Une Famille américaine

Une Famille américaine
Revue des Deux Mondes2e période, tome 36 (p. 637-654).
UNE
FAMILLE AMERICAINE

The Pearl of Orr’s island, a story of the coast of Maine, by mistress Harriet Beecher-Stowe ; Boston et Londres, 1861.

Je ne voudrais médire ni de la politique ni de la controverse : ce sont deux nobles sujets d’étude pour l’esprit humain, et toutes deux ont produit de beaux livres ; mais, si Platon a banni les poètes de sa république en les couronnant de fleurs, je crois que la poésie, — et sous ce mot je comprendrai tout ce qui est œuvre d’imagination, — a bien le droit d’user de représailles. Un grand écrivain, qui, malheureusement pour sa gloire, n’a pas toujours joint l’exemple au précepte, Voltaire, a dit, dans cette langue allégorique familière au XVIIIe siècle :

Les Muses, filles du ciel,
Sont des sœurs sans jalousie :
Elles vivent d’ambroisie,
Et non d’absinthe et de fiel.


Bannissons donc du domaine de l’art, du roman aussi bien que de la tragédie ou du drame, l’absinthe et le fiel, c’est-à-dire l’amertume et l’âpreté des luttes contemporaines, les violences et les injustices de l’esprit de parti ; ne laissons arriver aucun écho des passions du jour dans les régions sereines où l’écrivain doit chercher l’inspiration. Un auteur ne saurait déroger à cette loi sans compromettre le mérite de son œuvre et l’avenir de son nom. Si les chefs-d’œuvre de l’art ont ce privilège de conserver à travers les âges et sous tous les cieux une éternelle jeunesse, c’est à la condition que rien de périssable ne leur aura communiqué sa fragilité. Un seul fil de bure suffit à déparer un tissu de laine fine, et les passions du présent, souvent misérables et toujours éphémères, les haines et les engouemens de la foule, l’esprit de secte et le dénigrement, ne sauraient se glisser sous la plume de l’écrivain sans entraver dans leur essor les inspirations du plus beau génie, et sans mêler un alliage impur aux plus nobles conceptions. Tant qu’il se rencontrera des esprits délicats et amoureux du beau, des générations de lecteurs se transmettront l’une à l’autre les plaintes d’Antigone, les fureurs de Phèdre et le désespoir de Didon. En serait-il de même si ces douleurs harmonieuses avaient recelé la satire des institutions, des lois ou de la religion de la Grèce ou de Rome ? On nous appelle volontiers les fils de Voltaire : que reste-t-il aujourd’hui des applaudissemens frénétiques qui saluaient dans Mérope ou Zaïre des attaques habilement déguisées contre la royauté ou contre la divinité du christianisme ?

On ne saurait donc trop féliciter Mme Beecher-Stowe du parti qu’elle semble avoir pris de consacrer désormais sa plume à des œuvres exclusivement littéraires. Cette détermination est d’autant plus méritoire que la tentation devait être grande de persévérer dans une voie qui paraissait féconde et fructueuse. Peu d’auteurs en effet ont dû à la politique une part aussi considérable de leur succès. Sans les discussions intestines des États-Unis, on n’aurait pas en quelques mois compté par centaines de mille les lecteurs de l’Oncle Tom. Où l’Europe n’a vu que des scènes émouvantes, à peine rattachées les unes aux autres par un fil fragile, l’Américain retrouvait l’écho vivant des querelles passionnées qui agitaient les assemblées de son pays, qui enflammaient les polémiques de la presse, qui faisaient déjà présager la ruine de la confédération. Certaines pages de Dred qui de ce côté de l’Océan ont paru de purs hors-d’œuvre et des tirades quelque peu déclamatoires ont retenti aux États-Unis comme des provocations incendiaires, comme de véritables appels à la guerre civile. Des approbations ardentes ou des cris de colère leur répondaient de toutes parts, et le nom de l’auteur était dans toutes les bouches. Malheureusement la lutte au-devant de laquelle semblaient parfois aller les vœux de l’éloquent pamphlétaire a éclaté tout à coup : en moins d’une année, on a vu la république divisée, les familles désunies, la ruine s’appesantir sur des milliers de paisibles demeures et le sang même couler à flots. Qui ne sentirait comme un poids sur sa conscience le simple doute d’avoir contribué, pour la plus faible part, à déchaîner sur sa patrie de pareils malheurs ? Cette guerre fratricide, dont les conséquences ont du faire réfléchir les plus impatiens des abolitionistes, nous montre ce qu’il en coûte pour vouloir devancer l’œuvre du temps : elle nous enseigne que les causes les plus justes et les plus saintes ont besoin d’être défendues avec mesure et avec modération. Est-ce l’appréhension d’une responsabilité redoutable qui a déterminé Mme Stowe à se retirer de la lutte dans laquelle elle s’était jetée avec tant de passion ? Nous ne savons : ce qui est certain, c’est que cette retraite ne peut être que profitable à son talent et à sa réputation. Quand l’irrésistible progrès de la civilisation chrétienne aura amené le triomphe de la cause à laquelle Mme Stowe avait voué sa plume, quand les chaînes du dernier esclave seront tombées et que le Nouveau-Monde sera aussi unanime que l’ancien à réprouver une institution contre nature, bien des chapitres de l’Oncle Tom et de Dred ne se comprendront plus ; ces deux ouvrages n’offriront plus qu’un intérêt rétrospectif, et s’ils conservent des lecteurs, ils le devront à quelques esquisses spirituelles et à de touchans épisodes.

Cette question brûlante de l’esclavage avait déjà été reléguée au second plan dans la Fiancée du Ministre[1], où elle n’apparaissait plus qu’à de longs intervalles et à propos de personnages tout à fait secondaires ; elle avait cédé le premier rang à une question théologique qui assombrissait quelque peu une agréable histoire d’amour. Aucune trace au contraire de controverse politique ou religieuse ne se laisse apercevoir dans un nouvel ouvrage que Mme Stowe vient de publier, et jamais, à notre avis, les heureuses qualités de cet auteur n’ont paru plus à leur avantage. Plus de nègres cette fois et plus de théologiens, plus de discussions sur l’égalité des hommes ni sur le péché originel et la prédestination ; nous sommes en pleine idylle. Mme Stowe sans doute a eu encore une arrière-pensée en écrivant : il semble en effet qu’une thèse lui soit indispensable, et qu’elle ne se croie autorisée à prendre la plume que pour démontrer quelque proposition. Elle s’est donné pour tâche cette fois de faire voir l’influence que l’éducation première exerce sur nos sentimens, sur le développement de nos idées et de nos passions, et, partant, sur notre destinée ; mais cette démonstration ne trouvera place que dans un roman qui est encore à écrire. La Perle de Vile d’Orr n’est qu’un prologue, où Mme Stowe, ainsi qu’elle en avertit dans une courte préface, s’est contentée « de peindre la vie enfantine de ses héros et de faire prendre sur le fait par le lecteur les influences qui agissent sur eux pendant leur éducation. » Quand le livre se termine, l’héroïne a sept ans et le héros en a dix : ils en auront dix de plus à l’ouverture de la seconde partie, où l’auteur nous les montrera tous les deux aux prises avec les épreuves de la vie ; mais cette seconde partie verra-t-elle le jour ? Déjà l’époque assignée pour cette publication est dépassée. Traitons donc ce livre comme s’il ne devait point avoir de suite, et comme s’il ne devait rien prouver.

C’est l’histoire de deux orphelins élevés ensemble et destinés vraisemblablement à s’aimer. Ils sont l’unique préoccupation de tous ceux qui les entourent ; ils sont l’âme et la vie d’un petit monde de pauvres pêcheurs, et leurs équipées enfantines sont les seuls événemens du voisinage. L’auteur a pris pour théâtre de son récit une des nombreuses îles dont la côte du Maine est parsemée, et qui sont comme le prolongement du banc de Terre-Neuve ; c’est là, au bord d’une mer orageuse, sous un âpre et rude climat et dans les rigoureux enseignemens du puritanisme, qu’il fait grandir ses deux héros. N’appréhendons point cependant d’austères tableaux ni de rigides leçons : Mme Stowe semble au contraire s’être inspirée de Bernardin de Saint-Pierre ; elle a adouci tous les tons de sa palette pour esquisser deux figures d’enfans que toutes les mères envieraient. Quoi de plus charmant que l’enfance, et quel plus agréable spectacle que celui de ces petits hommes qui s’essaient à vivre, qui reproduisent innocemment et semblent parodier les bons et les mauvais côtés de notre nature, et où les défauts mêmes ont une certaine grâce qui arrache l’indulgence ? Quelle comédie vaut cette société en miniature, où l’observateur voit déjà poindre, au milieu d’orages passagers, de rivalités promptement apaisées et de larmes bientôt taries, tous les travers et toutes les passions de l’humanité ? Mme Stowe excelle à ces fines peintures, qui ne sont qu’un jeu pour son pinceau délicat, et quelques scènes lui ont suffi pour montrer par des traits vifs et rapides l’immense place que les enfans tiennent dans l’existence. Ce qu’elle montre mieux encore, c’est combien ils sont nécessaires et quel vide résulte de leur absence ou de leur disparition. Malheureux en effet qui, jeté dans les luttes de cette vie, ne se sait attendu par personne en sa demeure, et, après avoir laissé à chaque épine du chemin un peu de sa force et un lambeau de son cœur, ne doit point retrouver à son foyer solitaire cet adoucissement assuré de toutes les amertumes, cet encouragement à tous les sacrifices, cette source inépuisable des joies les plus pures, la douce tyrannie d’un enfant !

Voilà le sort qui menace le vieux capitaine Pennel au moment où s’ouvre le récit. Il ne revient chez lui que pour voir périr à l’entrée du port, et sous ses yeux, le bâtiment qui ramène son gendre, l’époux de la fille unique sur laquelle il a concentré toutes ses affections. La jeune femme est frappée au cœur par ce coup affreux.

« Quelque chose d’inusité se passe ce soir dans la demeure de Zephanich Pennel. Entrons, et laissons-nous guider par l’unique rayon de lumière qui s’échappe d’une porte entre-bâillée.

« La salle n’est éclairée que par la pâle lueur d’une seule chandelle qui forme à peine autour d’elle-même un faible cercle lumineux, et qui laisse dans les ténèbres le reste de la pièce. Au centre de la salle, étendu sur une table et à demi couvert d’un manteau de marin, repose un homme de vingt-cinq ans : il est manifestement du nombre de ceux desquels il est écrit : « Il ne rentrera plus dans sa maison, et sa demeure ne le connaîtra plus. » Ce corps inanimé a vu s’échapper tout à coup une organisation puissante ; mais, comme un palais abandonné, il a gardé sa beauté au sein de la désolation… Cette chevelure dont les boucles épaisses, humides maintenant d’eau de mer, encadraient cette belle tête, ce front haut et large, ces yeux fermés avec leurs longs cils bruns, cette bouche ferme et virile, ce menton plein d’énergie, tout cela est marqué de ce sceau qui ne sera levé qu’au jour solennel de la résurrection.

« Il était entièrement vêtu de drap fin, avec un gilet blanc et une coquette cravate bleue attachée avec une épingle dont la tête renfermait sous un verre une mèche de cheveux. Ses habits, aussi bien que sa chevelure, étaient remplis d’eau de mer qui découlait lentement, et un bruit sourd retentissait à chaque goutte qui tombait dans une mare déjà formée sous la table. C’était là le corps du capitaine de la Mouette, de James Lincoln, qui, ce matin même, chantant et le rire sur les lèvres, avait fait gaiement sa toilette dans sa cabine pour débarquer et revoir sa femme.

« Voilà tout ce qu’on peut apprendre en bas ; au-dessus on entend des pas précipités, des portes qui s’ouvrent et se ferment avec rapidité, mais avec précaution, des voix qui vont et viennent, des chuchotemens dans l’escalier. Puis c’est un bruit de roues, et le cabriolet du docteur s’arrête devant la porte. Suivons-le comme il monte ; ses lourdes bottes font résonner le plancher.

« Deux commères sont assises et tiennent à voix basse la conversation la plus animée au-dessus d’un petit paquet enveloppé dans un vieux jupon de flanelle. Le docteur va pour s’adresser à elles d’un air de gaieté, mais des signes de la voix et du geste lui recommandent le silence. Il ralentit son pas et étouffe comme il peut le bruit de ses bottes. Le jupon est entr’ouvert pour qu’il puisse regarder ce qui y est contenu, et quelques mots brefs prononcés à mi-voix et accompagnés d’une foule de hochemens de tête, lui apprennent qu’il doit avant tout s’occuper de quelqu’un caché par les rideaux du lit qui est à l’autre bout de la chambre. Il s’avance sur la pointe des pieds, il écarte les rideaux et voit devant lui, les yeux clos et les joues aussi blanches que la neige d’hiver, ce même visage sur lequel a passé l’ombre de la mort quand la Mouette s’est perdue.

« Cette femme était l’épouse du marin qui gît en bas : elle a donné le jour, il y a moins d’une heure, à une frôle petite créature que la tourmente d’une grande douleur a jetée prématurément sur les rivages de la vie l Perle précieuse que le passé a laissé tomber sur le sable humide et orageux du présent. Maintenant, épuisée par ses sanglots et succombant aux étreintes d’une double angoisse, elle a fermé les yeux et elle est tombée dans cette invincible langueur qui précède des ténèbres plus épaisses et un repos sans fin.

« De l’autre côté du lit, et tout près d’elle, est assise une vieille femme plongée dans un profond accablement, et le vieillard qui l’accompagnait le matin se tient debout au pied du lit, inquiet et frappé de stupeur. Le docteur lui tâte le pouls, ou plutôt il pose un doigt investigateur où le dernier filet de vie soulève à peine la peau, et il secoue la tête tristement. Le contact de cette main tire la jeune femme de sa torpeur ; ses grands yeux égarés et pleins de larmes fixent sur le médecin un regard interrogateur, puis elle frissonne et crie en sanglotant : « Oh ! docteur, docteur ! James, le pauvre James ! — Du courage, mon enfant, répond le médecin, vous avez une belle petite fille ; le Seigneur mêle ses miséricordes à ses rigueurs. » Les yeux de la jeune femme se refermèrent, et de la tête elle fit une douloureuse, mais positive dénégation. Un instant après, elle parla en empruntant l’antique et mélancolique langage de l’Écriture : « Ne l’appelez pas Noémi, appelez-la Mara, car le Seigneur s’est montré plein de rigueur pour moi. » Et comme elle parlait, le froid du dernier hiver passa sur sa face ; mais comme il passait, un sourire parut sur les lèvres de la jeune femme, comme si une fleur était tombée du paradis ; elle murmura : « Que ta volonté soit faite et non la mienne ! » Et tout fut fini. »


Cette enfant qui entre dans la vie par une porte si douloureuse, cette petite Mara que les larmes de sa mère mourante ont baptisée d’un nom tristement significatif, démentira les sinistres prédictions qui entourent son berceau : c’est elle qui est destinée à devenir la perle de l’île d’Orr. Il est assurément impossible de prendre une héroïne plus jeune ; aussi, pendant qu’elle grandit un peu, l’auteur a le temps de nous faire faire connaissance avec les habitans de l’île. C’est d’abord le vieux capitaine Pennel, qui avait espéré, en mariant sa Noémi à un jeune et vigoureux marin, ne plus retourner au banc de Terre-Neuve, et n’avoir plus d’autre occupation que d’élever ses petits-enfans. Il soutient courageusement le coup qui le frappe, car c’est un homme d’une piété sincère, sévère à lui-même et doux aux autres. Il est par-dessus tout l’homme du devoir ; mais sa fermeté est tempérée par la tendresse. Toutes ses pensées se concentrent désormais sur la petite créature dont la frêle constitution, l’organisation nerveuse et la beauté précoce lui rappellent la fille qu’il a perdue. Vivra-t-elle ? ne vivra-t-elle pas ? Voilà la grande, l’unique question qui préoccupe le ménage Pennel, et l’enfant ne peut être absente une heure sans que le vieux marin ne se montre inquiet : il gronderait volontiers sa femme, si Mary Pennel pouvait être grondée. C’est le cœur le plus dévoué qu’il soit possible de rencontrer ; c’est une de ces âmes aimantes qui ont besoin de se sacrifier pour quelqu’un et d’abdiquer entre ses mains toute initiative et toute volonté. Elle est la première esclave de Mara, et elle ne songerait qu’à bénir sa servitude, si elle n’en rougissait un peu devant sa voisine, mistress Kittridge. Celle-ci est la vraie matrone puritaine, assidue à l’église, ferrée sur les Écritures, ponctuelle dans l’accomplissement de tous ses devoirs de maîtresse de maison, et exigeant de tout le monde la même exactitude. Ce n’est point elle qui permettrait à des enfans de se coucher à des heures indues, et qui tolérerait qu’une petite fille allât jouer sur le sable tant qu’il y aurait à la maison des doublures à découdre ou des serviettes à ourler. Elle montre avec orgueil six grands garçons qu’elle a fait marcher dans le droit chemin, grâce à sa vertu de prédilection, la fermeté, et à un usage stoïque de la verge traditionnelle. Elle a d’autant plus le droit d’être fière de ce succès qu’elle n’a jamais trouvé le moindre appui dans son mari. Le capitaine Kittridge, qui s’est fait constructeur depuis que ses fils naviguent à sa place, est le plus indocile des sujets de sa femme : il est toujours prêt à excuser toutes les fautes et à autoriser toute espèce d’infraction à la règle. Quand huit heures sonnent, qu’on envoie coucher sa fille Sarah, et qu’il sollicite vainement pour elle un quart d’heure de grâce, le bon capitaine se déclare pris d’une irrésistible envie de dormir ; mais, ô mensonge ! ô renversement de toute discipline ! ce prétendu sommeil n’est qu’un artifice pour aller babiller une heure ou deux avec Sarah, et pour lui raconter les histoires les plus merveilleuses sur les pays lointains. Le capitaine aime en effet à raconter ses voyages, et pour amuser davantage ses jeunes auditeurs, il se laisse parfois aller à embellir ses récits de quelques broderies qui scandalisent l’austère respect de sa femme pour la vérité. Aussi quelle n’est pas sa confusion lorsqu’on lui demande de redire ces belles histoires devant des personnes respectables et instruites, comme le ministre et le capitaine Pennel, et que sa propre fille, pour mettre fin à ses hésitations et à ses refus, laisse échapper cette naïveté terrible : « Mais pourquoi ne nous dirais-tu pas cette histoire, puisque maman n’est pas là ? »

Entre le ménage Pennel et le ménage Kittridge oscillent perpétuellement deux vieilles filles qui sont au nombre des esquisses les plus spirituelles que Mme Stowe ait tracées. Dans nos humbles familles bourgeoises, qui n’a connu, qui n’a aimé quelque vieille parente, toujours prête à mettre à notre service son temps, son expérience et les ressources d’un savoir-faire universel ? Combien de fois sa main industrieuse n’a-t-elle pas tari nos pleurs en dissimulant habilement un accroc malencontreux ! Combien de fois n’avons-nous pas abusé de sa bonté sans épuiser sa patience et son dévouement ? Dans la joie et dans la peine, dans les petites misères et dans les dures épreuves de la vie, ses conseils, ses consolations et son assistance arrivaient toujours à point nommé. C’est à cette classe d’êtres dévoués et de fées bienfaisantes qu’appartiennent les deux sœurs Toothacre.

« Miss Roxy et miss Ruey Toothacre étaient deux bonnes vieilles personnes du genre féminin et du nombre singulier, fort connues dans tous les alentours de Harpswell et de Middle-Bay, et telle était leur réputation qu’elle était arrivée jusqu’à la ville de Brunswick, à dix-huit milles de là. Elles appartenaient à cette classe de femmes qu’on pourrait appeler, dans le langage de l’Ancien Testament, « des femmes avisées, » c’est-à-dire douées d’une infinité de talens pratiques qui les rendaient indispensables dans toutes les familles à plusieurs milles à la ronde. Il était impossible d’imaginer quelque chose qu’elles ne sussent pas faire. Elles savaient faire les robes, mais elles savaient tout aussi bien faire les chemises, les gilets et les pantalons, couper les jaquettes d’enfans, tresser la paille, blanchir et monter les chapeaux, faire la cuisine et la lessive, repasser, raccommoder, plisser et tapisser : elles savaient soigner toute sorte de maladies, et à défaut d’un docteur, qui souvent demeurait à une distance de plusieurs milles, on les regardait comme des oracles infaillibles en médecine.

« Ces personnes universellement utiles reçoivent chez nous le titre de tantes par une sorte de consentement unanime qui atteste les liens étroits qui les unissent à toute la famille humaine. Elles ne sont les tantes de personne en particulier, elles sont les tantes du genre humain. L’idée de restreindre leurs services à une seule famille jetterait la désolation dans une commune tout entière. Personne ne pousserait l’indélicatesse jusqu’à chercher à s’approprier leurs bons offices plus d’une semaine, ou d’une quinzaine tout au plus ; mais notre factotum sait mieux que qui que ce soit combien il serait absurde de

Ne faire qu’une part du lot du genre humain.


Tous les mouvemens, toutes les allures de miss Roxy, et jusqu’au ton de sa voix et à sa manière de parler, attestaient un esprit vigoureux, précis et décidé. Elle avait des idées arrêtées sur toute chose, et prenait en général un ton d’autorité. Et qui aurait su quelque chose sinon elle ? N’était-elle pas une sorte de prêtresse et de sibylle versée dans toutes les profondeurs et tous les mystères de cette vie ? Combien de naissances, de mariages et de morts avaient eu lieu sous sa direction ! Au milieu de la joie et des larmes, n’était-elle pas la pensée dirigeante, invoquée et consultée par tous ? et ses paroles n’étaient-elles pas la loi et la coutume ? La sœur cadette, miss Ruey, était une petite personne douce et bonne, de façons affectueuses, courte et grassouillette, naturellement tournée à la sentimentalité et à l’élégie, et qui accumulait au fond de son sac à ouvrage des pièces de vers découpées dans le Miroir du chrétien. Elle tournait comme un humble satellite autour de son aînée, qui la regardait volontiers comme un petit être frivole et inconséquent, quoique la même neige fût dissimulée sous leurs tours de tête, d’un blond aventureux. »


N’oublions pas non plus le personnage important de la paroisse, le ministre dont les sermons fournissent chaque dimanche un nouveau sujet de conversation, dont le célibat obstiné cause un étonnement universel, et dont la sœur est accueillie partout avec un empressement mêlé de curiosité.


« La sœur du ministre appartenait à la classe des femmes vouées à l’idolâtrie : il était impossible d’avoir meilleur cœur et d’être plus naïve ; elle vénérait son frère avec une foi et un dévouement sans mélange, et elle était loin de se douter du constant amusement qu’elle lui fournissait par mille petites singularités féminines, dont le côté plaisant s’offrait continuellement à lui. Il se divertissait infiniment à voir l’intérêt solennel qu’elle prenait à ses chemises, à ses bas et à ses habits du dimanche, à écouter les distinctions subtiles qu’elle établissait entre l’habit numéro un, l’habit numéro deux et l’habit de tous les jours, et à recevoir ses indications quelque peu prolixes sur les circonstances où il devait revêtir tel ou tel habillement. Miss Emilie Sewell se piquait d’être de qualité ; elle tenait fermement à certaines traditions de gentilhommerie qui s’étaient transmises dans la famille Sewell, et qui contribuaient trop au secret amusement de son frère pour qu’il y portât atteinte. Pour rien au monde, il n’aurait voulu détruire une des manies de sa sœur ; il aurait cru perdre un des côtés de son existence.

« Miss Emilie excellait à recueillir les simples et à préparer les remèdes, à tricoter et à coudre, à couper les vêtemens et à les ajuster, à tirer parti du moindre chiffon comme du moindre débris de nourriture ; elle distribuait libéralement ses avis et son aide dans la paroisse, où elle gardait en toutes ses allures l’air d’importance qu’autorisait la position de son frère. Les relations de celui-ci avec la partie féminine de son troupeau étaient, à raison de son célibat, enveloppées de plus de mystère et de solennité qu’il n’arrive d’ordinaire pour l’homme important de la paroisse ; mais miss Emilie était charmée de remplir le rôle d’intermédiaire. Elle se complaisait à confier de temps à autre à des oreilles attentives, sur le genre de vie, les habitudes et les opinions du ministre, les renseignemens de nature à satisfaire l’insatiable curiosité de son troupeau.

« Grâce à ces confidences, toutes les bonnes ménagères connaissaient la différence qui existait entre les bas de soie numéro un du ministre et les bas numéro deux : elles savaient qu’il fallait tenir les premiers soigneusement sous clé et hors de sa portée, parce que, si bon qu’il fût, il avait accaparé toute la prodigalité et toute la pernicieuse incurie du caractère masculin, et il était toujours prêt à se laisser aller à des solécismes inouïs ; mais le digne homme se soumettait de lui-même aux règles établies par miss Emilie, et se laissait diriger par elle avec un apparent et comique sentiment de cette infirmité.

« Mistress Kittridge comprit donc toute la délicatesse du compliment qui lui était fait, lorsqu’un coup d’œil rapide lui fit voir que le digne homme était venu chez elle dans ses. plus beaux habits, jusques et y compris les bas de soie. Elle était certaine en effet de reconnaître les bas numéro deux à une reprise artistement faite que miss Emilie lui avait montrée, et qui était la seule trace laissée par un accroc. L’absence de cette reprise alla au cœur de mistress Kittridge comme une attention délicate. »


C’est au milieu de ce petit monde, dont elle est l’idole, que Mara grandit. Malgré les soins dont elle est entourée, malgré les efforts qui sont faits pour la distraire, la petite fille est souvent triste ; elle éprouve un indéfinissable malaise. La tante Ruey en devine bien la cause. « La société des vieilles gens, dit-elle avec raison, n’est pas ce qu’il faut à de jeunes enfans. » Il manque à Mara un compagnon de ses jeux, un ami de son âge. Le ciel le lui envoie, et ce sera aussi un orphelin. Une nuit, la tempête brise sur la côte un navire inconnu ; on trouve le lendemain sur le sable une belle jeune femme et un enfant, attachés tous les deux à un débris de vergue : la femme est morte, sa tête a porté contre un rocher ; l’enfant, que ses mains glacées serrent encore, est à grand’peine rappelé à la vie. C’est un beau garçon de cinq ou six ans qui s’exprime avec feu dans une langue que le capitaine Kittridge déclare être l’espagnol, mais que personne ne comprend. Qui peut être cet enfant ? Nul ne le sait ; rien parmi les débris que la mer a jetés sur le sable ne permet la moindre conjecture sur le navire naufragé et sur ceux qui le montaient. Un seul homme peut-être en sait plus que les autres, c’est le ministre, qui n’a pu retenir un tressaillement à la vue d’un bijou trouvé sur l’enfant, et qui a longuement examiné cet objet précieux lorsqu’on le lui a donné à garder. Qui arrachera au ministre un secret dont il paraît ne vouloir faire part à personne ? Sa sœur tente l’aventure dans l’intérêt commun de toutes les matrones, auxquelles la langue démange fort, et peu de scènes de comédie valent le récit de cette campagne malheureuse :


« Miss Emilie résolut intérieurement d’attendre, pour arracher le secret de son frère, cette heure d’intimité qui précède la mise au lit. En arrivant à la maison, elle s’occupa tout d’abord de faire le plus séduisant petit feu qui ait jamais pétillé et flambé dans une cheminée, sachant bien que rien n’était plus propre à porter la lumière dans les coins les plus reculés et les plus obscurs d’une conscience que ces vives lueurs qui dansaient si gaiement sur les chenets brillans, et qui rendaient le vieux sopha chiné et tous les meubles usés par le temps si riches en souvenirs de famille et en promesses de comfort.

« Elle débarrassa son frère de sa perruque et de son habit, qu’elle remplaça par les flots moelleux d’une robe de chambre ; elle lui couvrit la tête d’un bonnet noir et plaça ses pantoufles devant un fauteuil, tout contre le feu. Elle le vit avec satisfaction se laisser aller sur ce siège : elle courut alors à une armoire vitrée d’où elle retira une vieille coupe d’argent, de forme bizarre, qui était un héritage de famille et la seule pièce d’argenterie dont leur ménage pût s’enorgueillir. Elle descendit alors à la cave ; ses petits talons faisaient résonner chaque marche de l’escalier, et un léger fredon la suivait pendant qu’elle se dirigeait vers la barrique de cidre. Elle revint et mit à terre, devant le feu, la coupe d’argent avec le liquide d’un jaune d’ambre, et s’occupa à faire la rôtie la mieux grillée et la plus appétissante qu’on pût souhaiter pour tremper dans ce cidre.

« Cette tâche terminée, miss Emilie prit son tricot et se mit au coin du feu, juste en face de son frère.

« Il était fort heureux pour miss Emilie que les journaux quotidiens n’eussent pas encore fait leur apparition sur cette terre, car, en dépit de tout ce petit manège, son frère aurait probablement pris la feuille du soir, et, la tenant soigneusement entre elle et lui, il aurait lu une heure ou deux en silence. M. Sewell n’avait pas cette ressource ; il savait à merveille que la curiosité de sa sœur était éveillée, et comme il ne voulait pas la satisfaire, il chercha un refuge dans un air de vague quiétude et de douce abstraction qui était un défi jeté à toutes ses petites insinuations.

« Après avoir épuisé toutes les attaques indirectes, miss Emilie fut contrainte d’aborder la place de front.

« — Il m’a paru, dit-elle, que vous aviez regardé avec intérêt les traits de cette pauvre femme qui s’est noyée ?

« — Elle avait une figure Intéressante, se contenta de répondre le ministre.

« — Avez-vous jamais vu quelqu’un qui lui ressemblât ?

« Le ministre parut ne point entendre ; prenant les pincettes, il releva les deux moitiés d’une bûche qui venait de se briser en deux, et les rapprocha de façon à ranimer la flamme. Miss Emilie fut obligée de renouveler sa question, sur quoi M. Sewell tressaillit comme quelqu’un qui s’éveille après un rêve, et répondit : — Je crois que oui en effet. Après cela, il y a beaucoup de femmes qui ont les yeux et les cheveux noirs, mistress Kittridge par exemple.

« — Je ne crois pas qu’elle ressemblât le moins du monde à mistress Kittridge, dit miss Emilie avec chaleur.

« — Ah ! vraiment ! Ai-je dit qu’elle lui ressemblât ? dit le ministre en regardant négligemment à sa montre. Emilie, il commence à se faire tard.

« — D’où venait donc l’air que vous aviez quand je vous ai fait voir ce bracelet ? demanda miss Emilie, résolue à porter la guerre au cœur du pays ennemi.

« — Quel air avais-je donc ? dit le ministre en trempant tranquillement un morceau de rôtie dans le cidre.

« — Je n’ai jamais vu air plus surpris et plus décontenancé que le vôtre pendant une minute ou deux.

« — En vérité ! reprit le ministre du même ton indifférent. Ma chère enfant, comme votre tête travaille aisément ! Avez-vous jamais regardé au travers d’un prisme, Emilie ?

« — Non, Théophile ; que voulez-vous dire ?

« — Eh bien ! si vous l’aviez fait, vous auriez vu autour de chaque personne et autour de chaque objet un petit cercle coloré comme l’arc-en-ciel ; or ce cercle n’est pas autour des objets, il est dans le prisme.

« — A quel propos me dites-vous cela ? demanda Emilie assez déconcertée.

« — Voici pourquoi : vous autres femmes, vous êtes si nerveuses et si facilement surexcitées qu’il vous arrive plus d’une fois de voir vos amis et le monde en général sous un jour et sous des couleurs qui n’ont également rien de réel. J’en suis fâché pour vous, ma chère enfant, mais je ne puis vraiment pas vous aider à bâtir tout un roman à propos de ce bracelet. Bonsoir, Emilie ; prenez garde de prendre froid, et ne tardez pas à vous coucher.

« Et M. Sewell monta dans sa chambre en laissant la pauvre Emilie douter presque du témoignage de ses yeux. »


Une seconde tentative n’est pas plus heureuse, quoique miss Emilie ait cette fois recours à l’irrésistible argument des larmes. Il en faut prendre son parti, et se résigner à ne point savoir qui peut être ce jeune garçon que la tempête a jeté sur la côte. Mara l’a immédiatement réclamé comme son bien ; elle en a pris possession, et le vieux Pennel, trop heureux de complaire à sa petite-fille, s’est empressé de recueillir et d’adopter le petit orphelin. Il ne se doute pas qu’il introduit le trouble et le désordre dans sa maison ; la pauvre tante Ruey ne tarde pas à l’apprendre à ses dépens, un jour qu’elle garde la maison pendant que les Pennel sont à l’office.


« Demeurée seule pour garder la maison, miss Ruey poussa un long soupir, accompagné de la prise de tabac consolatrice, chanta le cantique de Bridgewaler en donnant ses notes les plus aiguës, puis se mit à lire dans les Prophètes. Toute son attention était absorbée par les maisons d’Israël et de Juda et par la fille de Sion, lorsqu’elle fut rappelée aux choses de la terre par des cris perçans qui partaient de la grange, et par le caquet et le bruissement des poules qui cherchaient à s’enfuir. L’excellente femme ne fit qu’un saut hors de la maison, et en ouvrant la porte de la grange elle aperçut le petit garçon-perché au plus haut du foin ; il poussait des cris de douleur et de rage, et le désespoir se peignait sur son visage, tandis que les pleurs de la pauvre petite Mara n’arrivaient qu’à demi étouffés et partaient de plus bas, mais on ne savait d’où. Inspection faite, il se trouva que Mara avait glissé dans un trou où une poule s’était installée pour couver, et les cris poussés par celle-ci à l’invasion de ses pénates n’avaient pas peu ajouté à la confusion générale.

« La petite princesse, que nous avons vue si soigneuse et si proprette, si alarmée de la moindre atteinte à la coquetterie de sa toilette, fut relevée toute ruisselante de pleurs et toute couverte d’œufs, mais sans autre mal : elle, était tombée sur l’épais lit de foin que madame la poule avait choisi pour y déposer l’espoir de sa famille.

« — Non, je n’ai jamais rien vu de pareil, se dit miss Ruey quand elle se fut assurée qu’il n’y avait point de membre cassé ; ce petit garçon est un vrai garnement. Franchement je plains mistress Pennel ; elle ne sait pas quelle charge elle a prise. Comment le scélérat est-il parvenu à faire monter Mara jusqu’au haut du foin ? C’est en vérité ce que je ne puis dire. La pauvre petite n’a jamais fait de tours pareils.

« Loin de laisser voir le moindre remords, le jeune coupable prit un air de défi et de colère quand miss Ruey, après avoir remis en ordre la toilette de Mara, voulut, suivant la bonne vieille tradition, le mettre en prison dans le caveau. Il se débattit et lutta si vigoureusement que le tour rouge carotte de la tante Ruey vola en l’air au milieu du combat, et que sa coiffure, toujours originale, prit un aspect qui touchait au surnaturel.

« Miss Ruey songea aux Moabites, aux Philistins et aux autres peuples. dont elle venait de lire les terribles exploits, et elle fut aussi près de se mettre en colère contre le petit drôle que cela était possible à une personne si respectable, si pieuse et d’un si bon caractère. La vertu humaine est fragile, et chacun a son endroit vulnérable. Le vieux sénateur romain ne put se contenir quand on s’en prit à sa barbe ; la même susceptibilité réside sous le bonnet d’une vieille femme, et quand le petit garçon lui arracha irrévérencieusement son bonnet des dimanches, la tante Ruey, hors d’elle-même, lui appliqua un bon soufflet sur chaque oreille.

« La petite Mara, qui avait poussé des cris perçans pendant toute cette scène, s’apercevant qu’on portait la main sur ce trésor si nouveau et si précieux pour elle, se mit à frapper la pauvre miss Ruey de ses deux faibles mains, et enlaçant de ses bras son petit garçon, comme elle le nommait toujours, elle l’attira en arrière en lançant des regards de défi à l’ennemi commun. Miss Ruey demeura muette d’étonnement.

« — Ce n’est pas possible autrement, il faut qu’il l’ait ensorcelée ! pensait-elle avec stupéfaction, n’ayant rien vu de pareil à l’expression martiale qui brillait dans ses yeux si doux. Venez, Mara, ma belle petite Mara !

« Mais Mara ne songeait qu’à essuyer les larmes de colère qui coulaient sur les joues pourpres et brûlantes du petit garçon ; elle se haussait sur la pointe des pieds, lui offrant à baiser sa bouche, semblable à un petit bouton de rose.

« — Pauvre petit garçon, ne pleure pas, disait-elle ; petit garçon de Mara, Mara t’aime bien ! Puis, jetant un regard de courroux à la tante Ruey, qui en demeurait tout interdite et toute bouleversée, elle agitait sa petite main blanche en répétant : — Va-t’en, vilaine, va-t’en.

« Le petit garçon adressait à Mara avec vivacité un torrent de paroles qu’elle ne pouvait comprendre ; elle n’en paraissait pas moins partager complètement sa manière de voir, et tous deux lançaient à miss Ruey des regards irrités. Les choses prenant cette tournure, l’excellente femme se mit à songer à un compromis, et elle alla chercher deux tranches de gâteau qu’elle offrit aux petits insurgés avec des paroles conciliatrices. Mara fut apaisée incontinent et courut à la tante Ruey ; le petit garçon fit voler à terre le morceau de gâteau et garda une attitude de défi. La petite fille ramassa le gâteau, et, aprè3 beaucoup de supplications et une foule de manœuvres féminines, elle réussit à le décider à y goûter : l’appétit fut victorieux de ses héroïques résolutions ; il mangea et fut consolé, et bientôt après tous les trois furent dans les meilleurs termes. Miss Ruey, après avoir réparé le désordre de ses cheveux et remis son tour de tête et son bonnet, s’en prit à elle-même comme à la cause de tout ce désordre. Si elle ne les avait pas abandonnés à eux-mêmes pendant qu’elle chantait et lisait à son aise, rien de tout cela ne fût arrivé. Aussi l’excellente et laborieuse femme les garda pendant une heure ou deux à ses côtés, tandis qu’ils regardaient les gravures de la vieille Bible. »


Ce ne serait pas trop de toute la vigueur de mistress Kittridge pour dompter cette nature indocile et résolue ; mais la faible Mary Pennel n’est pas femme à défendre son autorité, et le jeune Moses, car c’est ainsi qu’on a voulu nommer cet orphelin sauvé des eaux, marche bien vite d’usurpation en usurpation.


« Mistress Pennel se demandait quelquefois avec un sentiment de tristesse et d’humiliation comment il se pouvait que ce petit garçon réussît à lui faire éprouver plus d’appréhension qu’elle ne lui en inspirait. N’était-elle pas manifestement, jusqu’à présent du moins, plus grande et plus forte que lui ? N’était-elle pas en état de tenir captives ses petites mains rebelles, de l’enlever de terre, de l’emporter et de l’enfermer dans le caveau noir, si bon lui semblait, et même de lui administrer cette discipline de la verge que mistress Kittridge lui recommandait si souvent et si judicieusement, comme le secret du bon ordre de sa maison ? N’était-ce pas un devoir pour elle, comme tout le monde le lui répétait, de dompter ce caractère avant que l’âge fût venu ? Une meule pendue au cou de cette débonnaire créature n’eût pas pesé d’un poids plus lourd que ce devoir, qui l’accablait sous le fardeau de la plus pénible responsabilité.

« Mistress Pennel était une de ces personnes chez qui l’esprit de sacrifice est devenu si complètement une seconde nature, que la privation pour elle eût consisté à défendre ses droits et à faire sa volonté quand cela contrariait la volonté ou la fantaisie de quelqu’un de ceux qui l’entouraient. Tout ce qu’elle cherchait dans un enfant et à vrai dire dans toute créature humaine, c’était quelqu’un à aimer et à servir. Elle aurait volontiers mis elle-même et tout ce qu’elle possédait à la disposition des enfans ; ils auraient pu briser sa porcelaine, labourer le jardin avec les cuillers d’argent, faire des allées de gazon dans le salon, tambouriner sur sa table d’acajou, et remplir de coquillages et d’herbes marines le tiroir où elle mettait ses manches et ses bonnets, si mistress Pennel n’avait senti qu’une pareille bonté n’était pas de la bonté, et si le terrible mot de responsabilité, familier aux oreilles de toute matrone de la Nouvelle-Angleterre, ne lui avait impérieusement commandé de refuser et de lutter, quand il lui aurait été bien plus aisé de céder.

« Elle voyait bien que le petit tyran régnerait sans merci, si on lui laissait prendre l’empire, et elle avait toujours présente à l’esprit cette désagréable pensée qu’il était de son devoir de soumettre cette petite comète erratique aux règlemens et aux lois d’un système bien ordonné, tache dont elle se sentait aussi incapable que d’ajouter un nouvel anneau à Saturne. Il y avait en outre chez elle, s’il faut dire toute la vérité, une secrète appréhension de ce que mistress Kittridge penserait, car le devoir n’inspire jamais plus de frayeur que lorsqu’il revêt le bonnet et la robe d’une voisine. Mistress Kittridge, avec son ton résolu et sa façon de régenter sa famille, avait toujours été une cause de secret malaise pour la pauvre mistress Pennel, car celle-ci était une de ces créatures impressionnables qui ressentent à un mille et plus de distance l’influence d’une voisine plus énergique. Depuis le temps qu’elles vivaient l’une près de l’autre, la pauvre mistress Pennel avait toujours eu, sans oser se l’avouer, un vague sentiment que mistress Kittridge ne lui trouvait pas une dose suffisante de sa vertu favorite, la fermeté. Au fond de sa conscience, elle reconnaissait que la critique était juste ; mais quel besoin a-t-on de voir ses faiblesses pénétrées par l’œil perçant d’une voisine qui brille précisément par les qualités qu’on n’a pas ? On ne saurait croire tout le tourment qu’une voisine peut causer à une autre femme, simplement en résidant à un mille d’elle. Jusqu’à l’arrivée de Moses, mistress Pennel avait toujours pu se consoler par la pensée qu’après tout l’enfant qu’elle élevait avait une aussi bonne conduite qu’aucun de ceux de son énergique voisine. Maintenant cette consolation lui était enlevée, et elle ne pouvait plus rencontrer mistress Kittridge sans les plus humilians souvenirs.

« Le dimanche, quand les yeux perçans de sa voisine s’arrêtaient sur elle à travers les barreaux de son banc, elle se sentait frissonner jusqu’au fond de l’âme en se rappelant toutes les transactions et toutes les défaites de la semaine. Il lui semblait que mistress Kittridge lisait dans son regard tous ses échecs : comment elle avait ignominieusement acheté la paix avec du pain d’épice, au lieu de faire triompher l’autorité légitime, et comment, à diverses reprises, Moses était resté debout jusqu’à neuf heures, et avait même fait veiller Mara, parce que tel était son bon plaisir. »


Moses et Mara grandissent l’un à côté de l’autre dans la plus parfaite intelligence. La petite fille n’a point en effet d’autre volonté que celle de son camarade d’enfance. Celui-ci est sa seule pensée, et on peut dire toute sa vie. Ce complet abandon, cette affection désintéressée, ne sont pas payés de retour. Moses, vigoureux, hardi, entreprenant, est tout aux choses extérieures ; il ne rêve qu’aventures, et bientôt il faut céder à ses instances et lui laisser faire une campagne de pêche à Terre-Neuve. Comme il est glorieux, à son retour, des éloges que lui a valus son adresse précoce ! comme il est fier d’avoir vu du pays, d’avoir des tempêtes et des exploits à raconter, et avec quel dédain il traite la petite fille qui l’a si impatiemment attendu !


« Bon ! bon ! vous êtes jeune encore, dit Moses d’un ton dégagé et d’un air de grandeur. D’ailleurs vous n’êtes qu’une fille.

« Ces derniers mots blessèrent Mara. Elle éprouvait quelque peine à voir ébranler sa foi enfantine en quoi que ce soit, et surtout en son bon ami le capitaine, et puis, elle ressentait plus péniblement qu’elle ne l’avait fait jusque-là le ton de perpétuel dénigrement avec lequel Moses parlait de la gent porte-jupon. « Je suis sûre, se disait-elle, qu’il a tort de penser ainsi des femmes et des filles. Déborah était une prophétesse, et jugeait Israël. Il y a eu aussi Égérie ; c’est à ses leçons que Numa puisait toute sa sagesse. »

« La pauvre petite n’avait pas pour habitude de parler quand quelque chose venait la contrarier ou la blesser, mais bien de renfermer en elle-même ses pensées et ses impressions, comme ces insectes qui replient leurs brillantes ailes de gaze et les cachent sous une épaisse cuirasse. En somme, il lui restait de cette entrevue avec Moses une impression de désespoir et un froid au cœur. Elle s’en était fait une fête depuis si longtemps ! elle y avait tant rêvé, elle avait eu sur les lèvres tant de choses à lui dire ! Et lui, il était revenu si plein de lui-même et si vaniteux ! il semblait s’être si bien passé d’elle et y avoir si peu songé ! Elle sentit son cœur défaillir et se glacer, et, toute muette et toute pâle, elle revint gravement s’asseoir aux pieds de son grand-père.

« — Ainsi ma petite-fille est bien contente que son grand-père soit revenu, dit le capitaine Pennel en la pressant tendrement dans ses bras et en cachant sa tête blonde sous son manteau, comme il avait coutume de faire quand elle était toute jeune. Grand-papa a pensé bien des fois à sa petite Mara.

« Le petit cœur de l’enfant se gonfla. Bon et fidèle grand-père ! il avait pensé à elle bien plus que n’avait fait Moses, et pourtant que de fois n’avait-elle pas pensé à celui-ci !

« Il était là, cet ingrat Moses, les yeux brillans et les joues roses, gai et prodigue de paroles, plein d’énergie et de vigueur, et aussi loin que possible de se douter de la blessure qu’il avait faite à ce petit cœur aimant qui souffrait silencieusement sous le grand manteau brun du vieux marin. Non-seulement il ne s’en doutait pas, mais il n’avait même pas encore en lui la faculté de le comprendre.

« Il ne s’était encore développé en lui jusqu’à présent qu’un fonds d’énergie, d’amour-propre, d’assurance, de courage et de hardiesse, et que l’amour de l’action, du mouvement et des aventures. Sa vie était tout extérieure et toute dans le présent, sans retour sur lui-même et sans réflexion. C’était un vrai garçon de dix ans, au plus haut point de la vigueur et de la perfection animales. Ce qu’elle était, notre petite perle aux blonds cheveux, avec son organisation frêle et surexcitée, avec ses nerfs impressionnables et ses fibres presque immatérielles, avec ses méditations, ses créations fantastiques et ses rêveries, avec sa faculté d’aimer et son besoin de se dévouer, c’est ce que le lecteur a peut-être déjà vu. Deux enfans, même deux grandes personnes ainsi constituées, ne sauraient se trouver en contact intime sans qu’en vertu des lois mêmes de leur organisation l’un des deux puisse s’empêcher de blesser l’autre, simplement en se montrant lui-même. L’un des deux doit nécessairement être affamé de ce que l’autre n’a point à donner. »


La pensée du livre de Mme Stowe est tout entière dans ces dernières lignes. L’auteur oppose l’une à l’autre deux natures distinctes, l’une vigoureuse et robuste, qui vit surtout de la vie animale, et l’autre, frêle et délicate, qui vit par l’intelligence et l’imagination. Chaque année ajoute à l’écart de ces deux natures, qui se développent en des sens opposés, et fait germer chez chacun de ces enfans des idées et des sentimens auxquels l’autre demeure étranger. Moses raconte avec une satisfaction sans mélange l’agonie d’un poisson qu’il a pris et mis à mort : ce récit, qui est un plaisir pour lui, est une souffrance pour sa jeune amie. Mara a trouvé et lu à la dérobée, sans trop la comprendre, la Tempête, de Shakspeare ; elle a caché ce livre pour que Moses ne le lût pas, parce qu’il y est question d’un enfant dont les parens ont péri dans un naufrage ; elle a peur que cette lecture ne réveille dans l’esprit de Moses de pénibles souvenirs. Moses découvre le livre et se le fait lire sans paraître découvrir le moindre rapport entre sa propre histoire et celle qu’il entend. Ces deux cerveaux et ces deux cœurs ne battent déjà plus à l’unisson.

Jusqu’ici c’est la nature purement physique qui a dominé l’autre. Moses est l’objet d’une affection qu’il ne pense même pas à rendre. Plus fort, plus courageux, plus hardi, il semble qu’il ait toutes les supériorités sur Mara, et c’est l’admiration qui dicte l’obéissance à celle-ci ; mais les qualités intellectuelles vont prendre leur revanche dans la seconde période de la vie. Le jour où ils sont tous les deux en face d’une leçon à apprendre, il se trouve que Mara comprend plus vite et retient mieux que le brillant Moses. Chaque jour montrera mieux que cette organisation frêle et délicate est pourtant supérieure à la riche et vigoureuse nature du jeune homme, et l’on peut prévoir aisément que l’amour naîtra chez Moses de la découverte de cette supériorité. Nous retomberions par là dans une des thèses favorites de Mme Stovve, l’éminence de l’imagination entre nos facultés et la réhabilitation de ce qu’elle appelle l’élément romanesque de l’âme humaine. Toutes les héroïnes de Mme Stowe sont quelque peu rêveuses par nature, et passent une partie de leur temps à poursuivre un idéal sur lequel elles n’ont pas des notions très précises : par bonheur pour elles, quand elles aventurent leur barque sur la mer de l’infini, elles ont pour lest un bon fonds de sentimens religieux, et elles ne manquent pas d’aborder rapidement au port du mariage. Qu’arriverait-il à ces têtes faciles à échauffer si un mauvais vent leur apportait quelques bouffées de la métaphysique aussi raffinée et beaucoup moins pure à l’aide de laquelle divers auteurs ont battu le mariage en brèche au nom du véritable amour ? Attendons toutefois, pour chercher querelle à Mme Stowe, que son héroïne ait un peu grandi, et qu’elle vogue à pleines voiles sur le fleuve du Tendre.

Mme Stowe a le don du pathétique, elle connaît tous les chemins qui vont au cœur, et elle frappe à coup sûr ; en même temps elle a des accès de franche et communicative gaieté. D’où vient cette alliance de deux talens en apparence opposés, et qui se trouvent réunis plus souvent qu’on ne serait tenté de le croire ? Serait-ce un effet de cette susceptibilité nerveuse que ne manque jamais de développer l’habitude des travaux intellectuels, ou cette même imagination qui, par une surexcitation de la sensibilité, nous fait sympathiser avec des peines de notre invention, nous donnerait-elle également un vif sentiment du ridicule ? Lorsque Mme Stowe, au lieu d’appuyer sur les misères et les douleurs de notre nature, ne fait que les effleurer, celles-ci lui apparaissent sous un aspect plaisant, qu’une douce moquerie fait aussitôt ressortir. Quelle qu’en soit l’origine, cet heureux privilège de faire naître à volonté le sourire ou les larmes est un des traits distinctifs du talent de Mme Stowe, et il se retrouve, comme on a pu voir, dans le nouvel ouvrage qu’elle vient de publier. Ajoutons que Mme Stowe n’a pas seulement conservé les précieuses qualités qu’on avait remarquées dans ses premiers écrits, qu’elle a gagné sous le rapport de la forme. Son style, autrefois trop jumelé et trop périodique, s’est détendu ; il est aujourd’hui plus vif, plus animé et plus rapide ; mais il manque encore de simplicité et de netteté. Nous signalerons un autre progrès, dont il faut peut-être faire honneur au choix du sujet et à l’heureuse exclusion de la politique et de la théologie ; la Perle de l’île d’Orr n’est pas, comme les précédens ouvrages du même auteur, surchargée de conversations diffuses et d’argumentations en règle. Mme Stowe semble avoir appris l’art d’indiquer en passant, et par des traits rapides, les nuances de caractères qu’elle ne savait marquer autrefois qu’au prix de discussions fastidieuses et d’interminables dialogues.

Il est un talent qui lui reste à acquérir, c’est celui de la description. Comme tous les auteurs américains, elle à la rage de décrire, et comme eux elle y échoue complètement. Je défie qu’on trouve dans toute la littérature américaine, en dehors des œuvres de Cooper, qui fut un maître, une seule description intelligible, et qui laisse dans l’esprit quelque chose de net et de précis. Un peintre n’entasse pas dans un tableau des arbres, ou des rochers, ou des animaux : il les dispose en groupes qui appellent et retiennent le regard, et c’est en distribuant dans une juste mesure les ombres et les lumières qu’il s’efforce de composer un ensemble harmonieux. Mme Stowe, comme ses compatriotes, croit faire merveille en confondant toutes les couleurs de sa palette et en les prodiguant à l’aventure. Ce ne sont chez elle que rayons de soleil, que flots argentés, que feuillages bariolés, que nomenclatures d’arbres et de fleurs à dérouter un botaniste. Tout chatoie, tout brille, tout reluit, tout étincelle, tant et si bien que les yeux éblouis ne peuvent rien distinguer au milieu de ce luxe d’épithètes et de mots sonores. Trois ou quatre traits bien choisis en auraient dit davantage. Ce n’est pas du reste que nous voulions faire un grand crime à Mme Stowe de cette indigence de son pinceau : nous tenons en plus haute estime la puissance dramatique que personne ne peut lui refuser. Si ses paysages manquent de relief, ses héros sont bien vivans, et l’on pardonnerait des défauts bien plus graves à qui sait tracer des figures comme celles d’Eva, de Mary Scudder et de Mara Pennel.


CUCHEVAL-CLARIGNY.


  1. Voyez la Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1859.