Une Excursion à Athènes - Les effets de la crise hellénique

Une Excursion à Athènes - Les effets de la crise hellénique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 43 (p. 497-531).
UNE
EXCURSION A ATHENES

LES EFFETS DE LA CRISE HELLENIQUE

La Grèce traverse une crise qui exercera sur son avenir une influence décisive. A la suite des derniers événemens qui se sont produits en Orient, ses espérances trompées, ses ambitions déçues ont éveillé en elle un sentiment de dépit qui s’est traduit d’abord par un vif découragement. Peu à peu néanmoins les choses ont paru changer de face. L’homme qui s’était joué avec le plus d’ironie des illusions de la Grèce, qui les avait provoquées avec le plus d’énergie pour les dissiper ensuite avec le plus de rapidité, lord Beaconsfield, est tombé du pouvoir laissant la direction de la politique anglaise entre les mains d’un illustre philhellène, M. Gladstone. La conférence de Berlin n’a pas tardé à prouver que ce changement de personnes entraînerait un changement dans les dispositions de la diplomatie européenne envers la Grèce. C’est à peine si lord Beaconsfield consentait à céder quelques districts de la Turquie au royaume hellénique ; M. Gladstone a obtenu pour lui la cession, platonique, il est vrai, de deux provinces. Le succès était grand, du moins en apparence. Faut-il s’étonner qu’il ait grisé les Grecs ? Une race aussi hardie, aussi prompte à la confiance, aussi convaincue de la grandeur de ses destinées, devait s’enflammer immédiatement à l’idée d’obtenir, de la main de l’Europe, un agrandissement de frontières qui réalisait, qui dépassait même toutes ses prétentions. En quelques semaines, la Grèce, qui n’avait pas d’armée, a réuni soixante mille hommes sous le drapeau de Saint-George ; en quelques semaines aussi, elle a doublé son budget. De 50 millions de drachmes, elle l’a élevé à plus de 100 millions ; seulement, comme il est beaucoup moins facile d’augmenter les recettes que les dépenses, c’est au moyen d’emprunts qu’elle a cherché à combler un déficit qui, pour deux années, se montait à 121,773,162 drachmes. Ayant ainsi engagé son avenir financier et militaire, s’étant acculée à la guerre ou à la révolution et à la banqueroute, elle s’est tournée vers les puissances pour leur demander le moyen de mettre à exécution les résolutions de la conférence de Berlin. Mais de nouveaux changemens venaient de se produire en Europe ; la malencontreuse expédition de Dulcigno avait épuisé l’entente internationale ; les affaires d’Irlande et du Transvaal absorbaient M. Gladstone ; la France rentrait dans son recueillement, l’Allemagne dans son égoïsme. Au lieu des secours effectifs qu’ils attendaient, les Grecs ont reçu des conseils de prudence et de modération qui arrivaient bien tard et qui ont paru bien cruels à un peuple fatigué de tout espérer et de ne rien obtenir.

J’étais à Athènes au moment où la triste vérité a commencé à luire aux yeux des Grecs. Le spectacle qu’offrait la ville était des plus curieux ; partout on croisait des bataillons allant à l’exercice, des escadrons de cavalerie se rendant à la manœuvre ; des soldats, des officiers, des canons, débouchaient de toutes les rues, obstruaient toutes les places. C’était un va-et-vient militaire continu. Le bruit des sonneries de clairons et de fanfares se faisait entendre dès l’aurore et se prolongeait jusqu’au coucher du soleil. Lorsqu’on se promenait dans les mines de l’Acropole, des décharges incessantes de mousqueterie, partant de l’Agora, du Pnyx, de la colline des Muses, venaient troubler le silence des souvenirs antiques et ramener l’imagination, prête à s’égarer dans le siècle de Périclès ou de Démosthène, aux réalités les plus contemporaines. Je dois dire cependant que les fusils et les canons seuls traduisaient l’excitation publique de la Grèce. Rien de plus calme en apparence que cette ville d’Athènes, où, d’après les récits des Grecs, soufflait un vent de colère, de révolution et de guerre ! Je dois dire encore qu’un très grand nombre de soldats que je voyais appartenaient, non à la Grèce proprement dite, mais aux colonies grecques de la Turquie et de l’Europe. En Grèce, les réfractaires abondaient ; mais, en revanche, des volontaires arrivaient chaque jour de tous les pays grecs restés sous la domination ottomane. On les recevait d’abord avec enthousiasme, puis avec une certaine inquiétude. Il est certain qu’ils constituent pour la Grèce un double danger. Si la guerre éclate, pourront-ils rester dans les rangs de l’armée hellénique ? Non, dans doute, car la Turquie s’empressera de déclarer que tous ceux de ses sujets qui seront pris dans les rangs de cette armés seront fusillés comme ayant passé à l’ennemi. Dès lors, la Grèce s’expose à voir, au début des hostilités, une partie des forces qu’elle aura réunies à grands frais disparaître et fondre. Mais c’est là le moindre des périls que les volontaires grecs font courir au royaume hellénique. Ce sont eux qui le forceront peut-être à se battre, malgré les avertissemens de l’Europe, malgré les conseils du bon sens. Est-il possible en effet, de les renvoyer dans leurs foyers « sans avoir mis leur courage à l’épreuve, sans avoir usé de leur dévoûment ? Ils y rentreraient dégoûtés, persuadés qu’il n’y a plus aucun fond à faire sur la Grèce, résignés à se jeter dans les bras du premier peuple qui leur offrirait de les délivrer du joug ottoman. Les hommes d’état d’Athènes sont beaucoup trop fins pour se faire illusion sur les chances que leur offrirait une guerre avec la Turquie ; mais il leur semble que la défaite vaudrait mieux qu’une défaillance nationale qui briserait pour toujours les espérances du monde hellénique.

Je n’ai pas le dessein d’étudier ici la situation de la Grèce ni de rechercher la conduite qu’elle devrait tenir pour sortir de la crise actuelle sans compromettre ses destinées. Il m’a semblé seulement qu’à la veille d’événemens décisifs pour l’avenir d’un pays auquel se rattachent tant de glorieux souvenirs, tant de généreuses illusions, tant de légendes et d’émotions poétiques, il y avait quelque intérêt, à se demander ce qu’il a fait depuis sa délivrance, s’il s’est montré digne de l’indépendance, s’il a mérité toutes les critiques qu’on lui a quelquefois adressées ou toutes les louanges que des amis maladroits ont eu le tort de lui prodiguer. Pour traiter à fond un pareil sujet, il faudrait avoir visité la Grèce dans toutes ses parties, en avoir parcouru les provinces, avoir vu fonctionner de près ses institutions administratives, et, ce qui est plus important encore, ses administrateurs, avoir fait en un mot une série d’observations que je n’ai pas faites et dont je ne saurais me passer, à l’exemple de ces voyageurs qui tirent des conclusions de détails qu’ils ignorent et qu’ils supposent avec une déplorable légèreté. Mais la création d’une capitale est pour une nation la première condition d’existence. Le génie de chaque peuple se reflète plus ou moins dans la ville où se concentre sa vie politique, intellectuelle et morale. « Je ne suis Français, disait Montaigne, que par cette grande cité de Paris, la gloire de la France et l’un des plus nobles ornemens du monde. » Presque tous les pays pourraient en dire autant de leur capitale. Les Grecs en particulier ne seront vraiment Grecs que par Athènes, s’ils parviennent à vaincre l’esprit de clocher, le patriotisme local et provincial qui a été leur perte sous l’antiquité et qui risque encore de causer un jour leur ruine. Plus que personne ils ont besoin d’une vigoureuse unité pour résister aux causes de dissolution dont ils sont environnés. Menacés d’être engloutis sous l’inondation slave, qui pressera toujours d’un poids énorme la digue fragile de leurs frontières, placés en face de races toujours prêtes à les écraser par le nombre et par l’énergie militaire, ils ne peuvent se sauver qu’en réunissant leurs forces, qu’en les formant en faisceau, qu’en organisant à côté des grandes agglomérations voisines une individualité nationale bien distincte, douée d’une vie originale, ayant un caractère très tranché, opposant aux qualités puissantes de ses rivales les qualités fines et brillantes dont ils retrouveront la tradition dans les souvenirs de leur incomparable passé. Sous ce rapport, le choix d’Athènes comme capitale a été une heureuse inspiration. C’est à elle que devait revenir la maîtrise de la Grèce moderne. Aujourd’hui Sparte serait bientôt vaincue : son génie brutal périrait dans des luttes inégales ; les masses slaves engloutiraient sans peine les petits bataillons d’élite avec lesquels elle chercherait à suspendre leur marche. Qui sait, au contraire, si l’esprit charmant d’Athènes ne parviendrait pas à les arrêter ? Quoi qu’en pensent les sceptiques, les forces morales jouent un grand rôle dans les choses de ce monde, et ceux qui sont dépourvus de forces matérielles peuvent encore y chercher sans témérité une espérance de salut.


I

La ville d’Athènes ne ressemble plus à celle que M. Edmond About a décrite ; on se rappelle le tableau, il était trop spirituel pour n’être pas resté dans toutes les mémoires. Était-il exact ? Je n’oserais l’affirmer. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il ne l’est plus. On ne dort plus en plein vent dans les rues d’Athènes ; la malpropreté n’y est plus repoussante : je n’y ai pas rencontré un seul corbeau mort, une seule poule écrasée, un seul chien en décomposition. La police n’y permet plus aux propriétaires de creuser de grands trous à chaux devant leurs maisons. Les ruisseaux y sont toujours un peu sales, parce que l’eau, trop peu abondante, n’y court jamais, mais ils ne produisent plus de cloaques. Les hôtels ressemblent à tous les hôtels d’Europe. Quant aux fiacres, ils ne sont ni disloqués, ni mal tenus, ni dépourvus de carreaux et pour le moins d’une roue. Ce sont de beaux landaus fort propres, traînés par des chevaux dont le galop est l’allure naturelle, conduits par des cochers dont les seuls défauts sont de n’avoir point de tarif, ce qui leur permet d’écorcher indignement les voyageurs, et de ne savoir que le grec, ce qui rend très difficile aux étrangers d’employer leurs services. La rencontre de cochers capables de les comprendre serait pourtant fort utile à ceux de ces étrangers qui ont à découvrir l’adresse de personnes du pays. Un grand nombre de rues n’ont pas de noms ; un plus grand nombre de maisons n’ont pas de numéros. Le plan de la ville est très régulier, très simple, en sorte qu’on s’y retrouve tout de suite ; mais quand il s’agit d’y découvrir quelqu’un, la difficulté commence. — M. un tel demeure dans la maison d’un tel. — C’est le seul renseignement que vous puissiez obtenir. Avec de l’habitude, on s’y fait, mais lorsqu’on passe peu de temps à Athènes, l’habitude ne vient pas, et l’on est fort embarrassé. La poste n’éprouve pas les mêmes difficultés, par l’excellente raison qu’elle n’a pas de facteurs. Lorsqu’on veut recevoir sa correspondance chez soi, il faut s’entendre avec un facteur volontaire, qui vous l’apporte moyennant une rétribution de dix centimes par lettre.

L’aspect d’Athènes, il faut l’avouer, est assez vulgaire. C’est celui d’une ville toute moderne, construite dans les styles italien et néo-grec, avec des rues poudreuses bordées parfois d’arbres rabougris, des murs blancs qui brûlent les yeux au soleil, des squares médiocres où des musiques de régiment font entendre les plus diaboliques concerts. Jadis, le jardin de la reine était une promenade charmante, rempli de plantes rares et de verdure ; mais cette fantaisie de la reine Amélie n’est pas du goût de la reine Olga, que sa famille intéresse plus que les fleurs ; aussi, bien des plantes ont-elles disparu, bien des massifs ont-ils été détruits, bien des arbres sont-ils tombés sous le vent sans qu’on ait songé à les remplacer. Les vieux quartiers de la ville sont tombés également ou se sont transformés. Même sous l’Acropole, là où les voyageurs signalaient naguère des constructions orientales qui rappelaient la domination ottomane, le niveau moderne a passé ; c’est à peine si le marché, avec ses baraques en planches adossées à des murs antiques, ses boutiques remplies de légumes verts, de fruits dorés, de grappes de raisins blonds et rouges, de pyramides de pommes et de mandarines, a conservé je ne sais quel reflet des bazars turcs et arabes. Tout le reste est bien grec, ou plutôt européen, c’est-à-dire laid, commun, sans physionomie. Je ne ferai exception que pour trois monumens dont le bon goût fait honneur au talent des architectes qui les ont construits. Le premier, le plus remarquable de tous, l’université, a été bâti par un Danois, M. Hansen, qui a essayé d’y faire revivre l’architecture polychrome des anciens et qui y a réussi, La façade, élégante et simple, convient singulièrement à la destination de l’édifice ; elle est austère sans être froide. Le second monument s’élève à côté de l’université. Il est dû à la générosité du baron Sina, qui a doté Athènes de tant d’institutions utiles et brillantes. Il servira d’académie. C’est un gracieux édifice de marbre, imité des temples anciens, avec propylées, péristyles, frises polychromes, frontons élégans,. etc. J’avoue cependant que j’ai peine à m’expliquer l’utilité de deux colonnes gigantesques qui s’élèvent des deux côtés des propylées et qui écrasent de leur masse l’ensemble de la construction. Des chapiteaux ioniques d’une lourdeur désagréable les surmontent. Il parait que ces chapiteaux supporteront des statues, ce qui contribuera à en augmenter le mauvais effet. Les Grecs, qui se vantent de connaître si bien l’antiquité, ont donc oublié quelle réputation s’étaient faite les Abdéritains parmi leurs ancêtres, parce que, ayant reçu une statue, ils n’avaient rien trouvé de mieux que de la placer au sommet d’une colonne ; ? Les Romains ont suivi régulièrement, plus tard, l’exemple des Abdéritains, Les Grecs modernes ne perdent pas une occasion d’en faire autant. On peut voir, en débarquant au Pirée, sur la principale place de la ville, un tout petit buste de l’Apollon du Belvédère juché sur une sorte de pyramide d’une vingtaine de mètres de hauteur. Lorsqu’on arrive à Athènes nourri des leçons de l’art ancien, les déceptions ne manquent pas. Le troisième monument moderne qui mérite d’être cité est l’Arsakion ou école des filles. Il est un peu sévère peut-être, mais d’une grandeur et d’une simplicité de lignes qu’on ne saurait trop louer. Et puis, comment se défendre d’un sentiment de profonde estime envers les Grecs, lorsqu’on songe que cet Arsakion est une sorte de lycée pour les filles, comme nous n’en avons pas, comme nous songeons à en fonder, comme nous aurons tant de peines à en acclimater chez nous ? A Athènes, on a toujours trouvé que les femmes devaient recevoir une éducation élevée, que la science était faite pour elles comme pour les hommes, que le travail était la meilleure garantie contre les entraînemens de leur âme et de leur imagination. L’université, l’académie, I’Arsakion, sont de belles et bonnes œuvres. A part cela, tous les autres monumens d’Athènes semblent n’avoir d’autre destination que de faire ressortir, par effet de contraste, l’inimitable beauté des ruines antiques. Le palais royal, construit pour le roi Othon, est le triomphe du mauvais goût allemand. Et dire que cette affreuse caserne écrase toute la ville de sa lourde masse et se voit presque d’aussi loin que le Parthénon !

Athènes se développe et grandit, chaque jour. De nouveaux quartiers y sont en construction ; les établissemens publics s’y multiplient. Lorsqu’on monte au Lycabette et qu’on contemple le merveilleux panorama de l’Attique, on est frappé de la place qu’y occupe la ville et des progrès qu’elle semble faire dans toutes les directions. Si l’on songe qu’elle a été bâtie presque tout entière depuis la proclamation de l’indépendance, il faut bien admirer la merveilleuse activité du petit peuple qui a su se créer, aussi rapidement une pareille capitale. Je ne sais cependant, si Hermopolis, Dans l’île de Syros, ne donne pas une idée plus brillante encore de l’œuvre improvisée par la Grèce indépendante. Sous la domination turque, c’était à peine une bourgade, c’est aujourd’hui une grande ville, et qui paraît d’autant plus grande qu’elle est pour ainsi dire jetée sur un rocher stérile, dont la nudité fait ressortir son éclatante blancheur, ses vastes et élégantes proportions. Ses places, son marché, ses rues m’ont beaucoup plus frappé que ceux d’Athènes. Il est vrai qu’Hermopolis est dans une admirable situation commerciale et maritime, au centre des Cyclades, sur la grande route de l’Europe. Le Pirée envie à Hermopolis sa prospérité, en vertu de ce particularisme, de cette jalousie de ville à ville, qui sont aussi vifs dans la Grèce moderne que dans la Grèce antique. Il est possible qu’il vienne à enlever à sa rivale une partie des richesses qui font sa gloire, attendu que, si son port est petit, celui de Syros ne l’est guère moins. Dans ce cas, Athènes profiterait des gains que ferait le Pirée. Cela ne changerait rien d’ailleurs à sa physionomie actuelle. Ses rues peuvent s’allonger, ses maisons se multiplier, mais il est peu probable que l’art y renaisse. Les églises n’y sont guère remarquables. A défaut de beauté, un certain nombre de chapelles byzantines ont un aspect original ; leur petitesse étonne ; l’une d’elles interrompt agréablement la rue d’Hermès, la rue de Rivoli d’Athènes, au grand désespoir des amateurs de lignes droites. Quant à la cathédrale, c’est, dans son genre, une œuvre qui vaut le palais royal ; elle impose par sa masse et aveugle par sa lourdeur.

Je ne sais si je juge avec impartialité l’Athènes moderne. J’avouerai que, tout persuadé que je suis de l’utilité de placer au pied de l’Acropole la capitale du royaume hellénique, je ne puis penser sans regrets aux trésors que recouvrent peut-être et que recouvriront désormais pour toujours les constructions qui s’élèvent tout autour du rocher sacré. Que de fois, en creusant les fondemens d’une maison, n’a-t-on pas rencontré des vases peints, des statuettes de terre cuite, des objets d’une valeur inappréciable pour l’art ou pour l’histoire ? Avant de charger le sol d’édifices monstrueux, il aurait fallu le fouiller dans tous les sens à une grande profondeur, afin d’en retirer jusqu’au dernier débris d’en passé qui fait encore toute la gloire, toute la force, tout le prestige de la Grèce. Dans leur désir de posséder au plus vite une capitale, les Grecs se sont hâtés d’engloutir des œuvres qui sont pourtant leur seul titre de noblesse, leur seul droit à l’existence. Il y a quelques années, en déblayant le Céramique extérieur, on a trouvé quelques bas-reliefs admirables dont l’un pour le moins est de l’école de Phidias. On en est resté là faute d’argent, et aussi pour éviter de démolir une misérable chapelle, mais on a laissé des maisons s’élever alentour. Au prix que coûte parfois la civilisation, on se prend à regretter la barbarie. Les Turcs n’avaient détruit aucun des monumens d’Athènes. C’est Morosini qui a fait sauter le Parthénon ; c’est lord Elgin qui l’a mutilé. Plaise au ciel que les Grecs n’achèvent point l’œuvre de vandalisme sous prétexte de montrer au monde toute l’étendue de leurs progrès !

En arrivant à Athènes, la première impression des voyageurs qui ne connaissent pas, qui n’aiment pas l’antiquité est celle d’un ennui profond. Au bout de deux jours, ils ont visité la ville d’un bout à l’autre ; ils ont traversé vingt fois les mêmes rues, regardé à satiété des maisons sans caractère, parcouru dans tous les sens des boulevards et des places, remarquables seulement par une poussière aveuglante quand le vent souffle et par une blancheur non moins aveuglante quand le soleil brille. Les indigènes sont fort indulgens pour leur poussière. N’osant pas affirmer qu’elle est agréable, ils jurent leurs grands dieux qu’elle n’est pas nuisible. On peut, suivant eux, s’en remplir les yeux et les bronches sans le moindre inconvénient. Peu s’en faut qu’ils ne déclarent que c’est un tonique qui fortifie les organes où il se loge. Je sais par expérience qu’il faut avoir des bronches et des yeux grecs pour admirer la parfaite innocuité ou les vertus salutaires de la poussière d’Athènes. En hiver, lorsque le Borée fait rage, — et cela lui arrive hélas ! bien souvent, — il est impossible de s’en garantir. Elle pénètre partout, dans les vêtemens, dans les chambres les mieux fermées, dans les tiroirs les mieux clos. La pluie ne l’abat que pour quelques heures. Dès que le soleil recommence à briller, elle reparaît. La moindre brise la soulève en tourbillons dont la ville entière est enveloppée. Les arbres en sont couverts ; aussi leurs feuilles varient-elles entre le blanc et la couleur de la boue, on dirait les plantes en métal qui ornent les mauvais cabarets d’Occident.

Je disais donc que les voyageurs peu amoureux de l’antiquité étaient médiocrement charmés par Athènes. Ils n’y rencontrent presque pas de distractions ; il est rare que le théâtre soit ouvert, et en dehors du théâtre, il n’y a rien. L’été seulement, la plage du Phalère est égayée par des concerts, des fêtes, des réunions de toute sorte ; on y jouit à la fois des plaisirs du bain et de la musique des Cloches de Corneville. Mais, l’hiver, tout est calme. Peu de villes présentent un aspect aussi tranquille qu’Athènes. Je croyais les Grecs bruyans et tapageurs ; sur la foi de récits peu véridiques, je m’imaginais qu’ils discutaient avec vivacité dans les rues et sur les places les plus graves sujets politiques, qu’ils s’emportaient très vite, qu’ils étaient toujours en mouvement, toujours prompts à crier, sinon à agir. Je comparais leur animation à celle des Arabes du Caire et d’Alexandrie, et j’entendais sortir d’Athènes, comme de ces deux villes, une rumeur incessante, pareille au bruit de la houle. Il n’en est rien. Le soir, vers sept heures, à la sortie de la chambre des députés, les débats parlementaires se poursuivent parfois dans un café. On entend alors les invectives tapageuses circuler de table en table, passer au travers des portes et gagner jusqu’aux trottoirs. Mais ce léger vacarme s’éteint vite. Passé huit ou neuf heures, les rues sont désertes ; on y rencontre peu de promeneurs attardés, encore moins de voitures glissant sourdement dans la poussière. Les cafés sont presque vides : deux ou trois enragés politiques y gourmandent seuls l’Europe en dégustant une tasse de café, un verre de limonade, ou en fumant un narghilé. Au moment où j’ai vu Athènes, elle aurait dû présenter la plus vive animation, puisqu’elle était remplie de soldats venus non-seulement de tous les points du royaume, mais de tous les recoins du monde hellénique ; des volontaires, gens d’ordinaire peu tranquilles, y affluaient sans cesse ; la population, surexcitée par des idées guerrières, y éprouvait, disait-on, les passions les plus violentes ; on ne parlait partout que de combats, de révoltes, de révolutions, de carnages. Il n’y avait pas un seul Grec qui n’affirmât sérieusement qu’Athènes était sur un volcan, pas un qui ne répétât : « Nous sommes en pleine fièvre ! nous ne nous possédons plus ! » Les conversations sentaient la poudre ; on entendait, du matin au soir, le bruit du tambour, des trompettes et des exercices de tir. C’était d’ailleurs le seul bruit qu’on entendît, avec celui des discours parlementaires.

En se promenant dans les rues, le calme des physionomies, la nonchalance des démarches, l’air rassuré et satisfait qui brillait sur les visages, étonnaient. De petits soldats bien raisonnables parcouraient la ville sans pousser aucun cri, sans chanter aucun air patriotique, sans répandre autour des cafés le plus léger tumulte. Il paraît que l’aspect d’Athènes est toujours aussi calme. Même lorsque la population se livre à une manifestation politique, la voie publique n’est pas troublée. Les choses se passent doucement, en famille : les soldats, la police, se mêlent à la foule ; on marche ainsi presque sans mot dire. Il y a des peuples qui manifestent en dehors, d’autres qui manifestent en dedans. Les Grecs manifestent en dedans. C’est ce qui m’a le plus surpris chez eux, je l’avoue, car il y a, sous ce rapport, une différence radicale entre les habitans d’Athènes ou du royaume hellénique et les Grecs qui vivent à l’étranger. Rien de plus violent, de plus porté aux rixes, de plus brutal que les Grecs d’Égypte par exemple. A Alexandrie et au Caire, les quartiers grecs sont à bon droit fort mal famés. A chaque fête, on y entend les démonstrations les plus bruyantes, toujours suivies de querelles où le sang est versé. Il faut voir les Grecs dans leur patrie, non dans leurs colonies : ils y gagnent beaucoup. Tous les renseignemens que j’ai pu recueillir à Athènes m’ont montré que la population, du royaume ne méritait pas les justes reproches qu’on adresse à celle des villes grecques de l’empire ottoman. Elle est honnête, simple et suffisamment laborieuse. Si les politiciens de profession laissent beaucoup à désirer comme moralité, il n’en est pas de même de la masse populaire, qui a réellement les vertus solides sans lesquelles une nation se laisse vite entraîner par les courans les plus dangereux.

Ce qui achève d’enlever à Athènes toute originalité, c’est le très petit nombre de costumes indigènes qu’on y rencontre. Tandis que, dans la plupart des villes orientales, les couleurs les plus variées, les formes les plus étranges, baignées dans une lumière éclatante, frappent, amusent, égaient et enchantent les regards, ici tout est gris, laid, et vulgaire. La fustanelle n’est plus portée que par une infime minorité de Grecs réfractaires aux usages modernes. L’immense majorité est vêtue à l’européenne ; la seule particularité qui distingue un Athénien d’un étranger, c’est la couche de poussière qui finit par s’attacher à lui. Rien n’est plus curieux que l’influence des costumes sur les types ! Les Grecs d’Athènes auraient le sort de Rica si on les trouvait en France ; tout le monde dirait en les voyant : « Ah ! ah ! ces messieurs sont Grecs : c’est une chose bien extraordinaire ! » Le fait est qu’ils nous ressemblent d’une manière tellement frappante qu’on a bien de la peine à croire, en se promenant à Athènes, qu’on n’est pas tout simplement dans une de nos villes du Midi. Les Grecs qui ont conservé la fustanelle sont arrivés, je ne sais comment, à conserver en même temps le type national. Ils ont d’ordinaire la longue et fine moustache, les traits aiguisés, les yeux étincelans, en pallikares traditionnels. Le jour où ils disparaîtront, il n’y aura plus de Grecs, la théorie de Fallmerayer sera vraie. Les femmes font venir leurs robes de Paris. Quelques-unes d’entre elles portent encore ce béret rouge avec un gland noir attaché à une longue tresse dorée, ou le gland doré attaché à une longue tresse noire qui encadrait si harmonieusement la tête de leurs aïeules. C’est tout ce qu’elles ont gardé d’ailleurs de l’ancien costume national ; plus de veston brodé, plus de larges manches détendant en éventail sur des mains délicates ! Il va sans dire que dans la bonne société personne ne porte ni fustanelle ni béret rouge. L’hellénisme s’arrête où la toilette commence.

Si l’on veut voir de belles Grecques, ce n’est pas à Athènes qu’il faut aller. J’en ai rencontré beaucoup à Alexandrie, en Asie-Mineure et dans les îles. A Athènes, le type féminin est ordinairement lourd. Malgré la splendeur des yeux, chose trop ordinaire en Orient pour qu’on y fasse attention, la vulgarité générale des formes cause une sorte de déception. Je fais, bien entendu, la part des exceptions, mais on ne peut parler que de l’ensemble. M. Edmond About prétend que, si la société d’Athènes est médiocre, les servantes, les ouvrières, les Albanaises, y sont parfois admirables. Il dit avoir contemplé des servantes venues de Naxos et de Milo qui auraient éclipsé toutes les femmes de Paris, si on avait pu les faire infuser six -mois dans une eau courante (de l’eau courante à Athènes, quelle ironie !). Ai-je été moins heureux que M. Edmond About, ou son imagination a-t-elle transformé la réalité ? Quand tous les flots de la Seine baigneraient à satiété les servantes d’Athènes que j’ai vues, les Parisiennes n’auraient rien à craindre de la concurrence ; peut-être même ce bain prolongé aurait-il plus d’inconvéniens que d’avantages ; il en est des femmes de la Grèce comme de ses marbres : l’action du soleil, de l’atmosphère et de la poussière imprime à leur teint une couleur dorée, pareille à celle des épis mûrs, qui n’est pas sans grâce, et dont la disparition ne serait pas sans inconvéniens.

C’est le dimanche qu’il faut, à Athènes comme partout, parcourir les promenades publiques, si l’on veut voir de près la population, examiner les types, étudier les mœurs, observer les usages. Tous les jours, du reste, vers cinq heures, le boulevard principal, le Stade, et la route de Patissia se remplissent de promeneurs. Voitures, piétons, cavaliers suivent le même courant et font, au milieu de la poussière, une sorte de tour du lac monotone et mesquin. On descend d’abord le Stade, puis on enfile la route de Patissia, entre deux haies d’arbres malingres et de maisons communes. Sur la route de Patissia, on peut apercevoir, en passant, l’école polytechnique, grand édifice de marbre d’une richesse de construction incontestable ; mais il est préférable de regarder devant soi la plaine de l’Attique couverte d’oliviers et terminée par la chaîne tourmentée du Parnès. C’est un beau panorama quand le soleil couvre de ses derniers rayons les flancs du Parnès, allonge des ombres bleues dans leurs profondes crevasses, projette des lueurs dorées sur leurs saillies, nuance avec une inépuisable variété de tons leurs innombrables ondulations. Mais, au retour, le spectacle est plus beau encore. Les îles et les montagnes de la Morée apparaissent à droite, à gauche se dresse le Lycabette ; en face s’élèvent l’Acropole et ses ruines glorieuses. Je doute que beaucoup de promeneurs perdent leur temps à contempler ce tableau. Ne faut-il pas discuter sur les toilettes des femmes, sur l’élégance des cavaliers, saluer les amis et connaissances, voir et se faire voir ? Mais les voyageurs qui viennent à Athènes pour le Parthénon, et qui ne se soucient guère des détails de la vie moderne, ne peuvent s’empêcher de lever à chaque instant les yeux, non-seulement sur la route de Patissia, mais sur toutes les places publiques, mais dans toutes les rues de la ville, pour apercevoir la colline de l’Acropole surmontée de ses vieilles murailles d’où se dégagent, comme une apparition exquise, les plus beaux débris de l’art humain. Heureusement l’Acropole apparaît presque partout. Lorsqu’on est fatigué d’errer dans l’Athènes contemporaine, un seul regard vous transporte dans ce passé lointain dont l’image, encore vivante après tant de désastres, brille d’un incomparable éclat sur la cité qui l’entoure. Au milieu d’une mer de maisons sans goût, la colline de l’Acropole est comme une île enchantée vers laquelle on se retourne sans cesse et qu’on ne contemple jamais sans émotion.


II

Une des choses qui frappent le plus dans l’Athènes moderne, c’est l’austérité qui y règne ou qui semble y régner. Je dis qui semble y régner, parce que bien des personnes m’ont affirmé que cette austérité n’était qu’apparente et que la corruption cachée égalait, si elle ne dépassait pas celle des villes, les plus licencieuses de l’Europe. Je dois néanmoins à la vérité d’avouer que ces personnes étaient étrangères comme moi, qu’elles ne connaissaient pas Athènes mieux que moi et que leurs renseignements ont tout juste la valeur d’une hypothèse. En supposant d’ailleurs qu’elles aient raison et que la vertu ne soit chez les Athéniens qu’une forme de la vanité, cette bonne tenue extérieure, qui contraste si fort avec les mœurs de presque toutes les capitales occidentales, n’est-elle point remarquable ? Au moment où j’y suis passé, Athènes était une ville militaire : c’est toujours une ville d’université. On n’y voit pourtant pas des cafés et des brasseries du genre de ceux qui pullulent dans nos villes de garnison et du quartier Latin. Les étudians y abondent, les étudiantes y sont inconnues. Cette sévérité d’habitudes est une des causes du succès de l’université d’Athènes dans le monde hellénique. Beaucoup de familles qui enverraient leurs fils faire des études à Constantinople ou à Paris, si elles y trouvaient les mêmes garanties, préfèrent les envoyer à Athènes, parce qu’elles sont sûres qu’ils y mèneront bon gré mal gré une vie régulière. L’occasion fait le larron ; à Athènes, l’occasion ne se présente presque jamais. Le vice, s’il existe, est forcé de se dissimuler tellement, d’employer tant de ruses, de se couvrir de masques si épais, qu’il devient d’une pratique singulièrement difficile. C’est un luxe auquel tout le monde ne peut prétendre. J’ignore ce qui se passe dans les familles, je n’ai pas percé le mur de la vie privée ; mais je ne connais pas de ville dont l’extérieur soit plus correct et où le désordre soit moins visible. Des moralistes relâchés trouveraient peut-être même que cette rigidité donne à Athènes un air un peu triste, un peu éteint, et que les Athéniens modernes sont beaucoup trop Spartiates. Alcibiade ne serait plus possible aujourd’hui, et cette vie inimitable, que Montaigne regardait comme l’idéal d’un sceptique délicat, ne pourrait plus dérouler, avec la libre fantaisie des mœurs antiques, ses orageuses péripéties.

On raconte que c’est à la jeune reine de Grèce qu’il faut attribuer surtout l’austérité d’Athènes. Tout occupée de sa nombreuse et intéressante famille, elle donne l’exemple d’une vie intime, simple, un peu grave, dont l’imitation s’impose autour d’elle. On dit même qu’elle ne se contente pas de donner l’exemple ; qu’elle exerce sur la société et sur la ville une sorte de surveillance morale qui ne recule devant aucun détail. Elle ne trouve pas qu’il soit indigne de la dignité royale de régler directement les questions les plus vulgaires, de s’opposer, par exemple, à ce qu’une trop grande liberté ne s’établisse dans les théâtres et les concerts entre l’auditoire et les artistes et que la musique ne serve de prétexte à des réunions qui n’auraient rien de musical. Une surveillance aussi étroite serait étrange, insupportable même dans un grand pays ; mais Athènes est une bien petite ville, et la Grèce tout entière a des dimensions fort restreintes ! Dans ce milieu resserré, où tout le monde se connaît, où chacun vit sous l’œil du voisin, où il est tout à fait impossible d’échapper à l’attention publique, on comprend que l’influence d’une femme et d’une reine, chez laquelle la grâce n’exclut pas la sévérité, soit acceptée sans trop de peine. Les Athéniens sont fiers de l’ordre parfait qui règne chez eux. Est-ce sincère ? Est-ce, au contraire, comme le prétendent certains esprits critiques, l’effet de l’hypocrisie qui les pousse à vouloir être admirés de toutes les manières par la naïveté de l’Europe ? Je ne tranche pas la question, n’étant pas en mesure de le faire ; je dis seulement ce que j’ai vu.

Parfois cependant, m’a-t-on dit, Athènes se déride et perd sa gravité extérieure. Il suffit d’une troupe étrangère dans le théâtre pour mettre toute la jeunesse en révolution. Mais c’est là une preuve nouvelle de l’austérité ordinaire. Ce sont ceux qui vivent dans la disette qui tombent, à l’occasion, dans les plus grands écarts. Le seul élément permanent de désordre qui existe à Athènes est représenté, faut-il l’avouer ? par toute une classe de gouvernantes et d’institutrices françaises ou soi-disant françaises qu’on rencontre un peu partout. Presque toutes les familles ont de ces prétendues Françaises à leur service, et l’on assure que leurs fonctions ne se bornent pas à apprendre notre langue aux enfans. J’étais un peu humilié du rôle joué par nos compatriotes, mais des personnes très compétentes m’ont affirmé que la plupart de ces gouvernantes et institutrices n’étaient françaises que de nom. Il suffit qu’une jeune fille de Smyrne, d’Alexandrie, de Trieste ou des îles ait eu des malheurs pour qu’elle vienne échouer à Athènes et y chercher fortune en se donnant comme maîtresse de français. N’importe ! il est fâcheux pour notre langue, qui sert à tant de bonnes choses en Orient, d’y servir aussi à couvrir ce métier-là.

Ne connaissant point les mœurs des provinces grecques, j’ignore si les autres villes diffèrent d’Athènes. J’ai recueilli à ce sujet des informations trop vagues, trop incomplètes pour oser me prononcer en un sujet aussi délicat. Généralement, à ce qu’on m’a affirmé, il règne en Grèce une simplicité qu’on peut regarder comme le meilleur indice de l’innocence. La plupart des voyageurs que j’ai consultés, ayant longuement vécu dans le Péloponèse et dans les îles, y ont été frappés surtout d’une innocence de manières qui excluait même l’idée du mal. Quand on est reçu en été dans une famille grecque, il n’est pas rare qu’à l’heure de la sieste on vous offre de vous reposer dans la chambre et dans le lit de la jeune fille de la maison ; elle vous cède sa place et va s’établir auprès de ses parens. Ne vous récriez pas, on ne vous comprendrait pas ! N’êtes-vous point étranger ? N’avez-vous point droit à la place d’honneur ? Et quant au lit, honni soit qui mal y pense ! Vos hôtes n’y pensent point pour leur compte. C’est pourquoi vos scrupules sont à leurs yeux un simple défaut de savoir-vivre ou une preuve que vous n’êtes pas satisfait, pour des motifs inexplicables, d’une hospitalité qu’on s’efforce pourtant de rendre aussi cordiale, aussi intime que possible.

Le tableau que je trace ici des mœurs grecques ne ressemble guère à celui qu’a donné M. Edmond About dans la Grèce contemporaine. Mais M. Edmond About avait étudié les mœurs grecques à Smyrne plutôt qu’à Athènes. Les exemples de chasse aux maris qu’il raconte ont été recueillis en Asie-Mineure, non en Attique et dans le Péloponèse. Il paraît bien que les jeunes filles grecques aiment beaucoup à épouser des étrangers, et que la première question qu’on adresse à un homme, arrivant dans certaines régions du pays, est s’il est marié ou non. Suivant la réponse, l’accueil est plus ou moins empressé. Mais à Athènes on est moins primitif ; il n’y a pas de réception spéciale pour les célibataires ; on se préoccupe cent fois plus de laisser aux voyageurs une impression flatteuse que de les encombrer d’une femme. Ce qui explique très bien que les habitudes de Smyrne soient différentes, c’est le nombre très restreint des jeunes gens et la grande abondance des jeunes filles. Aussi ces dernières savent-elles séduire l’homme ; elles savent par quelles complaisances elles se l’attachent, par quelles consolations elles lui font prendre patience sous les yeux de leurs parens, et combien elles doivent lui accorder de leur personne pour faire désirer le peu qu’elles réservent. Cet art, aussi utile que savant, est inconnu en. Grèce, ou du moins il y est mal pratiqué. J’ai presque failli moi-même être exposé un jour à une épreuve du genre de celle du corset, telle qu’elle est décrite dans la Grèce contemporaine. On peut donc m’en croire, puisque j’ai été déçu. C’était par une délicieuse journée d’hiver, sur le chemin de fer d’Athènes au Pirée. La campagne de l’Attique était inondée d’une lumière éclatante, l’Acropole brillait à l’horizon. Il faisait très chaud. J’avais à côté de moi, dans le wagon, une jeune fille douée de cette beauté particulière de l’Orient, dont le charme est irrésistible : des yeux à percer les cœurs les plus rebelles, un profil antique, un teint bronzé, une richesse de formes admirable. Elle me donnait de temps en temps, comme par mégarde, des petits coups d’ombrelle. L’excessive chaleur l’ayant obligée de quitter son manteau, il était impossible de ne pas remarquer la perfection de son buste et de ne pas entendre trotter dans son imagination toutes les histoires de M. About. Tout à coup deux mains s’emparent des miennes, quelqu’un se jette dans mes bras, une tête charmante se pose sur mon épaule, ses cheveux frôlent ma joue, je sens son haleine… J’ai cru quelques secondes à la véracité de la Grèce contemporaine ! Aussi faisais-je un appel suprême à ma présence d’esprit pour me conduire avec délicatesse dans cette piquante et terrible aventure. Hélas ! je ne courais aucun risque ; je n’avais besoin d’aucun courage. C’est un simple déraillement qui avait mis ma voisine dans mes bras. Elle s’est relevée plus rouge que l’Hymette au soleil couchant, et, jusqu’au Pirée, je n’ai plus reçu le moindre coup d’ombrelle. C’est depuis lors que je suis convaincu que les vertus des Grecques ne sont pas des vertus de rouées.

En somme, si les mariages ne se font pas en Grèce par les procédés ingénieux dont les voyageurs romanciers nous ont entretenus, ils n’en valent pas moins pour cela. S’ils sont heureux, je l’ignore, mais ils sont féconds. La population du royaume n’a pas cessé de croître depuis l’indépendance. Un premier recensement, fait en 1838, avait donné le chiffre de 752,000 habitans, celui de 1870, a donné 1,457,894 habitans. Il est vrai qu’il faut en défalquer les 229,516 habitans des îles Ioniennes qui, n’appartenant pas à la Grèce avant 1864, n’avaient pu être compris dans le recensement de 1838. Mais, cette défalcation faite, il reste encore une population de 1,228,378 habitans, chiffre qui, comparé à celui de 1838, donne une augmentation de 476,378 habitans en trente-deux ans, soit 63 pour 100. On peut supposer que le recensement de 1838 n’a pas été très régulièrement fait, mais celui de 1861 avait fourni une population de 1,096,018 habitans. En se bornant donc à la période de neuf ans qui s’est écoulée de 1861 à 1870, la différence en plus au profit du dernier recensement s’élève à 132,360 habitans, soit une augmentation annuelle de 1.36 pour 100, ce qui montre que la population double en cinquante-neuf ans. Il est probable que les résultats des six dernières années seront aussi remarquables que ceux des neuf précédentes. Or la population ne double en France qu’en cent soixante-cinq ans, en Suisse qu’en cent quarante et un ans, en Italie qu’en cent trente-six ans, en Belgique qu’en soixante-dix-sept ans. Il faut arriver à l’Angleterre pour trouver un accroissement égal à celui de la Grèce. La population de l’Angleterre double en cinquante-sept ans, celle de la Prusse en quarante-huit ans et celle de la Saxe en trente-neuf ans. Si la Grèce n’est pas au haut de l’échelle, on voit qu’elle occupe un degré fort honorable et que de très grandes puissances auraient beaucoup à lui envier sous ce rapport.

Cette question de l’accroissement de la population est d’ailleurs capitale pour la Grèce. Dans la lutte que vont se livrer les diverses races qui se disputent la presqu’île des Balkans et la succession de l’empire ottoman, les Grecs auront les Bulgares pour premiers rivaux, pour principaux antagonistes. Il est à peu près inévitable que les Bulgares l’emportent sur eux par le nombre, sinon par l’intelligence et par l’activité. Le Bulgare est sobre, travailleur, singulièrement prolifique. Il vit de quelques haricots ; il n’a aucun goût coûteux ; il est incapable de la moindre fantaisie dangereuse. Doué des robustes vertus qui font le laboureur, il cultive la terre avec une patience et une énergie que les Grecs n’auraient jamais, même si la nature de leur sol leur permettait de se livrer à l’agriculture. Les travaux des champs ne l’exposent à aucun péril personnel ; il a été exempté jusqu’ici du service militaire ; il est probable que longtemps encore on se battra pour lui. Il peut se développer et peupler à l’aise, à l’abri des accidens ordinaires de la fortune. Dans tous les villages où il pénètre, il s’étend tellement qu’il n’y a plus bientôt de place que pour ses enfans et lui. Le Grec est dans une situation bien différente. Si sa sobriété égale celle du Bulgare, l’existence qu’il mène l’expose à toute une série d’aventures auxquelles il lui est souvent difficile d’échapper. Le travail de la terre conserve longtemps la santé et la vie ; le commerce et la marine, les seuls métiers qui conviennent au Grec, usent les forces, raccourcissent les jours, entraînent souvent des catastrophes. Combien de Grecs périssent chaque année sur les légères embarcations avec lesquelles ils affrontent les tempêtes de la Méditerranée ! Combien risquent de périr désormais, les armes à la main, pour réaliser leurs patriotiques ambitions ! Jusqu’ici la Grèce avait pu se dispenser d’avoir une armée ; elle vient d’en former une ; elle devra la garder. Pour résister à tant de causes de destruction, si la race grecque ne s’accroissait pas sans cesse, elle disparaîtrait peu à peu d’une terre où le Bulgare s’avancerait lentement, mais sûrement, avec la régularité et la puissance d’une force presque matérielle écrasant tout sur son passage.


III

Je ne sais s’il est vrai que les Grecs disent quelquefois entre eux : « Bête comme un philhellène, » mais s’ils le disent, c’est tout à fait en famille, à voix basse, de manière à n’être entendus de personne. Dès qu’on arrive à Athènes, on est soumis à un examen minutieux sur les sentimens que l’on professe envers la Grèce. En quelques jours, en quelques heures, on est jugé. On est philhellène ou on ne l’est pas. Si vous ne l’êtes pas, l’accueil que vous recevez est toujours plein de politesse, car les Grecs pratiquent rigoureusement les lois de l’hospitalité, mais il est en même temps empreint de froideur. Partout où vous allez, vous sentez une certaine gêne ; à chaque parole que vous prononcez, un sourire contraint apparaît sur les lèvres de vos auditeurs ; seriez-vous aussi prévenant, aussi aimable, aussi flatteur que possible, feriez-vous toutes les concessions pour faire oublier ce qu’on prétend avoir lu au fond de votre cœur, n’importe ! on ne vous croirait pas, vous n’êtes pas philhellène ! Si vous êtes philhellène, au contraire, vous pouvez tout vous permettre ; tout ce que vous direz, tout ce que vous aurez l’air de penser, tout ce que vous laisserez entrevoir semblera parfait, merveilleux. N’êtes-vous pas doué de toutes les vertus ? Le philhellénisme ne comprend-il pas tous les mérites qui constituent l’homme distingué, éminent ? C’est de la meilleure foi du monde, c’est avec une naïveté d’orgueil national extraordinaire que les Grecs mesurent la valeur morale et intellectuelle des étrangers à l’admiration que ceux-ci ont ou professent pour eux. Quand l’admiration est sans bornes, quand elle n’est tempérée par aucune critique, on est digne d’inspirer les sentimens les plus enthousiastes. Chaque réserve apportée à cette admiration vous enlève une qualité. Un Athénien qui me parlait un jour de M. Thiers me répétait à chaque phrase : « Sans doute, il a fait de grandes choses, mais il n’était pas philhellène ! » M. de Bismarck, de son côté, ne jouit pas en Grèce d’une réputation fort brillante, et pour les mêmes raisons que M. Thiers. Les hommes d’état, les écrivains d’Europe se divisent en deux catégories très tranchées. Les uns ont la véritable supériorité, qui est de rendre à la Grèce un culte aveugle ; les autres, malgré les apparences qui quelquefois font illusion, sont des esprits étroits ; ils ne sont jamais entrés dans le temple hors duquel il n’y a point de salut ; eussent-ils gagné les plus grandes batailles, eussent-ils changé la face de l’Europe, il leur a manqué ce qui constitue la vraie grandeur : ils ne sont pas philhellènes !

Faut-il l’avouer ? En débarquant à Athènes, j’ai failli être classé parmi les non-philhellènes, et je suis toujours resté parmi les douteux. Cette situation intermédiaire a d’ailleurs des avantages. On se met en frais pour conquérir les douteux, on cherche à les séduire, à les arracher à leur fatale erreur, on leur laisse entrevoir qu’avec un léger effort, ils arriveraient à la perfection : ils y touchent, ils sont près d’y atteindre ; un bon mouvement et les voilà au but ! L’ai-je atteint, pour mon compte ? J’en doute. C’est dommage, car les Grecs sont très sincères, je crois, dans l’estime qu’ils professent pour leurs amis. Si fiers qu’ils soient, ils sont encore plus vaniteux, et ce n’est pas une comédie qu’ils jouent lorsqu’ils parlent avec enthousiasme de ceux qui les célèbrent avec exagération. Ils ne sont pas ingrats. Ils n’ont oublié aucun des hommes auxquels ils ont dû une louange. Ils ont gardé un souvenir moins présent de ceux qui leur ont rendu des services plus directs. C’est qu’ici leur vanité est en conflit avec elle-même. S’ils sont flattés que lord Byron soit venu mourir pour leur indépendance et que la France ait versé son sang pour l’assurer, il leur plairait d’autre part de pouvoir persuader au monde ce qu’ils se sont persuadé assez facilement à eux-mêmes, je veux dire qu’ils l’ont conquise tout seuls, que leur héroïsme a tout fait, que les étrangers qui se sont, battus à leur côté étaient là comme de simples témoins accourus pour venir contempler de près leurs hauts faits, Chaque année paraissent à Athènes des livres et des brochures où l’histoire de la guerre de l’indépendance est racontée dans cet esprit, qui passe à Athènes pour rigoureusement véridique. De l’intervention de l’Europe, il n’y est pas dit un mot ! Les Grecs ont tout fait ; ils n’ont eu besoin de personne pour écraser la Turquie ; ce sont eux qui ont brûlé la flotte turque à Navarin ; sous des déguisemens français, ce sont encore eux qui ont exécuté l’expédition de Morée. L’Europe n’est apparue que pour les arrêter dans leurs triomphes et pour les empêcher de pousser la victoire jusqu’au bout. Elle s’en repent aujourd’hui ; elle cherche à donner à la Grèce l’Épire et la Thessalie qu’elle l’a empêchée de prendre jadis ; ce ne sera, si elle y réussit, qu’une juste et tardive réparation. La manière dont les Grecs jugent le passé se retrouve encore dans leurs appréciations sur le présent. Comme ils ont un fonds de bon sens qui résiste à tout, ils sentent fort bien qu’ils ne peuvent obtenir de nouveaux succès sans le concours de l’Europe ; mais ils voudraient que ce concours fût très efficace sans être apparent. Bien de plus curieux sous ce rapport que le langage de leurs journaux, que les discours de leurs orateurs. Le thème constant de toutes les polémiques, de toutes les discussions parlementaires et extra-parlementaires est la puissance invincible de l’héroïsme grec, qui n’a besoin d’être secondé par aucune force extérieure pour réaliser les ambitions nationales. Seulement, une variante aratoire non moins constante roule sur l’obligation où se trouve l’Europe devenir au secours de cet héroïsme qui pourrait si aisément se passer de secours. Il n’y a aucune contradiction entre les deux idées. Les Grecs sont assez forts par eux-mêmes pour vaincre la Turquie ; mais ils sont si beaux dans leur courage que l’Europe ne peut manquer de venir combattre avec eux, afin de recueillir quelques reflets de leur gloire, quelques feuilles de leurs lauriers.

Cette vanité grecque gâte un peu la société d’Athènes, qui, sans cela, serait des plus agréables. Certes, si les Grecs se vantaient moins eux-mêmes, s’ils exigeaient moins les éloges qu’on est tout prêt à leur faire, on serait heureux de leur montrer l’estime que méritent les progrès qu’ils ont accomplis depuis leur indépendance. Pour fonder une capitale, il ne suffit pas de bâtir des maisons, d’élever des hôtels, de construire des palais, de percer des boulevards, de planter des squares ; il faut encore, il faut surtout créer des salons, former des réunions où l’on cause, avoir des hommes capables de parler avec esprit et des femmes habituées à recevoir avec grâce. On rencontre tout cela à Athènes. S’il faut en croire les descriptions qui datent d’une vingtaine d’années à peine, ce qui frappait alors dans la société grecque, c’étaient les disparates qu’on y remarquait sans cesse. L’Europe entière a ri des efforts infructueux de la jeunesse athénienne pour devenir une jeunesse dorée. Les Grecs ont protesté avec colère contre la critique ; mais, tout en protestant, ils en ont profité. Aujourd’hui la jeunesse d’Athènes est fort bien élevée ; elle a des manières excellentes et beaucoup d’usage du monde. Je n’ai pas assisté à un grand nombre de soirées, parce que les événemens politiques ne permettaient guère de s’amuser ; mais toutes celles où je me suis trouvé m’ont paru charmantes. On n’y dansait pas, sous prétexte que c’eût été danser sur un volcan ; mais on y causait fort bien, on y faisait de la musique, on y était reçu avec une affabilité du meilleur goût. A la vérité, on y applaudissait parfois de bien fausses notes, car les Grecs ne sont guère musiciens, mais je n’y ai remarqué de dissonances qu’en musique. La société grecque compte un grand nombre d’hommes distingués, et quelques hommes éminens dont le commerce est aussi utile qu’aimable. Il est surprenant de voir de véritables savans, des érudits de premier ordre, de fins littérateurs, des poètes délicats dans une ville et dans un pays dont l’indépendance est d’hier. On a trop parlé de l’état de l’instruction publique en Grèce pour que j’en reparle encore. Mais avoir fait en quelques années une université comme celle d’Athènes est pour les Grecs un véritable titre à l’admiration qu’ils désirent si ardemment. Seuls, de toutes les races de l’Orient, ils se sont trouvés dignes de la liberté le jour même où ils l’ont obtenue. Ils n’ont pas eu besoin d’une longue éducation pour prendre leur place dans l’élite intellectuelle de l’Europe. On leur reproche d’avoir quelque peu négligé jusqu’ici l’étude des sciences exactes, de s’être consacrés presque exclusivement à l’histoire, aux lettres, à l’épigraphie. Mais n’était-il pas assez naturel que le premier usage qu’ils fissent de leur esprit fût de raviver les souvenirs de leur merveilleux passé ? Il y a parmi eux des historiens remarquables, comme M. Paparrigopoulos, des épigraphistes qui ne craignent aucun rival, comme M. Koumanoudis ; il y a aussi des jurisconsultes d’une rare distinction, comme MM. Calligas et Sarripolos. Les naturalistes, les mathématiciens, les chimistes viendront plus tard ! L’instruction qui règne dans toute la société d’Athènes est très supérieure, je ne dis pas seulement à celle qu’on rencontre en Orient, mais même à celle qu’on trouve d’ordinaire en Occident. Athènes possède, je l’ai dit, depuis plusieurs années une école comme nous venons à peine d’en fonder en France, où les jeunes filles reçoivent un enseignement secondaire des plus développés. Je ne l’ai point visitée, mais, à en juger par les résultats qu’elle produit, elle est parfaite. C’est parfois une cruelle déception, dans les colonies grecques de la Turquie, de rencontrer des femmes auprès desquelles l’admiration doit être muette, parce que l’exquise beauté des traits, l’éclat étonnant du regard, ne sont point hélas ! soutenus chez elles par les grâces de l’esprit. Il n’en est pas de même à Athènes. Les Athéniennes sont toutes capables de causer d’une manière agréable, et la conversation de quelques-unes d’entre elles rappelle ce qu’on a entendu de plus vif, de plus spirituel, de plus sérieux au besoin, et au besoin aussi de plus gai. Elles savent fort bien le français, elles en comprennent les nuances les plus fines, elles s’en servent comme des Parisiennes. Il m’est souvent arrivé à Athènes d’oublier que j’étais en Grèce en entendant parler ma langue avec une délicatesse fort rare, en France même et que je ne m’attendais pas à trouver au pied de l’Acropole.

Ce qui me rappelait à la réalité, ce sont les traits de défiance dont toute causerie avec un philhellène douteux comme moi est nécessairement émaillée. Sous mes éloges même on cherchait des épigrammes, ce qui me valait des répliques très piquantes, mais dont à la longue on ne laisse pas d’être un peu fatigué. Dans leur préoccupation de vous plaire à tout prix, coûte que coûte, les Grecs finissent par vous causer une sorte de gêne. On ne se sent pas tout à fait à l’aise avec eux ; on voit qu’ils posent, et cela vous glace. Leur conversation tourne toujours au plaidoyer pro domo sua ; leurs livres en font autant. Tous les ouvrages écrits par les Grecs sur la Grèce sont des panégyriques. On est frappé, en les lisant, du nombre incalculable de vertus que possède la Grèce. Quant à ses défauts, où sont-ils ? qui nous le dira ? J’ai pourtant trouvé un livre intitulé : la Grèce telle qu’elle est, dont l’auteur, après avoir consacré près de trois cents pages à s’extasier sur les mérites de son pays, sur les qualités de ses compatriotes, sur l’intelligence et la noblesse des hommes, sur la beauté des femmes, sur les promesses qui éclatent dans les yeux des enfans, pris tout à coup d’un scrupule tardif de modestie, déclare hautement qu’il ne veut pas avoir l’air de flatter les Grecs et qu’après s’être étendu si longuement sur le bien, il va dire non moins longuement le mal. Sur ce, il énumère les imperfections des Grecs, au nombre de trois, qu’il désigne ainsi : « Vanité, mutabilité, envie. » Il pousse même le courage jusqu’à ajouter : « Plusieurs auteurs ont voulu défendre toutes les faiblesses des Hellènes. Ils les ont réunies en quelque sorte en un faisceau et l’ont couvert par la même formule : « résultat de l’esclavage ; » c’est un tort. Les défauts que nous venons de nommer existent réellement dans notre sang. Aucune justification ne pourra résister à l’examen des faits et au témoignage de l’histoire. » Mais, après cet effort héroïque, l’auteur de la Grèce telle quelle est s’empresse de tomber dans l’erreur qu’il reprochait aux autres et de donner lui-même un exemple de mutabilité : au lieu de chercher des raisons morales aux trois défauts des Grecs, il s’efforce de leur découvrir des excuses historiques et des circonstances atténuantes.

Après tout, les Grecs ont raison de couvrir leurs faiblesses sous la formule générale : « résultat de l’esclavage. » Il serait singulièrement injuste d’oublier qu’ils sortent à peine d’un état qui développait en eux tous les mauvais instincts et étouffait cruellement tous les bons. Quand ils vous disent : « Ne nous jugez pas en vous plaçant au point de vue de l’Occident ; ne nous comparez pas aux grandes nations européennes qui jouissent depuis des siècles, sinon de la liberté, au moins de la civilisation ; placez-vous au point de vue de l’Orient, comparez-nous aux races rivales qui, longtemps asservies comme nous, ont perdu dans la servitude non-seulement leurs vertus, mais leur intelligence ; voyez ce que nous avons fait et ce qu’elles ont fait ; » — quand ils parlent ainsi, il est impossible de méconnaître la justesse de cette défense. Leur tort seulement est de croire qu’on les attaque. Sans doute ils ont subi quelques critiques exagérées, partiales, violentes même ; mais, au total, l’opinion générale de l’Europe leur a toujours été favorable ; on leur a toujours montré plus d’indulgence que de Sévérité. Leur cause est Testée populaire à travers toutes les révolutions, toutes les crises, tous les bouleversemens. Cela devrait les rassurer ; mais rien ne le fait. Ce qui explique la crainte incessante où ils vivent de perdre l’estime et l’appui de l’étranger, c’est qu’en dépit de leurs prétentions, ils savent et sentent fort bien qu’ils ne sauraient se passer ni moralement ; ni intellectuellement, ni politiquement, ni matériellement du concours de l’Europe. Enfermés dans des frontières trop étroites, vivant sur un sol stérile, ils consomment plus qu’ils ne produisent. A part le raisin de Corinthe et les olives, leur terre ne porte que des pierres et quelques moissons insuffisantes. C’est donc au commerce, à l’industrie, aux rapports incessans avec les autres peuples qu’ils sont forcés de demander les ressources qui leur manquent. Si rapides qu’aient été leurs progrès, si éminens que soient quelques-uns de leurs professeurs, ils ont beaucoup à apprendre de l’Europe avant de posséder une culture complète. J’ai déjà dit combien ils étaient en retard pour les sciences exactes et pour les sciences naturelles ; ce n’est qu’en France ou en Allemagne que leurs étudians peuvent devenir de véritables médecins, des mathématiciens, des géologues, des chimistes, etc. Militairement et politiquement, leur faiblesse est incontestable. C’est en vain qu’ils ébranlent les marbres de l’Acropole du bruit de leur mousqueterie et que la voix de leurs canons trouble le calme ordinaire de la plaine de l’Attique, il n’y pas un homme éclairé parmi eux qui ne se rende compte de l’impuissance pratique de ces démonstrations belliqueuses. Pour étendre leurs frontières comme pour se procurer du pain, l’Europe leur est indispensable. Peu de hâtions vivent aussi directement et aussi entièrement du dehors. C’est pourquoi le plus fier descendant de Périclès se tourmente de ce que peuvent penser de lui les bourgeois de Londres ou de Paris, et se sent mal à l’aise à l’idée que la haute opinion qu’il a de sa personne risque de n’être pas partagée par tous ceux qui viennent la voir de près et qui retournent dans leur pays dire ce qu’ils ont vu.


IV

Athènes étant la capitale de la Grèce, c’est là qu’on peut étudiâtes politiques et les politiciens grecs. Ai-je besoin de rappeler quelle est leur réputation en Orient ? Par une coïncidence fâcheuse, on dit en général de la Grèce ce qu’on dit aussi de la Turquie : le peuple y est excellent, d’une grande moralité malgré les excès du brigandage qui ont totalement disparu depuis une dizaine d’années, d’une intelligence remarquable et d’un caractère très sûr ; mais la classe qui dirige les affaires inspire une grande méfiance aux étrangers, et même aux Grecs des provinces et des pays ottomans. Je me souviens d’avoir rencontré cette impression en Chypre où, j’étais étonné de la trouver aussi vive. Les populations rurales, n’y marquaient aucun goût pour la réunion à la Grèce, et, lorsque, j’en exprimais ma surprise, on me répondait aussitôt que cela venait de la crainte que leur inspiraient les administrateurs et les politiques d’Athènes. Elles redoutaient, non sans quelque raison, que la premier résultat de la réunion à la Grèce fût une augmentation considérable de l’impôt foncier au profit, non de l’île elle-même, mais du royaume hellénique et de ceux qui l’exploitent souvent sous prétexte de le gouverner. Je ne serais pas étonné si ce sentiment existait aussi en Grèce et en Thessalie. Il est clair que jusqu’ici la terre ne peut supporter aucun impôt sérieux en Grèce ; elle est trop pauvre pour cela. Jadis la dîme florissait avec tous ses abus. Un ministre réformateur l’a supprimée. L’impôt sur le bétail, au moyen duquel on l’a remplacée, a donné d’assez médiocres résultats. Pendant que j’étais à Athènes, on parlait de supprimer à son tour l’impôt du bétail et de lui substituer un impôt foncier. Mais il n’y a pas de cadastre en Grèce ; cet impôt n’aurait donc été établi que sur des déclarations personnelles dans lesquelles il est assez difficile d’avoir confiance. Les bénéfices qu’il donnerait d’ailleurs ne seraient pas gros, puisque l’agriculture actuelle rapporte très peu. A part les raisins de Corinthe et les olives, les produits agricoles de la Grèce sont presque nuls ; or les raisins de Corinthe et les olives sont déjà soumis à une taxe. Jusqu’ici le peuple grec est le peuple de l’Europe qui rapporte le moins d’impôts. Presque tous les revenus publics sont alimentés par la douane, les impôts de mutation, le timbre et les raisins de Corinthe. Mais du jour où. des provinces douées d’un sol fertile, telles que la Thessalie, l’Épire ou Chypre seront annexées au royaume, l’impôt foncier deviendra une des principales ressources du pays. On s’explique que cette perspective ne séduise pas excessivement des populations qui ne professent qu’une estime modérée pour le personnel politique chargé d’administrer les finances grecques.

Dieu me garde de dire si elles ont tort ou raison ! Les Grecs d’Athènes, sans en excepter les politiciens, m’ont paru infiniment plus probes que les Grecs de l’empire ottoman ; mais le proverbe affirme qu’il n’y a pas de fumée sans feu, et la fumée est considérable. Le haut personnel politique, celui que j’ai observé de plus près, échappe aux critiques. C’est dans les rangs des administrateurs de second ordre, des consuls, des hommes de bureau qu’on rencontre de graves abus, Les causes de cette corruption sont nombreuses. Je n’en citerai que deux : l’instabilité des fonctions et la modicité des traitemens. La Grèce est le pays ; d’Europe où les traitemens sont de beaucoup les moins élevés : un ministre touche 9,600 drachmes, c’est-à-dire moins de 9,000 francs ; un secrétaire-général de ministère touche 5,700 drachmes, un chef de division 4,800, le président de la cour de cassation 7,200, un conseiller à la même cour 5,400, le président de la cour d’appel 6,000, un nomarque (préfet) 5,700, un éparque (sous-préfet) 2,880, un professeur d’université 5,400. J’ai pris les plus gros traitemens ; on ne les obtient qu’après une longue et brillante carrière. Pour arriver, par exemple, à 5,400 drachmes, un professeur d’université a besoin de quinze ans de services ; des hommes du plus grand mérite, des savans tout à fait supérieurs reçoivent, comme une suprême récompense, à la fin d’une vie consacrée à l’enseignement, ces émolumens presque ridicules. Qu’on juge par là des appointemens des simples employés ! Néanmoins les fonctions publiques sont encombrées en Grèce comme en France, plus qu’en France peut-être. L’éducation exclusivement littéraire de l’université, l’absence presque complète de culture scientifique, le défaut de débouchés dans un pays où l’industrie est encore en enfance et où le génie de la race pour les grandes entreprises de crédit ne peut se donner libre cours, faute d’instrumens à mettre en œuvre, le goût instinctif des Grecs pour la politique et ce qui s’en rapproche, tout concourt à pousser la jeunesse vers la vie publique. Mais la manière dont le régime parlementaire est pratiqué en Grèce produit dans les administrations d’incessantes secousses. A chaque instant, les ministères changent ; or, chaque fois qu’un ministère change, tout le personnel administratif est modifié de fond en comble. Comment veut-on que des hommes qui n’occupent un emploi que pour quelques mois, qui ne sont payés de leur travail que d’une manière dérisoire, ne soient pas tentés d’assurer leur avenir contre les incertitudes de la fortune en employant un moyen qui a été pratiqué depuis des siècles en Orient ? Et ce n’est point l’Orient seul où fleurit ce moyen. Sous tous les climats, sous tous les régimes politiques, l’instabilité administrative amène la corruption. Elle existe aussi bien dans la république des États-Unis que dans l’empire ottoman, que dans le royaume libre de Grèce. Prenons garde de ne pas la faire naître chez nous par la pratique trop prolongée du régime d’épurations, soi-disant politiques, qui, mis à la mode depuis deux ans, risquerait en subsistant de donner à l’administration française les mœurs des administrations américaines, ottomanes et grecques.

La Grèce, il faut en convenir, aurait d’excellentes réponses à faire à ceux qui lui reprochent les imperfections de son état politique. Uniquement préoccupée de ses propres ambitions, elle réplique à toutes les critiques en affirmant que la seule cause de ces imperfections est la petitesse du royaume. Si la Grèce était plus grande, elle aurait immédiatement une administration probe, un gouvernement éclairé et économe, des finances en bon ordre, des hommes d’état éminens, des chambres modèles. J’ai peine à croire à la vertu magique d’une extension de frontières, si considérable qu’elle fût. En se développant, les Grecs ne feront disparaître aucune des difficultés contre lesquelles ils se débattent aujourd’hui ; peut-être, au contraire, les envenimeront-ils. C’est que le problème qu’ils ont à résoudre est des plus compliqués ; des nations de premier ordre, des nations dont la Grèce ne saurait, même dans ses rêves les plus gigantesques, songer un instant à atteindre l’étendue, l’agitent comme elle et sans beaucoup plus de succès qu’elle. C’est le problème de la conciliation du régime parlementaire et de l’extrême démocratie. Tout a été dit sur la faute qui a été commise lorsqu’on a imposé à un peuple à peine délivré de la servitude, comme les Grecs, des institutions constitutionnelles calquées sur celles de la France et de l’Angleterre. Mais on n’a peut-être pas assez remarqué combien le triomphe absolu de la démocratie, trait capital du caractère politique grec, rendait cette faute plus dangereuse. Dans nul pays peut-être il n’y a moins de classes sociales ; généralement l’égalité est absolue en Orient, mais, dans les pays turcs, la race conquérante compose une aristocratie sous laquelle toutes les autres restent courbées, tandis que dans quelques-unes des principautés slaves qui se sont détachées de l’empire ottoman, il est sorti de la lutte pour l’indépendance tantôt une classe dirigeante, tantôt une dynastie qui servent plus ou moins de contrepoids à la masse populaire. En Grèce, rien de pareil ; la richesse elle-même n’y constitue pas un privilège, car elle n’appartient guère qu’aux Grecs vivant au dehors ; il n’y a de supériorité reconnue que celle du talent ou de l’habileté qui ne le remplace que trop souvent. Amoureux comme ils le sont de la science et de l’action, persuadés qu’on peut tout faire avec de l’intelligence ou de la ruse, les Grecs ne reconnaissent pas d’autres forces sociales. Aussi ont-ils corrigé leurs institutions nationales de manière à les adapter complètement à leur tempérament démocratique. Ils n’ont pu s’accommoder longtemps d’un sénat. Tant que ce sénat était composé d’hommes ayant pris part à la guerre de l’indépendance et devant à d’héroïques souvenirs une autorité incontestée sur le pays tout entier, ils l’ont supporté, quoique non sans peine ; mais bientôt ces hommes sont morts ; il a été impossible de les remplacer. La révolution de 1862 a emporté le sénat. Elle a emporté du même coup une royauté qui ne tenait à rien. Peut-on dire que celle qui l’a remplacée soit beaucoup plus solide ? Le roi George possède l’estime, et la reine Olga l’admiration des Grecs ; mais ces sentimens sont froids. On ne crée pas artificiellement une dynastie lorsqu’elle ne sort pas des entrailles d’une nation, lorsqu’elle n’a pas été mêlée à la formation de la patrie, elle est le produit d’un accident ; un autre accident peut l’emporter. Le roi George, qui est doué d’un bon sens très sûr, se rend fort bien compte de la fragilité de son pouvoir. C’est pourquoi, loin d’en abuser, il hésite même à en user. Il est le type et le modèle du souverain constitutionnel, régnant sans gouverner. Son action sur les affaires publiques est nulle. Si elle ne Tétait pas, il y aurait bientôt une révolution. Durant mon séjour à Athènes, tout le monde m’affirmait qu’une grande déception nationale aurait pour infaillible résultat le renversement de la royauté. Les peuples vaincus se vengent toujours de la défaite sur les dynasties qu’ils n’aiment pas ou qui leur sont étrangères. Le roi George ne peut conserver son trône qu’en renonçant à toute autorité réelle, qu’en gardant une réserve incessante, qu’en laissant naître et crouler les ministères sans intervenir jamais directement ou indirectement dans leur existence agitée. Tous les pouvoirs appartiennent donc à une chambre unique, omnipotente, qui ne connaît aucune barrière, aucun contre-poids. Elle fait et défait chaque jour des cabinets qui n’ont à tenir compte que de ses volontés ou de ses caprices. A côté d’elle, il n’y a ni royauté véritable, ni aristocratie de naissance ou d’argent, ni chambre haute plus ou moins artificielle. De là cette mobilité excessive que l’on a reprochée à la politique grecque et qui pourrait bien être la conséquence inévitable, d’un régime démocratique poussé à l’extrême, dépourvu de tout tempérament, de tout frein, suivant avec docilité les fluctuations d’une opinion toujours changeante et toute-puissante néanmoins dans chacun de ses changemens.

Il semble qu’à un pays aussi démocratique que la Grèce la république conviendrait mieux que la monarchie. Puisque la dynastie n’est pas nationale, puisque son rôle est presque réduit à la nullité, pourquoi ne pas essayer de s’en passer ? Cette question, les Grecs ont assez d’esprit politique pour ne pas se la poser. Il y a peu, très peu de républicains à Athènes ; il ne devrait pas y en avoir du tout. Le jour où la Grèce essaierait de se constituer en république, il est fort probable qu’elle se disloquerait. Si étranger qu’il soit, le roi George est le lien qui maintient l’unité de la patrie. Que ce lien se brise, les divisions éclateront aussitôt. Le fond du caractère grec n’est pas seulement, en effet, l’amour de l’égalité, c’est encore l’amour presque exclusif du clocher. L’esprit particulariste, comme je l’ai déjà dit, est aussi vif aujourd’hui en Grèce que dans l’antiquité. Chaque province, chaque village déteste ses voisins. Pendant de longues années la constitution d’un ministère était une opération des plus compliquées, attendu que le Péloponèse, l’Attique, les îles voulaient également y être représentés et qu’il fallait donner un portefeuille à chaque région. La présidence de la chambre alternait entre les différentes contrées ; tantôt elle devait appartenir aux uns, tantôt aux autres. Ces mœurs politiques tenaient en grande partie à l’idée que les Grecs, à l’exemple de tous, les Orientaux, se font du pouvoir. Ils le regardaient, ils le regardent encore comme une source de biens et de revenus que ceux qui la possèdent ouvrent, libéralement sur leurs amis. C’était donc un gain pour une province de posséder un ministre à la tête des affaires : une province qui n’en aurait pas eu se serait vu dépouiller de tous les bénéfices du budget et des ressources publiques. Ces habitudes sont loin d’avoir complètement disparu. Rien n’est plus curieux que la maison d’un ministre grec. Du matin au soir, elle est remplie de cliens qui fument, qui prennent des tasses de café, qui s’endorment sur les fauteuils, se promènent dans les couloirs, s’étendent sur les divans, et, quand la place manque, s’assoient tranquillement sur les marches de l’escalier. Ils viennent d’un peu partout demander une place, un service, un conseil. Quand le ministre passe, vingt personnes se jettent sur lui pour l’entretenir de leurs affaires. Ce n’est pas sans peine qu’il se dégage de cette étreinte. Le soir, l’audience est générale. Je me rappelle qu’un jour, étant allé voir M. Coumoundouros après dîner, je trouvai chez lui une foule de palikares, de bergers du Magne, sa patrie, en costumes pittoresques, d’employés, de fonctionnaires, de solliciteurs. Chacun causait, lisait, dégustait les limonades. C’est en vain que je cherchais le ministre au milieu de cette foule. Enfin, j’avise quelqu’un et je lui demande M. Coumoundouros. Il ne viendra pas aujourd’hui, me dit-on ; il passe la soirée chez le roi. » Cela n’empêchait personne de s’installer dans ses salons, d’avaler ses rafraîchissemens et de fumer ses cigarettes. Un ministre n’a pas de logement privé ; sa maison appartient, à tout le monde. L’aimable simplicité de la vie orientale s’accommode, parfaitement de ce mélange de la vie de famille et de la vie publique. La femme et les enfans du ministre vaquent à leurs occupations, au milieu des cliens, comme si la solitude était complète. Personne ne se gêne, et on ne gêne personne. Il en est de même dans les ministères. On ouvre la porte du cabinet du ministre sans s’adresser à des huissiers qui n’existent pas ; s’il est seul, on lui parle ; s’il y a trop de monde, on va faire un tour de promenade et on revient. Les Grecs pas plus que les Turcs ne semblent avoir l’idée du travail solitaire ; ils traitent les affaires publiques dans une cohue.

Avec des mœurs pareilles, on comprend l’intérêt de chaque province à être représentée au ministère. Néanmoins, Le particularisme en Grèce ne tient pas uniquement aux intérêts, il tient aux traditions, aux sentimens, à la race, il est dans le sang. Les Grecs qui vivent à l’étranger aiment à se faire construire à Athènes de superbes hôtels où ils n’habitent jamais, mais qui servent à l’éclat d’une ville dans laquelle la patrie se personnifiée leurs yeux ; mais les Grecs des provinces n’éprouvent pas de pareilles faiblesses ; ils sont, au contraire, jaloux d’Athènes. J’ai vu un exemple bien frappant de la violence de ce sentiment. On sait que les fouilles entreprises par les Allemands à Olympie ont mis au jour deux des chefs-d’œuvre les plus parfaits de la statuaire antique, un Hermès de Praxitèle et une Victoire de Pæonios. D’après la loi, ces deux statues devraient être transportées à Athènes, rendez-vous de toutes les œuvres de premier ordre trouvées dans le royaume. Mais les habitans de Pyrgos, petite ville située près d’Olympie, ont déclaré qu’ils ne permettraient jamais qu’on les leur enlevât, et le président actuel de la chambre, qui est du Péloponèse, a été jusqu’à affirmer que le sang coulerait le jour où l’on voudrait dépouiller Pyrgos au profit d’Athènes ! Si la guerre civile risque d’éclater pour une cause de ce genre, combien n’éclaterait-elle pas plus aisément pour des causes politiques dès que la suppression de la monarchie viendrait briser le dernier lien de l’unité nationale ? Aucun peuple n’est plus sujet aux divisions et aux luttes que le peuple grec. On sait en combien de partis il se partage sans cesse. Des discussions entre savans et artistes ne sont pas moins nombreuses qu’entre hommes politiques. Je n’en citerai encore qu’un exemple. Le grand musée d’Athènes, le musée de Patissia, contient de véritables trésors ; par malheur, ils sont disposés de la manière la plus déplorable ; de fort beaux bas-reliefs sont placés à l’envers, des statues restent couchées par terre ; un Neptune, qui est un chef-d’œuvre et qui a été trouvé il y a deux ans à Milo, où le gouvernement grec a envoyé des troupes pour le prendre, de peur qu’il ne fût vendu au Louvre, est depuis lors divisé en deux tronçons et placé dans des caisses où il est impossible de le voir. Vous pensez peut-être que c’est faute de place ou faute d’argent que subsistent ces dispositions malheureuses ? Non. La place abonde, l’argent ne manque pas ; mais l’éphore-général des antiquités, M. Evstratiadis, qui, malgré son titre pompeux, semble n’avoir d’autres fonctions que de rendre les antiquités invisibles, laisse le musée de Patissia dans l’état où il est pour contrarier quelques savans d’Athènes dont cela dérange les travaux. A force de se diviser, les Grecs finiront par s’émietter, s’ils n’y prennent garde et s’ils ne cherchent pas à réformer leurs institutions politiques de manière à donner plus de force à l’unité nationale.

Pendant plusieurs années, le pouvoir a successivement passé en Grèce entre les mains de quatre ministres qui s’en disputaient sans cesse la possession : MM. Coumoundouros, Deligeorgis, Zaïmis et Tricoupis. Le jeu parlementaire se trouvait singulièrement compliqué par ce grand nombre de partis ; la mort s’est chargée de le simplifier et de le ramener à la lutte réglementaire de deux grandes fractions politiques. M. Deligeorgis a succombé il y a quelques mois, et M. Zaïmis il y a quelques semaines. M. Coumoundouros et M. Tricoupis se sont trouvés seuls face à face, et la chambre, faute de chefs nouveaux, a dû se partager entre eux. Ce n’est pas qu’il ne se trouve dans le monde politique grec quelques hommes de mérite qui pourraient aspirer à jouer un rôle prépondérant ; mais ceux qui l’ont tenté n’y ont pas encore réussi. Un des diplomates les plus distingués de la Grèce. M. Delyanis, a cherché à rallier sous ses ordres les amis de M. Zaïmis afin de former un tiers-parti qui aurait représenté, au milieu de l’entraînement belliqueux qui emportait le pays, les idées de prudence et de temporisation. Sa tentative n’a pas abouti, et rien ne prouve qu’elle aboutira. A moins que des événemens imprévus ne mettent en relief et en évidence des capacités inconnues, M. Coumoundouros et M. Tricoupis resteront quelque temps encore les maîtres de la situation. Ce sont deux caractères très différens, deux natures opposées et qui personnifient d’une manière remarquable les deux faces du tempérament grec, la face qu’on peut appeler ancienne, quoiqu’elle ne date que de l’indépendance, et la face contemporaine. Né dans le Magne, doué des qualités distinctives de sa race et de son pays, M. Coumoundouros représente le vieux Grec habile et courageux, habitué à se servir de la ruse pour atteindre le but qu’il poursuit, mais capable, s’il le faut, de recourir à la force et de payer de sa personne avec une aventureuse bravoure. Il a fait le coup de feu dans sa jeunesse, il recommencerait sans hésiter. Lorsqu’on cause avec lui, on est frappé de la finesse de sa physionomie. C’est surtout un homme d’affaires distingué. Parti d’une position inférieure, il s’est élevé par lui-même à la force du poignet. Un peu fataliste, comme tous les Orientaux, sa politique est des plus simples : elle consiste à diriger les événemens sans les brusquer et à les suivre s’il est impossible de les diriger. Il a passé l’âge des imprudences, une politique pacifique conviendrait à sa verte vieillesse. Mais si la Grèce veut la guerre, M. Coumoundouros sera le premier à l’y lancer. Il est trop patriote)pour résister au sentiment national ; il tient trop à sa popularité pour s’opposer aux passions populaires. La guerre amènerait la défaite ? Soit I M. Coumoundouros a connu les hauts et les bas de la fortune ; il en accepte d’avance les revers. Si la Grèce est vaincue, si elle doit se replier sur elle-même, s’enfermer dans ses montagnes arides, peu importe ! Il vaudra toujours mieux avoir été un ministre héroïque se battant pour la grande cause qu’un ministre pusillanime désertant la lutte de peur d’un insuccès. Que la patrie soit agrandie ou restreinte, l’essentiel est d’y exercer la suprématie morale et matérielle, de s’y sentir soutenu par l’opinion, d’y rester entouré de ces bergers et de ces paysans du Magne dans les veines desquels coule le vrai sang hellénique, d’être toujours l’âme et le cœur du pays. Avec sa figure fine, son sourire malin, sa tête légèrement inclinée par l’âge, M. Coumoundouros n’a pas l’air d’un homme capable de risquer une aventure ; tous ceux qui le connaissent m’ont affirmé que les apparences étaient trompeuses et qu’il y avait en lui, comme dans tout vrai, Grec, un mélange singulier d’habileté et d’héroïsme, de bon sens terre à terre et. d’imagination entraînante.

Quant à M. Tricoupis, qui est le fils d’un des écrivains les plus distingués de la Grèce, il a reçu une éducation tout européenne. Sa jeunesse, s’est écoulée en France et en Angleterre ; il s’est imprégné fortement, des idées modernes, sans perdre cependant l’originalité du tempérament grec. Son éloquence, qui est plus remarquable, lui donne sur la chambre beaucoup d’influence ; peut-être en a-t-il moins sur le pays, où M. Coumoundouros est plus connu que lui, soit parce qu’il exerce presque constamment le pouvoir depuis de longues années, soit parce que son caractère se rapproche plus de la nation. Mais M. Tricoupis a de véritables vues d’homme d’état, et son âge lui permet de longues ambitions. Ce serait une folie de sa part de compromettre l’avenir par un coup de tête. C’est lui qui a fait ces grands armemens sous lesquels la Grèce plie aujourd’hui. Il s’est dispensé de consulter la chambre pour prendre cette grave résolution. Ses adversaires l’accusent d’avoir violé en cela tous les principes parlementaires. A leur avis, son esprit est naturellement dictatorial, et l’on peut craindre qu’il ne se mette souvent au-dessus des règles constitutionnelles. C’est une question intérieure que je n’ai pas à élucider. J’ai pu constater, dans mes conversations avec M. Tricoupis, que, s’il avait engagé son pays dans une voie périlleuse, il ne se faisait, néanmoins aucune illusion sur l’état de l’Europe et sur celui de la Grèce. Le sentiment populaire l’a entraîné, mais sa clairvoyance est trop grande et son bon sens trop éclairé pour qu’il l’ignore complètement.

Quand il serait vrai que M. Tricoupis eût un médiocre respect pour le régime parlementaire, tel qu’il est pratiqué en Grèce, on ne saurait lui en faire un bien vif reproche. Le gouvernement d’une chambre unique, dont les moindres caprices entraînent le bouleversement complet de l’administration, nationale, pourrait bien ne pas être l’idéal du gouvernement. J’ai déjà dit que la chambre grecque était omnipotente. Chacun de ses votes peut élever ou renverser un ministère, car en Grèce la question de cabinet se pose dans tous les débats sans exception ; il suffit que la majorité se trouve en désaccord avec les ministres sur une loi, fût-elle sans importance, sur un point de politique, fût-il sans gravité, pour que ceux-ci tombent. Il n’y a pas une discussion où la vie ministérielle ne soit en jeu. L’instabilité qui en résulte se comprend sans peine. Cette chambre toute-puissante est nommée au scrutin d’arrondissement, en sorte que les intérêts locaux y dominent presque toujours les intérêts généraux. Un député ne peut représenter que sa propre région ; s’il échoue dans son canton, il lui est défendu de poser ailleurs sa candidature ; de là, l’ardeur des luttes électorales, qui sont toujours des luttes à mort ; de là aussi l’importance exagérée accordée aux questions personnelles. Le spectacle des délibérations de la chambre est fort intéressant, même pour un étranger qui ne connaît pas la langue et qui ne peut comprendre les discours. Le coup d’œil de l’assemblée est fort pittoresque ; il ne donne guère l’impression d’une réunion souveraine, mais il plaît pour la variété, pour la gaîté des couleurs, des costumes et des physionomies. La salle est vulgaire, la masse des députés ne l’est pas moins ; mais un certain nombre de palikares se détachent de ce fond un peu terne ; on les voit couchés sur leurs bancs avec une négligence qui n’est pas sans grâce et qui donnerait à croire par momens que ces législateurs d’un peuple libre sont des figurans d’opéra prêts à monter une sérénade. Leur bonnet rouge, leur veste soutachée d’or, leurs jupons blancs, les grandes guêtres qui couvrent leurs jambes jusqu’aux genoux, où elles sont élégamment brodées et découpées autour d’une jarretière à glands de laine font oublier les plus tristes débats parlementaires. Les autres députés montrent également la plus grande nonchalance, le laisser-aller le plus parfait. Le chapeau sur la tête, la canne à la main, le pardessus sur le bras, ils ne se gênent pas pour les tribunes qui, de leur côté, ne se gênent pas pour eux. Tous les spectateurs des scènes parlementaires gardent comme ces orateurs le chapeau sur la tête ce qui d’ailleurs est tout à fait conforme aux mœurs orientales. Les femmes occupent une place réservée, autre trait de mœurs orientales que les Grecs ont eu tort de conserver. On n’a pas besoin de cartes pour entrera la chambre. Dès qu’on ouvre les portes, chacun va se mettre où il veut, c’est-à-dire où il peut. Les séances sont très suivies par le peuple, qui se presse en foule dans les tribunes et qui n’hésite jamais à donner aux orateurs des marques bruyantes d’approbation ou d’improbation. Les députés applaudissent peu ; les tribunes, en revanche, applaudissent très fort. La tenue de la chambre est d’ailleurs fort calme. Ce n’est pas que les orateurs gardent une grande modération dans leurs discours ; mais les plus grandes brutalités passent sans soulever d’orages, parce qu’elles sont dans le génie de la langue, lequel est très favorable à l’éloquence déclamatoire et vitupérative. Pendant que les plus violentes invectives tombent de la tribune, les députés à demi somnolens dégustent les limonades qu’on fait circuler dans la salle des séances comme dans un café ; la buvette est des plus simples ; je doute qu’elle suffît à nos chambres ; placée près de la tribune du président, elle se compose de quelques gargoulettes et de quelques citrons. On ne fume pas pendant les discussions, mais on le fait librement quand elles sont suspendues. La liberté des allures est complète dans la chambre d’Athènes ; ce n’est pas une assemblée de rois comme le sénat romain, c’est une réunion d’hommes d’affaires qui causent de leurs intérêts en famille, avec un aimable et piquant abandon.

Les Grecs ont un remarquable respect pour toutes les opinions : elles peuvent se produire à la chambre, même avec une grande violence, sans que personne songe à s’y opposer. Qu’il en abuse ou non, un orateur a le droit de conserver la parole jusqu’à la fin de son discours. La majorité ne saurait terminer à son gré une discussion : tous les orateurs inscrits peuvent parler si bon leur semble, et l’opposition aurait le moyen de retarder indéfiniment chaque vote si cela lui convenait. Heureusement qu’il n’y a pas encore à Athènes de parti obstructionniste. Les débats parlementaires y sont sincères, quoique le plus souvent très stériles. Ils ne roulent guère que sur des sujets politiques. Les lois d’affaires, le code civil, restent en suspens depuis des années. Au fond de tout débat, il ne s’agit que de la lutte pour le pouvoir. C’est la seule chose pour laquelle les députés se passionnent. Peut-être est-ce la seule chose pour laquelle puisse se passionner un peuple aux yeux duquel le régime parlementaire n’est qu’un moyen de donner satisfaction à des intérêts individuels. Les Grecs commencent à être bien fatigués eux-mêmes de leur état politique. Ils cherchent un remède, mais ils ont tort de croire que ce remède se trouvera dans une extension de frontières. L’acquisition de l’Épire et de la Thessalie enrichira le royaume, elle ne changera pas sa constitution intérieure. En devenant plus nombreuse, la chambre des députés, qui l’est déjà trop, ne deviendra pas plus apte à remplacer des compétitions personnelles par des travaux féconds. On ne rencontrera ni en Epire ni en Thessalie les élémens d’un sénat dont tous les esprits éclairés regrettent la disparition, mais sans savoir comment on parviendrait à le faire renaître. La réunion de tous les pouvoirs dans une même assemblée à laquelle la couronne laisse une entière liberté d’action, est un déplorable régime. Il en était résulté des fluctuations parlementaires sans nombre, un émiettement déplorable des partis, des changemens continuels de cabinet, une instabilité administrative pleine de périls. Aujourd’hui le hasard de la mort a réduit les groupes politiques, et les graves événemens extérieurs semblent les avoir réunis sous la même inspiration. Mais, la crise passée, les divisions reprendront leur cours avec d’autant plus de vivacité que les difficultés seront plus nombreuses, plus variées, plus inextricables.

Quoi qu’il arrive, en effet, et quels que soient les résultats des négociations européennes, la Grèce va se trouver bientôt dans une situation des plus périlleuses. Même si ses ambitions nationales se réalisent, elle aura bien de la peine à éviter une catastrophe financière. Son budget, comme je l’ai déjà dit, a crû dans des proportions effrayantes : en 1846, il était de 14,515,500 drachmes pour les recettes et de 14,104,631 drachmes pour les dépenses ; en 1877, les recettes s’étaient élevées à 39,247,500 drachmes et les dépenses à 41,067,823 ; aujourd’hui le dernier budget déposé par le ministre des finances porte, pour les dépenses, 113,852,722 drachmes, et pour les recettes 51,481,560 drachmes. Les Grecs ayant plus que doublé leur budget cette année, leur déficit pour 1880-1881 dépasse 60 millions de drachmes ! Jamais peuple n’a traité ses finances avec une pareille hardiesse. Il est vrai qu’il fallait à tout prix créer une armée. Jusqu’ici la Grèce n’avait pas d’armée ; elle n’avait que quelques gendarmes et quelques troupes, employés à maintenir l’ordre à l’intérieur. Avec des ressources aussi insuffisantes, comment songer, je ne dis pas à faire des conquêtes, mais à défendre le territoire contre une attaque du dehors ? Depuis les derniers événemens d’Orient, tous les esprits éclairés se préoccupaient d’un danger qui risquait de devenir imminent. Une loi militaire, votée l’année dernière, avait décidé que le service militaire serait universel ; en dix ans, toute la jeunesse grecque devait passer sous les drapeaux ; au bout de dix ans, la Grèce aurait eu des soldats. Mais était-il possible d’attendre dix ans, alors que l’avenir des peuples orientaux est sur le point de se décider ? La conférence de Berlin a posé la question d’une manière pressante. Ne fût-ce que pour occuper les provinces qu’on leur promettait, il fallait aux Grecs les forces qu’ils n’avaient pas ; une armée de trente à quarante mille hommes leur devenait indispensable. Dans le premier mouvement d’enthousiasme, ils n’ont pas voulu s’en tenir là. M. Tricoupis, devançant les prescriptions de la loi, a convoqué d’un seul coup les dix classes qui ne devaient être instruites qu’en dix années. Il a réuni une soixantaine de mille hommes, il les a armés, équipés, formés aux manœuvres. Les résultats obtenus ont été surprenans. Le Grec est un très bon soldat ; habitué à la marche et à la chasse, il n’a pas besoin d’un long apprentissage pour devenir un très bon tireur et pour supporter bravement les rigueurs de la vie militaire. Par malheur, on n’improvise pas un corps d’officiers. Ce qui manque absolument à l’armée grecque, ce sont des chefs capables de la conduire au feu. Aucun de ceux qui la commandent n’a fait la guerre ; bien plus, aucun n’a vu plusieurs régimens réunis. Jusqu’ici les divers ministères qui se sont succédé à Athènes n’avaient aucun souci de former, sinon une armée, au moins des cadres capables d’organiser rapidement les troupes levées à la hâte dans une heure de péril national. Beaucoup d’officiers allaient en Europe compléter leurs études ; mais à leur retour ils trouvaient chez eux si peu d’encouragement qu’ils se dégoûtaient bientôt de leur métier et ne songeaient plus qu’à mener une existence paresseuse. Personne ne s’avisait de les envoyer assister aux guerres européennes, aux grandes manœuvres de France et d’Allemagne, afin de leur faire acquérir au dehors une éducation militaire qu’il leur était impossible d’acquérir au dedans avec une armée de quinze mille hommes au maximum, disséminée sur tous les points du royaume et occupée uniquement s’y faire la police. Il en résulte qu’aujourd’hui les généraux sont d’une déplorable insuffisance, que les officiers sont doués tout au plus d’une éducation théorique qui n’a jamais subi l’épreuve de la pratique, et que les sous-officiers manquent presque complètement. Est-ce avec une organisation militaire pareille que la Grèce peut affronter le choc de la Turquie ?

Le jour où la crise actuelle sera terminée, la question de l’armée deviendra une des plus difficiles que les hommes d’état grecs auront à résoudre. Pourront-ils maintenir 40 ou 50,000 hommes sous les armes, comme il le faudrait pour assurer leur avenir national ? L’état de leurs finances ne le leur permettra pas. Ils ont paré au déficit actuel par des emprunts ; mais leur crédit est épuisé, personne désormais ne consentira à leur fournir les ressources dont ils ont besoin. A quelle source s’adresseront-ils pour alimenter leur budget ? A l’impôt foncier ? Mais ce sera le moyen de mécontenter profondément les provinces agricoles qu’ils espèrent annexer et d’entraver partout l’agriculture. A l’impôt sur le tabac ? Mais ce serait ruiner leur commerce d’exportation, qui est considérable. Un orateur rempli de fantaisie proposait naguère à la chambre de combler le déficit en aliénant les monumens publics. Il était d’avis de commencer par le temple de Thésée, dont il espérait tirer 25 millions. Plus tard devait venir le tour de l’Acropole. Je constate avec regret qu’une protestation indignée ne s’est pas élevée de tous les bancs de la chambre à cette folle proposition. Ce n’est pas que les Grecs y aient fait bon accueil. Mieux que personne, ils savent que le jour où la Grèce vendrait ses monumens, c’en serait lait d’elle, elle n’existerait plus. Mais avec une habileté qu’ils croient remarquable et qui ne l’est guère, ils essaient d’effrayer l’Europe par la menace de scènes de vandalisme dont ils seraient les premières victimes. Chaque jour leurs journaux s’écrient : Qu’importe le passé ! ne songeons qu’à l’avenir. Chaque jour ils déclarent que, si l’Europe ne vient pas au secours de la Grèce, tous les débris antiques périront dans la lutte. Les plus exaltés vont jusqu’à proposer de dresser des batteries dans les Propylées afin d’y attirer les boulets turcs. Jeu impie et barbare qui déshonore ceux qui s’y livrent ! Dépouillée de sa couronne, de temples et de statues, que serait la Grèce ? Qui voudrait se battre pour elle ? Qui voudrait même s’exposer à une négociation diplomatique dangereuse pour lui assurer un succès ? Ce qui fait son charme, sa force, son prestige, sa gloire unique, au milieu de tous les peuples qui se disputent l’Orient, c’est le reflet divin que l’art antique répand encore sur elle à travers tant de révolutions et tant de ruines. Les plus grandes conquêtes territoriales ne remplaceraient pas pour la Grèce l’Acropole ; la vieille citadelle avec ses marbres écroulés, est pour le petit peuple qui s’élève à ses pieds une plus sûre garantie de l’avenir que ne le seraient de longues frontières, un budget en équilibre et une bonne armée.

On s’explique fort bien l’espèce d’irritation qui s’est emparée de la Grèce depuis quelques mois. Toujours déçue dans ses espérances, tandis qu’autour d’elle tant d’autres nations voyaient se réaliser les leurs, elle a fini par sentir l’impatience et la colère lui soulever le cœur. Fatiguée d’ailleurs des agitations parlementaires, des luttes politiques qui la travaillent depuis si longtemps, quelque peu dégoûtée des rivalités personnelles qui constituent presque toute sa vie nationale, elle se demande si une entreprise belliqueuse, même malheureuse, ne retremperait pas les caractères, ne ferait pas surgir des hommes nouveaux, ne donnerait pas l’essor au génie hellénique étouffé dans des frontières étroites ; et sous un régime constitutionnel mal conçu. Trompée par l’Europe ou du moins par certaines puissances européennes, elle rêve enfin de vengeance, dernière ressource de ceux qui n’ont plus d’espoir. Périr dans une catastrophe qui engloutirait tout ce qui reste de la civilisation antique, ne serait-ce pas tomber d’une grande chute ? Ne serait-ce pas finir avec un incomparable éclat ? Heureusement, l’héroïsme chez les Grecs est toujours tempéré par le sens commun. Cette race est d’une souplesse merveilleuse, et peut-être la verrons-nous bientôt, après avoir essayé d’étouffer le monde par sa témérité, n’ayant pas réussi dans cette entreprise, se résoudre, ce qui serait beaucoup plus sûr, à mériter son estime par la sagesse, la prudence et la modération, sinon de ses désirs, du moins de ses actions.


GABRIEL CHARMES.