Une Femme du monde auteur au XVIIIe siècle - Madame la comtesse de Genlis

Une Femme du monde auteur au XVIIIe siècle - Madame la comtesse de Genlis
Revue des Deux Mondes3e période, tome 111 (p. 638-682).
UNE
FEMME DU MONDE AUTEUR
AU XVIIIe SIECLE

MADAME LA COMTESSE DE GENLIS.

On a beaucoup disputé, on disputera longtemps, toujours peut-être sur le génie artistique et littéraire des femmes : de hauts et puissans esprits, partisans des théories de Joseph de Maistre, le nient sans autre forme de procès, invoquant le consentement universel des nations, la nécessité sociale, l’expérience du passé. La thèse a ses docteurs et ses humoristes, qui ont mis en ligne l’artillerie dogmatique et l’arme légère de la plaisanterie, décrété d’ostracisme, chassé les femmes de la république des lettres. Ne leur objectez pas qu’ils s’érigent juges et parties, ne leur rappelez pas le mot d’une femme d’autrefois : « On voit bien, à la manière dont nous avons été traitées, que Dieu est un homme ! » Gardez-vous de leur montrer ce sexe tenu en tutelle, presque en esclavage pendant des milliers d’années, à peine affranchi depuis quelques siècles, son intelligence comprimée par des lois masculines, le problème ravalé à une question de force musculaire, des préjugés tenaces formés par la lente prescription du temps, par l’alluvion insensible des rites, des codes et des habitudes. Les choses sont ainsi, parce qu’elles doivent être telles : les femmes n’ont jamais fait, ne feront jamais les Provinciales, le Roi Lear, la Vénus de Milo, Notre-Dame. Les plus logiques les enferment dans ce dilemme brutal : ménagères ou courtisanes ; d’autres leur concèdent le charme de la vie sociale, l’amour, le dévoûment, l’abnégation ; mais qu’elles n’écrivent point, qu’elles ne peignent point, qu’elles ne sculptent point ; puisqu’elles ont une fibre de moins dans le cerveau, elles demeurent fatalement vouées à la médiocrité dès qu’elles franchissent leur sphère d’action légitime : et qui ne sait que médiocrité prétentieuse est pire qu’ignorance modeste ?

Le consentement universel ? Mais ce consentement n’est-il pas la voix des hommes eux-mêmes, intéressés peut-être à empêcher la concurrence, à prévenir des rivalités de talent ? L’expérience du passé ? Mais, pour avoir débuté tardivement, les femmes ont protesté d’une manière éclatante contre les dédains de leurs détracteurs ; et Mme de Sévigné, Mme de Staël, George Sand, Rosa Bonheur, George Eliot, témoignent assez clairement des aptitudes de leur sexe ; d’ailleurs, le même argument eût pu jadis se retourner contre les esclaves, les serfs, contre tout progrès accompli. Le véritable danger de cet envahissement des fonctions auxquelles les hommes paraissaient appelés de droit divin en quelque sorte, ce serait le relâchement des liens de famille, le foyer conjugal déserté, l’enfant négligé par la mère, celle-ci courant après le superflu, oubliant le nécessaire, ce qui est son domaine propre, son bonheur, sa vraie gloire. Seulement, l’ambition de l’art, des métiers virils ne sera jamais que le fait d’une élite, et la force des choses, l’éternelle loi d’ironie, rétabliront toujours l’équilibre en remettant chacun à sa place. Mais n’est-ce rien que des femmes aient excellé dans la politique, qui est une science, un instinct et un art à la fois ? N’est-ce rien qu’un si grand nombre aient déployé un véritable génie dans le gouvernement de ces salons où elles ont inspiré, sinon dicté tant de beaux ouvrages ? N’est-ce rien d’avoir fait passer leurs âmes dans celles de leurs enfans, d’avoir écrit avec leurs veilles, avec leur santé, ce chef-d’œuvre : un grand homme, un grand artiste ? N’est-ce rien enfin d’avoir été La Fayette, Lambert, Lespinasse, Tencin, d’Épinay, d’avoir peint les passions humaines, son époque, dans des lettres, des romans, des mémoires ? Ce sont là, dira-t-on, des genres subalternes. S’il en est ainsi, admettons du moins que les femmes y peuvent réussir, et attendons patiemment qu’elles aient leur Sainte-Beuve, leur Racine, leur Augustin Thierry, leur Descartes.


I

La femme qu’on voudrait présenter aujourd’hui au lecteur n’avait point de génie littéraire, mais elle montra une réelle supériorité dans ses Mémoires, et d’autres titres la désignent à la curiosité. Quand on a traversé les règnes de Louis XV et Louis XVI, la Révolution, l’Empire, la Restauration, éprouvé les fortunes les plus diverses, cultivé tous les arts, écrit quatre-vingt-quatre volumes, romans, livres d’histoire, d’éducation, de théologie, de polémique, quand on a suscité des haines furieuses, inspiré des admirations passionnées, élevé cinq princes et princesses du sang, on a pu collectionner un riche trésor d’observations, raconter… ou taire bien des choses. Taire ses idées, ce n’est pas le propre de Mme de Genlis, mais plutôt, obéissant à la loi de sa nature personnelle ou héréditaire, elle leur donne un vêtement romanesque, et comme Mme de Staal-Delaunay, prend soin de ne se peindre qu’en buste ; il est vrai qu’elle réserva pour ses ennemis les portraits de la ceinture aux pieds.

Un père original, une mère extravagante, une éducation invraisemblable, en faut-il davantage pour expliquer les inconséquences de cette femme remarquable ? L’histoire de cette famille est un perpétuel roman. On sait que, jusqu’à Jean-Jacques, c’était une mode assez répandue dans les grandes maisons de peu s’occuper des enfans : les laisser plusieurs années en nourrice, les confier ensuite à des subalternes ou les envoyer au couvent, au collège ; deux entrevues quotidiennes, en cérémonie, où la fillette aura bien soin d’embrasser sa mère sous le menton pour ne pas effacer son rouge ; le respect de l’amour filial poussé jusqu’au tremblement, de tels erremens semblaient naturels à des personnes élevées elles-mêmes de la sorte, absorbées par les charges à la cour, à l’armée, considérant le mariage et ses accessoires comme une institution sociale indispensable pour perpétuer la race plutôt que comme un ressort de bonheur. Dans la famille de notre héroïne, l’abus prend des proportions presque monstrueuses : sa grand’mère, Mme de La Haie, à peine remariée, voit avec horreur les enfans de son premier mariage, envoie l’un, comme mauvais sujet, en Amérique ; il se réfugie chez les sauvages, apprend leur langue, subit l’opération du tatouage, devient leur chef, fait la guerre aux Espagnols et négocie avec eux en latin. Puis il passe à leur service, se marie richement, finit par être nommé gouverneur de la Louisiane, et, de retour en France, raconte ses aventures à sa petite-fille émerveillée. Quant à l’autre, une fille, elle est, dès l’âge le plus tendre, reléguée au couvent, où, deux fois l’an, elle écoute, transformée en statue et ne recouvrant qu’après les fonctions de la vie, les sermons maternels sur les dangers du monde et les douceurs du cloître. A quatorze ans, Mme de La Haie lui fait prendre le voile ; à seize ans, elle exige que sa fille prononce ses vœux, mais, le jour de la cérémonie venu, celle-ci déclare qu’à l’église, si on l’y traîne, elle dira : non. Il fallut céder : on la laissa au couvent, où la vit par hasard M. du Crest qui l’aima, la demanda en mariage : après de longs refus, cette étrange mère consentit, mais ne lui donna ni légitime, ni trousseau, ni présens ; l’épousée n’eut qu’un chapel de roses, comme disent nos vieux juristes ; et, plus tard, on trouva encore le moyen de la frustrer de la majeure partie du bien qui lui revenait de son père.

M. et Mme du Crest avaient l’esprit orné, peu de jugement, des goûts de dépenses qui eussent englouti les fortunes les plus solides : de leur marquisat de Saint-Aubin-sur-Loir, ils avaient engagé tous les droits utiles et ne conservaient que « l’encens et les prières nominales qui ne leur profitaient pas à grand’chose, le pain bénit qui ne les rassasiait guère. » L’éducation de la duchesse de Choiseul s’était réduite à cet unique précepte : ma fille, n’ayez pas de goûts ! Celle que Félicité reçut de son père fut à peu près aussi sommaire : il voulut seulement faire d’elle une femme forte, et, pour l’habituer à surmonter ses petites antipathies, il lui ordonnait de prendre avec ses doigts des araignées, des crapauds ; elle détestait les souris et dut en élever une. Quant à Mme du Crest, l’auteur des mémoires apocryphes de la marquise de Créqui[1] raconte un trait impayable qui donne la mesure de ce caractère fantasque : « Elle était revenue dans son domaine engagé pour y prendre les eaux minérales, et, pour le moment, elle s’appelait Mme la baronne d’Andelot. Nous la trouvâmes établie au coin d’un bois, sous un grand arbre, où elle s’était fait construire une hutte de feuillage. Elle était assise sur un siège de mousse et de fougère ; elle y mangeait sa soupe dans une grande coquille avec une petite cuiller de bois ; la bergère qui la servait était une Bourbonichonne de huit ou neuf ans, et l’on voyait dans un coin de la cabane un jeune agneau blanc qui était attaché par un vieux ruban rose à la branche d’un arbre. La baronne avait pour son compte une pelisse de satin gris garnie de fourrure, un bonnet à papillons sous une coiffe noire, un pied de rouge, un grand éventail de la Chine et les pieds sur un manchon. Je crois aussi me souvenir qu’elle avait sur la tempe un de ces grands emplâtres sympathiques en taffetas gommé qu’on faisait border avec des pointes d’acier ou de petits grenats, et qui, de toutes les modes de la Régence, était sans contredit la plus extravagante. — Est-il possible que vous couchiez ici ? m’écriai-je. — Mais pourquoi donc pas ? On est toujours dans l’innocence et la paix, l’abondance et la perfection sous la feuillée ; vous avez un défaut que j’ai bien de la peine à vous pardonner, c’est que vous n’aimez pas assez l’églogue et la bucolique. »

Que Félicité ait témoigné beaucoup de tendresse, peu de confiance à une pareille mère, que celle-ci l’ait laissée croître en libre grâce, livrée d’abord à des femmes de chambre qui remplissent sa mémoire d’histoires de revenans, puis à une gouvernante qui du moins ne contraria point ses dons primesautiers, rien de plus naturel. Par exemple, on ne lui ménage pas les hochets de la vanité : arts d’agrément, comédie de société, danse, musique forment le fond même de son éducation. A six ans, on l’amène à Paris, où elle est baptisée solennellement ; Bouret, le fameux traitant, fut son parrain. Elle s’habitue à porter un corps de baleine, des souliers étroits qui la serrent affreusement, un panier, et pour dissiper son air provincial, un collier de fer ; il faut aussi apprendre à marcher selon les rites de la bonne compagnie, avec défense de courir, de sauter et de questionner : elle ne reprit sa belle humeur que lorsqu’on la conduisit à l’Opéra. Après quoi, elle va à Lyon, et la voilà reçue chanoinesse noble du chapitre d’Alix, avec le titre imposant de comtesse de Lancy (son père était seigneur de la ville de Bourbon-Lancy). L’abbesse la comblait de bonbons, ce qui lui donna une grande vocation pour l’état de chanoinesse. Le jour de la cérémonie, sa cousine et elle, vêtues de blanc, font une entrée solennelle dans l’église du chapitre où se trouvent déjà les dames, habillées comme dans le monde, mais avec des robes de soie noire sur des paniers, et de grands manteaux doublés d’hermine. Un prêtre coupe une petite mèche de cheveux de la postulante, passe au doigt l’anneau d’or bénit, attache sur la tête un petit morceau d’étoffe blanc et noir, long comme le doigt, que les chanoinesses appelaient un mari, attache les insignes de l’ordre : cordon rouge, belle croix émaillée, ceinture de large ruban noir moiré. Et quel règlement commode ! Liberté de prononcer ou de ne point prononcer les vœux à l’âge prescrit ; quand on n’en prononce point, on a toujours le titre de dame et comtesse, l’honneur de se parer des décorations de l’ordre ; les dames qui prononcent gagnent avec le temps d’assez bonnes prébendes, mais doivent demeurer au chapitre deux ans sur trois et ne point se marier. Une succursale de l’abbaye de Thélème, un de ces charmans abus que l’ancien régime devait entraîner dans sa chute !

A quelque temps de là, pour fêter son mari revenant après une assez longue absence, Mme du Crest eut l’idée de composer une espèce d’opéra-comique dans le genre champêtre, avec un prologue mythologique, où sa fille eut le rôle d’Amour. Afin d’augmenter l’éclat de la fête, on apprit une tragédie et on avait choisi… Iphigénie en Aulide. Toute la société de Bourbon-Lancy et de Moulins assistait aux répétitions. Félicité jouait Iphigénie, sa mère Clytemnestre, et vu la disette d’acteurs mondains, on avait enrôlé dans la troupe les quatre femmes de chambre, toutes jeunes et jolies. Pour avoir des habits, Mme du Crest avait sacrifié sans pitié ses plus belles robes. Admirez la mémoire de sa fille et ce miracle de coquetterie : elle se souvint fort bien que, dans le prologue, son habit d’Amour était couleur de rose, recouvert de dentelle de point parsemé de petites fleurs artificielles ; elle portait aussi des petites bottines couleur paille et argent, ses longs cheveux rabattus et des ailes bleues. L’habit d’Iphigénie, sur un grand panier était de lampas, garni de martre couleur cerise et argent. Il est vrai que les souvenirs du jeune âge restent gravés avec une précision qu’on ne retrouve plus pour ceux des autres époques de la vie : comme les premières amours, ils laissent souvent une trace ineffaçable. On fut si frappé du jeu de Félicité qu’on ne tarda pas à lui confier le rôle de Zaïre, et l’habit d’Amour lui seyait si bien que sa mère le lui fit porter régulièrement. Elle eut son habit d’Amour pour les jours ouvriers, son habit d’Amour des dimanches. Ce jour-là, seulement pour aller à l’église, on ne lui mettait pas d’ailes, et l’on jetait sur elle une espèce de mante de taffetas couleur de capucine, qui dissimulait cette toilette mythologique : d’ailleurs elle suit, habillée en ange, toutes les processions de la Fête-Dieu, mais elle allait continuellement se promener dans la campagne avec tout son attirail d’Amour, carquois sur l’épaule, arc à la main. Au château, sa mère, ses amis ne l’appelaient que l’Amour : tels furent son costume, ses occupations pendant plus de neuf mois ; mélange religieux et romanesque qui devait plus tard se refléter dans son caractère et ses écrits. Elle-même le reconnaît, car sa vanité, une des plus robustes que l’on puisse rencontrer dans notre histoire littéraire, s’accommode fort bien de confesser en bloc ses défauts : c’est même un artifice pour se dispenser d’entrer dans le détail, à l’exemple de cette pénitente qui croyait remporter l’absolution avec cette seule phrase : « Mon père, j’ai été jeune, j’ai été jolie, on me l’a dit, et je l’ai cru. » Observons aussi comme la vanité joue tous les personnages, même celui de la modestie, parce qu’il est de son essence de n’abdiquer jamais, d’apparaître au moment même où on la croyait anéantie, et de mêler ses subtils poisons aux actes de contrition les plus sincères. Et cette éternelle piperie de gloriole en vient au point de duper les dupeurs eux-mêmes, comme ces charlatans qui, après avoir prôné leur élixir, finissent par s’en trotter, bien qu’ils sachent à quoi s’en tenir sur ses mérites. « Je puis me rendre la justice de n’avoir jamais eu de mauvaises intentions, d’avoir été incapable de sentimens de haine et de vengeance ; mais j’ai eu si peu d’égoïsme que cette vertu est devenue en moi un défaut capital, parce que non-seulement je ne me suis jamais occupée de ma fortune, mais que je n’ai jamais réfléchi à ma conduite, ce qui m’a fait faire une infinité d’étourderies et de fausses démarches. J’ai beaucoup médité sur les intérêts des objets de mes affections, je n’ai jamais pris la peine de penser aux miens dans aucun genre ; de sorte que si j’avais ma carrière à recommencer avec le souvenir du passé, je ne ferais presque rien de ce que j’ai fait qui m’a regardée personnellement, excepté en littérature ; car je ne crois pas, en conscience, que dans la nombreuse collection de mes ouvrages, j’eusse raisonnablement plus de dix pages à retrancher. J’ai eu, à cet égard, du courage, de la persévérance, et les intentions les plus pures, et je me flatte que mes écrits ont été utiles, et en général le seront toujours. Mais la plupart de mes actions ont été d’une imprudence peu commune… » Ainsi les confessions de Mme de Genlis ressemblent un peu à celles de Proudhon et prennent la tournure d’une apologie : en revanche, le contentement de soi-même s’épanouit naïvement et n’admet aucune réticence[2]. On dirait, à la lire, qu’elle n’eut point de prôneurs, et prétend dicter à la postérité ce qu’il faut penser d’elle, comme un concile œcuménique impose aux fidèles sa doctrine sur tel ou tel dogme. Raconter les passions qu’on fait… ou qu’on ne fait pas, l’héroïsme avec lequel on sort des épreuves de l’amour, vanter à tout propos ses talens de comédienne et de harpiste, sa beauté, la délicatesse de son nez, ce nez tant célèbre en vers et en prose, ses livres pour lesquels on a eu à se plaindre de tout le monde excepté du public, car tout le monde l’a pillée, démarquée, vilipendée, et pourtant elle a combattu avec succès le mauvais goût en tout genre, tant de complaisance ne laisse pas que d’agacer à la longue, et, fût-on de son avis, on est tenté de lui crier : ne nous condamnez pas au silence, confiez-nous le soin de votre panégyrique ! C’est une impression assez analogue à celle qu’apportent certains causeurs très brillans qui changent la conversation en monologue, font les demandes et les réponses, prévoient les objections à leurs thèses, se réfutent, se contredisent, s’approuvent, tiennent à leur service et sur toutes les questions esprit, éloquence, érudition. D’abord on est surpris, charmé ; ce sont des livres précieux qui dispensent de lire et de parler ; mais à l’éblouissement succède un peu d’impatience, et la sensation désagréable que ce splendide bavard n’a cure de ce que pense son entourage. Il faut être un Chênedollé auprès de Rivarol, ou Brifaut pour répondre à Delille qui s’étonnait de l’entendre dire un mot spirituel : — Ingrat, moi qui vous écoute depuis deux ans !

Aussi bien, Mlle Félicité apparaît enfant prodige dans toute la force du terme : comédienne et tragédienne à sept ans, elle découvre au même moment sa véritable vocation, cette vocation que trop souvent le hasard nous révèle, et qui reste enfouie, en l’absence de cette dame d’honneur de la fortune, l’occasion, faute de volonté, la qualité suprême qui corrige la destinée. Non-seulement elle sera femme auteur, composant des pièces avant de savoir l’orthographe, mais elle sera surtout femme enseignante et prédicante, « le plus gracieux et le plus galant des pédagogues, » dit Sainte-Beuve. Avant d’entreprendre des éducations princières, elle avait plastronné avec de jeunes paysans qui venaient jouer et couper les joncs d’un étang adossé au château de Saint-Aubin. Profiter des heures où sa gouvernante était occupée à sa correspondance, passer par la fenêtre, en attachant une corde au moyen de laquelle elle se laissait glisser sur la terrasse, lui semblait un jeu délicieux pour exercer ses bienheureuses fonctions de maîtresse d’école. Appuyée au mur de la terrasse, elle enseignait gravement le peu qu’elle savait : le catéchisme, des vers de tragédies de Mlle Barbier, quelques principes de musique. Ses petits disciples, rangés en bas, au milieu des roseaux, le nez en l’air, écoutaient avec la plus sérieuse attention, car la manne des récompenses tombait ensuite, sous forme de fruits, gâteaux et autres bagatelles. Après la leçon, elle faisait le tour par une des cours et rentrait au salon sans qu’on y prît garde. Cela dura assez longtemps, mais un jour, Mlle de Mars la surprit au milieu de son école, et se moqua tellement de la manière dont les petits Bourguignons déclamaient les vers, que Félicité renonça d’elle-même à sa classe.

Venue à Paris, vers l’âge de treize ans, avec sa mère, après la ruine de M. du Crest, Félicité développe ses talens naturels, devient une infatigable travailleuse et suffit à tout, grâce à une activité méthodique qui tire parti des heures et des quarts d’heure. Ce n’est pas en vain qu’elle a entendu dire que d’Aguesseau avait composé quatre volumes in-quarto, rien qu’en utilisant tous les jours les douze ou quinze minutes que Mme d’Aguesseau mettait à se rendre à la salle à manger, depuis l’annonce du dîner. Jusqu’à son mariage elle mènera l’existence un peu précaire des personnes de condition qui paient leur écot en amabilité ou en esprit. Dans ces pactes tacites de la société, ce sont elles qui quelquefois ont le beau rôle, et leur reprocher un peu de manège, lorsqu’elles sont tenues d’y recourir, c’est en quelque sorte leur dénier la condition même de la réussite : leur dignité n’y gagne point, mais elle ne s’y perd pas toujours. Si tous les obligés n’ont pas la pudeur de la reconnaissance, tous les bienfaiteurs ne connaissent pas la grâce du procédé, et cette fleur de délicatesse qui en double le prix. Pour un Jean-Jacques qui ne supporte point les bontés les plus exquises, combien de parvenus d’âme ou de hasard, comme ce Bouret montrant à ses familiers, tandis qu’ils dissertent sur l’amitié, le petit chien qui lui lèche les pieds, et prononçant durement : « Voilà le véritable ami ! » Aux paroles malheureuses qui déchaînent les guerres, les révolutions, il serait curieux d’ajouter celles qui sèment l’ingratitude.

Ainsi donc, Mme du Crest et sa fille sont un peu partout, chez leur tante de Bellevau, chez Mme de La Reynière (la meilleure auberge des gens de qualité), ou le fermier-général La Popelinière. Dans sa magnifique résidence de Passy, celui-ci offre à ses invités mille plaisirs qui font de ce séjour un perpétuel enchantement. Il a à ses gages le meilleur concert de l’époque, loge les artistes qui, sous la direction de Gossec et de Gaiffre, répètent le matin les morceaux qu’ils vont exécuter le soir. — Deshayes, maître de ballets de la Comédie italienne, règle les divertissemens ; Rameau y compose ses opéras, chanteurs, comédiens, danseuses descendent en masse à Passy, remplissant la ménagerie du bruit de leurs talens. Le seul point noir à cet horizon de rose, c’est que, sur le théâtre du Sultan[3], on joue seulement des pièces de sa façon, pièces médiocres, comme il sied à un amateur, mais suivies d’un excellent souper qui répare tout : car, bien que son orgueil sût s’envelopper de politesse et de modestie, bien qu’il eût de l’esprit naturel, quelque facilité pour les vers et composât d’agréables chansons, le glorieux perçait parfois sous l’homme du monde, et l’opulence fastueuse, la singularité de quelques-unes de ses actions, défrayaient la moquerie de ces ambassadeurs, de ce monde d’élite, qui s’empressaient à ses fêtes. De tout temps sacs et parchemins ont cherché à se rencontrer, mais l’argent, même dépensé fort bien, a de la peine à se faire amnistier, et comme il n’est pas dans ses habitudes d’être modeste, les gens du bel air croient, très faussement, prendre leur revanche en raillant, ses allures : si le Bourgeois-Gentilhomme semble un peu ridicule, son ami, le comte, qui lui emprunte de l’argent et le bafoue, n’est qu’un odieux parasite. A Passy, tous les dimanches, la messe en musique de Gossec était accompagnée d’un grand dîner ; à cinq heures le concert, à neuf heures le souper, suivi d’une petite musique particulière. Le mardi était en général consacré aux lettrés et aux savans : on y voyait l’abbé d’Olivet, Mme Riccoboni, Vaucanson, le chevalier de Laurès, Bertin, le peintre Latour, un fameux original qui donnait à deviner comment il venait de Paris à Passy, observant que ce n’était ni en bateau, ni en voiture, ni à pied, ni à cheval, ni même par terre, ni en nageant. Voici le mot de l’énigme : il partait, avisait le long de la Seine un bateau auquel il s’accrochait, et, ainsi remorqué, arrivait à Passy. On peut croire qu’il se vantait ou qu’il n’usa pas souvent d’un semblable véhicule.

Au milieu de cette joie de vivre, guetté des plus jolies filles d’opéra qui se disputaient des sourires devenus, hélas ! à peu près platoniques, l’hôte de céans garde un goût de mariage que n’a pu détruire l’insuccès éclatant de sa première tentative. On le vit sur le point d’épouser une jeune personne de province, fille d’un pauvre gentilhomme, sur la foi de lettres charmantes qu’elle lui écrivit pendant six mois : il s’enflamme, offre sa main, la demoiselle arrive sans retard, mais l’original ne répond plus à l’idéal rêvé, l’esprit parlé à l’esprit écrit, un soupçon le prend, il interroge, elle avoue qu’elle ne sait pas même l’orthographe, et n’a fait que recopier les lettres rédigées par le curé de sa paroisse. La Popelinière lui donne alors un beau trousseau, trente mille francs de diamans, cent mille francs de dot, la marie à M. de Zimmermann, officier des gardes suisses, loge, nourrit les deux époux,.. et se met en quête d’une autre merveille. Il avait pris en goût Félicité et disait en soupirant : quel dommage qu’elle n’ait que treize ans ! Et Félicité regrette de n’avoir pas ces quelques années de plus, car elle l’admirait tant, qu’elle eût été charmée de l’épouser : et peut-être cette union aurait-elle fait pendant à celle d’Aurore de Saxe avec Dupin de Francueil, ce sexagénaire délicieux que toutes ses amies lui enviaient. Victime désignée de la fatalité conjugale, La Popelinière choisit, sur la réputation de ses talens, Mlle de Mondiau, fille d’un capitoul de Toulouse ; mariage qui le conduisit droit au tombeau au bout de dix-huit mois. Les détracteurs du XVIIIe siècle imaginent de lui accorder le monopole de la galanterie voluptueuse et du libertinage, mais, disent-ils, il n’a pas aimé : le XVIIe siècle, le XIXe siècle ont connu la passion, le XVIIIe l’a ignorée. C’est une hérésie historique : comme son prédécesseur et comme son successeur, ce siècle a eu ses parfaits exemples de tendresse conjugale et extra-conjugale, aussi nombreux, aussi décisifs[4]. En ce temps aussi, on mourait d’amour, on était fidèle ; sous Louis XIII et Louis XIV on ne se montre ni moins galant, ni moins libertin, mais les faiseurs de thèses se sont acharnés contre l’époque qui précéda la révolution, tandis que l’amour, au XVIIe siècle, bénéficie en quelque sorte du génie plus sérieux de ses littérateurs, des splendeurs du règne et du prestige des choses anciennes : à l’abri de ces grandeurs, il a pris, dans nos imaginations, une allure plus magnifique. Et n’aperçoit-on pas, quand on y regarde avec attention, que toutes les sociétés civilisées renferment une quantité presque identique de vices et de vertus, puisque l’animal humain est partout à peu près pareil ; mais le coup d’œil diffère selon que défauts ou qualités se détachent plus ou moins crûment, dissimulés ou mis en relief par les circonstances. Le grand imprésario d’en haut et ses collaborateurs ne changent guère leurs acteurs, mais quelquefois ils font du comparse un premier rôle, du goujat un roi, et s’amusent à mettre sur une courtisane l’habit des reines ; ou bien ils laissent dans l’ombre les héros, les saints, lancent en scène les lâches, les débauchés ; et, du choc des prétentions, des intérêts, du conflit de la fatalité et du libre arbitre, surgit cette œuvre incohérente qui semble tantôt drame et tantôt comédie, obscurcie encore par nos préjugés et l’infirmité de notre observation.

II

Mlle du Crest avait déjà refusé plusieurs prétendans, entre autres un vieux baron d’Andlau qui, ne parvenant pas à l’éblouir par l’exhibition de ses parchemins, se rabattit sur sa mère ; mais sa vanité ne pouvait s’accommoder que d’un homme de cour, et, comme un grain de romanesque devait se mêler à chaque événement de sa vie, Charles Brûlard, comte de Genlis, capitaine de vaisseau, s’éprit d’elle en voyant son portrait, en lisant les lettres qu’elle écrivait à son père. Le marquis de Puisieux, ancien ministre des affaires étrangères, oncle de M. de Genlis et chef de la famille, avait préparé un riche mariage auquel son neveu semblait se prêter : on n’osa pas le heurter de front, et on se maria secrètement. Aussi bien les mariages secrets étaient-ils fort à la mode autrefois ; le comte de Toulouse avec Mme de Gondrin, la duchesse de Bourbon avec le comte de Lassay, le duc de Sully avec la comtesse de Vaux, la marquise de Lambert avec M. de Sainte-Aulaire, avaient fourni des exemples que les considérations de famille, de société, le despotisme de certains parens, incitaient à suivre. Pour apaiser la colère de M. et de Mme de Puisieux, la jeune comtesse mit en œuvre la grâce de ses talens, la séduction de sa jeunesse doublée d’une complaisance infinie. Entre temps, et pendant une absence de son mari elle passe quatre mois fort agréables au couvent d’Origny (le couvent était alors pour la femme la maison de salut et d’éducation, l’hôtel garni, l’asile décent, le refuge, quelquefois aussi une prison), donnant des bals aux pensionnaires, jouant de la harpe, courant les corridors à minuit, habillée en diable, avec des cornes sur la tête et le visage barbouillé, entrant chez les vieilles religieuses bien sourdes, et leur mettant du rouge avec des mouches. Puis elle écrit les Réflexions d’une mère de vingt ans, bien qu’elle en ait à peine dix-neuf. Enfin elle est invitée à Sillery, désarme les préventions des Puisieux, qui se mettent à l’aimer à la folie, et leur devient indispensable ; elle y règne, comme elle régnait à Genlis, chez son beau-frère le marquis de Genlis, ce séduisant débauché qu’on eût pu, dit Tilly, opposer, dans la chaire du vice, aux plus grands prédicateurs : il aurait fait haïr la vertu. Heureux privilège de cette fleur de jeunesse qui emporte les plus moroses dans son rayonnement, et n’a pas encore eu le temps d’exciter l’envie ! Elle trouve à Sillery une société très distinguée, qu’elle anime de sa gaîté, et met en branle par des fêtes de son invention : Mmes de Louvois, de Sailly, de Saint-Chamant, M. de La Roche-Aymon, archevêque de Reims et son coadjuteur M. de Talleyrand, le duc d’Aumont, le maréchal et la maréchale d’Étrée, M. Damécourt, la vieille princesse de Ligne, qu’un visage gras, luisant, orné de trois mentons en étage, faisait comparer à une chandelle qui coule, M. et Mme d’Egmont, Mlle de Sillery, le marquis de Souvré et sa famille, le marquis et la marquise de Genlis, le comte de Rochefort, lord Conway, et enfin le duc de Villars, personnage fardé, qui mettait dans sa bouche des petites balles de coton pour se renfler les joues, grand amateur de comédie, qu’il jouait on ne peut plus mal. On sait le mot de Voltaire, entendant son ami Cramer, auquel le duc avait donné des leçons de diction : « Dieu soit loué ! Enfin Cramer a dégorgé son duc ! » Une compagnie si nombreuse, réunie dans un château de province, ne laisse pas de jeter un trait de lumière sur la magnificence hospitalière des grandes existences d’autrefois.

Musique, lecture, danse, équitation, chasse à courre, comédie, cuisine, Mme de Genlis mène de front le plaisir et l’étude. A Genlis elle fait de la médecine, apprend à saigner et panser, et comme elle donne trente sous aux paysans qui se font saigner, le nombre de ses cliens augmente si prodigieusement qu’elle finit par y renoncer. Un jour elle assiste avec l’intendant de Soissons, Lepelletier de Morfontaine, au couronnement de la Rosière de Salency, dont elle tirera l’idée d’une de ses pièces : plus tard elle soutint les rosières de Salency dans un procès assez étrange contre leur seigneur, qui refusait de donner la main à l’élue pour la conduire à l’église, selon l’antique usage, de lui fournir aussi la couronne de roses et le cordon bleu, en souvenir de celui que Louis XIII, étant à Varennes, près de Salency, envoya par son capitaine des gardes. Un soir, faisant le tour du village avec son frère, l’idée leur prend de frapper contre les vitres des auberges, en criant : « Bonnes gens, vendez-vous du sacré chien ? » Et, après ce bel exploit, ils se réfugiaient au plus vite dans une petite ruelle obscure, tandis que, planté sur le pas de la porte, le cabaretier maugréait, menaçait de son gourdin les polissons. Son mari aimait comme elle la mystification : on sait quelle vogue ce système de facéties conquit, à la fin du siècle dernier, et dans celui-ci il y eut des mystificateurs comme Musson, Henri Monnier, qui atteignirent au sublime du genre. C’est une sorte de bouffonnerie improvisée, nullement asservie aux règles de la scène où, de l’assentiment et parfois avec la complicité des assistans, quelque joyeux compère se divertit aux dépens d’une personne candide, et, par ses déguisemens, par ses inventions, l’entraîne dans de plaisans quiproquos. Elle est au véritable esprit ce que la parade est à la comédie, le calembour aux maximes de La Rochefoucauld ; c’est de la gaîté à gros grains, que ne dédaignent pas toujours les raffinés, parce qu’elle les repose des conversations quintessenciées, parce que s’amuser ainsi répond peut-être à un besoin intime de l’homme, celui de se gausser du prochain, ou du moins d’affirmer sur lui sa supériorité. Il y a là comme un ressouvenir des farces des Scapins aux Gérontes de Molière et Regnard. Pour arranger un petit théâtre au château de Genlis, le marquis avait mandé de Saint-Quentin un peintre décorateur, M. Tirmane, que sa crédulité vaniteuse désignait d’avance comme victime d’une jeunesse avide de distractions. On résolut de renouveler en sa faveur une partie des aventures de don Quichotte chez la duchesse, et tout d’abord on le fait dépouiller en plein jour, à cinq cents mètres du château, par le jardinier déguisé en voleur. Il revient en chemise, raconte piteusement l’aventure, et trois postillons, lancés à la poursuite du voleur, le ramènent chargé de chaînes. M. Tirmane a la joie profonde de l’entendre condamner à mort par M. de Genlis, assisté du bailli et du barbier ; mais la comtesse insinue au volé de demander la grâce du voleur, parce qu’un tel acte le couvrira de gloire. Il consent, se jette à genoux, et, avec l’emphase la plus comique, implore le pardon du criminel. Pénétrés d’admiration, les juges fondent en larmes, le relèvent et déclarent qu’il sera reçu grand-maître de l’ordre du jugement, qui confère la noblesse. La nuit suivante, notre homme, extasié de joie, fait la veillée des armes dans la cour du château, un fusil sur l’épaule, une lanterne sourde à la main, afin d’apprendre un catéchisme de chevalerie imaginé pour la circonstance ; le matin, on le plonge dans un bain froid, puis on le revêt d’un grand peignoir. Cependant, le châtelain avait prévenu ses amis, les colonels des régimens de Chartres et de Conti, alors en garnison près de Genlis ; ils arrivent à midi avec une centaine d’hommes à cheval, tandis que derrière eux se pressent les garçons du village, en vestes blanches avec des rubans couleur de rose. Pâle d’émotion, harassé de fatigue, le candidat est amené dans une grande salle où l’attend Mme de Genlis, sur un trône de feuillage et de fleurs, entourée des officiers qui tiennent leurs épées nues : il bredouille son catéchisme, et l’on attache à son peignoir, avec un ruban vert, une vieille médaille dorée du chancelier de Sillery, trouvée dans la bibliothèque du château. Puis la comtesse l’arma chevalier et lui offrit une lance énorme, un casque qui était un seau à rafraîchir le vin, recouvert de papier doré et orné de plumes, un autre peignoir magnifique tout surchargé de guirlandes d’œillets d’Inde. En cet accoutrement, il descend dans la cour, où l’accueillent mille cris de : « Vive le noble chevalier Tirmane ! » On dîna, on but à sa santé, on le conduisit à un bal champêtre, et, pour clore cette glorieuse journée, on l’obligea à juger plusieurs causes de paysans qui jouèrent très bien leurs rôles. Chose plus admirable encore, tous les initiés gardèrent le secret, et, pendant de longs mois, on continua de le mystifier, tandis qu’il s’estimait le plus heureux des hommes. Il écrivait souvent à sa femme pour lui faire part de ses triomphes ; celle-ci se moquait, et lui de rire avec ses hôtes de son incapacité à comprendre des choses si relevées, ajoutant : « Il faudra bien qu’elle me croie quand elle verra qu’en ma qualité de noble je ne paierai plus les taxes de roturier. » En rentrant chez lui, son premier soin fut de forcer sa femme, ses filles, à s’agenouiller devant sa médaille et à la baiser. Le lendemain, il alla à l’hôtel de ville, décoré de ses ordres, déploya ses diplômes et déclara qu’il ne paierait plus la taille. On trouva sa folie si plaisante, qu’on l’exempta de toute imposition ; la ville de Saint-Quentin prit part à la mystification, il fut invité à dîner partout, et pendant douze ans, jusqu’à sa mort, traité avec les marques du respect.

Mais voici la grande solennité, l’épreuve d’initiation, la présentation à la cour. Redoutable et désirée cérémonie qui achèvera de tirer des limbes Mme de Genlis, en la distinguant des femmes qui n’ont point eu ce rayon de Versailles. La présentation, c’est l’entrée dans la carrière de courtisan, en quelque sorte un examen de baccalauréat qui permet de prétendre aux bontés de la cour. Tout d’abord, le généalogiste du roi a constaté que la noblesse du candidat remonte à la nuit des temps, c’est-à-dire avant 1400 ; quelques femmes, il est vrai, tournent la difficulté, elles deviennent maîtresses du roi, puis se font présenter ; ainsi Mme de Pompadour, la Du Barry, et la noblesse de s’indigner d’une violation si flagrante de ses privilèges. Aux contempteurs des rites, elle aurait pu répondre, comme ce confesseur de Philippe II : « Les prérogatives de votre couronne sont-elles autre chose qu’une étiquette ? » Ici comme en tout, c’est une question de mesure, d’usages institués, consacrés par le temps, puis tombant en désuétude et s’écroulant aussi avec le temps. Chasser avec le roi, monter dans ses carrosses et souper dans les petits appartemens, voilà la présentation des hommes de la cour. Les femmes sont présentées en cérémonie, le dimanche, en grand habit de cour, par une femme déjà présentée : elles ont un énorme panier, une queue démesurément longue, et il faut vingt à vingt-deux aunes pour faire un grand habit sans garniture. Première révérence à la porte ; quelques pas et seconde révérence ; troisième révérence en face de la reine ; alors la présentée ôtait le gant de la main droite, s’inclinait profondément et saisissait le bas de jupe de la reine pour le baiser : la reine l’en empêchait en retirant sa jupe, disait quelques mots aimables, faisait une révérence, signal de la retraite qu’on opérait à reculons, malgré la grande queue qu’on manœuvrait adroitement, tout en exécutant les trois révérences d’adieu. Cependant commentaires et brocards allaient leur train, et la moindre défaillance était relevée par les parangons de l’étiquette. La présentation donnait aux femmes le droit de monter dans les carrosses du roi et de la reine, de souper dans les petits appartemens. Si la présentée est duchesse, ou si elle a le tabouret, l’étiquette la dispense du baisement du bas de robe, alors elle est saluée par la reine et les princesses : on appelait ainsi l’honneur de présenter sa joue droite à la reine, qui sur cette joue appliquait légèrement la sienne. Le roi, ses frères, accordaient cet honneur à toutes les présentées, titrées, duchesses ou non. La veille et le lendemain de la présentation, la présentée allait faire des visites aux honneurs : dames d’honneur, dames d’atour de la reine, de Mesdames et des princesses ses belles-sœurs.

Dans une conjoncture aussi grave, Mme de Puisieux impose à sa nièce une véritable persécution ; elle la fait coiffer trois fois, et choisit enfin la coiffure qui sied le moins à son genre de beauté ; beaucoup de poudre, beaucoup de rouge, artifices que la novice déteste ; et, pour l’accoutumer, on exige qu’elle ait en dînant son grand corps, qui la laisse les épaules découvertes, coupe ses bras, l’empêche de manger. Puis c’est, entre Mme de Puisieux et sa fille la maréchale d’Etrée, un débat prolongé au sujet de la collerette qu’on lui ôte et qu’on lui remet quatre fois ; la maréchale finit par l’emporter grâce au concours de ses caméristes. Naturellement, tout le dîner se passa en discussions sur la toilette ; enfin, après avoir mis le panier, le bas de robe, arrive la répétition des révérences apprises par Gardel : nouvelles critiques de Mme de Puisieux, qui n’admet pas qu’on repousse doucement en arrière, avec le pied, le bas de robe en se retirant à reculons : car cela est théâtral ; tant pis si l’on s’entortille dans cette queue sempiternelle. La pauvre comtesse profite-t-elle d’un instant de répit pour ôter un peu de son rouge, le vigilant chaperon s’en aperçoit, tire de sa poche une boîte à mouches et lui remet du rouge beaucoup plus foncé. La présentation se passa fort bien, Louis XV parla longtemps à Mme de Puisieux et lui adressa des complimens sur la nièce, qui, de son côté, admira beaucoup son air majestueux et ses yeux bleus de roi.


III

Quelques années s’écoulent dans un délicieux tourbillon de plaisirs parisiens et provinciaux, de voyages et d’études : admirée, vantée, recherchée, Mme de Genlis commence à jouer le personnage d’une femme à talens ; son salon est un peu celui où elle va, elle le remplit de sa conversation, et, quand elle ne parle pas, la harpe, son éternelle harpe achève d’émerveiller… ou d’agacer l’auditeur[5]. Elle recopie, arrange des mémoires pour son mari, comme plus tard elle composera les discours de son gendre, M. de Valence. Il faut qu’elle brille, qu’elle soit partout la première, et déjà l’on sent poindre, à travers l’expansion de la jeunesse et le goût de plaire, ce grain de pédantisme qu’on lui a tant reproché, ce besoin de régenter, de critiquer que dame Nature avait déposé en son âme. D’ailleurs, qu’il s’agisse d’amusement ou d’éducation, elle déploie une imagination fertile qui lui assure une place à part. Un de ses amis, le comte d’Albaret, gluckiste passionné, donnant de délicieux concerts, excellait dans les parodies. Il contrefaisait en perfection Voltaire qu’il avait vu plusieurs fois à Ferney, et comme il assistait aussi aux petits soupers de beaux esprits chez Mme du Bocage, on convint de les jouer, en supposant que Voltaire était à Paris. M. d’Albaret se chargea du rôle de Voltaire, M. de Genlis, M. de Barbantane, quelques autres complétèrent la troupe. Grimée et costumée en femme de soixante ans, Mme de Genlis parlait de son Voyage d’Italie, de sa Colombiade, de son ancienne beauté : d’Albaret-Voltaire contait mille anecdotes, récitait des vers, mimait tous les tics du grand homme et sa voix sépulcrale, de telle façon qu’on eût juré l’entendre en personne ; au besoin, sa partenaire l’eût soufflé, car elle avait, elle aussi, accompli le pèlerinage de Ferney raconté d’une manière fort piquante dans ses mémoires. On ne joua pas moins de cinq fois les Soupers de madame du Bocage, devant quarante à cinquante auditeurs charmés de ces atellanes intimes. M. d’Albaret fréquentait Mme de Montesson, et il la drapait sans scrupule, à la grande joie de Mme de Genlis, qui détestait la tantâtre dont elle croyait avoir beaucoup à se plaindre, et qu’elle a piétinée férocement dans ses livres. Elle prend des airs de bourgeoise parvenue, disait-il, et elle les prend tout naturellement, comme nous avalons le lait de la nourrice ; sa vie se passe en comédies domestiques pour séduire et retenir ce pauvre duc d’Orléans. Singulier parallélisme de ces deux existences de femmes : tout en s’exécrant, la nièce et la tante s’aidèrent mutuellement pour parvenir à leurs fins, Mme de Montesson allait épouser le premier prince du sang, la comtesse deviendra l’amie de son fils, et, afin de compléter l’enchevêtrement des liens, des situations, celle-ci mariera une de ses filles avec M. de Valence qui passait pour être fort avant dans les bonnes grâces de l’autre[6] : la mère ne l’ignorait nullement ; mais, quand il s’agit d’établir avantageusement leurs enfans, les parens n’ont-ils pas de tout temps biaisé peu ou prou avec la morale ?

La mode des proverbes faisait rage, et pour une fête de la comtesse de Cernay Mme de Genlis composa un quadrille, musique et costumes, qui fît l’objet de toutes les conversations. Chaque couple formait un proverbe dans la marche deux à deux qui précède la danse. À Mme de Lauzun : Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée ; elle était vêtue avec une extrême simplicité, et dansait avec M. de Belsunce. A vieux chat jeune souris était le proverbe de la duchesse de Liancourt, qui eut pour cavalier le comte de Boulainvilliers, costumé en vieillard. Mme de Marigny donnait la main à M. de Saint-Julien arrangé en nègre, et lui passait souvent un mouchoir sur le visage : à laver la tête d’un Maure on perd sa lessive. Le vicomte de Laval, tout couvert de pierreries, l’air triste et ennuyé, marchait à côté de Mme de Genlis, habillée en paysanne et montrant une gaîté de jolies dents : contentement passe richesse. Il y avait aussi une figure de danse qui représentait un proverbe : reculer pour mieux sauter. On fit beaucoup de répétitions, et le quadrille eut tant de succès qu’on résolut de le danser au bal de l’Opéra ; mais une indiscrétion ayant ébruité le projet, quelques gentilshommes du Palais-Royal complotèrent d’y mettre obstacle, et lorsque les couples, après avoir exécuté leur entrée dans la salle au milieu des applaudissemens, se disposèrent à danser, voilà qu’un chat gigantesque vint tout à coup rouler sous leurs pas. C’était un proverbe ennemi : il ne faut pas réveiller le chat qui dort, tenu par un petit Savoyard, dont on se débarrassa au moyen de quelques bourrades. Les danseurs, outrés, prétendaient interroger le chat, découvrir les auteurs de cette trame et se venger, mais les danseuses les calmèrent en leur représentant qu’on n’y reviendrait plus, puisque chat échaudé craint Veau froide.

En 1770, Mme de Genlis, âgée de vingt-quatre ans, est nommée dame de la duchesse de Chartres, son mari devient capitaine des gardes du duc : la première place rapportait 4,000 livres, la seconde 6,000[7]. Le duc d’Orléans, qui l’avait prise pour confidente de sa passion pour Mme de Montesson, appréciait son esprit et son entrain, la tantâtre voyait en elle un précieux auxiliaire qui, dans l’intérêt de la famille, dissimulait son antipathie, et c’était le marquis de Puisieux, ami et conseil du duc de Penthièvre, qui avait décidé ce prince à conclure le mariage de la princesse sa fille, malgré la réputation galante du duc de Chartres. La vicomtesse de Custines, l’amie intime, l’inséparable de Mme de Genlis pendant six ans et sa conscience vivante, l’avait une première fois détournée d’accepter cette place, en lui montrant fortement les écueils qui attendaient une jeune femme dans ce dangereux séjour. La mort lui ayant enlevé ce précieux mentor, elle se laissa tenter aisément par la curiosité, par les avantages d’une telle situation : protection des princes, régimens dont ils disposaient et qu’on donnait toujours aux enfans ou aux gendres des dames. Quitter l’hôtel de Mme de Puisieux et venir habiter ce Palais-Royal où se trouvait réunie la société la plus brillante de Paris, ne l’effraya donc point et peut-être l’enchanta. Elle-même allait pendant plus de vingt ans y remplir un des premiers rôles, avec trop d’éclat sans doute, et elle en a laissé de fins croquis qu’il faut un peu rectifier, car la rancune et la vanité jettent un brouillard entre elle et certains de ses modèles ; mais quand rien n’obscurcit son jugement, ses esquisses ont parfois la délicatesse élégante d’une statuette de Tanagra, et l’on y trouve un je ne sais quoi féminin, fait d’habitude et de tact du monde, d’instinct et de science sociale, qui manque aux meilleurs moralistes du temps, Grimm, Marmontel, le duc de Lévis. On peut le dire en toute vérité : mieux que personne, elle a su rendre son époque avec des couleurs vraies, elle a pris son siècle sur le fait ; et Brifaut n’a pas si grand tort d’affirmer que, comparés aux siens, les romans de Crébillon fils, Diderot, Voisenon, Duclos, Laclos, donnent la sensation d’enseignes de cabaret à côté de tableaux de famille.

Et n’est-ce pas un peu à ce beau monde du Palais-Royal qu’elle songeait en écrivant ces réflexions qui mettent en relief certains aspects de la grande société d’alors ? « Bientôt l’expression des idées d’urbanité, de gloire, de patriotisme ne fut presque plus qu’un noble langage, qu’une simple théorie de procédés généreux et délicats ; on ne tenait plus à la vertu que par un reste de bon goût qui en faisait aimer encore le ton et l’apparence. Chacun, pour cacher sa manière de penser, devint plus rigide sur les bienséances ; on raffina, dans la conversation, sur la délicatesse, sur la grandeur d’âme, sur les devoirs de l’amitié ; on créa même des vertus chimériques ; rien ne coûtait en ce genre ; l’heureux accord entre les discours et la conduite n’existait plus ; mais l’hypocrisie se décèle par l’exagération ; elle ne sait où s’arrêter ; la fausse sensibilité n’a point de nuances, elle n’emploie jamais, pour se peindre, que les plus fortes couleurs, et toujours elle les prodigue ridiculement. Il s’établit dans la société une secte très nombreuse d’hommes et de femmes qui se déclarèrent partisans et dépositaires des anciennes traditions sur le goût, l’étiquette, et même la morale qu’ils se vantaient d’avoir perfectionnée ; ils s’érigèrent en juges suprêmes de toutes les convenances sociales et s’arrogèrent exclusivement le titre imposant de bonne compagnie. Un mauvais ton, toute aventure scandaleuse, excluaient ou bannissaient de cette société ; mais il ne fallait ni une vie sans tache, ni un mérite supérieur pour y être admis. On y recevait indistinctement des esprits forts, des dévots, des prudes, des femmes d’une conduite légère. On n’exigeait que deux choses : un bon ton, des manières nobles, et un genre de considération acquis dans le monde, soit par le rang, la naissance ou le crédit à la cour, soit par le faste, les richesses, ou l’esprit et les agrémens personnels… »

En somme, et malgré de fâcheuses concessions qui trop souvent semblent des abdications, malgré ce défaut d’aplomb moral qui laissait, un vague dangereux à la vertu, et cet état artificiel qui déplaçait principes et affections, la société d’alors se montre généreuse, délicate, dévouée à l’amitié, respectueuse de la loi jurée dans les liaisons les moins régulières, et elle exerce une sorte de police qui supplée utilement aux lois, réprimant par ses censures et ses ostracismes les vices qui échappent à la justice, l’ingratitude, l’avarice, les vilains procédés, maintenant le culte de l’honneur : — l’honneur, sentiment mystérieux et puissant dont les règles se révèlent aux âmes bien nées plus qu’elles ne s’apprennent, qui, à travers bien des métamorphoses et mainte contradiction, persiste, rassemble ses initiés dans une vaste franc-maçonnerie ; sentiment subtil, fleur de chevalerie, composé de nuances que les esprits géométriques ne reconnaissent guère et traitent volontiers de sophismes, religion et amorale de ceux qui vivent en dehors de la religion et de la morale, parfois même supérieure à celles-ci, mais produisant ses fruits les plus suaves lorsqu’il s’appuie sur elles et leur emprunte ses principes !

Parmi les familiers du Palais-Royal à cette époque, on remarquait le comte de Pont-Saint-Maurice, premier gentilhomme de la chambre, l’homme de France le plus ferré sur les usages et étiquettes, formant avec sa femme un parfait tableau d’amour conjugal, tous deux tellement inséparables qu’ils se plaçaient à côté l’un de l’autre, même dans les repas de grande cérémonie ; — le chevalier de Durfort, qui affectait pour les arts et la littérature beaucoup d’enthousiasme, ayant des manières nobles et une galanterie de bon goût avec les femmes : c’est lui qui rapporte cette jolie réponse de Mme de Bussy à son mari, qui, désolé de sa froideur, la suppliait de le tutoyer : — Eh bien, va-t’en ! — Le comte de Thiars, un des hommes les plus aimables de la société, très réputé pour le charme de sa conversation, ses chansons, et les succès féminins qu’il avait obtenus malgré sa laideur ; — le comte de Schomberg, plein d’esprit et d’instruction, caractère loyal, très brave à la guerre, et avec cela, une telle peur des revenans que, si quelqu’un de ses amis mourait, il faisait coucher son valet de chambre cinq ou six jours auprès de son lit ; admirateur passionné de Voltaire avec lequel il entretenait une correspondance assidue ; possédé de la manie de déclamer des vers et de jouer fort mal la comédie ; — MM. de Valencey, de Blot, d’Osmont, de la Tour du Pin, de Clermont, — M. de Poudens, premier maître d’hôtel, excellent homme, persuadé que le Palais-Royal était une sorte de paradis de bonté, de bienveillance, où nul serpent tentateur ne pénétrait jamais. On voyait encore aux petits jours le maréchal de Castries, M. et Mme du Châtelet, le marquis de Durfort, aimable à force de droiture et de bonté ; — le vicomte de Jarnac et son frère le mystérieux duc de Chabot, auquel ses attitudes sibyllines et ses réflexions en forme d’oracles avaient conféré une espèce de célébrité ; — le chevalier d’Oraison, le seul homme peut-être qui sût faire usage de sa rare instruction sans jamais avoir été accusé de pédanterie ; — M. Donézan, frère du marquis d’Usson, passé maître dans l’art de conter. Mettre en scène divers personnages, en passant rapidement de l’un à l’autre, en imitant leurs gestes, leur voix, savoir surtout tirer une histoire de rien, dissimuler l’inanité du fond sous la grâce des détails, s’arrêter à temps, une seconde avant que l’ennui ne commence, parler à ses auditeurs la langue de leurs goûts, tels étaient alors, tels seront toujours les principes de cet art, de ce grand moyen de séduction où M. Donézan rencontrait pour rivaux[8] MM. de Vaines et Lauzun.

Les jours de représentation d’Opéra, toutes les personnes présentées pouvaient, sans aucune invitation, souper au Palais-Royal ; pour les autres jours, appelés les petits jours, il y avait une liste d’intimes, qui, invités une fois pour toutes, venaient à volonté. Ces soupers, composés de dix à vingt personnes, étaient pleins d’agrément ; la princesse et les dames parfilaient, s’occupaient de menus ouvrages auprès d’une table ronde, autour d’elles les hommes soutenaient la conversation ; plusieurs dames y prenaient une part très active : Mmes de Polignac, de Clermont-Gallerande et la comtesse de Blot, dame d’honneur de la princesse, celle-là, sans doute, qui inspira au chevalier de l’Isle sa jolie fable de l’Oranger. Mais il ne faut point se fier à un poète amoureux, et, à tout prendre, Mme de Genlis se rapproche davantage de la vérité, lorsqu’elle la représente jolie encore malgré ses quarante ans, fort élégante et charmante dans un petit cercle d’intimes, mais affectée quand elle voulait briller et « prétendre à la noblesse des grâces, » dissertant alors et tombant dans le galimatias au lieu de causer. Elle attachait une extrême importance au ton, aux manières, poussait la délicatesse du goût jusqu’à la puérilité, et les mauvais plaisans d’affirmer que cette personne aérienne aurait eu honte de manger du poulet, de boire du vin, du lait de vache, et qu’elle disait à Buffon : « Puisqu’il faut du lait dans la nature, pourquoi les colombes ne nous en fournissent-elles pas ? » Et Buffon lui aurait conseillé de ne boire que du lait d’amandes. De même vouvoyer lui semblant difficile avec son bichon, tutoyer de mauvais goût, elle ne lui parlait qu’à la troisième personne, et, pour le désennuyer, lui faisait lire des comédies par sa demoiselle de compagnie. Ayant fait vœu de ne jamais prononcer le mot culotte, il en résulta pour elle un étrange embarras : elle s’avisait de répéter à un petit jour la plaisanterie du baron de Besenval au duc de Chartres arrivant à Versailles après une absence de six mois : « Je vais vous mettre au courant ; ayez un habit puce, une veste puce, une culotte puce et présentez-vous avec confiance. Voilà tout ce qu’il faut pour réussir à la cour. » Arrivée au mot malencontreux, elle s’arrête, confuse, après avoir prononcé la première syllabe. — Apparemment madame attache à ce mot une idée particulière, observe avec bonhomie M. d’Osmond. — Point du tout, repart quelqu’un, c’est, au contraire, que madame n’en peut détacher une idée toute naturelle. — Pour faire diversion, Mme de Rochambeau s’empressa de raconter une amusante espièglerie de feu la duchesse d’Orléans à M. d’Étréhan, celui qu’on appelait : Mon père, bien qu’il n’eût jamais eu de femmes ni d’enfans. C’était un fanatique d’opéra, et, comme le marquis de Lusignan, la Grosse-Tête, un confident de femmes. Tous deux s’étaient arrogé comme un droit cette espèce de confiance, et ils étaient les directeurs de conscience des femmes légères : il ne fallait pour cela que de la modestie résignée et avoir l’air de croire que toutes les intrigues étaient des passions platoniques. Un soir, après dîner, au Palais-Royal, M. d’Etréhan s’endort profondément en attendant l’heure de l’Opéra. Toute la société se retire, sauf la duchesse d’Orléans et Mme de Blot qui, à peine seules, imaginent la mystification suivante : coiffer le bonhomme avec un petit bonnet à papillons, ajouter une rose artificielle, coquettement posée sur l’oreille, beaucoup de rouge, une douzaine d’assassins, puis, les valets mis dans la confidence, le réveiller et l’avertir que l’opéra est commencé. Il s’y rend aussitôt, entre dans sa loge et se penche en avant ; aussitôt un rire général s’élève : le père veut découvrir la cause de cette gaîté, se penche davantage encore, regarde de tous côtés ; l’hilarité redouble, le spectacle est interrompu, et lui de répéter : « Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ? » jusqu’à ce que Mlle Tel vînt et lui présentât un miroir qui le lui apprit.

Diderot et les philosophes avaient mis à la mode la chaleur dans la conversation, et, comme elle se mariait fort bien avec le jargon de la sensibilité, Mme de Blot, très passionnée pour Voltaire et Rousseau, estimait l’une et l’autre de bon ton. Pendant une soirée du Palais-Royal, elle s’anima tellement sur la Nouvelle Héloïse qu’elle finit par soutenir qu’une femme véritablement sensible aurait besoin d’une vertu supérieure pour ne pas consacrer sa vie à Rousseau si elle avait la certitude d’en être adorée. À cette déclaration, le duc de Chartres, qui n’aimait pas la secte sentimentale et la persiflait volontiers, l’interrompit et supplia plaisamment chacun des assistans de ne jamais révéler pareil secret, parce que Jean-Jacques, s’il l’apprenait, viendrait infailliblement enlever Mme de Blot, qui serait à jamais perdue pour M. de Blot, le Palais-Royal, ses amis. Mme de Blot riposta avec aigreur, on réussit à l’apaiser, mais tout d’un coup elle s’avise de remarquer que Mme de Genlis n’a pas ouvert la bouche et lui demande pourquoi elle ne donne pas son avis comme les autres personnes. La jeune comtesse répondant qu’elle n’a lu ni la Nouvelle Héloïse, ni Emile, son interlocutrice se récrie, observe d’un ton sarcastique que c’est là une singulière prétention et s’attire cette mercuriale : « Non, madame, je vois trop souvent des prétentions ridicules pour en avoir moi-même. Je n’ai point lu ces deux ouvrages, parce que je sais qu’ils ne sont pas faits pour mon âge ; quand j’aurai le vôtre, madame, je les lirai, parce qu’ils contiennent, dit-on, d’excellentes choses, et que je pourrai alors en parler sans blesser la bienséance. » Mme de Blot, furieuse, hasarda une nouvelle attaque, eut encore le dessous, bouda, tandis que Mme de Genlis, que la société du Palais-Royal avait trouvée fort timide jusque-là, conquit du coup plusieurs admirateurs et se fit une ennemie qui ne lui pardonna jamais. Certes, la réponse était sanglante, mais elle ne vaut pas celle de Mme de Laborde à la princesse Borghèse, qui lui demandait son âge : « Il m’est impossible de répondre à Votre Altesse, je suis plus jeune qu’elle. »

Au moins la conversation de cette cour n’a point ce caractère frivole qu’elle va prendre ailleurs ; comme dans les vrais salons du siècle, elle s’élève sans effort aux sujets les plus graves, que des anecdotes choisies et de piquantes réflexions viennent égayer à propos. J’imagine qu’on n’y chantait point cette chanson des Chaises percées, appelées par l’auteur : les baronnes, dont, paraît-il, les dames de la cour raffolèrent, mais on y racontait des histoires que Mme de Genlis mettra plus tard à profit, et qui, rassemblées, formeraient de bien aimables dialogues. J’entends par exemple, au milieu d’une belle discussion sur l’influence des passions, la marquise de Polignac se divertir de M. de Croy, l’Invalide de Cythère, un vieillard éclopé, goutteux, portant beaucoup de bijoux gothiques et des tabatières à secret, regardant les jaunes femmes avec une froideur mélancolique, et vantant avec extase les beautés célèbres de son temps. Là-dessus, on pense à Mme de La Reynière, très belle encore, malgré ses quarante ans et son extrême maigreur, et quelqu’un de rappeler le mot du baron de Breteuil en la voyant : c’est le Colisée. La conversation tombe sur la fidélité entre époux, et le chevalier d’Oraison recommande aux ménages présens le conseil d’un évêque à Louis XIII : ne faire des coups d’État qu’avec la reine. Arrive M. de Canillac qui interrompt un débat au sujet des querelles des parlemens avec la couronne : en traversant le théâtre de l’Opéra, sa perruque s’est accrochée et il a été décoiffé : voyant son embarras, l’acteur Larrivée, qui fut jadis perruquier, lui a offert de raccommoder le dommage ; en effet, il l’a arrangé, repoudré à merveille, sans quitter son costume d’Agamemnon. Chacun le félicite, et jamais coiffure de Gardanne ne reçut tant de complimens. On lui demande des nouvelles : il a été dans l’après-dîner chez Mme de ***, une égoïste de la plus belle eau. Elle a une maladie qui l’oblige à passer une partie de sa vie au lit, et cependant reçoit beaucoup de monde. Quelqu’un se plaignit de la fraîcheur de sa chambre. — « Comment, dit-elle, il fait donc bien froid ? — Il gèle à pierre fendre. » Elle sonne précipitamment et dit à sa camériste de lui apporter un couvre-pied d’édredon. Puis elle parla d’autre chose. — Quelqu’un chuchote un mot fâcheux de Louis XV. M. de Chauvelin, son ami, est frappé d’apoplexie dans les petits appartemens et expire subitement en jouant avec lui. Quelques jours après, en allant à Choisy un des chevaux de l’attelage royal s’abat et meurt sur place ; quand on vint annoncer l’accident au roi, il dit avec attendrissement : « C’est comme ce pauvre Chauvelin[9] ! » — Les commentaires vont leur train, et Scipion opère une diversion utile, car les têtes commencent à s’échauffer. C’est un négrillon de sept ans, choyé, cajolé par la duchesse de Chartres, admis dans le salon où il a les quatre pieds blancs, casse tous les éventails qu’il peut attraper, se faufile sous les chaises des dames qu’il déchausse adroitement, débite tout ce qui lui passe par la tête. Ne voilà-t-il pas qu’il s’approche de la princesse de Conti et lui demande gravement : « Madame, pourquoi donc avez-vous un si grand nez ? » Jugez de la stupeur des hôtes de céans : on essaie de le faire disparaître, il s’obstine et répète : Je veux savoir ça. On se décide à l’emporter, mais il se débattait en hurlant : c’est que je n’ai jamais vu un nez si long. Cependant le marquis de Genlis, beau-frère de la comtesse, causeur charmant, mari infidèle et joueur s’il en fut, s’entretient avec Mme de Serrent qui admire la coiffure de la marquise, ornée très simplement et gracieusement d’un croissant et d’une étoile qu’il a posée tout à l’heure dans ses cheveux, sans qu’elle s’en aperçût, au moment où elle s’asseyait en voiture. « C’est un talisman sans doute, remarque Mme de Serrent, car on peut croire que c’est votre étoile qui vous préserve du croissant. » Ainsi, ce semble, devisait-on dans le salon du Palais-Royal.

Parmi les pastels littéraires qui abondent sous la plume alerte de Mme de Genlis, j’en rencontre deux qui donneront une idée très nette de sa manière, dans un mélange agréable de réflexions moralistes et de traits qui les soulignent. Il s’agit du respect de la société pour ces doctrines de bon goût dont l’opinion fait la seule base. « Ainsi, dit-elle, la femme la plus humoriste et la plus dédaigneuse sera toujours, chez elle, polie, obligeante. Cette espèce d’hospitalité, mieux exercée en France que dans aucun autre pays, est une des choses qui contribuent le plus, parmi nous, à l’agrément de la société. On ne se fâche point, on ne se formalise point, on ne se moque point chez soi, on n’y montre ni humeur, ni dédain, ni sécheresse ; voilà des maximes qui sont généralement suivies. Mme de Voyer est une preuve frappante de cette vérité ; avec beaucoup d’esprit, elle est la personne du monde la plus moqueuse, la plus capricieuse et la plus dénigrante envers les gens qui ne lui plaisent point. Rien de tout cela ne s’aperçoit chez elle ; qui ne la verrait que là serait persuadé qu’elle est d’une politesse aimable et constante, d’une parfaite égalité d’humeur, et qu’elle est remplie de bonhomie. Il faut pourtant se faire une extrême violence pour savoir se composer ainsi… Avec tous ces défauts et une figure étrange, Mme de Voyer a, dit-on, inspiré de grandes passions… Elle a les plus jolis pieds et les plus jolies mains de Paris ; d’ailleurs elle est fort laide, elle a le plus grand nez connu de la ville et de la cour ; elle fait elle-même sur cette espèce de difformité des plaisanteries qui ont beaucoup de grâce ; elle prétend que son nez, exactement mesuré, est plus long que sa pantoufle, et ce fait singulier ne paraît à personne une exagération. La belle Mme Cases, qui n’a pas de quoi comprendre que l’esprit puisse dédommager du manque de beauté, ne regarde jamais Mme de Voyer, son amie, sans éprouver une pitié déchirante, et, pour la consoler de ce malheur, elle lui parlait sans cesse de ses pieds et de ses mains. Ces éloges, continuellement répétés, ont fini par excéder Mme de Voyer qui, pour s’en délivrer, pria secrètement le président de Périgni de lui faire un jour une scène sur son nez, quand Mme Cases recommencerait ses louanges accoutumées. En effet, à la première occasion, et devant huit ou dix personnes qui n’étaient point dans la confidence, Périgni coupa la parole à Mme Cases qui se récriait sur la délicatesse et la blancheur des mains de Mme de Voyer : « Pour moi, dit-il, ce n’est point du tout là ce qui me charme dans Mme de Voyer ; je ne puis souffrir ses mains et ses petits pieds si vantés ; ce que j’aime le mieux, c’est son nez. » À cette incartade, tout le monde s’étonne, et Mme Cases frémit. « Oui, continua le président, son nez ; il est de si bonne amitié, si prévenant ; il me fait toujours des avances, tandis que ces mains et ces pieds me repoussent… » Le président de Périgni dit des bons mots et fait des bonnes actions…

Le tableau est vivant, et l’on croit entendre les personnages ; l’amie maladroite, un nouvel exemplaire de la Belle et la bête, consolant à rebours celle qui n’a pas besoin d’être consolée ; la marquise de Voyer qui, à force d’esprit, de beauté sociale, inspire des passions à cinquante ans sonnés. Voilà le bienfait, le miracle de la civilisation ; on oublie ce nez, un nez plus long que celui de la princesse de Conti, on ne regarde que les pieds et les mains et il sera de bon goût d’en devenir amoureux ; car l’héroïne a « des je ne sais quoi qui enlèvent » et, peut-être aussi, dédaigneuse de la pudeur, « cette belle vertu qu’on attache sur soi avec des épingles, sait-elle faire admirer à propos ce que les femmes ont coutume de cacher. Un visage médiocre reposant sur un corps digne de Phidias, quoi de plus fréquent ? Le sot passe à côté, l’observateur intelligent s’arrête, devine le chef-d’œuvre secret et l’adore. Et puis, l’esprit, la grâce, l’élégance, ne sont-ils pas aussi de la beauté, des facteurs de l’amour, ce fruit charmant de la culture sociale et d’une éducation spiritualiste, sentiment plus fort et plus divin à mesure qu’il s’imprègne d’idéal et d’immatérialité, qu’il transfigure l’objet aimé en empruntant à l’imagination ses prestiges si nécessaires. Cervantes est un grand moraliste, et comme il a raison de rendre l’immortel chevalier de la Manche amoureux de Dulcinée de Toboso ! Comme, du plus au moins, cette histoire est notre histoire à tous ! La plus belle personne du monde résisterait-elle à l’analyse d’un juge capable de s’élever au-dessus des passions humaines ? Ne serait-elle pas devant lui comme les dames de l’île des Géans devant Swift, qui trouvait leurs traits si grossiers et leurs cheveux pareils à des cordages ? Et d’autre part, l’être le plus enfoncé dans la matière peut-il s’empêcher de revêtir de charmes qu’elle ne possède pas la créature qu’il poursuit de ses désirs ? Aussi a-t-on toujours l’âge et la beauté des sentimens qu’on inspire, sinon de ceux qu’on éprouve, et la femme qui ramasse épars, et comme flottans, les élémens de grâce et d’illusions répandus dans les âmes par les poètes, pour s’en faire une ceinture de Vénus, semble la magicienne par excellence ; à l’encontre de Circé, elle métamorphose les hommes en idéalistes, et sème à son tour des rêves plus vrais que la froide réalité, de l’a graine de bonheur.

Dans le portrait de Mme Necker et de Mme de Staël[10], la manie critiquante de Mme de Genlis se montre à découvert ; il y a aussi défaut d’affinités électives, elle n’a point pénétré ou voulu comprendre ces âmes vraiment grandes, et, de penser combien, en disant des choses assez vraies prises une à une, on arrive à peindre faussement un caractère, une telle idée aurait de quoi rendre circonspect le lecteur, inspirer quelque modestie à l’écrivain. C’est d’ailleurs un procédé vieux comme le monde, celui de l’adversaire habile qui frappe en gardant l’apparence de l’impartialité. Aussi bien Mme de Genlis se pipe elle-même, sa vanité donne le change à ses passions, elle croit n’avoir de haine pour personne, pèse mérites et démérites dans une balance de précision ; elle est une justicière, et s’étonnera toujours que les gens visés par ses infaillibles décrets ne s’inclinent point, mais veuillent lui appliquer la peine du talion. Donc c’est grand dommage que Mme de Staël ait été élevée dans l’admiration du phébus et du galimatias, qu’elle ait négligé la lecture des grands écrivains du siècle de Louis XIV, surtout qu’elle n’ait pas été la fille ou l’élève de Mme de Genlis qui lui eût inculqué des principes littéraires, des idées justes et du naturel. Regret plaisant, que l’on peut partager dans quelque mesure, car l’éducation de Corinne aurait changé de direction, et pondéré peut-être son impétueux génie. « Mme Necker l’avait fort mal élevée, en lui laissant passer dans son salon les trois quarts de ses journées, avec la foule des beaux esprits de ce temps, qui tous entouraient Mlle Necker ; et tandis que sa mère s’occupait des autres personnes, et surtout des femmes qui venaient la voir, les beaux esprits dissertaient avec Mlle Necker sur les passions et sur l’amour. La solitude de sa chambre et de bons livres auraient mieux valu pour elle. Elle apprit à parler vite et beaucoup sans réfléchir, et c’est ainsi qu’elle a écrit. Elle eut fort peu d’instruction, n’approfondit rien ; elle a mis dans ses ouvrages non le résultat de souvenirs de bonnes lectures, mais un nombre infini de réminiscences de conversations incohérentes. Mme Necker était une personne vertueuse, calme, sèche et compassée, sans imagination ; elle avait pris, de ses liaisons avec M. Thomas, un langage emphatique qui contrastait singulièrement avec la froideur de ses sentimens et de ses manières ; elle était étudiée en tout ; elle se composait un rôle pour toutes les situations, pour le monde, et pour le commerce intime de la vie ; elle le dit elle-même dans ses souvenirs. Elle y donne des règles sur la manière dont on doit causer tête à tête avec son amie. Au reste, avec ces préparations, elle était toujours égale, obligeante ; et même, ne calculant que sur l’amour-propre des autres, elle était constamment louangeuse à l’excès. Voici une anecdote curieuse sur Mme Necker, que je tiens de l’homme du monde le plus incapable de faire un mensonge, le marquis de Chastellux. Dînant chez Mme Necker, il arriva le premier, et de si bonne heure que la maîtresse de maison n’était pas encore dans le salon. En se promenant tout seul, il aperçut à terre, sous le fauteuil de Mme Necker, un petit livre ; il le ramassa et l’ouvrit ; c’était un petit livre blanc qui contenait quelques pages de l’écriture de Mme Necker. Il n’aurait certainement pas lu une lettre, mais, croyant ne trouver que quelques pensées spirituelles, il les lut sans scrupule ; c’était la préparation du dîner de ce jour, auquel il était invité : Mme Necker l’avait écrite la veille, il y trouva tout ce qu’elle devait dire aux personnes invitées les plus remarquables ; son article y était, et conçu en ces termes : je parlerai au chevalier de Chastellux de la « Félicité publique » et « d’Agathe » (deux de ses ouvrages). Mme Necker disait ensuite qu’elle parlerait à Mme d’Angivilliers sur l’amour, et qu’elle élèverait une discussion littéraire entre MM. Marmontel et de Guibert. Il y avait encore d’autres préparations que j’ai oubliées. Après avoir lu ce petit livre, M. de Chastellux s’empressa de le remettre sous le fauteuil. Un instant après, un valet de chambre vint lui dire que Mme Necker avait oublié, dans le salon, ses tablettes ; il les chercha et les lui porta. Ce dîner fut charmant pour M. de Chastellux, parce qu’il eut le plaisir d’entendre Mme Necker dire, mot à mot, tout ce qu’elle avait écrit sur ses tablettes. »

Voilà donc deux règles de conduite mondaine, l’une générale, absolue, l’autre particulière, et plus douteuse. Ne montrer chez soi ni humeur, ni sécheresse, ni dédain, ne point se moquer des présens ni des absens, quel excellent principe pour toutes les maîtresses de maison ! Célimène ne l’observait guère, et ses imitatrices sont autrement nombreuses que celles de Mme de Voyer. Avec quelle facilité n’entend-on pas sacrifier au désir de paraître spirituelle, bien informée ou impartiale, les amis du second et même ceux du premier degré ! Comme si de telles impartialités n’étaient point des espèces de trahisons, comme si l’on n’était pas l’avocat d’office, le remplaçant de ceux qu’on aime ! Combien rares celles qui dans leur salon ne permettent point qu’on plaisante ou qu’on critique leurs amis, mais savent les défendre et les louer comme il convient ! Et quelle vérité effrayante dans cette réflexion d’une femme de notre temps : « Mon mari et mon frère m’aiment beaucoup, je suis sûre d’eux, et cependant je ne voudrais pas les entendre parler de moi pendant une heure ! » Oui, l’on comprend mieux le charme indicible de cette société du XVIIIe siècle, où le cœur parlait avec esprit, si, comme l’assure Mme de Genlis, ces règles faisaient loi. Préparer la conversation d’un dîner avec le même soin que son menu, repasser ce qu’on dira à point nommé, une telle précaution peut paraître singulière aux esprits amoureux d’imprévu, de liberté absolue dans la causerie : du moins témoigne-t-elle de quelque modestie, d’un désir très grand de charmer ses convives. Une maîtresse de maison qui a le goût de l’ordre et de la mesure, redoute les ruades de parole, sait que le choix des sujets n’est pas indifférent pour faire briller ceux de ses hôtes qui se renferment volontiers dans le silence et préfèrent écouter. Un dîner pour elle est comme une symphonie ou comme le discours dont l’orateur a préparé les principales tirades ; elle a quelques raccords pour combler les lacunes, remplir les momens de chômage, mais les cadres n’ont rien de rigide, et elle s’applaudira des digressions heureuses qui varient le thème qu’elle insinue adroitement, car tout est dans tout, et de même qu’il ne fallait à Vanini qu’un brin d’herbe pour croire à l’existence du Dieu qu’on l’accusait de nier, ainsi le sujet le plus limité, le plus simple, ouvre les portes de l’infini, s’il se présente à la pensée de l’homme capable d’en tirer ce qu’il contient.


IV

Avant d’essuyer brocards et satires des gens de lettres qu’elle jugeait sévèrement, des philosophes dont elle dénonçait les doctrines, des gens du monde qu’elle désignait à la malignité publique dans ses romans à clef, Mme de Genlis savoura pleinement les triomphes sans nuages et les charmes de la lune de miel littéraire. Son premier ouvrage eut pour objet une belle action, qui lui porta bonheur. Un gentilhomme de Bordeaux, M. de Queissat, avait été condamné, avec ses frères, à payer une somme de 75,000 livres à un négociant que ceux-ci avaient blessé dans une altercation : ils ne possédaient aucune fortune, et faute de verser cette somme, devaient rester en prison toute leur vie. Mme de Genlis, suppliée par M. de Queissat, lui vint généreusement en aide, rédigea un mémoire, et l’avocat Gerbier lui ayant conseillé de publier à son profit les pièces qu’elle faisait jouer à ses filles, devant un auditoire trop nombreux, en souvenir de ses rôles d’autrefois, elle demanda à M. de Genlis et obtint l’autorisation de le faire. L’édition se vendit en quelques jours, la famille royale, les princes donnèrent l’exemple, un Russe apporta mille écus pour un exemplaire, et, tous frais payés, l’ouvrage produisit 46,000 francs, dont se contenta le négociant. L’enthousiasme fut général, le Théâtre d’éducation, porté aux nues par Grimm, La Harpe, traduit en plusieurs langues. Lettres, vers, éloges se multipliaient : « Je ne suis plus amant de la nature, écrivait Buffon ; je la quitte pour vous, qui faites plus et qui méritez mieux. Elle ne sait que former des corps et vous créez des âmes… Votre charmant théâtre m’a fait autant de plaisir que si j’étais encore dans l’âge auquel vous l’avez consacré… Chaque trait porte l’empreinte de votre âme céleste. Vous l’avez peinte en chaque scène sous un emblème différent et sous la morale la plus pure. » D’Alembert cherchait à l’enrôler dans le clan philosophique : à propos de ses pièces tirées de l’écriture Sainte, il lui conseilla amicalement de ne plus parler de la religion, parce que cette mode était passée, mais de consacrer sa belle imagination à des sujets purement moraux ; alors elle réunirait tous les suffrages, et il proposerait à l’Académie de créer quatre places de femmes, afin de la mettre à leur tête : les trois autres académiciennes seraient Mmes de Montesson, d’Houdetot et d’Angivilliers. Elle répondit qu’elle ne saurait séparer la religion de la morale, et qu’elle combattrait de toutes ses forces la fausse philosophie. La dispute s’échauffa, d’Alembert s’en alla furieux et ne revint plus : déjà d’ailleurs, un quiproquo avait failli amener la brouille ; le philosophe lui envoyait ses discours à mesure qu’il les faisait imprimer ; un jour, il lui adressa un éloge de La Condamine, sans nom d’auteur, elle le lut avec plaisir, et lui écrivit qu’elle l’aimait infiniment mieux que tous les précédens. Il était de Condorcet.

Une fois lancée dans la carrière, Mme de Genlis ne s’arrête plus et va la parcourir jusqu’au bout : elle entasse Pélion sur Ossa, accumule notes, extraits, se répète, écrit de la même plume les Chevaliers du Cygne et des livres sur la religion : elle publie ses innombrables volumes, pour rendre service d’abord et pour la gloire, puis, à partir de l’émigration, elle travaille pour vivre, et comme l’ordre, l’économie, ne sont point ses vertus dominantes, qu’elle a, elle aussi, un trou dans la main, ils se succéderont sans interruption pendant cinquante ans et plus. Mémoire excellente, volonté, méthode et puissance de travail, ces dons précieux lui permettent de mener de front plusieurs besognes, et c’est le plus sérieusement du monde qu’elle se proposait de refaire dans sa vieillesse l’Encyclopédie, une Encyclopédie ad usum Delphini, purgée des hérésies philosophiques, à l’usage des âmes bien pensantes : elle en parle à plusieurs reprises dans ses souvenirs. L’esprit personnel, le coloris, la fraîcheur d’expression et l’invention lui sont à peu près étrangers ; nulle profondeur dans la pensée, un style agréable et simple, une exposition très claire, un récit naturel et bien conduit, voilà le train ordinaire de ses ouvrages. Ne lui demandez pas de mettre en relief les contrastes puissans du vice et de la vertu, les ressorts cachés de la nature et des passions, mais elle excelle à pénétrer les petits intérêts qui agitent la société, les nuances fugitives des modes, à donner de la physionomie sans caricature aux mœurs du jour, aux caractères individuels. Beaucoup de ses contemporains ont vu en Mademoiselle de Clermont un chef-d’œuvre qu’ils comparent de bonne foi à la Princesse de Clèves, au Comte de Comminges : Sainte-Beuve lui-même confesse avoir cru longtemps que c’en était un, et c’est déjà beaucoup pour Mme de Genlis qu’il ait eu cette pensée. Mlle de Clermont, petite-fille du grand Condé, aime le duc de Melun, et, malgré la distance qui les sépare, elle se décide à l’épouser en secret. Les combats de délicatesse des deux amans, les remords de la princesse, forcée de faire les avances en raison même de son rang, le mariage, la mort du duc, causée par un accident de chasse, voilà tout le plan de la nouvelle qui, après un début assez heureux, tourne court et se perd dans une fausse sensibilité. Comment expliquer que ce qui nous semble aujourd’hui presque commun et banal ait paru jadis gracieux, émouvant, pathétique ? Sans doute parce que le goût littéraire a ses évolutions, comme la philosophie, l’histoire, comme la civilisation. A Mademoiselle de Clermont, je préfère de beaucoup le roman des Petits émigrés : ici la force tragique des événemens porte l’auteur et communique au livre une partie de son prestige ; et puis, Mme de Genlis a partagé les tristesses de l’émigration, elle a senti, souffert, ce qu’elle raconte, elle écrit sous la dictée du malheur, et comme tant d’autres, elle ne dit bien que ce qu’elle a vu ou observé. Il convient d’ajouter que les mères de famille reliraient avec profit ses livres d’éducation, elles y trouveraient beaucoup de leçons pratiques, des préceptes utiles pour donner aux enfans le pli du bien, des traits tels que cette réponse d’un jeune garçon auquel on demande pourquoi il ne se défend pas contre un autre qui le bat : « Je ne peux pas, je suis le plus fort. » Le malheur est que le diable y montre quelquefois son pied fourchu, qu’elle a des distractions, des heures où elle oublie ce qu’elle doit à son sexe ; ainsi dans les Veillées du château, il est question de fausses couches ; dans sa brochure sur l’éducation du dauphin, en 1790, brochure inspirée par son animosité contre la reine[11], elle prétend qu’une nation libre a le droit de surveiller l’éducation du prince, qu’elle doit en connaître tous les détails, et propose un journal, publiant le plan de ses études, l’emploi de toutes ses heures, les fautes et les bonnes actions de l’élève, bref, un plan complet d’inquisition ; elle fit des journaux pour les jeunes princes d’Orléans, mais il n’était pas question de les publier. Ainsi enfin, dans Adèle et Théodore, le monde chercha des noms vivans aux personnages du roman et ne les trouva que trop aisément. La baronne d’Almame, une perfection, était Mme de Genlis elle-même, Mme de Surville Mme de Montesson, Mme de Valée la comtesse Amélie de Boufflers, et derrière le pseudonyme de Mme d’Olry les initiés découvraient Mme de La Reynière. Le portrait amusa la ville et la cour, en voici quelques passages :

« La fortune immense qu’elle possède n’a pu la consoler encore du chagrin d’être la femme d’un financier ; n’ayant point assez d’esprit pour surmonter une pareille faiblesse, elle en souffre d’autant plus qu’elle ne voit que des gens de la cour, et que sans cesse tout lui rappelle le malheur dont elle gémit en secret. On ne parle jamais du roi, de la reine, de Versailles, d’un grand habit, qu’elle n’éprouve des angoisses intérieures si violentes qu’elle ne peut souvent les dissimuler qu’en changeant de conversation. Elle a d’ailleurs pour dédommagement toute la considération que peuvent donner beaucoup de faste, une superbe maison, un bon souper et des loges à tous les spectacles. Au reste, elle n’aime rien, s’ennuie de tout, ne juge jamais que d’après l’opinion des autres, et joint à tous ces travers de grandes prétentions à l’esprit, beaucoup d’humeur et de caprices, et une extrême insipidité. Quoique fort orgueilleuse d’être une fille de qualité, elle n’a pas montré le moindre attachement pour son père, parce qu’il a quitté le service et le monde, et qu’elle n’en attend rien. Elle n’aime point Mme de Valmont, qu’elle ne regarde que comme une provinciale, et elle a sans doute oublié qu’elle eut une sœur religieuse…[12] » En attendant qu’elle songeât à corriger l’Encyclopédie, notre comtesse, obéissant à un usage aussi absurde que répandu, refait des ouvrages d’anciens auteurs, par exemple les Trois Sultanes de Favart : il s’agissait, il est vrai, de jouer la pièce ainsi accommodée. Elle s’y donna un rôle très brillant dans lequel elle chantait, dansait, jouait du clavecin, de la harpe, de la guitare, de la musette, du tympan et de la vielle : Ouf ! Ses amis (elle en eut, et de fort dévoués) lui offrirent plus tard une fête vraiment originale : des tableaux en action tirés de ses livres, avec une symphonie en guise d’intermède entre chaque tableau. On se plaît à espérer qu’ils en avaient oublié quelques-uns.

Mais le meilleur de tous ses ouvrages, et, j’imagine, son meilleur titre à la gloire, c’est l’éducation des princes et princesses d’Orléans. Mme la duchesse de Chartres, alors sous le charme, la nomma gouvernante de ses filles dès le berceau : elle-même quittait le rouge (grand événement dans la vie d’une femme de qualité), se séparait du monde, et, à l’âge de trente et un ans (1777) entrait de son plein gré au couvent de Belle-Chasse, au coin de la rue Saint-Dominique, où l’on avait bâti sur ses plans un joli pavillon au milieu du jardin. Couvent de bon ton, où elle avait un salon très fréquenté et recevait des visites d’hommes jusqu’à dix heures du soir, dont la règle accommodante n’empêche ni une loge à la Comédie-Française, ni les villégiatures à Saint-Leu, au château de la Motte, ni les voyages à Paris ou dans l’intérieur de la France avec les élèves : un compromis entre la vie trop dissipée du Palais-Royal et les rigueurs de l’existence cloîtrée. En 1782, le duc de Chartres, dont les sentimens pour Mme de Genlis devaient tourner en haine ceux de la duchesse, la désigna comme gouverneur de ses trois fils : M. le duc de Valois, le duc de Montpensier, le comte de Beaujolais. (On sait qu’une des jeunes princesses mourut en bas âge, et que le duc de Montpensier, le comte de Beaujolais, ne vécurent pas jusqu’à trente ans). La chose advint d’une manière assez piquante. Le duc consultait la comtesse sur le choix d’un gouverneur, choix impérieusement urgent[13], disait-il, sans quoi ses enfans auraient le ton de garçons de boutique. Le matin même, le duc de Valois ne lui avait-il pas dit qu’il avait bien tambouriné à sa porte, et ajouté, en parlant des promenades de Saint-Cloud, qu’on était bien tourmenté par la parenté, ce qui signifiait par les cousins ? Mme de Genlis ayant proposé MM. de Schomberg, de Durfort, de Thiais, il refusa, objectant que le premier rendrait ses enfans pédans, que le second leur donnerait de l’exagération et de l’emphase, que le troisième était trop léger. « Eh bien ! moi, fit-elle en riant. — Pourquoi pas ? reprit-il sérieusement. » Sa tête s’exalta, elle entrevit la possibilité d’une chose extraordinaire et glorieuse, et se laissa entraîner. La duchesse de Chartres fut ravie, le prince fit part de son choix à Louis XVI, qui l’agréa ; tous les hommes du Palais-Royal, à l’exception de M. de Schomberg, montrèrent un dépit extrême, et le monde se vengea en raillant madame la gouvernante-gouverneur.

On était convenu de garder comme sous-gouverneur le chevalier de Bonnard, mais l’idée d’obéir à une femme l’exaspéra, et il donna sa démission. Bien que le duc de Valois n’eût encore que huit ans, Mme de Genlis obtint pour lui le traitement qu’on accordait aux gouverneurs qui avaient terminé une éducation. C’était un homme d’esprit qui rimait agréablement, mais dont les manières laissaient parfois à désirer ; il fit, sur le Théâtre d’éducation de la comtesse, des vers qui finissaient ainsi :


Ces drames si beaux, si parfaits,
Ne sont pas ceux de vos ouvrages
Que j’aimerais mieux avoir faits.


M. de Bonnard fut remplacé par M. Lebrun, ancien secrétaire de M. de Genlis, et l’on garda l’abbé Guyot auprès des jeunes princes. Ce dernier avait été en Russie chargé d’affaires par intérim pendant quelques mois, et il affectait de paraître si occupé de cet emploi que Catherine II l’appelait : « M. le surchargé d’affaires. »

En même temps qu’elle s’inspirait des idées de Fénelon, de Rollin, la gouvernante innova résolument, montrant dans cette mission toute nouvelle un esprit original et pratique, une persévérance qui ne se démentit pas une seconde pendant douze ans : elle semble répudier les systèmes philosophiques, mais quelquefois s’approprie les opinions de Locke, de Jean-Jacques, en les pliant au caractère de ses élèves, et se souvient de Montaigne, ce grand maître dans la science de la vie, qui veut que l’on conduise également le corps et l’âme comme une couple de chevaux attachés au même timon, que l’enfant ne die pas seulement sa leçon, mais qu’il la fasse, que le précepteur ne se contente pas de pilloter la science dans les livres et de la loger au bout de ses lèvres pour la dégorger et mettre au vent. « Nous prenons en garde les opinions et le savoir d’autrui, et puis c’est tout ; il faut les faire nôtres. Que nous sert-il d’avoir la panse pleine de viande, si elle ne se digère, si elle ne se transforme en nous, si elle ne nous augmente et fortifie ? .. il ne faut pas attacher le savoir à l’âme, il l’y faut incorporer ; il ne l’en faut pas arroser, il l’en faut teindre. » A l’exemple de Montaigne, Mme de Genlis n’aime guère cette éducation livresque qui ne laisse que des mots dans l’âme des enfans, tandis que les faits y font naître des idées et gravent des souvenirs ineffaçables. Ils ne retiennent bien, pense-t-elle, que ce qu’ils ont appris avec plaisir ; donc il faut cacher les préceptes sous des couleurs séduisantes, leur rendre l’étude aimable, en ôter les épines inutiles ; de là ses livres d’éducation. Bossuet n’a-t-il pas composé des abrégés, Fénelon des dialogues et Télémaque pour son élève, Mme de Maintenon des conversations pour Saint-Cyr, La Motte des sommaires historiques ? Point de rêveries, ni de paradoxes dans le goût de Duclos ou de Galiani, qui voit dans l’éducation un instinct et un effet du hasard ; surtout pas de système absolu ; l’éducation ne donne beaucoup qu’à ceux qui sont nés riches, elle corrige, développe, perfectionne, elle ne crée point ; seconder les dispositions naturelles, ne point prétendre les forcer, voilà ce qui importe avant tout.

« Mme de Genlis, écrit Mme d’Oberkirch, est fort belle, fort spirituelle, un peu pédante aussi ; c’est une Mme Necker élégante. Je ne sais qui l’a représentée en caricature, armée d’un bâton de sucre et d’une férule ; c’est absolument la vérité, » voilà l’impression frivole des gens du bel air. A un autre pôle, Sainte-Beuve signale un défaut grave qu’on va reconnaître dans cette éducation trop touffue, trop réaliste : l’absence du sentiment de l’antiquité, du génie moral et littéraire qui en fait l’honneur, de l’idéal élevé qu’il suppose. Rien de plus certain, mais le progrès accompli était déjà très grand, et l’essentiel obtenu.

Chaque matin, les princes levés à sept heures, au Palais-Royal, prennent, avec l’abbé Guyot, leur leçon de latin, d’instruction religieuse, avec M. Lebrun celle de calcul ; puis on les amène à Belle-Chasse à onze heures, et Mme de Genlis se charge d’eux jusqu’à neuf heures du soir. M. Lebrun rédige un journal détaillé de leur existence, le remet à la gouvernante qui en marge inscrit ses observations ; elle a aussi un journal particulier qu’elle lit et fait signer tous les jours aux enfans. Ceux-ci manifestent quelque aversion pour le grec ; elle se met à l’étudier, prend un maître et affecte un grand enthousiasme pour cette langue ; au bout de six semaines, ils réclamèrent un professeur et elle attacha à leur éducation un excellent helléniste, M. Le Coupey ; ils apprirent très bien le grec et dans sa chambre ; d’ailleurs, ils ont des maîtres de toutes les choses qu’elle n’enseigne pas elle-même. Aux promenades du matin, on ne cause qu’en allemand ; à celles du soir, au dîner, en anglais ; on soupait en italien. Un pharmacien, bon botaniste, bon chimiste, les accompagne ; un Polonais, M. Mérys, enseigne le dessin ; il fit une lanterne magique historique, peignit sur verre l’histoire sainte, l’histoire ancienne, l’histoire romaine, celle de la Chine et du Japon ; les élèves la montrent tour à tour une fois par semaine. A Saint-Leu, chacun a un jardinet qu’il cultive lui-même. La gouvernante invente une gymnastique proportionnée à leurs forces : poulies, hottes, lits de bois, souliers de plomb, courses, sauts dans les sautoires ; elle fait mettre en action et jouer les voyages les plus célèbres, ceux de Vasco de Gama, de Snelgrave : magasin de costumes, la belle rivière du parc de Saint-Leu, une suite de petits bateaux figurant la mer, la flotte, rien ne manque. Un petit théâtre portatif sert à exécuter des tableaux historiques dont les spectateurs doivent deviner le sujet, et, bien entendu, il y aura une salle de comédie pour les pièces de la gouvernante ; on y joue aussi des pantomimes, celle de Psyché persécutée par Vénus, très applaudie par le peintre David : Mme de Lawœstine, âgée de quinze ans, représentait Vénus, sa sœur Psyché, et Paméla l’Amour. Aux pures tout est pur.

Locke conseillait le jardinage et la profession de charpentier ; on saura divers métiers : tourneur, gainier, vannier, menuisier ; lacets, rubans, gaze, cartonnage, plans en relief, fleurs artificielles, papier marbré, dorure sur bois, ouvrages en cheveux, palais des cinq ordres d’architecture, intérieurs de laboratoire, cabinets de physique, tout cela se fait pendant les récréations. Avec l’aide du duc de Montpensier, le duc de Valois fabrique parfaitement bien une grande armoire avec une table à tiroir pour l’ameublement d’une pauvre paysanne. A Paris, toutes les promenades sont instructives ; c’est tantôt des musées, des salles d’histoire naturelle, tantôt des manufactures qu’on visite : ainsi les enfans s’initient aux différentes branches d’industrie, écoutent les ouvriers en se faisant connaître d’eux et s’intéressent à leurs peines. Pendant une course à une fabrique d’épingles, la gouvernante reprocha aux princes de n’avoir rien dit et interdit la parole aux jeunes filles. Elle regrette qu’en général les princes français meurent de peur de manquer de grâces et de jolies manières, aussi veut-elle que ses élèves se montrent affables et obligeans. A l’enterrement du maréchal de Biron, elle donna une leçon de popularité au duc de Valois en l’avertissant de recommander à haute voix au cocher de ne blesser personne ; comme il le faisait avec quelque nonchalance, elle le tança en ces termes : — « Ne saurez-vous donc jamais parler au peuple, monseigneur ? Serez-vous toujours gauche ? N’aurez-vous jamais un moment d’élan ? » — Un des enfans osa s’associer à la réprimande et appuya : — « Allons, monseigneur, de l’élan, c’est si aisé ! » — Il ne l’est pas pour vous de vous taire, gronda la gouvernante.

L’élève ainsi admonestée était Mlle de Montault-Navailles, admise à suivre cette éducation avec César du Crest[14], neveu de la comtesse, et Henriette de Sercey, sa nièce. Elle ne tarda pas à partager l’enthousiasme des princes pour Maman Genlis et voulut le lui témoigner à son tour : — « J’aurais presque rougi de rester en arrière de cette passion romanesque que chacun cherchait à lui prouver. J’ai vu les princes et Mademoiselle baiser les pas où elle avait marché, et j’avoue à ma honte qu’un jour, voulant me distinguer en sentiment, je me précipitai sur le fauteuil qu’elle venait de quitter, et, l’ayant baisé avec ardeur, je me remplis la bouche de poussière, ce qui calma mon enthousiasme. » — Certes les élèves ne se fussent pas contentés de répondre comme le duc du Maine interrogé par Louis XIV s’il était bien raisonnable : — « Comment ne le serais-je pas, puisque je suis élevé par la raison ? » (Mme de Maintenon) : sans doute ils eussent dit : par le génie. Ce qu’il faut reconnaître, c’est qu’elle leur témoigna un dévoûment maternel, que, pendant la Révolution, elle accompagna Mlle d’Orléans en Angleterre, en Suisse et ne se sépara d’elle qu’à la dernière extrémité. Ambition, amour de gloire et de domination, ces sentimens trouvent leur compte dans sa conduite, mais ils n’excluent point l’amitié passionnée pour ceux dont elle a façonné les âmes : et cet instinct de maternité pédagogique, on le retrouve à chaque pas de son existence ; il lui faudra toujours une intelligence à débrouiller, un être faible à protéger et à former ; après Paméla, Stéphanie Alyon, Helmina, Casimir. Elle se montre prompte aux enthousiasmes généreux, compatissante aux petits, aux humbles, désireuse de rendre service aux inconnus aussi bien qu’aux amis. C’est là une invincible obsession, et, tout compte fait, la meilleure rançon de ses péchés, car je compte pour peu cette religiosité qui la fit surnommer une mère de l’Église et inspirait à Napoléon 1er cette jolie observation : « Quand Mme de Genlis veut définir la vertu, elle en parle toujours comme d’une découverte. »

Afin de mieux habituer ses élèves à parler anglais, elle imagina de mettre auprès d’eux une petite Anglaise ; le chevalier de Grave, premier écuyer du duc d’Orléans, allant en Angleterre, se chargea de la commission, il en trouva une, la fit inoculer et l’expédia au duc de Chartres avec un billet ainsi conçu : « J’ai l’honneur d’envoyer à Votre Altesse sérénissime la plus jolie jument et la plus jolie petite fille de l’Angleterre. » Elle était ravissante, en effet, spirituelle, mais indolente, paresseuse au dernier point, et incapable de réflexion ; son caractère pronostiquait une destinée orageuse pour peu que le sort la jetât dans des situations extraordinaires, ce qui ne pouvait manquer d’arriver, car certaines natures appellent le roman comme les grands arbres attirent la foudre. Son nom de famille était Nancy Syms, on le trouva trop commun à Belle-Chasse et on l’appela Paméla Seymour : elle demanda d’y ajouter le titre de lady, cette fierté amusa tout le monde, et, en jouant, les enfans la traitèrent de milady. Mme de Genlis était coquette pour sa jeune orpheline, et, afin de faire valoir ses charmes, elle lui ordonnait de prendre différentes attitudes, de lever les yeux au ciel, de donner à son délicieux visage toutes sortes d’expressions. Et cependant elle recommande quelque part qu’on ait soin de ne pas exalter la tête des femmes, parce qu’elles sont nées pour une vie monotone et dépendante.

La maison de Belle-Chasse est tenue avec une rare économie ; la gouvernante sait le prix des choses, les doses des comestibles données chaque jour pour les repas : un homme de confiance va toutes les semaines à la halle, s’informe du prix courant des denrées, lui rapporte ce détail par écrit. De même Mme de Maintenon prodiguait maint conseil de ménage à son frère et à sa jeune belle-sœur. Ses élèves ont pour précepte de donner avec magnificence en toute occasion, mais de n’acheter et payer que comme des particuliers. L’appartement lui-même est un cours d’éducation, où la tapisserie représente, peints sur toile à l’huile, sur un fond bleu, les médaillons en grisaille des rois de Rome, des empereurs et impératrices jusqu’à Constantin : deux grands paravens rappellent les rois de France, les dessus de porte des traits mythologiques ; l’escalier est couvert de cartes géographiques. Il n’est pas jusqu’à la poupée de Mlle d’Orléans qui n’ait son utilité, elle lui répète ses leçons ; on ne prononce jamais le mot étude, parce « qu’il sonne ennui. » Les enfans étant d’abord tout sens, on attache aux sens les instructions qu’ils reçoivent. Comme dit Montaigne, il est bon que le maître lasse trotter devant lui le disciple, pour juger de son train : donc tous les soirs, deux heures avant la leçon de dessin, les élèves se rassemblent dans la chambre de la gouvernante, chacun lit tout haut pendant un quart d’heure, elle rectifie la prononciation, explique ce qui semble obscur, teint de leur soumettre ses ouvrages d’éducation et de les consulter : « La crainte qu’elle nous inspirait alors redoublait notre désir de lui plaire en montrant de l’admiration. » Dans les compositions littéraires, le duc de Montpensier surpasse tous les autres par l’élégance du style, tandis que celles du duc de Valois attestent de bonne heure l’esprit d’ordre, la raison et la droiture qui forment le fond de son caractère. « Il avait un bon sens naturel qui dès le premier jour me frappa ; il aimait la raison comme les autres enfans aiment les contes frivoles ; dès qu’on la lui présentait à propos et avec clarté, il l’écoutait avec intérêt. » Et Mme de Genlis put à bon droit s’applaudir d’avoir été la première institutrice de princes qui eût enseigné les langues modernes, d’avoir endurci leurs corps et fortifié leurs âmes, de les avoir accoutumés à se servir seuls, quand elle le vit, pendant la révolution, faire à pied le tour de la Suisse, passant partout pour un Allemand, et donner pour vivre des leçons dans un petit collège au bord du lac de Constance. L’éducation du monde n’abolit point cette éducation première, et s’il en vint, une fois émancipé de son admiration, à apprécier rigoureusement la conduite de son institutrice, il garda néanmoins toute sa vie l’empreinte de cette tutelle morale si savamment adaptée à sa nature, et l’on pourrait retrouver un trait de cette discipline remarquable dans une réponse qu’il fit en 1843 à la reine Victoria au château d’Eu, pendant qu’il pelait pour elle une pêche : « Quand on a été comme moi un pauvre diable à quarante sous par jour, on a toujours un couteau dans sa poche. »


V

Y a-t-il une vérité historique et biographique, comme il y a une vérité théâtrale, toute de convention, de vraisemblance ? Et faut-il répondre aux amateurs de confessions sincères avec ce mot d’une femme trop aimable qui entendait dire qu’on doit apprendre la vie à ses enfans : « on ne peut pourtant pas se déshonorer pour les instruire ? » Mme de Genlis eut des faiblesses, peut-être, mais les raconter eût été de sa part aussi déplacé que de consigner ses soins de toilette intime. Depuis 1789 surtout, ses innombrables ennemis, philosophes, littérateurs, libellistes à deux sous, gens du monde, ultras, émigrés semblent s’unir dans une conspiration incessante de médisances, de calomnies et de sarcasmes. Elle aime la révolution modérée, et Mlle de Montault-Navailles, la future duchesse de Gontaut, la vit avec horreur vêtue dans son salon de Belle-Chasse d’une robe aux trois couleurs, et faisant danser aux sons du : Ça ira ! converti en contredanse que tout Paris sifflait et chantait. Mais elle écrit ses mémoires sous la Restauration, la situation commande d’adoucir, d’artialiser la vérité, peut-être même de donner aux faits, par soustraction plus que par addition, une certaine tournure ; et, après tout, elle en dit assez pour qu’on devine le reste. Monarchiste et libérale, elle détestait le despotisme, les lettres de cachet, les emprisonnemens arbitraires et les droits de chasse. D’ailleurs, la sécurité allait si loin qu’en 1787 le duc d’Orléans pariera chez elle cinquante louis à Lauzun qu’on ne supprimerait pas seulement les lettres de cachet. Elle prétend n’avoir été consultée qu’une seule fois depuis la révolution par le prince, au sujet de la régence, quand on parlait de prononcer la déchéance de Louis XVI après le retour de Varennes ; d’ailleurs elle connut Barère, Grouvelle, alla de temps en temps aux séances de la Constituante, deux fois aux séances des Jacobins, une fois aux Cordeliers, et, du jardin de Beaumarchais, vit avec ses élèves le peuple se relayer pour démolir la Bastille. Elle accepta enfin l’offre de Pétion de l’accompagner en Angleterre avec Mlle d’Orléans, parce qu’elle savait que sa grande popularité les mettrait à l’abri de toute arrestation. Voilà ce qu’elle avoue, et n’y en eût-il pas davantage, c’en est assez pour exciter la fureur des prôneurs de la politique de l’excès du mal, des Marat à cocarde blanche, qui parlaient de pendre Malouet en cas de contre-révolution, qui, n’étant qu’une poignée, travaillaient à n’être qu’une pincée, dont la seule conduite justifie la révolution modérée, explique la révolution violente. Peut-être toutefois eût-elle pu citer certaine lettre qu’elle adressa au duc de Chartres le 8 mars 1796, de Silk en Holstein : ne sachant où il se trouvait, elle l’avait publiée, et ayant entendu dire qu’il avait en France, à l’étranger, des amis qui voulaient le mettre sur le trône, elle l’en dissuadait d’une façon assez étrange. « Vous, prétendre à la royauté ! devenir usurpateur pour abolir une république que vous avez reconnue, que vous avez chérie, et pour laquelle vous avez combattu vaillamment ! Et dans quel moment ! Quand la France s’organise, quand le gouvernement s’établit, quand il paraît se fonder sur les bases de la morale et de la justice ! .. D’ailleurs, quand vous pourriez légalement et raisonnablement prétendre au trône, je vous y verrais monter avec peine, parce que vous n’avez, à l’exception du courage et de la probité, ni les talens, ni les qualités nécessaires dans ce rang. Vous avez de l’instruction, des lumières et mille vertus ; chaque état demande des qualités particulières, et vous n’avez point celles qui font les grands rois. Vous êtes fait par vos goûts et par votre caractère pour la vie sédentaire et privée, pour offrir le touchant exemple de toutes les vertus domestiques, et non pour représenter avec éclat, pour agir avec une activité constante, et pour gouverner un grand empire. « Il est vrai qu’à ce même moment elle sollicitait son rappel en France ; mais on comprend qu’une pareille épître ait contribué à refroidir le duc de Chartres envers celle qu’il avait si longtemps appelée : ma mère.

En revenant d’Angleterre, où les hommes les plus éminens, Fox, Sheridan, Castlereagh, lui avaient fait fête, Mme de Genlis, après un court séjour à Paris, partit avec Mlle d’Orléans pour la Suisse, où elles séjournèrent jusqu’au-milieu de 1794, tantôt dans un asile, tantôt dans un autre. Lorsque Mademoiselle dut la quitter pour aller retrouver sa tante, la princesse de Conti, elle continue la rude vie d’émigrée, à Altona, Hambourg, Berlin, en Danemark, vivant à l’auberge, chez des amis, écrivant, donnant des leçons pour vivre. A Berlin, les pointus l’ayant peinte sous les plus noires couleurs au roi, celui-ci déclare qu’il ne l’exclura jamais de sa bibliothèque, mais qu’il ne la souffrira point dans ses États, et, séance tenante, il la fait conduire jusqu’à la frontière par un agent de police : son successeur se montra plus libéral et l’autorisa à revenir. Un émigré, son voisin d’appartement, coupe en petits morceaux deux belles jacinthes qu’elle avait posées pendant la nuit sur le palier de l’escalier commun : elle achète d’autres fleurs, et colle sur le vase une bande de papier avec ces mots : « Déchirez, si vous voulez, mes ouvrages, mais respectez ceux de Dieu. » Le lendemain, elle constate avec joie qu’on les a arrosées, et aperçoit suspendues à deux des fleurs des soies vertes portant chacune un anneau de cornaline. (Elle faisait alors une collection de petits bijoux de cornaline.) C’est à cette triste époque sans doute qu’elle découvrit deux divinités de la fable, Abéone et Adéone, la première présidant au départ, la seconde au retour : les anciens plaçaient la statue de la liberté entre ces deux figures allégoriques, estimant sagement que le premier attribut de la liberté est celui d’aller et de venir à son gré.

Rentrée en France, Mme de Genlis ne tarde pas à attirer l’attention du premier consul par son roman de Mlle de La Vallière : devenu empereur, il lui demanda une correspondance régulière, où elle parlait de morale, de littérature et lui racontait de l’ancien régime ce qu’il voulait savoir. Elle eut une pension de 6,000 francs, un logement à l’Arsenal, fut nommée dame d’inspection des écoles primaires de son arrondissement. Bientôt son salon devint celui que les étrangers, les provinciaux, les curieux, tiennent à connaître, celui où l’on cause le mieux ; auprès d’elle s’empressent des amis fidèles, des hommes et des femmes de mérite : Fiévée, directeur de la conscience politique de l’empereur, une magnifique sinécur ; Mmes de Choiseul, Kennens, de Vannoy, de Brosseron, Cabarrus, Hainguerlot, MM. Laborie, Pieyre, de Cabre, de Courchamp, de Tréneuil, Radet, Dussault, Crawford, de Sabran, le cardinal Maury, etc. ; M. de la Borde, célèbre par ses distractions, ses mots charmans et cette définition du dévoûment, plus facile à approuver qu’à mettre en pratique :


J’entends ainsi le dévoûment
Quand dans le cœur il prend sa source :
Le dernier quart d’heure du temps,
La dernière goutte du sang,
Le dernier écu de la bourse ;


Brifaut, le comte d’Estourmel, Anatole de Montesquiou, les trois jeunes gens qu’elle appelait ses amoureux, et qui formaient sa partie carrée sans crainte de compromettre leur enjeu. Elle ressuscitait pour eux le siècle de l’élégance et de la grâce, elle évoquait celui de Louis XIV comme si elle eût été sa contemporaine ; ils admiraient cette imagination intarissable, ce talent d’observation qui lui révélait sur-le-champ le fort et le faible de chacun, la séduction insinuante de sa parole. « Sa conversation n’était point l’éblouissant monologue de Mme de Staël, c’était une suite de propos agréables, d’anecdotes piquantes, de récits débités avec cette aisance dont la bonne compagnie d’autrefois n’a pas voulu nous laisser la tradition… Elle possédait un art tout particulier, celui de vous faire croire à un intérêt qui souvent n’existait pas, de jeter dans votre oreille des paroles d’éloge qu’elle avait bien calculées, mais qui semblaient partir du cœur à son insu, de charmer l’amour-propre. Mme de Genlis, femme du monde, avait toutes les qualités dont une partie manquait à Mme de Genlis auteur… La première fois que j’allai lui faire ma cour à l’Arsenal, je fus extrêmement surpris du désordre de son salon, ajoute Brifaut… Moi qui m’attendais à cet agréable arrangement, à cette symétrie de bon goût qui signalent les maisons des femmes de cour, je la trouvai dans le plus abominable négligé, au milieu de vieux meubles dépareillés çà et là. Une écritoire magnifique donnée par la reine d’Espagne brillait sur un bureau vermoulu, tout couvert de taches d’encre et de miettes de pain. A côté d’une belle harpe dorée, on voyait un écran à pied dont la tenture en soie verte disparaissait à moitié sous une longue traînée d’huile… » D’ailleurs elle affiche la prétention d’être une bonne femme de ménage, sans doute en souvenir de Belle-Chasse. « Permettez que je finisse mon pot-au-feu, disait-elle au visiteur stupéfait ; avant d’être femme de lettres, je suis ménagère. » Et d’éplucher carottes, poireaux, de les mettre dans la marmite, d’écumer ; enfin, après avoir ôté le tablier de cuisine, elle se mettait à causer.

Une fois, elle imagine pour ses favoris une surprise charmante : son élève Casimir, devenu un harpiste de premier ordre, se transforme en David, et par des merveilles d’harmonie, conjure, calme les noirs accès de Saul-Talma. Entendre en une soirée, dans le cabinet de Sully, la lecture des lettres d’Henri IV à Gabrielle, la conversation de Mme de Genlis, la harpe de Casimir, contempler la pantomime de Talma, quel régal pour des jeunes gens plus riches d’esprit que d’écus ! Une autre fois Gall vient lavoir et découvre en haut de sa tête une grosse bosse qui marque, dit-il, trois vertus : la religion, l’élévation de l’âme, la persévérance ; et Talleyrand de remarquer malignement : « Vous voyez, mesdames, qu’elle n’est pas hypocrite. »

Après la Restauration, le duc d’Orléans vit assez rarement Mme de Genlis, et se contenta de lui continuer la pension de l’empereur. Elle conserva jusqu’au bout ses facultés, écrivant, parlant, enchantant ses auditeurs, dépensant de tous côtés sa brûlante activité, et assista, un peu étonnée peut-être, aux débuts de la monarchie constitutionnelle. Sa vie présente un mémorable exemple des antinomies qui se rencontrent dans les personnes compliquées, et, l’on pourrait dire, dans tous les êtres intelligens sans exception. Aux siècles comme aux hommes il est presque impossible d’aller droit, et combien malaisée la tâche de les suivre dans leurs méandres, de tenir compte des nuances, des arrière-pensées et des actions mixtes ! Étudier un individu dans toutes ses métamorphoses, avec la patience d’un juge d’instruction qui recherche la trace d’un crime, en faisant table rase de ses préjugés, sans écouter les bavardages de l’opinion générale, ce travail exige un esprit souple, désintéressé, habitué à se dédoubler et d’une patience à toute épreuve. Car cette opinion générale, de quels vains bruits, de quelles calomnies ne se contente-t-elle pas souvent ! Nous voyons par les besicles d’autrui qui ne voit guère, nous aimons, nous haïssons, pour quels frivoles motifs, tout de reflet et de réverbère ! Les nobles sentimens ne courent pas les rues ; le temps, la capacité d’affection, font défaut à la plupart ; de même, si nous voulons lier connaissance intime avec un personnage d’autrefois, il est nécessaire de l’aimer véritablement et pour lui-même, d’entrer avant dans sa vie, en se plaçant dans les circonstances où il s’est trouvé, de savoir non-seulement ce qu’ont dit ceux qui en ont parlé, mais pourquoi ils en ont ainsi parlé. Un aviron droit semble courbé dans l’eau ; la même action se prête aux interprétations les plus diverses. On sait l’aventure de l’historien anglais qui entend du bruit dans la rue, se précipite, regarde, s’informe de la cause du tumulte, entend quatre avis différens, et se lamente en songeant que, s’il n’a pu comprendre ce qu’il voyait, il saura bien moins encore éclaircir des faits entourés des voiles trompeurs du] passé. La plus commune des erreurs ne consiste-t-elle pas à croire impossible ce qu’on n’éprouve point, ce dont on est incapable ? Comment un esprit méthodique admettrait-il les bouillonnemens d’une âme romanesque, qui va de guingois, en proie à toutes les bourrasques de l’imprévu, tantôt touchant le ciel et tantôt l’enfer ? Comment expliquer à un optimiste endurci les âpres mélancolies des êtres troublés par la noble inquiétude des destinées humaines, martyrisés par un chagrin d’amour ou d’amitié ? Comment l’égoïste concevrait-il les angoisses de ceux qui ont pitié des affamés, des malades, des infirmes ? Presque tous, nous sommes en présence de celui que nous jugeons comme le voyageur devant un vaste paysage qu’il traverse en chemin de fer : il voit quelques arbres, une rivière, des maisons, l’ensemble, et les détails lui échappent.


VICTOR DU BLED.

  1. M. de Courchamp était l’ami de Mme de Genlis, et l’on peut croire qu’il tient d’elle cette anecdote.
  2. Elle avait, en quittant la France, confié ses journaux à sa fille ; trois volumes sur sept furent perdus, mais elle s’en souvenait à merveille, les ayant lus à de nombreux amis, et elle put les reconstituer sans peine.
  3. Naturellement, les mauvaises langues prétendirent qu’il les écrivait sous la dictée de ses secrétaires ou de ses teinturiers. De même pour Mme de Montesson, la sœur utérine de Mme du Crest, qui, dit-on, se gardait bien de jouer toute-seule de la harpe, mais se plaçait toujours entre ses maîtres MM. Nollet et Danyau, et tandis qu’ils s’évertuaient, elle se tirait d’affaire au moyen de la pantomime, avec des airs de physionomie chromatique et des regards de sainte Cécile amoureuse. Tout arrive et tout se répète : je sais un musicien de beaucoup d’esprit qui, dans sa prime jeunesse, fut conduit un soir à l’Abbaye-aux-Bois ; on le fit entrer mystérieusement dans une petite pièce à côté d’un grand salon, il joua, et, après chaque morceau, les invités applaudissaient avec enthousiasme… Mme Récamier.
  4. Lettres du Mlle de Condé à M. de La Gervaisais, de Mlle Aïssé au chevalier d’Aydie, de Mlle de Lespinasse au comte de Guibert, de Mme de La Popelinière à Richelieu. — Les illustres Françaises. — Correspondance de la comtesse de Sabran et du chevalier de Boufflers. — De Lescure, les Femmes philosophes. — Souvenirs de la maréchale princesse de Beauvau. — Vies de la princesse de Poix, de Mme de La Fayette, de Mme de Montagu, de Mme la duchesse d’Ayen, etc.
  5. Par exemple à une soirée, chez Mme de La Massais, où les musiciens étaient payés, elle avait, sans qu’on le lui demandât, apporté sa harpe. « Elle s’établit au milieu de tout cela, régenta, parla, chanta, pérora, administra à chacun sa remontrance, et finalement eût fait marcher le concert tout à rebours, si Mme de Civry ne l’eût point tant lutinée et ne l’eût rappelée à son rôle positif. » (Mémoires de Mme d’Oberkirch.)
  6. Mme de Montesson, qui laissa plus tard toute sa fortune à M. de Valence, avait arrangé ce mariage pour apaiser les soupçons de son prince. On raconta que, peu de jours après la cérémonie, Mme de Valence s’étant présentée chez la marquise, le valet avait répondu : « Je ne saurais vous annoncer, mademoiselle ; on n’entre jamais chez madame quand elle est avec M. le vicomte. — Vous direz à ma tante, aurait repris la jeune épousée, que je suis fâchée de ne pas l’avoir vue, et d’autant plus que M. le vicomte est mon mari. »
  7. Les grandes places de la maison du Palais-Royal, exigeant la présentation à la cour, et donnant le droit de manger avec les princesses, étaient : le premier gentilhomme de la chambre, le premier écuyer, le premier maître d’hôtel, le capitaine des gardes, le lieutenant des gardes, les chambellans, une dame d’honneur, quatre dames de compagnie, les gouverneurs et les gouvernantes des enfans. Les écuyers ordinaires, bien que gentilshommes, n’étaient pas présentés à la cour. Voici les autres places : aumônier, gouverneur des pages, secrétaires des commandemens, lecteurs, bibliothécaire, premier médecin, premier chirurgien, deux maîtres d’hôtel ordinaires, dont les fonctions consistaient à surveiller les dépenses de bouche, et à venir, l’épée au côté, suivis du contrôleur, annoncer au prince qu’il était servi. Monsigny occupa pendant vingt-cinq ans l’une de ces places. Tout ce monde avait de droit des logemens au palais et on en accordait encore à beaucoup d’autres personnes ; par exemple, à d’anciennes dames ou gouvernantes qui trouvaient là une sorte de retraite : ainsi la marquise de Barbentane, la marquise de Polignac, la comtesse de Rochambault, la comtesse de Montauban. Celle-ci avait parfois de plaisantes saillies. Un jour, un des familiers du Palais-Royal, retirant une poignée de louis qu’il venait de gagner, en laissa tomber les trois quarts dans le dos de Mme de Montauban. — « Eh quoi, monsieur, dit-elle, me prenez-vous pour une Danaé ? » Elle se leva pour faire retomber cette pluie d’or, et comme le joueur prétendit en riant qu’elle faisait le gros dos afin de retenir une partie du gain, elle se remit au pharaon, remarquant avec à-propos que l’on donnait vingt-quatre heures pour payer les dettes de jeu, et que ceci n’en était point une. En effet, elle retrouva quelques louis en se déshabillant et les renvoya. — J’ai parlé ailleurs de la marquise de Polignac et d’autres personnes de la société du Palais-Royal : la Société française avant et après 1789, in-18 ; Calmann Lévy. Le théâtre des princes de Clermont et d’Orléans, Revue du 15 septembre 1891.
  8. Vicomte de Ségur, Œuvres diverses.
  9. « Cependant, observe Mme de Genlis, le roi ne manque pas d’esprit, on cite de lui plusieurs bons mots, et il écrit, dit-on, fort bien. Mais on juge trop légèrement les rois sur des mots irréfléchis et sur des phrases déplacées qui leur échappent quelquefois. On ne songe pas qu’ils n’ont aucun usage du monde. Ils ne causent point ; quand ils parlent, c’est beaucoup, c’est tout. Ils ne sont jamais rectifiés par une repartie piquante, ni formes par la conversation. D’après tout cela, il faut avouer qu’un roi qui a du goût et qui n’en manque en rien est une espèce de prodige. Voilà ce qu’était Louis XIV, quoiqu’il ait eu l’éducation la plus négligée. Mais aussi, loin de craindre les gens d’esprit, il se plaisait à les rassembler autour de lui, et toutes les femmes qu’il aima furent très distinguées par leur esprit. »
  10. M. d’Haussonville remarque que Mme de Genlis n’avait pas toujours été aussi frappée de la mauvaise éducation de Mme Necker, car elle écrivait un jour à sa mère : « S’il est vrai que de grands exemples puissent seuls donner de frappantes et d’utiles leçons, quelle femme, quelle mère donna jamais à sa fille une meilleure éducation que celle que Mlle Necker reçut de vous ? Elle a trouvé dans la maison paternelle tout ce qui pouvait lui inspirer le goût de la bienfaisance et de la vertu, et lui apprendre à n’apprécier que la considération du mérite personnel et de la véritable grandeur. » Rien de plus juste, mais les grands exemples ne remplacent pas les mille petits soins de l’éducation journalière, et l’ingénieux biographe de Mlle Necker, rapportant lui-même que, très jeune encore, la future Mme de Staël était célébrée en vers, en prose, par Marmontel, Grimm, Raynal, avait déjà sa petite cour, avoue les inconvéniens de cette vie en public.
  11. D’après Mme Campan (Mémoires, t. III, p. 91), cette inimitié eut pour point de départ une démarche de la duchesse de Chartres, alors fascinée par l’esprit de la gouvernante de ses enfans ; un soir, à la cour, elle excusa celle-ci de ne point paraître le jour des révérences pour la naissance du dauphin. La reine observa un peu sèchement que, dans une semblable circonstance, la duchesse de Chartres se ferait excuser, qu’assurément la célébrité de Mme de Genlis aurait pu faire remarquer son absence, mais qu’elle n’était pas de rang à se faire excuser. La guerre commença, guerre de critiques et de réflexions peu indulgentes, envenimée par les indifférens, cette peste sociale, toujours enchantés de rapporter à celle-ci les épigrammes de celle-là.
  12. On assure qu’après avoir lu cette satire, Mme de La Reynière se contenta de dire : « Je ne sais pourquoi Mme de Genlis oublie un trait dont personne ne devait se souvenir aussi bien qu’elle, c’est que cette femme de financier a poussé l’insolence autrefois jusqu’à donner des robes à une demoiselle de qualité de ses amies ; il est vrai que la demoiselle n’était connue alors que par sa jolie voix et son talent pour la harpe. »
  13. Quant à M. de Genlis, il s’était de bonne heure ménagé des consolations, et avait même pris les devans, si j’en crois une anecdote assez salée. Il était le principal bailleur de fonds d’une certaine demoiselle Justine, et, la surprenant en tête-à-tête d’oreiller avec son guerluchon (son amant préféré, mais non en titre), le marquis de Lawœstine, il se montra assez indiscret pour lui reprocher sa félonie. « Ingrat que vous êtes, gémit-elle, vous me traitez ainsi quand je me donne une peine de chien pour engager ce jeune homme, qui doit être un jour immensément riche, à épouser votre fille. » Une explication si topique apaisa tout : on consentit à ne plus troubler la négociation, sous cette réserve que Mlle Justine partagerait équitablement ses faveurs entre le beau-père et le futur gendre, et le mariage fut en effet déclaré bientôt. Mlle de Genlis se maria à quinze ans, et, selon l’usage, resta encore deux ans auprès de sa mère avant d’aller habiter avec son mari. M. de Genlis hérita quelques années plus tard de la maréchale d’Étrée, prit le titre de marquis de Sillery, et, ayant suivi la fortune du duc d’Orléans, fut guillotiné en 1793.
  14. Mme de Genlis fut le bon génie de son frère, qu’elle fit colonel, marquis, chancelier du duc d’Orléans. M. de Talleyrand, fort sévère pour l’un et l’autre, le traite sans ambages d’aventurier qui soutenait le poids de sa place avec l’adresse d’un charlatan plus qu’avec l’habileté d’un homme d’affaires. Intelligent, instruit, conteur aimable, M. du Crest participe de la nature morale de sa sœur : il écrit des ouvrages d’économie politique, des traités scientifiques, passe sa vie en projets, en inventions de tout genre. Un jour, il conçoit et exécute une voiture en papier mâché et verni qu’il fait conduire à Longchamp ; une autre fois, avec deux officiers de marine, il construit un navire dont la coque se compose de copeaux tellement joints qu’ils formeront une masse compacte à l’abri des tempêtes les plus fortes. Il imagina aussi de faire remettre par le duc d’Orléans à Louis XVI un mémoire où il préconisait une recette infaillible pour rendre au roi les cœurs aliénés par les fautes du gouvernement et régénérer les finances du royaume ; il suffisait d’instituer des conseils à la tête de chacune des parties de l’administration, de lui confier un pouvoir sans limites et de rétablir en sa faveur la charge de surintendant des finances. Le hasard divulgua le mémoire qui valut beaucoup de plaisanteries au chancelier ainsi qu’à son maître.
    Grand génie, ardent citoyen,
    Ce que tu promets n’est pas mince,
    Mais si tu possèdes si bien
    L’heureux talent de faire adorer notre prince ;
    Commence donc par faire aimer le tien.
    On prétend que le duc se vengea de la déconvenue en disant à M. du Crest : « Vous n’avez oublié qu’une chose dans votre mémoire, c’est que vous étiez le plus joli homme de France. »