Une Française au Ladak

Une Française au Ladak
Revue des Deux Mondes4e période, tome 142 (p. 152-176).
UNE FRANÇAISE AU LADAK

Par les brumeux jours d’hiver j’aime à me remémorer les dix >mois de mon inoubliable voyage à travers les Indes sous les féeriques colorations tropicales. De Ceylan à Darjeeling et cet incomparable Himalaya, tout là-haut dans le ciel, à cette place où nous n’avons jamais cherché que les étoiles, jusqu’aux temples du Sud — Madura, Chillambaram et tant d’autres, — ces temples du passé, vivans encore, remplis de leur foule drapée ou nue, c’est un éblouissement de couleur et de lumière. Goa, le Nizam, les grands Rajpoutes et leurs blancs palais se mirant dans les lacs bleus, peuplés de milliers de serviteurs, les villes et les fleuves sacrés, les bûchers de Bénarès, le Tadj d’Agra, la passe du Kheiber sur la route de Kaboul, tous les peuples, toutes les religions, les mœurs et les coutumes défilant sous mes yeux dans ce merveilleux ensoleillement, quelle vision ! C’est un plaisir de repasser en son esprit les détails de ce voyage enivrant. Je voudrais ici en raconter une partie, celle qu’on regarderait volontiers comme la plus difficile et qui est assez aisée, on le verra, mais singulièrement pittoresque et instructive. J’étais à Srinagar, la capitale du Kachmir, avec la pensée de m’en retourner par les Pamirs et le Tïurkestan, quand le Foreign Office m’ayant définitivement interdit la route de Guilguit et du « Toit du Monde », je me décidai à aller visiter Leh, la capitale du Ladak, le Thibet anglais. Quelques jours après, ma caravane était prête et nous partions. C’est seulement cette excursion au Ladak que je veux raconter.

I

Avant toute chose, je tiens à dire que les protections qui m’avaient aplani les difficultés à travers le Kashmir, me demeuraient fidèles. Quel plaisir reconnaissant n’ai-je pas à nommer en particulier Sir Denis Fitz Patrick, lieutenant-gouverneur du Punjab, un aimable Irlandais, et M. Dauvergne, membre de la Société de géographie de Paris, un Français venu au Kashmir, il y a trente ans, pour le commerce des châles et resté par amour des montagnes, de la liberté, des belles chasses, de tous les sports, et un peu des Anglais ? Sir D. Fitz Patrick, entre autres-services, m’avait rendu favorable le Maharajah du Kashmir, le prince indigène dont Srinagar est la résidence. M. Dauvergne, à qui m’avait recommandée M. Guillaume Capus, l’explorateur, faisait tant pour me faciliter toutes choses que je me plaisais à l’appeler ma providence himalayenne. Il m’accompagna à la lamaserie d’Himis.

La ville de Leh est à 420 kilomètres à l’est de Srinagar : quinze jours de marche.

A mesure que nous avançons, nous rencontrons de plus en plus des caravanes de Dras, des Baltis et des Ladakis au petit chapeau de feutre blanc-gris comme leurs chaussures, très montantes aux jambes. Ils portent la grande robe de laine croisée, maintenue par l’écharpe de couleur, le briquet pendu à la ceinture. Voici même un caravanier de Yarkand, puis les terribles chevriers, les ravageurs du pays, les barbares qui détruisent, eux et leurs chèvres, toute végétation. Quand l’herbe manque, cette herbe dont les chevaux ne veulent pas après les chèvres, ils coupent les branches des arbres, ne laissant que les troncs qui bientôt meurent, arrachant les écorces, brûlant, détruisant les bouleaux. Les Anglais, qui protègent leurs forêts et connaissent les ravages de ces chevriers, les chassent des territoires du Punjab. En vain, on a essayé de faire comprendre au médiocre Maharajah la dévastation que causent ces coudjeurs. Ils flattent son amour-propre et son sentiment religieux : « N’est-il pas un grand roi, maître de son pays ? Eux ne mangent pas de la vache sacrée, et ne sont pas exposés chez lui à se voir prendre leurs buffles comme nourriture. » Moyennant un faible tribut de six roupies par an, 8 fr., 50 pour 100 chèvres, et de 1 fr. 40 par buffle, ils auront donc détruit dans quelques années les admirables forêts du territoire de Kashmir. Elles sont d’ailleurs délicieuses, leurs chèvres, répandues dans les prés et les bois, avec leurs longues soies ondulantes d’un blanc jauni, aux dégradés de beige et de brun doré. Je les vois encore se dresser debout dans les branches des saules qu’elles dévorent lestement, ravissantes de grâce et de beauté. Et les chevriers et chevrières, une belle race du pays de Kangang : les hommes superbes de force élégante, belle barbe noire, brillante et taillée, teint assez pale, nez droit, le type grec avec de beaux yeux éclatans ; les femmes, vêtues de bleu comme les hommes, sont artistement belles avec la note bleu pâle des turquoises en colliers sous ces figures de statues. Elles portent leurs fardeaux sur la tête et s’en vont, leurs beaux bras levés, les yeux rians, l’air heureux de vivre…

Nous nous élevons au-dessus de la vallée du Sind par des pentes de prairies plus ou moins plantées, coupées de pentes blanches d’avalanches ; les chevaux n’ont plus sur le sentier que la largeur de leurs fers et leurs quatre pieds s’y placent l’un derrière l’autre. Nous arrivons à Baltal, le dernier campement avant la passe du Zodjilà, l’adieu au pays verdoyant de Kashmir. A notre gauche, à quatre ou cinq heures de marche, c’est le val d’Ambarmath que le pont de neige écroulé nous empêche de prendre ; les Caves d’Ambarmath où les Hindous vont, par le froid et la neige, faire leurs dévotions, hommes et femmes, tous dans le costume de nature, plus une feuille de vigne ou son équivalent pour les deux sexes. Et ces pauvres Hindous viennent des Indes où le thermomètre ne descend jamais au-dessous de 25° ou 30° de chaleur et monte en été jusqu’à 50°. C’est au sortir de ces régions brûlantes qu’ils affrontent les hautes altitudes, traversant les neiges pendant des jours et des jours pour atteindre Ambarmath par la route du Sud. La passe de Zodjilà est, à 3 375 mètres, comme la barrière d’un nouveau pays : plus de bois, d’immenses parois sauvages rosées par le soleil, des neiges, de grands glaciers, et au fond de la gorge que nous allons redescendre, la rivière de Dras, née au Zodjilà. L’air est léger et vivifiant, c’est du Champagne que l’on croirait boire.

Je n’ai pas encore parlé de mon personnel. Le jeune Samy, le petit Hindou de Pondichéry qui m’avait accompagnée avec tant de dévouement jusqu’à Srinagar, y grelottant sous vingt-quatre degrés, j’ai dû organiser un service mieux approprié aux conditions du voyage. Ablou, mon majordome, mon homme de confiance, est le chef des autres domestiques, qu’il m’a fournis d’ailleurs. Cette espèce de forban, grand shikari devant Allah, ce qui veut dire chasseur, un titre qui le classe assez haut dans l’échelle des castes, prend avec moi des mines d’ours apprivoisé. Il daigne me nouer et dénouer mes tchaplies, la chaussure indigène, et paraît avoir grand’peur de me casser les pieds. Il me sert à table et commande tout le service, traite avec les lambardars, chefs de villages, pour avoir les porteurs et les poneys de charge, ou tatous, s’il y en a, pour le nombre de jours nécessaires. Ablimir est mon cuisinier, turban à carreaux bleus et blancs sur la tête ; il me varie le mouton avec tout l’art dont il est capable. Subana, qui est le domestique des deux autres, m’accompagne avec le petit panier du déjeuner, hasiri-tokri, et le paquet de châles ou de fourrure, selon la température. Il doit aller quérir l’eau pour le déjeuner, et m’aider à marcher en cas de difficultés. Le quatrième, Subamalik, fait office de saïs, il tient mon cheval dès que je descends, et me l’amène au camp devant ma tente, avec sa musette pour que je surveille la nourriture de mon brave tatou. C’est le domestique de Subana. Tous ensemble plantent les tentes et requièrent les coolies, porteurs et conducteurs de chevaux, pour les y aider, plus le peuple du hameau, s’il y en a, femmes et hommes. Ceux-ci balayent la place de ma tente avec une branche d’arbre, enlèvent les pierres, aplanissent le sol, vont chercher plus ou moins loin les grosses pierres qui maintiennent les crochets de la tente, apportent le bois et l’eau et nettoient les casseroles. Ils sont les serviteurs de mes gens. En ce pays, un petit trouve toujours un plus petit pour le servir.

Le service des postes est très bien organisé entre Srinagar et Leh : les quinze jours de marche de caravane sont faits en cinq jours, par des piétons qui vont toujours courant, nuit et jour, le sac de dépêches au dos, le bâton à pique garni de grelots toujours sonnant, pour éloigner les fauves et les serpens, tout comme aux Indes. Ils sont relayés tous les cinq milles (un peu moins de deux lieues). Les maisons et les huttes de poste sont souvent des niches de pierres sèches et de branchages, des abris creusés dans la neige pour échanger les dépêches. Entre Sonamarget Baltal, une vraie maison, plus importante, exhalait une telle odeur de putréfaction que mon tatou, si doux d’ordinaire, se défendait et refusait de passer. Des gens vivaient là dedans, d’autres causaient assis devant la maison à côté de quelque charogne qu’ils n’avaient pas pris la peine d’éloigner.

Toujours délicat est le choix d’un camp. Sur les routes de caravanes, tout le monde adopte le même campement, souvent protégé d’un mur de pierres sèches. En dehors des routes parcourues, il faut d’abord trouver de l’eau, puis du bois pour faire le feu, et quelquefois le voisinage d’un hameau pour se procurer les chevaux et coolies, s’il se peut, renouveler les provisions, le lait. les œufs, les moutons, la farine et le fourrage que certain parouana, sorte de laissez-passer, permet de requérir. Autre grande question : il est indispensable de se rendre compte de la nature de la montagne qui surplombe, et de ne pas s’exposer à être englouti par une avalanche, comme il est arrivé dans le Wardwan à un chasseur anglais et à sa caravane. On doit savoir aussi que le vent remonte les vallées pendant le jour, et les descend pendant la nuit.

Il ne pleut pas dans la région où j’arrive, le Baltistan — Petit Thibet ; — la fonte des neiges, les torrens et leur canalisation y sont l’unique ressource de la végétation : la rivière de Sooroo apporte à la rivière de Dras une masse d’eau semblable à la sienne, et bientôt les deux ensemble se rendent à l’Indus. Grands flots qui se creusent de plusieurs mètres, formant des abîmes aussi terribles qu’à la mer avec leur courant effroyable et les écueils des berges et des roches éparses. Partout les mêmes rochers pâles, menaçans et déchirés, aux formes démantelées en gigantesques ruines : des tours, des aiguilles dressées ; et, près du torrent, — souvenir des grandes forêts fleuries du Kashmir, — les tamaris en fleurs à côté des cyprès nains, de jolis saules, des abricotiers, et, semés dans le chaos des pierres écroulées, d’énormes buissons de rosiers surchargés de roses épanouies. Je leur souris toute seule au passage, les remercie d’être si belles.

Le camp de Karghil, le dernier poste télégraphique, est situé dans un îlot planté d’abricotiers au milieu d’un croisement de torrens mugissans ; et tout à coup ce sable fin et granitique qui avoisine la vallée de l’indus se soulève en poussière avec la soudaineté des phénomènes atmosphériques dans ces régions : c’est un véritable cyclone, un coup de simoun brutal. On va étouffer, on se précipite à banda (fermer) la tente, et dix minutes après, tout est fini, les toiles sont relevées, je fais servir le thé.

Le Baltistan, dont je côtoie la lisière, est musulman ; à Shargol je trouve le premier monastère bouddhique, perché dans les rochers sans autre accès qu’une échelle. A Moolbeck, un peu plus loin, autre monastère, un Gompa, comme on les appelle, juché sur un des rochers les plus pointus qui dominent le village et la vallée de Walkha. Blanc monastère couronné d’une bordure quadrillée rouge et blanc, maisons aux terrasses supérieures couvertes d’un toit et abritées du vent de deux côtés seulement. Ces hauts de maisons ouverts donnent un aspect particulier à tous ces villages.

Nouvelles mœurs qui commencent : à Karghil, dans le Baltistan, c’était la polygamie ; à Moolbeck, avec les Thibétains, — les Bhotis — c’est la polyandrie. Trois ou quatre frères ont la même femme, qui est encore libre de s’adjuger un ou deux époux de choix ayant les mêmes droits et les mêmes titres que les frères. La terre ne nourrit pas ses habitans ; on craint l’augmentation de la population ; la polyandrie n’est pas fertile, donc une économie. Beaucoup d’enfans se font lamas. La misère est grande au Ladak, dont le territoire s’étend généralement, au-dessus de l’altitude de la végétation, à la hauteur des neiges éternelles. Les nuages de la mousson des Indes s’évaporent au-dessus des incandescences rocheuses qui repoussent l’humidité. Les moindres morceaux de terre irrigables sont cultivés et forment des oasis. On produit de très belle orge et beaucoup d’abricots, comme au Baltistan, qui en expédie séchés par toute l’Asie. Ces petites taches de verdure surprennent dans cette nature de pierre. On voit dans la montagne les hommes marcher tout en filant, leur paquet de laine enroulé au bras et, à la main, une longue bobine qu’ils tournent et remplissent adroitement d’un fil de laine assez grossier.

Dès que l’on arrive dans le pays thibétain et bouddhique, on trouve partout auprès des villages, connue dans les lieux les plus déserts ou les plus périlleux, au sommet des cols par exemple, de petits monumens religieux de forme circulaire, évasée par le haut, placés sur un soubassement carré, et surmontés d’une aiguille annelée supportant un croissant très ouvert et une boule. On les appelle des Tchorten : ce sont des mausolées, soit privés, soit communs, dans lesquels on dépose, sous forme de pastilles, de petits cônes ou autres choses, à l’effigie de Bouddha, de minimes réductions des cendres de sa famille mêlées de terre. Quelques spécimens atteignent la grosseur d’une belle poire, dont un bout de bois en allumette représenterait la queue. Ces édicules anciens et modernes sont nombreux les uns auprès des autres, el se rencontrent partout, du Thibet anglais à l’océan Pacifique, de même que les Mano-Phané, longs murs de pierres sèches, d’au moins deux mètres d’épaisseur, longs de huit et dix mètres. D’autres sont beaucoup plus larges, et longs de cent mètres, ou même d’un kilomètre. Ils sont recouverts de pierres plates naturelles, de grandeurs diverses, sur lesquelles sont très bien gravées des prières en caractères sanscrits ou thibétains. Toutes ces prières sont dites par le fait de passer auprès, à condition que ce soit toujours par la droite : passer à gauche produirait l’effet contraire, un effet ruineux.

C’est une chose amusante, pour les gens qui arrivent d’Europe, de voir les airs de souverain et d’autocrate que se donne ici le moindre bourgeois européen. Un blanc de qualité est un Sahib, un seigneur, et je suis une Mem Sahib, très recommandée par les autorités anglaises et kashmiriennes, une bara Mem Sahib. Il y a évidemment le prestige de la couleur et le prestige de la civilisation. Ils détestent leurs vainqueurs, mais ils les craignent ; les gens de marque cherchent à les imiter, ils les envient, ils les admirent, quitte à s’en venger si c’était possible. Sur les sentiers, toute caravane grimpe ou descend pour me laisser le passage, même au Baltistan musulman, où quelques-uns seulement ne me donnent pas le salam, parce que je suis une femme. Les gens assis se lèvent, et dès que j’approche des tentes des domestiques et des coolies, tous sont debout naturellement. Je trouve singulière et fâcheuse l’habitude que prennent trop souvent les habitans des Indes de traiter les indigènes comme des bêtes de somme et de ne pas se donner la peine de leur rendre le salam, ce qui me scandalise toujours. Je n’essaie pas le geste du salam, — il y a des degrés à observer que j’ignore probablement, et si à un personnage de marque je le faisais de la main gauche, ce serait une grave insulte, — mais je réponds à tous par une inclination de tête. Ce peuple n’est pas malveillant : un jour que j’étais seule à cheval, j’entends une femme travaillant dans un champ tout au fond près du torrent qui crie et me fait des signes. J’aperçois en effet un nuage de poussière qui se détache du haut de la montagne qu’elle me montre, et une minute après je vois les pierres rouler en avalanche ; je n’ai que le temps d’arrêter mon cheval et de fuir en arrière.

C’est aussi dans le pays thibétain que je fais la connaissance du mulet-yâk, moitié bœuf avec ses longues cornes, moitié mulet pour la résistance et l’endurance aux divers climats. Le yak, ma future monture du Chang-Là, — Là veut dire passe, — ne peut vivre que dans le froid au-dessus de 3 500 et 4 000 mètres. Il est d’une solidité extrême qui le fait préférer au cheval dans les occasions difficiles. Il est généralement noir ou très brun, haut cornu, bas sur pattes. Mené par un anneau qu’on lui passe dans le nez, il pousse des cris de sanglier ; et c’est bien la plus étrange monture que l’on puisse imaginer pour une amazone. Ses longs poils soyeux et mou vans tombent des flancs, se prolongent en pantalons bouffans jusqu’aux jarrets, et se complètent par une épaisse queue qui fuit crinoline par derrière.


II

La passe du Fôtu-Là est à 4 150 mètres d’altitude, avec un tchorten au sommet. Le sentier est à peine marqué, le paysage est d’une sauvagerie terrible et, pour une cause quelconque, je suis seule avec mon cheval. Ces grandes montagnes pâles aux tons jaunes et rosés, saupoudrés de blanc, neige ou sel, dans cette gorge, qui va toujours se rétrécissant sous le soleil de feu, me donnent quelques frissons à la pensée d’avoir pris une mauvaise piste et de marcher jusqu’à la nuit, aussi embarrassée de rejoindre l’éclaireur que l’arrière-garde. Au fond de la sinistre gorge, j’aperçois un lama drapé de rouge et une femme. Je ne sais où est le chemin et ils me font signe de redescendre au torrent. Un énorme rocher fermait la gorge, et au-dessus d’un rapide raidillon se dresse tout à coup un grand tchorten dans un décor fantastique. Perdue ou non, peu importe, je n’ai jamais rien vu de semblable. Le long d’un sentier en écharpe les tchorten et les mano-phané se succèdent, se suivent serrés jusqu’à un fantastique village accroché en nid d’aigles sur des aiguilles de béton naturel. Les tchorten y sont plus nombreux que les maisons ; plusieurs posés sur des espèces de portes forment entrées. C’est l’étape cherchée, la Mayourou et son importante lamaserie.

Dans les cases suspendues et accrochées à la montagne, j’aperçois des robes rouges de lamas. Entre plusieurs pointes de glaise et béton naturel, aux formes les plus déchiquetées et élancées, quelques murs de briques non cuites maintiennent des maisons de bois avançant en terrasses sur le vide, sans parapet, supportant des humains qui me regardent curieusement. Et moi donc, j’ai ralenti l’allure de mon poney, j’avance à regret, emplissant mes yeux et ma mémoire. Auprès du petit campement abrité de quelques arbres se trouve un caravansérail : une cour carrée entourée de portes étroites et basses menant dans les niches des voyageurs ; un trou au fond sert de cheminée.

Il est midi, et tout là-haut, du monastère, le Gompa, qui domine le pays, on souffle longuement, dans de grandes cornes, l’appel des lamas à la prière. Le soleil darde cruellement ; je monte à pied en toute hâte, des hommes me conduisent ; et bientôt toute une procession me suit, aussi amusée de moi que je puis l’être d’elle. La femme blanche est déjà rare de ce côté. Tous les lamas, hommes et enfans, sont habillés de rouge, du grenat au rouge vif, quelquefois le bonnet est la seule note claire, bonnet découpé sur le front, très tombant en arrière et relevé en revers. Par-dessus la robe, à manches ou sans manches, ils portent une grande draperie. Ces groupes d’un rouge sombre et chaud sont superbes dans le soleil et les diversités de tons feraient le bonheur d’un peintre et d’un coloriste. Le peuple est habillé de laine blanc-poussière avec la ceinture marquante et tout l’outillage pendu. Il porte la longue natte, comme les Chinois, et des bottes à revers en tressage de cordes et de laines, véritables broderies avec semelles de cuir. Un groupe fait valoir l’autre.

Les femmes Ladaki portent des jupes froncées, faites de bandes verticales d’une étoffe de 20 centimètres de largeur, noir et rouge, bleu et rouge, vert et rouge ; leurs cheveux sont séparés en petites nattes, formant pèlerine, rattachées à un long gland qui tombe sur les talons. Une plaque de drap rouge, appelée peyrak, de douze à quinze centimètres de largeur, recouverte de turquoises, descend à la Marie Stuart sur le front et se prolonge en arrière sur les nattes jusqu’à la moitié du dos. Elles portent au côté le nœud gordien en cuivre et tout le flot des menus objets pendus : cuillère pour manger le satou (la farine), outils pour la toilette, clefs extraordinaires et le porte-monnaie aux longs flots de cauris, les coquilles-monnaies, qui sonnent en marchant. Les cheveux sont disposés de chaque côté du visage en minces nattes formant éventail, sur lesquelles sont fixées des oreillettes de fourrure noire éclairées d’un bouquet de roses jaunes derrière l’oreille.

Elles sont riantes et avenantes, et diffèrent absolument de la femme musulmane. Elles ont un air sûr d’elles, en femmes habituées à mener un nombreux ménage. Les vieilles me paraissent laides ; les jeunes sont agréables sans être jolies. Je me rappelle particulièrement à la porte du Gompa trois ou quatre jeunes têtes qui se glissaient furtivement, dès que cette porte s’ouvrait, pour l’unique plaisir de me contempler. Elles étaient vraiment charmantes de malice et de curiosité : une petite blonde, oiseau rare, peut-être importé d’Albion ou de Yarkand, était ravissante avec ses turquoises descendant sur le front ; puis encore, une petite fille, la robe rouge couverte d’une seconde robe bleue de Lassa, à dessins vagues de croissans emmêlés : une ceinture rouge retient la robe, et un bonnet fourré, les hauts revers levés, enserre la petite tête. Je témoigne du plaisir à la regarder, et un père de la communauté du ménage, rayonnant et fier comme s’il était unique, s’empresse de m’offrir un bouquet de ces jolies roses banks qui sentent si bon. Hommes et femmes, lamas même sont décorés de ces roses jaunes, et comme ces derniers sont rasés, ils attachent leur bouquet derrière l’oreille lorsque au temple ils quittent le bonnet.

J’arrive enfin près du Gompa : des marches, des couloirs sombres, des galeries à ciel ouvert dans des dédales ruinés ; je contourne de petits tchorten, mausolées haut perchés, entourés d’une galerie extérieure sans garde-fous, longeant des séries de moulins à prières que les lamas font tourner au passage. Les lamas, qui ne partagent pas les préjugés musulmans et brahmaniques, semblent m’attendre dans les cours qui précèdent le Gompa : rangés en cercle, ils me donnent le salam, et me font entrer avec eux dans le temple.

Au fond du Gompa très obscur sont sur deux rangs, l’un au-dessus de l’autre, des statues de Bouddhas et de Grands Lamas habillés de riches étoffes de soie. Devant eux sont par centaines de petits vases d’huile et de graines, des bouquets de fleurs et de grands doigts de ghi, beurre de buffle, dans lesquels on pique de longues allumettes en poussière de santal qui répandent un agréable parfum. Au-dessus des dieux, il y a des tentures de soie et partout des bannières, des caractères, et des figurations. J’ai doucement fait le tour du temple, tandis que les lamas s’assoyaient des à des en lignes allant aux dieux placés dans le fond : je suis arrivée à une espèce de banc unique qui a fait mon bonheur. Je suis seule dans le temple avec 150 lamas et trois hommes qui ne sont pas lamas. Alors les prières, les psalmodies, les chants ont commencé, entrecoupés de temps en temps d’un grand jeu de sonnettes. Chaque lama en a une à la main qu’il fait sonner sur un certain rythme ; de l’autre main il tient un petit instrument de cuivre, de la forme d’un sablier à jour, c’est un « tonnerre », le sceptre de la prière qui lui donne son efficacité, le dordja, d’où est venu le nom de Darjeeling. Le fameux dordja qui a servi de modèle à cet accessoire indispensable se trouve à Lassa, dans la lamaserie de Sera où, selon la croyance lamaïste, il est venu des Indes à travers les airs. Un peu plus tard, les lamas battent deux petits tambours accolés faits de deux crânes de lamas, unis par un cercle d’argent et fermés de peaux peintes en vert sur lesquelles frappent, par le roulis qu’on leur imprime, deux marteaux suspendus. Quelques-uns se servent de gongs et de cymbales, et deux longues clarinettes sont aux mains des artistes du Gompa.

Mais ce qui éternise la prière, c’est le tchangue, la bière d’orge agréable à boire que de jeunes lamas versent sans discontinuer. Tous possèdent la petite écuelle de bois ou de cuivre, et de grands vases placés en un angle du temple ne cessent de remplir les énormes amphores au long bec en gouttière qui verse si bien, et toujours de nouveaux vases sont apportés, et jusqu’à trois fois les mêmes écuelles sont remplies de tchangue, sans préjudice d’une autre boisson plus colorée et chaude. Et les instrumens et les mains s’agitent dans des mouvemens particuliers et sacrés, les écuelles se vident, les chants continuent. Quelques lamas causent et rient, et tous les yeux trouvent le moyen d’être fixés sur moi, même si l’on me tourne le dos. Deux des échansons échangent en entrant des coups de pied haut placés : je ne pense pas que ce soit dans le rite.

La Mayourou est à 3 400 mètres d’altitude. Au-dessous de nous, vers le torrent, est l’oasis d’un vert éclatant qui étonne dans ce site bizarre au chaud et pâle coloris si varié dans ses tons. Le soir, tandis que je travaille sous ma tente, je vois s’éloigner un lama, sa sonnette pendue au cou de son cheval. Le lendemain, de l’autre côté du village, les montagnes de glaise jaune font paraître sombres les montagnes pâles de la veille. Cette chaîne a des aspects de glaciers tourmentés comme les séracs du Géant au Mont-Blanc, dans lesquels on aurait fait un chemin : d’autres parties me rappellent les cascades pétrifiées de Hammam Meskoutin en Algérie. Nous nous enfonçons dans l’étroite gorge suivant le fond du torrent, le traversant et retraversant sans cesse, — quelques belles roches ont des violets d’iris et d’autres le vert des malachites. — Un-nouveau torrent se joint à celui-ci, et trois heures après nous arrivons à l’Indus. L’Indus d’Alexandre ! accompagné sur nos atlas de jeunesse du tracé rouge indiquant la marche des conquérans. Je ne me doutais guère alors que je remonterais un jour cette fameuse vallée de l’Indus.

Quel soleil ! des pierres incandescentes qui vous reflètent une brûlure au visage ; rien que ces rochers pâles ou teintés de bruns métalliques et au bord du fleuve un sable gris, mêlé de mica dans lequel on enfonce. Le village de Khalki est une oasis : des champs d’orge et de blé, des arbres, de l’eau, une fraîcheur ! L’air est délicieux, ce n’est que le soleil qui est de feu. Je suis obligée de mettre un châle sur mes épaules pour m’abriter de ses brûlures. Le thermomètre ne dépasse pas 33° à l’ombre. Au matin, des nuages bienfaisans errent dans le ciel, ce ciel bleu clair et vif que l’on ne connaît, ni dans notre Midi, ni en Égypte, ni aux Indes. Ce n’est plus le même bleu, c’est une clarté, une crudité extrême que je ne me lasse pas d’admirer et qui va augmenter d’intensité à mesure que nous allons avancer vers l’est et gagner de plus hautes altitudes. Ces gros nuages blancs sont la queue de la mousson des Indes qui commence en cette saison à inonder la vallée de Kashmir et expire et s’évapore sur ces roches arides. Et on la remonte toujours, la brûlante vallée, par un sentier vertigineux qui domine presque constamment à pic le torrent-fleuve. On monte, on descend sans cesse, et on remonte toujours ; un village oasis est sur la rive gauche à l’entrée d’une petite gorge étageant ses champs. Quelques gens qui passent me disent bonjour en thibétain, en bhoti ; ils me disent : djou, et moi qui ne suis pas fière, je leur réponds djou, et même cela m’amuse et leur fait plaisir.

Tout le peuple maintenant ne va plus parler que le bhoti, et mes domestiques savent peut-être autant de thibétain que je sais moi-même d’hindoustani. Leur vraie langue est le kashmiri qu’ils prétendent m’apprendre en même temps que l’hindoustani. Nous avons dit adieu au mounghi, le poulet, qui ne viendra plus varier notre ordinaire ; il n’y a plus que du mouton, qui me suit sur pieds et se racornit légèrement, mais le poulet est coriace et immangeable au Thibet. Mon cuisinier, qui doit me nourrir pour une roupie par jour ou à peu près, soit 1 fr. 40, m’a acheté l’autre jour un mouton pour deux roupies et demie, — 3 fr. 50, — c’était encore au pays de l’herbe et le mouton était gros. Par un plateau de 4 150 mètres d’altitude dominé par le beau Kauri et son éternelle tête blanche à 6 700 mètres, on retrouve l’Inclus en sa vallée élargie, à peine quittée, roulant entre des éventails de moraines dont nous remontons les pentes jusqu’à la ville de Leh : des arbres, un fort, des maisons, des monastères, des ruelles incandescentes, c’est, à 3 500 mètres d’altitude, la capitale du Ladak.


III

Il est midi, des femmes filent la laine dans les rues (ce n’était donc pas un privilège masculin). Les hommes portent la queue jusqu’à la taille, de longues enfilées de pierres précieuses aux oreilles et quelques-uns des bracelets : ce sont les « gâtés » de leur femme, je suppose. Les femmes ont de grands bracelets blancs, faits avec des conques marines de Ceylan, aux formes de manchettes mousquetaire, très évasées. Elles les frappent l’un contre l’autre pour faire leurs respectueux salams. Leh est la rencontre des caravanes du nord et du sud : les caravanes de Yarkand et de Kashgar, de Chine et du Turkestan y croisent celles des Indes. La passe du Karakorum est la seule laissée ouverte par les Anglais. La ville est gouvernée par un Wazir pour le Maharajah de Kashmir, et le gouvernement des Indes y envoie chaque année un fonctionnaire pendant deux mois au temps des caravanes. Il partage avec le Wazir gouverneur la juridiction des affaires commerciales et ils portent tous deux le titre de Commissioners Joints, commissaires unis. L’hindoustani est la langue officielle parlée par toutes les Indes (en plus des 243 idiomes), de même que le persan est dans tout le nord la langue des actes, des transactions, la langue écrite.

Tandis que je suis à écrire sous ma tente, un batcha et six musiciens viennent m’offrir une danse. Les batchas sont des garçons revêtus de robes de filles en gaze transparente par-dessus leur culotte et draperie blanche. C’était une étrange scène ! Ce garçon était terriblement beau, et un air, et une grâce de femme à s’y méprendre, tellement qu’au premier moment j’ai cru avoir mal compris. Des yeux superbes, et si grands, et si beaux que je n’en ai jamais vu de si grands, ni de si beaux. Une figure longue, des lignes, une douceur et une énergie de passion extraordinaire. Le teint assez pâle, les longs cheveux couvrant les épaules, retombant de chaque côté des joues, une petite toque plate sur la tête qu’il met et laisse tomber selon les circonstances. La danse était accompagnée de chants qui devaient être des chants d’amour, simulant l’amour tendre, passionné, désespéré d’une femme, et c’était des scènes tout entières jouées, s’approchant jusqu’au bord du tapis que je fais étendre devant ma tente, se traînant à genoux dans des grâces bizarres, mais très curieuses au point de vue artistique.

Les femmes sont toujours pour moi un objet de curiosité, avec leur costume bizarre qui sied fort bien à leur genre de beauté. Le peyrak — la longue bande de turquoises qui descend sur le front et dans le dos au milieu de leurs cheveux noirs et des oreillettes de fourrure, — est un véritable douaire qu’elles se passent de mère en fille. Elles portent sur l’épaule une sorte de toge romaine en laine rouge bordée de bronze, passée sous un bras et rattachée sur l’épaule gauche, doublée de chèvre blanche à longs poils qui font ondoyante collerette et franges au bas du manteau. Les plus pauvres mettent sur leur dos une ou deux grandes peaux de chèvre à longues soies flottantes, leur lit et leur manteau tout à la fois.

Le Résident politique, le capitaine Trenche, un charmant Irlandais, arrive à Leh, un jour après nous. Le Wazir, gouverneur, est allé à six milles au-devant de lui, et toute la population est massée dans le bazar, les cent hommes de troupe, les lamas sur les terrasses soufflant dans leurs longues cornes, les femmes dans la rue frappant leurs manchettes de coquillage Tune contre l’autre en manière de salut. C’est chez lui que je fais la connaissance du Wazir : très empressé à faire plaisir à l’amie de son adjoint, il se chargera d’envoyer des exprès derrière moi pour me porter deux courriers, jusqu’à ce que les lettres puissent remonter des Indes au-devant de moi.

Leh possède un officier chinois arrivé comme moi de la veille, porteur de lettres d’introduction et peut-être chargé d’une mission secrète. J’ai vu le plateau des présens offerts au jeune fonctionnaire anglais, je dirais presque des condimens : gingembre, sucre en caramel, brique de thé, paquet de tabac, médicamens pour je ne sais quels maux, petits morceaux servant de nourriture pour 24 heures, encre de Chine, papiers de Chine, menues graines. Ce soir, il est invité à dîner et on nous donne une Tamasha, un divertissement. L’officier chinois est en retard de cinquante minutes. Il est d’ailleurs jaune, laid, une mâchoire de crocs avançant. Il est vêtu de sombre, il a un interprète hindoustani et l’air abruti des fumeurs d’opium. De grands tapis sont étendus en plein air devant le bungalow de la Résidence, des bancs, des fauteuils sont préparés, le Wazir, le Cardar, maire de Leh, tous les officiers sont arrivés et une troupe de soldats kashmiri que l’on place derrière le banc des officiers. Je suis à droite du capitaine Trenche, le Chinois à gauche, morfondu de froid, — il faut l’envelopper de couvertures, — l’air est sec et vif, mais à minuit, il y avait encore 20 degrés. Une foule remplit les jardins, tout Ladak est là ! C’est bien la confusion orientale sous la clarté des torches que l’on agite et qu’on imbibe, sous la lumière des lampes aux flots de mèches libres plongeant dans l’huile.

Les batchas commencent la fête, ils dansent, ils chantent avec une rare perfection. Et les femmes, les nautch-girls, sont accroupies au bord du tapis, attendant leur tour, enfouies dans leurs manteaux de pourpre. Les bijoux brillent à leur tête, à leur cou, aux épaules, sur les jupes. La danse tartare des femmes est chose toute nouvelle pour moi. Elles marchent en grand cercle l’une derrière l’autre, elles dansent avec leur loge retenue sur une épaule et tombant de l’autre. Elles glissent dans de jolis mouvemens graves qui découvrent le luxe de leurs costumes. Elles ne ressemblent pas aux bayadères des Indes, leur danse n’a rien de lascif, et ne rappelle pas non plus celle des Javanaises.

Les batchas ont tenu la grande place ; après leur danse féminine et amoureuse, ils se poursuivent en chasse rapide, puis tournant deux par deux, à bout de bras, comme font les enfans, le corps ployé en une grâce féminine très souple et une force très masculine. Plus tard, ce sont des joutes avec deux bâtons qu’ils doivent sans cesse heurter, sautant, plongeant, se couchant ; de dos et de face, toujours les bâtons se frappent avec une dextérité, une agilité et une rapidité vertigineuse. Il y a des scènes comiques : un Balti en haillons danse avec une légèreté que n’ont pas nos danseurs européens. Les Gourkas du Nepaul, — qui donnent aux Indes leurs meilleurs soldats, race petite et résistante, — joutent avec un ou deux grands sabres, les lames étincellent sous les torches. Un danseur se livre à des sauts fantastiques avec un long bâton à torches enflammées des deux bouts. Ce ne sont plus les Indes, c’est ici le monde tartare, et c’est l’Asie Centrale qui s’avance à l’époque des caravanes dans ce Thibet anglais avec ses mœurs, ses jeux, ses costumes, et sa dépravation.

L’Islam gagne beaucoup en Asie, le Thibet lui-même est attaqué : tout le Baltistan autrefois bouddhiste est maintenant à Mahomet ; et une colonie de Baltis est venue s’installer à Shushot, le village que j’aperçois dans la vallée entre Leh et la grande lamaserie dTiimis, apportant la mosquée et la polygamie à côté de la polyandrie. Les Ladaki sont honnêtes et travailleurs ; le climat froid et les hautes altitudes sont favorables à la vertu, et ces ménages polyandriques vivent dans l’honnêteté à leur point de vue. Telle femme a les deux ou trois frères, dont le dernier est peut-être un enfant ; elle a, en plus, un époux de choix, quelquefois deux, qui font partie de la famille ; la terre ne sera pas divisée, elle restera à l’aîné des enfans qui la partagera avec les frères de la communauté, ce qui formera un nouveau ménage.

Le lendemain de la Tamasha c’est le Durbar du capitaine Trenche, grande réception des notables de Ladak et des étrangers : capitaine chinois, dame française, marchands de Yarkand, de Kaschgar et Turki (du Turkestan). Les deux Commissioners Joints, le capitaine Trenche et le Wazir gouverneur de Leh, sont assis sur deux fauteuils. La Française et un officier anglais, ami du capitaine, sont auprès d’eux. L’héritier des anciens rois de Ladak, le Rajah, est le premier en retour près de moi, et le premier il a été appelé à faire le salam au Résident dans la présentation faite par le Wazir. Le Rajah lui a remis une écharpe de soie blanche, le Khata, qui m’a été gracieusement offerte. C’est le symbole de bienvenue et d’honneur, accompagnement obligé de tout présent et de toute demande. Je me suis amusée du défilé, des costumes, des types ; et l’ancien roi n’était pas la figure la moins originale. Il portait une robe de brocart grenat, une grande écharpe de soie rouge tombant du cou, une toque tissée d’argent et de belles bottes brodées. Tous venaient toucher la main du fonctionnaire anglais avec une ou deux roupies dans leur main, c’est comme un signe d’obéissance, pour dire : Tout ce que j’ai est à vous. Le Commissioner pose à peine le bout des doigts sur les pièces avec un joli geste de bénisseur.

C’est avec le jeune Commissioner, avec le Wazir, le capitaine anglais ami du Commissioner et M. Dauvergne, mon précieux et aimable protecteur, que je me rends à la lamaserie d’Himis, pour la plus grande fête bouddhiste de l’année. Le thé nous attend en route au pont de l’Indus. On se presse pour arriver à Goulab-Bagh avant le coucher du soleil pour un jeu de polo indigène que l’aimable Commissioner a bien voulu commander pour moi. Goulab veut dire roses, jardin des roses, c’est un nom que l’on trouve souvent par toutes les Indes.

La population est réunie pour nous recevoir ; les femmes, dans leur beau manteau rouge, battent leurs bracelets blancs l’un contre l’autre en s’inclinant profondément à plusieurs reprises. Des tambours, des instrumens divers saluent notre arrivée. Ces messieurs ont de très beaux chevaux, mon pauvre tatou se pique d’émulation, et nous faisons une entrée de fantasia. On nous conduit tout de suite à une espèce de tribune au-dessus du champ de polo, et 25 à 30 cavaliers s’élancent dans la longue arène poussant deux boules. Les règles ne sont pas les mêmes que celles des Anglais qui leur ont emprunté leur jeu et l’ont civilisé. Les Ladaki ont une grande souplesse pour se baisser et atteindre la boule avec leurs maillets plus courts que ceux des Anglais, mais la course présente un désordre un peu confus. Plus tard, ils font une course de vitesse. On prétend qu’en posant une roupie d’argent sur le sablé, un cavalier pourra la ramasser son cheval lancé au galop. L’expérience ne réussit pas. Le capitaine Trenche veut que nous soyons ses hôtes pendant tout le voyage de Himis, et sa tente est parée de fleurs et de feuillage en mon honneur.

Le lendemain, notre caravane s’est encore augmentée autour des quatre Européens, et c’est en véritable fantasia, avec 50 cavaliers, selles tartares, harnais indigènes, turbans variés, que nous nous rendons au monastère d’Himis, situé dans le cadre naturel le plus fantastique. Des pèlerins à pied ou montés nous précèdent, des femmes accompagnées de leurs deux ou trois maris et de leurs enfans. Le premier mari garde son rang et fait porter les bagages par les autres. Le Commissioner veut que je sois constamment près de lui, dès que la route le permet, au désespoir du pauvre Wazir que cette langue française désole, et empêche d’étudier son nouveau joint. Il paraît que je suis la première femme venue à Himis, ce qui m’a beaucoup étonnée. Le supérieur du Gompa, le Shaghot, dans sa robe grenat et la draperie plus marquante, le chapeau de cardinal sur la tète, est à plusieurs milles, sur son petit tatou, au bord de l’Indus, au-devant de nous.

Nous quittons le fond de la vallée et nous avançons vers une gorge sauvage aux parois escarpées et dénudées, de tous les tons, du jaune au roux, dans une illumination splendide. Les contreforts semblent venir au-devant comme des rideaux, masquant le fond de la gorge, et tout à coup Himis apparaît, fantastiquement accroché aux parois à pic, les maisons les unes sur les autres, c’est l’immense Gompa, un des plus célèbres après celui de Lassa. Toutes les musiques jouent ; la population des pèlerins sur les murs, les terrasses, les toits ; les femmes par groupes ; manteaux, bijoux, coiffures, lamas en ligne, une oasis, des arbres au fond du val ; nos tentes dressées sur l’autre rive dans la verdure en face de cet extraordinaire Himis, tout cela compose un tableau d’une intensité de vie et de couleur inoubliable.


IV

La fête commence à midi. C’est une féerie en deux journées que l’on célèbre pour l’anniversaire de l’incarnation du premier Grand-Lama de Lassa. Cette fête se célèbre à une date fixe selon le calendrier thibétain. Les lamas et les nonnes de Lassa y viennent en un voyage de trois mois se mêler à leurs frères du Thibet occidental : c’est un contre d’intrigues entre les sujets bouddhistes du Maharajah et les prêtres de Lassa, qui ne peut être vu de bon œil par les autorités kashmiri. Tout au Ladak vient de Lassa, c’est la capitale de ce monde bouddhiste. Nous arrivons au Gompa, toujours entourés de notre état-major, le Wazir, le Cardar et tous les plus notables turbans. On nous mène par une haute terrasse sur une galerie intérieure dominant à l’ombre l’enceinte quadrangulaire et irrégulière, tandis que le soleil illumine te spectacle et la foule en cinq ou six étages placée en face de nous.

Les groupes semblent disposés par mêmes teintes : les lamas réunis sur les marches et les terrasses du Gompa, les bras nus, les têtes à peu près rasées, le type vulgaire et souvent bestial, forment une tache rouge et chaude. A côté sont les laines blanches des pèlerins ladakis, les étoffes amarantes de Lassa, un groupe de femmes aux robes rayées, un autre en manteaux de pourpre : ailleurs on ne voit que le bleu des turquoises et les bijoux étincelant dans la lumière. Les femmes du Rajah sont dissimulées sur un balcon fermé d’étoffes ; en qualité de princesses, elles ne peuvent être vues du vulgaire. C’est un usage que les Hindous de caste dans toutes les Indes ont emprunté à leurs vainqueurs de l’Islam, de même que les Musulmans aux Indes ont emprunté beaucoup de préjugés aux Hindous. Le Rajah, le Gialpo, comme on l’appelle, est toujours le roi pour son peuple ; il passe pour érudit en littérature thibétaine ; c’est un ascète, me dit-on, mais il a quatre ou cinq femmes et paraît avoir nombreuse famille. Il a un type fin, l’air perdu dans le Nirvana et d’une caste vraiment supérieure qui contraste avec le physique vulgaire des lamas et du peuple. Les silhouettes sur les toits se détachent sur les parois cuivrées des rochers, se découpant eux-mêmes sur le ciel bleu éclatant. Nous examinons les femmes, dont quelques-unes sont vraiment très jolies, étant donné ce type que les poètes de Mongolie et d’Andijean chantaient en disant : « Elle est belle comme la lune. » Le costume des Ladaki convient à leur beauté : elles ne sont belles que de face, le profil aplati ne saurait nous plaire. Je remarque parmi la foule des femmes à tous crins et sans un seul bijou ; une énorme toison laineuse, graisseuse, et empâtée en mille cordes à peine tournées leur donne dans leur robe noire un air de bêtes sauvages. On me dit que ce sont les vierges du monastère, les servantes de la lamaserie. Perdues au milieu de tous, on en distingue d’autres en bonnets jaunes et en bonnets rouges, la tête rasée comme les lamas, ce qui n’ajoute pas à leur beauté : ce sont les nonnes bouddhistes. Elles sont 300 à Himis, et il y a 500 lamas divisés en « bonnets jaunes, » plus austères, et en « bonnets rouges, » plus nombreux.

Au centre de l’enceinte, une vingtaine de lamas dansent isolément en rond sous de hauts chapeaux pointus : leurs robes sont empruntées aux plus belles étoffes de la Chine et du Thibet ; de longs flots de légères écharpes pendent de leurs têtes et flottent au vent avec leurs longues manches. De monumentales images brodées suspendues aux murailles représentent des grands-lamas. Ce ne sont partout que banderoles, draperies jetées, des étoffes merveilleuses et variées, comme je n’en ai jamais vu ni imaginé en pareil nombre. Une musique sourde marque la mesure ; la danse se compose de pas en avant et d’un tour sur eux-mêmes, la jambe en l’air, les pieds emmaillotés dans de grosses bottes de feutre. Ils tiennent tous le tonnerre dans la main droite, le sceptre de la prière, de l’autre main la sonnette ou le double tambour en crânes de lamas ou encore de grands tambours plats et emmanchés sur lesquels frappe une tige de fer recourbé. Tous sont masqués, masques bleus, bruns, jaunes, rouges aux dessins d’or ; le Grand-Lama a le masque rose ; les guerriers portent des masques de cuivre ciselé étincelant au soleil. Les uns ont une tête de mort sur la poitrine, d’autres une couronne de cinq têtes de mort ; d’autres portent des tiares excentriques ou de larges chapeaux de laque de Chine surmontés de cinq bannières qui prennent au vent toutes les formes. Certaines bannières ont un mètre de hauteur. Puis il y a les masques aux trois yeux que l’on retrouve sur les images du Gompa, c’est le masque du Destructeur, la divinité malfaisante qu’il importe de ménager et qui, avec les diables, joue un rôle considérable dans la « fonction ».

L’influence brahmanique à Himis comme à Lassa a altéré le culte de Bouddha qui ne se retrouve, me dit-on, dans sa pureté qu’en Birmanie. Partout les figures des Grands-Lamas déifiés prennent à Lassa et à Himis la place du premier dieu. A Himis, un Grand-Lama de stature colossale occupe la place d’honneur entouré d’autres Grands-Lamas plus petits, tandis que la statue de Bouddha se perd en un coin. Dans d’autres Gompas, j’ai retrouvé les têtes monstrueuses et les animaux phénomènes du panthéon brahmanique.

Il est d’ailleurs facile de remarquer certaines analogies d’ornemens et d’accessoires avec notre culte catholique. Les crosses, les mitres plus ou moins bizarres, les dalmatiques, les chapes, les énormes encensoirs soutenus par cinq chaînes rappellent nos ornemens, de même que le beau chapeau de soie rouge aux jolis pompons de soie floche, que le supérieur portait le matin en venant au-devant de nous, rappelle notre chapeau de cardinal. On peut remarquer aussi certaines psalmodies, des litanies, l’eau bénite, le chapelet, les exorcismes, grand nombre d’innovations qui remontent à Tsong-Kaba, le grand saint bouddhique dont la chevelure rasée et jetée à terre produisit, selon la légende, l’arbre aux dix mille images, le kounboun de la grande Lamaserie du même nom, aux feuilles couvertes de caractères thibétains. Tsong-Kaba fut, au XIVe siècle (il mourut en 1419). le grand réformateur de la liturgie, l’auteur d’une rédaction nouvelle du corps doctrinal laissé par Çakya-Mouni, enfin le chef de la fameuse réforme des « Bonnets jaunes » plus austères queles« Bonnets rouges « . C’est précisément au XIVe siècle que les grands conquérans tartares envoyaient des ambassades en France, en Angleterre, à Rome : pourquoi la pompe de nos cérémonies, frappant l’imagination de ces barbares, n’aurait-elle pas suscité quelques formes nouvelles dans leur liturgie ? Nous voyons bien aujourd’hui encore quelques innovations et modifications d’origine brahmanique se produire dans le culte bouddhique. Et déjà sous Grégoire IX, à la fin du XIIIe siècle, de nombreuses ambassades et caravanes avaient été envoyées en Asie, et y avaient introduit, avec des missionnaires, le spectacle de nos formes religieuses.

Je crois vraiment que j’ai laissé tous mes lamas une jambe en l’air pirouettant sur eux-mêmes, lorsqu’un coup de trompe du haut des marches du Gompa les fait remonter deux par deux. Et de nouvelles scènes commencent : entrée du Grand-Lama sous son parasol d’honneur précédé et suivi de toute sa cour ; devant lui, des encensoirs et de longues trompettes de plus de deux mètres portées par les uns, soufflées par les autres.

La préparation de cette représentation est l’occupation de toute l’année ; les scènes sont ordonnées exactement comme les pas de nos ballets ; une discipline très sévère frappe et punit la moindre erreur. Les lamas aux fêtes de squelette, grelots aux chevilles et à la ceinture, se livrent aux plus joyeux ébats. Ce sont aussi des rites, des psalmodies, des chants, des musiques, des cérémonies, des sortes de sacrifices offerts à des idoles brisées ensuite et dont les sacrificateurs se partagent les débris. Pendant que les acolytes du Grand-Lama dansent successivement devant lui leur pas seul, avec accompagnement de tambours en trémolo sur les crânes humains, ou bien que les personnages se livrent aux incantations les plus macabres, toujours des nuées de diables se précipitent et leur entrée est accompagnée des sifflemens les plus infernaux. Ils ont les jambes nues et la longue jupe en étroites lanières de folies ; ils bondissent, courent, jettent la perturbation, et sur je ne sais quelles objurgations, les voici partis sur de petits coups pressés de l’orchestre, poussant toujours leurs cris sifflans, pour aussitôt revenir et disparaître de nouveau.

Le second jour, trois chevaux et trois chiens prennent part à la cérémonie et reçoivent la triple aspersion de l’huile, du sang et de l’eau, et on les laisse, affolés, détaler avec leurs conducteurs et faire trois fois le tour du Gompa, tandis que quatre longs chalumeaux soufflent du haut du toit comme pour annoncer un événement grave dont nous ne saurions comprendre la portée. Et pendant que ces scènes confuses et bizarres se déroulent en ces deux longues journées, prières, offrandes, adorations sur des crescendo et des diminuendo qui paraissent sortir des centres infernaux, deux lamas, le masque relevé en topi (chapeau), jouent le rôle des comiques du drame et se livrent à toutes les facéties connues des clowns de nos cirques, faisant en même temps la police du public avec leurs innocens maillets de laine. La seconde journée finit par une arlequinade de maître d’école et d’écoliers malins qui, après mille folies, forcent la tête chocolat de leur maître de se prosterner et de baiser la terre devant la grande image suspendue du Grand-Lama : et cela aux rires de tous les spectateurs qui ont assisté si gravement à toutes les bizarreries de la fonction. C’est comme une dérision de leurs adorations, de cet acte que le peuple a accompli si sérieusement en arrivant et qu’il va recommencer, si nombreux, rangé en cercle, les mains jointes et prosterné, tandis que les machinistes descendront et enrouleront la grande soie qui représente le Grand-Lama.

Les lamas sont d’une ignorance extrême, ils ne connaissent la raison et le sens d’aucun de leurs exercices et de leurs nombreux accessoires ; ce n’est pas mauvaise volonté à répondre aux questions, c’est incapacité : il est écrit qu’il faut user de ces objets pour prier et ils n’en savent pas davantage. Il semble cependant que les danses des morts et des diables qui tiennent la plus grande part dans ces danses fantastiques et ces chants macabres doivent s’expliquer par la croyance que les âmes des morts sont entourées après le trépas de démons qui, sous les plus terribles formes, essaient de les détourner de la voie qu’elles doivent parcourir pour parvenir aux sphères supérieures. Alors les pauvres morts errent en détresse et les lamas veulent à la fois les délivrer par leurs incantations et habituer les humains à la vue et au bruit de ces terribles diables, prenant leurs masques, imitant leurs grotesques gambades, afin que les âmes ne soient plus troublées quand viendra l’heure de ces apparitions.

De hauts mâts au milieu de l’arène, sur les toits, dans le temple et partout, supportent les triples parasols, souvent aux trois couleurs figurant, comme dans le brahmanisme, une sorte de trinité, la puissance créatrice, protectrice et destructive. De longues oriflammes de plusieurs mètres, surchargées de caractères, flottent aux plus hauts mâts, et ces prières agitées par le vent montent au ciel. Des moulins à prières sont encastrés dans tous les murs du Gompa et chacun doit les faire tourner au passage. C’est une sorte de cylindre qu’un rien met en mouvement et qui vous moud des prières sans nulle fatigue. Le Um, mani padmi hum, la prière fondamentale du bouddhisme est gravée tout autour, mais il faut prendre soin de tourner de droite à gauche et non pas de gauche à droite. C’est le Um, mani padmi hum qu’ils répètent également sur les grains de leurs chapelets. On voit dans une ruelle de cet Himis, qui n’est pas un village, — mais uniquement ce grand monastère et ses tenanciers, métayers et métayères appartenant au Gompa, — s’élever en un angle un grand moulin entouré de deux étages de moulins, plus petits sur plus grands, et priant tous par la force hydraulique. Il y a encore une autre invention qui, à titre de voyageuse destinée à achever son voyage à pied, me sourit assez : ce sont les petits papiers jetés au vent priant le ciel de les changer en chevaux pour aider les voyageurs en détresse. Beaucoup de gens tiennent à la main un moulin à prières emmanché, qu’ils font tourner sans cesse comme une crécelle. C’est l’accessoire de mes coolies, porteurs ou conducteurs de tatous, quand ils ne sont pas occupés à filer la laine.

Je ne parlerai pas du riche trésor du Gompa, le seul Gompa de ce pays qui n’ait pas été pillé au moment de la conquête du Ladak par l’Etat de Kashmir, il y a cinquante ans. Le Wazir possède une des clefs de ce trésor qui ne peut être ouvert que devant lui et par décision du Durbar. Il ne faut pas que les lamas soient tentés de transporter leurs richesses sur le sacré et inviolable territoire du Grand Thibet.

Quelques Gompas sont souvent de longues périodes sans posséder de Grand-Lama vivant ; ils sont alors, comme Himis, dirigés par un supérieur, un Shagjhot ; les incantations se font attendre, mais, grâces soient rendues à Bouddha ! Himis possède maintenant un Grand-Lama en bas âge, élevé et éduqué à Lassa. Il n’y aura plus qu’à le décider à venir occuper sa résidence, ce qui souffre quelquefois des difficultés. Nous n’avons vu que le trône sur lequel il sera adoré après sa mort à côté des autres Grands-Lamas qui l’ont précédé.

A la porte du Gompa, on nous présente un grand bras et une main de mort fort bien momifiés ; un flot d’une vingtaine d’écharpes de soie est fixé au haut du bras et lui sert d’ornement et de lit pour l’envelopper. C’est le bras d’un brave mort en combattant pour le Gompa. La conservation des chairs dans les climats secs est extraordinaire. On conserve au Gompa des viandes pendant deux et trois ans, on les taille en surfaces amincies ; les petits gigots du Thibet sont ouverts en trois feuilles suspendues en plein air et se conservent sans autre préparation. Le Shagihot nous en fait apporter à goûter et, comme les gens du pays, nous nous amusons, le Commissioner et moi, à mordiller de petites lanières de cette viande ; elle est sècbe sans être dure, et conserve un goût de viande qui n’est pas désagréable, même crue.

Les tentes des pèlerins de Lassa reçoivent notre visite : les femmes ont des figures avenantes et plaisantes, des airs honnêtes qui ne ressemblent pas à la dépravation kashmiri.

Le dernier jour, les femmes du roi de Ladak ont fait demander si la Mem Sahib n’irait pas les voir ? Le Rajah, le Gialpo de Ladak, est logé pendant les fêtes en un pied-à-terre du Gompa. Il vient au-devant de nous sur la terrasse précédente, revêtu de sa belle robe de cérémonie, et je dois lui donner la main pour entrer. La mère du roi s’avance et, avec les inclinations, les signes de respect et de politesse orientale, on nous présente les femmes au nombre de quatre. Des coussins sont placés à terre, nous nous y asseyons ; et à côté de nous en un demi-cercle le roi et ses cinq femmes, tandis que le Shagjhot, le Cardar, le Munshi et les vingt ou trente personnages qui nous font suite restent debout. On nous sert le tchangue, la bière d’orge, sur une petite table à cinquante centimètres de terre avec des biscuits qu’il est d’étiquette de consommer.

La mère du roi a une assez jolie figure, très fine, très intelligente ; elle devine ce que je lui dis avant la traduction. Les princesses ont fait grande toilette pour nous recevoir, les cheveux nattés de frais sont très brillans et propres, et les jolis peyraks bleus, les oreillettes, les bijoux d’or, métal rare, les pierres et perles fines couvrent leurs cous, leurs épaules et leurs mains. La troisième femme est de Lassa et porte une couronne rouge garnie de turquoises. Elles sont vraiment jolies ; la première est toute jeune, plus surchargée de riches bijoux que les autres, elle a la tête fine, l’air doux et modeste, non sans gaieté ni malice. La figure de l’ascète s’illumine comme je ne l’aurais pas soupçonné, lorsque je lui fais compliment de la toilette de ces dames.

Il reçoit du Maharajah de Kashmir 1 500 roupies par an — 2 100 francs — ce pauvre roi détrôné ! Que ne peut-on intéresser à son sort le jeune Résident et le Wazir ? On objecte que le Ladak, par son altitude et son sol, produit peu, que les meilleures oasis appartiennent aux Gompas qui les font valoir par leurs métayers et qu’elles ne rapportent rien au gouvernement.

En grande pompe, comme nous sommes arrivés, nous quittons Himis, accompagnés jusqu’à l’Indus par le Shagjhot du Gompa. Tout le monde alors descend de cheval : salamalecs et adieux à tous. Mon aimable protecteur himalayen, M. Dauvergne, s’en est déjà allé pour quelque chasse dans les hautes montagnes ; et le gros Wazir va reprendre possession de son joint et pouvoir se montrer aux populations sur la même ligne que le fonctionnaire anglais. Toujours même vanité chez les indigènes : peu importe comme on les traite et les opprime dans le tête-à-tête, pourvu qu’on leur fasse honneur devant le public. C’est la politique anglaise. Je prends seule la route du nord-est et du lac Pangong par une haute passe, — 900 mètres au-dessus du Mont-Blanc, — je serai bientôt à une ou deux marches du territoire chinois et à sept jours de Rudok ; un bon coup de fouet m’élève au-dessus d’un rapide raidillon, tandis que le dernier Européen redescend l’Indus avec sa suite. Son mouchoir agité à l’anglaise disparaît bientôt, et je m’en vais à la garde de Dieu, heureuse du grand espace et des beaux déserts des hautes altitudes.


ISABELLE MASSIEU.