : « Je suis leur chef, il faut bien que je les suive, » sied mal à des lèvres impériales. Nous ne consentirons jamais à admettre que le pacifique et généreux souverain qui a émancipé les serfs soit aujourd’hui le prisonnier du panslavisme. Pendant que de grands événemens se préparent dans la ville sainte, il s’y juge devant la cour d’assises un procès moins important pour l’histoire du monde que la question d’Orient, mais qui ne laisse pas d’exciter l’intérêt et la curiosité. Moscou possède une banque commerciale de prêts, dont le conseil d’administration se recrutait parmi la riche bourgeoisie marchande. Cette banque a fait une banqueroute de 8 millions de roubles, et les deux directeurs sont accusés de s’être laissés corrompre et acheter par un homme considérable, par un Allemand, le docteur Strousberg, lequel a été l’un des grands princes de la finance et de l’industrie et qu’on avait surnommé à Berlin « le roi des chemins de fer. » Les deux directeurs firent à M. Strousberg des avances successives jusqu’à concurrence de 7 millions de roubles; ils reçurent comme garantie d’abord 2,000 wagons, et plus tard, paraît-il, des papiers sans valeur. Le conseil d’administration finit par ouvrir les yeux, et le ministère public affirme que, pour endormir les défiances, on fabriqua un faux bilan, après quoi les membres du conseil qui avaient des capitaux dans la banque s’empressèrent de les retirer et vendirent leurs actions. Quelques jours plus tard, la banqueroute éclatait, et les réclamations des actionnaires ruinés remplissent, dit-on, neuf volumes.

Ce qui nous intéresse le plus dans cette triste affaire, ce ne sont pas les directeurs achetés, c’est l’acheteur, qui s’est trouvé lui-même impliqué dans le procès. Quoi qu’on puisse penser du roi des chemins de fer, il faut reconnaître que c’est un personnage important, presque historique, et l’un des hommes de notre temps qui ont le plus osé, le plus agi, le plus entrepris. Fils de ses œuvres, il s’était créé une situation presque sans pareille. C’était un véritable Napoléon des affaires et de l’industrie; il a eu son Marengo, son Austerlitz, et, entraîné par l’esprit d’aventure, il a fini par trouver son Moscou et la cour d’assises. Jadis à Berlin quelqu’un nous disait : — Il y a ici deux hommes, M. de Bismarck et le docteur Strousberg. — Quand on pense au rôle qu’a joué le docteur dans son pays, à tout ce qu’il a fait, aux prodigieuses aptitudes qu’il a déployées, on ne peut se défendre d’une mélancolique sympathie pour cette grandeur déchue, à qui la destinée a été vraiment cruelle. Arrêté à Saint-Pétersbourg, écroué à Moscou, M. Strousberg n’a pu obtenir d’être mis en liberté sous caution. Pouvait-on craindre qu’il disparût? Un roi peut-il disparaître? Sa longue détention a eu pour lui les plus funestes conséquences. En Prusse comme en Autriche, il a été déclaré failli. Si nous admettons son témoignage, sa fortune profondément atteinte par une suite d’accidens malheureux, et surtout par sa colossale mésaventure en Roumanie, ne laissait pas de monter encore à près de 38 millions de francs. Il a tant de ressources dans l’esprit que, s’il eût été là, il pouvait rétablir ses affaires; tout s’est perdu dans le gouffre de la faillite. Les créanciers hypothécaires ont fait main basse sur ses biens, ses amis eux-mêmes se sont fait leur part dans ses dépouilles, celui-ci a pris un château, celui-là une usine, tel autre une houillère-On l’a traité comme un mort dont on pouvait impunément envahir la succession ; on ne le croyait pas capable de revenir de Moscou, Berlin ne croit pas aux revenans.

Le docteur Strousberg a employé ses tristes loisirs de prisonnier à écrire ses mémoires[1]. Il s’est peint tel qu’il se voit lui-même, il a raconté toutes les vicissitudes de sa vie, toutes les expériences qu’il a pu faire à ses dépens et aux dépens des autres. En lisant cette intéressante autobiographie, on apprend à connaître un homme qui ne ressemble pas à tous les hommes, supérieur à la mauvaise fortune, philosophe à sa façon, possédant «. certaine gaîté d’esprit confite en mépris des choses fortuites. » Il déclare à ceux qu’il appelle ses persécuteurs qu’il n’est point un homme fini, qu’il est prêt à recommencer, qu’à cinquante-quatre ans, sans ressources, sans abri, ne sachant comment pourvoir aux besoins de sa nombreuse famille, il n’éprouve aucune crainte, aucune inquiétude, et qu’il est insensible à la perte de ses biens. « Je ne suis point hors de combat, nous dit-il, «t je démontrerai par mes actes tout ce que je puis encore. J’ai beaucoup souffert, beaucoup pâti; mais j’ai été taillé dans une forte étoffe, et j’espère vivre assez pour confondre mes calomniateurs. »

C’est une curieuse histoire que celle du docteur Strousberg. Né d’une honorable famille juive de la Prusse orientale, bien qu’il ait abjuré la foi de ses aïeux, il est demeuré fidèle au génie de sa race; il en a toutes les qualités bonnes et mauvaises. Quand son père mourut, il faisait ses études à Kœnigsberg. La succession étant maigre, il ne voulut pas diminuer la part de ses frères et de ses sœurs et il jura qu’il ne devrait rien qu’à lui-même. Il quitta l’école et partit pour Londres, où il entra dans une maison de commission. Il employait ses heures de liberté à s’instruire, à cultiver un esprit. Le goût d’écrire lui vint, il se fit journaliste. De rédacteur il devint directeur; il se sentait né pour diriger, il était convaincu qu’il avait une mission sociale à remplir, il ne savait encore laquelle. Il acheta un journal, il en fonda un autre et se fit un revenu de près de 40,000 francs. Il n’était pas homme à s’en contenter. « Mes besoins personnels, nous dit-il, ont toujours été modestes. J’étais simple, quoique un peu particulier dans ma toilette, et, si opulente que fût ma table, je me bornais toujours au plat de la ménagère; je ne buvais ni bière ni vin, et je n’eus jamais aucune passion coûteuse ou du moins condamnable; mais je tenais à avoir une grande maison, où régnassent l’hospitalité, le confort et les arts. » Rousseau prétendait qu’il faut se défier des hommes qui ne boivent pas de vin et qui se refusent tous les plaisirs; leur ambition est un Dieu caché et austère, auquel ils sacrifient tout le reste. La direction de deux revues ne pouvait suffire longtemps à la dévorante activité du docteur Strousberg. L’occasion lui venant en aide, il se jeta à corps perdu dans les entreprises de chemins de fer. Aujourd’hui la Prusse n’a plus d’estime que pour les chemins de fer d’état; mais elle n’aurait jamais créé son réseau sans le secours de l’industrie privée. Elle doit au docteur Strousberg quelques-unes de ses lignes les plus importantes; il a construit, sans garantie de l’état, des voies ferrées d’une étendue de 1,800 kilomètres, non à titre de concessionnaire, mais comme entrepreneur général, chargé de procurer à la compagnie qu’il représentait les capitaux nécessaires, et chargé aussi de tous les contrats relatifs à la construction.

Bientôt il rêva de s’affranchir de la dépendance des fabricans. Il conçut le dessein de devenir son propre fournisseur, de brûler sa propre houille, de fabriquer lui-même ses rails, ses coussinets, ses traverses et ses locomotives. Il acheta des mines, il acheta des forêts, il acheta des houillères, il créa des villes noires. Il acquit en Bohême, au prix de 30 millions, le splendide domaine de Zbirow, d’une superficie de 25,000 hectares, riche en bois et en minerai et renfermant 400 groupes d’habitations. Il avait toujours eu un goût passionné pour la propriété foncière; chacun de ses sept enfans fut doté par lui d’un domaine princier, qu’il se chargea de mettre en valeur. Cet homme universel s’entendait à l’agriculture comme aux usines, à tous les genres d’industrie comme à l’art de gagner de l’argent. Aussi rapide, aussi essoufflé qu’une de ses locomotives, ses bottes de sept lieues le transportaient d’un bout à l’autre de l’Europe; il était partout à la fois, sollicitant une concession à Saint-Pétersbourg, posant des rails en Roumanie, projetant des docks à Anvers. Il possédait à Berlin un fort beau palais et une galerie de tableaux que dans le temps de ses premières détresses il a revendue pour près de 3 millions. Il était roi, vraiment roi. Que sont devenues les neiges d’antan? Cette royauté a essuyé de grandes humiliations, elle a dû s’asseoir sur la sellette devant un jury moscovite, et le beau palais de Berlin est devenu comme le reste la proie d’impitoyables créanciers : l’ambassadeur de la Grande-Bretagne en est aujourd’hui le locataire.

Longtemps le docteur Strousberg passa à Berlin pour une sorte de personnage miraculeux, à demi fantastique, sur lequel couraient les bruits les plus étranges. On le croyait possesseur de la lampe d’Aladin, on le tenait pour capable de tout, on lui attribuait l’omnipotence aussi bien que le don d’ubiquité. Vous auriez affirmé à Schultze et à Müller, ces deux représentans légendaires de la bourgeoisie berlinoise, que vous aviez vu le docteur sortir à la fois par la porte de Brandenbourg et par la porte de Francfort, Schultze et Müller vous auraient répondu : C’est possible. Il ne se faisait aucune entreprise nouvelle sans qu’on le soupçonnât d’y être pour quelque chose. On ne disait pas : Où est la femme? on disait : — Le docteur est là. Se présentait-il quelque conjoncture délicate, une affaire offrait-elle d’inextricables difficultés, on s’écriait : Allons trouver le docteur. On l’appelait l’homme qui achète tout, et on en vint à prétendre qu’il achetait aussi les consciences des fonctionnaires prussiens.

Au mois de janvier 1873, l’éloquent tribun du parti national-libéral, M. Lasker, porta ces griefs et ces soupçons à la chambre des députés. Il accusa hautement le roi des chemins de fer d’avoir tout le monde à sa discrétion et de faire tout ce qu’il voulait au ministère du commerce. Ce réquisitoire eut un immense retentissement. Plus tard, M. Glagau en fulmina un autre, qui ne fut pas moins remarqué. « Le docteur Strousberg, écrivait-il dans la Gartenlaube, a pour principe de construire aussi mal et aussi cher que possible, et c’est ainsi que les millions sont tombés dans sa poche et dans celle de ses complices. Il se débarrassait à tout prix des actions et des obligations créées par lui et il en fabriquait toujours de nouvelles. Il avait des gens de lettres à sa solde, il distribuait des pots-de-vin aux journalistes et leur payait des pensions; c’est ainsi qu’il s’empara de la presse... Une clé d’or ouvre toutes les portes. Dans chaque bureau, Strousberg était connu; dans chaque département, en remontant jusqu’aux ministres, il avait ses amis et ses protecteurs, qui lui donnaient des renseignemens et des conseils et défendaient ses intérêts avec enthousiasme. Son bon plaisir a décidé de la retraite de plus d’un haut fonctionnaire. Dans le fait, Strousberg achetait tout, c’était un secret public, enfin il acheta les grands seigneurs. Il corrompit les journaux, il corrompit le monde des fonctionnaires et la noblesse, il tournait ou bravait les lois et souffletait publiquement la morale. » Si nous devions ajouter foi à ces véhémentes sorties, ne faudrait-il pas dire de Berlin ce que Jugurtha disait de Rome : Ville à vendre, pourvu qu’elle trouve un acheteur? Le docteur Strousberg proteste vivement dans ses mémoires contre toutes les fables, contre tous les récits mensongers et calomnieux qui ont circulé à son sujet. Il affirme que, loin d’avoir trouvé des intelligences et des complicités secrètes dans la bureaucratie prussienne, elle lui a toujours témoigné de la défiance, du mauvais vouloir; qu’elle s’est appliquée en toute rencontre à le traverser dans ses desseins, qu’elle a mis beaucoup de bâtons dans les roues de ses locomotives. Il assure qu’il n’a jamais acheté un employé prussien, et il en donne pour raison que l’employé prussien est désagréable, raide, pointu, gourmé, rogue, pédant, qu’il a l’esprit étroit et routinier, mais qu’il n’est pas à vendre. Nous l’en croyons sans peine. Cependant il ne suffit pas de réduire à néant les légendes, il faut expiliquer comment elles se forment. Pourquoi tout Berlin a-t-il cru à la clé d’or du docteur Stousberg? Niebuhr, qui ne croyait pas à Romulus, a tâché de nous expliquer comment il s’était fait qu’on y avait cru.

Le docteur Strousberg convient qu’il a toujours été un grand acheteur; mais il n’achetait pas pour revendre, nous dit-il, il aimait à garder tout ce qu’il achetait, et il est certain qu’on n’achète pas un employé prussien pour le garder ni pour le faire servir à l’embellissement de sa vie. Le roi des chemins de fer va jusqu’à prétendre qu’il n’est point né spéculateur. Son rêve, de jeunesse était d’amasser assez d’argent pour pouvoir acquérir un vaste domaine, se retirer des affaires, entrer à la chambre des députés et se consacrer tout entier à la vie parlementaire. Voilà bien les rêves des hommes! On se promet de se reposer, de s’asseoir un jour, et on ne marche, on ne s’agite que pour mieux assurer son repos futur; mais on marche tant qu’on finit par tomber dans quelque fatale fondrière, et c’est là que pour la première fois on se repose. Les gouvernantes se donnent beaucoup de peine pour apprendre aux petits enfans à se tenir assis tranquillement; cette science est bien utile, mais elle se désapprend bien vite. « Quelle sera la fin de tant de travaux et de traverses? demandait le vieux gentilhomme Echephron à l’ambitieux Picrochole, qui rêvait la conquête du monde. — Ce sera, répondait Picrochole, que nous nous reposerons à nos aises. — N’est-ce pas mieux, reprenait Echephron, que nous noms reposions, dès maintenant sans nous mettre en ces hasards? » L’homme a la passion des hasards, et le docteur déclare que cette passion est le principe de toutes les grandes choses qui pourront se faire dans le monde, aussi longtemps que le millénium n’aura pas accompli son avènement. Il reconnaît toutefois qu’il a trop sacrifié à ce goût, que son audace n’a pas assez compté avec les accidens, qu’il a trop étendu le cercle de ses opérations et qu’il s’est mêlé de trop de choses. Il confesse que le parti le plus sûr est de s’en tenir à son métier et que tel cordonnier diligent et honnête, qui s’occupe uniquement de contenter ses pratiques, a plus de chances de devenir un jour conseiller municipal qu’un homme universel de devenir ministre.

C’est un malheur d’avoir trop d’aptitudes, trop de talens divers et une imagination dévorante. Le docteur Strousberg est un virtuose qui s’est abandonné à ses fantaisies. A la longue, son génie n’a pu suffire à l’effrayante complication de ses affaires, lesquelles l’appelaient à la fois à Londres, à Berlin, à Anvers, à Bucharest. Où il n’était pas, il confiait ses intérêts à quelque subalterne, et le subalterne gâtait tout par ses maladresses. Pendant que Napoléon triomphait à Wagram, ses lieutenans se faisaient battre à Talavera. Si grandes que fussent les ressources financières du docteur, elles ne l’étaient pas encore assez pour l’immensité des entreprises où le jetait sa fiévreuse activité. A peine avait-il entamé une affaire, il en commençait une autre, se flattant de payer la première avec la seconde. Il n’a jamais eu un capital d’exploitation suffisant, il n’a jamais été son propre bailleur de fonds; il s’était rendu indépendant des fabricans de locomotives et des extracteurs de houille, il a toujours été à la merci des marchands d’argent, qui ont fini par l’étrangler. C’est en Roumanie qu’il vit pâlir son étoile et la catastrophe se préparer. La construction d’un chemin de fer de 970 kilomètres de long, qui, partant de la frontière hongroise, devait traverser la petite et la grande Valachie, et se rejoindre par la Moldavie à la ligne de Lemberg à Czernowitz, réclamait un capital de 260 millions. Ce capital fut emprunté au 7 1/2 avec garantie éventuelle du gouvernement roumain. Le jour vint où l’aventureux concessionnaire ne put payer le coupon de l’intérêt échu. Son crédit était épuisé ; en vain il hypothéqua tous ses biens. Sa dernière heure avait sonné, et sa couronne d’or se changea en une couronne d’épines très aiguës. Tout manqua dans sa main, le désarroi se mit partout dans ses affaires, et s’il est vrai qu’il ait acheté deux directeurs moscovites, cette emplette ne lui a guère profité. Les malheurs, dit le proverbe, voyagent toujours en troupe.

Comme nous l’avons dit, le docteur Strousberg s’est piqué d’écrire ses mémoires en philosophe. Il parle de ses aventures comme si elles étaient arrivées à un autre ; il se juge lui-même avec une certaine impartialité, et quand il le faut, il passe condamnation. Il raconte ses expériences de tout genre sur un ton de sérénité et de détachement.: Il est probable que ses actionnaires s’en expriment avec moins de tranquillité; mais quoi! si les hommes étaient moins cupides et moins crédules, il y aurait dans ce monde moins d’actionnaires mécontens. Bien qu’il ait de la mansuétude dans l’humeur, M. Strousberg a ses amertumes et ses rancunes. Il en veut beaucoup aux Roumains, cause première de ses désastres : il dénonce à l’Occident leur astuce, leur duplicité, et on ne peut nier que la politique roumaine ne soit quelquefois un peu louche. Il en veut également aux Hongrois, avec qui il n’a jamais réussi à s’entendre : il prétend que tout Magyar se croit un génie; cela prouve simplement que les Magyars ont refusé de croire au génie du docteur Strousberg. En revanche, il traite sans aigreur ses amis qui ont trempé dans son infortune et pris part à ses dépouilles; dans les reproches qu’il leur adresse, il y a plus de mélancolie que de colère. « Certaines personnes, dit-il, se sont enrichies par des achats provenant de ma faillite, elles ont profité de mon absence pour abuser de leur situation de créanciers hypothécaires, elles ont acquis beaucoup de choses que, dans les rapports où nous étions ensemble, je me serais fait un scrupule d’acheter. Quand la fortune jalouse devrait m’interdire de me relever et de pourvoir au bien-être de mes vieux jours et de ma famille, je ne laisserais pas de me sentir plus heureux que ceux de mes amis qui, pour me servir de leur mot, ont envahi mon héritage. »

— Le monde ne connaît pas ceux qu’il lapide! — s’écrie ailleurs M. Strousberg, et il a rédigé ses mémoires pour se faire mieux connaître. Au demeurant il pardonne à l’opinion publique ses péchés d’ignorance, et il est indulgent pour les juges et les magistrats qui plus d’une fois lui ont donné tort. Il se plaint seulement que la magistrature a beaucoup de préjugés, qu’elle a de la raideur dans l’esprit, qu’elle ne comprend pas les choses, qu’elle n’est pas de son temps, qu’elle voit des crimes et des délits où il n’y en a pas. Ce n’est pas une petite affaire pour un juge que d’avoir à juger un spéculateur. Il doit apprendre non-seulement une langue qui lui est nouvelle, mais une morale particulière, laquelle approuve et autorise des procédés et des expédiens un peu subtils, réputés illicites dans l’habitude de la vie. Les hommes d’argent ont leur code spécial, et les politiques aussi, car au temps où nous vivons, les combinaisons des politiques ressemblent beaucoup aux spéculations de bourse et à certaines opérations commerciales. On parle de créer des états nouveaux comme on parlerait de fonder une société par actions; on commandite des insurrections et on se promet de les confisquer à son profit; on signe des actes où le principal contractant ne paraît pas, on abuse des prête-noms, des hommes de paille. L’Orient est aujourd’hui la proie des courtiers marrons, et bien embarrassé serait un tribunal chargé de qualifier ce qui s’y passe. Un Allemand qui ne ménageait pas ses termes écrivait jadis : « Où il y a un grand butin à partager, la cupidité l’emporte toujours sur les principes. Cela arrivera lors de la chute de l’empire ottoman, dont la lente agonie est la chose la plus effrayante. Les vautours couronnés voltigent autour du mourant pour se disputer plus tard les lambeaux du cadavre. A qui appartiendra le plus précieux lopin? A la Russie, à l’Angleterre ou à l’Autriche ? La France n’aura pour sa part que le dégoût de ce spectacle. On appelle cela la question d’Orient. »

L’objet des plus vifs ressentimens du docteur Strousberg est le chef habile et considéré du parti national-libéral, M. Lasker, dont l’éloquente philippique a porté, dit-il, une atteinte irréparable à son crédit et à ses entreprises; il a pour lui la même antipathie que pour le scarabée disséqueur qui se permit d’exercer de terribles ravages dans ses magnifiques forêts de Zbirow. Le docteur ne goûte guère les libéraux prussiens; il les traite de doctrinaires chimériques, à l’étroit cerveau. Il leur reproche de vouloir établir en Prusse la responsabilité ministérielle, quand il importerait davantage d’y établir la responsabilité du garde de nuit et du conseiller intime. Il leur reproche aussi d’avoir un culte pour le parlementarisme, « cette idole de notre temps. » Ce chapitre de ses mémoires a dû plaire à M. de Bismarck s’il a eu le temps de le lire. Le docteur éprouve une insurmontable aversion pour les libéraux, mais c’est à leur chef surtout qu’il en veut. Il reconnaît que M. Lasker est un savant tacticien d’assemblées, un habile juriste, un orateur subtil et disert, d’une intarissable faconde, fidèle à ses convictions, capable d’un enthousiasme sincère pour des idées abstraites ; mais il l’accuse d’intolérance et de n’avoir pas le sens des réalités. « M. Lasker, nous dit-il, est devenu la trompette de son parti… Il a le bonheur de vivre dans un pays où l’envie et la malveillance ont élu domicile et dans lequel une classe moyenne relativement pauvre regarde d’un œil jaloux quiconque a été favorisé des dons de la fortune. À Berlin, le gain d’autrui est considéré comme du bien volé, le confort est taxé de dissipation, et représenter de grands intérêts est une disgrâce qui vous rend indigne de représenter la nation. » Le docteur rend justice à l’incorruptible intégrité de M. Lasker, à la simplicité de ses goûts et de sa vie, mais il insinue que le manque de besoins n’est pas toujours une vertu : « L’homme qui n’éprouve le besoin de changer de linge qu’une fois par semaine est plutôt à plaindre qu’à louer ; mieux vaut, quand on en a le moyen, en changer deux fois par jour. »

Ce qui ajoute à son amertume, c’est que M. Lasker, Israélite comme lui, n’a point usé à son égard de cette courtoisie et de ces ménagemens qu’on se doit entre enfans de la même race. S’il en faut croire une légende slave, quand le bouleau est abattu par le tranchant affilé d’une hache, il se résigne et subit sa destinée en silence ; mais sent-il pénétrer dans ses fibres un coin fabriqué avec son propre bois, il lui échappe un douloureux et tragique gémissement. « Lasker mérite sinon par sa figure du moins par ses tendances morales, d’être rangé parmi les tribuns classiques ; il est notre moderne Caton, et on voit combien de formes diverses le judaïsme sait revêtir. Dans Jacoby, Lasker, Bamberger, Lassalle, la Prusse a eu son Robespierre, son Caton, son Marat et son Saint-Simon. » Il nous semble que le docteur va bien loin ; il est possible que M. Lasker soit un Caton, mais il nous est plus difficile d’admettre que M. Bamberger soit un Marat. Nous ne savions pas que cet honorable député aimât à se cacher dans les caves ni qu’il eût jamais demandé 200,000 têtes. Nous nous souvenons qu’il fit un jour la proposition de frapper un impôt formidable sur les pianos et que tous les pianistes d’Allemagne poussèrent un cri d’alarme ; mais il n’avait point proposé de leur couper le cou.

« J’aurais dû chercher une autre patrie ! » s’écrie mélancoliquement le docteur Strousberg. Il est certain que de tous les pays où il aurait pu naître, la Prusse est celui qui cadrait le moins à son humeur libre, aventureuse et volontaire. Berlin est un mauvais séjour pour qui déteste la gêne et la contrainte, pour qui veut avoir ses coudées franches. À la vérité, les Berlinois sourirent d’abord avec quelque complaisance à cette fortune étonnante qu’ils avaient vu pousser subitement dans leur sablonnière comme un colossal champignon. Ils n’étaient pas fâchés d’avoir, eux aussi, un grand spéculateur, comparable aux plus beaux spécimens du genre possédés par Vienne, Londres ou Paris. Ils se faisaient gloire du docteur comme un fils de famille très sage dont on a raillé la continence et qui s’émancipe tout à coup, fait gloire de sa première maîtresse et de sa première aventure; ils en étaient fiers aussi comme on peut l’être d’une maladie qui met en émoi le monde médical et vous fait passer à l’état de cas curieux. Hélas! à l’admiration succéda l’envie. Le Berlinois a des rires noirs, il est emporte-pièce, frondeur, schadenfroh, ce qui veut dire qu’il est sujet à se réjouir du mal d’autrui. Berlin n’a jamais entièrement adopté le docteur, il n’a jamais dit notre Strousberg, comme il dit notre Bismarck; il l’a toujours traité comme un étranger qui servait de décoration à la ville, et bientôt, las de son éblouissement, il a vu sans déplaisir le géant succomber sous les coups du sort. Quand le docteur fut écroué à Moscou, il aurait suffi d’un mot du gouvernement prussien pour le faire mettre en liberté sous caution, et peut-être la faillite eût-elle été conjurée; ce mot n’a pas été prononcé, on a laissé les destins s’accomplir. « Il m’est arrivé, dit M. Strousberg, ce qui arriva à Gulliver chez les Lilliputiens : sa grande taille épouvanta les habitans du pays, et avant d’en savoir plus long ils le jugèrent dangereux; c’est pour cela qu’ils le garrottèrent pendant son sommeil par un nombre infini de petits liens, de façon à le mettre hors d’état de leur nuire. Toutefois, ces petites gens firent preuve de quelque sagesse; ils n’eurent garde de tuer Gulliver, mais ils le nourrirent et prirent soin de lui, et par là ils se procurèrent cet avantage que, lorsqu’ils apprirent à le mieux connaître, il put leur rendre un important service. »

Américain de cœur et d’instincts, M. Strousberg déteste la bureaucratie, ses mœurs et ses routines,; il 4i’,aime pas les peuples qui, « accoutumés à vivre sous tutelle, se soucient peu de devenir majeurs et n’aspirent pas à la liberté d’action. » Il prétend qu’ayant occupé en Prusse des milliers d’employés, il a trouvé chez eux beaucoup d’application, de zèle, d’intelligence et toutes les bonnes qualités du monde dans une plus grande mesure que partout ailleurs, mais qu’il en connaît peu qui possèdent une véritable indépendance d’,esprit, qui, livrés à eux-mêmes dans un cas critique, soient capables de se tirer d’affaire. Il leur reprochait surtout de craindre les responsabilités, et on sait que, quant à lui, il, les aime, il les recherche, qu’il refuse de les partager avec personne. La prétention du chancelier de l’empire germanique est de concentrer dans sa personne toute la responsabilité du gouvernement et de s’entourer de sous-secrétaires d’état qui ne soient responsables qu’envers lui-même; c’est là précisément le point où il est en désaccord avec ces parlementaires dont M. Lasker est le chef. Comme M. de Bismarck, le docteur Strousberg a l’humeur césarienne ; il prétendait prendre tout sur lui et mener ses commis à la baguette. Ce qu’on passe à M. de Bismarck on ne l’a point passé à M. Strousberg ; l’un travaille pour le compte de l’Allemagne, l’autre travaillait surtout pour le docteur Strousberg, et sa liberté d’allures, l’audace de ses entreprises, ne pouvaient manquer de scandaliser à la longue une société fondée sur le rigoureux maintien de l’ordre hiérarchique, sur l’autorité, sur la discipline, sur le respect, une société dans laquelle la vertu; la plus estimée, la plus indispensable, consiste à savoir se tenir à sa place et à n’en sortir que par ordre supérieur, en deux temps et trois mouvemens.

Le roi des chemins de fer aura passé dans le ciel brumeux de Berlin comme un bolide, comme une étoile filante, comme un météore étincelant. Les badauds et les gobe-mouches croyaient, à la perpétuité de sa fortune ; les gens clairvoyans se disaient : — Cet homme ne connaît pas son monde, un jour ou l’autre on lui fera payer cher le bruit qu’il fait et l’insolence de son bonheur. — Ce n’est pas seulement par ses façons souveraines de parler et d’agir que le docteur indisposait son public, c’est aussi par ses habitudes libérales et dépensières, par sa magnificence, par son faste. Toute proportion gardée et bien qu’il n’ait jamais été surintendant des finances, il y avait en lui du Nicolas Fouquet. Il était de ceux à qui, par tous les vents, vont à toutes voiles et, tôt ou tard, échouent par imprudence. » Comme le seigneur de Vaux, il présumait trop de lui-même, il croyait trop à son étoile, il avait la manie d’embrasser trop de choses, le goût de briller, qui nuit à la politique, et à la fois la fureur et le mépris de l’argent. A vrai dire, il n’a jamais courtisé La Vallière, et il n’a point été défendu par Pellisson ni par La Fontaine; il n’y a point de La Vallière à Berlin, et les Pellisson comme les La Fontaine y sont rares. Il ne s’est trouvé personne pour répondre aux accusateurs d’Oronte ni pour mettre en beaux vers ses infortunée. Personne n’a dit :

Voilà le précipice où l’ont enfin jeté
Les attraits enchanteurs de la prospérité...
Mais c’est être innocent que d’être malheureux.


Dans le temps même de ses prospérités et de ses grandeurs, il se sentait couché en joue par la malveillance; il ne pouvait se dissimuler qu’on avait peine à lui pardonner ses triomphans succès, son palais et ses châteaux. Pour désarmer les jaloux, ce prince de la finance avait parfois dans sa conduite des humilités singulières. On raconte que lors qu’il inaugura la ligne de Cottbus, il donna, dans la gare qu’il venait de construire à Berlin, un déjeuner où furent conviés les plus importans personnages de la cour et de l’armée. Le repas fut somptueux et magnifique, et tout le monde avait accepté l’invitation. Cependant il manquait à cette fête donnée par M. Strousberg un personnage de quelque importance, c’était le docteur Strousberg lui-même, — il n’avait pas osé s’inviter. Voilà qui ne ressemble plus à l’histoire de Fouquet.

Les mémoires que nous venons d’étudier sont un livre instructif; on y apprend quelle est la puissance fatale des entraînemens. Il faudrait en recommander la lecture non-seulement aux aventuriers de la Bourse, mais encore aux spéculateurs politiques qui s’occupent de remanier de fond en comble la carte de l’Europe par une solution radicale et prématurée de la question d’Orient. Avant de se mettre en mer, les Lapons, paraît-il, achètent à quelque sorcier le vent nécessaire à leur navigation; il le leur remet dans un mouchoir soigneusement noué. S’il leur en donne juste ce qu’il faut, tout va bien; s’il en donne trop, la tempête éclate, et le malheureux Lapon ne revoit pas la Laponie. Le docteur Strousberg avait acheté trop de vent, et il a mal fiai. Il faut souhaiter que l’Europe soit plus heureuse et plus sage que lui. Dans le nord de l’Allemagne, au milieu d’une vaste sapinière, vit un illustre et redoutable magicien, qu’on appelle l’ermite de Varzin, et qui, lui aussi, fait son métier de vendre du vent à qui en désire. Naguère il en a envoyé à Varsovie par l’entremise du général de Manteuffel ; il en a expédié également une grosse provision en Grèce, à Bucharest, à Vienne aussi, où le parti de l’action en demandait. On assure que cet envoi a remis à flot le parti de l’action et que désormais, quoi qu’en puissent penser les Magyars et les constitutionnels cisleithans, la politique autrichienne, sentant ses voiles se gonfler, se dispose à voguer de conserve avec la politique russe, en mettant cap sur Constantinople. Puisse l’Europe échapper aux tempêtes, et puissent les acheteurs de vent se souvenir que l’ermite de Varzin ne fait jamais de donation à titre gratuit, qu’au contraire il a coutume de vendre très cher ses bons offices, et qu’il est difficile de conclure avec lui un marché dont il ne soit pas le bon marchand !


G. VALBERT.

  1. Dr Strousberg und sein Wirken, von ihm selbst geschildert. Berlin 1876, Verlag von J. Guttentag.