Maurice Barrès
Une Enquête aux pays du Levant
Revue des Deux Mondes7e période, tome 15 (p. 721-749).
UNE ENQUÊTE[1]
AUX
PAYS DU LEVANT

VII[2]


DE BANIAS À MARQAB

Si pressé que je sois d’aller à Khawabi, il faut que je monte au château de Marqab, à une distance de deux heures de cheval.

El-Marqab, la Vedette, selon les Arabes, — Castrum Merghatum, d’après les Chroniqueurs des Croisades, — un des fiefs de la principauté d’Antioche et le séjour du Grand Maître des Hospitaliers. C’est une place d’armes formidable, qui commande le rivage et qui déjà semble appartenir à un autre système que le monde mystérieux des Ansariés, dont elle est séparée par une profonde vallée. J’y vais monter en maugréant, car je sors du domaine de mon imagination ; je m’éloigne de mes Hashâshins : le savant M. G. Rey affirme que cette place est une création des Byzantins. Il est vrai que Stanislas Guyard le contredit et affirme que Marqab a été fondée par Rachid-eddin Sinan. Mais M. Rey, en me donnant un doute, a gâté mon plaisir. .

D’ailleurs, pour dire vrai, je ne pense plus qu’à aller causer du mystérieux Aga Khan avec les Ismaéliens de Khawabi et à vérifier un pressentiment qui m’obsède. Il ne me suffit plus de visiter des ruines ; j’y voudrais grouper les derniers Ismaéliens, et pénétrer dans leur cercle magique pour Ressusciter avec eux le passé.

Et pourtant, là-haut, — une fois dépassé le premier village, Boustan-el-Naddehar, puis le village même de Marqab, installé sur la croupe d’accès du château, une fois gravi le piton abrupt, à pic au-dessus de la mer, — là-haut, quel superbe développement de monastères, d’arceaux et de tours ruinées ! Des vieilles pierres d’un ton orangé, brûlées de soleil, où gite tout un peuple de Nosseîris. En bas, la vaste mer immobile de Syrie, et des rivages où jouent la lumière et les ombres. Un des plus beaux abîmes du monde sur l’Hermon, le Liban et la vallée du Jourdain.

Dans ce haut ciel, à travers les restes du château, et près de la chapelle transformée en mosquée, nous assistons à une petite scène de fauconnerie. Mais voilà des choses qu’à cette heure, des centaines de Français ont vues et décrites à leurs amis. Passons… Le pèlerin Vilbrand d’Oldenbourg s’est enthousiasmé ici au début du XIIIe siècle : « … Nous montâmes à Marqab, château vaste et bien fortifié, possédant double enceinte, muni de nombreuses tours qui semblent plutôt faites pour soutenir le ciel que pour augmenter la défense, car la montagne que domine le château est extrêmement élevée et semble, comme Atlas, soutenir le firmament. Ses pentes sont bien cultivées, et chaque année la récolte forme plus de cinq charges. Ce château appartient aux Hospitaliers et forme la principale défense du pays. Il tient en échec le Vieux de la Montagne… »

On remarque avec plaisir cette note sur la bonne culture de ces pays, aujourd’hui si chétivement exploités. Généreuse activité de nos Français de toujours, soldats, moines et agriculteurs !

Un jour cependant, les Chevaliers de l’Hôpital ne reçurent plus assez de recrues de France. (Je pense à nos congrégations aujourd’hui.) Ils durent céder à la force, capituler devant le nombre. M. Rey, le savant historien de l’architecture militaire des croisés, cite la lettre émerveillée du Soudan de Hama après cette victoire : « Le diable lui-même avait pris plaisir à consolider sa bâtisse. Combien de fois les Musulmans avaient essayé de parvenir à ces tours et étaient tombés dans les précipices ! Marqab est comme une ville unique, placée en observation au haut d’un rocher ; elle est accessible aux secours et inaccessible aux attaques. L’aigle et le vautour seuls peuvent voler à ses remparts… » Les Arabes attribuèrent la chute d’une telle place à l’assistance des anges Gabriel, Mikael, Azrael et Israël…

Il y a bien de la rhétorique dans tout cela, or je me suis juré de ne rien consigner dans cette « enquête » qui ne soit de mon expérience personnelle. Que n’ai-je pu causer avec les Adra ! C’est une famille, aujourd’hui fixée à Tripoli, à qui cette forteresse a appartenu en dernier lieu. J’aurais voulu aussi interroger les braves gens dont j’ai vu, en gravissant jusqu’à la forteresse, qu’ils pratiquent le culte des arbres. Ces beaux figuiers, couverts de chiffons et d’ex-votos de toute sorte, on m’assure que c’est le fait des Metualis. Je donnerais toute vaine évocation du passé de cet éclatant manoir, pour une bonne causerie avec ces Metualis sur l’idée qu’ils se font aujourd’hui du culte des arbres. Un culte tellement sympathique !

De retour à Banias, nous avons diné en plein air, auprès de nos tentes, avec les notables et le Caïmakan. Indéfiniment la conversation s’est prolongée sur mes Ismaéliens et sur Mohammed Shah, tandis que j’entendais courir le ruisseau dans la nuit.


DE BANIAS À KHAWABl

Au matin, à huit heures, départ de Banias pour Khawabi. Nous suivons la mer, par des sentiers faciles, au pied du château de Marqab. La chaleur, déjà remarquable, grandit terriblement, lorsque, pour éviter les sinuosités du rivage, nous coupons au court, à travers des terres volcaniques où la brise marine cesse de nous rafraîchir.

Vers onze heures, nous atteignons la halte du déjeuner, les jardins du pont Kharab : quelques arbres, auprès d’une source et d’un champ de blé. Un beau figuier met son ombre sur nos tapis étendus. C’est un figuier non greffé, mais on y fait grimper un petit enfant qui sait choisir les fruits. Sous les arbres voisins, les chevaux remuent leurs grandes queues pour chasser les mouches. Avec eux sont assis les gendarmes et les Moukres. À mesure que chacun de nous s’est servi, on leur passe les plats de poulet, de légumes froids et de laitage, tout un charmant festin qu’a voulu nous offrir la famille d’Abdallah Elias.

Dans les arbres, un oiseau, d’autant de cœur qu’un rossignol, chante à demi endormi. Un âne brait au loin.

Pas de sieste. En route. Nous traversons une rivière où il y a des arbres et de l’eau très claire, et nous commençons à gravir des collines assez raides, pour parvenir à un vaste plateau où le terrain, de calcaire devient volcanique, sans cesser d’être pierreux. Nous suivons ses ondulations accidentées. Rien que le bruit des pas de nos chevaux à la file. L’insolation nous menace, mais que cette vie animale est belle ! Je me fais toute une morale, à part moi, pour m’inciter à mépriser ma fatigue et à jouir de ces minutes paisibles. Quand Mahomet fit son voyage de Syrie, deux anges lui formaient un abri de leurs ailes contre l’ardeur du soleil. La jeune Khadidjah en ayant été informée, offrit sa main à Mahomet. Ni les anges, ni la jeune Khadidjah ne m’apporteront leurs faveurs.

Une heure et demie après avoir quitté la rivière, nous arrivons au village grec orthodoxe d’El-Sanda. Tandis que les paysans nous apportent du sirop de mûres, les mulets se roulent à terre et s’attirent une bastonnade générale.

Maintenant, par une série de lacets, dans les terrains volcaniques et dans un véritable petit bois, on descend une très forte pente, pour arriver, dans le fond de la vallée, à un ruisseau. Là, notre guide indécis s’arrête. Il ne sait plus sa direction. Une paysanne providentielle surgit, qui vient puiser de l’eau. Mais la menteuse, la prudente, la sotte, n’a jamais entendu parler de Khawabi ! Autre providence : soudain apparaît une escouade de jeunes cavaliers. À leur tête, le fils du moudir de Khawabi. Ce moudir se nomme Achmed Bey al-Mahmoud, et son fils, Abdel-Khader. Ils viennent d’être prévenus par nos conducteurs de bagages qui, eux, sont déjà arrivés, et ils accourent à notre rencontre.

Il est six heures du soir ; ces jeunes gens font une charmante fantasia dans le lit de la rivière, et je les applaudis, tout en me disant in petto que je ne leur cède pas en fantaisie, moi qui viens, par cette chaleur, admirer ici leur équitation !

Et tous ensemble de repartir. Nous chevauchons dans le ruisseau même, et rejoignons ainsi le lit desséché d’un torrent, que nous remontons, puis un petit sentier périlleux. Soudain, dans le ciel, par une échancrure de vallée, entre les montagnes farouches, apparaît Khawabi. Des constructions sur un rocher, entouré lui-même, de quatre côtés, par quatre montagnes qui le surplombent de quatre à cinq cents mètres. Quelle beauté, cette dure solitude guerrière ! Le long du mince sentier serpentant à pic, au-dessus de la profonde rivière, nous approchons dans le soir, et déjà nous pouvons voir la population debout sur les murs qui nous attend. À ce moment, j’ai écrit sur mon carnet deux lignes que j’y retrouve en riant : « J’aperçois Khawabi, à la fin du jour, dans le ciel, et j’éprouve de l’enthousiasme ! »

Au pied du rocher qui porte la forteresse, devenue elle-même le village, nous trouvons les notables et, devant eux, le moudir, Achmed Bey al-Mahmoud, gros bonhomme à l’air jovial, une sorte de Toulousain, qui soudain me rappelle l’ancien ministre Constans. Ils nous disent que, là-haut, il n’y aurait pas de place pour nous, et qu’ils ont fait établir nos tentes en bas, dans un champ d’oliviers, où ils nous conduisent.

Fort excité par le désir de voir Khawabi, je décide que nous n’attendrons pas au lendemain matin, et que nous allons sur l’heure, dans le crépuscule, gravir à pied la rude côte, avec le Moudir, à qui nous ferons d’abord notre visite.

On entre dans le château par une porte pareille à celle de Marqab. Ce sombre porche franchi, me voici à ciel ouvert (un ciel déjà plein de nuit) dans l’enceinte fortifiée. Une rue y est construite, où je fais quelques pas. Puis à droite, l’escalier et la maison du moudir. Son salon : tout un orientalisme de pacotille allemande. Sur un marbre, devant une glace, une collection de lampes à pétrole en cristal. On sert des verres d’orangeade et le café.

Nous reprenons la visite du village, dans le château. Une seule rue, en rumeur, pleine d’ânes et d’enfants qu’épouvante notre vue. Des femmes bravent la défense de nous approcher, jetées vers nous par la curiosité. Les hommes, très sombres, répondent pourtant à nos « bonjours, messieurs » et à nos saluts. Cette rue finit très vite en cul-de-sac. Il nous faut revenir par le même chemin, sous la même voûte, si noire maintenant qu’on y doit allumer des allumettes. Nous redescendons le long escalier, et trouvons, sous nos oliviers, les tentes dressées. Je m’en vais de fatigue me coucher sans dîner.


LES CONVERSATIONS DE KHAWABI

Je reposais depuis une heure, sous ma tente, quand vers neuf ou dix heures on vint m’annoncer que le Moudir arrivait, à notre campement avec une suite de porteurs de plateaux…

Force m’est bien de me lever. Je passe trop peu de ma vie dans cet important Khawabi pour me priver une minute de cette présence d’un indigène notable.

Le diner vite dressé en plein air, nous nous attablons à la lueur des torches. Toujours cette cuisine prodigieusement parfumée : des délicatesses de buveurs d’eau. Mais j’ai hâte de sortir des considérations culinaires.

— Avez-vous, mon cher hôte, quelques traditions de Rachid-eddin Sinan ?

Le Moudir sourit, et me répond qu’il y a un rocher de ce nom dans Khawabi.

— A-t-on souvenir de ce grand chef ?

Il sourit encore et me dit qu’il n’y a que des musulmans a Khawabi. Toutefois les Ismaéliens habitent le village voisin d’Aker-Zeït ; il peut les faire venir pour que je cause avec eux, si vraiment… (et ici, c’est son air plutôt que ses paroles que nous devons traduire) si vraiment j’ai la fantaisie de causer avec ces pauvres gens…

— Vous n’avez pas l’air de les prendre au sérieux.

Et lui de rire joyeusement :

— Ah ! si vous saviez !

— Eh bien ! expliquez-moi. Mais d’abord, les Ismaéliens de Qadmous et ceux de ce coin, d’après ce que j’ai cru comprendre, ne me semblent pas s’entendre complètement. Est-ce que vous pourriez me débrouiller leurs idées ?

— C’est assez simple. À Qadmous, comme à Khawabi, les Ismaéliens croient que de la famille d’Ali doit surgir celui qu’ils appellent le Propriétaire du Temps et qui instruira le monde. La différence, qui est grande, c’est qu’autour de Qadmous, ceux des Ismaéliens qu’on appelle Suendanes croient que le Propriétaire du Temps est pour l’instant caché, qu’il n’est pas encore né, tandis qu’autour de Khawabi, les Hedjaounes croient que le Propriétaire du Temps existe et qu’au moment où il meurt, son fils hérite de son pouvoir. D’après les Hedjaounes, aujourd’hui, le Propriétaire du Temps, c’est Mohammed Shah ; les Suendanes le nient ; alors ils se méprisent les uns les autres, et il ne peut pas y avoir de mariage entre eux… Les Hedjaounes allaient à Hyderabad, aux Indes, et ils y portaient de l’argent à je ne sais quel Propriétaire du Temps. Il y a cinquante ans, c’était le cheikh Ahmed Alleigh qui avait coutume de ramasser l’argent dans ces villages-ci et autour de Qadmous, environ dans vingt villages. Et voici qu’une année le cheikh Ahmed Alleigh et deux autres sont allés, comme de coutume, aux Indes, et le Propriétaire du Temps était mort. Comme ils revenaient, tous trois bien désemparés, ils se sont rencontrés avec des croyants qui leur ont dit : « Vous vous êtes trompés en apportant l’argent à Celui d’Hyderabad, car s’il était lui-même le Propriétaire du Temps, il devrait avoir un fils. C’est Hasan Ali qui est le Propriétaire du Temps et il habite Bombay… » Alors l’argent qu’ils devaient donner au mort, ils l’ont donné à Hasan Ali. Et depuis ils continuent. Mohammed Shah est le petit-fils de cet Hasan Ali. Seulement aujourd’hui, Mohammed Shah ramasse davantage, il prend un cinquième.

— C’est prodigieux ! Comment ces pauvres gens se dépouillent-ils ainsi ?

— Tous les Musulmans s’en moquent.

— Ils sont pauvres ?

— Par rapport à leurs voisins, les Nosseïris, ils sont riches. Ils ont des terres avec des arbres.

— C’est chaque année ?

— Chaque année. On envoie une caisse cachetée de plusieurs sceaux, en marquant bien le nom de chaque personne avec sa cotisation, en même temps le nom de ceux qui ont refusé de payer, pour qu’ils soient rayés.

— Comment, rayés ?

— Celui qui ne paierait pas serait rejeté partout. On ne lui permet pas de se marier. On ne parle pas avec lui.

— Et qui ramasse cet argent ?

— Quelqu’un qui garde le cinquième du cinquième ramassé, et à qui Mohammed Shah fait des appointements fixes que j’ignore.

— Quand on fait un pareil sacrifice, c’est pour obtenir quelque chose. Quel réconfort moral leur donne cette religion ?

— Celui qui paye de l’argent, lorsqu’il meurt, ne devient pas une bête, il demeurera humain toujours.

— Croient-ils à une vie future, à un paradis ?

— Non, le mort, s’il a bien fidèlement payé à Mohammed Shah, redeviendra de nouveau un homme.

— C’est comme les Druses.

— Pas tout à fait. Les Ismaéliens reconnaissent le Propriétaire du Temps, mais les Druses ne le reconnaissent pas. Et puis les Druses considèrent que Hakim, le fondateur des Druses, a disparu ; il est allé au Paradis et il reviendra un jour. En réalité, il a été tué sur le Mont Mokatem au Caire. Il y en a dix qui sont partis, de la même famille que Hakim, et qui sont allés en Perse, où ils sont restés, et depuis ce jour-là leur famille a abouti à Mohammed Shah.

J’écoute le Moudir avec une immense curiosité, car je pense à ce fils de Nizar, dont nous savons que Hasan Sabâh l’emmena d’Egypte. Je le prie de me répéter l’explication qu’il vient de me donner. Tout ce qu’il me dit est très clair :

— Hakim appartient à la famille d’Ali, c’est un fatimite. Une branche de sa famille s’est fixée en Perse, et a abouti à Mohammed Shah.

— N’avez-vous jamais entendu parler d’Alamout et de Hasan Sabâh ?

— Hasan Sabâh était un chef des Ismaéliens, et considéré comme un prophète par celui qui était Propriétaire du Temps à ce moment-là ; et lui-même il invitait tout le monde à adorer le Propriétaire du Temps de cette époque-là. Aujourd’hui le cheikh Nasser se considère comme ayant le même rôle que Hasan Sabâh.

— Je comprends, il est le vicaire, le porte-parole, l’exécutant du Seigneur. Mais assassinent-ils encore ?

— C’est fini. Cette organisation-là n’existe plus. Ils ne sont pas plus dangereux que d’autres. Seulement entre eux, afin que leur secte reste unie dans une seule et même opinion, le mari égorge sa femme obligatoirement si, l’ayant épousée, elle n’adopte pas sa croyance en Mohammed Shah, et de même la femme, ayant initié son mari, doit l’égorger, s’il demeure incroyant… On dit cela. Je ne sais. Ali Dil, de Tell Akrab, qui est un village du pays de Salimié, dénonce, d’accord avec plusieurs témoins, que son frère a été ainsi égorgé par une Ismaélienne qu’il avait épousée. C’est une coutume des Ismaéliens de la secte hedjaoune.

— Et toutes ces histoires bizarres ? . Est-ce vrai qu’ils adorent la femme, le grain de blé, la semence symbolique ?

— On a raconté, mais maintenant rien.

— Enfin, vous m’entendez, adorent-ils le blé ?

― On prétend qu’ils l’adorent comme symbole de l’origine de tout. Ce que je puis vous dire, c’est que Cheikh Mohammed Hamed, celui qui est mort en prison à Damas, s’était toujours conformé à la religion musulmane. Mais après avoir passé trois années aux Indes (il est un des trois qui ont découvert le propriétaire du Temps à Bombay), il a annulé toute la religion musulmane. Il a supprimé le Rhamadan, les fêtes. Cela, il y a quinze ans, à son dernier voyage avant le procès.

— C’est cela qui a fâché le Gouvernement ?

— Le Gouvernement ne s’est fâché que de lui voir envoyer de l’argent.

— Mais on en avait toujours envoyé ?

— Secrètement jadis. Songez donc ! à son dernier voyage, Cheikh Mohammed Hamed, avec son beau-frère, Cheikh Soleiman, et puis Hadji Mustapha, portaient douze mille livres turques (la livre turque vaut 23 francs) et des bijoux. Oui, des femmes offraient des bijoux au Propriétaire du Temps. Ils avaient aussi des écritures qui ne convenaient pas au Gouvernement. Ils ont été saisis à Tripoli. Bombay est anglais.

(Ce dernier mot est important. Le Gouvernement de Constantinople a été mécontent de voir des sujets ottomans se ranger sous le protectorat anglais.)

— Quelles étaient ces écritures ?

— Dans les écritures, ils se plaignaient de la conduite du Gouvernement ottoman. On a trouvé sur eux des ceinturons militaires de régiments anglais.

— Ecoutez, ceci sent le mauvais prétexte, un argument pour les condamner à tout prix.

Le Moudir a un rire profond :

— Les cheikhs ismaéliens de Salamié avaient exigé qu’un des leurs, nommé Hamadi Omar, bien qu’il ne possédât pas le sou, s’inscrivit pour quatre livres turques dans la collecte pour les Indes. Il se débattait en invoquant sa misère. Ils l’ont pressé de s’exécuter sous peine d’un châtiment exemplaire. Que voulez-vous, le pauvre diable est allé conter la chose au Kaïmakan, qui a prévenu le gouverneur de Hama, et c’est celui-ci qui a envoyé la force armée pour mettre la main sur le coffre-fort. Alors, c’est vrai que, pour avoir le droit de saisir cette somme, le gouverneur a dit que les Ismaéliens étaient vendus aux Anglais. Sous cette accusation, il a mis 70 cheikhs en prison. Après trois mois, beaucoup d’entre eux furent heureux d’être relâchés, moyennant qu’ils renonçassent à leur argent. Leur Cheikh Ahmed est mort en prison. Ces malheurs ne les ont pas découragés. Ils ont ramassé de nouvelles sommes et les ont envoyées, par l’entremise d’un commerçant de Hama, à l’adresse que je peux vous dire : Kammaria Hadji dans les pays de Mouzrumm Bakla Agha Khan à Bombay. Après cela, niez donc que leur dieu indien dépende de l’Angleterre ! C’est comme les Kurdes. Les Kurdes, à ce moment-là, ont proposé d’être une organisation militaire ottomane. Ils voulaient ainsi démentir l’opinion qu’ils sont acquis à l’influence anglaise. Mais le Gouvernement a estimé que leur proposition était une ruse.

— Les Ismaéliens vont-ils à la Mecque ? font-ils le tour de la Kaaba ?

— En allant aux Indes seulement, ils passent par la Mecque. Ils veulent marquer ainsi qu’ils sont musulmans. Mais depuis quinze ans, ils ne vont plus à la Mecque. Ils n’ont plus aucune fête musulmane. Ils ont la grande fête persane qui est la fête du printemps. Dieu, disent-ils, a occupé le corps d’Ali.

— Et le Coran ?

— Une croyance très modérée au Coran.

— Ont-ils des cérémonies ?

— Ils se réunissent tous les jours deux fois. Lorsque Cheikh Ahmed est rentré de Bombay, il a construit douze mosquées, non compris celle de Salamié. Elles sont sans minaret, et tous les jours, matin et soir, à l’aube et au moment où l’ombre paraît (pas de prière à midi, pas de prière à trois heures), ils se réunissent en cercle, et derrière eux les femmes. Au milieu se trouve une table. Sur la table, le portrait du Propriétaire du Temps et de sa femme. Ils appellent leurs mosquées maalad et non pas djamih. Tenez, en un seul mot, ceux qui relèvent de l’Indien Mohammed Shah, au lieu de dire comme les mahométans « au nom de Dieu, » font le signe de la croix, comme vous autres chrétiens. Ils déclarent : Dieu (en se frappant à gauche), Ali (à droite), Mohammed Shah (au milieu). Ils considèrent que ce sont là, tous les trois, un même Dieu, c’est-à-dire que la divinité est en eux. Ils croient que depuis Adam, la première créature, jusqu’à Mohammed Shah, tous les prophètes sont Dieu, par voie d’incarnation.

— Vous ne savez rien de leur dieu actuel ?

— Eux-mêmes, qu’en savent-ils ? La députation qui lui apporte à Bombay la part qui lui revient a rarement l’honneur de le contempler. Presque toujours, paraît-il, l’entretien a lieu à travers un paravent.

— Ah ! je vous remercie bien de tout ce que vous me racontez. Cela m’intéresse passionnément. Quand me les ferez-vous voir ?

— À Khawabi, nous n’avons que des musulmans. Mais le village voisin d’Aker-Zeït est ismaélien. J’ai reçu des ordres de faire ce qui vous est agréable. Je peux, si vous le désirez, vous les présenter demain matin.

— Je vous en serai bien reconnaissant. Et pourraient-ils apporter le portrait de leur dieu, je veux dire le portrait de Mohammed Shah, Aga Khan ?

— Mais certainement. Il faut qu’ils vous l’apportent.

Quand le Moudir m’a quitté, je note aussi exactement que je puis notre dialogue. Et tard dans la nuit, le tapage que mènent nos muletiers m’empêchant de dormir, je songe à bien goûter le plaisir de retrouver vivantes, ici, dans ces vallées, comme je l’avais supposé, les influences des Abdallah, des Hasan et des Sinan. Si débonnaire que puisse être l’aspect des derniers Ismaéliens, je m’interdis de laisser s’affaiblir, s’adoucir en moi l’image de ces terribles génies qui ont si totalement fasciné les ancêtres de ces paysans. Je crois saisir les dernières traces d’une puissance mystérieuse et méchante qui, après tout, peut ressusciter demain. Mon savant confrère, M. Charles Richet, m’a raconté que Donato s’asservissait des individus pris au hasard dans une salle, des individus qu’il n’avait jamais vus. Il se faisait suivre par eux malgré eux. Ce Donato, ou plutôt les quelques centaines de Donato qui courent aujourd’hui le monde seraient-ils un exemplaire très adouci, mais encore assez redoutable, du Vieux de la Montagne ?


LA CONVERSATION AVEC LES ISMAÉLIENS

Au matin, on vient m’avertir que le Moudir arrive avec toute une troupe d’Ismaéliens. Je me hâte de les rejoindre.

Sous les oliviers, les voilà, une trentaine de gens très simples, d’humbles travailleurs campagnards, le front ceint de voiles blancs, et à leur tête un jeune nabi, fin, intelligent, assez rayonnant.

Le Moudir, en veston et en tarbouch, me les présente avec une bonhomie protectrice. Et moi, tout de suite, de prendre le ton d’un ami :

— Je viens de Masyaf, leur dis-je. Et je suis allé au Kaf honorer le tombeau de Rachid-eddin Sinan.

— À chaque château, me répond le jeune chef, il y a une chapelle pour l’adoration de Rachid-eddin, une chapelle qui s’appelle Mollah. Il y a ici, dans le château, un rocher Rachid-eddin, où l’on allume les lampes à certains jours.

— Qu’était-ce donc exactement que ce Rachid-eddin ?

— Un mahdi, un derviche, il indiquait les choses de la religion.

— Mais à Qadmous, je viens de causer avec l’émir Tamer Ali qui justement m’a dit que Rachid-eddin était un chef politique, mais non un chef religieux.

— L’émir Tamer est d’une famille honorable, mais non de la famille d’Ali.

— Vous êtes beaucoup de votre croyance ?

— Ici (autour de Khawabi), presque sept mille. À Salamié, aussi beaucoup.

— Quelles différences entre vous et les autres Musulmans ?

— Il y a peu de différence. Nous aimons Mohammed et Ali.

— Tout de même, depuis quinze ans, vous ne célébrez plus le Rhamadan, parce qu’à Bombay on vous a dit de le cesser. (Ils se taisent.) Et au lieu de déclarer « au nom de Dieu, » vous déclarez « Dieu (en vous frappant à gauche), Ali (à droite), Mohammed Shah (au milieu). »

— Tu sais très bien nos questions.

— C’est que vous êtes très illustres. Nous nous intéressons beaucoup à votre histoire en Europe. Nous vous appelons les hashâshins, les fumeurs d’opium.

— Maintenant nous ne fumons ni l’opium, ni le tabac ; pas de narghileh, pas de cigares.

Et tous de rire.

— Mais vous ne priez pas comme les autres Musulmans.

— Notre prière est une voie différente. Chacun a son chemin.

— Nous avons appris comment vous priez. Dans une chambre, avec le portrait de Mohammed Shah.

Ici, mû par un premier succès, emporté par une trop ardente espérance, je fais une tentative et une sorte de raid vers des territoires que nous n’avons pas encore abordés.

— Y a-t-il des Ismaéliens à Konia ? Avez-vous quelque idée que des relations aient existé entre un de vos Grands Maîtres et le poète Djelal-eddin Roumi ? N’est-ce rien pour vous que Chems-eddin ?

Mes questions se pressent. Ils les accueillent d’abord par une réponse, claire : « Autrefois nous avons eu des Ismaéliens à Konia, mais aujourd’hui il n’y en a plus. » Et de là ils passent à toute une suite d’explications obscures, déformations de vieilles histoires séculaires, parmi lesquelles on entrevoit, mais sans espoir de les dégager, de vagues lambeaux de vérité. Je me décourage d’entendre et de transcrire cette confession. Ils voient mon trouble, mon énervement, et avec modestie :

— Ici nous ne sommes pas habitués à discuter des choses du passé. Nous sommes deux ou trois, pas plus, qui savons lire et écrire.

— Mohammed Shah, lui, connaît bien la doctrine ?

— Il connaît tout. (Sur ce mot, ils ont un sourire et s’épanouissent de satisfaction.) Un jour, à Zanzibar, on voulait le photographier avec une masse de peuple, et le photographe ne pouvait pas. Alors, lui, il a crié. Et d’un seul doigt sur l’appareil, le photographe a réussi.

Je marque mon admiration. Le Moudir, avec son profil en bec d’aigle, ne cessait pas de rire intérieurement, je le voyais bien. Il était content d’avoir bien organisé ma réception, et puis il se réjouissait du bon tour que, dans son idée, il jouait à ses amis les Ismaéliens. Mais ceux-ci confusément sentaient que mes préférences allaient à eux.

— Nous croyons, continua le jeune chef, que Mohammed Shah, c’est Hossein ressuscité. (Il baisse la voix et regarde si les autres écoutent). Nous croyons en Jésus-Christ qui a souffert sur la Croix et qui a souffert réellement, car s’il n’a pas souffert, il ne faut pas juger les Juifs.

— Vous n’aimez pas les Juifs ?

— Non, car c’est la nation qui contrarie.

— Enfin, pourquoi lui rendre un culte ?

— Mohammeh Shah est une véritable incarnation d’Allah. L’âme de Mohammed Shah est Dieu. Il est le Temps et l’Existence même. Il est l’Être.

— Alors dans son langage, dans sa tenue, il est surhumain ? Il rayonne de lui une majesté divine, l’étincelle d’en haut ?

— Je vois en lui toutes les grandeurs suprêmes.

— On m’a dit à Paris qu’il aimait les chevaux de course.

— C’est vrai, il a été à Paris. Pourquoi n’aimerait-il pas les chevaux de course ?

— Où est-il aujourd’hui ?

— À Zanzibar, je crois.

— Et pourquoi donc ?

— Les Ismaéliens y sont nombreux. Le vizir de Zanzibar est un Ismaélien qui s’appelle Berdouje Mohammed.

— Il va souvent à Londres ?

— Oui, à Londres. Il reste moins qu’autrefois chez lui, trois mois seulement, et le reste du temps il visite les Ismaéliens à Zanzibar et en Perse.

— Un homme de quel âge ?

— De trente-six à trente-sept ans. (Il fait deux gestes pour marquer une poitrine large et une haute taille.)

— Pourrais-je voir son portrait ?

— Tout le monde le voit. Comment ne pourrait-on pas voir son portrait ? Le Moudir nous a demandé de l’apporter.

L’un d’eux me présente le dieu dans un cadre de bois peint en rose… Diable ! c’est bien lui, c’est mon Aga-Khan, du Ritz. Un personnage posé de face, en pied, impassible et débonnaire, la figure très ronde, très pleine, régulière, avec une forte moustache bien cirée et horizontale, coiffé d’une toque persane, vêtu d’un grand manteau de satin noir, doublé de blanc, que retiennent sur les épaules d’énormes nœuds de rubans avec des pendeloques, et qui porte en sautoir un grand cordon de je ne sais quel ordre, et au cou une large chaîne où pendent de nombreuses décorations. Dans ce personnage hiératisé, je reconnais à n’en pas douter un honorable familier des plaisirs les plus élégants de Paris. Nous le connaissons tous, le dieu. Personnellement, je n’ai pas l’honneur d’être de ses amis. Mais on le croise dans les salons de Paris et sur nos plages d’été. II habite au Ritz. C’est un habitué de Deauville. Ah ! quelque chose m’avertissait. Mais je n’en espérais pas tant ! Voilà une des expériences les plus réussies de mon voyage, et véritablement saisissantes. Interprète, demandez-leur : « Mohammed Shah, c’est bien l’Aga Khan que nous connaissons à Paris, à Deauville, aux courses, dans le Midi…. Non, ne leur dites pas tout cela. Ils m’ont déjà répondu…. » Mes chers amis, causons :

— Vous êtes allés à Bombay ?

— Non, pas encore. Mon oncle Cheikh Nassor y est pour le moment.

— Vous aimeriez bien voir Mohammed Shah ?

— Chaque année, chacun désire y aller.

— C’est lourd, tout de même, de payer le cinquième.

— C’est notre devoir, on paye avec plaisir.

Il s’arrête un temps, et tout d’un coup reprend :

— On voudrait mourir pour lui.

Quoi ? Qu’est-ce donc ? Je prie l’interprète de le faire répéter. « On voudrait mourir pour lui ! » Et quel accent ! quel regard ! Voilà un mot bien beau. C’est, avec les paysages, ce que j’ai trouvé de mieux tout le long de mon voyage. Mais j’aime encore mieux le mot que les paysages. Après cela, je peux suspendre l’interrogatoire.

— Ecoutez, mes chers amis, je suis heureux des sentiments dans lesquels je vous vois. J’admire votre fidélité. Les choses s’arrangeront pour vous. Comme un signe, une promesse, je vous ai apporté un beau texte d’un caractère sacré.

Et déchirant quelques pages d’une édition mi-française, mi-arabe que je portais avec moi, je leur remis « Le noble écrit ou vertus de notre seigneur Rachid-eddin. »

Ils reçurent ces feuillets avec une vive curiosité, et leur chef commença d’en prendre connaissance. À mesure qu’il lisait, une véritable satisfaction illuminait sa figure. Il s’arrêta pour me marquer sa gratitude. Puis il relut, et cette fois à haute voix, à sa vingtaine de coreligionnaires :


« Louange à Dieu, maître de l’univers ! Que ses bénédictions reposent sur tous les prophètes !

« Sachez, ô vrais croyants unitaires (c’est le nom que se donnent à eux-mêmes les Ismaéliens), que nos chefs sont unis à la véritable unité (à Dieu) par les inspirations divines. Leurs âmes saintes sont l’âme universelle et leur sublime raison la Raison universelle. De la sorte, ils pénètrent les choses secrètes… L’essence des êtres se dévoile à eux, par suite du lien qui unit leurs âmes au monde supérieur et de l’attraction qui les élève vers la Cause première. Les êtres, spirituels et corporels, les choses du monde supérieur et du monde inférieur leur obéissent en raison de leur étroite union avec l’Essence des essences. Leurs âmes sont jointes à la Véritable Existence (c’est-à-dire à Dieu), comme l’était celle du Seigneur (Rachid-eddin), son salut soit sur nous. ………..


Comme ils sont contents ! Et moi, je me réjouis de leur être utile et que mon passage marque sa trace dans leurs vallées immobiles. J’ai fortifie leur religion. J’y remets de la métaphysique, et je la pare de plaisantes historiettes. Que vaut leur croyance ? Quelle loi pose-t-elle au-dessus de leurs têtes ? Où sont-ils conduits ? Quel est le but final de leur activité, le point où ils se dirigent et qui les attire ? Je l’ignore, mais j’éprouve à contempler leur sincérité le même plaisir inexprimable qu’à perdre mon regard la nuit dans le ciel. Cette aveugle confiance, qui leur fait donner avec enchantement le cinquième de leur revenu, rend compte de cette obéissance qui les amenait aveuglément à assassiner. Nul besoin de haschisch. Une foi les possède. Etrange histoire ! Voilà donc où aboutit ma longue promenade dans les ténèbres : à cette joyeuse figure de l’hôtel Ritz, vénérée et subventionnée par de pauvres gens ! Après tant de siècles ! C’est pour en arriver là qu’Abdallah l’occultiste constitua sa franc-maçonnerie ! C’est pour en arriver là que Hasan Sabâh emmena du Caire en Perse et à Alamout le fils de Nizar, le petit-fils de Hakim ! C’est pour en arriver là que Hasan Aladhikrihis-Salàm, conseillé par le jeune Rachid-eddin Sinan, se déclara le petit-fils de Nizar… Oui, c’est pour en arriver là, à cette adoration un peu niaise et cependant haute et bienfaisante, puisqu’elle élève ces villageois au-dessus de beaucoup d’entre nous. Mais oui, au-dessus. Sous une diversité apparente, ces paysans, autrefois des assassins, aujourd’hui des braves gens qui font des collectes et adorent le portrait d’un bellâtre, possèdent la petite flamme religieuse, et c’est par elle que vit le monde et que le monde résiste au néant.

Je suis heureux d’être venu là, comme un évêque en tournée de confirmation. J’aimerais, selon l’usage, avoir à déjeuner le chef de mes ouailles, ce jeune nabi aux sentiments si nobles Mais il paraît que c’est impossible. Je ne sais ce qui les empêche le Moudir et lui, de s’asseoir à la même table. Ils sont d’accord pour écarter mon invitation. Les Ismaéliens s’éloignent un peu, et à distance ils continuent, tous, de me regarder avec une parfaite entente de sympathie.


DE KHAWABI À TARTOUS

Je suis profondément contrarie de quitter ce cher ami : En lui, j’ai vraiment le plus rare spécimen d’humanité : il me présente l’état d’esprit des gens sur qui agissaient les Sinan et les Hasan Sabâh. Quel malheur que mes compagnons, trop pressés de rentrer à Beyrouth, veuillent aller coucher ce soir à Tartous !

Après avoir redescendu, sur un petit parcours, une partie de notre chemin d’arrivée, nous commençons à suivre le lit d’une rivière qui s’en va à la mer. C’est une vallée si resserrée que, vingt fois de suite, nous devons traverser l’eau, pour aller chercher, tantôt à droite, tantôt à gauche, au milieu des lauriers-roses, un peu de rive où marcher, et finalement nous chevauchons en plein dans son lit, qui heureusement n’est guère profond. Mais comment fait-on en hiver ?

Bientôt commence à se faire sentir la chaleur moite du rivage syrien. Nous débouchons dans une plaine cultivée, d’où l’on aperçoit au loin la ville de Tartous.

C’est l’heure du soir où toutes les fleurs respirent, boivent le grand air, dilatent leurs forces, éclatent de couleur, et dans le crépuscule les chacals gémissent.

Notre camp s’installe sur le sable, au bord de la mer, en face de l’île de Ruad, et nous allons saluer divers notables du pays. Il paraîtra peu croyable qu’ayant si fort désiré ce voyage, qui vient de m’enchanter, j’en sois déjà rassasié au point de ne pas visiter le château de Tartous. Mais ce château appartenait aux Templiers, et je continue d’avoir toute ma curiosité accaparée par les Ismaéliens… Je cherche qui pourra me renseigner plus encore sur eux. M. Achmet Hamad voudrait nous donner une hospitalité dont nous déclinons l’offre gracieuse ; il tient du moins à nous envoyer un diner sous nos tentes. C’est le chef politique d’un grand groupement de Nosseïris, et pour défendre leurs intérêts auprès du Gouvernement turc, il touche d’eux, me dit-on, 50 centimes par personne. Or on admet qu’il y a 150 000 Nosseïris dans la montagne. Semaan-el-Dayan, chez qui nous entrons ensuite, est un notable chrétien. Notre troisième visite est pour le Moudir, un jeune homme sanglé dans une magnifique redingote, qui s’excuse, car il n’a pas été prévenu de notre arrivée. Il nous offrirait, lui aussi, un diner, si nous pouvions en attendre quelques heures les apprêts. Du moins veut-il assister, sous notre tente, à notre repas, pour lequel il nous fait porter une formidable caisse de biscuits Olibet.

Au cours de ces visites et dans cette fin de journée, j’ai recueilli quelques renseignements complémentaires qui ne sont pas sans valeur.

— Voyons, disais-je à tous, ce fameux culte secret qu’on attribue aux Ismaéliens ?

— C’est malaisé à savoir. Connaissent-ils bien, eux-mêmes, leurs théologies ? La plupart croient à la métempsycose, et plusieurs d’entre eux affirment que notre Seigneur Ali habite la lune… Ils ont un respect religieux pour la femme. Ils affirment qu’elle est d’une essence plus noble que celle de l’homme, et ils le prouvent en faisant remarquer qu’elle a l’honneur d’être la source de l’humanité. Une telle idée scandalise, dans un pays où les Nosseïris et les musulmans professent pour la femme le mépris le plus absolu, et croient qu’elle n’a pas de religion. Même les chrétiens ici traitent la femme à peu près comme font les musulmans, sauf qu’ils la laissent circuler sans voile. L’espèce de vénération que lui témoignent les Ismaéliens paraît étrange, et même impie. C’est peut-être une des raisons qui expliquent la rumeur de leur culte secret. Je crois ce que l’on raconte qu’ils portent dans leur turban, en guise d’amulette, un sachet qui contient des cheveux de femme. Mais je ne sais rien des mystères orgiaques. À ma connaissance, les Ismaéliens ont de belles qualités morales. Ils s’interdisent les liqueurs, ils fument très modérément : il y a quelques années, leur Dieu les invita à négliger le tabac, et bon nombre y renoncèrent. Ils sont généreux, intelligents et probes. Des êtres calmes, réfléchis, et d’un grand courage. Littéralement, ils méprisent la mort.

— Ce Dieu, enfin, cet Aga Khan ?

— Qu’est-ce qu’on sait ? Avant l’occupation des Indes par les Anglais, un grand personnage, riche et influent, avait accaparé beaucoup de terrains des Indiens, et après l’occupation, pour éviter tout mal pouvant provenir de sa part, les Anglais ont dû le respecter beaucoup, en lui laissant tous les terrains. Cet homme descend de la famille d’Ali. Il n’avait aucune qualité, ni emploi officiel dans les Indes. Mais chez les Ismaéliens, il a des titres, que les tribunaux anglais ont examinés, et les Anglais le soutiennent. Pourtant il y a une moitié des Ismaéliens qui n’est pas pour lui.

Je rapporte ces propos qui ne me satisfont guère. Ici, dès qu’on cherche des faits historiques, on entre en pleines ténèbres. De tels renseignements peuvent tout au moins nous donner une idée de ceux qui me les fournissent : on entrevoit, à côté des plus folles crédulités, une veine de dénigrement sceptique. Et parfois une certaine clairvoyance. Écoutez ceci :

— Il y a dix ou douze ans, un des chefs ismaéliens fut accusé d’espionnage pour le compte des Anglais. Ses ennemis l’accablèrent à ce point qu’il pouvait être condamné à mort. Quatre ou cinq cheikhs ismaéliens s’en allèrent à Bombay demander l’intervention du dieu. Il les accueillit en souriant et leur dit que leur ami ne souffrirait aucun mal et sortirait de sa prison, la tête haute, dans quatre mois. Il leur fixa même la date de sa délivrance. Ils insistèrent ; ils firent voir qu’il y avait un dossier formidable, et qu’il courait un danger de mort. Le dieu se contenta de répéter les mêmes assurances et leur donna congé. Ils revinrent et racontèrent ce qu’ils avaient entendu. Tous les Ismaéliens s’inclinèrent, mais les Chrétiens, les Musulmans et les Nosseïris accueillirent l’oracle avec dérision. Cependant, au jour indiqué par le dieu de Bombay, un iradé impérial arriva de Constantinople ordonnant d’élargir immédiatement le prisonnier… Le dieu de Bombay, qui est fabuleusement riche, avait-il agi dans l’entourage d’Abdul Hamid ? ou bien les Anglais étaient-ils intervenus ?

… Je ne me lasserais pas de recueillir de ces traits qui peu à peu rattachent à la réalité nos invraisemblables disciples du Vieux de la Montagne ; mais après ces longues journées de voyage et d’enquête, il faut prendre du repos, et peut-être le lecteur ne veut-il plus en savoir davantage…

Au cours de la soirée, nous avions été avertis que les voitures demandées par nous à Tripoli, car nous étions plus qu’excédés de nos chevaux et de nos mulets, venaient d’arriver heureusement.


DE TARTOUS À TRIPOLI, PAR AMRIT

Un réveil enchanté par les cris des paons, l’excentricité des tortues qui nagent sur la mer, et l’éclat de l’ile de Ruad, brillante comme un îlot des lagunes vénitiennes.

C’est quelque chose de bien caractéristique, la première chaleur du matin dans une ville orientale du rivage, et cette vibration de couleur, de lumière et de chant…

Dès cinq heures, nous partons, le long de la mer, en voiture, pour atteindre en sept à huit heures Tripoli. Au passage, visite de la cathédrale des croisés, Notre-Dame de Tartous, où pria Joinville, et qui tombe en ruines au milieu des palmiers. Le pathétique de cet endroit, c’est qu’il fut l’un des derniers occupés par les chrétiens en Terre Sainte. Les Templiers, ayant à leur tête l’infortuné Jacques de Molay, durent quitter définitivement le château de Tartous en l’an 1301, et, l’année suivante, l’ile de Ruad.

Après une heure de trajet, arrêt à Amrit, où les deux Renan prirent leur fièvre néfaste, et visite sommaire des ruines phéniciennes. Ce sont trois groupes de pierres : la ville, le stade et le temple. Tout autour, une grande plaine et des marécages. La montagne est couronnée de nuages ; quelques voiles sèment la mer, et, noyé dans la lumière du ciel, je crois voir étinceler le glaive qui frappa Henriette Renan. Au demeurant, un lieu terrible.

Je constate combien il est difficile de garder sa fraîcheur de curiosité. Je sommeille grossièrement et ne goûte plus que le plaisir d’être en voiture, et quelle voiture ! sur quelle piste ! avec l’obligation de mettre pied à terre à. chaque ruisseau, où nos véhicules enlizés ou culbutés menacent de se disloquer !

À partir du village de Mohadjerin, où nous déjeunons, la route s’améliore. Dormons !

Je me réveille aux approches de Tripoli, en entendant annoncer un couvent de derviches et un étang de poissons sacrés. Il y avait longtemps que je n’avais plus rencontré de belle singularité religieuse. Honneur à Derceto, que les Syriens nommaient Atargatis ! Gloire à la Dea Syria, à la grande Astarté, à la déesse poisson I

De vieux arbres épais ombragent des eaux limpides, où s’agitent des milliers de poissons argentés, abondamment nourris par la piété musulmane. Et j’accueille favorablement dans mon cœur cette pieuse pisciculture.

Vers trois heures, nous arrivons à Tripoli, dans un hôtel relativement propre, que tient un de nos compatriotes.


XIII. — TRIPOLI

Aussitôt installé, j’ai voulu m’aller promener dans la ville. Pourquoi Ladki Bey juge-t-il nécessaire de marcher à quinze pas devant moi, avec une solennité qui détourne ma propre attention du spectacle, pour la reporter sur mon personnage ? Je me sentais devenir pacha. Tout s’écartait sur. mon passage ; Ladki Bey poussait de la main et bâtonnait du regard les inconsidérés qui, sur la seconde, ne me faisaient pas la plus large place. J’allai m’asseoir dans un jardin public, d’où la vue s’étend au crépuscule sur la ville et son paysage agricole et marin d’une grande couleur monotone et triste

Le silence et la splendeur d’un après-midi d’Asie descendent sur mon voyage achevé. J’ai tourné trente pages de mon livre de désirs ; je suis passé du rêve à la réalité, et mes aspirations incertaines se sont muées en expériences, dont je n’ai pas fini d’épuiser la leçon.

Nos savants se moquent des vieux chroniqueurs qui attribuent au haschich le dévouement absolu des sicaires ismaéliens à leur chef ; nos savants ont découvert que le Vieux de la Montagne simulait des miracles, et recourait aux prestiges d’un Robert Houdin. Je crois à l’explication de nos savants et à celle de nos vieux chroniqueurs ; je crois au haschich, aux escamotages, et à bien d’autres choses encore. Mais il n’est pas d’opiat ni de prestidigitation pour transfigurer les âmes, encore qu’ils puissent contribuer à les mettre en mouvement. Le grand secret, le ressort, le mot du miracle, je l’ai vu chez ces pauvres Ismaéliens, sous les oliviers de Khawabi : c’est une aptitude magnifique au don de soi-même. Que ne pourrait-on faire, aujourd’hui encore, de cette nation ismaélienne !

Le chapelain anglais Lyde, qui est entré vers 1850 dans leurs montagnes, raconte qu’à chaque pas, alors qu’il allait de Latakieh par Qadmous vers Qalaat el Hoesn, les gens qu’il croisait lui demandaient des écoles. Ils les attendent encore, en cette année 1914, et jusques à quand ? Je plaiderai leur cause, demain matin, auprès de nos religieux de Tripoli, et c’est une coïncidence qui me plaît que ce soit le jour de la Pentecôte, le jour de la fête de l’Esprit, que je vais demander aux Frères des Écoles et aux Filles de la Charité qu’ils secourent l’intelligence de ces gens de cœur…

Dès mon réveil, j’eus le plaisir d’entendre la messe chez les Frères. Plaisir profond, plaisir complet. Je m’intéresse au culte d’Aga Khan, et si j’entendais les chants de Byblos et de Baalbek, il me semblerait que de sombres sorties du tombeau m’apportent en supplément les forces spirituelles de l’antiquité. Mais quand j’écoute la messe chrétienne et française, après des jours de dispersion au milieu d’une barbarie si lointaine, c’est la patrie de mon esprit que je trouve et qui m’offre tous les secours avec toutes les beautés.

Après l’office, les Frères et leurs élèves me firent les honneurs de leur Académie et d’une bibliothèque bien pourvue de livres français. Nous causâmes. Je dis à ces messieurs l’intérêt que j’éprouve pour cette extraordinaire diversité de religions que nous offre la Syrie. Quelques-unes si grossières, comment se maintiennent-elles ?

— Parce que chacune d’elles interdit à ses fidèles de se marier avec des adeptes d’autres croyances.

Et ils me disent ce qu’ils voient chaque jour :

— Nous avons dans notre collège des enfants des religions les plus variées. Ils suivent obligatoirement nos cours de catéchisme, et, s’ils le veulent, nos offices. Quelques-uns sont premiers au catéchisme. Il ne leur vient pas à l’esprit de se convertir. Quand je pense aux inconvénients qui résulteraient d’une conversion pour ces pauvres enfants, je me dis que c’est un effet de la bonté de Dieu qui veut leur épargner ces peines. Certes, notre religion, outre qu’elle nous donne la vérité, met à notre disposition plus de moyens qu’aucune autre pour faire notre salut ; mais chacun est sauvé, quand il observe les lois naturelles et les moyens que lui donne sa religion, si c’est de bonne foi qu’il ne voit pas notre supériorité.

Voilà des paroles mémorables, qui me semblent engendrées directement d’un grand texte que nous tenons de saint Jean-Baptiste de la Salle, le fondateur des Frères : « Le bon maître fera toute sa satisfaction, toute sa joie d’instruire sans relâche, sans distinction, sans aucune acception de personne, tous les enfants, quels qu’ils soient, ignorants, ineptes, dépourvus des biens de nature, riches ou pauvres, bien ou mal disposés, catholiques ou protestants. »

Ce grand homme est une des gloires de notre dix-septième siècle, au même titre que saint Vincent de Paul, qui fonde les Filles de la Charité, que le cardinal de Bérulle qui fonde l’Oratoire, que le Père Joseph qui, dans l’ombre de Richelieu, est un des créateurs des missions françaises. À côté de Corneille, de Pascal, de Racine, de Molière et des autres génies, ils figurent la France elle-même devant les nations. Ce sont des hommes qui rassemblent toutes les forces de leur esprit, toutes leurs pensées, toutes leurs passions, pour obtenir un effet bien déterminé et pour atteindre le but qu’ils ont médité ; des hommes qui savent établir l’unité dans leur être et tout au long de leur activité. La vocation de Jean-Baptiste de la Salle fut de faire la classe aux enfants du peuple. Il a fondé l’enseignement populaire en France. En France et dans tout l’univers.

Les Frères sont arrivés à Tripoli en 1886. Deux mois après l’ouverture de leur première maison, ils n’avaient que dix élèves. Aujourd’hui, ils me montrent deux écoles primaires et un collège d’enseignement primaire supérieur avec cours commercial : environ sept cents élèves. Ces jeunes collégiens qui parlent avec moi dans le meilleur français, des enfants tout à fait plaisants de vivacité et de politesse, sont tellement recherchés par les employeurs que le Frère Supérieur y voit des inconvénients.

— Les commerçants, les banquiers, me dit-il, viennent nous les prendre, avant même qu’ils aient passé leur examens. En vain disons-nous à ces patrons : « Laissez-les nous quelques mois encore ; c’est l’intérêt de ces enfants qu’ils obtiennent leur diplôme. » Rien n’y fait. Les patrons ne veulent pas attendre… De toutes parts, on nous demande d’ouvrir de nouvelles écoles. Mais quoi ! nous n’avons pas de personnel. Vous nous dites d’aller chez les Ismaéliens. Mais ici même, et à Beyrouth, à Latakieh, dans nos collèges existants, les maîtres nous manquent. Ils meurent, et la loi nous empêche de nous recruter en France. Nous allons être obligés de remplacer nos morts par du personnel, étranger. Déjà, ici, nous avons deux frères américains. Cela ne fera qu’empirer fatalement, puisque nous nous agrandissons, que nous ne pouvons plus nous recruter et que nous sommes un ordre international. Et alors, monsieur Barrès, si d’autres nations se substituent à nous dans notre Institut et dans nos collèges, ce n’y sera plus l’esprit français.

Et moi, toujours de répondre :

— Je suis votre ami et votre admirateur, et je veux vous servir de mon mieux, auprès du grand public, dès mon retour en France.

Des Frères, je m’en vais chez les Filles de la Charité. Un orphelinat, des écoles, des ouvroirs de lingerie et de couturer, environ sept cent trente élèves, et puis un hospice d’enfants trouvés qui abrite trente petits malheureux, un hôpital de vingt lits, un dispensaire qui soigne trente mille malades à l’année.

En traversant les dortoirs, où l’air circule abondamment et fait tout voltiger, je remarque :

— C’est bien aéré, mais tout de même un peu serré.

— Aussi faisons-nous construire, répond la Supérieure.

— À quoi bon ? dit plaisamment le consul, M. Hepp, avec qui j’ai le plaisir de faire cette visite. Ce sera tout de suite aussi plein.

La Supérieure m’explique qu’on leur demande de tous côtés de nouveaux orphelinats, de nouvelles écoles. Dans la montagne, elles ont des classes fréquentées gratuitement par cinq cents élèves.

Cette Supérieure est d’Avallon, dans l’Yonne. C’est dès 1863 qu’elle est venue en Egypte d’abord et puis à Tripoli, et au cours de ce demi-siècle, elle n’est retournée que trois fois en France. Ses premières élèves maintenant sont grand mères. Jeunes ou vieilles, toutes les Tripolitaines qui ont passé par l’école y reviennent souvent voir les Sœurs.

— Ici tout le monde nous aime, les Musulmans les premiers. Cette vieille religieuse bourguignonne est vraiment une grande dame de chez nous. En sortant de son école, je vais remercier le gouverneur de Tripoli, le Mutessarif, Raouf-ben-Ayouli, qui a envoyé un détachement de soldats pour me rendre les honneurs. Il me dit, à mon grand effroi, qu’on se prépare à me recevoir grandiosement à Qalaat-el-Hoesn, et qu’on est venu faire des achats à Tripoli. Cela me confirme ce que je savais par ailleurs, et me donne un vif désir de rentrer à Beyrouth, car ces fêtes et festins vont gâter ces solitudes, et je suis à bout de fatigue.

Je n’avais pas quitté l’aimable gouverneur depuis deux heures qu’il venait à mon hôtel me rendre ma visite. Il était accompagné du président de la Commission municipale, qu’il veut bien me laisser pour me guider à travers la ville.

Nous allons d’abord au château. En cours de route, cet homme aimable me dit (par l’interprète) que c’est un honneur pour lui, et une chance dont il se félicite, d’être toujours désigné pour accompagner les illustres Européens qui traversent Tripoli.

— Et moi, je me félicite, monsieur le Président, que ce soit vous qui me fassiez visiter un château si fameux en Europe.

— Fameux, me répond-il, il le sera après votre visite.

Ainsi devisons-nous galamment, et à travers la vieille ville nous atteignons, au pied de la côte, les marches cuites et recuites, toutes brunies du château de Raymond comte de Toulouse. Des guichets ferment les ruines, qui servent aujourd’hui de bagne. Nous circulons sur les toits, je veux dire sur des terrasses qui recouvrent les tours coupées à mi-hauteur. Dans les fonds, à trente mètres sous notre promenade, ce sont les préaux des prisonniers. Nous les apercevons par des ouvertures de puits. Ils se grattent, ils causent, ils subissent et attendent. Dans cette ombre sinistre, l’un d’eux est prosterné en prière.

Si je relève mon regard, c’est une vue superbe sur les forêts d’orangers qui enveloppent la ville. La mer, les campagnes, l’univers sont baignés de soleil.

Nous continuons d’errer sur les terrasses de cette chiourme inimaginable. C’est un vaste corps de garde en plein air. On monte, on descend, toujours à ciel découvert. Des coffres aux ferrures barbares et des lits de camp sont installés sous des arbres, que l’on s’étonne de trouver à cette hauteur, merveilleusement poussés parmi les pierres descellées. Et dans les branches de ces arbres sont suspendues des cages d’oiseaux. Une cuisine qui fume en plein air ; des soldats qui circulent, quelques-uns nègres aux figures brutales et jeunes ; des bruits de grilles qu’on verrouille, et partout des abricotiers et des pêchers, des boîtes de pétrole peintes en bleu et vert où poussent des fleurs : c’est la dureté et le bariolage de l’Orient.

Pour finir la journée, nous allons chez le chef de gare de Tripoli, un Syrien, qui ramasse, dans toute la région, les antiquités, les monnaies surtout, et qui, chaque année, me dit-il, envoie ses collections à Paris, à Londres, pour que notre Cabinet des médailles et le British Muséum y fassent leurs choix.

Dans sa petite maison, il étale tout autour de moi ses trésors. O bonheur ! ô délices ! j’ai connu pendant une heure, chez ce chef de gare, les enivrements du numismate. C’est quelque chose de tout pareil à l’excitation presque douloureuse, vous rappelez-vous, que, collégiens, nous éprouvions à manier les timbres triangulaires du Cap de Bonne Espérance, ceux des États du Pape, des villes libres d’Allemagne, et le vermillon de la République de 1848 : un désir de posséder l’objet rare, doublé d’une sorte de rêverie profonde sur les réalités qu’il évoque. Je tenais dans ma main, sous mon regard, toutes ces monnaies précieuses de Syrie, les monnaies de Qadmous, les monnaies romaines d’Héliogabale, où l’on voit l’Empereur syrien officiant auprès de la pierre sacrée tombée du ciel, les monnaies des croisades, marquées à la croix et portant des inscriptions arabes.

Quel est le sens du plaisir confus que me donne ce maniement des héros, des empereurs et des dynasties ? J’ai une disposition à m’intéresser aux amulettes, aux talismans : scarabées et basilics du Nil, abraxas des gnostiques, jaspes, agates, turquoises. Non que je croie le moins du monde à leur vertu favorable ou funeste. Mais, comment dire, c’est un attrait, une sympathie, une légère fascination, vraiment une sorte de magie. Ces objets charmés peuvent-ils émettre certaines vibrations, nous relier à des milieux où ils reposèrent ? Qui sait ! J’aime tant cette phrase : « Les mers sont encore ébranlées par le sillage des vaisseaux de Pompée. »

— Cher monsieur, dis-je au chef de gare, les chrétiens d’Asie, dans les premiers siècles, portaient des médailles où figuraient d’un côté la tête d’Alexandre, et de l’autre le nom de Jésus-Christ. Ne pourriez-vous m’en trouver une ?

Le chef de gare n’en a jamais vu, mais il sait que l’image d’Alexandre porte bonheur. Et c’est vrai que, chez les Anciens, les hommes aimaient avoir l’image du jeune héros sur leurs anneaux, et les femmes sur leurs bracelets et leurs bagues. Même des élégantes la faisaient broder en différentes couleurs sur leurs tuniques, leurs ceintures et leurs manteaux.

— Chef de gare, donnez-moi toutes vos monnaies d’Alexandre, pour que je rapporte des chances de bonheur à tous mes amis de France.


Ce soir-là, au sortir de cette rêverie, et surchargé d’émotions et de vues que j’avais hâte de mieux saisir et de méditer, je pris la décision de rentrer tout droit à Beyrouth. Pour accomplir tout mon programme des châteaux, il me restait à voir Qalaat el Hoesn. Le voyage le plus simple, et l’on m’y attendait. Mais les divertissements que venait de m’annoncer le Mutessarif ne pouvaient rien ajouter à mon enquête des Assassins. Ces fêtes, que je regrette maintenant, m’intimidèrent. J’avais hâte d’un peu de repos et de solitude, pour classer mes impressions et me refaire de nouvelles curiosités. Cette espèce de fantasia que l’on me promettait acheva de donner, dans mon imagination, un caractère un peu banal à des ruines auxquelles je reprochais déjà d’avoir reçu trop de visites. Très fier d’avoir vu des sites mystérieux, je savais mauvais gré à Qalaat el Hoesn d’avoir été décrit par Lockroy et Gérard de Nerval. Sur un seul point, ma curiosité était en éveil. J’aurais voulu y lire de mes yeux une inscription que je sais qui s’y trouve, griffonnée par un chevalier, au douzième siècle, sur les murs du vestibule de la chapelle, et dont je ne doute pas que Gérard de Nerval ne l’ait heureusement méditée.


Ultima sit prima
Sit prima secunda
SU una in medio posita
Nomen habebit ita.


À M. Aristide Marie de vérifier si ce n’est pas en déchiffrant sur place ce logogriphe que le charmant fol conçut le sonnet d’Artemis, le poème insensé que nous aimons :


La Treizième revient… C’est encor la première,
Et c’est toujours la seule, — ou c’est le seul moment :
Car es-tu reine, ô toi ! la première ou dernière ?
Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant ?…

Aimez qui vous aima du berceau dans la bière ;
Celle que j’aimai seul m’aime encor tendrement :
C’est la mort — ou la morte,… ô délice ! ô tourment !
La rose qu’elle tient, c’est la rose trémière.
……………….


Vers charmants et pleins d’ombre ! Bijou enlevé à la dea syria, à la déesse multiforme, qu’après Gérard je suis allé honorer. Ceux qui viendront après moi se défendront mieux sans doute contre cette contagion de poésie. La mystique procession n’est-elle pas interrompue ? Le général Gouraud a créé de grandes routes qui ouvrent ces régions aux curiosités les plus paresseuses. Des touristes iront bâiller, où le cœur me battait si fort de fatigue et d’émotion. J’aurai clos, en juin 1914, la longue série des pèlerins du mystère.


XIV. — DE TRIPOLI À BEYROUTH

De Tripoli, nous avons regagné Beyrouth par mer, en longeant le rivage. C’était un spectacle sublime. Pendant cinq heures, notre bateau a glissé à quelques cents mètres des montagnes, dont les sommets étincelaient au-dessus de nos têtes. Quelle multitude de motifs ! Des golfes infinis, des champs d’oliviers et de vignes, le sable rouge, les pins parasols, les monastères, les précipices, les villages, les lignes crénelées de rochers, de forêts et de neiges, les nuages, l’azur : je n’avais jamais rêvé cette plénitude de beautés. C’est un Olympe vivant, l’exposition des dieux : j’admire leurs demeures, et je perçois leur présence éternelle.

Devant la mer immense et dangereuse, et dans ce climat consumé de soleil, ces montagnes portent des ombrages et des neiges. Bien plus, à tous leurs étages, elles offrent à la vénération de la terre et de la mer, comme des ostensoirs, leurs chapelles, et sur tous les hauts lieux, elles dirigent nos regards, soulèvent nos pensées vers le ciel. Par une succession de degrés et d’invocations, nous voilà haussés des splendeurs visibles jusqu’au mystère invisible.

Il y a trop longtemps que j’ai vu ce paysage pour que je puisse vous le peindre positivement, mais j’en garde au fond du cœur l’enthousiasme, et je murmure la parole de l’ascète païen qui, venu s’installer au pied du Liban, disait : « Je ne trouve nulle joie à l’existence en dehors de la Syrie, où je promène ma religion de montagne en montagne et de colline en colline, tandis que les gens qui me voient me prennent pour un dément ou un conducteur de chameaux. »

Les dieux du Liban ont été dépassés. Mais les idoles d’un jour qu’avaient intronisés nos appels, nos désirs, nos erreurs et nos pressentiments, étincellent encore au milieu d’une nature qui n’a pas perdu ses puissances d’ivresse. Nous allons sur la mer inchangée, au pied des montagnes qui, sous le soleil éternel, vêtues des mêmes ombres et des mêmes lumières, sont toujours fleuries d’invocations divines. Le cœur humain n’a pas cessé de s’émouvoir devant le déploiement des beautés et des chants du Liban. Le glissement du bateau, l’or, l’azur, l’argent, le parfum des espaces, le désir du ciel, mon imagination enflammée, mon impuissance à saisir l’impalpable et à retenir l’écoulement des heures, le salut perpétuel et multiforme que je donnais à la divinité et à tous les ressorts du monde, tous mes hymnes de gratitude au cours de cette journée m’enrichiront jusqu’à ma mort.

Je ne cessai pas d’errer tout l’après-midi sur le bateau, espérant toujours trouver quelque point d’où j’arrêterais le cours du temps et m’approprierais l’insaisissable. Voici Batroum, les sites renaniens d’Amschit, de Byblos, de Ghazir, les gorges profondes de l’Adonis et du Lycos, et le palais du pontife seigneur du Liban. Voici les saintes occultations de Baal par saint Georges et saint Elie, et d’Astarté, déesse de la Mer, des Ténèbres et de la Mort, qui s’efface derrière la Vierge de clarté. La fontaine de vie jaillit des profondeurs du sol, et jette en pleine lumière le trésor épuré des antiques mystères. Au soir nous arrivons à Beyrouth… Après avoir parcouru les replis obscurs, les vallées desséchées, je viens de revoir la face lumineuse du pays.


MAURICE BARRÈS.

  1. Copyright by Maurice Barrès, 1923.
  2. Voyez la Revue des 15 février, 1er et 15 mars, 1er avril, 15 mai et 1er juin.