Une Excursion dans le nord du Japon - Yézo et les Aïnos

Une Excursion dans le nord du Japon - Yézo et les Aïnos
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 7 (p. 175-218).
UNE EXCURSION
DANS LE NORD DU JAPON

YEDO ET LES AÏNOS

À bord du Kanzu-maru, 2 août 1874.

Me voici encore une fois loin de Yeddo, profitant de mes dernières vacances pour vivre quelques semaines au milieu de ces populations incultes auxquelles il faut demander le secret des mœurs primitives et de la civilisation originelle du Japon. Après avoir salué à Kioto l’antique capitale des mikados, le berceau de l’empire, le foyer d’où rayonnèrent jadis la science, la politesse, les arts importés de la Chine, après avoir parcouru les provinces du centre, où prospère la vie agricole et industrielle, je me propose de visiter les contrées reculées où vient mourir le flot de l’ancienne civilisation, et dans lesquelles la nouvelle ne s’est pas encore répandue. Il a fallu pour cette fois partir seul. De mes compagnons de voyage de l’année dernière, les uns sont retenus par leur service, les autres découragés par l’inclémence de la température ou les difficultés et l’étendue du programme. Quelques caisses de biscuits et de conserves forment sur le pont du Kanzu-maru le petit retranchement où le maître, le serviteur et le chien essaient tant bien que mal de se caser, chacun suivant son goût. C’est là qu’il faudra dresser la table, improviser un lit et organiser une tente pour se garantir d’un soleil d’août, dangereux même à travers le casque de feutre. J’ai fait une tentative pour descendre dans l’unique petite cabine où dorment d’un œil quelques passagers japonais ; mais l’odeur et la chaleur y sont tellement suffocantes, que j’ai bien juré de n’y plus rentrer, quoi qu’il arrive. Le beau temps m’aida fort à propos à tenir mon serment.

Ce n’est pas, comme on le voit, un lieu de délices qu’un steamer japonais, et le pis est que dans cette navigation primitive la sécurité ne compense guère le confortable complètement absent. Quelques-uns de ces navires, destinés au service des côtes, sont conduits par des ingénieurs ou plus exactement par des mécaniciens anglais ou américains ; mais, la date forcée de mon départ ne m’ayant pas permis de choisir, je suis très mal tombé. De mécanicien, je n’en vois point, et quant au capitaine, — après m’être demandé pendant deux jours à qui pouvait bien appartenir cette fonction entre quatre individus qui semblent commander aux autres, parlent tous à la fois et prennent part aux manœuvres qu’ils ordonnent, — je me sais rendu compte seulement vers le soir du troisième jour que ce titre revenait à un gentleman orné de bottes trop neuves et d’une chemise trop ancienne, qui parut alors pour examiner le temps, qui s’assombrissait. J’ai pu méditer à loisir le proverbe populaire : « trop de pilotes font chavirer le navire. » Le voyageur ne peut se plaindre au surplus d’être abusé par de fausses promesses ; quand j’ai demandé à l’agent de la compagnie en combien de temps on allait à Sendaï, il m’a répondu en lançant négligemment sa bouffée de fumée : « Si le temps est beau, vous pouvez y arriver en quarante-huit heures. — Mais s’il ne l’est pas ? — Oh ! alors je n’en sais rien, » a-t-il répliqué, de l’air ennuyé d’un homme forcé de répondre à une question impertinente.


I

Comment en effet pourrait-on savoir quand on arrive, puisqu’on ne sait même pas quand on part ? Nous devions lever l’ancre le 27 juillet, le départ, remis au 29, a été fixé au 30 à neuf heures du matin ; mais, lorsqu’à neuf heures je saute sur le pont, la moitié de l’équipage est encore à terre, et le chauffeur ne songe pas à allumer ses feux. J’ai même l’air de surprendre tout le monde en demandant quand on va déraper. Vers deux heures, nous sommes rejoints par plusieurs passagers mieux avisés que moi ; à trois heures, l’équipage se fait ramener dans des sampangs chargés de provisions ; la cheminée commence à vomir sa fumée noire, et vers quatre heures le Kanzu-maru prend un petit élan modéré de 7 milles à l’heure La rade de Shinagawa, que nous quittons, est une des plus incommodes que l’on puisse voir. Trop ouverte et trop plate, elle ne peut donner accès aux gros navires, ni protéger les petits contre les typhons. La chaloupe à vapeur qui faisait le service de Yokohama à Yeddo avant la construction du chemin de fer s’y est plus d’une fois embourbée ; le moindre coup de vent empêche les chalands de circuler et les chargemens de se faire : aussi tout le commerce européen s’est-il concentré à Yokohama, tandis que les jonques plates qui font le cabotage indigène préfèrent entrer dans les canaux de Yeddo, où elles viennent se charger aux pieds mêmes des godons. En ce moment même, elles arrivent du large vent arrière, innombrables, rapides, élégantes, mêlées aux bateaux de pêche et profitant comme eux de la marée montante.

Nous voyons de loin en passant Yokohama, Treaty-Point, et, doublant vers neuf heures le Cap Méla, nous entrons dans le Pacifique. Il nous reste à faire 100 lieues au nord pour gagner la baie de Sendaï. Par bonheur, le grand Océan, si fertile en naufrages sur ces côtes, justifie cette fois le nom qu’il a reçu de Magellan. La navigation n’offre d’autres émotions que la vue des marsouins et des mouettes qui jouent en grand nombre autour de nous et le spectacle de la côte que nous ne perdons guère de vue. Nous longeons la province d’Awa, celles de Kadzusa et d’Oshiu ; des falaises de moyenne hauteur bordent le rivage ; au-delà on distingue de hautes montagnes, Tsukuba-san, Nikko-san, ces grands jalons qui marquent la route du nord. Voici Inaboye-saki, la pointe inhospitalière où vient déboucher le Tonégawa. Il a fallu y construire un phare pour éloigner les navigateurs de ces parages semés d’écueils.

Décidément l’agent a eu raison de ne pas me donner une réponse compromettante : voici notre troisième jour de navigation, il est cinq heures, on ne distingue pas encore le port d’arrivée, et le temps, couvert depuis le matin, devient tout à coup menaçant. L’horizon disparaît sous de gros nuages noirs qui ne tardent pas à éclater ; la nuit nous prend, tandis que l’on cherche à l’aventure la côte, que rien n’éclaire. C’est alors que le capitaine paraît, regarde autour de lui d’un air capable, interroge la boussole et nous mène piquer une tête droit sur l’île de Tashiro, à 15 lieues du port où nous devions entrer. Il se trouve là fort à propos une petite anse où nous jetons l’ancre en attendant le jour et le calme. Le jour vient, mais point le calme. À travers des rafales de pluie et de vent, on voit l’océan moutonner au large et se briser sur les îlots qui nous entourent. Un petit village de pêcheurs sommeille, portes closes, à quelques encablures de notre navire. Combien de temps cela va-t-il durer ? C’est la question que je me pose en arpentant le pont, dont je suis devenu l’unique occupant, tout l’équipage étant plongé dans le sommeil à l’entre-pont, et mes deux compagnons du premier jour étant abattus par ce mal stupéfiant auquel les Japonais sont si généralement sujets. Vers deux heures, le Kanzu-maru semble se réveiller : un mousse paraît, bâille, s’étire les bras et redescend ; un autre survient, même pantomime. Enfin on rallume les feux éteints, et nous reprenons le large, non pour entrer dans le port de débarquement, ce qui est devenu impossible par la violence du vent, mais pour gagner un autre abri plus sûr.

C’est dans une jolie petite crique entourée de hautes collines verdoyantes que nous jetons l’ancre vers cinq heures ; la pluie a cessé, une barque se détache du petit village de Také et vient prendre quelques passagers fort heureux de toucher terre. J’escalade les hauteurs voisines pour jouir d’un spectacle qui serait beau par un ciel plus clair. Les îles environnantes baignent dans le canal leur verdure luxuriante ; on distingue vaguement vers l’ouest le pic de Kin-kwa-san, tandis que notre petit steamer, lavé à grande eau, se balance à quelques brasses du bord. Peu ou point de culture, c’est à la pêche que les habitans de cette côte demandent leur subsistance. Ce premier aperçu des types du nord ne donne pas une idée flatteuse de la race. Les hommes, bronzés par le hâle marin, sont laids ; quant aux êtres farouches, à demi nus, qui étalent une poitrine noire et desséchée, on me dit que ce sont des femmes. Les gens de l’équipage traitent ces indigènes avec le plus parfait mépris. A propos de je ne sais quelle querelle sur du poisson promis et non livré, ils s’arment de triques et déclarent qu’ils vont faire un mauvais parti au délinquant ; celui-ci s’esquive à temps, mais on lui prend son bateau, qu’on emmène au large et qu’on hisse à bord. Il a fallu ce matin même une heure de pourparlers entre le chef du village, notre capitaine et les héros de ce bel exploit pour que la barque fût rendue. Cette grande douceur, qu’on admire chez les Japonais, ne serait-elle que le vernis dont se couvre leur rudesse primitive, une seconde nature artificielle sous laquelle reparaît facilement la première quand la surveillance est loin et quand on se croit à l’abri d’une loi draconienne ? Ce qui est certain, c’est que leur politesse, toute de formules plutôt que de sentimens, se traduit plus volontiers par des phrases banales que par des actes.

Aujourd’hui nous avons quitté à neuf heures la Baie des Cigales, — c’est ainsi que j’ai baptisé sur mes notes ce petit coin de terre en l’honneur des myriades d’insectes qui n’ont cessé pendant toute la nuit de faire entendre leur mélodie glapissante. En ce moment, nous traversons la baie de Sendaï par un fort roulis, mais par un beau soleil et une légère brise qui font oublier la bourrasque des deux derniers jours. Cette baie, large d’une quinzaine de ris (lieues), présente la forme générale d’un demi-cercle ouvert au sud, dont nous franchissons le diamètre de l’est à l’ouest. Au fond du golfe, on aperçoit les montagnes de la province de Mutsu et le port d’Ishi-no-maki. Devant nous se dessinent déjà les premières îles détachées d’un archipel. On dirait moins des îles que des bateaux chargés de verdure, tant elles sont petites, tant leur feuillage les recouvre jusqu’au pied. Presque toutes sont inhabitées ; mais en voici de plus grandes, derrière lesquelles nous glissons ; la haute mer disparaît, et nous avons franchi désormais la ceinture de rochers qui enclave les eaux paisibles de la baie où dort, comme au bord d’un lac suisse, le joli village de Matsusima. Ces eaux peu profondes ne nous permettent pas d’avancer, et le Kunzu-maru termine sa course dans une île voisine, à la douane de Sabusawa. Il est midi, nous avons mis cinq jours à franchir cent lieues.


13 août. À bord du Kwai-djin-maru.

Après dix jours de courses à cheval ou de promenades en canot, il a fallu encore une fois camper sur le pont d’un nouveau steamer japonais, en tout semblable au premier comme installation, comme discipline et comme vitesse, pour gagner le but de mon voyage, Hakodaté et l’île de Yézo. Je profite des loisirs d’une bonne traversée pour résumer mes impressions de ces dernières journées.

Sabusawa est un port d’accès difficile, où les produits des riches provinces environnantes s’échangent contre les articles manufacturés d’importation indigène ou étrangère, venus soit en jonques, soit par de petits bateaux à vapeur comme celui qui m’a amené. De grandes jonques, des magasins, des agences de transport, donnent à ce petit bourg une animation commerciale qui attire et ne retient pas. Deux heures après mon arrivée, je montais en sampang, et à travers les méandres des îles et des îlots je gagnais Matsusima à trois ris plus loin.

De la maison de thé à trois étages où je suis descendu, on domine une grande partie de ce lac formé par le hasard, et les yeux reposent avec délices sur les accidens de cette nature enchanteresse. Le paysage japonais produit l’impression d’une miniature ; tout y est harmonieux, coquet, presque artificiel. Rien de heurté, ni dans les tons, ni dans les formes ; la lumière semble caresser les contours qu’elle baigne. Sur un îlot, à gauche de la plage, s’élève un petit temple ; sur un autre, à droite, une rangée de pierres funéraires indique le cimetière. Les pêcheurs qui dorment là semblent encore bercés dans leur barque indolente, comme ceux qu’on voit glisser le long de leur dernière demeure. Derrière le village s’élève une bonzerie, entourée de nombreuses chapelles ; autrefois florissante, elle est aujourd’hui abandonnée. Les magnifiques sûgni qui en formaient l’avenue tombent un à un sous la hache des bûcherons ; l’œuvre de destruction se poursuit ici comme partout, et n’aboutit jusqu’à présent qu’à découronner le passé sans grandir le présent ni fonder l’avenir. Un de ces arbres se cramponne, avec ses racines mises à nu, comme avec des mains crispées, au rocher sur lequel il meurt, — image fidèle de l’antique tradition qui essaie de vivre sur ce sol aride et s’apprête à y périr faute de racines assez profondes dans les consciences et dans les volontés d’un peuple trop longtemps asservi.

En rentrant à l’auberge, j’y trouve installée une bande de lutteurs qui fait halte. Chacun d’eux voyage le paquet sur l’épaule, le sabre au côté, la robe retroussée jusqu’aux hanches et rabattue jusqu’à la ceinture. On s’arrête dans les grandes villes, dans les lieux de pèlerinage en renom, partout où il y a foule ; on fait le reste du chemin à grandes étapes. Ces marcheurs infatigables font de 18 à 20 lieues par jour sans broncher, à la seule condition d’absorber un nombre suffisant de tasses de riz et de trouver au gîte un bain torride. Les lutteurs japonais n’ont rien de la grâce athlétique ; leur genre d’escrime, qui consiste simplement à renverser l’adversaire par la poussée, demande moins d’adresse ou de force que de pesanteur. Aussi ne sont-ce que de lourdes masses de chair difformes.

Sept lieues séparent de la mer la ville de Sendaï, l’une des plus importantes du Japon. comme toutes les grandes cités, elle s’annonce au loin par le prolongement excessif de ses faubourgs dans toutes les directions ; mais tant s’en faut qu’elle offre en toutes ses parties le spectacle animé de certains marchés. Au milieu de la ville est un carrefour dont les quatre angles affectent une construction monumentale et pittoresque. C’est là que la route venant de la baie croise celle qui vient de Yeddo, le Oshiu-kaïdo, — là que se concentre l’activité commerciale ; c’est aux environs que sont groupés la poste, l’hôpital, le télégraphe, qui ne marche pas encore, et des stores remplis de marchandises européennes, contenant principalement des vêtemens, des chaussures, de la parfumerie et des boissons. Sendaï se pique en effet de suivre le mouvement des idées à la mode. J’y ai vu flotter une banderole portant en français ces mots : école de compagnie ; malheureusement, la maison étant vide, cette annonce est restée pour moi un mystère. En revanche, on y voit un joli collège où des professeurs japonais enseignent l’anglais à leurs compatriotes ; la culture des langues y est en honneur. Un soldat des tsintaï (troupes de ligne), coiffé, comme ils le sont tous, du béret prussien, m’a salué d’un god dam you plein d’aménité, dans l’intention manifeste de faire valoir ses études philologiques. Une jeune fille s’est installée d’autorité à côté de moi pendant que je déjeunais, et m’a assailli en anglais de questions plus indiscrètes les unes que les autres. Par un singulier contraste avec ses allures modernes, la ville a conservé des anciens jours une trace qu’on ne retrouve plus guère aujourd’hui. J’ai parlé ici de ces étranges lieux de repos préparés jadis le long des routes pour faire oublier au voyageur au milieu de distractions équivoques les ennuis d’une longue tournée : encore aujourd’hui il n’y a pas à Sendaï d’autre auberge, et c’est au milieu des tambourins et des défis que se lancent deux jeunes libertins déjà ivres qu’il faut songer à dormir après une nuit passée à cheval.

A mesure qu’on s’éloigne du carrefour, la vie semble se retirer ; les maisons tombent en ruines, les clôtures gisent à terre ; l’herbe pousse dans les chemins, et les longues rues de l’ancien quartier officiel semblent dépourvues d’habitans et de propriétaires. Sendaï est comme une fille déchue dont la population aurait brusquement émigré ; cette déchéance date de la guerre civile de 1868 qui a sévi dans cette province : les partisans du taïcoun y furent vaincus par les réguliers, et le gouvernement vainqueur ne s’est point hâté de panser les plaies de la cité rebelle. Il y a envoyé un bataillon d’infanterie, et, tandis que la vieille forteresse féodale tombait en ruines, on a bâti à sa porte deux vastes casernes. Au demeurant, ce riche marché des soies d’Oshiu, bâti dans une plaine à quelque distance des montagnes, sans industrie locale, sans physionomie propre, mérite qu’on y passe et non qu’on y séjourne.

Revenu au bord de la mer, j’ai voulu gagner le fond de la baie en canot. La fragilité de l’esquif sur lequel il faut s’embarquer provoque bien quelques observations de ma part : les bateliers, ne voulant pas laisser échapper leur proie, m’assurent que la traversée ne se fait jamais autrement, et deux heures de navigation charmante à travers les îles semblent leur donner raison ; mais à peine avons-nous doublé la dernière que le vent se met à souffler, la mer à grossir ; la voile de paille tombe à l’eau, et mes hommes se déclarent incapables d’atteindre Ishi-no-maki à la godille. Ils n’ont pas beaucoup de peine à me persuader de gagner l’île la plus voisine et le petit port de Sabusawa.

Guéri par l’expérience, je me flattais d’affréter une de ces grandes jonques qui étaient à l’ancre attendant un chargement de riz pour le sud, — l’occasion de gagner en quelques heures le prix d’un voyage devait être un appât séduisant ; mais je comptais sans l’esprit de routine professionnelle. Consacrer à une partie de promenade une jonque de commerce paraît tout simplement au patron une plaisanterie déplacée ; j’ai beau appuyer ma proposition des offres les plus brillantes, je ne réussis même pas à la faire prendre au sérieux. Y a-t-il du moins une raison, une objection quelconque ? Non, seulement ce serait insolite, et cela suffit. C’est donc dans un grand canot de pêche, à quatre avirons, que je m’embarquai bien avant le jour pour visiter l’île sacrée de Kin-kwa-san (la Montagne-d’Or), située à 18 lieues de là, vers l’est, en dehors de la baie. Au bout de sept heures de trajet, par un beau temps et sous un soleil terrible, nous entrions dans le groupe d’îles qui la précèdent : elles sont plus grandes, d’aspect plus sévère que celles de la côte occidentale du golfe ; les falaises de basalte, couvertes de fucus et de mollusques, s’enfoncent à pic dans une eau profonde et transparente. C’est dans ce lieu inhospitalier, à Tashiro, qu’était autrefois établi le pénitencier où les daïmios de Sendaï envoyaient en exil leurs samouraïs (officiers) coupables de quelque délit ou soupçonnés de quelque mauvais dessein. Cette sorte d’exil était jadis et reste encore l’une des peines les plus cruelles pour des hommes si épris de plaisir et de bruit, incapables de remplacer par l’activité de l’esprit le vide de l’oisiveté forcée. Quelques-uns d’ailleurs étaient astreints au travail ; on voit en passant les défrichemens qu’ils ont légués aux habitans d’aujourd’hui, pêcheurs insoucians qui ne songent guère à les continuer ni à en profiter. Dans toute cette région, à part quelques plans de haricots devant la porte des cabanes, on n’aperçoit aucune trace de culture. Les insulaires n’ont pas l’air de soupçonner qu’il y ait d’autre nourricier que l’océan. On en voit quelques-uns voguer à côté de nous dans des canots qui pourraient passer pour des périssoires et qu’on dirait à chaque instant prêts à chavirer sous le poids de la natte de paille qui leur sert de voile.

Il n’est pas donné à tout le monde d’aborder à Kin-kwa-san ; c’est d’ailleurs le seul rapport qu’ait cette terre mystérieuse avec la riche Corinthe. Favorisés par la marée, nous jetons l’ancre au milieu de rochers aigus, tout hérissés d’échinodermes, dont les épines restent dans les pieds nus, car il faut faire quelques bonds dans l’eau pour gagner la plage. J’aurai toujours devant les yeux le spectacle qui s’offrait là : une quinzaine de pêcheurs japonais, surveillant leurs barques à l’ancre, se tenaient accroupis ou couchés entièrement nus sur le sable sous un soleil mortel. Muets, immobiles, la face congestionnée par la chaleur, bouche béante à la vue d’un étranger, ils semblaient plongés dans je ne sais quelle torpeur stupéfiante commune avec la brute, ruminant, comme les bœufs dont parle un poète,

Le rêve intérieur qu’ils n’achèvent jamais.

À la vue de ces corps inertes, aux muscles arrondis, à la peau cuivrée, aux longs cheveux pendans sur les épaules, on a la révélation de la vie sauvage primitive. Telle dut être l’impression des premiers navigateurs portugais qui furent jetés sur un rocher de la mer de Chine ; cela devait se voir il y a mille ans, et les siècles en se succédant n’ont apporté aucun changement à ces existences.

L’île de Kin-kwa-san serait absolument déserte, si la religion sintiste, habile au temps de sa prospérité à consacrer par ses manifestations toutes les beautés naturelles, n’y avait bâti un temple devenu un lieu de pèlerinage. Le temple n’a plus son grand-prêtre, mais l’habitude des pèlerins a survécu au culte, et le desservant laïque chargé d’entretenir l’autel offre un gîte aux nombreux visiteurs dans les dépendances du monastère abandonné. Il y avait foule quand j’arrivai. Je ne cesse d’admirer cette humeur voyageuse des Japonais. Sans être poussés par un intérêt mercantile, ni par un zèle religieux qui leur fait absolument défaut, ils entreprennent souvent de longs voyages à pied, presque sans ressources, pour visiter un lieu célèbre, un temple, une montagne, un tombeau. Grâce à la simplicité de leur appareil, grâce à la facilité de la vie, les plus humbles peuvent partir le bâton à la main, le pied leste, le cœur léger, sûrs de rentrer riches de souvenirs, sans être beaucoup plus pauvres d’argent. Tandis que mon koskaï (serviteur), à grands renforts de paravens, s’ingénie à élever à mon profit le mur de la vie privée dans une vaste salle où se tiennent une trentaine d’hommes et de femmes, je gagne la forêt sous la conduite d’un jeune garçon pour qui le monde finit là. Une cascade roule sur un lit de sable mêlé de mica, dont les reflets dorés ont valu à l’île son nom et la réputation, bien usurpée d’ailleurs, de receler de l’or. Un petit sentier grimpe sous les magnifiques sugni, au milieu de quartiers de granit, dans une solitude qui rappelle la Gorge-aux-Loups de la forêt de Fontainebleau. On parvient enfin, après une ascension facile, à un plateau découvert d’où l’œil émerveillé embrasse un horizon sans limites. Kin-kwa-san est un cône à peu près régulier couvert d’une haute futaie, sillonné de ruisseaux, dont le développement total à la base est de 20 kilomètres. A l’ouest sont les îles que nous avons dépassées pour arriver ; au nord, on en voit une autre toute petite, véritable écueil qui servait jadis de pénitencier ; au sud, on distingue la côte ferme, qui se perd dans le lointain ; à l’est, on n’aperçoit que l’Océan-Pacifique roulant ses grandes lames régulières que rien n’arrête depuis San-Francisco. On sent là. qu’on est au bout du vieux monde et séparé du nouveau par l’immensité. C’est pour ainsi dire le Ouessant du Japon.

Une émotion toute nouvelle, c’est la vue des daims familiers qui peuplent cette terre, où d’anciennes lois ordonnent de les respecter sous peine de mort. On les voit s’enfuir sous les arbres ; il paraît qu’ils viennent paisiblement manger dans la main, comme l’indiquent des débris de papier, leur suprême friandise, à demi lacérés et jonchant la terre ; mais la vérité m’oblige à confesser que je les ai vainement appelés. J’avais du reste un compagnon peu fait pour les attirer ; mon chien leur courait sus en jappant.

De retour dans la baie de Matsusima, j’y passe quelques jours en excursions, qui se résument dans la dernière faite à Miura. C’est une haute colline boisée, située au milieu même de la baie et consacrée, comme toujours, par un temple. C’est de là qu’on aperçoit d’un seul coup d’œil les huit cents îles qui font de ce paysage l’un des plus beaux panoramas du Japon. En entendant répéter ce chiffre fantastique, j’avais cru à une de ces exagérations de la vanité locale dont les voyageurs se font souvent les complices, mais il a fallu se rendre à l’évidence. Si dans le nombre beaucoup ne sont que des rochers, il en est bien peu que ne surmonte un bouquet d’arbres ou une touffe de verdure. On dirait que du haut de Miura quelque semeur divin a d’un geste unique jeté autour de lui cette poussière gigantesque. C’est en vain que j’ai sollicité des habitans une explication mythologique du phénomène. Il n’entre pas dans la tournure d’esprit des Japonais d’encadrer les merveilles naturelles dans aucunes de ces fables dont le génie grec et aryen est si libéral. Ce n’est point ici d’ailleurs, comme dans le sud, l’ancien séjour des dieux ; jamais ils n’ont honoré de leur présence ces contrées redoutables du nord où vivait la race détestée des Aïnos. Le vieux prêtre qui me dresse une table dans son temple, sous le regard pacifique de Kannon-sama, répond donc à mes questions, dont la naïveté l’étonne, qu’il en a toujours été ainsi de mémoire d’homme. Je m’attendais à cette réponse. Je ne suis pas plus heureux dans mon interrogatoire scientifique ; les théories sur les transformations du sol n’intéressent pas mon homme, et je suis forcé de m’en tenir à l’hypothèse que suggère l’aspect partout semblable du terrain calcaire et le peu de profondeur des eaux, celle d’une lente érosion pratiquée par les flots dans une masse jadis compacte.

En revanche, mon hôte m’entretient de questions politiques ; il a vu la dernière guerre civile en 1868, il en parle en homme qui sans doute a dû faire des vœux pour le parti du nord quand il était debout et l’accompagner de ses regrets dans la défaite. Partout ici, dans les choses et dans les hommes, on retrouve vivace ce souvenir, qui disparaît à Yeddo sous le fracas des nouveautés. Là, le gouvernement éblouit le peuple et l’accable d’une onéreuse sollicitude : il compte ainsi rallier les tièdes et décourager ses ennemis ; mais dans ces provinces, qui ont pris part à la guerre, qui en ont souffert, qui n’ont jamais eu d’attache directe avec le pouvoir, les anciennes influences demeurent, les vieilles rancunes subsistent, inertes peut-être pour longtemps, mais non pas adoucies, et se traduisant par une mauvaise volonté invincible à l’égard de toutes les réformes entreprises par le gouvernement central. Celui-ci du reste ne se pique pas de les faire adopter du premier coup, et se préoccupe beaucoup plus de se donner les dehors de la civilisation dans quelques ports ouverts que d’en répandre uniformément les réels bienfaits.

Il a fallu passer trois jours à Sabusawa, attendant d’heure en heure le départ toujours annoncé, toujours retardé, du Kwaî-djin-maru ; mais je n’ai pas manqué de distractions dans la maisonnette où ma bonne étoile m’avait conduit, faute de place à l’auberge. Le propriétaire tient un établissement de bains, où j’ai eu le plaisir de voir, en quarante-huit heures, défiler par deux fois toute la population. Vers deux heures, au moment où l’eau commence à être suffisamment chaude, c’est-à-dire quand il est impossible à un Européen d’y tenir la main, les jeunes filles bien posées arrivent les premières, procèdent sans aucun embarras à tous les détails d’une toilette intime et consciencieuse, se plongent pour terminer pendant quelques minutes dans la piscine, se rajustent sans trop de hâte, puis viennent s’accroupir autour du feu entretenu par mon hôtesse, où elles entament, en fumant la pipe, un interminable babillage, car la maison de bains est en même temps un casino. Un peu plus tard viennent les vieillards des deux sexes, dont la journée est terminée avant la nuit à cause de leur âge ; le soir, il y a foule ; ce sont les pêcheurs, les hommes de peine, les artisans, les servantes, les femmes occupées le reste du jour chez elles ou aux champs. Tout ce monde se connaît, cause, rit, se jette de l’eau bouillante en manière de plaisanterie.

Ce que nous appelons confort n’a au Japon d’équivalent ni dans la langue ni dans les mœurs ; on y rencontre le luxe chez les grands, la prodigalité presque chez tout le monde, mais ni petits ni grands ne font le moindre effort pour s’entourer de ces mille commodités sans lesquelles il n’y a pour nous ni bien-être physique ni véritable liberté d’esprit. Dans le petit port où je suis resté quelques jours, il était impossible de trouver un seul des mets, je dis des plus communs, qui composent la cuisine japonaise. L’idée ne vient à personne de les joindre de temps en temps au riz traditionnel, pas plus que de fermer passage en hiver à un courant d’air glacial ou de chasser dans un âtre la fumée qui offusque les yeux. En revanche, une grande ville, comme Sendaï, est toujours pleine de gens qui s’amusent, festoient, font tapage. Ce sont les modestes habitans des environs qui viennent y manger en un jour l’épargne de plusieurs mois. Quelques amis, ayant loué pour une excursion les services de quinze ou vingt porteurs, eurent à leur payer au retour une somme d’environ 1,200 francs ; le soir même, les nin-sogos se rendirent au Yoshiwara, et quarante-huit heures après tout était dépensé. « Autour de nous, tout s’évanouit, la vie est un songe ; sur la terre, qu’est-il de durable ? » répète depuis des siècles la sagesse désolante du bouddhisme. Dès lors pourquoi accumuler sur cette terre des biens trompeurs ? Pourquoi nous attacher à une vie qu’il faut quitter, étreindre des ombres ? A quoi bon fonder sur le sable ? De là l’indifférence ascétique de quelques-uns et l’imprévoyance épicurienne du plus grand nombre.

Si l’on ne se soucie pas de bien vivre, on ne se met guère en peine de la mort. Depuis deux jours, un bruit de clochettes dans le voisinage annonçait l’agonie d’un malade ; le troisième jour, je vis passer le convoi, qui allait le conduire à sa dernière demeure. En tête marchait le clergé, puis quatre hommes portant sur leurs épaules une boîte de sapin exactement semblable au véhicule appelé norimon, dans laquelle le mort était accroupi, puis des pleureuses qui ne pleuraient pas, coiffées d’un capuchon blanc. Personne n’avait l’air affligé, ce qui m’engagea à me mêler à un groupe d’hommes qui suivaient. Quoiqu’il n’y ait qu’un village dans cette île, j’y ai compté cinq cimetières ; chaque famille pour ainsi dire a le sien. Le cortège s’engage d’abord dans un sentier dont l’entrée est gardée par trois figures de pierre sculptées en bas-relief représentant un tombeau. Là le prêtre murmura une litanie, puis on se remit en marche pour s’arrêter de nouveau au premier cimetière, où l’on dit une prière, puis au second, où l’on fit de même, et ainsi de suite jusqu’au point d’arrivée. C’est un usage tout local et fort touchant qui veut que chaque défunt aille rendre une dernière visite à ses anciens amis avant de gagner lui-même le champ du repos. Là on le glisse au fond d’un trou, et chacun s’en retourne prestement, laissant le fossoyeur terminer seul sa triste besogne.

On ne se lasse pas d’étudier ces mœurs ; parmi les sentimens qui se traduisent aux yeux de l’observateur, il est curieux de retrouver ceux qui forment par tous pays l’apanage et l’essence de l’humanité, de compter ceux qui prennent leur source dans les conventions locales, et de noter les uns et les autres sous les formes particulières qu’ils empruntent. Voici dans cet ordre d’idées une petite scène caractéristique. Mes hôtes étaient un jeune mari et sa femme sans enfant ; le père et la mère de la femme logeaient non loin de là, et le père, qui m’avait pris en affection, était sous un prétexte ou sous un autre toujours en visite chez sa fille. Trop vieux pour exercer une profession, ce bonhomme faisait un peu tous les métiers, même les pires, s’il en faut juger par quelques propositions non équivoques qu’il me chuchota à l’oreille un jour qu’il était un peu plus ivre que d’habitude. Voyant qu’il m’obsédait, sa fille lui dit tout doucement de ne pas molester l’étranger. Ce reproche à peine murmuré, le père se redresse et commence contre sa fille une philippique sanglante. Elle baisse la tête sans mot dire. Le gendre, fort décontenancé, semble par son silence donner raison au père irrité, et celui-ci se retire avec les honneurs de la guerre. Il fallut que le jour même la jeune femme allât, presqu’en cérémonie, implorer l’intercession de sa mère et son pardon. L’autorité paternelle est ici toute-puissante. Cependant deux jeunes gens suivaient hier un cortège funèbre l’œil sec et le front calme ; la voix du devoir parle plus haut dans les relations de famille que la tendresse ou la sensibilité.

De cette première escale à moitié chemin du nord, voici l’impression générale qui me Teste : la race japonaise est unique, la civilisation uniforme dans ses origines et ses moyens de développement. Du nord au sud, il n’y a qu’un peuple, chez lequel on trouve de très sensibles dégradations de culture intellectuelle ou morale, des dissonances historiques, des antipathies politiques, des coutumes diverses, quelquefois des préjugés opposés, mais qui révèle néanmoins son unité première par ses qualités, ses aptitudes et ses tendances. C’est bien partout le même Japonais insouciant, point méchant et point bon, paresseux avec délices, industrieux au besoin, esclave de la règle établie. La seule différence qui m’ait frappé, c’est chez les gens du nord plus de rudesse d’allures et l’absence de cette politesse banale et formaliste qui n’est du reste elle-même qu’un masque destine à remplacer la véritable urbanité.

Pendant que j’écrivais ces notes, installé sur une table de fortune, le bateau s’est brusquement arrêté, frémissant de la proue à la poupe, comme une flèche dans un bouclier d’airain ; avions-nous touché ? une des baleines qu’on voit se prélasser à quelques centaines de brasses nous avait-elle donné un coup de queue en passant ? Non ; c’est simplement une pièce de la machine qui, faute d’huile, s’était échauffée jusqu’au rouge. On réveille le mécanicien négligent, on jette de l’eau sur la bielle, on verse de l’huile dans les réservoirs, et nous reprenons notre marche. Quant au coupable, il en pouffe de rire pendant une heure avec le capitaine. Décidément, si je reviens par mer, ce ne sera pas sur un bateau japonais. Heureusement nous doublons en ce moment le Cap Syria, le seul passage difficile de la traversée ; nous allons entrer dans le détroit de Tsungar, et demain au point du jour nous serons à Hakodaté.

II

Située entre le 41e et le 45e degré de latitude nord, entre le 137e et le 141e degré de longitude est, l’île d’Yézo pourrait se comparer grossièrement à une tête d’éléphant recourbant sa trompe vers le sud ; Hakodaté est au bout de la trompe. On se ferait une idée très inexacte du climat, si l’on n’avait égard qu’à la latitude ; c’est surtout une question de vents et de courans. Placée dans le voisinage de la Sibérie, la dernière des îles japonaises en reçoit les vents glacés, tandis que le Kuro-siwo (torrent noir), grand courant venu de l’équateur, qui baigne et réchauffe les côtes du Nippon[1], tourne brusquement à l’est dans le Pacifique et se dirige vers l’Amérique, abandonnant Yézo aux courans polaires. Aussi l’été y est-il plus court et plus frais (mon thermomètre n’a pas dépassé 25 degrés pendant la deuxième quinzaine d’août), et l’hiver extrêmement rigoureux. La neige couvre les montagnes dès le mois d’octobre.

C’est seulement au XVIIe siècle que les Européens découvrirent cette contrée ; mais les Japonais les avaient devancés, et dès le XIVe siècle les chroniques rapportent que Yoshitsuné, frère du shiogoun Yoritomo, s’y réfugia pour échapper à la jalousie et aux soupçons du monarque qu’il avait aidé à saisir le pouvoir. Il n’y avait alors d’autre population que celle des Aïnos, appelés aussi Yessos, qui lui ont donné son nom. Il paraît bien probable que ces aborigènes occupaient aussi jadis une partie du Nippon, qu’ils évacuèrent pour faire place aux conquérans venus du sud ; ils s’établirent également dans l’île plus septentrionale de Sagalhien (ou Karafto), par où l’archipel japonais touche au continent russe. Plus tard, les vainqueurs pénétrèrent à la suite des vaincus dans ces deux îles et s’y établirent en maîtres sans rencontrer de résistance. Ils fondèrent aussi à Itorup, autre île au sud de Sagalhien, un établissement fortifié où résidaient des officiers du shiogoun, surveillant et protégeant les Aïnos à la tête de quelques soldats, ou plutôt attestant par leur présence le fait de l’occupation japonaise. En 1806, les Russes, établis dans le nord de Sagalhien, tandis que les Japonais possédaient le sud, vinrent avec deux vaisseaux demander à ces derniers la permission de nouer commerce avec eux dans cette partie de leur empire, sous la menace de ravager le pays en cas de refus. Grande fut l’alarme du gouvernement, qui ne négligea rien pour se mettre en état de défense. Malgré ses efforts, les Russes, revenus l’année suivante, n’eurent pas grand’peine à réaliser leurs menaces. Ils chassèrent la garnison d’Itorup et pillèrent tout ce que contenait la forteresse. On sait comment les Japonais se vengèrent en détenant captif pendant trois ans l’amiral Golovhine ; mais ils sentaient qu’il y avait de ce côté un danger persistant pour leur sécurité : aussi, lorsque plus tard l’expédition du commodore Parry les eut contraints d’entrer en relations avec les Européens, leur première ambassade fut-elle envoyée à Saint-Pétersbourg pour régler la délimitation, des possessions respectives des deux pays dans Sagalhien. On proposait alors de s’arrêter de part et d’autre au 50e parallèle, mais le gouvernement russe sut gagner du temps. Il sut, ce qui est mieux, le mettre à profit ; quand la question fut reprise plus tard, son occupation s’étendait au-delà, et, quand on la reprendra désormais, on s’apercevra qu’il est le seul occupant.

Au début des relations ouvertes par les traités, on put croire que la Russie nourrissait sur l’île même de Yézo des projets de conquête ; ses navires de guerre paraissaient souvent dans le port d’Hakodaté, poursuivant activement leurs travaux hydrographiques dans toutes les eaux environnantes ; au lieu d’envoyer à Yeddo, comme les autres puissances, un ministre résident, elle s’était contentée de nommer un consul à Hakodaté, comme si elle eût voulu à la fois éviter l’occasion de se jeter dans les querelles de l’Europe avec le Japon, et traiter avec lui sur le pied d’égalité ; mais il faut reconnaître que ces symptômes inquiétans ont, quant à présent au moins, disparu. M. de Budshow a quitté le poste de consul à Hakodaté pour venir prendre à Yeddo celui de ministre, auquel il était naturellement appelé ; le commerce avec la Sibérie n’a pris aucun développement et, sans la présence insolite des missionnaires russes à Hakodaté, on pourrait dire que rien n’accuse plus les projets prêtés au gouvernement de Saint-Pétersbourg. Quoi qu’il en soit, le gouvernement de Yeddo a senti qu’il ne devait pas laisser péricliter son droit incontestable, et n’a rien négligé pour l’affermir.

Autrefois les terres incultes avaient été divisées entre quelques grands daïmios déjà nantis d’autres fiefs ; mais ces souverains absens et tout entiers à leurs intrigues de cour ne s’occupaient de leurs possessions d’outre-mer que pour en tirer quelques impôts sans les administrer. De là l’état misérable du pays. La révolution de 1868, quand elle eut vaincu les partisans du taïcoun dans leur dernier refuge, précisément à Hakodaté, remplaça les daïmios absens par des gouverneurs de ken ou provinces forcés de résider, mais dépourvus de moyens d’action pour ramener à la vie normale une population de chasseurs et de pêcheurs, et la contrée semblait vouée pour longtemps encore à l’oubli, lorsque, il y a quelques années, l’idée vint au gouvernement d’en confier la colonisation à un général américain.

Il semble que nous avons changé de climat quand le matin du 14 notre steamer entre dans l’étroit goulet au fond duquel est situé Hakodaté. Au lieu des hautes montagnes du Nambu, qu’hier on apercevait dominant les falaises de la côte, nous voguons entre des collines basses, aux croupes arrondies et dénudées qui donnent aux environs du port un aspect singulièrement triste. Au loin dans l’intérieur, on voit se dessiner la crête aiguë d’un volcan que le soleil levant dore d’un reflet pourpre ; tout près de nous, un faubourg serpente le long de la côte ; enfin au détour d’un promontoire gardé par une batterie, voici la ville. L’œil est péniblement surpris quand, au lieu de voir un settlement bâti comme Yokohama ou Hiogo, dans ce style interlope qu’on appelle européen en Asie, et qui pourrait sans peine passer pour asiatique en Europe, il n’aperçoit qu’un grand village de bois, aux toitures basses, où s’élèvent de loin en loin quelques habitations un peu plus grandes, peintes de bariolages de mauvais goût. Ici point de murailles imitant la pierre, point de terrasses descendant sur une pelouse. Les maisons les moins laides sont surmontées de toits couverts de terre et plantés d’herbe, afin de remplacer les tuiles, qui manquent. La ville est bâtie sur le penchant d’une colline escarpée, de sorte que, si les rues parallèles percées à mi-côte sont larges et bien ouvertes, les rues transversales qui les rejoignent sont autant d’escaliers. Aussi n’y voit-on pas une voiture, et ne se sert-on guère du petit véhicule roulant appelé djimikichia.

Une triste nouvelle ne tarde pas à m’arracher à ces premières impressions : deux jours auparavant, un samouraï, venu d’Akita, résolu à tuer le premier Européen qu’il rencontrerait, a en plein jour assassiné le consul allemand, M. Haber. On conçoit quelle consternation un pareil attentat jette parmi un groupe de quinze ou vingt Européens dont chacun ne peut s’empêcher de calculer mentalement combien il avait de chances pour être lui-même victime[2]. La population japonaise elle-même n’est guère moins émue ; les aubergistes ne veulent plus recevoir personne, de peur de donner l’hospitalité à un complice. Les deux premiers à qui je m’adresse me supplient très poliment de leur éviter ce désagrément. Je prends le parti d’aller me faire reconnaître par le gouverneur ; mais je tombe de Charybde en Scylla : à peine a-t-il appris mes fonctions auprès du gouvernement, qu’il veut m’utiliser comme juge d’instruction, et mes vacances sont sur le point de se transformer en une session de cour d’assises. J’esquive ce fâcheux honneur par une allusion aux termes de mon passeport, qui déclare ma santé fortement atteinte. Il est bon de savoir que le gouvernement s’est plu cette année à refuser aux étrangers les passeports qu’ils obtenaient autrefois ; quant à ses fonctionnaires européens, qu’il n’a pas voulu molester, il leur a délivré des passes de complaisance, mais dans une forme déterminée et commune à tous, et, pour ma part, il a fallu qu’un médecin signât et qu’un ministre contresignât, en dépit de l’évidence, que j’étais atteint d’une anémie générale, ou, pour traduire exactement l’expression japonaise, que mon sang s’était changé en eau ; les officiers à qui je suis obligé de montrer en route cet invraisemblable certificat me regardent de travers en se demandant s’ils n’ont pas affaire à quelque faussaire.

Me voici présenté au capitaine Blakiston, et à mes embarras du premier moment succède le charme de cette large et facile hospitalité qu’on ne connaît que dans ces lointains climats. Il existe à Hakodaté, comme dans tous les ports ouverts, une autorité étrangère, celle des consuls, et une autorité indigène, celle du gouverneur, mais on n’y reconnaît qu’une royauté, c’est celle qu’exerce le capitaine Blakiston, on her majesty’s service. Marcheur infatigable, voyageur intrépide, il est le seul qui ait bien exploré cette île, que les Japonais eux-mêmes connaissent fort médiocrement ; c’est donc une rare fortune que mon arrivée concorde précisément avec une excursion qu’il se propose de faire et me permette ainsi de débuter sous les auspices d’un guide éclairé et d’un aimable compagnon.

Le 15 de bon matin, nous nous mettions en route, montés sur de petits chevaux ardens, solides, trapus, qui se reposent du trot en galopant. C’est une race particulière à Hakodaté, qu’on ne retrouve presque plus nulle part dans l’intérieur de l’île : aussi cette première journée préparait-elle des illusions qui durent s’envoler au second relais. La route nouvelle, tracée par les soins du kayetakushi, c’est ainsi qu’on appelle le département chargé de la colonisation de Yézo, présente la largeur de nos routes de première classe, c’est plus qu’il n’en faut dans un pays où ne circulent que des chevaux et des piétons ; en revanche, les nombreux cours d’eau qui la traversent, devenus à chaque grande pluie autant de torrens, emportent les ponts, et les cavaliers sont obligés de passer à gué dans le lit même des ruisseaux. De plus les chevaux du pays, habitués à se suivre par longues files et à placer le pied dans la trace laissée par leurs devanciers, ont creusé dans le terrain argileux ces ornières transversales qui donnent à tout chemin japonais l’aspect d’un champ couvert de sillons réguliers. Il faut toute la confiance qu’inspirent les jambes courtes de nos montures pour les lancer au trot sur cette surface inégale. Malheur à l’imprudent qui, ayant négligé de se munir d’une selle européenne, affronterait ces secousses sur un bât ou sur une selle de bois !

Après avoir parcouru une plaine inculte qui s’étend au bord de la baie, nous traversons Nanaï, où le kayetakushi a installé une ferme modèle. Nous apercevons des Japonais qui essaient de manier un lourd boyau traîné par un cheval ; tout cela dépend du kayetakushi. A qui ces chevaux américains ? Au kayetakushi. Qui a mis là ces porcs à l’engrais ? qui a planté cette pépinière de sapins ? qui a posé ce fil télégraphique le long de cette route où ne peuvent circuler les voitures ? Toujours le kayetakushi. On ne tarde pas à se dire qu’il joue ici le même rôle que le marquis de Carabas dans le conte populaire. Je réserve mon appréciation sur les mérites de cette institution jusqu’au moment où j’aurai vu la capitale nouvelle qu’elle a érigée presqu’au centre de cette contrée, à 185 milles d’Hakodaté.

Tôgé-no-shita ou le Pied du col est la sentinelle qui garde le premier défilé des montagnes. On pénètre dans une gorge boisée dont l’aspect diffère sensiblement du paysage de Nippon, On n’y voit plus le matsu et le sugni, ni les conifères, hôtes ordinaires des montagnes ; on rencontre encore le hêtre, le bouleau, le tremble, le châtaignier et surtout une abondance considérable de mûriers sauvages qui courent le long de la route, et dont les baies rouges font venir l’eau à la bouche. Les montagnes sont généralement peu élevées. En moins d’une heure, on peut en gagner le sommet, d’où la vue embrasse vers le sud Hakodaté, tant au pied de sa colline baignée de trois côtés par la mer, comme un crustacé sur son rocher, la rade, peuplée de voiles, et le promontoire qui précède Matsumaï, l’ancienne capitale. Devant soi, au nord, on voit à droite et à gauche de la route deux lacs couverts d’îlots verdoyans dont le plus grand, Genzainoumma, communique avec la mer par un petit cours d’eau débouchant sur la Baie du Volcan (ainsi la nomment les géographes). Au-delà se dresse le volcan de Komagataké, que j’avais admiré la veille et qu’aujourd’hui je laisse derrière moi, comptant bien le voir au retour. La forêt s’étend de toutes parts, sombre et ondoyante. La route, faite de lave et de pierre ponce pilée, se prête aux rapides allures ; pas un village, à peine quelques maisons de thé peu confortables, quoique propres, et de loin en loin un mango, — homme de peine, — trottinant sur sa bête et suivi de deux ou trois autres, attachées par leur longe au bât les unes des autres. Ayant midi, nous sommes à Mori, à onze ris et demi d’Hakodaté. Mori est un village de médiocre importance, assis dans les débris du volcan, sur le bord du large golfe auquel la montagne a donné son nom. C’est là que s’arrête brusquement la route nouvelle ; elle se termine dans la mer par une estacade qui sert d’embarcadère pour regagner, après 15 lieues de mer, l’autre tronçon de route à Shin-morran ; mais ce sera ma route de retour, car mon objectif, c’est de remonter tout d’abord le long de la côte. Après un déjeuner de poisson et de riz arrosé d’excellent saki, on nous amène de nouveaux coursiers. Le mien engage une lutte dont j’ai grand’peine à sortir vainqueur. N’espérez rien obtenir de ces chevaux par les procédés ordinaires ; le mors ne fait que les gêner sans les diriger, la cravache vole en pièces inutilement sur ce cuir épais couvert d’un poil vierge, et quant à l’éperon, ceux qui le sentent le prennent pour un taon et donnent de grands coups de pied ou de tête pour chasser l’importun. Si après bien des efforts vous obtenez une certaine rapidité, ce ne sera qu’en vous soumettant au. roulis d’un trot déhanché ou aux secousses désordonnées d’un lourd galop de charge. Tel est le seul mode de transport connu dans le pays.

A Mori seulement commençait pour moi le vrai voyage. Jusque-là rien ne différait du Japon connu. Nous suivons maintenant l’unique voie de communication entre Mori et la côte ouest. C’est un sentier vague qui erre à travers la lande inculte ; toutes les fois que la forme du rivage le permet, il gagne le sable de la plage et circule entre les rochers et les vagues le long de la baie. De ponts sur les cours d’eau, il n’en existe pas. Les gués ne sont pas très profonds dans cette saison ; néanmoins l’eau nous monterait aux genoux, si nous ne posions les pieds sur le cou des chevaux, très familiers du reste avec cet exercice. De leurs sabots nus, ils trébuchent sur le gravier. Il paraît qu’en hiver et au printemps chevaux et cavaliers sont obligés de se mettre à la nage, le passage est même quelquefois complètement impossible. Du reste, point de chance de s’égarer : d’un côté la forêt inaccessible, de l’autre la mer ; pas un sentier qui vienne croiser celui que nous devons suivre. Et c’est là une route, la seule route de terre ouverte jusqu’au centre de Yézo. Il n’y a pas à s’y tromper : les bornes placées de ri en ri prouvent assez que cette sente est regardée comme un chemin. Par une étrange ironie, on voit de loin en loin les poteaux d’un futur télégraphe !

Voici un premier groupe d’habitations ; ce sont des cabanes de roseaux liés en gerbe et amoncelés avec tout leur feuillage ; la porte est représentée par une natte suspendue ou par une sorte de volet de bois. Presque toujours ouverte, elle tient lieu de fenêtre. A l’intérieur, quelques nattes grossières traînent par terre ; une bouilloire de fer est suspendue par une crémaillère au-dessus d’un âtre où fume le bois vert. Une femme est accroupie auprès ; devant la porte, des enfans nus et des hommes aux cheveux incultes. C’est là un hameau de pêcheurs. Pour la première fois j’ai été offusqué par la malpropreté, et nous sommes cependant encore chez les Japonais, parmi ceux qui, comparés aux aborigènes, se considèrent comme la race supérieure ; que sera-ce demain ? Ce qu’on appelle un village est la réunion de plusieurs de ces cabanes autour de quelques baraques en planches de peuplier, que domine une grande maison au toit lourd, au portique surbaissé, aux boiseries noirâtres. Cette vaste construction sert à la fois de magasin, de poste aux chevaux, d’auberge et de maison de ville. Au moment où nous arrivons à Toshibé, une réunion des fortes têtes de l’endroit discute vivement sur une instruction du gouverneur que vient de lire un vieux barbon à lunettes de corne. On se passe le grimoire de main en main, car on ne s’entend pas sur le texte. Il n’est pas rare de rencontrer à l’entrée de ces villages une petite guérite où sont placées quelques statuettes de pierre grossièrement taillées, ébauche informe de quelque divinité ; elles sont couronnées de fleurs, enguirlandées d’oripeaux rouges ou blancs. C’est à peu près le seul vestige extérieur du culte qu’on rencontre ; que pourrait-on voir de plus chez une population si misérable ?

Jusqu’ici nous sommes restés au milieu des Japonais, et si l’œil est frappé de leur taille plus élevée que celle des habitans du Nippon, de leur face moins expressive, de leur teint moins foncé, de la laideur inusitée des femmes, il retrouve cependant les caractères généraux de la race modifiés légèrement par l’influence du climat et du régime. Quelque temps après la borne indiquant le 19e ri, nous entrons au crépuscule à Urap, au milieu d’un village d’Aïnos. Il est trop tard pour pénétrer dans leurs huttes, que rien n’éclaire, et dont la construction ne diffère pas sensiblement de celle des cabanes de pêcheurs japonais. La seule chose qui frappe, c’est l’appentis qu’ils désignent du nom pompeux de kura (magasin). C’est un simple toit de chaume fort bas, supporté par huit piliers de bois, qu’on peut entourer de nattes. Sous ce hangar, on place les filets, les provisions, les ustensiles superflus, le tout est confié à la garde de chiens semblables à des ours, qui font un accueil fort maussade à l’étranger ; mais nous ne faisons que traverser les huttes éparses sans ordre sur les dunes du rivage pour nous rendre au village voisin, où nous trouvons dans un nouveau phalanstère japonais, en tout semblable à celui de Toshibé, un repos bien mérité après 80 kilomètres parcourus à cheval.

Le lendemain, de bonne heure, je retourne au village aïno, avide d’observer cette existence sauvage qui se continue obstinément à travers les siècles. Les cabanes sont divisées en deux pièces, dont l’une sert d’entrée, tandis que l’autre représente à la fois la chambre à coucher, le réfectoire, la cuisine et l’atelier ; elles semblent un peu moins misérables à l’intérieur qu’au dehors, mais on a peine à comprendre que des êtres humains bravent un hiver rigoureux sous de pareils abris. Je renonce à faire l’inventaire de tous les ustensiles qui peuplent ces sombres réduits ; mes yeux s’arrêtent plus volontiers sur les habitans. Leur accueil bienveillant contraste agréablement avec la morgue et l’attitude de plus en plus maussade de leurs voisins les Japonais. Ils nous saluent d’un geste compliqué qui consiste à se passer les deux mains sur le visage et la barbe, puis à les relever en décrivant un oméga (ω) et à les présenter renversées verticalement la paume en dedans. Quelques-uns murmurent en même temps le mot kamisama (Dieu, génie bienfaisant). Ils aiment beaucoup les Européens, dont ils sont, disent-ils, des frères éloignés, tandis qu’ils ne reconnaissent aucune parenté avec leurs anciens vainqueurs. Leur couleur proteste cependant contre cette assimilation : ils sont franchement rouges, d’une teinte cuivrée, aussi différente de celle du Malais que de celle du Japonais ou du blanc. Ils ont les cheveux légèrement crépus, très longs et incultes, et laissent pousser toute leur barbe ; j’ai entendu des gens compétens les comparer aux mougicks de Russie et aussi aux Peaux-Rouges d’Amérique, dont ils se rapprocheraient par bien d’autres côtés. Les hommes sont généralement bien faits, vigoureux ; leurs grands yeux francs, leur physionomie douce, leurs traits réguliers, leurs lèvres épaisses, en feraient une très belle race sans le front bas et les cheveux pendans sur le visage qui révèlent l’infériorité du sang. Quant aux femmes, elles sont jusqu’à la puberté remarquablement jolies. Leur regard, voilé derrière de longs cils, a quelque chose d’interrogateur et d’effarouché comme celui des gazelles. Pieds nus, vêtues comme les hommes d’une robe unique d’écorce d’arbre, les bras tatoués, les oreilles ornées de pendans d’étoffe rouge, elles croient ajouter beaucoup à leur beauté en remplaçant la moustache, qui leur manque, par une enluminure de même forme peinte au-dessus de la lèvre avec une sorte d’ocre. Plus beaux encore sont les enfans, tête rasée, courant tout nus sur.. le sable et vous regardant de leurs grands yeux étonnés, un doigt sur les lèvres. L’enfance a partout les mêmes grâces, et la naïveté de ces petits sauvages muets n’a pas moins de charme que le babil précoce de nos babies. Qui sait d’ailleurs ce que l’éducation pourrait en faire ?

Il faut à Urap quitter mon aimable compagnon de route, retenu par les charmes de la pêche ou plutôt de la chasse au saumon dans les rivières. La grande espèce n’arrive guère que vers la fin de septembre, mais dès le milieu d’août on en rencontre déjà une plus petite qui se laisse facilement harponner. Les huit ris qui me séparent d’Oshamembé se font tout d’une traite sur le sable humide que laisse la marée basse. Placé à l’arrière de ma petite caravane, je réussis à lui faire prendre une allure assez vive à grands coups d’un fouet fabriqué pour la circonstance. Nous longeons toujours la baie éclairée par un soleil ardent, tandis qu’à gauche se déroulent une lande inculte de peu de largeur et au-delà des montagnes boisées. Une troupe de chevaux à demi sauvages erre entre le rivage et la forêt, cherchant une maigre pâture au milieu des ronces. Deux ou trois huttes abandonnées, autant d’habitations, peuplent ce désert. De l’une d’elles sort une jeune fille aïno chargée d’un petit fardeau qu’elle porte comme un havre-sac, et qui suit nos chevaux à toutes les allures, pendant plusieurs lieues. Voici une famille complète d’Aïnos qui retire la senne ; l’aïeul à barbe blanche, les fils, les femmes, les enfans, tout le monde prend part à la pêche, qui n’a produit que quelques carrelets. Un peu plus loin se présente un enclos encombré d’ossemens de chevaux que je prends pour un simple charnier, mais on me dit bientôt que c’est un lieu de sacrifices. C’est là qu’on immole les vieux chevaux hors de service, les daims, quelquefois les ours pris vivans, avec des libations de riz et de saki, à un dieu ou à des dieux innomés. Voilà le seul vestige de culte qu’on trouve parmi eux. Il faut ajouter que, si on leur offre une coupe de saki, pour lequel ils ont une déplorable prédilection, ils ne manquent pas, avant de l’absorber, de porter les mains au visage et de faire mille gestes d’adoration en murmurant une sorte de prière propitiatoire à un être inconnu. A Oshamembé coule une rivière assez profonde pour y prendre un bain. Je ne peux résister à la tentation de m’y plonger, mais je ne tarde pas à m’apercevoir de mon imprudence. Une jeune fille m’a vu, elle a appelé sa mère ; toute la famille est accourue, les voisins se sont attroupés, et me voilà exposé aux regards d’une quarantaine de spectateurs et de spectatrices curieux de constater si vraiment les étrangers ont le corps blanc de la tête aux pieds, ou s’ils se bornent à se farder le visage et les mains. Cette dernière hypothèse a beaucoup de partisans, non-seulement chez les Aïnos, mais même chez les Japonais du peuple, dont un grand nombre paierait cher ce procédé caché par nous, croient-ils, avec un soin jaloux.

Les Aïnos ne vivent que du produit de la pêche et de la chasse, aussi ne les trouve-t-on qu’au bord de la mer ou dans les forêts solitaires du centre. C’est là que je pourrai les étudier, et que mes impressions se préciseront. Quant à présent, changeant ma direction, qui était du sud au nord, j’oblique à l’ouest et j’abandonne la Baie du Volcan, baignée encore par les eaux du Pacifique, pour gagner la mer du Japon, en traversant les montagnes qui forment la ligne de partage des eaux. Nous suivons d’abord une plaine marécageuse où le sentier passe et repasse à gué la rivière dont j’ai parlé plus haut ; on voit les bois coupés dans la montagne flotter à cru et des Aïnos montés sur des pirogues étroites les pousser dans le courant ; puis le marécage envahit le chemin même ou ce qu’en l’absence d’un terme plus exact il faut bien désigner sous ce nom. On avance au milieu de fondrières où les chevaux manquent à chaque instant de s’abattre dans trois pieds de boue. Le cavalier lui-même en a jusqu’à la cheville, et les éclaboussures lui souillent le visage. J’ai vu de bien mauvaises routes au Japon, mais celle-ci l’emporte sur toutes ; deux cavaliers ne peuvent s’y croiser, et à chaque rencontre il faut que l’un des deux prenne le parti d’entrer dans l’impénétrable taillis qui borde la voie. Par intervalles, on a essayé de jeter quelques madriers dans les ornières trop profondes ; mais, détériorés par les pieds des chevaux, à demi rompus, épars sur le chemin, ces tronçons gênent plus qu’ils ne servent. Un énorme tronc d’arbre s’est abattu en travers du passage, nul n’a songé à le retirer, et pour pouvoir passer je suis forcé, après être descendu, de faire sauter mon cheval. Pendant cette difficile opération, un cheval portant les bagages a trouvé bon de se décharger de son fardeau, et tout a roulé avec lui dans la fange. Il y a cependant plusieurs semaines qu’il n’a plu ; aussi en hiver et à la fonte des neiges le passage est impraticable. Et voilà la seule route qui unisse les deux mers à travers l’île ; encore est-on heureux d’en trouver de semblables. Pour aller visiter une mine qui est à 6 lieues du rivage, il n’a pas fallu moins de trois jours. On ne pouvait marcher que la hache à la main, ou dans le lit des rivières trop basses et trop rapides pour porter une embarcation. On conçoit quelles richesses inconnues restent ainsi enfouies faute de communications. Les arbres de la forêt pourrissent et meurent sur place sans être coupés ; comment les emporter ? D’ailleurs la végétation s’épuise par ses propres excès ; les hautes futaies de chênes et de peupliers disputent le soleil aux lianes, aux ciguës gigantesques, aux ombellifères, qui elles-mêmes leur disputent la sève. On est en pleine forêt vierge ; si on l’oubliait, une population d’insectes se chargerait de vous le rappeler. Des mouches de toutes couleurs et de toutes formes, rouges, jaunes, vertes, noires, s’attaquent aux chevaux, dont le cou dégoutte de sang ; plus d’une vient se poser sur les mains ou pique à travers les vêtemens en laissant sa trace sanglante. Parti à l’heure, j’arrive à la nuit à Karamatsumaï, seule halte dans la forêt, où est établie une petite maison de thé. Les maîtres sont Japonais et les domestiques Aïnos. Il en est presque partout ainsi. Les Japonais de Yézo se servent de cette race inférieure comme de portefaix. Aussi les Aïnos évitent-ils le plus qu’ils peuvent de se mêler à la population qui les méprise, et vivent-ils isolés dans leurs forêts, se livrant à leurs seules occupations favorites, la chasse et la pêche.

Qu’il serait à plaindre, le voyageur qui se mettrait en route sans moustiquaire ! À Yézo, comme dans plusieurs contrées du Japon, on prétend n’avoir pas de moustiques, et en conséquence on n’a pas de moustiquaires ; mais la moindre expérience suffit à dissiper toute illusion à ce sujet, et même à travers la gaze ce n’est pas sans frémir qu’on entend le bourdonnement de ces légions conjurées contre votre sommeil. J’avais demandé des chevaux pour le point du jour afin d’éviter la chaleur, on me répond qu’il est impossible d’en avoir avant six heures, et, comme je me récrie, on m’apprend qu’il faut aller les quérir dans la forêt. En effet, il n’y a dans les villages ni écuries, ni fourrage. Les chevaux appartiennent non pas à un propriétaire, mais à une commune ; le soir, on les débarrasse de leur bât, qui est déposé sur des chevalets préparés à cette fin, puis on les lâche en les poussant à coups de gaule vers la forêt, où ils s’élancent au galop. Là ils errent au hasard, broutent ce qu’ils trouvent, et dorment comme ils peuvent, sous la pluie, le vent, la neige en hiver, les piqûres de moustiques en été. Le matin, un Aïno monté sur un cheval de garde resté au village se rend dans la forêt, fait un choix des moins éclopés, en nombre suffisant pour le service de la journée, les chasse devant lui jusqu’à un grand parc établi près de l’auberge. Là on prend le nombre nécessaire pour monter les voyageurs ; quelques-uns sont mis en réserve pour les relais probables de la journée, tandis que le reste regagne la forêt. On se figure ce que valent comme monture des animaux traités de la sorte, nourris de quelques pousses d’arbres et d’une herbe trop dure, dont le fer n’a jamais tondu le poil ni rogné la corne. En revanche, rien n’est plus étrange que d’en voir une troupe se ruer vers un village, chassés par quelques Aïnos galopant à cru sur des chevaux qu’ils conduisent à la voix et que seuls ils savent faire obéir. Les jumens sont escortées de leurs poulains, et, comme on ne veut ni priver ceux-ci de leur nourrice, ni se priver du service de la mère, on les laisse suivre les caravanes. Il m’est arrivé d’en traîner ainsi à la suite un ou deux, qui parfois se trompent, accompagnent une autre file, puis rejoignent à toutes jambes. Souvent ils perdent tout à fait la trace, ou tombent épuisés de fatigue. Plus d’une fois, le long des chemins, j’en ai rencontré sur le point de mourir ; qu’importe ? la forêt n’est-elle pas l’inépuisable haras ? L’une des richesses de cette contrée, celle sans laquelle toutes les autres resteraient inutiles, c’est la grande abondance de ces animaux, soumis du reste à une sobriété forcée ; c’est aussi la multiplicité des cours d’eau, qui offrent un moyen de transport ou du moins de flottage jusqu’à la mer.

Le 17, je sors enfin pour un instant du maquis, et me retrouve au bord de la mer du Japon qui miroite au soleil dans la jolie baie d’Otashuts.


III

D’Otashuts à Ishikari, on côtoie pendant 200 kilomètres la mer du Japon. On m’avait fait espérer quelques traversées de baies en bateau ; mais au premier essai, abandonné par mes sindos (marins) au milieu du chemin sous prétexte de mauvais temps et forcé de revenir au point de départ, j’ai renoncé à ce mode de transport, décidément peu commode, et repris les chevaux. Le service se fait du reste assez régulièrement sur toute cette côte, où l’on ne rencontre que des Japonais. On relaie en arrivant au hondjin[3] installé dans chaque gros village ; il faut quelquefois attendre longtemps, car il n’y a pas d’autre écurie que le maquis ; mais ne serait-ce pas folie de se mettre en route, si, entre autres viatiques, on n’emportait une énorme provision de patience ? L’état des chemins en exige plus que tout le reste ; ici ce sont des escarpemens qu’il faut escalader et redescendre par des sentiers à décourager les chamois, là des fondrières de plusieurs milles de longueur où le passage des chevaux a marqué de profondes tranchées, des étapes de 13 lieues sans un village ni un hameau, et partout des pentes vertigineuses à faire le désespoir des ingénieurs les plus habiles. Dans les cas extrêmes, quand on est las d’entendre le mango encourager d’une voix dolente ses bêtes paresseuses, on fait mettre pied à terre, et, fouaillant à tour de bras, on pousse devant soi tout l’équipage, qui roule, culbute, se relève, rue, et tant bien que mal arrive en bas. C’est ainsi qu’au milieu de la montagne de Raïdenzan j’ai fait mon entrée dans une gorge sauvage où, pris par la pluie et la nuit, je fus heureux de trouver une petite maison dont le propriétaire, de guerre lasse, me reçut après avoir cherché une série de prétextes pour me laisser à la porte. Une source d’eau sulfureuse à 45 degrés centigrades tombe dans une piscine où les malades du pays viennent prendre des bains. Le torrent froid qui coule à côté dépose sur ses parois basaltiques du soufre et du fer, Quand même on ne verrait pas se dresser les têtes coniques de plusieurs volcans, la configuration du sol annoncerait assez ici le soulèvement lent, là les convulsions violentes, partout l’activité très récente encore des couches souterraines. Si on longe la côte en bateau, on voit de hautes falaises formées tantôt d’un conglomérat aux stratifications fortement inclinées, tantôt de roches basaltiques au milieu desquelles sont enchâssées des scories noires. Presque partout les roches du fond se relèvent vers la côte, ou les éboulemens encombrent les plages et rendent l’abord très difficile, même pour les jonques, que doivent desservir des chalands plats. La mer du Japon, généralement mauvaise, comme toutes les manches, devient très dangereuse quand on s’approche de cette côte inhospitalière. Si l’on s’avance par terre, le chemin se rapproche autant que possible des hameaux de la côte, mais il est interrompu à tout moment par des promontoires que vient battre la mer, et qu’il faut escalader en rentrant sous bois.

Le littoral est la seule partie habitée ; les villages s’y suivent d’assez près ; qui en a vu un les a vus tous. Un chemin pierreux soutenu par des piquets suit le rivage, où viennent se serrer, adossées à la falaise, quelques maisons de bois, un plus grand nombre en branchages, une ou deux auberges de médiocre apparence, un hondjin et de grands chaudrons encastrés dans la maçonnerie, d’où, le soir venu, on voit sortir les baigneurs tout fumans. Quelques jonques ou grands canots de pêche tirés à terre et recouverts d’un toit de chaume, d’autres à l’ancre en dehors des brisans, et tout au bord des bateaux plats, tel est le spectacle en somme peu animé qu’offre chaque bourgade. On en reconnaît l’approche à une forte odeur de poisson sec. Ce poisson (hareng ou saumon), trop salé pour nous paraître mangeable, se charge en très grandes quantités pour les ports du Nippon. Aucun poisson ne pullule autant que le saumon, et nulle part plus qu’à Yézo ; on en recueillerait même davantage sans l’impôt exorbitant qui pèse sur cette pêche et qui, dans beaucoup de districts, va jusqu’au quart du produit. Or il faut savoir que cet impôt se paie en nature et qu’il est perçu lorsque le pêcheur a déjà eu la peine de convoyer sa marchandise pendant plusieurs jours et plusieurs lieues par d’épouvantables chemins jusqu’au plus proche marché, c’est-à-dire lorsqu’il a doublé les frais généraux de capture. Aussi beaucoup préfèrent-ils ne prendre que ce qui est indispensable à leur consommation annuelle, sans en faire un commerce plus pénible que profitable.

Une autre pêche, ou, pour mieux dire, une récolte plus abondante encore, c’est celle du chou de mer, si répandu dans le commerce de l’extrême Orient sous son nom anglais de sea-weed. C’est en Chine surtout qu’il s’en fait une consommation considérable. Celui du Japon, et notamment celui qui pousse sur la côte ouest de Yézo, est préférable à tout autre. Après avoir fait sécher ces longues lanières brunes, on les enveloppe par balles et on les charge sur les jonques, qui les transportent jusqu’aux ports du Tse-kiang ou du Shan-tung. Les Chinois en font une gelée dont ils sont très friands, mais cette marchandise donne à leurs restaurans en plein vent l’aspect repoussant d’une droguerie mal tenue. Les Japonais mangent de préférence une algue verte dont ils font des sortes de tartes garnies de riz ou de poisson. En passant à Issoya, je vis des femmes préparer dans un mortier une quantité de cette pâte, puis la dépecer par petites boules qu’elles entouraient de farine de haricots ; c’est un régal qu’on se proposait d’offrir aux morts, dont la fête approche (septième mois de l’ancien calendrier lunaire, observé encore dans ces contrées).

La pêche est à peu près la seule occupation des habitans, et là, comme partout, on constate avec quelle difficulté l’homme de mer s’arrache à cette oisiveté intermittente. Quand vient la saison, on part pour la pêche du saumon, on le rapporte salé, on l’expédie, et puis chacun retombe dans sa paresse ; le gain sert à faire ample provision de saki, venu de Yeddo ou de Kioto, car le pays n’en produit pas ; puis on se met en fête jusqu’à ce que le dernier mommé d’économie ait disparu. On ne voit aucune autre industrie locale, excepté celles qui s Y rattachent directement, comme la construction des canots, la préparation des cordes de chanvre sauvage, des filets, des longues fourches avec lesquelles on charge le sea-weed. On ne demande presque rien à la culture ; quelques condimens, comme les oignons, les concombres, une sorte de rave appelée daïkon, quelques plants de haricots ou de sarrasin, sont les seuls végétaux alimentaires que j’aie vus, si j’en excepte toutefois les mûres sauvages et plusieurs pousses d’arbres dont on fait des boissons ou des gélatines. Quant au riz, le fond de la nourriture, il est tout entier dû à l’importation.

Rien dans le caractère ni les mœurs ne rappelle cette bonhomie naturelle bu affectée qui nous avait tant réjouis l’an dernier[4] le long du Nakasendo. L’accueil fait à l’étranger prouve qu’il excite encore plus de défiance et de mauvaise humeur que de curiosité : les règles de la plus élémentaire politesse sont mises de côté à son égard ; s’il salue en entrant, on ne daigne pas détourner la tête ; s’il dit adieu en partant, on feint de ne pas entendre. La tentation de l’examiner de près le cède à la crainte de trop se familiariser avec lui. Il faut user souvent de l’autorité des officiers, qui s’y prêtent d’assez mauvaise grâce, pour obtenir un gîte ou un moyen de transport. On comprend du reste que ces populations incultes voient d’un mauvais œil l’arrivée d’étrangers qui viennent percer des routes, creuser des canaux, bouleverser leur sol et leurs habitudes invétérées, créer des besoins qu’on ne sentait pas et faire renchérir les denrées dont on ne peut se passer. C’est donc dans leurs relations entre eux qu’il faut juger les mœurs des indigènes ; on les trouve rudes, grossiers, brusques, taciturnes et sombres comme les montagnes stériles et les écueils au milieu desquels ils vivent. Leurs chiens, énormes mâtins d’aspect farouche, vous suivent sournoisement en grognant, puis en racolent d’autres le long des rues, et c’est quand leur troupe se sent en force qu’elle fond sur vous en aboyant. Jamais les maîtres ne font un geste ou ne disent un mot pour les calmer.

Au physique, ils sont plus grands et plus robustes que les hommes du sud, mais moins bons marcheurs et moins lestes ; on ne les rencontre qu’à cheval. Moins intelligens et moins industrieux, ils n’ont pas su développer leur bien-être par l’exploitation des richesses naturelles du sol, et ne demandent au travail que tout juste de quoi ne pas mourir de faim et se griser de temps, en temps. On ne surprend pas un sourire sur leurs visages, on n’entend pas un son de guitare dans leurs chaumières ; ils semblent se courber avec une résignation fataliste sous le joug d’une pauvreté souffreteuse. Les yakounines envoyés par le gouvernement, à titre de stage ou de pénitence, pour administrer ces provinces lointaines, n’y trouvent ni société à leur goût, ni distractions, ni occupations intéressantes : aussi ne se soucient-ils guère de garder leur place et n’apportent-ils qu’un zèle médiocre dans leurs fonctions. En un mot, la vie semble à charge à tout le monde en ce pays, qui pourrait nourrir une joyeuse population de travailleurs.

En approchant d’Ishikari, l’aspect de la côte change ; les falaises s’abaissent, se dérobent, et la vue s’étend sur une baie profonde ouverte au nord-ouest et prolongée dans les terres par une large vallée. Le long du rivage, les dunes sont couvertes de broussailles ; au loin, la forêt déploie ses vagues infinies ; vers le nord, on distingue les montagnes élevées qu’il faut franchir pour gagner Rumo, but primitif de mon voyage ; mais l’aspect monotone de cette côte est, paraît-il, toujours le même, et je préfère me lancer tout de suite dans l’intérieur. Je ne fais donc que quelques tours dans le village, perdu au milieu des dunes, et je m’embarque sur le fleuve, car il n’y a plus désormais d’autre moyen de communication.

IV

L’Ishikari-gawa passe pour le plus long cours d’eau du Japon ; le bassin de ce fleuve est égal en superficie à celui de la Tamise. Large à l’embouchure de 250 mètres, il coule au milieu d’une vallée aussi vaste que celle de la Seine à Tancarville. Il prend sa source dans une des montagnes centrales de l’île, la plus haute d’un groupe appelé l’Ishikari-yama, par 40 degrés de latitude nord et 139 degrés de longitude orientale, et coule dans une direction générale du nord-ouest au sud-est sur une longueur de 112 lieues. Le capitaine Bridgeford, à qui j’emprunte ces chiffres, est le premier Européen qui ait surmonté les difficultés de ce parcours ; il en a donné la relation à la Société asiatique du Japon. « Pendant 30 milles, le fleuve coule rapidement, dit-il, entre de hautes parois de basalte, souvent perpendiculaires et quelquefois très hautes. Il franchit des barrages naturels qui en rendent la navigation impossible même pour un canot d’Aïno. Grossi par le Rubespic, le torrent bondit avec une vitesse de 12 à 18 milles à l’heure à travers 73 rapides, entre dans la plaine supérieure de Kami-kawa, puis s’enfonce dans la gorge inaccessible de Kamoyi-kotan (le séjour des dieux), pour retomber dans la plaine inférieure de Satsporo, 100 milles avant d’arriver à la mer, où il n’est plus qu’un pacifique cours d’eau navigable pour les jonques. »

En face du village d’Ishikari sont établies de grandes pêcheries pour la conservation du saumon, et trois jetées qui malheureusement ne servent à rien, car la barre du fleuve empêche les navires calant plus de 7 pieds d’y entrer. C’est dans un esquif infiniment, moins lourd qu’il faut prendre place pour remonter un peu loin. Ma pirogue, manœuvrée par deux sindos japonais, est faite d’un tronc d’arbre creusé et légèrement relevé aux deux extrémités. Deux Aïnos peuvent en deux jours mettre à flot un de ces canots, larges de 50 à 60 centimètres et longs de 6 ou 7 mètres, qui se manient à la pagaie. Couché au fond, il faut rester immobile pour ne pas chavirer et renoncer absolument à changer de place avec le voisin. Cette embarcation, combinée pour offrir le moins de prise possible au courant, circule avec dextérité au milieu des troncs d’arbres charriés par les eaux et déposés sur le limon. Les dernières maisons d’Ishikari ont disparu ; nous longeons sur la rive gauche un marais couvert de roseaux, tandis que le fleuve creuse son chenal le long de la banquette élevée sur la rive droite. Nous ne rencontrons d’abord d’autres êtres vivans que des troupes innombrables de mouettes gravement établies en conciliabule sur les débris qui embarrassent notre marche ; mais la solitude ne tarde pas à s’animer : une pirogue descend, rapidement manœuvrée par trois Aïnos dont un vieillard superbe. Plus loin, dans un grand bateau plat, d’autres jettent l’épervier ; une hutte sort des arbres tout au bord du fleuve ; dans de grands bacs accouplés, des Aïnos et des Japonais s’occupent à retirer du lit les arbres déracinés qui l’encombrent et qui gêneraient la pêche du saumon.

On prépare déjà le grand œuvre, qui va commencer dans deux mois sous la direction d’entrepreneurs venus tout exprès. Le fleuve est divisé en plusieurs stations vendues à des concessionnaires qui les exploitent, à charge de payer une redevance de 25 pour 100. Après avoir déblayé le fond, on élague les arbres des rives afin de pouvoir y tirer la senne ; on élève des hangars provisoires couverts de chaume, où l’on range des provisions de sel, du riz, des instrumens de pêche ; à la fin de septembre, tout est prêt. Le saumon vient alors frayer : on se hâte de le prendre avant qu’il n’ait perdu ses qualités. Chaque station emploie deux sennes et deux bateaux qui ne s’arrêtent guère pendant cette période. On attache à la rive l’extrémité supérieure du filet, on lie l’autre extrémité à un bateau qui s’avance dans le fleuve en larguant derrière lui ; le courant rabat contre la rive le bateau et le filet, et le saumon se trouve alors enfermé dans une prison d’où on le retire en amenant doucement la senne. A peine l’une est-elle ramenée qu’on lance l’autre du côté opposé, les deux équipages luttant ainsi d’activité. On transporte la prise dans un réservoir construit au bord de l’eau, où d’habiles découpeurs s’en emparent, tranchent les ouïes, ouvrent le ventre tout du long, vident les entrailles et passent le saumon aux saleurs. Les œufs sont mis à part, étalés sur des nattes à l’abri et salés avec soin ; les Japonais en sont très friands. Quant au poisson, il est transporté sous le hangar, on remplit l’intérieur de trois poignées de sel, on saupoudre l’extérieur, puis on l’empile en couches qu’on recouvre de sel. Chaque couche de 40 à 45 saumons exige environ 65 kilogrammes de sel. Une meule comprend environ 10,000 têtes. Quand la salaison est suffisante, on défait les meules, on suspend le poisson pour le faire sécher, et, quand il est sec, on l’exporte[5].

La nuit arrive, et la solitude devient de plus en plus grande. Les sindos m’ont déjà nommé un ou deux endroits qu’ils décoraient du nom de villages, et qui se sont trouvés en réalité n’être qu’un campement quelquefois abandonné, où l’on voit un résidu de feu, un toit de feuillage, les vestiges d’un passage et rien de plus. Je m’attendais à en trouver autant à Shinoro, que la chute du jour ne me permet pas de dépasser. A ma grande surprise, il y existe une maison, bien modeste sans doute, mais enfin habitée et habitable. Encore un bienfait du kayetakushi ! C’est à Shinoro que s’arrête, quand il vient, le bateau à vapeur qui approvisionne cette introuvable et inaccessible capitale qu’on appelle Satsporo. L’unique maison a pour maître le yakounine, de fort petite condition, qui fait office de garde-magasin et veille au transbordement des produits, dirigés de là en canots sur la ville. Obligé de me présenter moi-même, j’ai la plus grande peine du monde à lui faire comprendre que tout étranger n’est pas forcément Américain ou Anglais ; quant à la notion d’un Français, elle dépasse absolument ses connaissances ethnologiques, bornées au bassin de l’Ishikari. Il n’oublie pas de me faire l’énumération de tous les objets qui lui manquent pour m’offrir une hospitalité convenable ; mais il finit enfin par se rendre à l’observation évidente que je serais encore plus mal dans la forêt baignée d’humidité qui nous entoure. Les moustiques et d’autres suceurs gigantesques qui envahissent la chambre ne se hâtent que trop de confirmer cette vérité. Avec quel soin on fait le tour de la moustiquaire avant de s’y glisser d’un bond !

Chacun le lendemain reprend sa place dans la pirogue, et nous continuons de remonter. A droite et à gauche, la forêt déploie son immensité et nous enveloppe de son silence. La vie semble retirée de cette solitude, où l’on entend à peine un cri d’oiseau de loin en loin. Les rives se rapprochent, lorsque 5 ris au-dessus nous abordons à Tobets. Tobets, — qu’on ne s’y trompe pas, — contient deux huttes, dont l’une est une écurie et l’autre un réduit fort humble où par malheur toute une famille japonaise, père, fils et bru ; types accomplis de dégradation physique et morale, était, quand j’y arrivai, abominablement ivre de saki. Mes bateliers ne tardent pas à se mettre au diapason ; ils refusent de repartir, et la situation deviendrait critique sans l’intervention de deux Aïnos qui m’offrent de les remplacer.

Laissant à droite le Tsushikari-gawa, nous remontons encore pendant deux ris, puis le rideau de chênes, de châtaigniers, d’aulnes et de saules s’ouvre de nouveau, et nous entrons dans le Setoshi-gawa, un pittoresque affluent, où nous ne tardons pas à rencontrer Yébets, le seul groupe d’habitations entrevu depuis Ishikari. C’est un. pauvre hameau de quelques huttes, habité uniquement par des Aïnos ; il faut naviguer deux jours et camper en pleine forêt pour trouver de nouveau trois autres huttes, qui s’intitulent Kami-kawa, et à 85 milles de la source un nouveau groupe de même importance nommé Upets. Dans ce vaste bassin, si merveilleusement poissonneux, il existe à peine quelques habitans : 93 Aïnos sur le cours supérieur et peut-être 150 dispersés dans la plaine inférieure. Yébets, avec ses six feux et ses 12 ou 15 habitans, peut donc passer pour la capitale de tout le district.

Je vais à la plus haute de ces cabanes de feuillage, déjà à demi obscures ; un homme d’une quarantaine d’années se lève, me salue du geste théâtral que j’ai décrit, et m’invite à m’asseoir ; je lui explique que, pris par la nuit qui approche et la pluie qui tombe, je viens lui demander l’hospitalité pour cette nuit. La langue des Aïnos diffère essentiellement du japonais, mais beaucoup comprennent le japonais vulgaire ; l’hôte me répond que sa maison est bien humble, mais qu’elle est à ma disposition. On transporte dans la hutte déjà encombrée le plus indispensable de mon bagage, et je m’installe sur l’une des quatre banquettes qui servent à s’asseoir le jour, à se coucher la nuit. Elles se composent d’une large planche posée sur quatre pieds à 30 centimètres du sol et recouverte d’une natte de paille. La terre, qui forme seule le plancher de cette pauvre demeure, est couverte des cendres qui voltigent du foyer, établi au centre sur quelques pierres. Deux bûches de bois vert brûlent avec une fumée insupportable, qui offusque les yeux autant que l’odorat. Tandis que mon koskaï se désole de ne pas trouver les mêmes commodités que dans une auberge du Tokaïdo, j’essaie d’inventorier l’inextricable fouillis de choses qui pendent aux parois ou au toit, qui trament sur les banquettes, roulent sous les pieds ou s’entassent dans les coins. Dans un angle obscur sont de vieilles écuelles de laque, produit, paraît-il, d’une ancienne industrie locale disparue ; au mur pendent des harpons d’une forme spéciale pour prendre le saumon dans le filet comme avec une pincette, — des pagaies, des filets, des couteaux de fer éraillé dans une gaine de bois grossièrement sculptée, puis un sabre et un poignard de combat, fabriqués autrefois par les Aïnos, reliques des ancêtres qu’on ne consentira pas à céder à l’étranger, — des vêtemens de peau d’ours et de cerf, des gourdes, un arc de bois de fer, des flèches d’os empennées de plumes de corbeau et munies d’une pointe de bambou, avec lesquelles on tue l’ours. Au-dessus du foyer pendent des saumons salés qui s’enfument, et sur des claies s’étalent des entrailles de cerf qui achèvent de pourrir. Une marmite de fer et quelques sébiles complètent le mobilier.

La femme et la fille de mon hôte ne révèlent la coquetterie de leur sexe que par la large moustache peinte sur leur lèvre ; encore l’épouse semble-t-elle négliger cet ornement crue la nature elle-même s’est chargée de lui fournir. La jeune fille doit avoir treize ou quatorze ans ; c’est une jolie sauvagesse qui vous regarde avec de grands yeux limpides et se cache la tête dans les mains toutes les fois qu’on la fixe. La mère au contraire porte les signes de cette décrépitude précoce dont la maternité frappe les femmes dans tout l’Orient ; ridée, courbée, grisonnante, amaigrie, elle semble la personnification de la vieille souffrance humaine. Il ne faut pas songer à leur tirer une parole à l’une ou à l’autre ; si les hommes comprennent le japonais, les femmes n’en savent pas un mot, et d’ailleurs elles n’osent s’adresser à un étranger. Elles n’ont pas répondu à mon geste de salut en entrant, et ne font même pas attention à l’arrivée de deux Japonais qui viennent m’offrir leurs services et leur pirogue polir le lendemain. Je n’ai encore vu nulle part l’infériorité du sexe aussi accentuée ; ce ne sont évidemment que les esclaves respectueuses et soumises d’un maître. Elles parlent entre elles dans une langue à peine articulée, où l’oreille ne distingue que des voyelles, Ce qui frappe surtout, c’est la douceur remarquable de leur voix ; il en est de même de mon hôte. Ayant je ne sais quel reproche à faire à sa moitié, il s’adresse à elle d’un air vivement contrarié avec une petite voix de tête et sans geste. Sa grande occupation est de fumer une pipe un peu plus grande que celle des Japonais, où il essaie sans beaucoup de succès une pincée de mon tabac, qu’il trouve trop fort. Yoy-tari-buro, c’est le nom de mon hôte, est, paraît-il, un des personnages les plus importans de l’endroit ; ses ancêtres lui ont légué un attirail de chasse plus considérable que d’ordinaire, M’étonnant de ne pas voir chez lui de fusil à mèche ou même une de ces carabines de rebut qui parviennent jusqu’ici, j’apprends qu’il a prêté son arme, parce que, perclus de rhumatismes, il ne peut plus aller à la chasse et rester à l’affût pendant des nuits glacées. « Mais n’avez-vous pas un fils pour vous remplacer ? » A cette question, l’homme détourne la tête brusquement vers le mur et reste silencieux ; j’ai réveillé maladroitement quelque pénible souvenir. Le lendemain, en voyant près de la hutte quelques piquets ornés de guirlandes de papier et la terre fraîchement remuée, j’ai compris le silence de la veille, et comment il s’était trouvé une banquette pour l’étranger dans l’étroite demeure. Mes questions semblent du reste l’importuner ; lui-même n’en fait aucune. En vrai sauvage, il a un dédain suprême pour toute notre civilisation, et je l’étonnerais assurément beaucoup en lui laissant voir que sa demeure manque de confort à mes yeux, J’aime la simplicité sans embarras avec laquelle il me l’offre ; il semble dire : Voilà ce qu’il nous faut à nous ; si cela vous suffit, partageons ; sinon, que venez-vous faire ? J’évite ainsi, sans trop de peine, de participer au souper, qui depuis une heure mitonne en répandant une odeur atroce. C’est, autant que j’en puis juger, de la venaison de l’hiver dernier. Les gâteaux de sarrasin qui sont pendus au toit et qu’on réserve pour les jours ou les mois de mauvaise chasse doivent remonter à la même époque, car ils sont d’une dureté granitique.

Quand arrive l’heure de dormir, les deux femmes se blottissent ensemble sur une même natte. Le maître s’étend sur la sienne, et je m’établis sur la banquette voisine sans me faire d’ailleurs la moindre illusion sur le sort qui m’attend. Ce ne sont pas les moustiques qu’il faut craindre, la fumée suffit à les chasser ; mais à peine la dernière torche d’écorce résineuse qui nous éclairait est-elle éteinte qu’un ennemi invisible, après s’être déjà annoncé par mainte escarmouche, fond sur moi sans merci. Je ne suis pas le seul à souffrir : des mouvemens saccadés de mon noir voisin m’indiquent qu’il n’est pas plus épargné que moi. Impossible de se réfugier dehors. On entend grogner à la porte des chiens qui me feraient un mauvais parti ; un blaireau enfermé dans une cage répand des gémissemens lugubres auxquels répondent de lointains aboiemens. Il tombe une pluie battante, et bientôt l’eau, traversant le toit de feuillage, me chasse de ma dure couchette. Je prends le parti d’allumer une bougie que par bonheur on a retirée de mes bagages et d’ouvrir un livre. Ce livre, c’est un tableau de l’Angleterre ; je tombe sur la description des quartiers pauvres de Londres. « Des cours, des allées sombres où grouillent, surtout le soir, des foules déguenillées et lugubres. La jaune lumière du gaz qui vacille au vent d’ouest humide éclaire des visages rêveurs et touchés de je ne sais quelle indélébile tristesse. Çà et là quelles fleurs charmantes dans cette sombre végétation humaine ! Quels sombres visages aussi, usés, flétris, sculptés par la rude main du destin ! Les maisons sinistres ressemblent à des tombeaux qui seraient remplis de vivans. » Voilà donc la misère civilisée à côté de la misère sauvage ; voilà d’où l’homme est parti et où il est revenu après soixante siècles d’efforts. Encore le dénûment de ce sauvage qui dort d’un sommeil agité à côté de moi n’est pas de la misère ! N’a-t-il pas la forêt vierge à sa porte, le grand air, l’espace libre ? N’a-t-il pas une vie assurée, une sorte d’abondance dans la générosité de la nature ? n’ignore-t-il pas ces deux tourmens qui poursuivent son misérable frère sous la clarté du gaz, la faim et l’envie ! Cependant cet homme est lugubre à voir, il porte le stigmate d’une face déchue et retombée de la demi-civilisation dans la barbarie. Il se réveille pour fumer, et, muet, farouche, me regarde lire avec une sorte d’hébétement douloureux.

La population décroît chaque jour ; on comptait autrefois 1,000 habitans dans l’Ishikari ; il n’y en a pas 250 aujourd’hui. Une épidémie de petite vérole a tout emporté. Ce décroissement ira toujours en augmentant : reculant devant une autre race plus forte qui les méprise, devant des tentatives de progrès qui les blessent, ils se réfugient dans leurs montagnes inaccessibles, où le climat est très rigoureux, et laissent périr leurs familles. Mon hôte sans descendant mâle pourrait, suivant la coutume, adopter un gendre, mais il n’en trouvera pas, et d’ailleurs le ferait-il ? Les statistiques officielles indiquent 16,162 Aïnos dans Yézo ; tout me porte à croire qu’il faut réduire ce chiffre d’un tiers, et dans quelques années ils auront complètement disparu, comme leurs congénères d’Amérique. Dans cette lutte pour la vie au sein des races humaines, le triomphe n’est pas aux plus vaillans, il est aux plus laborieux ; l’homme de tribu, inaccessible au progrès, invariablement retenu dans les liens du passé, périt au contact des grands troupeaux humains comme les combattans isolés du moyen âge devant les lourdes masses de l’infanterie de Bouvines. Essentiellement imperfectible, le chasseur d’ours ou le pêcheur n’emprunte aux peuples modernes que ce qui flatte ses appétits grossiers, ici le saki, là l’eau de feu, et c’est ainsi que notre contact n’est pour lui qu’une cause d’avilissement et de destruction.

La science n’a encore pu rattacher les Aïnos d’une manière certaine à aucune autre race. Un anthropologiste ne laisse pas partir un ami ou même un inconnu pour le Japon sans lui demander de rapporter un crâne, qui est toujours promis et jamais envoyé. Le respect des ancêtres et des tombeaux ne s’accorde guère en ce point avec les exigences de la science. Une opinion risquée par la science allemande tendrait à considérer les aborigènes de Yézo comme une race très ancienne qui aurait survécu aux dernières révolutions du sol, et serait par conséquent notre aînée de plusieurs siècles. On a cru reconnaître que l’ours de taille colossale qu’on rencontre encore vivant en grand nombre à Yézo n’est autre que l’ours des cavernes, qu’on ne retrouve plus qu’à l’état fossile partout ailleurs. De là à supposer la conservation miraculeuse d’une race préhistorique, il n’y a qu’un pas. L’île jouerait dans cette hypothèse le rôle d’une arche de 34,000 milles carrés portant dans ses flancs les débris d’un monde ; mais bien des objections combattent cette poétique légende. La composition géologique du sol volcanique résiste à l’hypothèse d’une très haute antiquité, la parfaite similitude de l’ursus speleos et de l’ours vivant à Yézo, qui fait la base du système, a été elle-même contestée. Quant à l’étude directe des individus, elle ne donne pas de résultats plus concluans ; malgré les difficultés de l’entreprise, on possède quelques exemplaires de crânes ; j’ai pu moi-même en examiner deux, et j’ai pu surtout examiner la forme de la tête chez ; beaucoup de vieillards chauves ou d’enfans rasés. La nuque se relève presque droite, puis forme avec les pariétaux un angle légèrement obtus ; la région occipitale est très développée, tandis que le sinciput et l’os frontal déprimés aboutissent presqu’en ligne droite à l’arcade sourcilière. En même temps leurs maxillaires inférieurs très forts prolongent en avant la saillie que la boite osseuse fait en arrière, de sorte que la tête semble reposer sur le cou comme une vergue rectiligne inclinée à 45° sur le mât qui la soutient par le milieu. Suis-je en présence de ces dolichocéphales signalés dans l’âge de pierre ? Quant aux sutures, elles n’offrent aucune différence avec celles du crâne européen, s’il en faut croire un savant zoologiste allemand entre les mains duquel j’ai vu des spécimens, et qui repousse la théorie précédente.

Si tels étaient nos aînés sur le globe, il faudrait convenir que le temps ne leur a pas appris grand’chose. Les seules cultures qu’on voie autour de leurs huttes, ce sont quelques fèves, quelques épis de maïs, des racines comestibles, du sarrasin et des pommes de terre. Quant à leurs industries, on les connaît déjà : bâtir une hutte de feuillage, tresser des nattes de roseaux, préparer des engins de chasse et de pêche, tailler grossièrement une pirogue, tisser des écorces d’arbre, coudre avec un fil de chanvre des peaux de daim, voilà tout ce qu’ils savent, mais voilà ce qu’ils savent tous. L’existence primitive a cela de remarquable, que la division du travail née de la solidarité sociale, y est inconnue. Chacun sait tout ce qu’il a besoin de savoir, et peut se suffire à lui-même. Nul ne prospère en mettant son industrie au service d’autrui, nul ne perfectionne un art qu’il a tout juste le temps d’apprendre au milieu de tant d’autres. Leur véritable nourricière d’ailleurs, ce n’est pas la terre, c’est l’eau, voici comment ils pèchent le saumon : d’ans les cours d’eau principaux et dans les tributaires, ils établissent des barrages en forme de flèche, la pointe dirigée vers, le courant ; au. sommet se trouve : un large réservoir palissade, surmonté d’une plates-forme ; le saumon suit d’instinct le barrage qui lui fait obstacle et vient s’encager lui-même. Il est alors harponné par des hommes placés sur la plate-forme ; mais les crues arrêtent souvent des troncs d’arbres qui, rompant ce barrage, interrompent la pêche et ouvrent un passage au poisson vers le cours supérieur, dont il ne peut franchir les rapides que par les grandes eaux. Les Aînos ne sont soumis pour la pêche à aucun impôt. C’est à noter ces souvenirs que je passe la nuit, et le soleil, qui se lève radieux après une nuit de pluie, me trouve debout et prêt à partir. La famille de mes hôtes se réveille lentement ; je cherche en vain dans les environs l’apparence d’une cuve ou d’un ustensile d’ablution quelconque. Ne va-t-on pas prendre pour une épigramme le cadeau d’un miroir que je tire de ma trousse pour la jeune fille, n’ayant pu faire agréer au père ma monnaie de papier, qu’il ne connaît cas ? Non ; le miroir produit une admiration muette, mais sans réserves. Je prends congé de ces braves gens, doucement indifférens, et m’éloigne de cette demeure, qui restera dans mes souvenirs comme le type parfait de l’existence sauvage.

Nous voici remontés en canot, redescendant le Setoshi-gawa jusqu’à Ishikari, puis le fleuve lui-même jusqu’à Tobets. Le temps me manque pour pousser plus loin l’exploration du cours supérieur, et je reviens pendant plusieurs heures sur mes pas. A Tobets, nous commençons à remonter le Tsushikari-gawa, qui doit mous conduire à Satsporo. C’est une jolie rivière ombragée d’aulnes, d’ormes, de peupliers, qui se penchent sur les eaux de manière à nous faire un berceau, sous lequel on s’enfonce pour éviter, en rasant le bord, les tourbillons du centre, malheureusement le courant est très fort et retarde singulièrement notre marche. On rencontre à chaque instant des troncs d’arbres détachés par l’averse torrentielle de la veille, qu’il faut éviter pour n’être pas culbutés, nous et notre pirogue. Une pagaie se casse entre les mains d’un batelier : ; nous pirouettons comme urne toupie, puis nous sommes jetés le long du bord, où l’on se retient aux branches des arbres. Un canot qui descend nous cède une pagaie ; nous repartons, mais péniblement. Enfin une clairière s’étant offerte, tout le monde met pied à terre pour déjeuner autour d’un feu de bivouac. Pendant que s’accomplit cette opération, toujours grave et souvent problématique, je surveille du coin de l’œil la rivière qui me semble grossir d’instant en instant ; peu à peu elle envahit la clairière où nous sommes et vient éteindre le feu où chauffe le café. Un chasseur débouche en ce moment d’une oseraie qui nous entoure ; j’apprends que nous ne sommes qu’à 2 ris 1/2 de Satsporo, et qu’un sentier y conduit au sortir de l’oseraie.

Il n’y a pas à hésiter. Le courant entraîne de lourds châtaigniers qui, avec tours racines et leurs branches, nous balaieraient comme une plume ; on tire la pirogue à terre, où elle est attachée ; on dépèce une natte qui en garnissait le fond pour en faire des cordes de paille ; mes trois sindos se distribuent mon modeste bagage, qu’ils attachent sur leur dos, et nous nous enfonçons à travers l’oseraie. Ce bois ressemble au repaire du lion malade : on voit comment on entre, on ne sait pas comment on sort ; il est cependant urgent d’en sortir, car il ne va pas tarder à être inondé ; nous gagnons enfin un prétendu sentier qui ne se révèle qu’à l’œil exercé d’un naturel du pays. La promenade sous bois par un beau soleil est charmante ; elle nous mène à Satsporo. Voici quelques maisonnettes de bois inhabitées, elles ont été construites pour les charpentiers qui vinrent à grands frais de Yeddo édifier la nouvelle capitale et qui s’en sont allés les laissant vides. Puis viennent des chaumières, enfin quelques champs de pommes de terre, de millet, de fèves, de chanvre, des hangars, des magasins peints en rose, la fumée d’une machine à vapeur, de larges rues, un canal sans eau. Je suis au hondjin de Satsporo. Non loin s’élève un dôme de bois qui rappelle l’Observatoire de Paris et sur lequel flotte le pavillon du kayeta-kushi, — l’étoile du nord, — rouge sur fond blanc : c’est government-house. Se réveiller dans une hutte de sauvage et s’endormir au pied d’un capitole, c’est un de ces brusques changemens à vue que réserve au visiteur le caractère essentiellement théâtral des Japonais.


V

Les Américains ont une façon hardie de jeter la civilisation au milieu des déserts, qui déconcerte passablement nos vieilles idées européennes. A-t-on découvert un filon de métal, a-t-on entendu parler d’un placer nouveau, d’un gisement d’huile minérale, on part si loin qu’il faille aller ; on vit comme on peut, on couche sous des tentes, sous des baraques, puis les nouveau-venus apportent quelques capitaux, on améliore la route, on construit un chemin de fer, et enfin on bâtit une ville en pleine forêt à deux pas des tribus sauvages. La ville s’accroît, prospère, lance à son tour des sentinelles avancées autour d’elle, et c’est ainsi que le sol devient un territoire, et le territoire un état. C’est à peu près ainsi qu’on a voulu procéder à Satsporo ; mais le gouvernement, qui avait résolu de coloniser, n’a pas attendu que le besoin d’une ville fût né parmi les colons, comme à Virginia-City ou à San-Francisco ; il a créé d’abord la ville et ensuite attendu les colons, qu’il attend toujours. Ici comme dans le far-west, on avait toutes les difficultés à vaincre, la nature, la distance, la forêt rebelle aux voyages, mais on n’avait point à offrir l’attrait mystérieux de l’or (les mines qui existent dans Yézo sont peu connues encore et point exploitées), et l’on n’avait point à y envoyer une population énergique, laborieuse, âpre au gain. Les pêcheurs de la côte n’eussent consenti à aucun prix à quitter leurs filets pour la hache du bûcheron ; d’ailleurs leur industrie est fort profitable à l’état, qui l’impose, et à la population, qu’elle nourrit ; quant aux habitans du Nippon, pourquoi se seraient-ils expatriés ? Pourquoi quitter une vie pauvre sans doute, mais facile après tout et indolente, pour s’en aller loin du foyer des ancêtres, s’atteler à un pénible labeur en vue de bénéfices douteux ? La grande culture pour le paysan japonais, c’est le riz, et le riz ne pousse pas à Hakodaté ; aller apprendre de nouvelles cultures sous des conseillers étrangers ! risquer son travail, s’exposer à un climat très rigoureux pendant l’hiver, s’éloigner pour toujours de la ville où parfois on va s’amuser librement, tout cela sotte affaire ! On a donc été obligé d’employer la contrainte pour peupler quelques kilomètres carrés défrichés à grand’peine qui entourent Satsporo.

On y a transporté en masse les habitans de quelques provinces révoltées pendant la guerre ; plusieurs villages du Nambu, de Sendaï, d’Aïdzu, ont été dépeuplés au profit de Yézo sans qu’on s’inquiétât du discrédit que cette sorte d’exil forcé devait jeter sur l’émigration. Les colons ainsi amenés sont comme des enfans en pénitence, impatiens de sortir de leur retraite et de rentrer dans leur pays. On a eu beau leur construire des cabanes de planches, leur donner des terres à cultiver, ils laissent les maisons vides et les terres en friche pour retourner à leurs chaumières ou à leur pêche, que rien ne saurait leur faire abandonner. comme toujours, l’excès de zèle gouvernemental a tué l’initiative privée, et ceux qu’aurait pu attirer l’espoir de quelques riches profits librement poursuivis ne songent qu’à échapper à un séjour forcé. D’ailleurs, il faut bien le reconnaître, la nécessité de coloniser ne se manifeste que chez les populations trop denses pour le territoire qu’elles occupent, et ce n’est pas le cas pour le Japon, qui, en dépit des statistiques exagérées, ne possède certainement pas 20 millions d’habitans et peut facilement les nourrir. Quand on se promène dans les -six ou sept, rues larges de 20 mètres, coupées à angle droit, bordées de petites maisons basses et ouvertes à tous les vents, qui forment Satsporo, on est frappé du peu d’animation qui y règne. Beaucoup de maisons sont fermées, et, si on entr’ouvre un volet, on voit qu’elles sont abandonnées. Le maître est parti avec sa famille, ne laissant que quelques débris inutiles ou de trop peu de valeur pour être chargés sur un cheval de bât. Les ouvriers, qu’on fait venir à grands frais pour les constructions, s’en vont leur besogne finie ; en un mot, l’on ne s’acclimate pas dans cette plaine couverte de forêts, à peine défrichée sur une petite étendue, au milieu de ces montagnes couvertes de neige d’octobre à juin, où souffle directement pendant tout l’hiver un vent glacial. Aussi cette capitale n’a pas même l’aspect d’un riche village de la côte, et ressemble plus à une ville morte qu’à une cité naissante. Faut-il en accuser le mauvais vouloir des colons ou la maladresse de l’administration ?

Celle-ci n’a rien négligé du moins pour frapper les yeux. Autour du capitole dont j’ai parlé se groupent plusieurs maisons d’apparence plus ou moins monumentale, imitant assez imparfaitement la pierre de taille, et servant à loger soit les employés japonais qu’on voit écrire au milieu des paperasses dans les bureaux, soit les différens ingénieurs, américains attachés au département colonial ; à quelques centaines de mètres de ce quartier officiel, on traverse un canal qui par une rivière communique avec l’Ishikari et la mer. Je ne sais pourquoi il est à sec aujourd’hui. Au-delà on rencontre les magasins, une scierie mécanique et une scierie hydraulique organisées sur de grandes proportions ; c’est la seule industrie qui se révèle. Ainsi isolée du monde, sauf la communication par eau avec Ishikari et par terre avec Hakodaté, tous deux fort éloignés, la ville ne peut ni écouler facilement ses produits, ni facilement recevoir les denrées indispensables qui lui manquent ; aussi tout y est-il à des prix décourageans. Une bouteille de pale ale, qui coûte à Yeddo 1 fr. 25 cent., m’a été vendue là 3 fr. 75 cent.

Quant aux cultures resserrées entre la ville et la forêt dans un espace fort étroit, elles n’ont pas pris assez de développement pour donner des revenus ; mais elles suffisent à prouver la fertilité du sol, apte à produire du froment, des pommes de terre, du maïs, du chanvre, etc. Il ne manque que des bras pour faire tomber les arbres, labourer et récolter. En somme, l’avenir relèvera peut-être le culte de la charrue à Yézo, mais, comme tentative agricole, l’essai semble à première vue et passe aux yeux des plus compétens et même des intéressés pour une tentative avortée. On parle de 6 millions de piastres engloutis dans cette entreprise, chiffre difficile à vérifier, plus difficile à comprendre en présence du résultat obtenu, si l’on ne savait combien le moindre travail coûte cher à un gouvernement mal servi.

Il serait injuste de rendre responsables de cet échec les étrangers appelés auprès du département colonial. On sait qu’en toutes choses le gouvernement aime à prendre des avis sans s’astreindre à les suivre, agit par lui-même, et ses fonctionnaires européens sont moins des conseillers que des livres parlans toujours ouverts à la bonne page. On peut affirmer sans crainte de se tromper que beaucoup de bons avis ont dû être perdus, que beaucoup de mesures combattues ont été cependant exécutées. On ne saurait trop louer au contraire l’activité déployée par les jeunes ingénieurs qui, résidant à Yézo pendant les trois seuls mois d’été où le climat le permette, se répandent dans l’intérieur du pays pour en faire, dans de rudes voyages, l’exploration scientifique. Ce sont eux qui ont tracé la route d’Hakodaté : l’un fait en ce moment la trigonométrie de l’île, travail de géant, si l’on songe aux difficultés d’un pays boisé et sans chemins ; l’autre a organisé un télégraphe qui, lorsqu’il marchera, mettra Satsporo en communication avec Paris et Londres ; celui-ci entreprend une reconnaissance géologique dans des pays entièrement nouveaux, celui-là dirige les sondages d’une mine de charbon ; c’est surtout du côté des mines que se tourne leur attention. Chacun déploie dans sa tâche une ardeur qui fait honneur à l’Amérique et que j’ai entendu comparer, non sans quelque malice peut-être, au zèle d’un neveu chargé de bâtir une maison pour un oncle très riche et sans enfans.

A peine a-t-on quitté Satsporo qu’on rentre sous bois. Qui donc avait dit qu’à Yézo il y a beaucoup de forêts ? C’est une locution vicieuse. Il n’y en a qu’une ; seulement elle couvre toute l’île. Pendant 150 ris, je n’en suis pas sorti. La route d’Hakodaté, que je reprends, a la même largeur réglementaire qu’au sortir de cette ville ; mais, comme elle circule à travers un sol volcanique et suit très habilement les crêtes des collines, elle est excellente et offre de temps à autre de jolies éclaircies sur les fonds environnans. Quelques petites clairières sont défrichées et mises en culture. Shimamap n’est qu’un relais établi par le kayetakushi à 7 ris de Satsporo ; voilà la première auberge que j’aie vue sans une seule femme. A Setoshé, 4 ris plus loin, on se retrouve en plein village aïno, sauf la tchaïa. Quelques maisons de bois ont été mises à la disposition des indigènes, mais ils s’en servent seulement comme de magasins et préfèrent vivre dans leurs huttes de feuillage, moins froides en hiver. A 10 ris au-delà, on se retrouve sur le bord de la mer ; là les Aïnos habitent les maisons de planches, mais ils les tapissent intérieurement de feuillage. Ceux-ci pêchent le hareng et la sardine, qui servent à faire de l’huile. La route en cet endroit fait un coude brusque et suit le littoral au milieu d’une plaine de pierre ponce recouverte de maigres ronces, empiétement formé sur la mer par les éruptions volcaniques. On atteint ainsi Shiraoi, la plus importante station d’Aïnos de toute cette côte, qui en renferme plus de 400 ; quelques Japonais leur débitent des liqueurs fermentées. Ceux-là, hélas ! se ressentent de leur contact avec la civilisation et la grand’route, ils savent la valeur du rio, et l’un d’eux vide ma gourde de cognac en vrai connaisseur. Ils sont du reste aussi doux, aussi bienveillans que ceux de l’intérieur et paraissent moins misérables. Enfin à Horobits on rencontre les derniers.

Il ne reste plus que 5 ris à faire pour gagner Shin-Morran au bord de la petite baie d’Endermo. Cette baie est formée par un massif important, couvert d’une belle végétation que le soulèvement du sol a réuni à la côte ferme par une ligne de sable gracieusement recourbée. La falaise forme ainsi à l’abri du vent de sud-ouest une anse tranquille à laquelle il ne manque que la profondeur. Morran était autrefois sur la rive opposée, mais la route n’y pouvait aller commodément à travers un marécage ; d’un coup de baguette, on a transporté le village au pied de la falaise, on a bâti des maisons pour les habitans, on leur a payé les frais de transport et alloué à chacun 100 rios d’indemnité. Cela s’appelle maintenant Shin-Morran (le nouveau-Morran) et forme la tête de ligne du deuxième tronçon de la route. Pour regagner Mori et le premier tronçon déjà parcouru, il faut traverser la Baie du Volcan sur une largeur de 15 ris. On voit se balancer dans la rade une petite chaloupe à vapeur destinée à ce service ; mais elle est en réparation ; une autre doit arriver et repartir le lendemain. J’ai tout loisir de parcourir ce petit promontoire, d’où la vue embrasse une vaste étendue de mer et peut se reposer sur le coquet village nouvellement bâti et reflété dans son petit lac marin, tandis qu’au loin le volcan d’Ushi-no-yama (la montagne du bœuf) dresse son sommet bifurqué à la façon des cornes d’un taureau. Malheureusement le bateau se fait attendre, comme il convient à tout service japonais, pendant trois jours, et dès le premier il tombe une pluie qui me confine dans une assez maussade auberge.

Enfin le matin de la délivrance a lui. Une barque ornée d’une machine à vapeur siffle à perdre haleine non loin de la jetée, où elle ne peut aborder faute de profondeur. On s’entasse sur le pont, on se met en route, voiles dehors. La sortie de la rade d’Endermo est charmante ; mais au milieu de notre course, après quatre heures de traversée, le vent change, et l’on s’aperçoit que la machine n’est pas assez forte pour avancer malgré la brise. Le pilote me fait la politesse de me demander ce qu’il faut faire, et j’avoue mon embarras. Le hasard veut que le vent change de nouveau et nous porte à Mori, où nous arrivons après douze heures employées à faire quinze lieues. J’ai soigneusement pris en note le nom des constructeurs de la machine.

De Mori, je n’ai plus qu’à recommencer une route déjà faite ; mais je profite d’une journée de beau soleil pour faire l’ascension du Komaga-také, qu’en venant j’ai laissé sur la droite. Ce n’est qu’une promenade à cheval, puisqu’on arrive sans quitter la selle jusqu’au bord même du cratère. Ce n’est point ici, comme à l’Asamayama, une vaste cuve fumante, au fond de laquelle on entend mugir la lave, mais si l’impression est moins grande, en revanche on peut examiner de plus près le travail volcanique. Autrefois le cône était par-, fait, mais dans une éruption une des sections, vers l’ouest, s’est effondrée, en retombant dans le cratère, qu’elle a comblé, et laissant ouverte une vaste échancrure vers la mer. C’est par cette issue, comme par un créneau, que s’échappe la lave dans les éruptions. C’est par là qu’elle s’est frayé, il y a quinze ans, un large passage vers la mer. Le fond du cratère est comblé d’une glaise molle au milieu de laquelle les solfatares, dirigées toutes parallèlement du nord-est au sud-ouest, en longues tranchées, répandent une fumée brûlante et vomissent du soufre et des matières vitrifiées. Du haut du volcan, la vue s’étend sur toute la baie qu’il sert à désigner, sur l’interminable forêt qui l’entoure, sur Hakodaté et les côtes du Nippon, que l’on distingue dans le lointain.

A Nanaï, une ferme modèle, dirigée par le kayetakushi, où l’on voit de superbes chevaux tirer des charrues en fer, fait regretter qu’au point de vue agricole on n’ait pas, de préférence à Satsporo, choisi la plaine d’Hakodaté comme champ d’expérience. On y fait des croisemens de chevaux américains avec des jumens japonaises, et de taureaux de Durham et de Devon avec des vaches du pays. Il est malheureusement impossible de mener paître ces animaux, l’herbe qui pousse à Yézo est impropre à les nourrir. Les porcs réussissent à merveille ; quant aux moutons, à quoi bon les reproduire tant qu’on n’aura pas de pâturages ? Ce qui frappe dans tous les établissemens de ce genre, c’est la préoccupation d’imposer à tout prix à la terre des productions qu’elle ne donne pas d’elle-même. L’essai qui a été fait surprend plutôt le touriste qu’il ne satisfait l’économiste.

En approchant d’Hakodaté, je vois une foule de navires de guerre, mais je cherche vainement le paquebot du Pacifie-Mail qui doit me ramener à Yeddo ; la compagnie, ayant vendu plusieurs navires au gouvernement pour la guerre de Formose, ne peut faire qu’un service irrégulier, et je serais prisonnier pour dix ou quinze jours sans l’offre de plusieurs officiers de la corvette allemande l’Elisabeth, où je trouve une aimable hospitalité.

Sans avoir parcouru, tant s’en faut, la totalité de l’île, j’ai pu en rapporter une idée complète, s’il est vrai, comme on me l’assure, que la côte orientale présente à peu près le même tableau que la côte ouest. La nature de Yézo, plus sévère et plus grandiose que celle du Nippon, offre aux yeux de moins rians aspects. Le caractère sauvage du paysage semble se communiquer à sa population. Nulle part on ne se dit ce mot si souvent répété dans le Nippon : « c’est là que je voudrais vivre. »

Le climat est rude sans cependant être intolérable ; le sol ne comporte pas la culture du riz. Malgré ces inconvéniens, c’est une riche contrée pour qui saurait en tirer parti. Couverte de forêts, elle peut donner des bois de construction ; le sapin lui manque presque absolument, elle a le chêne, l’orme, le hêtre, le frêne, le châtaignier, sans parler de l’érable, de l’aulne, du saule, etc. (.33 espèces connues). De ses riches pêcheries de saumon, je n’ai plus rien à dire. Elle exporte des fourrures d’ours, de cerf, de renard, de blaireau, de loutre. Le maïs, le sarrasin, les légumineuses, le froment, y peuvent pousser en quantité. Yézo produit surtout en abondance un chanvre fin et soyeux, dont les nombreux cours d’eau facilitent le rouissage ; il suffirait de le cultiver et de le préparer sur une vaste échelle pour en fournir les marchés d’Europe, où déjà cette provenance est cotée à des prix exceptionnels (1re qualité, 137 livres sterling la tonne à Yokohoma) ; mais ce qui manque à toutes ces richesses, ce sont des bras pour les arracher au sol[6], c’est une administration libérale qui n’entrave pas la production par la perspective des gros impôts.

La tentative coloniale faite à Yézo, avortée comme essai agricole, aura cependant produit des résultats indirects efficaces en ouvrant deux routes et un canal. C’est de ce côté que doit se porter l’activité paternelle du gouvernement. Créer une capitale au centre d’une île déserte et la peupler de force est un rêve ; mais ce qui est urgent, c’est de frayer partout des routes dans cette forêt vierge, d’ouvrir partout des voies à l’initiative privée, de la laisser se développer librement ; elle ne manquera pas alors de stimulans. Sans parler des cultures, le sol renferme des richesses minérales dont l’inventaire est à peine fait. Des gisemens d’or, d’argent, de cuivre, d’ardoise, des bancs de granit et de pierre à bâtir, des mines considérables de charbon et de fer, sont déjà signalés ; il est temps pour les Japonais de mettre à profit toutes ces ressources par eux-mêmes, sans attendre le jour où ils seraient forcés de les hypothéquer. C’est le malheur de beaucoup d’entreprises en ce pays qu’on leur demande des résultats immédiats et qu’on s’en dégoûte, si elles ne les donnent pas. Il n’en va pas ainsi cependant des choses de ce monde. Sauf dans les contes de fées, rien ne change d’un coup de baguette. On a beau disposer de la vapeur et de l’électricité, on ne transforme pas les populations à coups de décrets ; au lieu d’aller droit au centre de cette circonférence, il faut s’y acheminer graduellement, s’établir sur les côtes, où les communications sont faciles et peu dispendieuses, créer la circulation, favoriser l’initiative et se résoudre à considérer pendant longtemps Yézo plutôt comme un superbe champ d’exploitation privée que comme un terrain d’expériences agricoles. Avant de demander à la nature ce qui lui manque, il faut songer à lui prendre ce qu’elle offre avec libéralité.


GEORGE BOUSQUET.

  1. Nippon ou Ni-hon signifie plus exactement l’empire japonais ; c’est pour déférer à un usage établi qu’on désignera ainsi la grande île.
  2. On se flattait que l’ère des violences fanatiques était close depuis longtemps. Une enquête faite en présence du secrétaire-interprète de la légation allemande a montré du reste que le coupable avait agi sans aucune excitation étrangère et sous l’empire d’une sorte de folie. Condamné à mort, il a été décapité le 27 septembre dernier.
  3. Maison destinée au voyageur.
  4. Voyez la Revue du 15 janvier 1874.
  5. En 1872, on a récolté à Ishikari 74,628 saumons, posant en moyenne 4 kilogrammes. Un saumon salé vaut à peu près 30 centimes. Le sel coûte 2 francs 60 cent. les 65 kilogrammes. Une station donne à son fermier de 300 à 500 piastres de bénéfice annuel. Un homme d’équipe gagne 30 piastres dans sa saison.
  6. La population totale est portée par les statistiques du Nagaitschiran à 76,850 habitains. La pauvre Irlande, moins grande, en a 6 millions.