Une Enquête aux pays du Levant/09
Au seuil d’Antioche, sur le pont de l’Oronte, un homme s’approcha rapidement de notre voiture, nous nomma et se nomma. Il tenait à la main une lettre des Pères Capucins, une invitation à venir loger chez eux. Depuis deux jours, il nous attendait là. Nous le suivîmes. L’humble maison de bon accueil ! Quelle amitié nous y reçut ! Pauvreté, silence, gentillesse, tout y touchait le cœur et reposait des voyageurs exténués. La petite cellule respirait la saine odeur d’un large lavage au pétrole, qui fut répété chaque matin. Pas de punaises, pas de moustiques. Un petit déjeuner remarquable.
Mais je m’attarde aux choses secondaires. On pense bien que, sans plus attendre, j’eus à visiter, avec la pompe accoutumée, les classes de mes hôtes. Des petits gros Turcs, bien râblés, après nous avoir donné un échantillon de leur culture intellectuelle, passèrent à la culture physique et firent superbement leurs exercices respiratoires, en chantant à notre gloire une chanson que les Pères leur avaient apprise.
— Vous voyez, me disent ceux-ci, nous avons à cette heure soixante-cinq élèves. Nous leur donnons l’enseignement primaire français et arabe, et, pour lutter avec la mission anglaise, nous avons ouvert un cours d’anglais. Soixante-cinq petits garçons ! Nous en aurions aisément trois cents, Grecs, Arméniens, Musulmans, mais nous sommes si pauvres ! Songez qu’il n’y a pas douze de ces enfants pour nous payer. Et combien ? Quarante-cinq francs par an. Quant au Gouvernement français, il nous donne une allocation annuelle de trois cents francs. Aussi vous voyez dans quels locaux étroits nous sommes confinés… Malgré notre misère pourtant, depuis cinq ans, au fur et à mesure des occasions, nous avons acheté pour quinze mille francs de terrains contigus à notre résidence. J’ai en vue deux petits immeubles… Ils nous coûteraient dix mille francs… Avec vingt mille francs de bâtisses et de frais, en tout une affaire de trente mille francs, nous serions installés de manière à faire de l’effet sur la population. C’est dur ! Nous nous heurtons à un fanatisme extraordinaire des Grecs orthodoxes, soutenus avec une grande vigueur financière et politique par la Russie…
Des garçons, nous sommes passés aux filles. Elles sont une centaine, sous la direction des sœurs de Saint-Joseph de Lyon, et parlent un peu le français. Parmi elles, quinze orphelines, arrachées au massacre de 1909. Une petite de cinq à six ans me tend un bouquet. C’est la favorite des religieuses. Quand elles la recueillirent, son père et sa mère égorgés, elles durent d’abord lui trouver une nourrice. Tout cela pauvre, charmant, bien noble. Ces dames et leur petit monde occupent un immeuble « sans façade sur la rue » (ce qui les désole) à raison de neuf cents francs par an.
— Mais, continuent-elles, à chaque renouvellement de bail, le propriétaire, exploitant l’embarras où nous serions de déménager, augmente ses prétentions. Nous voudrions acheter un terrain et faire construire. Avec quel argent ? La France nous attribue pour notre école des filles cinq cents francs par an ; et de nos petits élèves, quasi personne ne paye. Ah ! nous trouverions des orphelines tant que nous voudrions, si nous pouvions les nourrir gratuitement. Les Américains en ont eu beaucoup après les massacres…
Ainsi me parlent les capucins et les sœurs de Saint-Joseph, et enfin ils me dévoilent leur grande pensée : fonder un hôpital ou tout au moins un dispensaire. Pour venir à bout de toutes ces ambitions, collège de garçons, collège de filles, orphelinat, dispensaire, ils demandent soixante mille francs :
— Quel que soit l’établissement étranger, allemand, ou italien, qui viendra s’installer dans cette ville, d’emblée il obtiendra de son gouvernement une subvention de première installation au moins égale à cette somme. Je l’affirme d’après ce qui se passe dans des villes voisines. Eh bien ! la France, qui a partie liée avec nous à Antioche, ne sent-elle pas son intérêt de nous aider ? Elle sait bien qu’au temps des massacres de 1909, nous tous, religieuses et missionnaires, nous lui avons fait honneur.
« La France sait… » Mais c’est la question, mes Pères ! Tandis que je visite les deux écoles, j’ai été rejoint par notre consul, M. Albert Potion. Voilà un homme ! Mais qui le connaît ? Je puis le peindre en toute liberté, aujourd’hui qu’il est mort ; et je ne ferai pas d’éloquence d’épitaphe, car je copie quelques lignes de ses états de service : « Pendant la crise de 1909, se trouvant à Beyrouth, sur le point de partir en congé, il apprend les massacres d’Antioche, revient en toute hâte à Alep, et rejoint son poste en pleine insurrection. Il use de son autorité pour des Arméniens cachés, et sauve des vies en les plaçant sous sa protection. Le commandant du navire anglais en mission communique ce court rapport « M. Potton domine la situation et le calme est rétabli. »
Des mots bien froids. Mais voyez ce qu’ils contiennent. À Beyrouth, un débat intérieur : « Je suis en congé. Est-il nécessaire que je revienne ? » Au retour, d’Alep à Antioche, de grandes chances d’être massacré par les bandes qui battent la campagne. À Antioche, il prêche, il menace les autorités ottomanes, complaisantes aux massacres, et même couvertes de sang ; il hospitalise chez lui, pendant plus de deux mois, plus de cent femmes et enfants, dont plusieurs blessés ; il ramène chez lui plus de trente malheureux qui, de crainte d’être égorgés, se cachaient dans des grottes des environs… Eh bien ! Albert Potton est mort en 1921, pas même décoré. L’excuse de l’administration, c’est qu’il n’a rien fait que ce que faisaient notre consul d’Alep, l’admirable Roqueferrier, et les religieux d’Alexandrette, de Tarse et d’Adana.
Moi, simple passant, j’ai pour devoir de leur rendre hommage, parce que j’enquête sur la spiritualité française en Orient. Ici je pénètre dans la région des massacres, où des pédagogues et des fonctionnaires ont accepté, comme la chose du monde la plus naturelle, l’espèce d’obligation qui leur était faite de devenir des héros. Nos maîtres donnent l’enseignement primaire, l’enseignement secondaire, l’enseignement professionnel, et puis, l’heure venue, pour le même prix, ils montrent la figure de la France. Si j’avais à leur dresser un monument symbolique, je voudrais représenter ce Lazariste, le père Dillange, qui, en 1910, à Akbès, promenant son école, rencontra un chien enragé. Pour couvrir ses enfants, il se jeta au-devant de la bête. Il fut mordu et mourut dans d’effroyables souffrances. Quelle image de la haute idée que se font de leur rôle de protecteurs les représentants de la France, religieux ou laïques ! De tels hommes rétablissent dans notre esprit une heureuse moyenne, aux moments où les mauvais aspects de la vie menacent de remplir le champ de notre vision.
Au sortir des classes de garçons et de filles, le consul et les deux capucins m’ont emmené visiter la ville. Une petite bourgade, adossée à des rochers stériles, et qui n’occupe qu’un coin de la vaste enceinte dessinée par les murailles antiques. Des ruelles désertes et sans symétrie ; çà et là, des places, qui souvent ressemblent à des mares ; des maisons petites et basses, à cause des tremblements de terre, et qui communiquent par des cours enchevêtrées. Peu de fenêtres et très étroites, barricadées et le plus haut possible. La place des cafés, dans la rue principale, près du pont de l’Oronte, aimable, sans la sécheresse arabe. Tout cela vieillot, gentil, compliqué. On dirait une ville de secret et de mystère. Nous n’avons pu entrer dans les mosquées, qui gardent des formes d’églises et parfois, paraît-il, recouvrent des cryptes. Basilique de l’apôtre Pierre, où fut trouvée cette sainte lance qui d’abord sauva la première croisade et qui, par la suite, fut disqualifiée ; et vous, rotonde byzantine, qui renfermiez une image miraculeuse de Notre Dame ; églises de saint Jean Chrysostome, des saints Côme et Damien, de sainte Mesme, de saint Siméon, qu’êtes-vous devenues ? Les vainqueurs vous ont-ils islamisées, ou bien la montagne, ravinée par les pluies et qui ne cesse pas de glisser avec les débris de ses fortifications dans la vallée de l’Oronte, vous a-t-elle ensevelies ? Nul ne s’en inquiète dans cette petite ville, humble et charmante, d’Antakiyé. C’est assez d’y jouir de la brise de mer qui rafraîchit continuellement l’été, et d’aller s’asseoir à l’ombre des micocouliers, auprès de la rivière.
Au milieu de ce village, oublieux et replié sur lui-même, la maison hospitalière du consul. À l’extérieur, une espèce de couvent, et puis on pénètre dans une vaste cour, plantée d’orangers, de néfliers et de mandariniers. Elle sert, au mois de juin, de salle de réception, et sur ses tables s’étalent les journaux, les revues, les livres de France. Nous y avons déjeuné à l’ombre de deux superbes orangers, pour retourner bien vite à notre visite interrompue.
Cette fois, nous sommes sortis de l’Antakiyé moderne, pour nous promener sur l’emplacement de la vieille Antioche, parmi des rocailles, des caveaux, des ronces et quelques vergers. Les siècles ont effacé du sol cette superbe cité, qui fut la troisième de l’Empire, la plus belle et la plus étendue après Rome et Alexandrie ; et des milliers de chefs-d’œuvre qui la décoraient, on ne peut me montrer que deux sarcophages et la statue d’un inconnu, recueillis dans la cour du sérail. Sur sa poussière subsiste seule la couronne dentelée de ses remparts byzantins. Leurs énormes murailles, flanquées de trois cent soixante tourelles, suivent d’abord l’Oronte, puis escaladent la montagne. Ils enferment dans leur enceinte quatre collines, nous faisant ainsi souvenir qu’Antioche s’élevait en partie dans la plaine et en partie sur les hauteurs. Aujourd’hui, beaucoup de tours, Près d’Antakiyé et de l’Oronte, ont été rasées ou transformées en maisons, mais toutes, ce me semble, subsistent, à partir du point où la muraille s’élève le long des pentes et suit les sinuosités de la montagne. J’ai erré tout l’après-midi dans ce désert où rien ne guide l’imagination. Que donneraient des fouilles ? Contenau distingue mal sur quels points il les tenterait. Les repères font défaut, les débris du passé ayant été indéfiniment repris dans de nouvelles constructions, elles-mêmes démolies, puis relevées, vingt fois.
À travers un champ de blé, sous les oliviers, les figuiers, les noyers, nous atteignons la place du théâtre, et de là nous contemplons, par-dessus l’Oronte, la plaine que ferme au loin la masse blanche de l’Amanus, noyé dans les vapeurs. Les habitants d’Antioche, quand ils assistaient aux représentations, étaient assis, le dos à la montagne, et avaient cet incomparable horizon comme toile de fond sous les yeux. Les acteurs, au contraire, jouaient face aux rochers qui les surplombaient. Cette disposition fait comprendre ce qui se passa dans ce jour tragique où, tout Antioche étant joyeusement rassemblé au théâtre, l’acteur aperçut par-dessus les têtes du public les archers perses sur la crête du Silpius : « Voilà les Perses ! » criait-il, et si bien, le malheureux, que tout l’auditoire l’applaudit, mais déjà les flèches pleuvaient…
Je regarde la plus proche prairie. Dans ce bel horizon où se reflète, ce soir, un sourire tout plein de divinité, nos aïeux ont terriblement souffert, eux-mêmes impitoyables et menés à la fois par leur avidité et par le plus haut mysticisme. Rien de plus aisé que de revoir les épisodes des deux sièges, celui qu’ils mirent devant Antioche et celui qu’ils y subirent après leur victoire. L’Oronte franchi, ils étaient venus camper dans ces prairies au pied de la ville, mais ils ne purent jamais l’investir totalement : la partie des murailles construite sur la montagne ne fut pas bloquée, le terrain y faisant trop de difficulté ; en sorte que par Là-haut, chaque jour, les musulmans furent ravitaillés, tandis que les nôtres mouraient de faim… Laissons nos barons et leurs troupes un peu régulières, pour regarder les ribauds, la sainte piétaille (sainte par ses souffrances au milieu de ses crimes), tout ce peuple de pèlerins-soldats que l’on nommait la gent du roi Tafur. Les voici peints sur le vif par le pèlerin qui rima la Chanson d’Antioche :
« Ils ne portent avec eux ni lance ni épée, mais guisarme émoulue et massue plombée ; et le roi Tafur, une faulx qui moult bien est trempée. Ils ont leur sacs pendus par une corde à leur col ; les côtes, nues ; les panses pelées ; les genoux rôtis ; les chaussures, crevées. De quelle manière manger ? Pierre l’Ermite étant assis devant sa tente (là, dans cette brûlante prairie), le roi Tafur y vint et beaucoup de milliers de ses gens étaient déjà morts de faim : « Sire, conseil lez-moi, par sainte charité, car vous voyez que nous mourons de faim et de misère. » Et Messire Pierre répondit : « C’est par votre lâcheté. Allez, prenez ces Turcs qui sont là jetés morts. Bons seront à manger, s’ils sont cuits et salés. » Et dit le roi Tafur : « Vous dites vérité. » De la tente de Pierre il s’en retourne, et mande ses ribauds. Ils furent plus de dix mille, quand ils furent rassemblés. Les Turcs ont écorché et les entrailles ôtées, et en bouillie et en rôtis ont la chair cuisiné. Assez en ont mangé, mais de pain n’ont goûté. De ce les païens furent grandement effrayés. Appelés par l’odeur de la chair, ils sont venus s’accoter au haut des remparts, et il n’y en a pas un qui n’ait de ses yeux pleuré. Quand il n’y eut plus de cadavres dans les près, les ribauds allèrent au cimetière déterrer les corps. Tous ensemble ils les ont réunis. Les pourris, ils les jettent dans l’Oronte (ici, dans cette rivière), et les autres, ils les écorchent et les sèchent au vent. Les seigneurs de l’armée, Robert Courte-Heuse, Bohémond, Tancrède, Godefroy de Bouillon viennent contempler ce terrible festin. Arrêtés devant le roi Tafur, ils lui demandent en riant : « Comment cela va-t-il ? — J’ai assez à manger, dit-il, et je serais moult bien restauré si j’avais à boire. — Vous l’aurez, » dit le duc de Bouillon. Et de son bon vin, il lui fait apporter une bouteille… »
Inutilité d’aucun commentaire. Il faut se taire devant ces hommes éternels (déjà les vainqueurs de Verdun). Et près d’eux je distingue les femmes et les jeunes filles qui accompagnaient les chevaliers. « Le jour de la bataille, elles se lient leurs guimpes sur le haut de la tête ; elles prennent des pierres dans leurs manches pour les jeter sur les Sarrasins ; elles remplissent d’eau les bouteilles. » Elles pansaient les blessés et montraient aux mourants le ciel. Beaucoup d’entre elles périrent en soldats.
… Là vous voyez, toute riche dame
Gésir désir la terre morte et ensanglantée.
Un mot de cette herbe encore. Les chevaliers, avant d’expirer, et battant leur coulpe, en avalent quelques brins, faute d’hostie consacrée.
Enfin, un des officiers subalternes de la ville, un Arménien du nom de Firouz, un de ceux qui là-haut gardaient les tours où les Turcs, se croyant en sécurité complète, faisaient mauvaise surveillance, proposa aux nôtres de leur livrer la ville.
À plusieurs reprises déjà, au cours de notre voyage, nous avons parlé de places fortes qui succombent par la trahison de leurs défenseurs. Serait-ce que ces Orientaux se placent à un point de vue différent du nôtre pour juger le loyalisme et l’honneur ? C’est plutôt qu’ils ne sont pas unifiés entre eux. Ils servent des dieux divers et ennemis. Au moment où les Croisés assiégeaient Antioche, il n’y avait qu’un demi-siècle que les Musulmans la possédaient. Beaucoup de Grecs et de Syriens chrétiens y demeuraient encore. Cet Arménien, du haut de la tour qu’il était chargé de défendre, voyait la croix érigée au milieu du camp ennemi.
Le 2 juin, vers trois heures de l’après-midi, Bohémond, prince de Tarente, fit prendre les armes à son corps d’armée et parut s’éloigner de la ville, pour aller battre le pays et y chercher des vivres, comme faisaient souvent les chefs chrétiens. Il alla jusqu’à Daphné. Puis, de nuit, il revint brusquement par un des vallons qui sillonnent le pays, et cinquante hommes de choix se glissèrent à l’angle Sud-Ouest de la ville, sous la Tour des Deux-Sœurs, où Firouz veillait. Ils lui firent passer une échelle qu’on attacha au parapet à l’aide d’une corde. Ce fut Foulcher de Chartres qui monta le premier sur le rempart… Mais, la ville prise, d’assiégeants nous y devînmes assiégés ; c’est un nouveau chapitre d’horreur et d’héroïsme.
Continuant ma promenade, je suis entré dans le petit cimetière latin, et j’ai vu sa caverne, où l’on dit que les apôtres Pierre et Jean réunirent les premières assemblées des Chrétiens. Un filet d’eau y court, qui pouvait servir au baptême… Indéfiniment, j’ai erré sur ces pentes rocailleuses et dans ces pauvres jardins. Je regardais ces tombeaux creusés dans le roc, syriens plutôt que romains, et qui servirent d’ermitage à des anachorètes, parmi lesquels on cite le grand Chrysostome. Sous le château, on m’a fait voir la grotte où sainte Madeleine se retira pour faire pénitence. Que sait-on d’exact ? Mais il s’agit bien d’archéologie ! Je ne cherche ici que l’animation de l’esprit. Le soir tombe. Des voix qui flottaient dans l’air se mettent à parler, car elles ont reconnu mon amitié qui les appelle. Ce désert se peuple d’une foule qui nous tend les bras. Sur ce ravin, au bord de cet Oronte, fut proféré pour la première fois notre nom de Chrétiens. Ici nous avons accepté l’appellation qui proclamait que désormais un groupe d’êtres s’étaient formé une conscience commune et se reconnaissaient pour les fils spirituels du Christ. Personne y peut-il passer sans un remerciement à ceux qui nous ont ainsi marqués ? Sous leurs tombeaux recouverts par l’Islam, qu’ils entendent la gratitude d’un pèlerin d’Occident.
Au lendemain de cette journée d’initiation, ce matin, dans ma cellule blanche, dont les fenêtres, demi voilées par des vignes, donnent sur les petites cours intérieures, j’entends un bourdonnement d’écoliers qui récitent leurs leçons, et puis un long gémissement, un ruissellement : c’est la roue de la noria qui soulève l’eau de l’Oronte, et c’est le religieux français qui instruit les enfants d’Antioche. Dieu ! que je suis loin de tout, et quelle intensité d’âme dans cette solitude ! Je m’enivre de mes images de la veille.
Elles sont charmantes les villes de l’Oronte, mais Antioche par-dessus toutes. Homs, Hama, quand elles nous plaisent le plus, n’ont pour nous que des regards muets d’étrangères sous le voile. Elles nous laissent passer, sans que leurs yeux brillants, au-dessus de leurs bouches invisibles, accueillent notre sympathie. Ah ! nous sommes loin d’y recevoir aucune promesse de bonheur ! Ces filles aimables ne révisent pas l’inimitié de leurs pères pour le chrétien. Les deux Syriennes voilées m’attirent, l’une et l’autre mystérieuses, Homs plus sèche, Hama plus aimable avec ses nuits incomparables, mais Antioche la Chrétienne, moins strictement voilée que ses sœurs, laisse voir, en plus du regard saisissant qu’elles ont toutes, de la douceur, un sourire tendre. L’Oronte n’arrive pas à mouiller Homs, à peine un coin de Hama, mais Antioche est fraîche, humaine, baignée, aérée, et pour un peu j’inventerais qu’elle respire au milieu d’herbages verts. Ses rues sont étroites, ses maisons pauvres, pressées de pierrailles, de décombres ; sa vaste enceinte, terrifiante ; sa haute montagne jette une ombre lugubre ; on y manque de sécurité : pourtant sa grâce est la plus forte. Des ruelles tortueuses, la pénombre de ses bazars, ses mosquées et leurs minarets ne m’empêchent pas de songer au poème du Tasse, à notre Chanson d’Antioche, et, sous les vergers de l’Oronte, brille le sourire de Clorinde et des dames de chez nous qui accompagnaient les Croisés. La couleur arabe s’est écaillée, et nous laisse voir une substance parente de la nôtre.
J’aime Antioche, je l’aimais par avance. Elle ne m’a pas déçu. Grand mystère des amours pour des personnes qu’on n’a jamais vues.
Daphné, le lieu saint où l’Antioche païenne honorait Apollon et les Muses…
Je chevauchais avec une animation de joie extraordinaire. L’après-midi était beau, ma curiosité excitée, je m’acquittais de l’un des devoirs de ma destinée : j’allais saluer Apollon au milieu de ses ruines, Apollon de qui, pour une faible part, je relève. J’accomplissais le pèlerinage où le monde antique révéra le porte-lyre, parmi des bosquets de lauriers et de cyprès. Ici les dieux païens, galvanisés par l’empereur Julien, livrèrent au Christ leur suprême bataille, avec des arguments qui gardent encore une force secrète.
Des chemins honteux, rocailleux, désordonnés, assez amusants pour qui chevauche lentement, mais qui témoignent d’une incurie dégoûtante. On suit l’Oronte, puis le laissant, on va droit au mur de la montagne, à travers des mares, des ruisseaux et des fontaines vives, pour s’engager soudain dans un vallon de lauriers roses, qui se termine en cul de sac, et d’où l’on domine une pente rapide glissant à la mer. Un site plein d’arbres, un bois sacré, arrosé, inondé de cascades bruissantes qui s’y précipitent de toutes parts, ruissellent, luisent, fraîchissent, étincellent ; un sol comme une éponge, où l’on ne peut descendre qu’en risquant mille entorses. C’est une diversité de cent cascades, et, à tous les étages, des terrasses de platanes, de peupliers, d’oliviers. Quel bruissement de fontaines ! Quelle épaisseur de verdure ! À travers les ronces, je me fraye un passage, sous les grands arbres, en cherchant mon équilibre, de pierre en pierre, au milieu de l’eau éclatante et assourdissante. Suis-je devant l’antique sanctuaire ? devant les derniers débris des maisons de plaisir ? devant les églises chrétiennes ? Cette eau des fontaines, c’est toujours la nymphe aux cheveux dénoués qui voulait fuir quand le Dieu la transforma en laurier.
J’admire avec ravissement le génie rapide des Hellènes et ce temple qui se dressait comme une explication mythique du paysage. Mais c’est trop peu que mon hommage ; j’apporte au Dieu les dévotions de mes vieux maîtres, les Louis Ménard, les Leconte de Lisle, que je sens qui m’accompagnent ici avec leur part immortelle, et qui m’envient d’y pouvoir prendre, corps et âme, mon plaisir. Et soudain, voici paraître à mon côté le cher disciple de Ménard, M. Émile Lamé ; vous savez bien, celui qui, un beau jour, se jeta par sa fenêtre en s’écriant : « Je m’élance dans l’éternité. » Race des fols, innocente filiation des Ballanche, des Gérard de Nerval, des Ménard ! J’ai cru voir dans le soleil éblouissant de Daphné, au milieu des noirs lauriers, Lamé prendre au creux de sa main l’eau sacrée qui s’enfuit, en faire une triple libation au Dieu, aux Muses, à saint Babylas, puis entonner la louange de Julien l’Apostat qu’il disait un des esprits les plus chrétiens qui furent jamais : « Si ce grand homme vivait de nos jours, avait-il coutume de dire, il serait prêtre et journaliste catholique, catholique de ce catholicisme que professe un abbé Gerbet quand il voit le dogme générateur du christianisme dans toutes les religions avant Jésus-Christ, et qu’entrevoyait le grand Joseph de Maistre dans ses moments lucides, quand il nous peint le christianisme comme la meilleure satisfaction aux instincts religieux que la race européenne a manifestés de tous temps. Au lieu de mettre le christianisme en opposition avec le paganisme, Julien, — c’est toujours Lamé qui parle, — nous montrerait le Sacrifice, l’incarnation, la Rédemption, comme le fond mystérieux de tous les cultes païens. J’en appelle, s’écriait-il, de saint Ignace à saint Thomas, de saint Thomas à saint Augustin, de saint Augustin à saint Athanase, de saint Athanase à ses maîtres les Alexandrins, Plotin, Jamblique, Ptolémée et Hipparque, des Alexandrins à Aristote et Platon, leurs maîtres avoués, de Platon et Aristote à Anaxagore, Parménide, Philolaüs, introducteur des doctrines chaldéennes et égyptiennes dans la science et la religion grecque, et d’eux tous à Homère, père commun de la poésie, de l’art, de la religion et de la philosophie des Grecs et des Latins, et créateur de ce langage, de ce Verbe que nous adorons depuis tant de siècles… »
Fol charmant, lui dis-je, laissez que je m’enivre de l’atmosphère et que j’ajourne de raisonner. Dans ce vallon sacré, sous ces bosquets chargés d’un sens éternel, accueillons ce qui flotte encore d’enthousiasme apollonien. Sachons ressentir d’abord ce que plus tard nous nous occuperons à nommer. Si tu veux que j’entende que tout ce qui devient s’écoule, je préfère l’apprendre de la Nymphe, qui jaillit, ruisselle, s’enfuit, s’échevèle, et de la source qui jamais ne s’épuise…
Je fais cueillir de longues branches aux feuilles luisantes et sombres, que je prie chacun, dans notre escorte, de porter. Nos chevaux sont tous glorieusement feuillus, et nos têtes laurées. C’est le retour de chez Apollon. O Chassériau (je n’ose invoquer Delacroix), que n’êtes-vous là pour peindre notre cortège enivré ! Je distribuerai mes lauriers aux sept poètes français, les meilleurs de ce temps, et par poètes, j’entends ceux qui créent de la poésie, qu’ils usent ou non de la rime. Rime, rythme, mesure ne sont que des moyens pour conserver un peu de l’émoi qui nous a un jour soulevés, et pour le transmettre au lecteur. Est-ce que Pascal, d’un jet si profond, si fort, si brûlant, rimait ? Poème, c’est toute parole où nous avons su déposer l’expérience des contacts qu’il nous est donné d’avoir, à nos heures privilégiées, avec une force ineffable, et d’une telle manière que ceux qui répètent après nous nos versets se trouvent à leur tour envahis, soulevés. Mon laurier de Daphné, je le réserve à ceux qui savent hausser et dilater les âmes.
… Mais soudain, un de ceux qui nous accompagnent s’approche, et me montrant un vieillard qui porte un caftan rayé de rouge, une large chemise blanche, une ceinture couleur de toile d’emballage, un tarbouch enroulé d’un turban :
— Voilà, me dit-il, un chef de notre religion. Vous permettez que je le salue ? Il a honte et il s’en va.
Et se jetant à bas de cheval, il appelle le vieillard pour lui baiser la main…
Il me présente. Nous causons. Ces messieurs sont des Nosséïris. Le vieux chef m’explique qu’ils n’ont pas d’église, car Dieu est partout. Parfois il réunit ses fidèles et récite devant eux les prières, comme qui dirait la messe, et puis il leur distribue des conseils.
— Croyez-vous, lui dis-je, que vous êtes les fils des Croisés ?
Il ne comprend pas.
— Vos femmes ne se voilent pas ?
— Entre nous, non, mais nous nous cachons des Turcs ; nous n’avons pas confiance.
À ce moment, une petite troupe d’enfants et une femme arrivent, d’un pas très rapide, en pleurant. Les filles et la femme poussent des cris retentissants, les garçons gémissent à sec, avec un visage admirable de gravité. Je m’informe. On me dit : « Leur père, qui était allé travailler à Beylan, y est mort. On l’a enterré là-haut. Ils viennent d’apprendre la nouvelle, et ils s’en vont le pleurer dans un champ d’oliviers. »
Le groupe est mené par le fils, l’héritier, maintenant le chef. La figure de ce très jeune homme, toute pareille à celle de l’Ephèbe dans l’Arc de triomphe, son pas rapide m’émerveillent ; il est tout rayonnant de cette sorte de noblesse que confère une douleur vraie, approuvée par les hautes disciplines humaines. Cet orphelin ne pleurait pas ; il chantait une complainte, sans doute quelque cantilène rituelle.
Quel spectacle ! En vérité, Apollon me fait bon accueil. Il m’a comblé, aujourd’hui. J’essaye d’analyser mon prodigieux plaisir. J’ai vu le culte des fontaines ; j’ai songé à mes vieux maîtres ; les enivrements de la jeunesse et de la gloire m’ont été sensibles au milieu de cette forêt de lauriers ; puis ce fut l’appel de la religion, quand ce vieux prêtre parut ; et la mort par-dessus tout, le regret, l’appel sans écho de ce fils au milieu de la campagne.
Ce soir, la municipalité d’Antioche a la gracieuse idée de nous offrir une petite réception. Ces messieurs m’ont fait voir au bord de la rivière, sous les vieux noyers, le jardin où nous pourrions dîner et passer la soirée. C’est la sorte de poésie, inexprimée et déchirante par excès de beauté, que j’ai appelée toute ma vie, mais je redoute ce qui doit y voltiger de moustiques et de névralgies, et je n’ai pas caché que je préférais un repas entre quatre murs. C’est donc à l’hôtel de ville, au Konak, qu’à mon retour de Daphné, je vais, avec MM. Potton et Contenau, rejoindre nos aimables Turcs.
Nous sommes une dizaine, autour d’une table où se succèdent et s’emmêlent trois, quatre repas. À plusieurs reprises, quand nous avons mangé potage, poisson, viande et pudding, on voit réapparaître potage, poisson, viande et pudding. La conversation est moins abondante que le menu. Nos hôtes ne parlent pas plus français que nous turc. Tout doit passer par M. Potton, qui, la figure impassible et souvent gracieuse, assaisonne de commentaires impayables les propos qu’il nous traduit.
Le chef de la municipalité, un homme dodu, d’expression morne, s’est lancé dans un récit.
— Voyez ce vieux massacreur, nous dit M. Potion, comme il est courtois ! Si vous saviez ce qu’il a de sang arménien sur les mains ! Et que de galanteries il me charge de vous exprimer ! Va, mon ami (et il s’arrêtait de nous parler en français pour remercier en belles phrases chantantes le Turc).
— Et cet autre, Monsieur Potton, que dit-il ?
— Cet autre, un commandant de gendarmerie, il dit, le vieux coquin, que des bandes de brigands infestaient l’Amanus, et qu’il s’en est attristé, parce que de nobles étrangers comme vous n’auraient pas pu voyager en sécurité. Il les a saisis, il a coupé le cou à treize d’entre eux. Pour que l’exemple profilât partout, il a mis les têtes sur une voiture, avec des fleurs derrière les oreilles et une cigarette dans la bouche, et a promené la voiture dans tous les villages.
— Etaient-ils tous coupables, ces treize ?
— Pour quelques-uns, il dit qu’on avait des témoignages ; sur d’autres, rien. Mais ces derniers avaient eu de mauvaises fréquentations et auraient mal tourné. Alors, un jour, il leur a laissé prendre la fuite, et quand ils étaient à quelques pas, il leur a tiré dessus. Voilà, ils avaient voulu se sauver…
— Est-ce légal, tout cela ?
— Nous avons le code français, mais il est pour un pays plus civilisé que le nôtre. Il faut que vous nous permettiez de sortir un peu de la légalité pour rétablir l’ordre.
Il se rengorgeait.
— Voulez-vous, nous dit-il, que je vous donne des gendarmes, demain, pour traverser l’Amanus ?
— Merci, colonel, vous l’avez épuré.
(Depuis 1914, j’ai eu des nouvelles du personnage. À la déclaration de guerre, peu après notre passage, il a tout confisqué chez Potton. Il fouillait les armoires, prenait l’argent. « Mais je suis consul de France ! » Le Turc répondait en montrant son revolver : « Je ne connais plus que cela ! »)
Je suis revenu de ce dîner avec une nuance nouvelle dans mes impressions. Cet Orient, dont ma curiosité me faisait croire que je l’aimais, m’inspire une nuance de dégoût. Eh bien ! travaillons à comprendre… Les religieuses me racontent qu’elles ont pour voisin un notable Turc, qui est d’un caractère obligeant. Un jour, elles l’ont prié de venir tuer un serpent qui s’était glissé dans leur maison et les épouvantait. Par la suite, cet homme serviable a été un terrible massacreur d’Arméniens. Elles se sont risquées à lui en glisser un reproche : « Pourquoi avoir fait cela ? » Et lui : « Pourquoi m’avoir appelé pour tuer le serpent qui était dans votre maison ? »
C’est moins l’Orient que l’humanité elle-même qu’on doit tenir en suspicion et continuellement harmoniser. Il faut une seule religion et qu’elle soit de qualité éminente. Entretenons avec ardeur ce qui fait notre unité, c’est-à-dire la plus haute culture spirituelle. Et vivent nos missionnaires, prêtres et religieuses !
Tard dans la nuit, j’ai causé avec les deux capucins. Ces pauvres gens, tous deux seuls dans cette maison, et je crois, dans Antakiyé, avec le consul, — car s’il y avait d’autres Français, voire des clients de la France, on les aurait convoqués pour que je leur serre la main, — ces pauvres gens sont encore plus émouvants qu’aucun des religieux que j’ai vus de tout mon voyage. Et pas un mot sur leur personne. Ils ne voient que leur tâche et leur congrégation. D’ailleurs, quelle histoire instructive, à travers les siècles ! C’est en 1625 qu’ils arrivèrent ici, par un effet des grands desseins de cet homme de génie (génie en Orient et génie sur le Rhin) que fut le fameux Père Joseph. Leur mission était française, et le demeura jusqu’en 1810. À cette date éclate l’inévitable conséquence de la fermeture des établissements religieux en France par la Révolution. Les capucins français d’Antioche mouraient l’un après l’autre ; faute de recrues françaises, la Propagande les remplaçait au fur et à mesure avec des Italiens ; et, en 1810, le dernier de nos vieux moines ayant disparu, toute la mission de Syrie et de Cilicie devint italienne.
Il en fut ainsi jusqu’en 1902. À cette date, la pénurie de sujets italiens et l’administration déplorable d’un supérieur de la mission syrienne obligèrent la Propagande à restituer aux capucins français cette mission de Syrie que pendant deux siècles, de 1625 à 1810, ils avaient desservie.
Ainsi l’étude de notre passé nous conseille l’espérance. D’heureuses circonstances nous ont toujours permis de réparer nos fautes. Nous nous « débrouillons ! » Mais tout de même, quelle indignité dégoûtante de retomber dans des erreurs déjà éprouvées et réprouvées ! Allons-nous accepter qu’il arrive une nouvelle fois ce qui est arrivé lors de la grande Révolution ? La haute pensée française sera-t-elle impuissante à prévoir les événements et à éclairer les esprits ? Cette mission d’Antioche et sa voisine, celle de Khoderbek, comptent six missionnaires, dont trois Français, un indigène et deux étrangers. En Syrie et en Cilicie, sur un total de trente-quatre capucins, il n’y a que vingt et un Français. Encore sommes-nous dans une période exceptionnellement favorable, parce qu’après 1903, à la suite de l’expulsion des congrégations, plusieurs capucins sont venus en Orient. Mais qu’adviendra-t-il dans dix ans ? Mes deux hôtes pressent leurs Supérieurs d’objurgations pressantes, pour qu’on ne les laisse pas périr sans héritiers français. Les Supérieurs répondent qu’ils n’ont personne à leur envoyer, parce qu’il n’y a plus de noviciats en France.
Après trois jours, à cinq heures du matin, je quitte mes chers religieux, la bourgade au grand nom et l’Oronte. Trois jours, et pour jamais une épaisseur de songeries !…
Toutes ces villes de l’Orient, je les vois comme une suite de jeunes femmes, entre lesquelles je fus invité à choisir. Damas est leur reine ; soit ! j’éviterai de contredire une désignation unanime, mais l’entrain me fait défaut auprès de cette professionnelle beauté de l’Asie. Elle manque trop de solitude et d’intimité. Mon cœur ne met rien au-dessus d’Antioche. Le vieux poète Firdousi, parlant d’un bois qu’il a vu au milieu d’une large plaine, s’écrie : « Vous n’auriez pu le quitter, tant il était beau, parfumé et arrosé d’eau courante. On aurait dit que l’âme s’en nourrissait… » Voilà le sentiment indéfinissable que j’ai d’Antioche, au bord de sa rivière, sous de grands arbres immobiles qui ont la courbe du vent. Des femmes voilées de noir, assises sur des pierres, contre des montagnes ravinées de torrents ; une ville tassée, assoupie, demi submergée dans la plus jeune verdure, et par-dessus, là-haut, le grand mur sérieux de Byzance et des Croisades : quelle image, dont je me nourris ! Je suis amoureux d’Antioche.
Tout pleins des plus beaux regrets, nous nous éloignons d’Antioche par notre chemin d’arrivée, le seul, je crois bien, qui desserve ce village émouvant au pied de son rocher. Plaine marécageuse (l’antique Syria Pieria), et puis bientôt à gauche, vers Alexandrette et la mer, les gorges de l’Amanus. Je remonte la route des envahisseurs, la piste que suivirent les Grecs d’Alexandre combattant Darius, et les Croisés de Godefroy de Bouillon marchant sur Jérusalem. Je vais franchir, ce matin, au milieu d’arbousiers, de myrtes et de sapins, les portes Syriennes, et, en peu de jours, par Alexandrette, Adana, Tarse et les portes Ciliciennes, j’aurai gagné Konia, un des buts principaux de mon voyage, car voici des années que je rêve de conquérir auprès du tombeau de Djelal-eddin Roumi, le secret des danses sacrées… Jusqu’à cette ville des derviches, je ne prévois rien que désire mon imagination, et je suppose que je vais me borner, dans un agréable repos de l’esprit, à accueillir de droite et de gauche les images que ne manquera pas de me proposer un chemin si fameux.
Vers onze heures, déjeuner à Beylan, village accroché avec ses petits balcons et ses toits rouges sur la pente assez raide de la montagne. Dans cette verdure surabondante de vignes et d’arbres fruitiers, ce n’est déjà plus un village syrien, mais quelque chose d’Europe.
À deux heures, Alexandrette, tout au ras de la mer, sous une buée de chaleur, de fièvre et de moustiques. Je vais me promener sur le port qu’en esprit nous nous disputons tous. Belle rade où veille un vaisseau allemand.
Ici, je suis pris tout entier par la vie la plus actuelle, et attristé par cette supériorité allemande que j’ai déjà reconnue à Alep. L’Allemagne agit sur l’imagination des riches d’Alexandrette, alors même qu’ils parlent notre langue et se targuent d’aimer Paris. Leur opportunisme, leurs doutes mesquins, leur défection m’irritent. Quoi ! les supériorités de la France seraient mises en question, du fait que d’autres peuples conquièrent la prépondérance économique ! Quelle pitoyable appréciation des valeurs humaines !
Je sais où trouver nos amis. Les Frères de la doctrine chrétienne sont accourus ici, comme à l’appel du canon, quand ils ont su que les Carmes avaient abandonné notre protectorat pour réclamer celui de l’Italie et substituaient l’enseignement de l’italien au français. À côté d’eux, les sœurs de Saint-Joseph tiennent un dispensaire (trop petit), où elles soignent les malades gratuitement, et elles voudraient ouvrir une salle d’asile gratuite. Ces riches d’Alexandrette qui, me dit-on, se détachent de nous, sont des gens mal préparés, qui ne savent pas le passé, qui ne voient que leur port et le Bagdad. L’efficacité de la France est plus large. Système sublime de ces religieux et religieuses qui, pour soustraire l’idée française à toutes les vicissitudes, la relient au ciel et à ce qui ne meurt pas. La France qu’ils enseignent et dont ils sont les témoins, c’est toujours les Gesta Dei. Plaise aux marins allemands, quand ils vont à Alexandrette, de dire : « Nous allons chez nous ! » En dépit de ces fanfaronnades, nous avons une telle avance spirituelle que nous distancerons longtemps l’Allemagne, rien qu’en gardant nos institutions d’enseignement et de charité. On parle toujours de leurs commis-voyageurs ; on remarque qu’au long de leur chemin de fer de Mésopotamie s’étendent des terres d’un avenir considérable. Eh ! oui, mais alors c’est aux Anglais qu’ils vont se heurter. Et toutes les questions se régleront, un jour, sur le Rhin.
D’ailleurs, voici un petit fait qui ne manque pas de sens. M. Kosrof G. Adanalyan, un Arménien qui, depuis Alep, nous accompagnait pour nous faciliter les rapports avec nos cochers, et en général toutes les conversations du voyage, vient de nous faire ses adieux. Et quand nous avons désiré reconnaître ses bons services, il n’a jamais voulu accepter un centime : « C’est pour la France, répète-t-il. Et puisse son jour venir !… »
Le lendemain matin, à l’heure où nous prenons le chemin de fer qui relie Alexandrette à Adana, les marins du bateau allemand que j’ai vu en rade y montent avec nous. On les promène, pour faire admirer aux populations leur force et leur belle tenue. Nous voyagerons de compagnie jusqu’à Issus. Issus ! Des champs de blé et des bosquets de peupliers, encerclés par la mer et la montagne. Un joli champ clos, bien dessiné, bien aplani. Ici s’est formée cette jeune figure héroïque. J’ai le culte des heures matinales d’un grand destin ; j’éprouve un attrait enchanté pour la gloire adolescente de ceux qui ont modifié la face du monde. Ici, Alexandre le Grand, l’élève d’Aristote, ayant franchi le Taurus, vint imposer avec sa phalange macédonienne la raison grecque à l’Asie. Je ne m’inquiète pas de la manière dont il était vêtu, casqué et armé. Ici, il a éprouvé son plus grand émoi et gravi la côte d’une fortune inouïe, que l’humanité n’a pas cessé de contempler. Tout l’hellénisme qu’il porte en lui, il va le jeter sur les vieilles civilisations de l’Oronte, du Tigre, de l’Euphrate et du Nil, et produire ces mélanges qui, depuis des semaines que j’y voyage, m’enivrent. Je m’émerveille de reconnaître Issus par ce matin triomphal, et bientôt, à travers des campagnes si coutumières et si françaises qu’elles me donnent l’idée que je perds mon temps à les regarder, nous gagnons Adana. C’est midi.
Nous avons déjeuné au réfectoire du couvent des Pères jésuites. J’interroge, je prends des notes. Ne me demandez pas que je maintienne la forme du dialogue aux renseignements que j’obtiens. Mieux vaut tout de suite en tirer la substance.
D’après ce que me disent mes hôtes, cette Cilicie semble le pays de la peur. Dans cet Orient où, partout, j’ai senti l’insécurité, ce pourrait bien être la pire région, parce que les Arméniens, qui ne dépassent guère une moyenne de 17 ou 18 pour 100 dans les vilayets où ils sont les plus nombreux, y poursuivent la chimère d’être reconnus comme une nation, et qu’alors les Turcs trouvent expédient de les tuer.
Dans leur péril, ces malheureux essayent de s’abriter auprès des Occidentaux, en fait, auprès de la France. L’Angleterre et l’Italie cherchent bien à jouer un rôle, et l’Allemagne tire quelque profit moral de la construction du Bagdad, mais c’est à nous que viennent toutes les sympathies ; c’est le français qu’on parle couramment, et on l’apprend auprès des missionnaires.
Ces Jésuites d’Adana, avec qui je cause, sont quatre, assistés de frères maristes et de maîtres indigènes. Ils ont, dans leur collège d’enseignement secondaire, 371 élèves, et dans leur école gratuite tout ce qu’elle peut recevoir, 162 élèves. Depuis les massacres, les musulmans ont, tous, déserté notre école primaire ; ils l’abandonnent aux Arméniens catholiques, mais 24 d’entre eux viennent au collège. Tous ces enfants, quelles que soient leurs races ou leurs confessions, parlent français.
Les sœurs de Saint-Joseph de Lyon dirigent à Adana un groupe d’institutions variées : un pensionnat payant, où 248 jeunes filles, des meilleures familles et de toutes religions, suivent les programmes du brevet simple et du brevet supérieur français ; un externat gratuit de 149 élèves, dont les programmes sont ceux du certificat primaire ; une école maternelle de 115 enfants ; un orphelinat de 118 petites filles ; un dispensaire et un hôpital.
Jésuites et Sœurs, ils ne sont pas encore remis matériellement des massacres d’avril-mai 1909.
— Chez nous, me disent les Pères, tout fut incendié. Chez les religieuses, une bonne moitié de l’école. Au bas mot, 450 000 francs dédommagés. Le Gouvernement ottoman refuse toute indemnité. Il faudrait une action concertée de toutes les Puissances. Nous pouvons l’attendre ! Il y a un Français à Mersine, M. Henri Artus, et les deux drogmans du Consulat de France, l’un à Adana, l’autre à Tartous, dont les pertes se montent à plusieurs milliers de livres turques. Les drogmans n’ont été incendiés qu’à cause de leur qualité. Quelle injustice et quelle déconsidération que nos clients soient ainsi traités !
— Cependant vous restez ?
— À l’invitation officielle de quitter Adana, par crainte de nouveaux massacres, la Mère supérieure a répondu : « Je resterai, dussé-je y laisser ma peau… »
Ah ! ceci commence à m’intéresser. Il y a des minutes longues dans mon rôle de greffier. C’est bien souvent terre à terre. Mais là notre conversation se détache du sol. Vraiment, la religieuse a ainsi parlé ? Pourquoi ? Je cherche à me représenter son état d’esprit. Que veut-elle ? Des émotions, comme nous autres, gens du siècle ?
Les Pères, que j’interroge, me remettent des mémoires où les religieuses énumèrent qu’elles ont perdu maison, vêtements, travaux, et dans ce dénuement entonnent avec allégresse l’hymne de la pauvreté, pour terminer par : « Vivent Dieu et le devoir ! »
Vive Dieu ! un tel mot, qui se lève de la boue sanglante des massacres, nous transporte aux régions de la plus haute poésie : Je vais faire à mes hôtes respectés un singulier compliment, mais s’il pourrait blesser des mondains, il est, dans mon esprit, une espèce d’éloge, et d’ailleurs, il ne s’agit pas de louanger ces maisons d’Orient, mais de faire respirer leur atmosphère : je n’y ai guère trouvé d’agrément, pas même de repos, sauf peut-être chez les chers capucins d’Antioche, mais partout, sous leurs toits, j’ai éprouvé la présence d’une supériorité morale qui tient à la conception même qu’on s’y fait de la vie. Ce sont des lieux sans grâce, mais des lieux héroïques.
À Adana, j’ai pu prendre une vue de ce que furent durant les massacres nos religieux et nos religieuses, et y reconnaître les traits éternels de la France.
Depuis quelques jours, m’a-t-on raconté, d’affreux symptômes annonçaient le drame. Au premier signal (un riche Arménien poignardé à midi, le 14 avril 1907, et les cris de mort éclatant du haut des mosquées), la Supérieure, la Mère Mélanie, dit à ses filles le grand mot : « Ouvrez à tous ceux qui voudront se réfugier chez nous… » Toutes les maisons se ferment précipitamment ; la maison des filles de France arbore le drapeau tricolore, clôt ses volets contre les balles qui sifflent dans.la rue, et ouvre ses trois portes. Trois mille Arméniens, parmi lesquels des blessés dont les plaies terrifient les autres réfugiés, s’entassent dans ce pauvre abri. Les Sœurs ne cessent pas de les faire prier. Et aux heures du plus grand péril, quand les égorgeurs passent sous les fenêtres, à genoux, les bras en croix, toute cette Arménie récite le Salve Regina.
Cette croyance à l’existence de rapports immédiats entre le monde invisible et la société humaine m’émerveille, et plus encore quand la courtoisie française se joint à cet appel au surnaturel. Les quatre Pères jésuites ont leur collège sur un autre point d’Adana. Deux y demeurent pour accueillir les Arméniens. Les deux autres accourent, au milieu du massacre, pour aider les Sœurs. L’un d’eux reçoit une balle. En le voyant tout sanglant, la Mère supérieure, qui va le soigner, lui dit : « Que vous êtes heureux, mon Père, d’avoir déjà versé du sang ! » Et c’est la même Supérieure, à l’heure du péril suprême, quand la porte est ébranlée par les coups, qui dit à ses filles : « Mes sœurs, que celles qui en ont le courage descendent avec moi au poste d’honneur. » El de s’aller placer derrière la porte.
D’autres étaient dans de pires dangers, d’autres ont plus souffert. Un officier du vaisseau français, le Victor Hugo, raconte : « … Les Arméniens ont été tués, déchiquetés, grillés. À ces malheureux cernés par les assaillants, toute résistance a été impossible. Dans d’atroces tortures on leur a fait désirer la mort. » Mais ces religieux, ces religieuses se sont dressés comme des chefs. Les femmes arméniennes pleurent, les femmes musulmanes courent à la curée et poussent des hi-hi stridents, les femmes françaises restent paisiblement et énergiquement à leur devoir.
Je demande d’aller présenter mes respects aux sœurs de Saint-Joseph de Lyon. Mais d’abord, sur le désir des Pères, nous passons chez le Vali qui nous fait le plus aimable accueil. De là, chez les religieuses. Elles nous reçoivent groupées autour de leur Supérieure et telles qu’un peintre copierait leurs visages, leurs altitudes et leur cercle, s’il voulait donner une idée de la cour céleste. Cette supérieure, celle des massacres, la Mère Mélanie, dans le monde Mme Mélaval, me répond : « Dieu nous a fait la grâce de ne pas avoir peur ! » De tels mots classent un peuple.
… Quand nous avons épuisé avec les Pères ce grand mémorial, j’essaye de savoir d’eux comment je pourrai m’y prendre pour passer le Taurus. Là, néant. L’un me dit qu’il me faudra huit jours. Un autre admet qu’on peut s’en tirer en vingt-quatre heures, et ajoute : « C’est un risque à courir ! » Un troisième, Dieu me préserve d’un jugement téméraire ! ne songe qu’à faire plaisir au voiturier. Tous de conclure : « Vous verrez bien ! »
— Sans doute, mes Pères, sans doute.
En dehors de l’héroïsme et du train-train de leur tâche, ces nobles gens sont bien insuffisants.
Nous avons pris le train, sous un soleil splendide, pour arriver à Tarse, vers quatre heures, plutôt morts que vifs. Cependant au débarquer, une fois que les capucins nous ont montré leur école (une centaine d’élèves, pour la moitié musulmans) et la maison des sœurs de la Sainte-Famille qui, sans aucune ressource, trouvent le moyen d’enseigner le français à 200 petites filles, nous les prions de nous conduire aux divers monuments.
D’abord au « tombeau de Sardanapale, » une formidable maçonnerie, longue de cent mètres, large de cinquante, haute de huit. Rien qu’un intérêt d’énigme. Cette maçonnerie figure sur les monnaies anciennes de Tarse. Et puis après ? Que dit-elle ? De quoi témoigne-t-elle ? À quoi peut-elle me faire penser ?
— Autrefois, me dit le capucin, elle servait de piédestal à une statue colossale qui représentait Sardanapale faisant un claquement de doigts, et au-dessous cette inscription : « Passant, mange, bois, jouis ; le reste ne vaut pas ce claquement de doigts. »
Ah ! voilà qui sûrement ne vient pas du dandy assyrien. Il connaissait mieux la vie. C’était un homme comblé. Manger, boire, et puis quoi encore ? Dieu, que tout cela laissait insatisfait ce grand rassasié ! Cette légende n’exprime pas l’opulente Cilicie antique, mais le cœur de son peuple ruiné. Mon Père, allons voir saint Paul.
Le capucin s’attriste beaucoup qu’il n’y ait à Tarse aucune église catholique dédiée au grand apôtre. Trente mosquées (dont quelques-unes sont des églises islamisées), une cathédrale d’Arméniens schismatiques, un temple protestant, et pour les catholiques, rien qu’un réduit obscur, une sorte de cave !.. Je lui promets d’en dire un mot, plus tard. Mais, pour l’heure, je lui demande de me conduire dans le quartier commerçant, de me faire voir, dans une échoppe de tisserand, quelque Cilicien qui tisse des poils de chèvres, et qui confectionne des couvertures pour tente… Voilà saint Paul ! Avec cette différence toutefois qu’au temps de ce grand homme, Tarse était pleine d’importantes écoles. Paul, au sortir de son échoppe, discutait le long du Cydnus avec les philosophes et les savants les plus illustres.
— Maintenant, mon Père, que je vous ai montré saint Paul, allons voir Cléopâtre.
J’espère la rencontrer, ce soir, dans ses barques sur le Cydnus… Le voilà, le fleuve, qui arrive du Taurus avec une allure de torrent, tout plein de cascades, de rochers et de sables. Mais comment les navires aux voiles de pourpre s’y purent-ils engager ? Les bancs de sable, j’admets qu’ils viennent de la montagne, ou de la mer ; on a laissé le fleuve s’ensabler ; mais ces rochers ont été là de toute éternité. Ne me racontez pas que Tarse formait une sorte de port, d’où la mer s’est retirée. Ce Cydnus n’a jamais pu porter que des barques légères, des gondoles… Shakspeare, La Calprenède, Gautier, Evariste Boulay-Paty (qui fîtes l’un des plus beaux sonnets de Cléopâtre), Hugo, Banville, France, Heredia, sachez que Plutarque a exagéré et que la reine aux prunelles d’or, le jeune oiseau de proie n’a pas trouvé ici assez de fond pour y naviguer… Reste le paysage, d’un romanesque émouvant. Au fond de l’immense plaine, le Taurus, tout en neige, au milieu des flammes du couchant, faisait le plus saisissant contraste avec l’immense frondaison des jardins qui relient la ville à la mer.
Nous irons, ce soir, dîner dans cette verdure. M. Boutros, l’ancien drogman du consulat, vient de nous inviter à sa campagne. Quand nous y arrivons, à l’extrême fin du crépuscule, c’est à peine s’il reste assez de jour pour que j’entrevoie le jardin, planté à peu près comme les nôtres, avec nos arbres et de puissantes vignes. Nous dînons sur un balcon très large, bien abrité, ouvert sur de grands espaces verdoyants. Selon la coutume orientale, on attendait mon signal pour mettre les viandes au feu, mais je somnolais, n’écoulant que d’une oreille assoupie notre hôte expliquer qu’on lui avait crucifié son fermier arménien. Les cœurs sont durs en Cilicie, et cette nuit respire une douceur virgilienne. J’aurais aimé qu’on m’offrit de reposer jusqu’à l’aube sur un divan de cette loggia, où flottait dans les ténèbres le parfum des jardins. Il fallut retourner à Tarse et s’enfermer quelques heures dans la plus sale des auberges, qui joignait toutes les vulgarités de l’Occident aux négligences de l’Orient, et mariait les derviches avec les Gaudissart. Ma chambre, privée d’ouverture sur les dehors de la maison, s’ouvrait dans une salle de café ! Cette organisation qui contrarie peut-être les moustiques, favorise chaleureusement les punaises…
Les matinées d’Asie chassent les cauchemars. Aux premières lueurs de l’aube, le monde a retrouvé sa jeunesse. Cependant que notre équipage s’apprête, je cours au marche acheter un panier d’abricots. Puis nous nous installons dans trois voitures : Contenau et moi, dans la première ; dans la seconde, un père capucin, un père jésuite et un de leurs jeunes élèves, le plus méritant du collège, à qui ce voyage est offert comme une récompense scolaire ; et enfin, dans une troisième voiture, nos valises.
Ah ! le triste équipage et les pauvres chevaux ! Encore avons-nous obtenu, Contenau et moi, un fiacre à l’européenne, mais les deux autres véhicules sont des sortes de corbillards où l’on doit s’allonger comme dans un lit ou dans un cercueil.
À travers la plaine, sur une route convenable, nous courons vers la chaîne immense des montagnes dont la haute muraille ferme l’horizon. Sur toute cette longueur il n’y a qu’un seul passage, Guleck-Boghaz, qu’on appelait jadis les Portes ciliciennes. C’est une fissure si étroite qu’on la fermait avec des portes et qu’en 1830, Ibrahim Pacha dut l’élargir, pour faire passer son artillerie. Nous filons droit sur cette invisible ouverture.
Mais pourquoi s’arrête-t-on ? Quel est ce personnage que nos voituriers ramassent et installent douillettement sur mes couvertures, en le couvrant de mes manteaux ? Ils me l’expliquent, en riant béatement d’admiration pour leur propre bonté : c’est un vieux, un vénérable, un cheikh qui va en pèlerinage à Konia. Je scandalise mon capucin, mon jésuite et mes Turcs, en jurant que ce saint homme va me couvrir de vermine et que je préférerais de beaucoup le renvoyer à sa famille, étant d’ailleurs tout prêt à me charger de ses dévotions pour Djelal-eddin Roumi. Mais il faut céder, et voilà mon drôle seul dans la voiture et comblé d’égards par nos voituriers.
À midi, halte du déjeuner. Un abri sur le bord de la route, avec du feu à la disposition des voyageurs. En face de cette hutte, une estrade, un arbre, un perchoir où nous nous installons, tandis que nos deux religieux vont préparer notre repas, dont ils parlent avec un doux émerveillement. C’est une conserve allemande, une saucisse aux petits pois, dont je pensai tout le jour mourir. J’en rêvais encore au gîte du soir Edmond de Polignac avait coutume de dire : « Manger, c’est le paradis. Les damnés digèrent. » Mon paradis m’est gâté par des milliers de mouches qui veulent y participer.
— Mon Père, en votre qualité de disciple de saint François, si vous leur faisiez un petit discours d’apaisement !
Mais, dans cette disgrâce, un spectacle m’amuse. Le cheikh, à qui nous avons envoyé quelques reliefs, s’agitait sur mes couvertures ; deux jeunes Anglais, attablés eux aussi dans l’abri, se précipitent à son aide et le soutiennent pieusement, de droite et de gauche, pour le descendre et le promener. Voilà des jeunes gens qui m’ouvrent les yeux sur une manière intellectuelle de voyager : ils cherchent à s’assimiler les vertus des pays qu’ils traversent. Eux qui, dans les rues de Londres, négligeront, je le jure, d’assister tant de misères qui les attendent, trouvent un vif plaisir, sur les pentes du Taurus, à révérer dans un vieil aveugle oriental quelque chose de divin. Pour un peu ils l’embrasseraient. Grand bien leur fasse, mais j’aime la mesure et le naturel !
Mon désir était de continuer sans arrêt jusqu’à la station de Bozantis, de l’autre côté du col, et j’avais raison ; l’événement m’a prouvé que nous y serions arrivés dans la nuit, en quinze ou seize heures de voiture. Nos voituriers refusèrent. Intérêt ou tradition, il leur convenait de passer la nuit au han de Tekir, qui domine la descente au pied de laquelle est la gare. Nous y arrivons le soir, à ce han de malheur ! Une salle en terre battue, avec un être autour duquel sont étendus six à sept voyageurs de la plus sordide malpropreté. Très comique regard de stupeur et d’indignation que nous lançons à nos voituriers, et Dieu me pardonne, aux religieux qui les ont choisis et n’osent pas les commander ! Le docteur Contenau pèse les chances de malaria et distribue de la quinine. Les deux religieux ne s’inquiètent que de nous. Ils ont pour consigne et pour désir de nous assurer un voyage agréable, et ils ouvrent une boite de sardines.
— Merci, mon Père. Je vais me coucher dans les rochers sur le côté de la route.
— Eh bien ! nous allons demander à la petite sœur Thérèse qu’elle vous fasse la faveur de passer une bonne nuit. Depuis une heure, je regarde le ciel étoilé sans dormir. Mais une voix s’élève, une étonnante mélopée d’Asie. Le cheikh exhale ses rêves de pèlerin, et c’est magnifique dans les ténèbres, son appel vers Djelal-eddin. Il chante (est-ce du mesnevi, du Divan ?) : « Par ton corps, tu es un animal, et par ton âme, un ange, prédestiné ainsi à marcher sur la terre et dans le ciel… » Hélas ! les deux religieux, plus rapides que deux aigles, se précipitent et lui ordonnent de respecter mon sommeil. Du rocher d’où je les apostrophe, je ne parviens pas à les convaincre que j’aime la musique mystique, et que la parole énigmatique des grands poètes dans leurs extases était en train de me réconcilier avec cet indiscret errant… Peut-être a-t-il de l’âme !
La nuit fut courte. À trois heures du matin, nos cochers nous disent qu’ils ne répondent pas de notre arrivée, si on ne part pas immédiatement. Nous voilà debout, mais eux, je crois qu’ils sont allés se rendormir !
Je me rappelle, pendant cette attente, avoir vu passer la poste avec un drapeau turc, et le conducteur sonnant dans un cornet à bouquin des sons rauques, épouvantables. Le fracas magnifique, en pleine solitude, d’une pompe à incendie dans les rues de Paris ! Pour tout le reste, le désagrément d’une panne d’automobilistes surpris par la nuit dans les Alpes.
Il ne faut me demander aucun détail sur ces immenses journées de grand air, d’insomnie, d’abstinence et de chaos. Le Taurus, c’est un nom plus rare que les Alpes ou les Vosges, mais qu’y ai-je vu de mémorable et qui vaille le voyage ? James Georges Frazer s’excite beaucoup : « De tous les côtés, les montagnes menacent les nuées de leurs cimes éblouissantes, drapées d’un magnifique linceul neigeux, tandis que leurs flots inférieurs se voilent comme d’un deuil profond dans les ténèbres des noires forêts de pins ; çà et là, des ravins infranchissables déchirent ses versants qui parfois se transforment en effroyables précipices de rochers gris et rouges qui bordent la route à perte de vue. Ces régions sublimes avec leur air vivifiant produisent un ravissement… » J’aime mieux ce qui suit : « Le voyageur qui a laissé derrière lui la plaine de Tarse et sa chaleur étouffante ressent une double allégresse, dès qu’il a débouché du défilé et qu’il arrive sur le vaste plateau d’Anatolie. De hautes montagnes vers lesquelles il jette un regard en arrière ont formé, des siècles durant, une ligne de démarcation entre l’Occident chrétien et l’Orient musulman ; au midi régnaient en souverains les Khalifes successeurs de Mahomet, et au Nord les empereurs byzantins exerçaient leur pouvoir. Durant des siècles, ce fut le Taurus qui endigua la marée montante de l’invasion arabe… Une série de postes allant du Taurus à Constantinople signalait par ses feux à la capitale byzantine l’approche des envahisseurs musulmans. »
La vérité, c’est qu’avant l’ouverture du tunnel (que les Allemands achevèrent et mirent en exploitation pendant la guerre,) le voyageur goûtait dans ces montagnes un plaisir de sport. Mal assis, mal nourris, pressés par un sommeil invincible, dont à chaque chaos nous nous évadions, en même temps que nous risquions de glisser de la voiture, nous paraissions, Contenau et moi, deux pauvres gens ; mais que nous étions heureux ! Quelle expérience que cette prodigieuse simplification où nous sommes sensibles à notre être physique et plongés dans le grand air, noyés dans l’immense nature ! Imbéciles que nous sommes de ne pas introduire, par intervalles, dans nos vies, quelques grandes semaines de cette barbarie, de cette animalité féconde…
Enfin, à six heures du matin, nos attelages échevelés se précipitaient tout au bas de la descente, sur le plateau d’Anatolie, dans la gare de Bozantis.
Notre épuisement, dans cette gare ! Nous regardions la salle d’attente et ses bancs de bois comme un paradis. Que nous aurions passé là une meilleure nuit qu’au han de Tekir ! Mes regrets s’avivèrent, quand le chef de gare nous dit que de Constantinople on l’avait averti de mon arrivée prochaine et qu’il eût à me céder sa chambre ! Mais Contenau accourt, tout joyeux.
— Vous savez, le vénérable cheikh, nos voituriers sont en train de le battre, parce qu’il ne veut pas les payer !
— Ah ! pardon, voituriers hypocrites, la voiture était à ma disposition. Monsieur m’a assez ennuyé, qu’il en ait au moins le profit !
Enfin le train paraît. La gare m’avait ébloui ; le wagon me fut une féerie. À peine installé, je m’y endormis. Contenau, tout de même. Il m’a avoué qu’il avait rêvé qu’il mangeait un fricandeau. Au milieu de ces délices, tout le jour, s’il nous arrivait de lever la tête jusqu’à la fenêtre, nous voyions des gares françaises, la barrière, les arbres verts, quelques voitures dans la cour, des petites maisons avec des tuiles, toute une France digne d’inspirer des vers à François Coppée.
Au soir, à Konia, où nous arrivâmes à 6 heures 30, cette impression fut merveilleusement confirmée. Quelques Français m’attendaient et me conduisirent, à deux pas, à l’hôtel de Mme Soulier. Un hôtel élevé par les soins de la compagnie du Bagdad, exactement ce que nous appelons chez nous « le Café de la gare, » tout neuf dans un jardinet dont les arbres sont encore des manches à balais. Quel palais ! quel bien-être ! Je rentre en civilisation. Dois-je manger ou dormir ? Dormir.
Dans mon premier sommeil, j’entendis la Marseillaise. C’étaient les Assomptionnistes avec leurs élèves, qui, ayant appris mon arrivée, venaient me fêter sous mes fenêtres. La trompette du jugement dernier ou la flûte de Djelal-eddin Roumi lui-même ne m’auraient pas mis debout. Mais douze heures plus tard, je ressuscitai. Je sautai à bas de mon lit, j’ouvris les fenêtres pour mieux entendre les oiseaux et respirer un air divin, et l’un de mes plus grands plaisirs commença. Est-il des moyens mécaniques pour multiplier en nous l’enthousiasme ? C’est un problème que depuis sept siècles on prétend résoudre à Konia, au rythme des flûtes et des tambourins. Peut-on ouvrir au Codex un chapitre supplémentaire et dresser une nomenclature d’agents matériels propres à exalter l’âme ? Connaissons-nous d’expérience certaine ces obscures régions de l’être où l’on voit le matériel et l’immatériel communiquer entre eux et s’émouvoir ? C’est ici que je m’en ferai une idée.
MAURICE BARRÈS.