Une Enquête morale sur l’industrie - M. Louis Reybaud

UNE
ENQUÊTE MORALE SUR L'INDUSTRIE

M. LOUIS REYBAUD

Études sur le régime des manufactures, 4 volumes.

Il y a deux manières d’être ce qu’on appelle depuis le dernier siècle un économiste. La première, plus abstraite, s’attachant aux conditions générales du travail et de la richesse, se propose de mettre en lumière cette part de lois et de principes qui gardent une vérité indépendante des temps et des circonstances locales. La seconde manière, plus pratique, généralise moins et observe de plus près ; se renfermant dans l’étude de sujets spéciaux, dont elle pousse l’analyse aussi loin que possible, elle a presque toujours en vue, par la critique des faits, d’en amener la réforme. Il ne s’agit pas ici de comparer ces deux méthodes, nécessaires l’une et l’autre, et qui se complètent mutuellement. L’histoire prouve assez qu’elles peuvent être jusqu’à un certain point mises en œuvre de concert. Il y a peu d’économistes abstraits qui n’aient cherché une matière d’expérience et de comparaison dans l’étude de faits nombreux empruntés à des temps et à des pays différens, et qui n’aient visé sous certains rapports aux réformes. On n’a guère vu davantage depuis un siècle l’économie politique appliquée se passer d’un recours habituel à l’économie scientifique. C’est à la condition de lui demander ses inspirations et ses règles qu’elle évite de tomber dans cet empirisme grossier qui a longtemps constitué l’infériorité des travaux consacrés à la richesse publique. L’économiste et l’œuvre que je me propose d’apprécier relèvent de la seconde de ces méthodes. Nous n’avons pas à faire connaître à nos lecteurs M. Louis Reybaud. La Revue a publié bon nombre de ses travaux, dont la plupart ont pour objet l’état intellectuel, moral et matériel des populations industrieuses. C’est à l’aspect intellectuel et surtout moral que je m’attacherai particulièrement, comme au trait le plus caractéristique de la vaste enquête qui doit former le sujet de cette étude. C’en est aussi la partie la plus neuve. Non qu’une certaine importance ait jamais cessé d’appartenir à la situation intellectuelle et morale des classes ouvrières ; mais elle s’est accrue dans une proportion qui change tout. Leur nombre, l’idée qu’elles se font de leur rôle et de leurs destinées tant dans l’industrie que dans la société, l’influence que leur état moral et politique exerce sur la communauté, tout cela forme réellement un fait nouveau et capital dont la gravité semble s’augmenter encore par la manière dont il se manifeste aujourd’hui.

On s’est attaché souvent à mettre en relief cette situation. Les classes ouvrières ont eu leurs censeurs et leurs apologistes. Leurs misères, leurs vices et leurs vertus ont trouvé des peintres très nombreux. Il importait que l’esprit scientifique intervînt pour tout ramener à la vraie mesure. Il l’a fait plus d’une fois dans d’excellentes études partielles. Une vue plus générale des populations engagées dans l’industrie, et qui en embrassât les principaux groupes, restait à présenter encore. Malgré les difficultés d’une tâche qui, pour être bien remplie, exigeait une réunion de qualités rares, elle devait tenter les hommes compétens. Ainsi comprise, l’étude de ces populations n’était plus seulement un curieux et savant travail économique, elle devenait une œuvre sociale.

Telle est en effet la portée de l’ouvrage qui nous présente ce tableau d’ensemble. On y rencontre à la fois les traits généraux qui distinguent la classe ouvrière dans les grandes manufactures au XIXe siècle, et des détails circonstanciés sur chacun de ses groupes pris à part. Avant de l’apprécier, voyons comment il a été appelé à se produire, à quelle entreprise déjà commencée il fait suite, et à quels travaux il se rattache chez son auteur même.


I

C’est en obéissant au sentiment de l’intérêt élevé qu’éveille aujourd’hui ce genre de recherches que l’Académie des sciences morales et politiques confiait à M. Louis Reybaud, il y a environ vingt ans, la mission dont nous avons le résultat sous les yeux. Rappelons d’abord les titres qui motivaient un pareil choix. Né à Marseille dans une famille vouée au négoce, M. Louis Reybaud avait été de bonne heure initié à la vie positive. Lui-même, destiné au commerce, avait fait dans sa jeunesse en Amérique et dans le Levant plusieurs voyages, occasion déjà d’observations pour un futur économiste. Les voyages sous forme de récits, statistique, tableaux de mœurs, devaient devenir une de ses spécialités littéraires. Il en a beaucoup écrit pour son propre compte, et sous le nom de marins illustres, la marine étant aussi de sa compétence dans ses procédés de construction et dans son organisation. Cependant le commerce et les voyages ne furent qu’une première étape dans la vie du jeune homme, qu’attiraient d’autres études et le désir de s’occuper d’intérêts plus généraux. Arrivé à Paris avant 1830, entraîné comme d’autres par le mouvement politique et littéraire qui marque la fin de la restauration, il prit une part active à l’opposition libérale de ce temps dans les journaux. Il continuait quelques années encore sous le gouvernement de juillet cette collaboration opposante, et il passe même pour avoir eu quelque part à certains pamphlets rimes qui firent alors assez de bruit. Cette place dans l’opposition, purement parlementaire d’ailleurs, M. Reybaud la marquait dans la chambre des députés de 1846 en siégeant à gauche. Nul ne devait être plus que lui douloureusement surpris par cette révolution toute démocratique de février, étonnement des gouvernans et encore plus, des opposans eux-mêmes, qui avaient cru qu’on pouvait combattre avec l’énergie des moyens employés par l’opposition en Angleterre la résistance trop obstinée du pouvoir aux réformes les plus modérées. M. Louis Reybaud avait une raison de plus de s’alarmer d’une telle révolution dans l’étude approfondie qu’il avait faite de ces utopies sociales dont elle déployait le drapeau, bientôt ensanglanté. Au reste la politique active avait toujours été au second rang pour l’écrivain que la littérature et l’économie sociale se partageaient depuis longtemps. M. Louis Reybaud, jusque dans ces dernières années, a toujours fait une place assez considérable aux travaux d’imagination. Ce partage entre deux vocations, en apparence si différentes, devait produire parfois une certaine confusion pour une partie du public. On a presque pu croire à deux écrivains distincts. Il y a eu à un moment un Louis Reybaud populaire qui, aux yeux de bien des gens, ne devait pas être le même que l’auteur de graves écrits qui tenait sa place à l’Institut. Le premier, inventeur de personnages d’une réputation en quelque sorte proverbiale, ne dédaignait pas les succès d’une franche et originale gaîté ; le second intéressait seulement le public plus restreint qui aime les idées sérieuses. Entre les deux, les différences n’étaient pas aussi grandes pourtant qu’on pourrait le croire. A y regarder de près, on remarque la même trempe d’esprit, les mêmes tendances chez le peintre de mœurs, observateur des travers sociaux, imprégnant ses types les mieux réussis du sentiment énergique de la réalité, et l’économiste doué aussi d’un don d’observation très prononcé, habile à faire poser devant lui les différentes classes de travailleurs, et mêlant à une conviction vive de l’excellence des réformes économiques une antipathie non moins déclarée contre le charlatanisme et les utopies dangereuses.

Ce sont là les traits qui distinguent déjà le premier ouvrage d’une portée réelle que M. Louis Reybaud fit paraître ; nous voulons parler de ses études sur les réformateurs ou socialistes modernes. L’Académie française récompensait en 1841, et ses deux rapporteurs, MM. Jay et Villemain, louaient en termes très sentis cet ouvrage désigné à l’attention publique par une raison ingénieuse, une exposition exacte et piquante des théories nouvelles, et quantité d’intéressans détails sur les hommes qui s’en étaient faits les représentans. À ce moment une curiosité, qui n’a depuis lors que trop trouvé à se satisfaire, s’attachait à ces originaux de l’économie sociale, génies bizarres qui disaient parfois de frappantes vérités en prêchant le faux, et à ces essais de rénovation qu’on estimait alors plus naïvement généreux que redoutables. Le socialisme, en effet, dans sa période d’innocence, commençait à peine à se montrer révolutionnaire. La plupart de ses chefs se séparaient des républicains radicaux avec une sorte d’affectation. Formant un composé d’écoles plus prêtes à se disputer qu’à s’entendre, et non un parti, il publiait des livres, des brochures, déjà quelques journaux, attendant tout d’une propagande pacifique. Seule, l’espèce de communisme qui remontait à Babeuf, moins en vue que les théories de Saint-Simon et de Charles Fourier, entretenait de dangereuses relations avec le parti de l’action et semblait s’y confondre. Ce livre de M. Louis Reybaud, dont le succès s’est soutenu, reste encore la peinture la plus fidèle qui ait été faite de ces systèmes, et le jugement le plus net dont elles ont été l’objet sous cette forme narrative et descriptive qui rend la lecture attachante.

Sans m’attarder aux travaux économiques de M. Louis Reybaud, comme député à la chambre de 1846, et plus tard à l’assemblée législative, où il recevait la mission d’étudier en Algérie les colonies agricoles, je ne puis passer sous silence un livre qui semble faire pendant à son ouvrage sur les réformateurs contemporains, le volume sur les Économistes modernes, dont les diverses études ont également été publiées séparément ici même. On n’y trouve pas seulement des portraits exacts, tracés avec une grande sûreté de main ; chacune de ces études est pour l’auteur une occasion d’exposer ses idées sur les principaux points de l’économie politique. On y rencontré les principes qui l’ont dirigé dans son enquête. Les tendances d’un esprit pratique y sont fort accusées. J’y trouverais même pour mon compte un peu trop de sévérité pour les questions et les controverses abstraites, sur la valeur par exemple, qui ont marqué les débuts de la science, entraînée quelquefois à les reprendre encore. L’abus qu’on en a fait ne saurait autoriser une proscription qui n’a pas assez égard au penchant des esprits philosophiques à se rendre compte en toute science des idées fondamentales, penchant d’autant plus justifié ici qu’il s’agit bien souvent par ces définitions de fixer les limites un peu indécises de la science économique. Peut-être aurions-nous à présenter encore quelques observations critiques qui n’ôtent rien à la valeur si solide de ces excellentes études où revivent dans de vigoureuses analyses la plupart des hommes qui ont marqué avec distinction leur trace dans les théories et dans les faits économiques. J’aurais bien envie par exemple de faire à l’auteur une querelle de théoricien à propos de Frédéric Bastiat, le plus populaire de nos économistes. La critique qu’il fait de certaines de ses idées et de la manière trop peu rigoureuse dont il expose ses théories, cette critique qui se mêle à de justes éloges, est en général fondée. M. Reybaud ne traite-t-il pas pourtant d’une manière trop dédaigneuse cette formule de « l’échange des services » substituée à cette autre un peu trop étroite de « l’échange des produits. » Je ne veux pas argumenter, mais j’émets des doutes. S’il n’y a que des produits, a-t-on pu dire, il faudra donc voir dans l’ordonnance d’un médecin, la leçon d’un professeur ou la consultation d’un avocat un « produit, » à moins qu’on ne veuille, ce qui serait nier les faits et mutiler la science, les exclure de la catégorie des services rémunérables. Un disciple de Bastiat continuerait ainsi à montrer comment cette formule de l’échange des services, suspecte à M. Reybaud, embrasse non sans grandeur toute la société engagée dans les liens de l’échange, et comment elle peut acquérir ; selon les cas, la précision désirable. Il protesterait certainement contre cette affirmation trop sommaire « qu’on ne saurait imaginer sans une grande contention d’esprit, qu’une balle de café soit un service, une tonne d’huile un service. » Il ferait remarquer qu’on ne prétend pas qu’aucun de ces objets soit un service, mais qu’il contient très effectivement et représente des services humains incorporés dans sa valeur, tels que travaux, risques courus, etc. Nous ne répondons pas même que ce défenseur de Frédéric Bastiat ne serait pas capable, pour se concilier son contradicteur encore plus que pour le démentir, d’aller chercher jusque dans l’enquête, telle que l’a comprise M. Louis Reybaud, quelque argument en faveur de cette conception de l’économie politique, car l’auteur de cette enquête, non-seulement lui aussi reconnaît de vrais services dans ces travaux qui se matérialisent dans des objets extérieurs, mais il tient pour éminemment valables les services de direction, lesquels n’ont rien que d’intellectuel. C’est même un de ses argumens contre les ouvriers qui trouveraient bon qu’un travail purement manuel eût un droit égal ou même exclusif. En fait, sinon en principe, il ne cesse de traiter le monde économique comme une vaste association où s’échangent, tantôt sous une forme, tantôt sous une autre, des services rémunérés.

Au reste, cela est clair à la manière dont M. Louis Reybaud apprécie quelques-uns des principaux économistes, il aime à se tenir ferme dans la voie de ses maîtres, notamment de Jean-Baptiste Say. Ce titre de maître, il paraît peu disposé à le donner à Malthus pour son système de la population, qu’il apprécie en quelques pages d’une pressante éloquence. Aussi ne le voit-on pas, et je signale ce point comme essentiel, attribuer dans son enquête la misère à l’excès de population. C’était là ce qu’un pur malthusien n’aurait guère manqué de faire. Il faut reconnaître, avec l’auteur, que le péril de ce prétendu excès semble nous menacer fort peu. Les plus légitimes inquiétudes se portent au contraire pour la France sur le ralentissement extrême dans l’augmentation du nombre des hommes. Dans son étude sur les travaux de John Stuart Mill, M. Louis Reybaud rencontre encore un autre point qui se présente sous ses aspects pratiques dans l’enquête. L’association ouvrière est l’objet chez l’économiste anglais d’une apologie peu mesurée. Son critique réfute sur ce point des idées trop incomplètes, et qui tiennent trop peu compte de données essentielles du problème. Il signale d’autres erreurs chez M. Mill, esprit éminent, mais paradoxal, et guide souvent peu sûr. En reconnaissant la solidité des objections de M. Reybaud sur l’association, peut-être pourrait-on trouver quelque excès de défiance un peu trop voisin de la négation. C’est avec la même connaissance de cause que, dans le même livre, il discute des questions pratiques, comme celles de l’étalon monétaire, d’une taxe sur le revenu, de la réduction de l’armée. Je n’ai pas à m’y arrêter, n’ayant en vue que les points de doctrine qui offrent un lien avec ses recherches sur l’industrie. Rien n’est plus important sous ce rapport que la fermeté avec laquelle il défend le principe du libre travail, la concurrence, repoussant les restrictions réglementaires, lesquelles, proposées tantôt par les partisans du passé, tantôt par les novateurs, n’en ont pas moins pour conséquence dans les deux cas de produire l’atonie, et cette habitude de s’adresser à l’état comme à une providence. Cette habitude funeste, M. Reybaud a l’occasion d’y signaler plus d’une fois une sorte de parasitisme qui gagne toutes les classes, depuis l’entrepreneur qui réclame un droit au profit, jusqu’à l’ouvrier qui demande le droit au travail et au salaire. La liberté du commerce extérieur, il y a peu d’années si contestée encore, devait surtout trouver en lui, dans ses études sur MM. Richard Cobden et Michel Chevalier, qui en furent, tant en Angleterre qu’en France, les promoteurs les plus illustres, un partisan très décidé. Lorsqu’il examine nos principales industries, il en prend occasion pour revendiquer ce grand principe ; mais ce n’est plus alors une défense théorique, il serre de plus près la pratique ; il rassure, au commencement de son enquête, sur l’application de la liberté commerciale des industries qu’il juge à tort effrayées, et, dans la suite du même travail, il montre les heureux effets de cette liberté, devenue un fait en grande partie depuis les traités de commerce. On y voit comment l’industrie française a renouvelé son outillage et ses procédés, développé son exportation et profité elle-même de cette grande expérience favorable à la consommation.

Il me reste à indiquer à quelle série d’enquêtes antérieures également entreprises au nom de l’Académie des Sciences morales se relie le travail si considérable de M. Louis Reybaud. Il est à remarquer que ce genre de statistique morale et industrielle est en grande partie une création de notre temps. Tout au plus on en rencontre les premiers modèles, encore imparfaits économiquement et presque nuls quant à l’étude des mœurs, dans les écrits de Vauban, de Boisguilbert, de Lavoisier, etc. Dès que les sciences économiques eurent au sein de l’Institut une représentation à part, elles durent songer à développer cette espèce de recherches sur les forces productives du pays et sur ses populations laborieuses. C’est ce que fit l’Académie des Sciences morales à l’aide de missions qui devaient se continuer sans interruption et qui ont laissé des traces. Le premier en date, le travail du docteur Villermé, a presque fait époque en ce genre : ne soyons pas ingrat envers cet observateur d’un esprit pénétrant, qui le premier, avec l’autorité de son caractère et de ses études, appela l’attention sur les maladies que développent des ateliers malsains. La presse, avertie, créa une sorte d’agitation salutaire : les manufacturiers eurent à compter avec l’opinion, et la preuve que le mal n’était pas irrémédiable, comme quelques-uns ne manquaient pas de le prétendre, c’est qu’on y a obvié fréquemment. Vint ensuite l’enquête poursuivie trop peu d’années par un autre économiste qui y porta des qualités toutes différentes. Blanqui aîné (que l’on persiste à nommer ainsi pour le distinguer de son frère le démagogue) mérite sa part d’éloges dans cette œuvre, qui ne devait pas se traduire seulement par de savans mémoires, mais exercer sur les faits une action positive. Personne plus que Blanqui n’a réclamé avec ardeur la réforme des logemens insalubres, en particulier des caves de Lille et des greniers de Rouen, dont il faisait des descriptions émouvantes. Si réellement regrettable qu’ait été la perte prématurée de cet économiste, doué de tant d’initiative et de verve, mais un peu moins maître de son imagination, on doit se dire que la succession ne pouvait mieux échoir qu’à M. Louis Reybaud. On rencontrait en lui toutes les garanties que peuvent donner des connaissances spéciales, un discernement sûr, la haine de l’exagération, un jugement fin et indépendant. Ce n’était pas trop dans un sujet où l’on se trouvait en face, chez les chefs d’entreprise, d’intérêts qui pouvaient, à les supposer de bonne foi, n’avoir pas toujours l’impartialité désirable, et chez les travailleurs, de passions qui s’en faisaient volontiers accroire à elles-mêmes. Le talent de l’écrivain lui-même rassurait au lieu d’inquiéter : dirigé et contenu par une haute probité scientifique dans la manière d’observer et de présenter les faits, il saurait leur donner un juste relief sans tomber dans ces tableaux à sensations, si chers aux tribuns qui cherchent des thèmes populaires et aux coloristes à outrance. Toutes ces promesses ont été tenues. L’enquête forme, dans les limites des industries auxquelles elle s’est appliquée, un monument qui s’offre à nous presque achevé.


II

Il s’agissait avant tout de se faire une idée exacte du nouveau régime industriel qui, surtout depuis 1815, se développait au milieu d’un perpétuel va-et-vient, de chocs d’intérêts, de déplacemens et d’épreuves souvent redoutables, particulièrement sensibles dans une partie des populations livrées au travail manuel. Les défenseurs du passé accusaient la liberté, la concurrence, la révolution ; les socialistes accusaient le capital, la bourgeoisie, l’individualisme, comme ils disaient, la révolution de 1789 aussi, à laquelle ils reprochaient de n’avoir pas été assez radicale, assez organisatrice dans le sens de leurs idées. Les économistes pour la plupart louaient ces changemens, en montraient la fécondité dans l’accroissement de la production. Ils soutenaient que la concurrence était la vraie cause de tant d’heureux efforts, de tant de progrès rendus par le bon marché accessibles à la masse. Ils n’admettaient pas qu’elle fût l’anarchie. Si elle excitait l’émulation, elle refrénait les intérêts ; elle en limitait les prétentions les unes par les autres, elle attirait où besoin était les capitaux et les bras. N’y avait-il pas enfin dans ces perturbations, dans ces crises fréquentes et dans ces misères du travail déplacé une autre cause que la liberté ? L’Angleterre passait par les mêmes épreuves. Avait-elle donc supprimé ses corporations officielles et fait une révolution ? Cette autre cause, c’était la mécanique, c’était la science qui, là aussi, faisait, à travers bien des bouleversemens, son œuvre après tout salutaire, en créant ces engins puissans dont l’emploi exige, pour avoir tous ses effets, la centralisation des forces productives : fait d’autant plus irrésistible qu’il trouvait le concours des circonstances sociales, avec lesquelles il offrait une sorte de coïncidence merveilleuse. C’en était une en effet que celle qui, chez une nation récemment émancipée, investie de l’égalité civile, désireuse de bien-être, semblait mêler dans une action commune tant de fermens nouveaux. La liberté et la vapeur apparaissant ensemble, lancées le même jour dans le monde industriel pour le transformer, quel prodigieux rapprochement ! mais aussi que de désordres pour arriver à former des groupes un peu stables ! que de blessures à cicatriser avant qu’on pût constater un progrès réel et définitif dans la situation de ces populations arrachées à leurs habitudes traditionnelles !

M. Reybaud a recueilli quelques témoignages frappans des craintes qui s’emparèrent des meilleurs esprits. Il semble que l’on retrouve chez eux le trouble même qui existait dans les faits. N’était-ce pas un économiste des plus libéraux et des plus éclairés, M. de Sismondi lui-même, qui en était venu à regarder la grande manufacture comme un mal qu’il fallait combattre par des règlemens, en partageant les vastes établissemens, et en associant les ouvriers aux bénéfices ? Il ne semblait pas se douter de ce qu’une telle mesure imposée par la loi aux parties intéressées aurait eu d’oppressif et de spoliateur. Il nous serait facile de signaler dans des économistes anglais, tels que Malthus et Ricardo, plus d’un symptôme du même trouble. La manière dont ils conçoivent les relations du capital, supposés en antagonisme, leurs formules sur les profits et les salaires, sur les encombremens de marché, nous paraissent porter souvent la trace des mêmes circonstances jusqu’au sein de recherches qui ont l’ambition de se montrer générales et désintéressées comme la science.

Il fallait donner à l’expérience le temps de se faire et en constater les résultats dans d’impartiales enquêtes. La question était passionnée à la fois par les adversaires systématiques de la révolution et par les novateurs : il fallait Y porter d’autant plus un esprit calme, la sévère méthode d’observation. Tout compte fait, la manufacture était-elle un bien ou un mal ? Le travail, placé dans les conditions qu’elle lui impose, était-il une victime ? Était-il dépossédé, et, par le fait du nouveau régime, comme on le disait, abruti ? Les maux réels qui se produisaient devaient-ils être toujours imputés à ce système en particulier ? n’étaient-ils pas enfin transitoires dans ce qu’ils avaient de plus grave, et ne pouvait-on soit les guérir, soit du moins les adoucir ?

C’est dans ces termes que M. Louis Reybaud a compris la question qui se posait devant lui et qu’il l’a résolue. La peinture qu’il présente, dans chaque grande industrie manufacturière, des populations laborieuses, se rattache elle-même à cette solution d’ensemble.

En somme, l’auteur des Études sur le régime manufacturier accepte, justifie la manufacture comme un fait irrésistible et comme un progrès. Sans lui attribuer le mérite exclusif d’avoir réfuté des griefs parfois chimériques et des craintes habituellement exagérées, il faut avoir lu l’enquête pour savoir ce qu’elle ajoute à la force de la démonstration. À ne prendre les faits que du point où M. Villermé les avait laissés, l’auteur nous fait voir à quel degré les cadres du travail se sont remplis, dans quelle mesure les salaires, loin de décroître, ont augmenté. On semblait faire de la façon brutale avec laquelle procédaient les changemens qui, d’une année à l’autre, bouleversaient les existences, un argument permanent, comme si on devait inventer tous les jours telles choses que la vapeur, la machine à filer, les chemins de fer. En fait, du tableau même de M. Louis Reybaud il résulte que l’état révolutionnaire, dans ce qu’il avait d’aigu sous l’influence des déplacemens causés par la mécanique, n’existe plus dans l’industrie : les intérêts ont fini par se classer, et de nombreux exemples attestent que les ouvriers opposent aujourd’hui à des crises plus rares et moins intenses des moyens de résistance mieux organisés. Même réponse, qui se décompose en cent preuves de détail, sur la prétendue oppression abrutissante des machines. Lisez les exactes et ingénieuses descriptions des mécanismes nouveaux dans l’enquête de M. Louis Reybaud. Loin d’opprimer, ils ont affranchi le travail en achevant de prendre à leur compte la partie la plus écrasante ou la plus répugnante des tâches, et l’hygiène en a profité comme le meilleur aménagement des forces. Ils ont si peu étouffé l’intelligence qu’ils ont continué à la substituer dans une mesure croissante à l’emploi exclusif des efforts musculaires. Voilà une réfutation pratique et circonstanciée d’objections trop persistantes. On peut la regarder comme décisive. Un seul point à nos yeux laisserait peut-être quelque doute : la monotonie automatique des mouvemens auxquels les machines condamnent les travailleurs n’est-elle pas un argument qui mérite qu’on en fasse plus de cas ? L’ancien métier, avec toutes ses infériorités, n’était-il pas un meilleur compagnon, plus familier, moins impérieux, laissant au corps plus de liberté, à l’esprit aussi, conciliable avec la rêverie, avec la pensée, soumettant moins en un mot l’être humain tout entier aux lois des pures mathématiques ? Je ne suis pas si éloigné de croire qu’un travail si monotone pourrait exercer sur l’intelligence une action délétère, s’il se prolongeait à l’excès, et s’il ne trouvait pas des correctifs dans les heures de loisir de l’ouvrier, heures qui, dans le milieu où il vit, par les lectures, l’instruction, les distractions mêmes, l’arrachent à cette influence, dont il ne faut pas peindre trop en noir les effets. En réalité, les ouvriers qui travaillent à la mécanique ne sont pas moins intelligens que les autres, souvent même ils le sont plus : cela est après tout une réponse qui en vaut une autre.

Est-on désarmé contre ces excès de travail qui ont été l’objet de plaintes souvent légitimes ? M. Reybaud fait voir que le mal a été combattu souvent avec efficacité. L’auteur, à un moment où la question du travail des enfans dans les manufactures restait controversée et mal résolue, réclamait hautement l’intervention publique au nom de la morale et de l’hygiène, dans l’intérêt de ces êtres faibles comme dans celui de la race et de la nation. Il ne pense pas même que la loi doive se désintéresser complètement de la condition des adultes : c’est ainsi qu’il applaudit à la réduction du travail manufacturier à une durée de douze heures. Il approuverait même la réduction à dix heures et demie par jour, du moins dans la coutume, comme l’a établi l’initiative personnelle en Angleterre pour la manufacture de coton. La suppression du travail de nuit a été aussi une satisfaction donnée à de trop justes griefs. Il n’y a donc plus lieu, sauf des exceptions qui deviendront de plus en plus rares, à s’élever contre l’abus immoral de la force humaine, comme formant un des traits indélébiles du régime manufacturier qu’on représentait comme destiné fatalement à ressusciter l’esclavage antique.

C’est avec le même sang-froid que M. Reybaud apprécie d’autres reproches, adressés à la manufacture au nom de la morale. Le plus grave comme le plus habituel est celui qui lui impute de dissoudre la famille, de prendre la femme et les enfans, de les séparer dans l’atelier même, pour ne les réunir qu’à de rares intervalles ou la nuit seulement, dans une sorte de promiscuité, en d’affreux taudis sans lumière et sans air, qui rendent la cohabitation odieuse et impossible. Le vrai et le faux se mêlent dans ce tableau. Le travail manufacturier exclut-il les moyens de resserrer le mal dans des bornes beaucoup plus étroites ? En ce qui touche les logemens insalubres, est-il même fort exact de l’en rendre à ce point responsable ? Ce fléau existait dans l’ancien régime. De nos jours, on l’a retrouvé sans cesse dans le travail isolé. Étaient-ce des ouvriers de manufacture, ces chiffonniers de la rue Mouffetard, ces ouvriers, si horriblement logés, du vieux Paris et de tant d’autres villes ? Quant au travail des femmes, il y a beaucoup à dire sans doute, et il serait infiniment désirable que, dans les cas où il est nécessaire, il pût avoir lieu à domicile ; mais est-ce toujours possible ? Les tâches simplifiées par la division du travail et la mécanique, l’ont accru assurément. On peut même croire que cet effet se serait produit moins brusquement, moins complètement peut-être, ainsi que l’agglomération ouvrière elle-même, sans le régime de serre chaude du système ultra-protecteur et prohibitif qui a précipité le développement industriel. Mais s’il est inévitable que nombre de femmes travaillent, le régime manufacturier leur attribue une rémunération plus assurée et moins misérable. Comment les mœurs pourraient-elles Se trouver bien de cette extrême insuffisance de moyens de vivre auxquels des salaires plus élevés, quoique souvent encore un peu faibles, ont apporté une réelle amélioration ? Est-il enfin bien certain que le régime manufacturier favorise, par le seul fait du rapprochement des sexes, ce genre de désordre plus que le travail morcelé, qui laisse au vice et au libertinage tant d’occasions dans les grandes villes, et permet si peu de surveillance ?

De tout cela, que conclut l’auteur de l’enquête ? Cherche-t-il à atténuer ce que le spectacle offert par les populations manufacturières présente souvent de triste ? Nullement ; mais il ne s’en croit pas moins autorisé à reconnaître à ce régime un certain nombre de supériorités marquées qu’il discerne avec beaucoup de pénétration. C’en est une, même au point de vue moral, que la moindre irrégularité du travail, que la moindre fréquence des chômages dans un système qui ne peut sans préjudice interrompre l’emploi de l’outillage et du capital engagé, et qui se fait un point d’honneur de ne s’arrêter qu’en cas de nécessité absolue. Combien, si l’on veut être juste, de souffrances, de prétextes de sédition, de causes de chutes évitées par cette stabilité relativement plus grande ! Sans croire l’épargne toujours possible, il est vrai aussi que la manufacture lui ouvre une facilité et une marge moins restreintes. Cette marge peut même devenir assez étendue, si l’ouvrier est régulier et, il faut bien l’ajouter, si ses charges ne sont pas trop lourdes. Enfin M. Louis Reybaud regarde comme un incontestable bienfait un travail plus discipliné, plus exact, à heures fixes, mieux à l’abri de ces interruptions volontaires, parfois périodiques, que se permet le travailleur libre sans rencontrer d’obstacles. Cette régularité vaut mieux à tous égards que la manière capricieuse dont l’ouvrier emploie ses forces, tantôt n’en usant pas assez, tantôt en abusant jusqu’à la fatigue. Un tel régime, fâcheux pour le corps, ne l’est pas moins pour l’équilibre moral. Que d’heures perdues dans le travail isolé, perdues pour la société, perdues pour le salaire ! que d’heures données à des distractions vicieuses, au préjudice de la famille, de la communauté tout entière ! L’ouvrier qui s’amuse, — un mot qui cache sous une excitation passagère et malsaine tant de souffrances durables, — n’est-il pas plus souvent encore l’ouvrier sobre ou de petite fabrique ? Ainsi s’établit une balance qui ne tourne pas en faveur des regrets ou des censures trop peu mesurées. Le bien l’emporte sur le mal. Le mal semble lui-même susceptible de degrés, de tempéramens, de remèdes, que la vue des différentes industries manufacturières montrera mieux. La petite fabrique a aussi ses vices plus grands en certains cas. Il ne suffit pas de trancher, il faut apprécier, comparer.


III

L’industrie de la soie est la première qu’ait étudiée M. Louis Reybaud. La transformation de la fabrique avec ses ateliers, morcelés en grande manufacture, presque au début dans cette industrie il y a vingt ans, est loin d’y avoir atteint son dernier terme : il est même probable que le système manufacturier rencontrera là des limites dans la nature de certains travaux somptuaires et dans des convenances et des habitudes lentes à disparaître. D’un autre côté, la soie, jadis exclusivement aristocratique, aujourd’hui devenue populaire, figure parmi les produits de grande consommation : elle appelle les moyens de fabrication qui réduisent le prix de la main-d’œuvre et les frais généraux pour se mettre en état d’accroître sa clientèle. A en juger sous le rapport économique, on ne voit pas ce que cette transformation pourrait avoir de regrettable pour cette magnifique industrie. Il est facile au contraire d’apercevoir ce qu’elle aura d’avantageux, à mesure que les progrès de cette métamorphose s’accuseront davantage. Tandis que la part nécessaire faite à la main-d’œuvre pour la fabrication de luxe et la perfection de la mécanique appliquée même à ces produits d’élite maintiendront, tout donne lieu de le croire, la prédominance de l’art et du goût, inséparable de la cherté, n’y a-t-il pas lieu aussi de penser que des débouchés, rendus plus vastes et plus sûrs par le bon marché, s’offrant à des produits moins sujets au caprice de la mode, rendront les crises qui en dépendent beaucoup plus rares et les cadres de travail en quelque sorte plus souples et plus ouverts ? Telle est la perspective que M. Louis Reybaud entrevoit comme inévitable et dont il ne paraît pas s’effrayer au point de vue moral. En vain peut-on alléguer, semble-t-il, en faveur du système actuel, cette plus grande indépendance du travail qui garde son foyer dans des ateliers isolés : la fabrique morcelée ne présente pas moins d’inconvéniens moraux que d’imperfections matérielles.

Ce tableau, je n’ai pas intention de le refaire ; l’auteur de l’enquête a su lui donner une force et une finesse qui, trouvant à s’appliquer à l’étude de différens centres de production à l’étranger et en France, se montrent particulièrement dans le portrait énergique et si bien nuancé qu’il fait de la cité lyonnaise. On dirait que les inconvéniens ressortent d’autant mieux qu’est accentué davantage l’éloge de ces populations, qui se distinguent par certaines supériorités qu’on est loin de rencontrer toujours dans les villes industrielles. Si l’on s’attache, à Lyon, à considérer le rôle qu’ont joué les capitalistes, les entrepreneurs, comment n’être pas frappé des mérites spéciaux de cette race industrieuse qui, en installant successivement dans cette grande cité la production de la soie, a déployé la plus vigoureuse et la plus habile persistance ? Race patiente, à ce qu’il semble, comme la Suisse qui l’avoisine, avec un rayon de soleil de l’Italie, Lyon a travaillé comme une ville du nord, mais avec cet héritage du goût qui lui est venu de Gênes et de Florence, et avec cet esprit d’invention infatigable qui lui appartient à un éminent degré. Considère-t-on les travailleurs ? Combien de qualités rares ! Où trouver plus de dignité personnelle, moins d’ivrognerie ? Où les mœurs sont-elles moins gâtées dans les relations des sexes ? Où l’ouvrier, disons mieux, l’artisan, met-il plus de réflexion, plus d’amour, dans l’accomplissement d’une tâche qui lui plaît ? Il a trop de goût pour le spectacle, pour certaines dissipations dispendieuses, comme le café chantant, cette invention moderne qui paraît avoir pour effet de répandre tout autre chose que le goût de la musique. Ajoutons qu’en général ces plaisirs sont pris en famille. L’ouvrier de Lyon a d’ailleurs la même originalité dans ses défauts que dans ses qualités : il est rêveur ; il n’a pas la gaîté, l’insouciance habituelle de l’ouvrier de Paris, l’indifférence sensuelle de tel autre ouvrier des villes d’industrie. On l’a vu pieux, dévot même, et si ce trait s’est en partie effacé, il n’a pas disparu sous l’indifférence fréquente, et bien que M. Reybaud en ait vu, ceci est un signe du temps, qui se plaisent à se dire positivistes. Le type le plus pur de cette classe, l’ingénieux inventeur Jacquart, était très religieux ; mais cette disposition rêveuse pourra aussi être tournée aux réflexions chagrines, au mécontentement, à la chimère, et, avec l’humeur susceptible qui s’y joint, aboutir à l’utopie, au socialisme. Moins habituellement débauché que d’autres, il pourra plus facilement devenir fanatique. On a vu à Lyon cet homme, d’ordinaire tranquille et casanier, transformé tout à coup en insurgé redoutable, et des insurrections commencées au nom de simples difficultés de contrats de travail, dégénérer en revendications sociales d’une toute autre portée. N’est-il pas à noter que « c’est à Lyon, en effet, c’est-à-dire non dans une ville de grande manufacture, mais de fabrique morcelée, que le socialisme révolutionnaire a commencé à inscrire sur son drapeau déployé en pleine guerre civile ses plus menaçantes formules ? Eh bien ! cela seul pourrait être un symptôme des inconvéniens d’un système de travail qui, moralement, comme sous le rapport matériel, a des conséquences fâcheuses, d’un système qui peut se défendre par la coutume, offrir certains avantages relatifs, comporter enfin quelques améliorations, mais qui, par son mode de répartir les tâches, met en présence des intérêts difficiles à débattre, Il contribue pour beaucoup à cette aigreur des relations, à cette sourde irritation qui gronde sans cesse au fond des cœurs. Partout, dit M. L. Reybaud, règne une indépendance ombrageuse. Si cette attitude est celle du chef d’atelier vis-à-vis du fabricant, celui-là la trouve à son tour dans ses compagnons. Dans le même système compliqué de rouages difficiles à supprimer, les relations entre l’ouvrier mal disposé et le fabricant souvent froid, parfois hautain, sont encore envenimées par des intermédiaires trop sujets à des abus de pouvoir. Comment dès lors avoir assez d’égards pour les personnes, mettre plus de grandeur, comme cela serait nécessaire, dans le règlement des affaires ? L’apprentissage vaut-il mieux dans ce système, qui conserve à l’intérieur certaines apparences patriarcales ? On doit reconnaître trop fréquemment qu’il est défectueux par abus des forces de l’apprenti, par un manque de souci trop complet de l’éducation morale de l’enfant, abandonné à ses mauvais instincts et livré aux mauvais exemples. Ce n’est pas là malheureusement un fait exceptionnel. A Lyon, les contestations nées de l’incurie et des abus des petits fabricans à l’égard des apprentis, ou qui ont leur source dans les manquemens de ceux-ci, sont très fréquentes. Ainsi l’auteur nous fait voir la lutte à tous les degrés dans cette fabrication où les différends entre ouvriers sont encore plus nombreux que ceux qui s’élèvent entre travailleurs et fabricans. Il faut modifier le système, mais on doit aussi agir sur les volontés malades, qui en aggravent les inconvéniens intrinsèques. Il est nécessaire de chercher les remèdes dans l’enseignement moral ; on doit les chercher aussi dans le progrès intellectuel des agens de la production à tous les degrés : mieux éclairés, ils comprendront mieux leurs intérêts ; sous ce dernier rapport, Lyon du moins est dans une excellente voie. Jamais en aucune ville les moyens de s’instruire utilement dans sa profession n’ont été à ce point prodigués à l’ouvrier.

La fabrication ne peut-elle admettre, ou même provoquer, constituer elle-même des moyens de moralisation plus directs ? La réponse à cette question forme une des parties les plus curieuses de cette étude. Par exemple la fabrique rurale, ou du moins établie dans de petites localités que la campagne environne, offre certains avantages. On le remarquera pour telle fabrique de moyenne étendue, Viersen par exemple, dans la Prusse rhénane (M. Louis Reybaud ne fait pas toujours ainsi l’éloge des villes de fabrique allemandes). Il se rencontre là une combinaison de la vie agricole et de la vie industrielle qui se recommande à plus d’un titre. Les mœurs y gagnent comme la santé. Le tissage n’y semble qu’un complément de travail et de salaires ajouté à l’exploitation rurale. Le même fait se retrouve dans certains environs de Lyon, de Saint-Étienne, ailleurs encore. Il arrive dans ce cas que, par un heureux partage d’occupations, les hommes vigoureux peuvent aller aux champs pour les labours et les semailles, tandis que les adolescens et les femmes restent au logis pour y tisser le velours ou le taffetas. Dans de telles conditions, le travail des femmes n’a guère que des avantages. Il ne détruit pas le ménage : il ajoute au revenu de la famille ; il se fait pour la fabrique d’une manière plus économique. Un curieux exemple de manufacture rurale, près de Bâle, montre comment le régime manufacturier peut lui-même servir à moraliser les populations, quand les ouvriers s’y prêtent. Dans le cas que décrit l’auteur, c’est-toute une population de jeunes ouvrières qui entre vers l’âge de douze ans dans l’établissement ; elles y passent quatre années à leur grand avantage. La manufacture, située au sein d’un pays riant et agreste, paraît ici comme une sorte d’école professionnelle. L’éducation industrielle s’y achève, l’instruction s’y complète, et l’enseignement religieux et moral y tient une place qu’il n’aurait pas toujours au même degré dans toutes les familles. Il faut y joindre une hygiène parfaite pour la nourriture, les dortoirs, les promenades et les jeux, et avec cela, très peu de peines disciplinaires. Comment s’étonner que ces jeunes filles veulent souvent rester après le terme du contrat expiré ? Sans être ténus sur le même pied, la plupart des établissemens consacrés à la soie dans ces régions favorisées offrent des règlemens qui ont souci de l’instruction et de la moralité des plus humbles auxiliaires de l’industrie. A Zurich, le patronage est pris au sérieux par les entrepreneurs ; il s’exerce avec soin dans ces fabriques disséminées au bord du lac. Combien il est rare qu’on voie là s’élever de ces conflits qui enveniment ailleurs les rapports des capitalistes et des travailleurs ! On a été justement frappé enfin d’autres exemples pour la France même, dans lesquels la religion a été employée comme moyen direct de moralisation. Je veux parler de ces manufactures établies à Jujurrieux, à la Séauve, à Tarare, qui occupent, loin des séductions des villes, dans des conditions particulières d’internat, des milliers de jeunes ouvrières dirigées par des religieuses. On ne peut contester les bienfaits que retirent de cette éducation et de cette vie disciplinée toutes ces jeunes filles, au point de vue de l’innocence des mœurs, du bien-être, des honnêtes principes, de l’instruction spéciale qu’elles en remportent et dont elles continueront à profiter. Très partisan de la liberté de conscience, M. Louis Reybaud se plaît d’ailleurs partout à rendre hommage à la puissance du sentiment religieux pour améliorer les mœurs, comme il signale la perturbation et le ravage que l’irréligion cause dans de grands centres. Il a eu occasion, dans un de ses précédens ouvrages, d’examiner les systèmes de morale qui veulent remplacer non-seulement le sentiment religieux, mais le principe du devoir et de l’obligation morale, par des idées de fraternité vague ou par la règle sèche de l’intérêt bien entendu, tel que l’enseigne Jérémie Bentham. Insuffisantes même pour l’homme éclairé qui se dirige par la réflexion et le calcul, ces théories lui paraissent à plus forte raison impuissantes à refréner les passions dans les masses instinctives. Elles ne leur enseignent ni la force morale qui lutte, ni la résignation qui accepte, ni l’espérance plus élevée qui console des misères et des injustices. Par là, cette cause morale de faiblesse devient en outre une cause de trouble en lançant les imaginations à la poursuite acharnée d’un idéal tout terrestre.

C’est à propos de la soie que l’auteur présente une observation qui n’est pas d’ailleurs spéciale à cette industrie : nous voulons parler du peu de proportion exacte de l’épargne avec le salaire pour les individus, et quelquefois pour des catégories presque entières. Tel gagne moins et pourtant économise. Tel gagne plus ; non-seulement il n’économise pas, il s’endette. On n’en saurait conclure que le salaire élevé soit par lui-même un mal, ce qui serait immoral à la fois et contraire à l’histoire, laquelle nous montre que c’est seulement par les salaires accrus et la lente formation des capitaux que l’élévation du niveau a pu se faire dans les degrés inférieurs ; mais la conclusion qui sort de cette observation, c’est celle que nous allons retrouver sous plus d’une forme, celle qu’on a déjà entrevue : au fond, le problème reste éminemment moral sous l’enveloppe industrielle qui si souvent le cache aux regards.


IV

Les deux autres grandes industries textiles, étudiées successivement par M. Louis Reybaud, en nous montrant la manufacture dans son plein développement, permettent mieux encore d’en apprécier les effets particulièrement de l’ordre moral sous d’autres aspects.

Pour prendre d’abord à part un des élémens du problème, l’élément de l’art et du goût, qu’on disait perdu avec le rôle amoindri du travailleur à la main, on ne voit pas que, dans cette grande industrie du coton, la manufacture, armée de la puissance mécanique, lui ait nui ; loin de là. Elle a multiplié le nombre des artisans habiles, des excellens dessinateurs, et l’impression sur étoffes a pu faire, de cette matière de chétive apparence, un véritable produit de luxe en bien des cas. La plupart des remarques de l’auteur de l’enquête relativement à la concurrence que l’étranger cherche à nous faire au sujet de la soie ne seraient pas déplacées pour le coton. Ce parvenu plébéien a pu sans affectation se donner aussi, dans des produits d’élite, des airs d’aristocratie, et il s’est introduit dans les classes riches après avoir défrayé les populations peu aisées. Malgré les efforts faits par l’étranger, qui n’ont pas été toujours malheureux, et en dépit chez nous de déviations que M. Louis Reybaud traite avec une juste sévérité, le goût reste le secret de notre supériorité. On fait au dehors des tissus aussi riches, on n’en fait pas d’aussi beaux. La preuve que c’est bien là une qualité native ou traditionnelle, qui dépend de la race ou de l’éducation, non du climat, c’est qu’elle s’étend à toutes les régions. On retrouve le goût dans les brumes du nord comme dans les pays privilégiés par le soleil, associé aux plus vils métaux comme à l’or, aux plus grossiers textiles presque autant qu’à la matière première que le ver à soie livre au travail comme une richesse déjà payable au poids de l’or. Ce n’est pas sans raison que M. Louis Reybaud compare l’imitation industrielle à la traduction littéraire, où les beautés s’atténuent fort quand elles ne disparaissent pas, ajoutant que l’on copie nos modèles, comme on parle notre langue, « avec un accent étranger. » Servile ou maladroite, la contrefaçon ne saurait faire l’illusion de l’inspiration absente. Cela soit dit sans contester que d’agréables produits puissent sortir des fabriques des autres pays dans la confection de ces étoffes brillantes qui ont pour base le coton soumis à de merveilleuses métamorphoses.

M. Louis Reybaud rend hommage au travail, et surtout au travail inventif. On le voit à l’intérêt ému avec lequel il parle d’Oberkampf, de Richard Lenoir, d’Heitman, et de plusieurs autres. Si Oberkampf réussit, quelle destinée que celle des deux autres grands inventeurs que j’ai nommés ensuite ! Ne soyons pas indifférens non plus à l’égard de ces travailleurs modestes qui ont beaucoup contribué aux inventions et aux perfectionnemens. C’est à bon droit que le travail se montre fier de cette part de génie, comme a pu le voir encore naguère dans certaines enquêtes ouvrières écloses à propos des expositions industrielles. Le travail aime en ce moment à s’attribuer l’invention, la grande, à laquelle les savans ont bien pourtant quelque chose à prétendre, comme la moindre, celle qui rend certaines tâches plus expéditives, ou permet de les mieux accomplir. Cette fierté du travail est un sentiment trop noble et trop encourageant pour que l’on songe à lui chicaner les titres qu’il fait valoir, pourvu qu’il ne ferme pas les yeux systématiquement sur les services du capital, et qu’à un orgueil trop exclusif il ne mêle pas un dénigrement qui serait de sa part une véritable ingratitude. M. Louis Reybaud, qui ne néglige jamais de faire la part du travail, porte à chaque instant témoignage des incroyables efforts du capital et de son initiative si hardie au début des entreprises. Quels risques courus, bravés jusqu’à la témérité, avec des alternatives de succès et de terribles retours de ruine ! Quelles épreuves de tout genre venant tantôt des choses, tantôt des hommes ! Combien à tort le spectacle plus apparent de quelques fortunes brillantes a-t-il effacé jusqu’à la trace de tant de sacrifices ! Amour du gain, dit-on, passion de s’enrichir. Non pas si absolument qu’on se l’imagine, quelque légitime et nécessaire que soit ce mobile dans l’industrie. Mais dans ces persévérans efforts quel désir aussi de faire de grandes choses ! quelle passion de créer ! Que serait devenu le travail sans une telle initiative ? où en serait-il aujourd’hui ?

Cette concordance des intérêts du travail et du capital, si obstinément niée, est un des enseignemens les plus clairs et les plus salutaires que l’auteur de l’enquête tire du spectacle des industries et du progrès de la manufacture. C’est ainsi que, laissant parler les faits, il montre comment, dans l’industrie du coton, le capital a, malgré les apparences qui inquiétaient au début, servi les intérêts du travail. Qu’était-ce en 1760 que le coton, même en Angleterre ? M. Louis Reybaud nous le dira : une industrie de famille. A l’aide de la filature au rouet ou au fuseau et d’un tissage opéré par des métiers informes, elle produisait dans son siège unique, à Manchester, une valeur de 5 millions de francs. Que va-t-elle devenir, grâce aux applications hardies faites par le capital des grandes inventions mécaniques, depuis le spinning-jenny, d’où devait sortir le banc à broches, depuis le mull-jenny, qui multiplie les broches extraordinairement, jusqu’au self-acting qui, se renvidant de lui-même, achève de consommer une grande économie de main-d’œuvre ? On arrive à ce résultat à peine imaginable, que trois ouvriers suffisent aujourd’hui pour la même tâche qui exigeait autrefois cinq cents fileuses à la main. Le travail humain va donc être dépouillé ? Qui ne sait le contraire ? En vain le travail mécanique fait-il la besogne, dans la filature seule, de plus de trente millions de bras ; tout le monde sait que l’emploi des bras et aussi des intelligences qui trouvent à se placer dans cette industrie a prodigieusement augmenté. M. Louis Reybaud donne là-dessus des calculs précis. Il suffit de rappeler que la consommation de ce tissu a été portée, en soixante années, dans le monde, de son ancienne valeur de 20 à 25 millions de francs, à une valeur d’environ 4 milliards 1/2 pour comprendre quel appel a dû être fait au travail humain. Au moment de l’enquête, il y avait 400,000 ouvriers seulement, en Angleterre, employés à la fabrication du coton ; 4 millions de personnes vivaient de cette industrie plus ou moins directement. Tout un monde de salariés, d’agens, rétribués souvent de la façon la plus avantageuse, s’est greffé, pour ainsi dire, sur cet arbre aux rameaux de plus en plus vigoureux et multipliés.

C’est ainsi encore que M. Reybaud jugera les effets purement moraux qu’a pu avoir la grande manufacture dans l’industrie du coton. Il ne dissimule pas les côtés affligeans : pourquoi tairait-il les progrès ? Pourquoi ferait-il un crime particulièrement à la manufacture de mœurs et de vices qui ont des causes plus générales ? Par exemple, est-ce la faute de l’auteur de l’enquête si c’est le plus souvent dans des cités alors étrangères à la grande manufacture qu’on a vu se manifester le paupérisme dans la production du coton sous les traits les plus repoussans ? Est-ce sa faute si aujourd’hui encore les métiers à la main qui, dans plusieurs régions, luttent avec une énergie désespérée en face de la manufacture, et se maintiennent en un plus grand nombre qu’on ne le pourrait croire, montrent des salaires misérablement bas, une exploitation par les intermédiaires qui se fait sentir douloureusement, une moralité qui fléchit sous le poids de l’angoisse et de la privation ? Est-ce sa faute si les salaires moyens dans les manufactures ont rendu la vie moins nécessiteuse, l’épargne moins difficile, si même il est des cas plus nombreux qu’on ne pense où le salaire a pris des proportions qui influent heureusement sur les conditions morales de la vie ? Le tisserand anglais touche 1,500 ou 1,800 francs de revenu, souvent davantage. Pesez bien les conséquences de ce fait. Est-ce à dire seulement qu’il mange mieux, qu’il est mieux vêtu, mieux logé, les objets de première nécessité ayant baissé de prix en Angleterre ? Il s’ensuit un résultat plus grand : la famille est reconstituée, la femme travaille chez elle, redevient ménagère. Qu’est-ce alors qu’un ouvrier ? C’est un commis, un employé, avec moins d’exigence de tenue.

Bien plus, le régime manufacturier lui-même a servi la cause des réformes morales en des cas assez nombreux pour que l’on doive cesser de les considérer comme des exceptions sans avenir. On en cite plus d’un modèle. Le plus remarquable d’entre eux a été placé sous nos yeux par M. Louis Reybaud dans un détail qui indique toute l’importance qu’il y mettait. Pourquoi faut-il qu’un douloureux souvenir s’y joigne pour nous ? Je n’ai pu relire sans un serrement de cœur les beaux chapitres consacrés à l’Alsace industrieuse, surtout à Mulhouse. Où peut-on mieux sentir ce que nous avons perdu en nous séparant de cette grande cité qui formait la transition entre l’Allemagne et la France, et semblait être à l’industrie ce que Strasbourg était à la science et aux lettres, un point intermédiaire entre deux génies mieux faits pour se compléter que pour se combattre ? Qui croirait que l’on trouve ce centre manufacturier un des plus mal notés dans les anciennes enquêtes qui datent de moins de quarante ans, pour la mortalité et la criminalité ? Malgré les ombres qui pouvaient subsister, c’était une régénération ! M. Louis Reybaud a le premier, avec cette étendue et cette insistance, fait connaître à la France ces cités ouvrières si souvent proposées en exemple depuis lors, lesquelles, loin de ressembler aux demeures qu’on désignait auparavant sous ce nom et qui ne rappelaient que des idées de communisme désagréables, inauguraient pour l’ouvrier la propriété individuelle par la possession d’une maison avec un jardin. On connaît ce procédé ingénieux d’annuités de loyers dont une partie agit comme amortissement. Petit théâtre, mais bien grands résultats ! Il était démontré que l’ouvrier nomade des manufactures pouvait prendre, grâce à la propriété devenue accessible à son travail et à son économie, des habitudes plus morales. La famille pouvait se refaire ! Il y suffisait en certains cas de l’intervention généreuse des chefs d’entreprise compatible avec un habile calcul. L’épargne et l’instruction étaient susceptibles de recevoir la plus remarquable organisation au profit de ces ouvriers voués, disait-on, à la misère intellectuelle et morale. Il était de même établi que la puissance productive du capital gagne à tout ce qu’il peut faire pour moraliser le travail. L’honneur de Mulhouse est d’avoir pris cette importante initiative. L’exemple a été plus d’une fois suivi. En ce moment même, d’autres ; cités commerçantes entrent plus complètement dans cette voie du progrès populaire. Restons reconnaissans à la cité française de cœur qui a encouragé leurs efforts.

C’est enfin à propos de l’industrie du coton que M. Reybaud s’est trouvé conduit à rechercher si réellement la manufacture exerce une influence funeste sur le développement du crime et du vice. La question même lui paraît devoir être parfois généralisée davantage. Ce n’est plus alors la manufacture seulement, c’est l’industrie qui est en jeu. Or n’est-ce pas un fait qui doive faire réfléchir que le plus grand développement de criminalité appartienne parfois à des circonscriptions agricoles étendues ? N’est-on pas frappé de voir par exemple que dans un ressort généralement agricole, celui de Rennes, on trouve un accusé sur 6,496 habitans, tandis que dans le ressort le plus notoirement manufacturier et industriel, celui de Douai, qui comprend les départemens du Nord et du Pas-de-Calais, on ne trouve que 1 accusé sur 14,696 habitans ? Combien d’autres régions où la balance appliquée aux délits est encore plus favorable aux pays de grande industrie que pour les crimes ! Faut-il en conclure que les villes, mêlées d’élémens dangereux et plus exposées aux tentations, ne commettent pas, dans le cas le plus ordinaire, plus de crimes que les populations rurales ? Non sans doute ; mais de tels faits suffisent pour exonérer le régime manufacturier et l’industrie en général du reproche qu’on lui adresse à titre spécial. En poussant le parallèle plus loin, on verrait dans ces grands centres plus de douceur habituelle, moins d’âpreté au gain et de ce genre d’attentats qu’engendre l’avarice. Les idées y ont plus d’étendue, les besoins y sont plus variés, les sympathies plus vives. Quel esprit de mutuelle assistance dans ces familles ouvrières où la gêne trouve encore moyen de venir en aide à la misère !

L’intempérance est un des principaux chapitres de l’état moral des classes ouvrières. Il n’y a pas lieu de l’imputer exclusivement à la manufacture, et on trouve que les villes de petite fabrique en sont peut-être encore plus infectées. L’ivrognerie est un vice du nord. Or c’est le nord que l’industrie développe aux dépens du midi, plus tempérant et plus paresseux. Il y a donc plutôt là un rapport de concomitance que de cause à effet. Supposez toute autre cause que l’industrie agglomérant les gens du nord : ils se livreront à des excès de boisson.

Il n’en faut pas moins reconnaître que ce vice est une des plaies des centres industriels. La Normandie, la Picardie, le Nord, nous donnent le triste spectacle de cette ivrognerie tournée aujourd’hui vers l’alcoolisme. La morale, l’économie politique, la science médicale, rivalisent ici de plaintes, d’inquiétudes pour l’avenir. Ce vice funeste détruit plus profondément que tout autre l’énergie, les forces intellectuelles et physiques de nos travailleurs. Non moins fatal à la famille, il en épuise les ressources, en abolit la bonne influence par des exemples contagieux qui ont gagné jusqu’à la femme et l’enfant, et en compromet l’existence même par une hérédité de mieux en mieux observée. Maintenant, la part faite à l’action que peut exercer sur ces tristes habitudes l’agglomération urbaine par l’exemple, la camaraderie, comment ne pas ajouter qu’on les voit régner dans des provinces médiocrement industrieuses, comme la Bretagne, où l’on ne peut dire cette fois que le frein religieux manque ? On ne sait que. trop que ces populations, en général honnêtes et qui regardent le vol comme un péché grave, ne paraissent pas se faire la même idée de l’ivrognerie. La vertu a besoin, quoi qu’on en ait paru dire, d’autres garans que la fidélité traditionnelle au rouet et au fuseau. La manufacture, dans l’industrie du coton et aussi de la laine, j’indique celle-ci par anticipation sur ce point si grave, a quelquefois combattu ce vice corps à corps. M. Louis Reybaud confirme à ce sujet la persistance heureuse d’exemples déjà anciens, comme Sedan, où les fabricans ont triomphé de l’ivrognerie, autrefois régnante et aujourd’hui devenue extrêmement rare, non-seulement par un système disciplinaire qui n’a pas été sans efficacité, mais par des moyens bien plus décisifs, les mœurs, la création d’habitations qui permettent la vie de famille. Ainsi, employant plus en grand des moyens encore plus ingénieux, Mulhouse avait réduit dans une proportion notable le nombre des ivrognes. On a obtenu des résultats analogues dans d’autres manufactures. Il faut rendre justice aussi, avec l’auteur de l’enquête, aux résultats souvent favorables à cet égard dus aux sociétés de consommation.

Les mêmes résultats se dégageraient au sujet de la débauche, envisagée comme un fait tombant sous la statistique. Est-ce à dire qu’on doive atténuer les facilités qu’a offertes au libertinage le rapprochement des sexes au sein de l’atelier ? Mais que l’on compare les villes manufacturières avec les autres villes industrielles, où le travail est morcelé. Il n’en faudrait pas juger par des centres comme Manchester, dont l’enquête nous fait la plus lamentable peinture. Si cela se passait habituellement comme dans ce grand foyer de la fabrication du coton, nous serions tenté de donner gain de cause aux censeurs de la manufacture. C’est le libertinage enrégimenté. Comment dans ce cas particulier ne pas mettre en cause la police, qui laisse s’étaler en pleine rue de tels scandales ? Comment ne pas invoquer jusqu’à un certain point la responsabilité des manufacturiers ? Nous ne croyons pas, pour nous, qu’il leur soit permis de se désintéresser à ce point de désordres aussi patens. Comment ! la prostitution s’offre presqu’à la porte de leurs établissemens, et il leur serait possible d’ignorer que ces créatures sont celles dont la vie se passe chez eux et dont le travail aide à leur fortune ! N’est-ce, pas une pure ironie que de décorer de telles turpitudes du beau nom de liberté individuelle ? M. Reybaud le constate : le vice se dérobe dans celles de nos cités qui ont la pire réputation à cet égard, et il est très loin de se produire dans des proportions analogues. Il y a de plus à tenir mieux compte de certaines circonstances négligées ou mal interprétées. On se tromperait en prenant pour mesure de l’immoralité les unions illégitimes et les naissances hors mariage. Très souvent ces unions, si blâmables qu’elles soient, ont un caractère de quasi-régularité et de durée qu’en bon nombre de cas la loi finit par consacrer. Ce mode de vivre, on le reconnaît à regret, est celui de beaucoup d’ouvriers, même rangés, dans les villes manufacturières ; il faut ajouter que les lenteurs légales et quelquefois des obstacles positifs opposés au mariage, surtout pour des ouvriers étrangers, y contribuent fréquemment. Il s’en faut que les seules et même que les principales excitations à la débauche dans les vastes agglomérations urbaines soient celles qu’amènent les rencontres au sortir de l’atelier. Les tentations des grandes villes de luxe en sont l’agent principal. S’efforcer de rendre les ouvriers de manufacture plus moraux n’est pas moins un problème qui s’impose aux villes, à l’état, aux associations, aux manufacturiers eux-mêmes. Malheureusement M. Louis Reybaud affirme que le patronage qu’on pourrait appeler moralisateur est plutôt en décadence, sous quelques formes très attachantes qu’il avait revêtues parfois surtout en Angleterre, comme les divertissemens, les salles de lecture, de consommation, et autres attraits placés dans l’intérieur même de la manufacture. Les ouvriers, froissés dans des luttes de salaires, se sont retirés : les fabricans délaissés se sont refroidis, découragés. Que l’on ne se hâte pas de conclure que rien ne se fasse. En France, comme en Angleterre, l’école, l’instruction sous diverses formes, les institutions de prévoyance, annexées à la manufacture même, ont été souvent essayées avec succès : on ne demande qu’une chose, que les ouvriers s’y prêtent.

N’oublions pas l’ouvrier comme consommateur. Il serait injuste de le faire pour le coton. M. Louis Reybaud rappelle ce que la classe ouvrière y a gagné en hygiène, en propreté. Elle doit à ce tissu de porter des bas et des chemises, un vêtement décent qui peut être souvent renouvelé, la principale part en un mot de cette révolution du costume qu’on a appelée l’égalité visible. Si, chez l’homme, ce tissu est venu compléter la laine plus chère, vêtement des jours fériés, les femmes lui ont été plus redevables encore. Il a doté l’ouvrière, par l’indienne et d’autres variétés, d’un vêtement gai, élégant. Assurément, dans les promenades, dans les réunions du dimanche, la tenue, la dignité trouve son profit à cette mise plus convenable. C’est un des meilleurs progrès dus à la manufacture et un des plus incontestables.

L’industrie de la laine, qui forme dans l’enquête un volume à part, et qui offre une importance si exceptionnelle, puisqu’elle représente en France une création de valeurs annuelles de un milliard, ne fait que vérifier les mêmes idées générales. Je n’y signalerai que ce qui peut être indiqué sans tomber dans des redites communes à toutes nos industries textiles, et de manière à mettre en saillie, à côté du mal, les progrès accomplis et le bien en train de se faire, si les idées fausses et les instincts égares ne se mettent à la traverse. Quels admirables perfectionnemens dans l’outillage ! Quels raffinemens dans la main-d’œuvre ! Quel travail devenu constamment plus fructueux ! Combien d’inventions qui ont dessaisi la main de l’homme en développant la part de l’intelligence et en accroissant le nombre des travailleurs ! Quelle place tenue par le goût ! Que l’on compare, sous le rapport de l’hygiène des grands établissemens, et même des établissemens de moindre étendue, l’enquête de M. Villermé et celle de M. Louis Reybaud : il semblera souvent que l’on n’a affaire ni à la même industrie, ni à la même époque ; on croirait qu’un siècle s’est écoulé. On suit, dans ces descriptions si précises sans tomber dans l’abus du technique, les perfectionnemens mécaniques avec les progrès qui ont permis à l’air et à la lumière de circuler abondamment dans de vastes salles, assainies par les moyens les plus ingénieux. Autrefois, même dans des centres importons, les laineurs travaillaient les pieds dans l’eau : ils étaient sujets à des maladies des membres inférieurs ; aujourd’hui ils travaillent sur un plancher isolé du sol ; les maladies ont disparu.

Il n’est pas facile de comprendre dans un jugement qui s’applique à tous les grands foyers de cette industrie, les variétés encore plus considérables au point de vue moral que sous le rapport matériel qu’on rencontre. Sans essayer de caractériser ces nombreux centres, j’en citerai quelques-uns étudiés avec un soin extrême par l’auteur. On y voit ressortir avec certains traits communs bien des différences non moins propres à montrer que la manufacture est loin d’être, pour ainsi dire, égale à elle-même. Ici le mal domine au moins sur quelques points : là c’est le bien qui sort vainqueur de la lutte. Ici les réformes sont lentes, imparfaites ; là elles marchent avec une rapidité, un ensemble qui frappent, et marquent le niveau où il ne parait pas impossible que tous atteignent un jour. On est loin par exemple d’être toujours satisfait de la peinture morale que l’auteur fait d’Amiens. Faut-il conclure qu’à Amiens les fabricans n’ont pas réalisé de très grands progrès ? Est-ce qu’il n’y a pas du bien aussi à dire de ces populations laborieuses ? M. Louis Reybaud y fait voir à l’œuvre une foule de perfectionnemens qui n’existaient même pas en germe il y a moins de trente ou quarante ans, établis en vue de l’éducation intellectuelle et morale des ouvriers, Dans la partie de la population rurale qui se livre à ce genre de travail, on trouve une race ferme et résistante. Que de louables qualités chez le tisserand des campagnes picardes ! quelle habileté de main ! quel esprit ouvert et quel art ingénieux ! Combien de patience, de dextérité chez cet ouvrier qui parvient à fabriquer les étoffes les plus raffinées par les procédés les plus élémentaires ! Mais, s’il y a quelque chose qui plaît dans la condition de ce tisserand, travaillant comme il l’entend et qui n’a de comptes à rendre que le jour où, sa pièce en main, il n’aura plus qu’à la faire agréer et à recevoir son salaire, la contre-partie n’est-elle pas, comme dans presque tous les cas de travail isolé, dans l’irrégularité de ce mode de travail, dans les difficultés qu’il entraîne ici encore entre fabricans et ouvriers ? Même dans la fabrique morcelée reste le fait dominant : ne peut-on se demander si les mœurs n’y perdent pas, si le système manufacturier, malgré ses inconvéniens, ne se révèle pas là aussi par de moindres vices ? Dans le mal moral signalé à Amiens, cette instabilité du travail et des salaires, en moyenne à peine suffisans, entre pour beaucoup, à en croire l’auteur de cette enquête. Par exemple, il voit là une des causes fréquentes de chutes pour les malheureuses ouvrières, livrées parfois pendant des semaines aux tentations du désœuvrement et manquant de ressources. Il a été souvent question de l’intempérance à Amiens. Ce qu’en dit M. Louis Reybaud n’est pas fait pour démentir ce que nous en savions, et il est trop évident que ce n’est pas avec les sociétés de tempérance que l’on peut en venir à bout dans cette ville où elles n’ont réussi qu’à couvrir les buveurs d’eau de ridicule. Comment avoir raison de tant de ménages irréguliers, de tant de naissances illégitimes ? Que dire d’un autre centre de la laine, Elbeuf, qui a pourtant aussi réalisé tant de perfectionnemens, mais où l’on signale bien des sujets de plainte, où les détournemens et les fraudes connus sous le nom de vols de fabriques sont fréquens, où la vente illicite de ces fils soustraits donne lieu à toute une concurrence déloyale, où les forces de l’ouvrier s’usent vite par l’abus des boissons alcooliques et de la débauche, parfois aussi d’un travail excessif ? Ce n’est pas Reims qui nous offrira de suffisantes consolations, bien qu’il y ait là d’excellentes choses à louer, et qu’on reste très frappé de ce qu’y ont fait les fabricans et la ville sous les formes les plus variées pour la charité, l’instruction, l’assainissement. M. Reybaud rend justice à cette population ouvrière qu’il nous peint bonne, serviable, facile à vivre avec ses égaux, très laborieuse à ses heures et fort habile dans son art ; mais les habitudes, les mœurs forment le côté affligeant du tableau comme dans les villes précédentes. Les lectures énervantes ou corruptrices, répandues par les livraisons à bon marché, abondent et contribuent à pervertir la jeune ouvrière. Les fabricans ont bien pu obvier au mélange des sexes dans l’atelier, mais cela n’empêche pas les rencontres et les unions illicites. L’auteur de l’enquête prononce ici un mot grave : le relâchement de l’opinion. S’il en est ainsi, où sera le remède ? Il signale une des plus honteuses plaies de l’industrie : la fréquente immoralité des contre-maîtres. Rien de plus important que de bien établir les conditions dans lesquelles les femmes traitent de leur travail et des conditions de leurs salaires. Il faudra du temps et bien des efforts pour déraciner ces habitudes de dissipation, ces chômages du lundi, ces excès de boisson, lesquels ont pris la forme de l’alcoolisme amenant des affaiblissemens précoces, des tremblemens dans les mains, qui ne permettent plus d’accomplir des tâches délicates, etc.

Est-ce à dire qu’il faille se décourager ? Eh bien ! non. Tournez la page : voyez ce qui s’est fait à Roubaix. Le salaire n’y est pas fort élevé. Les mariages y sont précoces et les charges de famille fort lourdes. Combien de tentations pour se dérober à une vie austère qui ne laisse guère de jouissances en dehors du devoir accompli ! Dans cette ville si attentive à se tenir au courant de tous les progrès et où le capital a tout créé pour ainsi dire contre la nature, il est vrai de dire que les fabricans sont relativement dans une situation meilleure que celle des ouvriers, qui ont juste de quoi vivre. Ce qu’ont fait ces fabricans pour développer l’intelligence, améliorer la condition de leurs auxiliaires, n’en est pas moins merveilleux. Ce qui frappe surtout dans ce que dit de Roubaix l’auteur de l’enquête, c’est de voir que les mœurs y sont satisfaisantes, c’est ce fait bien rare que sur une population de 55,000 âmes on ne comptait en 1864 que 69 ménages irréguliers et 55 enfans naturels. Cette pureté des mœurs s’associe au sentiment religieux et s’y appuie. Ajoutez un développement extraordinaire d’écoles qui sans doute porteront leur fruit dans un salaire destiné à s’accroître avec la capacité professionnelle. Brave population à qui M. Reybaud ne trouve guère à reprocher que de boire le dimanche un peu trop de bière, et sa passion pour le mail, les boules, tous les genres de tir et les sociétés chorales. Sedan, avec son excellent personnel, est dans l’industrie de la laine, à beaucoup d’égards, le digne pendant de Roubaix. On rencontre enfin dans le midi des faits d’un meilleur augure sous le rapport moral. Dans les centres producteurs de laine, on ne voit rien de comparable aux vices qu’on rencontre dans le nord chez les populations ouvrières. Les mœurs y valent mieux que les têtes. On y fait quelquefois des émeutes contre les fabricans. L’ivrognerie et la débauche y sont rares, quoique l’amour du plaisir et la coquetterie n’y manquent pas.

Le trait le plus fâcheux peut-être de la situation générale qu’ait signalé l’auteur, trait commun à presque tous les centres, quoiqu’il s’y trouve fort inégalement, c’est une sorte de parti-pris de se passer du capital. Un socialisme vague, des mécontentemens le plus souvent peu justifiés, une défiance qui s’étend même au bien, quelquefois des essais plus honorables d’association, qui manquaient des conditions de succès les plus élémentaires, indiquent dans la population livrée à cette industrie une situation d’esprit, une tendance des volontés qu’on ne peut voir se développer sans s’en préoccuper. Au reste, cette maladie n’est pas propre aux seules industries textiles et elle n’atteint pas uniquement la manufacture. C’est une triste vérité à reconnaître que, depuis le jour où l’auteur a commencé à étudier attentivement notre régime industriel, ce mal qu’on avait pu croire pendant quelques années apaisé n’avait cessé de couver et a reparu avec plus de gravité et d’étendue dans la population ouvrière.


V

Le fer et la houille, étudiés dans un volume qui clôt l’enquête de M. Louis Reybaud sur la grande manufacture, donneraient lieu à des observations non moins importantes. Le rôle joué par l’élément intellectuel et plus particulièrement par l’élément moral, non moins évident dans ces grandes industries, y revêt un aspect éminemment original. Nulle part n’éclate avec plus de puissance l’intelligente initiative du capital dans la création des foyers de production, dans l’organisation de l’atelier. Il a fallu des hommes supérieurs pour fonder dans ce genre d’exploitation les établissemens qui honorent le génie industriel de la France au XIXe siècle. Il suffit de rappeler le Creusot, Fourchambault, Commentry, Anzin, d’autres établissemens de la Champagne, de la Lorraine, de la Franche-Comté. Que de fois des villages ont été créés sur des emplacemens où régnait le désert, et sont devenus des villes ! Le Creusot et Anzin sont des œuvres prodigieuses dont le détail ne frappe pas moins que l’ensemble dans l’ouvrage de M. Louis Reybaud. L’installation du matériel y impose par sa puissance et son étonnante grandeur, de même que l’organisation du personnel nombreux qui s’y développe hiérarchiquement en tenant compte de la variété des aptitudes et de l’inégalité des services. Ces travaux, accomplis dans des galeries souterraines ou dans des forges et des fonderies, ces appareils gigantesques, sont placés sous nos yeux par l’auteur de l’enquête, qui n’avait jamais mis son talent d’écrivain en un rapport plus complet avec ce qu’il s’est proposé de raconter et de peindre. Cette espèce de poésie propre à l’industrie il en fait passer dans ses pages sévères et animées le sentiment vrai et l’exacte couleur. La manufacture décrite de cette sorte devient un être vivant qu’on voit naître, comme un faible germe d’abord, puis se compléter peu à peu, jusqu’à ce qu’il atteigne les proportions d’un colosse aux milliers de bras mû par une seule pensée. La population si fortement caractérisée des mineurs et des forgerons n’a pas sous la plume de l’écrivain moins de saisissant relief. Ce sont mieux que des tableaux de genre, c’est la réalité elle-même fortement saisie et fixée.

L’impression que nous laisse sous le rapport moral le travail dans les industries du fer et de la houille est généralement satisfaisante. Sans doute il est à certains égards intellectuellement inférieur chez l’ouvrier à celui qu’offrent les industries textiles : l’art et le goût, en raison des matières élaborées, y tiennent d’ordinaire moins de place, quoiqu’il se déploie là aussi des efforts souvent bien ingénieux ; mais ces populations, prises en masses, sont plus saines de cœur et d’esprit. Elles n’ont pas les raffinemens et la susceptibilité irritable des populations sédentaires des cités. Ne les jugeons pas sur leur apparence barbare, qu’elles quittent en sortant de l’atelier, où nous ne les apercevons, souvent au milieu des flammes, que le visage noirci et l’air farouche. Elles participent de la campagne encore plus que de la ville : très souvent elles restent simples, religieuses, morales. Ces qualités ne peuvent être attribuées au climat, puisque c’est dans le nord et l’est que nos principales exploitations sont établies. On a ainsi côte à côte le spectacle de deux populations ouvrières vivant dans les mêmes conditions locales, jusqu’à un certain point dans les mêmes circonstances sociales, les unes trop souvent portées à l’intempérance et à la débauche, les autres sobres, sauf les exceptions, et d’habitudes plus pures. Il y a dans le genre de travail énergique et vraiment viril de ces mineurs et de ces forgerons quelque chose qui maintient leur vigueur morale et physique, quand ce travail n’est pas porté jusqu’à l’excès. Leur lutte quotidienne contre les accidens divers et si terribles, inhérents à ces productions, est empreinte d’un caractère qu’il ne faut pas hésiter à dire héroïque. ils y sont trempés comme à une école de bravoure, de patience, de résignation aussi quand tous les moyens de résistance sont épuisés ou inutiles. Le dévoûment au devoir, l’idée qu’il faut en certains cas se sacrifier pour sauver les autres, font partie de cette éducation qui naît de la nature du travail même. On en trouve dans ce volume des exemples qui vont jusqu’au sublime, le meilleur et le plus vrai, le sublime simple et qui s’ignore. Ils seraient dignes d’être à l’ordre du jour de l’industrie. C’est de l’armée, on le croirait, que ces hommes reproduisent les vertus fortes et généreuses, comme ils en subissent sous certains rapports la discipline.

Pourtant M. Louis Reybaud ne pouvait dissimuler un regrettable revers de médaille qui les rapproche des autres industries. Les coalitions et les grèves sont célèbres dans ces branches de la manufacture, et elles n’ont que trop fait voir combien ces hommes d’ordinaire bons et soumis peuvent s’y montrer terribles : s’imposant alors les plus dures privations, luttant pendant des mois, ne cédant qu’à la dernière extrémité, bravant la mort, et n’hésitant pas toujours à faire le coup de feu. Il faut reconnaître pourtant que, dans ces redoutables conflits industriels, ils n’ont pas toujours eu les torts de leur côté. N’avaient-ils pas quelques droits récemment à prétendre, en Angleterre, que leur journée fût trop longue, leur paie non suffisante ? Ils ont fait réduire le travail à neuf heures, au risque d’augmenter les frais de production et de renchérir la denrée, de plus en plus coûteuse, et qui, quant à la houille, le deviendra toujours plus, en raison d’un épuisement croissant, inévitable avant deux ou trois siècles peut-être. La politique ne s’est mêlée qu’exceptionnellement et dans les plus mauvais momens à ces grèves dangereuses. Les travailleurs, malgré les difficultés qui partout naissent du soin même qu’on prend de s’occuper d’eux, n’ont pas rompu dans ces industries avec le capital tout lien de reconnaissance et d’affection. Ils ont toutes sortes de raisons de s’en souvenir. En réalité on ne peut qu’admirer ce que le capital a fait pour le travail, à l’aide des sacrifices les plus considérables dans ces vastes établissemens. L’unité de direction, la pensée suivie, qui se transmet en se perfectionnant, pour fonder et améliorer les institutions favorables aux ouvriers, s’y sont manifestées par les résultats les plus bienfaisans pour les valides et les non valides. Cette organisation est ce qu’il y a en ce genre de plus achevé jusqu’à présent. L’expérience a dû passer par des tâtonnemens nécessaires ; le bien a eu ses étapes : ce n’est pas immédiatement qu’on parvient à arrêter, dans cet art encore nouveau, les bases de la répartition du travail, de la rémunération proportionnée aux services, la mesure dans laquelle on peut supprimer les peines disciplinaires, les moyens d’épargne et des secours combinés avec l’aide de l’administration. Il n’est pas facile de trouver le moyen terme, où, sans attenter à la liberté, on agit sur les ouvriers efficacement, il n’est pas facile de faire comprendre aux travailleurs, par l’expérience de leur faiblesse et de leurs entraînemens, qu’il peut être dans leur intérêt d’accepter certaines précautions qui les préserveront de leurs propres écarts. En ce genre les pensions de retraite sont une de ces nouveautés industrielles qui assurent à l’ouvrier libre les mêmes avantages qu’à l’employé ou fonctionnaire, à celui qui dans l’usine remplit le rôle d’agent administratif. Tous les moyens d’organisation que nous avons indiqués dans les autres sortes de production manufacturière par l’instruction, l’assistance, l’épargne, se retrouvent là fort en grand, quelquefois joints encore aux combinaisons ingénieuses et fécondes qui rendent le bon ouvrier propriétaire d’une maison.

Il semble qu’on n’ait qu’à continuer dans cette voie excellente pour réaliser les progrès les plus satisfaisans. Telle est du moins la conclusion générale que nous serions disposé pour notre compte à tirer de cette enquête, si bien menée par un économiste qui est aussi un moraliste clairvoyant. Il serait à souhaiter qu’on n’eût qu’à rester sur cette parole d’espérance. Malheureusement l’impression est plus compliquée. D’une part, l’enquête oppose une réponse décisive à des craintes exprimées souvent sur un ton prophétique relativement à l’abaissement du travail et de la condition intellectuelle et morale des hommes. Elle ne répond pas moins à cette prédiction menaçante qui annonçait que les moyens établissemens allaient tomber successivement, absorbés par les colosses industriels, tellement que le travail ne serait plus rien qu’un accessoire, l’individu une simple unité numérique, l’industrie tout entière une féodalité oppressive, organisée au profit d’un petit nombre. Ces prédictions, dont un esprit aussi judicieux que Tocqueville s’est lui-même rendu l’écho, ne se sont pas réalisées ; le capital ne s’est pas plus absorbé dans les mains d’une minorité que la petite propriété foncière n’a réduit le sol en poudre, selon une autre prophétie ; la concurrence y a mis ordre pour la plupart des établissemens qui n’appellent pas la concentration en vertu de circonstances particulières, et elle continue à faire bonne garde.

Quant au problème moral, il n’a pas cessé d’être alarmant. L’enquête nous a bien montré qu’il n’est guère possible de soutenir que la manufacture l’aggrave, elle nous a montré que le travail industriel n’est pas incompatible avec les moyens de le résoudre ; mais si la situation s’est améliorée sur certains points, elle ne l’est pas partout, et elle présente des symptômes nouveaux d’une incontestable gravité. Ce qui est grave en effet, c’est l’espèce de parti-pris qu’on remarque fréquemment dans cette corruption autrefois naïve, c’est le ton de défi avec lequel, au moins dans un certain nombre de grandes villes, elle semble se dire légitime, comme si elle ne faisait que revendiquer la part de jouissance à laquelle tout homme en ce monde est censé avoir droit. C’est, dans ce cas, l’esprit qui contribue à dépraver le cœur par ses sophismes. La malveillance à l’égard de la classe qui possède est l’autre trait plus répandu encore de la même situation. Voici quatre volumes sur l’état des populations industrieuses : or, quel est le titre du dernier chapitre ? L’Internationale ! C’est-à-dire que nous restons sur une menace ; menace déjà suivie d’effet, et qui, abdiquât-elle pour un temps la violence, n’en garde pas moins ses visées. Lisez les enquêtes de nos ouvriers délégués aux expositions, écrites sur le ton le plus pacifique, avec une honnêteté et une conviction qui, la plupart du temps, frappent tout esprit impartial. Ce que la majorité demande n’en a pas moins une gravité extrême. Le capital y garde en partie les traits d’un spoliateur. Les formules trop révolutionnaires paraissent souvent atténuées : le fond reste ; on veut des combinaisons qui, en fin de compte, enlèveraient au capital une partie de ses droits les plus légitimes et qui le décourageraient au préjudice des travailleurs eux-mêmes, Le mot d’ordre c’est : plus de patronage ! Ainsi tous ces services, si lentement, si difficilement organisés en faveur des ouvriers, on déclare n’en vouloir plus ! Faut-il donc donner à cette fière prétention des ouvriers d’agir tout seuls les beaux noms de dignité et de self-government ? Au fond, ce ne serait, si cette devise se généralisait et persistait, que le plus fol orgueil, on doit ajouter le plus maladroit, à moins qu’il n’ait cessé d’être contraire à la nature des choses que les plus faibles, les plus ignorans et les plus pauvres puissent se passer absolument de l’appui et du concours des mieux placés dans l’ordre social. Un tel isolement, les vrais amis de la classe ouvrière ne sauraient trop le lui répéter, ne peut que lui porter malheur. Si elle repousse comme une injurieuse tutelle les avances du capital, elle pourra sans doute lui faire de cruelles blessures, mais celles qu’elle se fera à elle-même seront plus profondes encore. Que sert-il d’ailleurs de dire qu’on veut se passer du concours des entrepreneurs sous prétexte que l’on est majeur, si en même temps on fait appel à la société pour en obtenir des subventions et des secours que tous paient par l’impôt ?

Nous conclurons en affirmant que le problème, quel que soit celui de ses termes auquel de préférence on s’attache, est, dans son état présent, plus intellectuel encore que matériel, car la question de salaire et de bien-être ne peut manquer d’être résolue d’une manière plus satisfaisante, le passé en est garant, avec un accroissement de capacité ; mais le même problème est encore plus moral qu’intellectuel. Non pas que l’intelligence mieux éclairée n’agisse aussi sur la volonté. De saines notions sur le devoir, des connaissances économiques plus exactes, peuvent beaucoup : il restera pourtant à vaincre les obstacles qui, par le vice ou les erreurs qui naissent de la passion, empêchent ou neutralisent la salutaire impression des idées justes d’avoir tous ses effets. L’avenir dira si nos populations ouvrières ne devront cette sagesse qu’à des expériences réitérées à leurs dépens, ou si elles arriveront d’elles-mêmes à des dispositions plus accommodantes ; il dira si elles deviendront capables d’un sentiment moins exagéré de leurs droits et plus exact de leurs devoirs. Il est certain que, dans l’état où sont toutes les autres parties de la question dite ouvrière, cela seulement importe. Ce point perdu, tout le serait ; ce point gagné, tout est sauvé.


HENRI BAUDRILLART.