Une Famille parisienne au XVIIe siècle

Une Famille parisienne au XVIIe siècle
Revue des Deux Mondes5e période, tome 49 (p. 879-892).
UNE
FAMILLE PARISIENNE
AU XVIIe SIÈCLE[1]

M. Paul Bonnefon rend un véritable service au public curieux de choses d’histoire en publiant deux écrits qui se complètent assez bien l’un l’autre ; c’est à savoir : 1° les Mémoires de ma vie, de Charles Perrault ; 2° le Voyage à Bordeaux, de Claude Perrault.

Le premier de ces ouvrages était très célèbre et mal connu. Publié trois fois, il ne l’avait jamais été complètement ni conformément au manuscrit ; le second voit la presse pour la première fois. Tous les deux conjointement nous font connaître autant sans doute qu’on la connaîtra jamais, la curieuse, l’intéressante, la « représentative » famille des Perrault.

Ils étaient cinq frères, fils de l’avocat au Parlement de Paris, Pierre Perrault. Ils semblent avoir été tous assez ambitieux, assez soucieux d’arriver, très intelligens, très curieux d’esprit, avec de la ténacité, de l’endurance et de la bonne humeur, ils sont tous très français et très parisiens. Ajoutez qu’ils ont essentiellement l’esprit de famille et qu’ils se soutiennent avec diligence les uns les autres. C’est plus qu’une famille, c’est un syndicat. Ils sont vraiment curieux à observer en leur marche à travers la vie.

L’aîné est le plus inconnu. Il s’appelait Jean. Il fut avocat comme son père, ainsi qu’il convenait à l’aîné de la famille. Il eut très peu de succès dans sa profession. On peut en croire son frère Charles qui n’a pas accoutumé de médire de sa famille et qui dit de lui : « Très habile avocat, sachant son métier parfaitement et ayant de l’esprit et de l’éloquence autant que pas un de ses confrères, il ne faisait rien dans sa profession. »

On ne sait de sa vie que ce qui vient d’en être dit. Sur sa mort on a des détails très étendus où nous pourrons entrer plus loin. En 1669, accompagnant son frère Claude en un voyage dans le midi de la France, il tomba malade à Blaye, d’une fièvre pernicieuse, ce me semble, fut transporté à Bordeaux, fut saigné cent fois, comme vous pensez bien, et mourut. Nous ne savons autre chose sur lui.

Le second, Nicolas Perrault, fut d’Eglise, docteur en Sorbonne. Il était l’ardent, le passionné, l’entêté et l’intransigeant de la famille. Il donna dans l’Augustinisme, dès que l’Augustinisme exista en France. Il était janséniste ; mais c’était un janséniste original : « D’où vient que vous n’avez pas demandé [telle chose] à M. Arnauld ? » lui disait son frère Charles. — « Je n’ai jamais parlé à M. Arnauld. » Etonnement de Charles. Nicolas reprend : « Je n’ai point voulu voir M. Arnauld, pour être assuré, autant qu’on le peut être, que les sentimens que j’ai sur les matières de la grâce ne me viennent point de la chair et du sang ; que ce n’est point l’amitié qui m’engage à soutenir une opinion plutôt qu’une autre et pour avoir lieu de croire que c’est. Dieu seul qui me l’inspire. » Pascal lui-même aurait été aussi étonné que Charles. Du reste il eût admiré.

Quand Nicolas fut exclu de la Sorbonne avec les soixante-dix autres docteurs qui étaient du même sentiment, il n’y alla plus, naturellement ; mais en outre, il ne voulut plus aller aux assemblées des prêtres de Saint-Etienne-du-Mont, sa paroisse. Le curé le pressait d’y reparaître : « Venez nous éclairer de vos lumières. — Comment, répondait le docteur, pouvez-vous me faire une telle prière ? Je suis un de ceux dont vous dites dans votre prône que la doctrine est empoisonnée et vous voudriez que je la répandisse ! »

On le pressait aussi de se rallier, de rentrer dans le gros de l’Église, de signer le formulaire ; on lui représentait qu’il pourrait rendre plus de services ainsi à l’Eglise qu’en restant retiré sous sa tente. Il ne voulait pas comprendre : « Dieu, disait-il, m’a fait par sa grâce docteur en Sorbonne et je me regarde en cette qualité comme une sentinelle posée pour empêcher qu’il ne passe rien contre la vérité. Je n’ai que cela à faire et je ferai beaucoup si je m’acquitte bien de cette commission. Dieu pourvoira à tout le reste. »

Il mourut en 1762, à trente-huit ans. Il était très honnête homme et très peu souple. En cela, j’entends à ce dernier titre, il se distinguait un peu de sa famille.

Pierre Perrault venait ensuite. Il était né en 1611. Après avoir été commis aux « parties casuelles » pendant de longues années, il fut receveur général des finances. Il posséda cette charge pendant dix années, de 1654 à 1664, sous Foucquet d’abord, sous Colbert ensuite. Il était en fort bons termes avec Colbert et à l’avènement, si l’on peut ainsi parler, de celui-ci, il fut félicité par tout le monde de sa bonne fortune. Elle était moins bonne qu’on ne croyait et qu’il ne pensait lui-même. Voici en quoi. Pierre Perrault était endetté. « Il crut, dit son frère lui-même, qu’il pouvait prendre quelques deniers sur le courant de l’année 1664 pour acquitter les dettes les plus criardes. » Il ne fit pas ses paiemens au trésor royal au jour fixé ni en leur entier. Il fut dénoncé à Colbert. Colbert fit une observation à Charles Perrault, son commis, frère de Pierre. Charles, après s’être éclairci de cette affaire, représenta à Colbert que son frère était excusable, étant depuis longtemps, le créancier du Roi pour des sommes très considérables qui dépassaient infiniment celles qu’il avait tardé un peu à remettre au trésor royal. Colbert ne voulut rien entendre, obligea immédiatement Pierre Perrault à rendre sa charge et commit un intendant des finances pour lui faire rendre compte de ses années d’exercice. Pierre était exécuté ; Charles revint dix fois solliciter pour lui. Colbert le mit en demeure ou de donner sa démission lui-même ou de se taire. On pense assez que Charles se tut. Pierre vécut dans la pauvreté et dans l’obscurité jusqu’en 1780, ce me semble, puisque Charles Perrault dit : «… Dans tout le temps de son adversité, qui dura seize ans… » et ne fait nullement entendre, et bien au contraire, que cette adversité ait jamais cessé.

Il était homme évidemment désordonné, mais plein de qualités, comme le prouve l’estime que ses amis et ses ennemis même, à en croire Charles Perrault, lui ont gardée ; il avait de l’esprit ; il avait collaboré aux œuvres de jeunesse de Charles Perrault, qui ne sont pas sans mérite. Il représente la bourgeoisie du XVIIe siècle telle qu’elle était quand il lui arrivait d’être un peu gâtée par les opérations de finances et le maniement dangereux des grandes sommes. Il y a eu un peu de contagion de Foucquet à Pierre Perrault. Pierre s’oppose à Nicolas trait pour trait dans le diptyque que l’on peut supposer.

Le quatrième frère, Claude Perrault, était né en 1613. Lui était un homme de génie. Il commença par être médecin ; puis, par amusement, il étudia l’architecture. Déjà en 1657 on le surprend bâtisseur. Son frère Pierre, le receveur des finances, faisant construire une belle maison de campagne à Viry, ce fut Charles qui dirigea les travaux, dont il se montre assez fier ; mais il reconnaît que « ses frères avaient grande part au dessein de ce bâtiment » et par ses frères il faut entendre, non le docteur en théologie, ni sans doute l’avocat, mais le maître du logis et Claude.

Claude Perrault, grâce à sa notoriété, grâce aussi aux bons soins de son frère Charles, fut nommé de l’Académie des sciences dès sa fondation, 1666. Il a laissé dans les recueils de cette Académie plusieurs mémoires sur l’anatomie comparée. Mais sa gloire est d’architecte. Habilement poussé par son frère Charles, d’architecte amateur il devint ingénieur officiel et constructeur du Louvre et créateur de la célèbre colonnade. Ce ne fut pas sans peines et soins de la part surtout dudit Charles. On avait été chercher à Rome, sur sa réputation, le célèbre « cavalier Bernin, » sculpteur, architecte, artiste plastique en plusieurs genres, et on l’avait magnifiquement traîné de Provence à Paris avec des honneurs quasi royaux. Il paraît bien que c’était un sot, tout au moins un brouillon plein de vanité, capable de toutes les impertinences et de presque toutes les maladresses. Il y avait en lui du Lulli. Le très adroit Charles Perrault vit très vite les défauts du pourpoint et, avec une adresse qu’on ne peut pas s’empêcher de trouver un peu plus diligente qu’il ne faudrait, il desservit de tout son courage Bernin auprès de Colbert, relevant toutes ses fautes, critiquant tous ses plans, mettant en vive lumière toutes ses erreurs, soit d’art, soit de conduite. Il faut voir tout le détail de cela dans les Mémoires de Charles Perrault. C’est très piquant ; c’est quelquefois un peu gênant, encore que l’auteurn’y mette aucune gêne. Par parenthèse, cela fait très bien comprendre l’animosité de Boileau contre Charles. Je me trompe peut-être, mais il me semble bien qu’il y avait, entre Charles Perrault et Boileau, non seulement divergence d’idées littéraires, mais opposition de natures ; et Boileau devrait sentir cela, très vivement.

Tant y a que Bernin fut reconduit et que Claude Perrault fut mis à sa place et resta maître de la place. Il se justifia, comme on sait, s’il en avait besoin, par le succès et par le plus éclatant et le plus durable des succès. La colonnade répond à tout ; voilà qui ferme la bouche.

Je ne sais pas pourquoi Claude Perrault fit en 1669 un voyage dans le Midi. Il le fit avec M. du Laurent, M. de Gomont, M. Abraham, personnages inconnus, de moi, du moins, et son frère Jean. Ils allèrent à Bordeaux par Etampes, Orléans, Tours, Richelieu, Poitiers, Niort, La Rochelle, Rochefort, Royan et Blaye, ce qui n’était pas le plus court chemin ; mais j’imagine que Perrault et ses amis tenaient à voir Rochefort, la création toute nouvelle de Colbert.

Claude a laissé, comme j’ai dit, une relation de ce voyage. C’est un journal net, sobre, écrit dans la meilleure des langues, mais point du tout « artiste. » A le comparer, et c’est un rapprochement qui s’impose de lui-même, avec le voyage de La Fontaine dans les mêmes pays, il paraît décoloré. Claude Perrault est évidemment très insensible aux paysages, et aussi aux mœurs des hommes et encore aux scènes touchantes ou comiques que tout voyageur qui a les yeux bien ouverts rencontre sur son chemin. Mais il est architecte ; il l’est passionnément et très intelligemment. En quelque ville qu’il entre, il court aux monumens, et ce sont descriptions, et ce sont mensurations, et ce sont croquis mêlés au texte, et ce sont comme rapports d’inspecteur des monumens historiques au ministre des Beaux-Arts. Au fait il est très probable que ce journal est le brouillon, fait au jour le jour, d’où Claude Perrault comptait tirer un « état » officiel des monumens et travaux d’art intéressans de l’Ouest de la France, soit pour le Roi, soit pour le ministre, soit tout simplement pour lui-même.

Il est extrêmement intéressant pour nous parce qu’il nous renseigne sur ce qu’étaient encore au XVIIe siècle des monumens disparus aujourd’hui : arènes de Poitiers, petite tour de la Chaîne à La Rochelle, Piliers de tutelle, Palais Galien et Château Trompette à Bordeaux. Ajoutez la description de Rochefort village, et de l’aménagement du port et de la construction de l’arsenal, et encore les manufactures de gommes de pin et de goudron à La Teste de Buch, etc.

Le voyage, qui devait se continuer au-delà de Bordeaux et sans doute jusqu’aux Pyrénées, fut arrêté, comme on sait, à Bordeaux par la maladie et la mort de Jean. La manière dont fut traité Jean est intéressante pour l’histoire de la médecine. Je diagnostique, confusément, comme on peut penser, soit une fièvre pernicieuse, soit une fièvre typhoïde. Sur quoi, comme on pense bien aussi, on saigna Jean continuellement et on le purgea sans cesse et on le clystérisa sans relâche et on lui mit des vésicatoires, des sangsues et des pigeons fendus en deux sur le cœur et sur la tête. Une consultation de Claude, car il n’oublie pas qu’il est médecin, est d’un grand intérêt : « Le chirurgien avait apporté des ventouses pour lui appliquer avec scarifications sur les reins ; mais il ne le voulut point souffrir, quoique les quatre médecins qui étaient à la consultation en fussent d’avis. Surtout le médecin portugais dit que ce remède était fort en usage en Espagne à cause des grands et prompts effets qu’il avait. Quant à moi, quoique j’avouasse que le tempérament de mon frère n’est pas fort éloigné de celui des Espagnols, je dis à M. Galathan, qui faisait de grandes instances pour les ventouses, des raisons qui lui firent connaître et presque avouer que deux palettes de sang qui sortent d’une grosse veine avec impétuosité avaient plus de pouvoir pour faire couler les mauvaises humeurs qui croupissent dans les grands vaisseaux que la même quantité que les scarifications tirent des veines qui sont dans la peau, qui sont très petites, desquelles il ne sort que le plus pur sang et dont l’évacuation peut beaucoup affaiblir. » — Évidemment.

Son frère mort, Claude revint à Blaye pour regagner Paris. Son manuscrit s’arrête net à son départ de Blaye. Il se termine de la façon la plus piquante du monde : « Nous étions dans le carrosse six maîtres (gentlemen), un valet de chambre et une femme qui avait un enfant de trois ans sur les genoux. Les cinq maîtres… La femme et l’enfant étaient des personnages un peu plus ambigus. La femme, qui était un peu sur l’âge, comme de quarante-cinq ans, avait été belle et l’enfant Tétait aussi, fort grand, fort vif et fort avancé pour l’âge que la femme lui donnait, qui se disait sa gouvernante ; nous la trouvâmes fort épleurée (sic) quand nous partîmes et qui demandait au cocher la huitième place qui lui restait. Lorsqu’elle l’eut obtenue, elle nous conta son histoire qui est assez bizarre. Elle nous dit que… »

Et le manuscrit s’arrête là. C’est hasard. Mais le hasard est bien spirituel. Sterne, volontairement, n’aurait pas mieux fini. Il était écrit qu’il n’y aurait qu’une anecdote dans le journal de voyage de Claude Perrault et que cette anecdote nous ne la connaîtrions jamais. Le manuscrit finit très bien.

Claude Perrault continua sa très glorieuse carrière en traduisant Vitruve, sur le commandement de Colbert (1673, avec planches). Il vécut jusqu’en l’année 1688, où il mourut âgé de soixante-quinze ans. C’était un très grand artiste, à la fois très savant et très original. Il avait profondément médité sur son art et il en avait le génie naturel. Colbert se trompait rarement dans ses découvertes d’hommes. C’est sur Claude Perrault qu’il s’est trompé le moins.

Charles Perrault était le plus jeune des cinq frères, étant né en 1628, quinze ans après Claude. Ses mémoires sont écrits avec facilité, bonne grâce, joli tour, air avenant, et avec une complaisance pour leur objet qu’aucune fausse modestie ne gâte ni n’entrave.

On y voit que, tout enfant, Charles Perrault aimait mieux faire des vers que de la prose, « et je les faisais quelquefois si bons que mes régens me demandaient souvent qui me les avait faits. » — On y voit qu’en classe de philosophie il était « le plus jeune et un des plus forts de la classe » et que « la facilité qu’il avait pour la dispute le faisait parler à son régent avec une liberté extraordinaire et qu’aucun autre des écoliers n’osait prendre. »

Au sortir des bancs il lut beaucoup, avec son ami Beaurain (surtout des classiques latins) et, le burlesque étant alors dans toute sa vogue, traduisit le sixième livre de l’Enéide en vers burlesques et composa le poème intitulé : Les murs de Troie ou les Origines du burlesque. À ces deux ouvrages travaillèrent avec Charles, Claude et même un peu Nicolas, le docteur en Sorbonne. Charles Perrault ne fait point difficulté d’admirer fort ces petits ouvrages. Il en trouve l’idée première « très ingénieuse, » estime qu’il y a « d’excellens morceaux » et conclut, ce qui est un trait contre les partisans des anciens, « qu’il ne manque à cette imagination que d’être ancienne pour être estimée des savans. » Il est surtout enchanté de trois vers qui, en effet, ont eu une grande fortune :


Et je vis l’ombre d’un cocher
Qui, tenant l’ombre d’une brosse,
Nettoyait l’ombre d’un carrosse.


Il déclare du reste consciencieusement, et l’on ne saurait être trop exact en choses de cette importance, que la « pensée » au moins de ces vers appartient à Nicolas, le docteur en Sorbonne. Habent sua fata versiculi. Ces vers, qui sont couramment attribués à Scarron, sont signés Charles Perrault et sont de Perrault le théologien.

Après ces juvenilia, Charles Perrault fit son droit et alla passer ses licences à Orléans en juillet 1651. Il avait quitté le burlesque. C’est une erreur. Jamais il n’y fut davantage. Arrivés à Orléans, lui et quelques autres étudians, vers le milieu de la nuit, il prit caprice à ces jeunes gens de passer incontinent leur examen. Ils réveillèrent le portier de la Faculté qui, connu leur désir, leur demanda si leur argent était prêt, et sur réponse affirmative, alla réveiller trois docteurs. Ceux-ci vinrent, leur bonnet carré sur leur bonnet de nuit, et à la lueur d’une chandelle interrogèrent les jeunes gens. Ceux-ci répondirent au hasard. Les trois docteurs assurèrent que depuis deux ans ils n’avaient pas interrogé candidats si habiles ni qui en sussent autant. Le lendemain les trois licenciés reprenaient le chemin de Paris. Ceci doit être intitulé la licence nocturne.

Charles Perrault était avocat ; il plaida. Ai-je besoin de dire que, de son aveu même, il plaida admirablement ? « Je plaidai deux causes avec assez de succès, non point parce que je les gagnai toutes les deux, car le gain ou la perte d’une cause viennent rarement de la part de l’avocat ; mais parce que ceux qui m’entendirent témoignèrent être fort contens, surtout les juges ; car ayant été les saluer sur la fin de l’audience, ils me tirent des caresses extraordinaires et surtout M. Daubray, lieutenant civil, père de la malheureuse Mme de Brinvilliers. »

Charles pourtant ne persévéra pas. Ses frères le « dégoûtèrent » de la profession d’avocat, l’exemple surtout de son frère aîné qui, comme on sait, réussissait très médiocrement : « Il valait beaucoup, mais il ne se faisait pas valoir. Je crus qu’il en serait de même pour moi… » Charles se trompe entièrement : s’il ne se fût agi en cela que de se faire valoir, il eût réussi plus que Patru.

Charles Perrault revint à la littérature. A l’imitation, comme il le dit lui-même, de la Métamorphose des yeux de Philis en astres, de l’abbé de Serisy, il fit le portrait d’Iris. Vous ne sauriez croire combien ce poème avait de mérite : « Je n’ai rien fait de meilleur, dit l’auteur lui-même, dans ce genre-là ; tant il est vrai que quand on a le goût naturellement on fait aussi bien quand on commence que dans la suite et que la différence n’est guère que dans la plus grande facilité de composer, que l’on acquiert avec le temps… » Le portrait d’Iris eut du reste cet honneur que Quinault le donna comme sien, ou le laissa croire sien, dans une de ses aventures galantes. Voilà qui flatte un poète. Il faut être riche ou considéré comme tel pour être volé.

Aussi Charles Perrault redoubla en composant le Dialogue de l’amour et de l’amitié, « qui eut beaucoup de vogue, qui fut imprimé plusieurs fois, qui fut traduit en italien par deux personnes différentes et que M. Foucquet fit écrire sur du vélin avec de la dorure et de la peinture. »

C’est en 1663 que la grande fortune vint à Charles Perrault et par suite à son frère Claude. Dès la fin de 1662, Colbert, sachant que le Roi allait le faire surintendant des bâtimens et que cette charge, à cause du goût croissant de Louis XIV pour les constructions, serait des plus considérables, songea à organiser ce que nous appellerions son cabinet de surintendant des bâtimens. Il pensa à deux choses : aux bâtimens eux-mêmes, pour quoi il lui faudrait des hommes qui se connussent bien en architecture ; et aux inscriptions, médailles et autres choses semblables, destinées, comme les monumens proprement dits, à consacrer la gloire du Roi, pour quoi il lui faudrait des hommes de lettres savans et ingénieux. Il jeta les yeux sur Chapelain, l’abbé de Bourseis, l’abbé de Cassagnes et Charles Perrault et de ces quatre messieurs il forma une petite académie. Disons tout de suite que cette compagnie fut presque aussitôt désignée et connue sous ce nom de « petite académie, » et que plus tard, en 1701, elle devint l’Académie royale des inscriptions et médailles et en 1716, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, titre qu’elle a gardé, en l’illustrant, jusqu’à nos jours.

Quant à Charles Perrault, en même temps que membre de la « petite académie, » il était nommé commis de M. Colbert pour la surveillance des bâtimens et travaux d’art (sans titre précis, du reste, me semble-t-il, dans les commencemens). Quelque temps après, la « petite académie » fut augmentée de M. Charpentier qui devait particulièrement remplir l’office d’historiographe du Roi et, à peu près dans le même temps, elle fut comme consacrée par sa présentation au Roi et par ces paroles gracieuses que le Roi lui adressa : « Vous pouvez, messieurs, juger de l’estime que je fais de vous, puisque je vous confie la chose du monde qui m’est la plus précieuse, qui est ma gloire. Je suis sûr que vous ferez des merveilles ; je tâcherai, de ma part, de vous fournir de la matière qui mérite d’être mise en œuvre par des gens aussi habiles que vous êtes. »

Vinrent alors les affaires du Louvre que j’ai brièvement contées à propos de Claude Perrault, le médecin devenu architecte, et sur lesquelles je ne reviens pas.

Les années s’écoulèrent. Charles Perrault fut nommé officiellement contrôleur général des bâtimens. Il était très puissant, « très recherché des hommes de lettres, dit Voltaire pendant la vie de son protecteur et abandonné par eux ensuite, » comme il est naturel. En 1669 il tourna les yeux vers l’Académie française, lors de la mort de Gilles Boileau, frère de Nicolas. Mais « le chancelier, » c’est-à-dire M. Séguier, chancelier de France et « protecteur de l’Académie française, » avait un autre candidat. Perrault s’abstint. A quelques mois de là, M. de La Chambre étant mort, Perrault voulut se présenter ; mais, cette fois, c’était Colbert lui-même qui avait son candidat, à savoir le propre neveu du défunt, M. de La Chambre, curé de Saint-Barthélemy. Il fallut encore s’effacer. Il me semble bien que Perrault fut blessé de la docilité de la Compagnie dans ces deux circonstances. Il dit en effet : « Le procédé de l’Académie, dont j’étais fort content, déplut tellement à mes frères et ils me fatiguèrent si fort là-dessus que je laissai passer M. Régnier, M. Quinault et plusieurs autres. » Je lis entre les lignes, sans rien forcer, ce me semble, que Perrault, sans en vouloir précisément à l’Académie, ne laissa pas de partager un peu la mauvaise humeur de ses frères et bouda quelque temps (pendant deux ans et demi) la Compagnie. Enfin après la mort de M. de Montigny, évêque de Laon, Perrault fut nommé tout d’une voix, sans qu’il eût fait, dit-il, et cela est assez probable après le stage qu’il avait fait, aucune sollicitation.

Il était créateur, fondateur, innovateur, « homme aidées, » comme dit Sainte-Beuve. Il avait fondé l’Académie des Inscriptions ; il avait contribué à l’établissement de l’Académie des Sciences ; il trouva le moyen de fonder quelque chose à l’Académie française. Son discours de réception, son compliment, comme on disait alors et il dit sa « harangue » parce que c’est plus magnifique, avait généralement plu. Il prit les félicitations qu’on lui adressa à la lettre et il les prit au bond ; et, vile, il déclara que si son discours avait fait plaisir à la Compagnie, « il aurait fait plaisir à toute la terre si elle avait pu l’entendre » et que, partant, « il ne serait pas mal à propos que l’Académie ouvrît ses portes » au public « les jours de réception. » L’avis fut adopté, et c’est depuis ce jour que l’Académie française présente son nouvel élu au public comme un veau marin (c’est Mérimée qui a eu le front de parler ainsi), usage qui a quelque agrément et des inconvéniens assez graves.

Si l’Académie fut quasi unanime à faire sienne l’idée de Perrault, c’est qu’elle crut, il le dit, que c’était une idée de Colbert. Le seul Chapelain, gardien des traditions, s’y opposa, assurant qu’il ne fallait rien innover. Le premier qui bénéficia, si le mot est juste, de la nouvelle institution, fut Fléchier.

Perrault se félicite avec une sorte d’enthousiasme de cette innovation : « On peut dire que l’Académie changea de face à ce moment. De peu connue qu’elle était, elle devint si célèbre que l’on ne parlait pas d’autre chose. Cela alla toujours depuis en augmentant… » Évidemment, Perrault est persuadé qu’il a fondé l’Académie française un peu plus que Richelieu. Il y a dans Perrault, à côté de sa vanité, qui est peu contestable, un goût du théâtral, qu’il faut signaler.

Autre innovation, celle-ci excellente. On votait jusqu’alors à l’Académie de vive voix, ou à mains levées, comme en famille. Perrault, tout en disant très haut, fort obligeamment et non sans esprit, que ce mode de votation n’avait donné jusqu’alors que d’excellens résultats, conseilla cependant, pour l’avenir, de voter « par scrutins et par billets, » afin que « chacun fût dans une pleine liberté de nommer qui il lui plairait. » Cette fois encore, parce que l’on crut que cette idée était de Colbert, ou du moins qu’il l’avait approuvée, l’avis de Chapelain devint une règle de la Compagnie.

On voudrait savoir la part que prit Perrault au règlement des travaux de l’Académie établi par Colbert (heures fixes de commencement et de fin des séances, feuille de présence, jetons, etc.). Il ne le dit point ; il est assez probable qu’il n’y fut pas pour peu ; car il était autoritaire et réglementeur, et il en parle trop longuement pour que la chose ne soit pas un peu de son fait ; mais enfin il se contente de l’approuver. Je permets qu’on dise qu’il n’approuverait point une œuvre qui ne serait pas, au moins partiellement, la sienne.

Après tant de succès académiques, il eut une mésaventure académique très sensible. Colbert étant mort (1683), M. de Louvois fut nommé surintendant des bâtimens. Louvois n’aimait pas Perrault ; j’ignore pourquoi, et je ne vois pas que Perrault le dise nulle part, même à demi-mot. La plus vraisemblable est que Louvois détestait en Perrault le souvenir de Colbert. Tant y a que les membres de la « petite académie, » après avoir rédigé, et précisément par la plume de Perrault, un mémoire sur les occupations de la Compagnie et l’avoir fait parvenir à Louvois, qui le fit lire par son père, se rendirent auprès de leur nouveau chef pour savoir ce qu’il ferait d’eux. Perrault s’abstint d’y aller avec eux « dans la crainte que M. de Louvois ne me dît quelque chose qui me déplût et que, dans la chaleur, je ne lui fisse quelque réponse un peu forte dont j’aurais été fâché dans la suite. »

Donc voici seuls MM. Charpentier, Quinault et l’abbé Tallemant en présence de M. de Louvois. Celui-ci les reçut très bien. Son père, prévenu jusqu’alors contre la petite académie et qui ne cessait pas de la moquer, avait été complètement retourné, de quoi personne ne s’étonnera, par le mémoire de Perrault et avait dit à son fils que la petite académie était un établissement à conserver avec le plus grand soin pour l’honneur du Roi et du royaume. Louvois fut en conséquence très aimable pour ces messieurs : « Vous avez fait jusqu’ici des merveilles ; mais il faut, s’il se peut, faire mieux encore. Le Roi va vous donner de la matière et il ne tiendra qu’à vous… » Puis, tout à coup : « Combien êtes-vous ? » — « Nous sommes quatre, monseigneur, » répondit M. Charpentier. — « Qui sont-ils ? » — « Il y a, reprit M. Charpentier, M. Perrault… » Louvois n’attendait que ce nom. Il arrêta net son interlocuteur : « M. Perrault ? Vous vous moquez ! Il n’en était point. Il avait assez à faire dans les bâtimens. Et les autres, qui sont-ils ? » — « Il y a, dit M. Charpentier, M. l’abbé Tallemant, M. Quinault et moi. » — « Mais ne vous voilà que trois. Où est le quatrième ? » — « J’ai eu l’honneur de vous dire qu’il y avait M. Perrault. » — « Et je vous dis qu’il n’en était pas, » repartit Louvois.

Il fallait comprendre. M. Charpentier se tut. « Quel était donc ce quatrième ? » reprit Louvois avec une douce obstination. Quelqu’un de la compagnie hasarda timidement : « M. Félibien venait quelquefois… » — « Ah ! voilà enfin ce quatrième que je cherchais. » — M. Félibien était nommé ; M. Perrault était exclu. Il n’était plus de la petite académie. Il n’en avait jamais été. La volonté de M. de Louvois avait des effets rétroactifs. C’était une volonté plus que divine.

Perrault n’était plus rien. Déjà, très peu de temps avant la mort de Colbert, il avait, fatigué de l’humeur, devenue chagrine, de son ministre, résigné sa charge de contrôleur des bâtimens. Il reprit sa plume d’écrivain. Il fit le poème de Saint Paulin, dont s’est moqué Boileau, et le petit poème du Siècle de Louis le Grand qui fut l’origine de la Querelle des Anciens et des Modernes. Ses Mémoires, quoique rédigés, comme il le dit lui-même, en 1702, s’arrêtent là : 1787.

Pourquoi ne les a-t-il pas continués ? Ils s’arrêtent au moment où ils allaient être le plus intéressans au moins pour l’histoire littéraire, au moment où ils allaient nous entretenir de toute la grande querelle et des Parallèles des Anciens et des Modernes de Perrault et des Réflexions sur Longin de Boileau et de Huet, et de La Fontaine et de Racine, et aussi, dans un tout autre ordre d’idées, des Contes de la mère l’Oie, que toute la postérité connaît sous le nom de « Contes de Perrault. » Il est probable, comme le pense M. Bonnefon, que Perrault n’a voulu rapporter à ses enfans que sa vie publique, considérant sa vie de retraite comme suffisamment connue d’eux et comme devant n’être matière que de souvenirs de famille. Il est possible aussi, ces Mémoires ayant été écrits en 1702 et Perrault étant mort au commencement de 1703, que Perrault se proposât de les continuer et qu’ils aient été, tout simplement, interrompus par la mort.

Voilà ce que nous savons sur une famille bien parisienne du XVIIe siècle, famille très distinguée, très intelligente, très artiste, très avisée aussi, très unie encore, et qui savait se pousser dans le monde très adroitement. La publication de M. Bonnefon achève de la mettre en lumière pour le mieux, qui puisse être. Elle est faite avec un soin qui fait qu’on n’y souhaite rien. Quelques inadvertances ou fautes typographiques y restent que c’est un service à rendre à l’auteur que de signaler. Je lis quoique part « Tamirey de la Roque ; » ailleurs les lettres patentes pour la fondation de l’Académie française en « 1645 : » ailleurs : « Nous lûmes Virgile, Horace, Corneille, Tacite et la plupart des auteurs classiques. » Il est évident qu’il faut lire : « Horace, Corneille Tacite » (comme on disait au XVIIe siècle pour Cornélius Tacitus), etc.

Les cinq fils de maître Pierre Perrault étaient dignes, quatre au moins, d’être connus. Ils le sont désormais d’une façon suffisante. Ce sont figures curieuses et qui n’ont rien de banal et qui même ont quelque chose de très moderne. On comprend la prédilection de Charles pour les modernes. N’étant pas gêné outre mesure par la modestie, quand il considérait les anciens et sa famille, sans s’excepter, il devait se dire : « Nous valons bien tous ces gens-là. »


EMILE FAGUET.

  1. Mémoires de ma vie, par Charles Perrault, — Voyage à Bordeaux (1669), par Claude Perrault, publiés avec une introduction, des notes et un index, par M. Paul Bonnefon. Paris, H. Laurens, 1909, in-8.