Maurice Barrès
Une Enquête aux pays du Levant
Revue des Deux Mondes7e période, tome 15 (p. 241-270).
UNE ENQUÊTE
AUX
PAYS DU LEVANT[1]

V[2]


XI. — LE VIEUX DE LA MONTAGNE


« Si Donato, — ainsi que d’autres, — provoque une rapide et brutale fascination, quelle est la part de l’habileté acquise par une longue expérience ? et quelle est la part de l’action personnelle ? Je ne saurais me prononcer : mais j’imagine qu’on n’a pas tout dit en parlant de l’habileté de Donato et qu’une action physiologique spéciale à Donato et émanant de lui, n’est pas sans quelque vraisemblance. »
Charles Richet.


Cependant je poursuis ma grande idée. Sans rien en dire à mon lecteur, depuis que je suis en Syrie, je n’ai pas cessé une minute de préparer mon excursion aux châteaux des Hashâshins et du Vieux de la Montagne. Ah ! la tâche difficile ! À Paris, M. René Dussaud, dans son cabinet du Louvre, m’avait dit : « J’ai fait le voyage ; voici mon itinéraire, et je suis prêt à vous donner tous les renseignements ; mais franchement, je ne crois pas que vous puissiez en supporter la fatigue, ni même en obtenir l’autorisation. » Et pourquoi donc ? Dès mon arrivée à Beyrouth, j’ai vu Thomas Cook. Il m’a vivement conseillé d’aller plutôt à Jérusalem, comme tout le monde, ou bien en Egypte comme Loti. Que serais-je devenu sans M. Marteaux ?

M. Marteaux, le directeur des chemins de fer, a pris mes intérêts à cœur, et m’a juré qu’il m’aplanirait tous les obstacles. « Je vous prêterai mon matériel, m’a-t-il dit, et mon personnel. » Mais je voyais bien que l’itinéraire même lui donnait du mal à régler. Quand je revenais du Liban, de Damas, je causais longuement avec lui. Par deux fois, un de ses meilleurs agents, Ladki bey, s’en alla dans les monts Ansariés, sur tous les points que je lui nommais, à Masyaf, à Qadmous, au Khaf, à Khawabi. Il releva les pistes, vérifia les distances, nous ménagea des accueils, trouva des points de campement, assura les ravitaillements. Aujourd’hui, enfin, ça y est ! Plus d’obstacle. Tout est prêt. Nous allons tout à notre aise errer à travers les collines sauvages du pays que bornent la mer, l’Oronte et l’Eleuthère ; nous visiterons les châteaux de Iia san Sabâh et de Rashid-eddin Sinan, nous recueillerons leurs légendes, nous causerons avec les arrière-petits-fils de leurs compagnons ; nous verrons, nous écouterons, nous rêverons, nous comprendrons. J’arrive au moment que j’ai tant appelé, et au seuil des pays de mon imagination. Ces châteaux-là et leurs hôtes sinistres, enveloppés d’une mystérieuse musique de réprobation, une des mélodies éternelles du monde, me servaient de refuge au milieu de toutes les corvées que j’ai toujours eu la folle manie de m’imposer. Je ne connais d’équivalent au plaisir que je vais prendre que l’enivrement que j’éprouvai à vérifier, dans Combourg, les images laissées dans mon esprit par le premier livre des Mémoires d’Outre-tombe. Mais ce n’est pas une maison de ma race, c’est une demi-douzaine de demeures inconnues, que je vais visiter, et moi l’un des premiers.

J’y songe depuis si longtemps ! J’avais dix ans ; au réfectoire de mon collège, le lecteur lisait…

N’aimez-vous pas cette coutume de lire pendant les repas ? Combien je la préfère, pour ma part, à ces musiques qui gênent les causeries et qui s’évaporent ! Il en peut rester des images pour toujours. Pour toujours, elle est restée dans mon esprit, cette voix du lecteur nous lisant le voyage du comte Henri de Champagne qui, vers 1194, s’en revient de Tarse à Jérusalem

« Le sire des Hassissins, ayant ouï dire que le comte Henri était en Arménie, envoya vers lui, le priant qu’au retour d’Arménie il vint par chez lui, et qu’il lui en saurait bon gré, car il désirait beaucoup le voir.. Le comte lui manda qu’il irait volontiers, et ainsi fit-il. Quand le sire des Hassissins sut que le comte venait, il alla à sa rencontre, et le reçut avec grande joie et de grands honneurs, et le mena par son pays et en ses châteaux, jusqu’à ce qu’il vînt un jour devant un château. Dans ce château était une haute tour, et sur chaque créneau étaient deux hommes vêtus tout de blanc. Le sire des Hassissins lui dit : « Sire, vos hommes ne feraient pas pour vous ce que les miens feraient pour moi. — Sire, dit-il, cela pourrait bien être. » Le sire des Hassissins cria, et deux des hommes qui étaient sur la tour se laissèrent aller en bas et se brisèrent le cou. Le comte s’émerveilla beaucoup et dit que vraiment il n’avait pas d’hommes qui fissent cela pour lui. Celui-ci dit au comte : « Sire, si vous voulez, je ferai sauter en bas tous ceux que vous voyez là-dessus. » Le comte répondit que non ; et quand le comte eut séjourné autant qu’il lui plut au pays du Vieux, il prit congé pour s’en aller. Le sire des Hassissins lui donna une grande abondance de ses joyaux, lui fit escorte jusque hors de son pays, et lui dit que, pour l’honneur qu’il lui avait fait d’être venu, il s’assurât qu’il était pour toujours à lui, et que s’il était aucun seigneur qui lui fit chose dont il eût déplaisir, il le lui fit savoir, et qu’il le ferait occire ; puis ils se séparèrent… »

Un tel tableau, ce n’est pas simplement une anecdote dramatique, une belle image. C’est une heure exacte de la vie de Rashid-eddin Sinan dans quelqu’un de ses châteaux, dans EI-Khaf, je crois. Il y a un esprit là-dedans, quelque chose à comprendre. Cela présente le cœur humain sous un aspect nouveau et inconnu. C’est vraiment une fleur saisissante de cette civilisation de l’Orient, héroïque et malsaine, avec ses étranges moyens pour multiplier les énergies intérieures. Ici nous voyons un maître qui possède un secret pour disposer de la vie que ses affiliés lui sacrifient joyeusement, et des hommes incomparables par leur loyalisme et leur faculté de sacrifice complet. Sur cette simple anecdote, n’êtes-vous pas disposé à penser que, dans cette région des Ansariés, où nous allons nous promener, s’est vraiment déroulé un des plus beaux romans intellectuels du monde ?

D’une telle histoire, mieux on sait les chapitres, plus elle est excellente. L’amitié de Hasan Sabâh, le criminel fondateur de cette confrérie des Assassins, avec Omar Khayyam, le grand poète et savant du nihilisme ; les rapports mystérieux que je crois deviner entre Khayyam et les Hashâshins d’une part, et Djelal-eddin Roumi d’autre part ; le laboratoire de surhumanité installé dans Alamout ; le tombeau du Vieux de la Montagne, au Khaf : autant de thèmes que j’ai médités pendant des années, et dont je puis dire, chose singulière, que j’ai eu la nostalgie. J’en faisais ma société, et il faut que je les expose au moins sommairement au lecteur, pour qu’il soit associé à l’enivrement avec lequel je m’achemine dans leur horizon.

Je ne me donne pas pour un savant, pas même pour un élève, seulement un lecteur, enchanté, passionné. Silvestre de Sacy, — c’est vous le patriarche, — Hammer, Defrémery, à qui succède le noble et trop romanesque Stanislas Guyard, et plus près de nous Cl. Huart, Carra de Vaux, Louis Massignon, je me suis plongé dans vos livres, sans pouvoir discuter tant de problèmes que tour à tour vous résolvez différemment d’année en année… J’ai écouté et je présente la construction que j’ai cru pouvoir tirer des leçons de ces maîtres à qui j’exprime ma gratitude. Cependant, qu’il me soit permis d’aller pas à pas, gradation comme disait Descartes, pour ne pas tomber dans l’erreur des gens passionnés et trop pleins de leur sujet, qui, voulant tout montrer à la fois, recouvrent, les unes par les autres, les plus belles images qu’ils nous apportent.


LES TROIS ÉTUDIANTS

Un texte d’abord ! À mon goût, un des plus grands de l’Asie, et le cœur même de toute cette histoire des Hashâshins.

On ne me croirait pas, si je n’apportais, au milieu de mes commentaires d’ignorant enthousiaste, quelques authentiques documents de l’époque, quelques paroles certaines de mes personnages, pour servir de pierres de touche. (« Pierre de touche, disent les dictionnaires, c’est une espèce de pierre basaltique, noire, très dure, sur laquelle on frotte les petits bijoux en or ou en argent, pour en reconnaître les titres… » Mes textes permettront d’éprouver si je me laisse aller à brillanter mon sujet, si je donne du toc et du faux.)

Voici cette pierre basaltique, telle que nous la tenons de Nizam el-Mulk, le fameux grand vizir du sultan seldjukide Alp Arslan, et l’un des hommes les plus considérés de l’Asie,

Nizam el-Mulk (qui mourut en 1072) a écrit ce qui suit dans son Testament :

« Imâm Muaffik de Nishapur (que Dieu accueille son âme !) était un des hommes les plus savants du Khorasan, et considéré avec le plus grand respect. Il vécut plus de 85 ans, et c’était l’opinion commune que tous les jeunes hommes qui lisaient le Coran et étudiaient les Traditions avec lui, devaient arriver à la richesse et aux honneurs. Pour ce motif, mon père m’envoya de Tus à Nishapur, travailler sous la direction de cet éminent savant. à me témoignait de l’affection, et moi, je mis à le servir tant d’attachement et d’amour que je restai près de lui pendant quatre ans. Hakim Omar Khayyam et ce mécréant d’Hasan ibn Sabâh, tous deux de mon âge, remarquables tous deux par la puissance de leur intelligence, suivaient depuis peu son enseignement. Nous devînmes amis, et quand nous quittions la classe d’Imâm, nous nous répétions l’un à l’autre ce que nous venions d’entendre… »

Quelle page de roman et d’histoire ! Qu’on ne dise pas qu’il est impossible, à travers les épaisses ténèbres des sectes et des races étrangères, de participer aux sentiments des morts ! « Un coup de vent déchire les nuages, et la lune laisse tomber un pâle rayon sur le cimetière. »

Nizam el-Mulk, nous venons de le dire, c’est un des grands hommes politiques de l’Asie. Omar Khayyam, aucun lecteur n’ignore ses Rubâiyat, dont il se publie chaque semaine en Europe une nouvelle édition, et nous avons une idée de l’estime où les historiens de la science tiennent ses travaux astronomiques. Quant à Hasan Sabâh, c’est le législateur de la confrérie criminelle que fait déjà assez connaître son titre d’Ordre des Assassins.

Ces trois génies, à l’heure où mon texte les saisit et nous les présente, ne sont encore que des jeunes gens bien minces et démunis, de jeunes étudiants orientaux du XIe siècle, par bien des côtés semblables aux étudiants de toutes les époques, dans tous les pays. Leur camaraderie et l’entr’aide que, dans un instant, ils. vont se promettre, c’est un pacte balzacien, pareil à celui par lequel les « Treize » se lient, et pareil encore à ces ententes que nous voyons, dans chaque génération, des arrivistes former au quartier latin, dans des cénacles, dans des dîners de coterie. C’est plus encore, c’est un serment de carbonari. Et l’Université de Nichapour, toutes différences gardées, doit être comparée à ces Universités de Prague et de Cracovie où, hier encore, sous nos yeux, s’échauffaient les espoirs tchèques et polonais, aux Universités irlandaises, à l’Université d’Helsingfors où se formaient les deux pensées finlandaises des Suédois et des Finnois.

La Perse du XIe siècle était un vieux sol volcanique, invinciblement travaillé par d’antiques pensées religieuses et nationales. Sous le fer et le feu, elle avait dû renoncer à la loi du grand Zoroastre. Une première fois, dit-on, l’Avesta avait été brûlé par Alexandre le Grand, et la pensée hellénique avait tout recouvert. Ce texte souverain, reconstitué du mieux que l’on put, en l’an 226 de Jésus-Christ, par Ardéchir, qui refit l’unité de l’Empire et restaura la religion nationale, disparut lors de la conquête mahométane, et resta précieusement conservé dans les cachettes des Parsis jusqu’à ce que — merveilleuse histoire ! — notre Anquetil Duperron l’allât chercher et retrouver dans les Indes, jusqu’à ce que Nietzsche se proclamât son commentateur, son disciple. Et le dernier des Chosroès, vaincu, écrasé par Omar, s’en alla mourir à Merv où c’est l’archevêque chrétien, — ô dérision émouvante ! — qui lui fit l’aumône d’un tombeau. À tous le vainqueur imposa le joug de l’Islam.

Quel désastre pour cette race persane, qui appartient, comme les Indiens, les Grecs, les Latins et nous-mêmes, à la grande famille aryenne, d’avoir à s’accommoder de la pensée sémitique et d’une pensée contre sa nature ! Terrorisée, elle dut dire à haute voix : « Il n’y a pas d’autre dieu qu’Allah, » mais elle ajoutait tout bas : « si ce n’est le dieu de nos pères. » Le magisme, le gnosticisme, le brahmanisme, toutes les pensées de l’Inde, de Zoroastre et de l’hellénisme, demeuraient dans son sang, alors même qu’elle ne savait plus les nommer. Elle était prête pour tous les schismes. Ainsi s’explique son élan à se rallier au Chiisme. « Elle reporta, écrit-on sur les rejetons de cette touchante famille des Alides ses sentiments comprimés. Ils lui parurent des symboles de ses propres infortunes… Ali, laissant à Mahomet le soin de révéler aux hommes la religion littérale, s’était réservé le rôle, plus modeste, mais sublime, d’en expliquer le sens réel à quelques esprits d’élite… » En face d’un pouvoir étranger, fondé sur la force brutale, Ali incarnait le sentiment de l’espérance, la conviction que le droit et la justice finiront par triompher.

Que ces Persans aient perdu la doctrine, n’importe ! Il leur reste des manières de sentir, des désirs, des rêves dont la puissance est invincible. « On changerait plutôt le cœur de place ! » D’instinct ils accueillent tous les mouvements qui cherchent à donner à l’Islam le fondement rationnel de la philosophie grecque, et à le rendre plus profondément religieux, par les doctrines du soufisme et du messianisme. Ils attendent un Mahdi, un sauveur, qui apparaîtra dans la lignée légitime des descendants d’Ali. Comment le reconnaître ? C’est la question que tous se posent. Tous s’adonnent aux sciences occultes, ramassent les traditions prophétiques, les signes astrologiques, supputent la durée, rêvent de la fin des temps et créent des apocalypses.

Si tel est l’état d’esprit parmi les masses incultes, imaginez ce qu’il peut être dans ces Universités où des jeunes gens de l’élite viennent étudier ce qui survit du savoir hellénique ! Sans doute Nizam el-Mulk, Omar Khayyani, Hasan sont islamisés et arabisés ; sans doute, ils désirent retrouver à la cour des conquérants les places que leurs pères occupaient jadis, sous le régime national, et c’est pour obtenir de gros emplois qu’ils s’asseyent au pied de la chaire des maîtres étrangers ; mais au fond d’eux subsistent les énergies souterraines de la race, les vieilles nappes de la sensibilité aryenne. Ils sont disposés héréditairement à croire que deux puissances se disputent le monde et qu’ainsi s’expliquent les alternatives du bien et du mal, et voici que l’Imâm Muaffik prétend leur démontrer qu’un dieu unique régit l’univers. Un seul dieu, ou, pour employer le terme mahométan, « le seul réel agent. » Ce dieu unique est donc responsable du mal ? Ces jeunes gens pourraient glisser à la révolte, au blasphème. Certainement, ils se cabrent. Comment ils résoudront le problème, c’est une superbe image, un des symboles du monde. Ils vont s’enfoncer chacun dans la vie et faire leur destin, à leurs risques et périls, avec leur nature propre : Nizam el-Mulk se réfugiera dans un mysticisme tempéré par son bon sens d’administrateur ; Omar Khayyam flottera entre le Carpe diem et le fatalisme qui courbe la tête ; Hasan Sabah glissera au plus noir scepticisme, mais tous trois, dans ce premier moment, ils se sentent bien seuls et cherchent à s’épauler les uns les autres.

« Quand nous quittions la classe, nous nous répétions l’un à l’autre ce que nous venions d’entendre… » Ainsi s’exprime sommairement Nizam el-Mulk. Ils commentaient entre eux l’enseignement de leur maître, son enseignement du Coran et de la tradition coranique ; ils le confrontaient avec les aspirations qu’ils avaient dans le sang, et avec les livres de l’hellénisme qu’ils viennent de trouver à l’Université.

« … Et alors, un jour, ce méchant Hasan nous dit : « C’est l’opinion générale que les disciples d’Imâm Muaffik atteignent le succès, et sans doute l’un d’entre nous réussira, sinon tous trois. Quel arrangement ou quel contrat faisons-nous ? » Je répondis : « Ce qu’il vous plaira. » Il proposa : « Celui de nous qui fera fortune devra partager avec les autres, et ne pas en jouir seul. » Notes fûmes d’accord et nous nous engageâmes ainsi… »

Pour moi, cet engagement ne vise pas tout court l’argent et les honneurs. Ces trois jeunes gens de génie se sont attachés aux problèmes les plus profonds, qui intéressent tout l’être, problèmes religieux, politiques et de race. Ce serait calomnier l’ardeur généreuse de la vingtième année que de penser qu’il leur suffise d’avoir de bonnes places et de jouir de la vie. Plus encore qu’en jouir, ils voudraient la corriger, la redresser. Ils s’engagent les uns envers les autres, et tous trois envers leur idéal. Cet engagement solennel se relie à la partie divine de leur être et à la tradition dont ils participent. Il exprime ce qu’il y a de meilleur dans l’esprit, à l’âge du désintéressement, au moment de la jeunesse où l’être est le plus disposé à « se jeter au pied du trône de Dieu, » et à se dévouer.

« … Le temps passa, continue Nizam el-Mulk. J’allai du Khorasan à Mawâara un-Nahr, et puis à Ghazni et à Kaboul, et, à mon retour, je fus nommé au poste de Vizir près du Sultan Alp Arslan. À ce moment, Hakim Omar Khayyam vint à moi, et je remplis envers lui toutes les exigences du pacte, toutes les obligations de notre engagement. Je le reçus avec honneur et distinction, je lui dis : « Un homme de votre talent devrait servir le Sultan, et puisque, par notre convention, pendant que nous étudiions avec Imâm Muaffik, je me suis engagé à partager avec vous ma situation, je dirai au Sultan vos talents et vos connaissances, et ferai si bien que vous serez nommé comme moi à un poste de confiance. » Mais Khayyam répondit : « La plus grande faveur que vous puissiez me faire est de me laisser vivre dans la retraite, afin que, protégé par vous, je puisse m’occuper à accumuler les richesses de la science et à prier pour votre longue vie. » Et il se tint à cette résolution. Quand je vis qu’il parlait sincèrement et non par sentiment de /’étiquette, je lui fis donner un traitement annuel de 1 200 miscals d’or, payables sur le trésor de Nishapur. Il retourna à Nishapur, s’adonna à l’étude des sciences, surtout de f astronomie, et devint par la suite un astronome hors ligne… »

J’ai grand regret d’aller si vite et de ne pas m’arrêter devant le problème que pose la modération d’Omar Khayyam. Que pensait-il ? En deux mots, pour moi, cet homme s’est très vite renoncé et a vécu avec ses idées de derrière la tête, ne s’occupant des autres que pour en obtenir sa sécuvité. Il se place dans la série très connue des philosophes méprisants.

Hasan Sabâh, lui aussi, vint trouver Nizam el-Mulk. Il invoqua leur pacte, et obtint le poste de chambellan à la Cour. Seulement, à l’encontre d’Omar Khayyam, qui demeura l’ami de Nizam el-Mulk et le savant favori des sultans, Hasan se brouilla avec le Vizir.

Pourquoi ? « Une haine religieuse s’éleva entre eux ! » À mon avis, pas de doute : Hasan dans son esprit avait condamné la dynastie. Il rompit avec son ami, au moment où Alp Arslan mourut et que Mélik shah lui succéda, au moment où la circonstance avait dû lui paraître favorable pour une révolution dans l’État. Le fait de Hasan ne peut être d’un ambitieux vulgaire et d’un ingrat, car toute sa vie, par la suite, nous révèle un politique poursuivant avec un génie criminel d’immenses desseins. En outre, nous savons qu’il appelait avec mépris le sultan, « ce Turc, » et le Vizir, « ce paysan. » Et le choix de ces deux termes indique qu’il détestait dans le souverain un étranger, un non-Persan, et dans son ancien condisciple une âme intéressée et basse, incapable de se régler sur un idéal. Ce Nizam el-Mulk, qui se renferme dans son loyalisme et croit avoir assez à faire d’administrer un grand royaume, c’est ce qu’aujourd’hui nous appellerions un rallié. Il appartient de naissance à la vieille aristocratie persane dépossédée, il descend des dirigeants d’autrefois, c’est le fils des vieux serviteurs des Sassanides ; sa destinée lui paraît être de retrouver les places qu’ont tenues ses pères. Il lui suffit de redevenir dans le nouvel ordre de choses un grand seigneur. Il n’a pas la force d’âme de Hasan, qui veut tout contraindre et modeler selon ses rêves, non plus que d’Omar Khayyam qui admet le dualisme de sa pensée et de sa vie.

La rupture entre Hasan et Nizam el-Mulk fut violente, implacable, définitive, une de ces haines où tout l’être est engagé. Hasan se déroba par la fuite à la vengeance de Nizam, qu’il avait vainement essayé de perdre, et que dès lors il ne cessera plus de viser comme le premier obstacle à détruire. Il n’est pas homme à se déprendre de sa vocation sur un échec. Il n’a pu satisfaire ses ambitions révolutionnaires par son ancien ami, qu’il accuse maintenant de trahison : eh bien ! sur la route de l’exil, il cherche d’autres instruments. Et par fortune, dans sa patrie, à Réï, voici qu’il rencontre les hommes qui vont décider de sa vie.

Nous tenons tout droit de sa bouche un superbe récit :

« Il y avait à Réï un homme appelé Emireh Dharrâb, qui professait la doctrine des Bathiniens d’Égypte. Nous avions continuellement des contestations, l’un avec l’autre : il réfutait les dogmes auxquels je croyais, mais je ne lui accordais pas gain de cause. Cependant ses discours firent impression sur mon cœur. Sur ces entrefaites, il me survint une maladie, très dangereuse et très pénible. Je réfléchis en moi-même et je me dis : « La doctrine de cet homme est la véritable ! mais, par suite de mon fanatisme, je ne l’ai pas reconnue comme vraie. Si donc, ce qu’à Dieu ne plaise, le terme fatal arrive pour moi en ce moment, je mourrai sans être parvenu à la connaissance de la vérité. » Je guéris de cette maladie. Il y avait parmi les Bathiniens un autre individu que l’on appelait Bou-Nedjm Serrddj (le sellier) ; je l’interrogeai touchant les dogmes de sa secte. Il me les exposa en détail, de sorte que j’obtins la connaissance des mystères les plus cachés de cette doctrine. Enfin il y avait un troisième personnage appelé Moumin, à qui Abd-Almélic Attâch avait conféré le diplôme de prédicateur. Je lui demandai de recevoir ma profession de foi. Il me répondit : « Ton rang, à toi, qui es Hasan, est plus élevé que le mien, à moi, qui suis Moumin ; comment donc recevrais-je ton engagement, c’est-à-dire comment prendrais-je de toi un serment de fidélité envers l’imâm ? » Mais quand je l’en eus vivement pressé, il reçut mon engagement. Lorsqu’en l’année 464 (1071-1072), Abd-Almélic Attâch, qui remplissait à cette époque les fonctions de Daï dans l’Iràk, fut arrivé à Réï, il daigna me prendre en affection, et me confia le rang de son suppléant. « Il te faut, me dit-il, aller dans la capitale de l’Égypte. »

Grand texte mystérieux, qu’il est pourtant aisé d’éclairer. Je sais ce qu’Emireh Dharrâb, Hou-Nedjm Serràdj, Moumin, puis Abd-Almélic Attâch, dans des conversations savamment graduées, ont dit, l’un après l’autre, à Hasan. Ces hommes (et des centaines d’autres, pareils à eux, affiliés à la même franc-maçonnerie) parcouraient l’Asie musulmane pour prêcher en termes voilés que, sous les rites et les cultes divers, brille une seule vérité, une seule foi, une seule religion, et qu’il faut faire la révolution contre le pouvoir établi, au nom de ceux qui sont lésés et au nom du bien public. Cela, ces mystérieux errants ne le disaient pas tout d’un trait, mais à la longue, après une suite de précautions toujours les mêmes, et en faisant passer leurs disciples par sept degrés d’initiation. Avec un Hasan, très vite, ils en vinrent au grand secret : « Ce que tu rêvais à Nishapur avec Omar Khayyam et Nizam el-Mulk, ce que tu voulais réaliser avec Nizam el-Mulk, et devant quoi ce lâche parjure a reculé, voilà deux siècles que deux hommes l’ont pensé et voulu. Voilà deux siècles que deux grands esprits favorisés du ciel, Abdallah, fils de Maïmoun, et Mohammed ben Hosaïn surnommé Zaïdan, celui-ci savant dans la philosophie, l’astrologie et la sorcellerie, et tous deux très attachés aux vieilles doctrines de la Perse, ont créé l’instrument pour anéantir l’Islam. Ce qu’Abdallah et Mohammed ben Hosaïn ont voulu, tu le veux. Prends leur succession. Deviens des nôtres et au premier rang… »

Dans ces interminables causeries de Réï, Hasan fut mis au courant de l’œuvre fondée par les deux Persans qu’on lui donnait en modèle. Il connut leur roman grandiose et s’en inspira. Abdallah, fils de Maïmoun, et le riche Mohammed ben Hosaïn, surnommé Zaïdan, s’étaient dit : « le secret de la force irrésistible de nos conquérants Arabes, c’est leur foi ; il faut briser ce ressort. » Abdallah imagina de gagner la confiance d’une secte musulmane dissidente chiite, les Ismaéliens, ainsi nommés parce qu’ils vénéraient un certain Ismaël, descendant d’Ali, et très nombreux à la Mecque, à Médine, en Mésopotamie, en Syrie et surtout en Perse. Avec quelques modifications, leur large doctrine, reflet de toutes les croyances existantes, toute imprégnée de magisme, de judaïsme, de christianisme, de gnosticisme, de philosophie grecque, devenait très propre à réaliser une conversion générale des peuples…

Je ne vais pas vous exposer le système, à la fois religieux, philosophique, politique, social, que combina Abdallah et qu’il gradua suivant les intelligences ! Je passe ce qui m’ennuie, ce qui est mort, ce qui ne peut plus fournir de plaisir, de peine, de profit, ni même d’étonnement. À quoi servirait-il que je puise, entre mes deux mains maladroites, quelque peu de cette eau morte du lac d’oubli. Laissons ce chaos, ces siècles en poussière et ces théologies en pourriture. De tout ce que j’ai lu d’essais qui cherchent à définir les Bathiniens, les Ismaéliens (donnez-leur à votre choix l’un de leurs trente-six noms), il n’y a rien qui me satisfasse autant que ces dix lignes que voici du grand Avicenne :

« … Ils croient à l’Imâmat d’Ismaël, fils de Djafar, du nom duquel ils ont emprunté leur nom. Ils sont surnommés Sébayah (adjectif dérivé du mot seb’ ât), à cause de leur croyance à sept imams. Ils s’imaginent en effet que dans chaque période de temps il y a sept imâms, soit manifestes, et c’est alors le temps de la manifestation, soit cachés, auquel cas ce temps est nommé l’époque du mystère. Il faut de toute nécessité qu’il y ait un imâm, soit apparent, soit caché, et cela conformément à ce mot du Khalife Ali : « La terre ne sera pas dépourvue d’un homme qui se consacrera à la cause de Dieu et fera valoir ses arguments. » Ils sont encore surnommés Bathiniens, parce qu’ils prétendent que chaque chose apparente a un sens caché, et Atta’limy, parce qu’ils disent que la science s’acquiert particulièrement par les leçons des imâms. Souvent aussi ils ont été surnommés Melâhideh (pluriel de Molhid, hérétique), parce qu’ils abandonnent les sens manifestes du Koran et de la Sounna, et qu’ils expliquent allégoriquement tous les textes. Chez eux quiconque vient à mourir sans avoir connu l’imâm de son temps, et sans porter suspendu à son cou l’acte d’un serment prêté à cet imâm, est considéré comme étant mort dans l’ignorance. »

Il y avait là de quoi satisfaire les Ismaéliens, attachés à la mémoire de l’imâm Ismaël, les vieux Persans attachés au dualisme de Zoroastre, les philosophes qui vivaient d’un souvenir de la raison hellénique, les juifs, les chrétiens, les musulmans. Et par surcroit, Abdallah prétendait descendre d’Ali ! Ainsi avait-il accumulé dans sa drogue tous les ferments les plus actifs. Il ne la distribuait qu’avec d’infinies précautions. L’initiation comprenait sept degrés (et plus tard neuf). Le maître excitait la curiosité des novices, en leur proposant des problèmes dont ils ne devaient recevoir la solution qu’après qu’ils se seraient engagé au secret par de terribles serments. Ce pacte signé, ils appartenaient corps et âme à la secte ; ils versaient un tribut d’argent entre les mains de l’Imâm, et malheur à celui qui tentait de se soustraire aux ordres des supérieurs !

Pour l’exécution de ce plan et la création de cette maçonnerie, comme nous dirions aujourd’hui, Abdallah reçut du riche Zaïdan la somme énorme de deux millions de pièces d’or. Obligé de quitter la Susiane, il s’établit en Syrie, à peu de distance de Hamah, et de là il répandit en tout sens ses missionnaires qui firent des merveilles. Une multitude d’imaginations s’allumèrent. Il parvint à former une vaste société secrète, se disant ismaélienne et chiite, qui n’avait en réalité d’autre but que la ruine de l’islamisme officiel et de la dynastie abasside. Ses fils et petits-fils marchèrent dans la même voie. Ils fondèrent la dynastie des Fatimites, qui régna d’abord en Tunisie, puis en Égypte.


L’INITIATION DE HASAN SABAH

Cet exposé forcément est trop bref ; cependant il nous rend intelligible le premier émoi, l’ardente adhésion de Hasan, quand il rencontre ces missionnaires du grand secret, ces apôtres de la rébellion sociale et de la fusion de toutes les religions, ces chefs d’une immense conspiration permanente. Pour cette nature passionnée et désemparée, quel événement ! c’est la rencontre d’un homme à la mer avec une embarcation qui va le recueillir et où il commandera. Et tout de suite, le plus haut de ces missionnaires, Abd-Almélic Attâch, qui a distingué le génie d’une telle recrue, l’envoie au cœur de l’Ismaélisme, au point de la plus profonde initiation… « Hasan, il te faut aller dans la capitale de l’Égypte. »

L’Égypte était le pays de réussite des Ismaéliens. Ils y avaient mis sur le trône, nous venons de le dire, les descendants de leur fondateur, les petits-fils de l’occultiste persan Abdallah. Ces Fatimites (ainsi nommés parce qu’ils prétendaient, du fait d’Abdallah, descendre d’Ali et de Fatmah) avaient montré une largeur de vues, une tolérance bien éloignées du fanatisme mahométan et très propres à confirmer ce que nous admettons : que l’Ismaélisme est un des effets profonds du vieil esprit aryen opprimé par l’Islam. Et celui d’entre eux qui régnait alors au Caire, Mostansir, venait de reprendre le titre d’imâm des Ismaéliens. Il voulait rétablir le califat universel, déposséder les Abbassides. C’était pour les Ismaéliens d’Asie l’heure de lui envoyer un agent de premier ordre, tel qu’était Hasan.

Malheureusement, Mostansir était peu intelligent et très fou. Il tenait de son aïeul, Hakim le méchant, de cet extravagant qui porte sur son front dans l’histoire « un diadème affreux sentant le carnaval. » Hakim, monté sur le trône à l’âge de onze ans, est le type de ces despotes que la toute-puissance rend insensés. Il avait pris les femmes en suspicion méchante. C’est un état d’esprit assez répandu et pour l’ordinaire inoffensif, parce que ceux qui le possèdent ne peuvent pas le faire passer en acte. Mais Hakim défendit aux femmes du Caire de sortir des maisons, de monter sur les terrasses, et aux cordonniers de leur fabriquer des chaussures ; en outre, il les fit surveiller par des vieilles qui s’introduisaient dans tous les harems, et lui faisaient des rapports, d’après lesquels il multipliait, contre les plus jolies et les plus amoureuses, la peine capitale. Il soupçonna sa sœur, Sitt el-Mulk, d’être liée avec Ibn-Dawas, un de ses émirs. Ces deux amants, justement pris de peur, donnèrent mille dinars à deux esclaves pour qu’ils se missent en embuscade sur le mont Mocatam, où Hakim avait coutume de venir, la nuit, observer les astres, avec un jeune écuyer, et qu’ils les tuassent tous deux. Hakim était versé dans l’occultisme. Il savait qu’il courait un grand danger, et que s’il y échappait, il vivrait huit cents ans. Sa mère, qu’il avait mise au courant, le supplia très humblement de ne pas sortir, et, la nuit venue, versait des larmes et le retenait par le pan de sa robe. « Mais, disait ce fou pris d’angoisse, si je ne sors pas à présent, mon âme s’envolera de mon corps. » Poussé par son destin, il se dirigea vers le Mocatam avec son jeune écuyer. Les deux esclaves le tuèrent et portèrent en secret son corps à sa sœur, l’amoureuse, qui l’ensevelit dans son palais.

Il n’est pas étonnant que le petit-fils d’un tel extravagant, pour qui notre Gérard de Nerval tout naturellement professait un culte, ait mérité à son tour d’être appelé par les historiens orientaux « Mostansir le fou. » Ce fou, petit-fils de fou, ne fut pas capable d’apprécier Hasan. Hasan, sur l’heure, commença d’intriguer. Ce n’était pas assez pour un tel ambitieux de se plonger dans le trésor des pensées noires que Hakim avait laissées au Caire, il chercha à mettre la main sur la dynastie. C’est ce que l’on voit dans ce texte hautement significatif de ses Mémoires :

« Quoique durant tout le temps de mon séjour je n’aie pu parvenir jusqu’à Mostansir, néanmoins, ce prince était instruit de ce qui me regardait, et à plusieurs reprises il fit mon éloge. L’émir Aldjoïouch ou chef des armées, qui l’avait asservi à son pouvoir et qui exerçait sur lui une autorité absolue, était beau-père de son fils cadet, Mosta’by, que le calife avait déclaré son successeur par un second acte de sa volonté. Mais moi, conformément aux principes fondamentaux de la doctrine que je professais, je prêchai en faveur de Nizar. Pour ce motif l’émir Aldjoïouch me fut contraire et se disposa à me faire un mauvais parti… »

Un texte, à mon avis, d’immense importance ! C’est la charnière même de l’œuvre des Hashâshins. C’est dans ce texte que je vois naître l’idée qui fut couvée par Hasan, entretenue par Rashid-eddin Sinan, et qui, aujourd’hui encore, dans leur décadence, soutient les Hashâshins… Je m’en suis convaincu sur place, au cours de mon voyage, et mes lecteurs s’en apercevront, quand nous serons ensemble à Qadmous. Sous les oliviers de Qadmous, parmi ces pauvres Hashâshins dégénérés, il y aura encore une voix qui s’élèvera pour affirmer les droits de Nizar… Mais ne devançons pas l’ordre de notre récit.

Hasan dut fuir d’Egypte, après dix-huit mois environ (en 1080). Il emmenait avec lui le fils de Nizar : retenez bien cela, c’est le fait dont nous entendrons les pauvres gens de Qadmous se réclamer…

Et de nouveau le voilà au milieu des périls et des fatigues. Mais le cœur plus audacieux que jamais. Il aborde en Syrie, se rend à Alep, à Bagdad, et arrive à Ispahan, au printemps de 1081. Partout il faisait une ardente propagande en faveur de Nizar. À Ispahan, il s’alla loger chez un certain affilié, Abou el-Fazl, toujours rêvant aux moyens de se débarrasser de Mélik-shah et de Nizam el-Mulk, et parfois rêvant tout haut : « Ah ! si j’avais seulement deux amis fidèles et dévoués, disait-il un jour, je serais bientôt délivré de ce Turc et de ce paysan. » Un vrai propos de fou ! Comment supposer qu’un empire qui s’étend depuis les frontières les plus reculées du pays de Kachgar, jusqu’à Antioche, recevrait aucun dommage de l’assistance prêtée par deux hommes à Hasan ? Abou el-Fazl plein de compassion servit à son hôte les aliments et les boissons que l’on a coutume de donner aux personnes atteintes de démence. Hasan, voyant sa suggestion ainsi accueillie, s’en alla d’Ispahan à la frontière du Kerman et à Yezd. Il faisait des conversions. Sa méthode était de s’attacher en secret les habitants des châteaux ou forteresses. Parfois même des gouverneurs accueillaient ses prédications. C’est ainsi qu’un jour, sur le rivage méridional de la mer Caspienne, dans les montagnes au Nord-Ouest de Kazwin, il convertit les habitants tout autour d’AIamout.


HASAN À ALAMOUT ET L’ÉCOLE DU CRIME

Alamout, un château dont les deux mots, Alah-Amout, signifient le nid de l’aigle, et qu’occupait alors au nom du sultan Mélik-shah, un homme de la famille d’Ali, plein d’ignorance et de simplicité. Plusieurs de ces paysans qui venaient d’accueillir la doctrine d’Hasan, allèrent dans le château la prêcher à ce gouverneur. Il leur déclara : « Je crois à cette doctrine. » Mais dans la suite il fit descendre du château, par ruse, tous ceux qui avaient embrassé la croyance ismaélienne ; il ferma les portes, et dit : « La forteresse appartient au Sultan. » Après de nombreux pourparlers, il les laissa pourtant rentrer. Désormais, malgré ses ordres, ils n’en sortirent plus. Ce fut alors que Hasan se rendit à Ankéroud, une bourgade voisine. Il manifestait une grande dévotion et ne revêtait que des habits d’un drap grossier. Beaucoup de personnes accueillirent ses prédications. Enfin, dans la nuit du 4 septembre 1090 (ses partisans font remarquer que les lettres composant le mot Alah-Amout, prises numériquement, donnent l’année de l’entrée de Hasan dans Alamout), on l’introduisit à la dérobée dans le château. Il y habita secrètement pendant quelque temps, se faisant appeler du nom de Dih-Khodâ ou chef du village.

Lorsque l’Alide eut connaissance de cela, comme il n’avait plus aucun pouvoir, il demanda lui-même à se retirer. En échange du château, Hasan lui donna une assignation de trois mille dinars sur les gouverneurs de Kerdcoûh et de Dâmeghân, qui avaient embrassé secrètement la doctrine.

Pour s’expliquer cette fortune merveilleuse, il faut comprendre qu’Ibn Attash, celui de qui Hasan avait reçu la suprême initiation, et qui était le plus haut chef de cette maçonnerie ismaélienne en Perse, se tenait avec lui étroitement d’accord et mettait à sa disposition toute la liste des affiliés. Hasan récolte les fruits d’une longue préparation. Il passe sur des territoires depuis longtemps ensemencés. Quoi qu’il en soit, en 1090, c’est-à-dire dix-neuf ans après qu’il a quitté la cour du sultan Alp-Arslan, neuf ans après qu’il est revenu d’Egypte, le voilà en possession d’un puissant refuge.

C’est ce que ne pouvait accepter le vizir Nizam el-Mulk. Il excita le Sultan à exterminer tous ces hérétiques, et envoya contre Alamout une armée considérable. Quel péril pour Hasan ! Hasan n’avait avec lui que soixante-dix hommes et l’ardeur religieuse des fidèles que ses prédications lui avaient acquis dans tout le district. Qu’est-ce que cela pour arrêter les forces régulières d’un grand roi ? Alors apparut quelque chose d’inouï dans l’histoire du monde, une application criminelle, méthodique, des plus hautes forces mystiques.

Dans la nuit du vendredi 16 octobre 1092, aux environs de Néhawend, un nommé Kakir Arrany se présenta, sous le costume d’un soufi, devant la litière de Nizam el-Mulk, — qui, après avoir rompu le jeûne du Ramadan, se faisait transporter à la tente de ses femmes, — et le tua net d’un coup de poignard.

Quarante jours après, au cours d’une partie de chasse, aux environs de Bagdad, Mélik-shah se trouva mal et mourut, réalisant ainsi une prophétie de Nizam el-Mulk, qui lui avait dit : « Mon turban et ta couronne sont joints ensemble, » et l’on pense qu’il avait été empoisonné.

Puis ce fut le tour des deux fils de Nizam el-Mulk. Le premier, Ahmed, étant à Bagdad et se dirigeant en barque vers une mosquée, les assassins fondirent sur lui, le frappèrent de leur poignard, et il fut atteint de paralysie. Le second, Fakhr el-Mulk, à Nichapour, un jour de juillet 1106, entendit les lamentations d’un homme qui disait : « Les vrais musulmans ont disparu ; il n’est resté personne capable de prendre la main de l’affligé, » et touché de compassion, il s’approcha, mais l’homme le tua. Et ce misérable, quand on voulut lui arracher des aveux, dénonça faussement les meilleurs serviteurs de l’Empire qui furent mis à mort.

Ainsi commençait la monotone série des crimes des Hashâshins. Les chroniques musulmanes ou chrétiennes les énumèrent par centaines, et nous font voir les assassins s’approchant de la victime désignée à leurs coups, captant sa confiance, vivant parfois de longs mois auprès d’elle, et, pour finir, le corps à corps fatal. L’Asie comprit avec terreur qu’une école d’assassins venait d’être ouverte, d’où sortaient des individus merveilleusement éduqués pour accomplir leur besogne, et d’autant plus forts pour tuer qu’ils étaient joyeux de mourir. Ces hommes qui joignent à une prodigieuse éducation professionnelle de meurtriers une intrépidité poussée jusqu’à l’allégresse, c’étaient les fédawis, les dévoués du Vieux de la Montagne. Les imaginations en furent frappées d’épouvante et d’émerveillement. Tous les desseins de Hasan s’accomplirent sans obstacle.

Aussi bien l’époque était-elle singulièrement favorable. Les deux fils de Mélik-shah se disputaient le pouvoir ; les Croisés apparaissaient sur les terres de l’Islam ; l’Asie se débattait dans l’anarchie. À la faveur de ce désarroi de tous les pouvoirs, Hasan envoyait ses missionnaires de tous les côtés et jusqu’en Syrie. Ceux qu’il ne dominait pas par ses prédications, il les domptait par le meurtre. Il s’emparait de toutes les forteresses, autant qu’il pouvait, et s’il trouvait un rocher qui convînt, il y construisait.

Enfin, vers l’an 1105, l’un des fils de Mélik-shah, Mohammed Ier, parvint à triompher de son frère et se fit reconnaître comme légitime successeur de leur père. Monté sur le trône persan, son premier soin devait être de détruire Hasan et la puissance des Ismaéliens. Il s’empara, dans le voisinage d’Ispahan, de la forteresse de Diz Kuh ; il y saisit cet Ibn-Attash, qui avait été l’initiateur et qui demeurait le chef de Hasan, le chef de toute cette maçonnerie ismaélienne, et il le mit à mort. À ce moment, une femme vint lui révéler un complot où trempait le grand vizir : son barbier avait accepté de le saigner avec une lancette frottée de poison. Les conjurés suppliciés, le sultan Mohammed envoya un de ses émirs, Shirgir, mettre le siège devant Alamout. Celui-ci avait remporté de nombreux succès et déjà il se flattait de saisir la forteresse et Hasan, quand soudain Mohammed fut assassiné. L’émir leva le siège.

Le nouveau sultan, Sandjar, allait reprendre la lutte, mais un matin à son réveil, il vit auprès de son lit un couteau fiché dans le sol, et cette missive de Hasan : « Si je n’avais dans mon cœur de l’affection pour toi, respecté sultan, ce couteau que l’on a enfoncé dans la terre durcie eût été plongé bien plus facilement dans ton sein tendre et délicat. Quoique j’habite la cime d’un rocher, ceux qui sont tes confidents sont dans un accord intime avec moi. » Le Sultan abandonna toute entreprise contre Hasan, et accueillit ses messages.

La puissance du seigneur d’Alamout parvint alors à son apogée. Par la mort d’Ibn-Attash, il était devenu le Grand Maître officiel des assassins. Par ses succès, il avait conquis ses refuges, ses places de sûreté dans tout le royaume. Il régnait sur toutes les imaginations, au palais comme dans le menu peuple. On l’admirait, autant qu’on le craignait. Une sorte de maladie mentale avait envahi la Perse. Des milliers d’hommes, et les plus hauts personnages s’affiliaient à cette doctrine perverse,


LE JARDIN DE HASAN

Voilà les faits. Il reste à les comprendre. Il reste à s’approcher, s’il en est quelque moyen, des pensées intimes de Hasan. Ah ! si nous pouvions connaître le fond d’un tel être, et nous faire une idée du dressage humain qu’il poursuivait dans sa vie mystérieuse d’Alamout ! Alamout, le laboratoire, où ce philosophe criminel réussit à sélectionner des assassins au service de son idéal. Que de fois j’ai cherché à me représenter le lieu et ses pensées ! Chardin nous le décrit en deux traits : « Un fort château, proche de Casbin, sur une haute roche, aux bords d’un précipice… » Et de nos jours, un voyageur anglais, le colonel Monteith, l’a visité : « Nous commençâmes l’ascension d’une montagne raboteuse et escarpée, autour de laquelle courait un mur solidement bâti en pierres. Sur le sommet se distingue encore une tour, probablement destinée à servir de vigie. Sur un côté, au-dessus d’un profond ravin, il paraît y avoir eu une résidence considérable, qui communiquait, par le moyen d’un escalier étroit, avec un jardin situé en dessous. La partie inférieure de la montagne a été disposée en terrasse, mais le tout est loin de répondre à la description de paradis terrestre rapportée par quelques auteurs ; le climat est réellement froid, et pendant au moins la moitié de l’année, cet endroit doit avoir été une habitation désagréable… Je n’y trouvai pas d’inscriptions. Un réservoir de bains et une vaste place sont les seules constructions maintenant existantes. »

Ce jardin et ces terrasses, distingués par le colonel, pourraient s’accorder avec ce qu’ont écrit Marco Polo et les auteurs orientaux : que Hasan, pour donner à ses dévoués un avant-goût du paradis sensuel qui les attendait, s’ils mouraient à son service, avait installé à Alamout des jardins paradisiaques et des pavillons de délices, où il faisait transporter ses hommes endormis. Réveillés dans ces lieux enchanteurs, ils y goûtaient toutes les voluptés, et quand de la même manière ils en avaient été tirés, ils étaient prêts à tout pour conquérir un séjour éternel dans ce paradis entrevu entre deux sommeils.

Tel est le récit du voyageur Marco Polo, confirmé par de nombreux témoignages musulmans. D’autres auteurs croient qu’il n’était pas besoin de jardins merveilleux, mais simplement des visions que procure le hachich. Et c’est un fait que la voix publique donnait aux Fédawis le nom de mangeurs de hachich, hashâshîn.

Hasan droguait ses dévoués. De quelque manière que ce fût, le fait ne semble pas douteux. C’étaient des énergies fouettées. Mais il avait su d’abord créer, façonner, diriger ces énergies. Il avait trouvé le moyen d’agir sur les âmes. C’est par là qu’il nous intéresse passionnément. C’est par là qu’il se range parmi les échansons de l’humanité, et que ses châteaux sont des châteaux de l’âme.

Hasan avait fait d’Alamout un refuge, où venaient le rejoindre des hommes perdus, des hommes d’aventures, des hommes d’imagination sur qui son prestige agissait. Il choisissait les plus jeunes, les plus vigoureux, les dressait aux exercices du corps, leur faisait apprendre plusieurs langues, leur donnait la formation professionnelle la mieux appropriée à leur besogne effroyable. Mais comment sont-ils prêts à mourir sur un signe ? Et à mourir joyeusement ? Par quel dressage obtient-il que pour ces jeunes athlètes le monde des représentations soit plus vrai que le monde réel ?

Tomber martyr de son dévouement était, pour un dévoué et pour ses parents, une joie et un honneur. Une mère apprend que son fils, un « fidèle, » a été massacré avec quelques-uns de ses compagnons : aussitôt elle se pare et donne les marques de la plus vive allégresse. Quelques jours après, le fils revient ; il avait par miracle échappé à la mort : la mère se coupe les cheveux, se noircit le visage et s’abandonne au désespoir… Croyez-vous que pour obtenir une telle exaltation spirituelle, il suffise de donner à quelques jeunes gens des pastilles de dawamesk, avec ou sans jardin de délices ? Un mot de Hasan nous guide vers une meilleure lumière

Parmi tous ces partisans qui venaient se jeter dans Alamout, un jour apparut l’affilié Abou el-Fazl, celui-là même qui reçut Hasan à Ispahan, lors de son retour d’Égypte. Hasan lui dit : « Tu vois ce que j’ai fait, lorsque j’ai trouvé des amis dévoués, et cependant tu me soupçonnais de folie. » Abou el-Fazl répondit avec confusion : « J’ai toujours confessé ton savoir, mais à l’esprit de qui eut-il pu venir qu’on pût amener les choses à ce point ? » Et alors Hasan de déclarer : « Tu as vu ce que j’ai fait pour la puissance. Si j’obtiens l’assistance divine, tu verras aussi ce que je ferai pour la religion. » Phrase prodigieuse, qui nous donne la clé. Hasan s’adresse aux forces religieuses dans les êtres. Il cherche l’assistance de Dieu, et veut accomplir la politique du ciel.

Combien nous sommes heureux, quand nous trouvons de cet homme mystérieux un mot qui se présente avec un caractère d’authenticité, et que nous l’entendons, — non pas d’un air joyeux et triomphant, ce serait bien mal connaître le pathétique austère de ce fanatique, mais plutôt avec quelque chose de terrible sur son visage sombre, — nous dire : « Tu verras aussi ce que je ferai pour la religion ! » Et cet esprit lui survivra, un odieux mélange d’exaltation et de fourberie. Méditez ce beau passage de nos chroniques. Deux assassins sont allés se mettre à la disposition de Saladin, qui est en péril, et pour le dégager ils tuent le chef des croisés. Alors Saladin, dans sa joie et sa gratitude, les comble de prévenances : « Demandez-moi ce que vous voudrez. Il est de toute justice que je vous l’accorde. » Et eux de répondre : « Puisse Dieu envoyer ses anges pour protéger le roi ! Ce monde est le néant, et quiconque se laisse séduire par lui aura lieu de s’en repentir, mais alors le repentir ne servira plus à rien. Nous fuyons le monde et nous y avons renoncé : aussi notre unique désir est-il de recevoir deux charges de farine, une pour chacun, car nous avons l’un et l’autre de la famille. »

Ce que Hasan a toujours poursuivi, c’est de changer la loi. Il voulait cela avec Nizam el-Mulk et avec Omar Khayyam. Nizam a sombré dans l’opportunisme ; Khayyam, dans le scepticisme contemplatif ; mais lui, Hasan, il demeure un homme politique et religieux, un homme de foi, briseur de foi, un briseur d’Islam. Il vient donner satisfaction à ces débris de religion qui fermentent et se souviennent au fond des âmes indigènes. S’il a voulu la puissance, c’était pour satisfaire les rêves, les vengeances, les espoirs de Zoroastre écrasé et dénaturé, tout le génie persan qui réclame ses droits. Dans les âmes, ce qu’il va toucher, c’est le ressort religieux. Lui-même, avec ses fraudes et ses crimes, il est un ascète mystique. Comme il s’élève au-dessus de la conception du bonheur qu’il cultive chez ses instruments ! Il promet à ses dévoués une vie future, où ils satisferont leurs appétits physiques ; il leur ménage, dans le paradis de ses jardins, des jouissances brutales ; et cependant, jour et nuit, il est mystérieusement enfermé dans sa bibliothèque.

« Pendant tout le temps de son gouvernement, Hasan ne sortit que deux fois de sa maison, et ne monta sur sa terrasse qu’une seule fois. » Ainsi parle l’historien Hamd-Allah. Et cet autre historien, Mirkhond, écrit que Hasan ne sortit jamais du château et monta sur la terrasse deux fois. Il était continuellement en prière ou occupé à composer ses écrits.

Ses écrits ! voilà ce que nous voudrions connaître. Grand malheur qu’ils aient été brûlés, cent trente-deux ans après sa mort, quand les Mongols s’emparèrent d’Alamout. C’est à l’étude de l’âme qu’il s’adonnait, recherchant les moyens de disposer totalement des individus. On entrevoit une méthode monstrueuse pour corrompre les consciences, d’étranges recettes qui, en agissant sur les corps, lui permettaient de capter les âmes. Un de ses traités était, intitulé Ilzam. « Semblable à un oiseleur, Hasan fit de quelques sentences fort brèves la chanterelle de ses tromperies, et leur donna le titre d’Ilzam (ce qui convainc). » L’ouvrage est perdu. Nous en connaissons l’esprit.

Les anciens docteurs de l’Ismaélisme se fondaient sur l’interprétation du Coran et surtout des versets obscurs. Ils en tiraient des sens cachés. Hasan Sabâh ferma entièrement la porte de l’enseignement et de la science. Sa réforme, ou, comme on dit, la « nouvelle prédication, » annonce que la connaissance de Dieu ne s’obtient pas par la sagesse ou par une étude attentive, mais par l’initiation de l’imâm… La spéculation et l’étude isolée ne servent de rien ; on ne peut parvenir à la science véritable (et ainsi faire son salut) que par une soumission entière aux décisions du Pontife infaillible… Se donner lui-même pour l’imâm, Hasan ne l’ose pas ; mais il a près de lui l’enfant qu’il a ramené d’Égypte, le fils de Nizar, le descendant, affirme-t-il, de Mohammed, fils d’Ismaïl. « L’Imâmat qui appartenait jadis à son père, maintenant lui appartient. Les hommes ne peuvent se passer d’un instituteur ; le vôtre est cet enfant. Obligation de lui obéir. Lorsqu’il sera satisfait de vous, vous serez heureux dans ce monde et dans l’autre. Vous n’avez besoin de rien autre chose que d’obéir à l’instituteur. »

Tel est le message de Hasan, et le nouvel enseignement dont il nourrit ses fidèles. Un grand pas doctrinal ! Et pourtant, il n’a pas atteint son but dernier. Il hésite. Il lui faudrait être l’imâm.

Comment y parvenir ? Avec le temps. Ses successeurs pourront ce qu’il ne lui est pas permis d’oser.

À condition qu’ils soient capables…

Et alors Hasan fixe son regard sur ses fils, et les pèse. Il ne reconnaît pas en eux les héritiers de son génie. La chronique dit : « Il avait deux fils ; on les accusa de boisson et de fornication ; il les fit périr sous le fouet. »

Cette décision atroce achève de me persuader que nous ne sommes pas là devant un comédien qui exploite pour son avantage propre une idée religieuse, mais devant un fanatique dévoué au but idéal pour lequel il multiplie les crimes. Et plus que jamais nous voudrions dépasser les doctrines de Hasan, connaître ses passions, ses doutes s’il en eut, sa poésie, ses modèles, connaître l’homme lui-même !

Ah ! si nous avions cette autobiographie que l’on gardait dans la bibliothèque d’Alamout, où il l’avait écrite, au cours de ses longues heures de solitude. L’historien Djoueïny raconte : « Quand l’auteur de cette histoire, au lendemain de la prise d’Alamout et sur l’ordre du prince royal Houlagou, procédait à l’examen de la bibliothèque dans cette forteresse, où les sectaires avaient mélangé avec des Corans et toutes espèces de livres précieux, une multitude d’écrits mensongers et de traités erronés touchant leur doctrine et leurs croyances, il trouva un ouvrage en un seul volume contenant les événements de la vie de Hasan Sabâh, et que les Ismaéliens appelaient : Aventures de notre Seigneur… » Djoueiny a gardé de nombreux extraits de cette autobiographie. J’en ai fait usage, tout au cours de cette notice. Ils me donnent à penser que, dans ce travail, Hasan avait voulu, avec mille précautions, transmettre sa pensée aux chefs futurs de la secte. C’est un manuel de conduite qu’il leur dédie. Il y vise à former d’autres Hasan. Lui qui doit tout à la tradition d’Abdallah, il pressentait quelque Rashid-Sinan, à qui il cherche à communiquer le legs du passé, enrichi de ses expériences propres. Oh ! certes, les chefs de la secte parlaient à chacun son langage. Ils entourent leur pensée d’une multitude de voiles qu’ils ne déroulent que les uns après les autres, selon les degrés de l’initiation, et jamais ne la mettent à nu que pour le chef suprême. Pour eux la divulgation du secret s’appelle l’adultère. Toutefois le mémorial de Hasan nous eût guidé, comme nous guident, en dépit des déguisements et des réticences, les Mémoires qu’un Charles-Quint joignit à son acte d’abdication pour son fils.

À défaut de confession directe, un autre moyen de connaître l’homme dans Hasan, serait d’examiner le catalogue de cette bibliothèque d’Alamout où il vivait. Il serait du plus vif intérêt de le suivre dans ses lectures. Nous approcherions ses pensées de derrière la tête, le secret et le ressort de sa domination. J’estime que la liste n’en est pas impossible à établir. On devrait y trouver à peu près tous les ouvrages que nous savons qu’Omar Khayyam lisait vers le même temps.

« Omar al Khayyam, Imâm du Khorassan, le plus grand savant de son temps, connaissant toutes les sciences grecques. Il exhortait les hommes à chercher le Dieu unique, créateur de toutes choses, en purifiant les actes matériels pour atteindre à la sanctification de l’âme. Il recommandait aussi l’étude de la politique, telle qu’elle est exposée chez les auteurs grecs. Les derniers Soufis se sont attachés au sens apparent d’une partie de ses poèmes et les ont pliés à leurs propres dogmes, en faisant un sujet de discussion dans leurs assemblées et leurs conventicules, mais le sens ésotérique consiste en axiomes de religion naturelle et en principes d’obligation universelle. Quand ses contemporains anathêmatisèrent ses doctrines et arrachèrent le voile dont il couvrait ses opinions, il sentit sa vie en péril et mit une sourdine aux audaces de sa langue et de sa plume. Il fit le pèlerinage, mais ce fut plutôt par accident que par piété… Quand il arriva à Bagdad, les hommes qui poursuivaient les mêmes études anciennes que lui se réunirent pour le rencontrer, mais il leur ferma sa porte, comme s’il avait renoncé à ces travaux et ne s’y adonnait plus. À son retour dans sa ville natale, il prit l’habitude d’assister aux prières publiques du matin et du soir, et de cacher ses opinions privées, mais ces sentiments étaient connus. En astronomie et philosophie il était sans rival et sa supériorité dans les sciences fût devenue proverbiale s’il avait su se maîtriser… »

Voilà ce que nous dit l’historien des sectes orientales, Sharastani. Et la méditation de ce texte, si riche de leçons, trouve sa place toute naturelle en marge d’une histoire des origines de cette franc-maçonnerie. Les commentateurs ordinaires de Khayyam écrivent sur lui des choses bien oiseuses, de véritables balbutiements. Cet élève de l’hellénisme (spécialement des sciences et de la politique) avait ses idées cachées sur la religion ; il est un exemple de la disposition sceptique amenée par les préoccupations scientifiques, et nul homme de jugement ne lira les quatrains sans y reconnaître une rébellion contre la pensée orthodoxe. Mais par ce grand texte sur la vieillesse prudente de Khayyam, vous pouvez juger que s’il avait les mains pleines de vérités, il ne tenait pas à leur donner l’essor. Chez lui rien de cet esprit de prosélytisme qui brûlait Hasan Sabâh. Avait-il jugé son siècle par trop incapable d’arriver à la lumière ? Plus profondément, désespérait-il de l’humanité universelle ? Plus profondément encore, ne voyait-il dans la vérité elle-même qu’un songe ? Il se tient à un carrefour d’où il commande toutes les solutions humaines, mais c’est pour conclure à l’inaction et au dédain.

Etait-il resté en relation avec Hasan ? Lui envoyait-il ses vers ? Vint-il jamais à Alamout ? Le dialogue de ces deux vieux camarades, sur le tard de leur vie, quel enseignement prodigieux ! À défaut de cette conversation décisive, le simple rapprochement de leurs physionomies les éclaire l’un et l’autre. Il y a bien une différence qui saute aux yeux. Sous le gouvernement de Hasan, personne jamais ne but de vin dans ses États. Sa sévérité était si grande qu’un individu ayant joué de la flûte dans Alamout, il l’expulsa. Quant à Khayyam, nous savons assez qu’il ne maudit ni la flûte, ni le vin. Mais à cela près, c’est bien, chez l’un et chez l’autre, le même manque de foi aux hommes et aux choses de leur temps, le même dégoût de la civilisation qui les entoure. Ni l’un ni l’autre n’accepte la victoire de l’Islam. Chez Khayyam, c’est une protestation dédaigneuse et voluptueuse ; chez Hasan, c’est la résistance active, c’est la guerre. Ils ont lu les mêmes livres, Khayyam pour s’enivrer de spéculations, Hasan pour s’enflammer à l’action. En effet, je m’aventure à dire que je vois, chez les Hellènes, des linéaments de ce que furent Hasan et son œuvre infernale. Ne trouve-t-on pas, chez Platon et chez les Alexandrins, le sourd désir d’un souverain pouvoir exercé avec l’aide de pratiques magiques, et justifié par un atroce mépris d’intellectuel pour le vulgaire troupeau ? Et chez leurs lointains lecteurs d’aujourd’hui, chez un Nietzsche (et dans quelle mesure, chez un Renan ?), n’y a-t-il rien qui s’apparente avec le nihilisme et l’ascétisme du Vieux de la Montagne ?

Quoi qu’il en soit, un fait doit être retenu, c’est que leur doctrine secrète, les Ismaéliens l’appelaient le Jardin. Pour moi, le jardin enchanté de Hasan, ce n’est aucun terrain sous Alamout ; c’est, dans Alamout, sa bibliothèque. Son verger des merveilles, c’est sa pensée, c’est sa doctrine. Le jardin dont la connaissance pour jamais conquérait les fidèles, c’est la pensée même de Hasan. Jardin semé de fleurs vénéneuses. Notre génération en a vu fleurir un presque tout semblable. Nietzsche, c’est aussi la révolte contre la victoire chrétienne. Une nouvelle fois, Zoroastre et le sur-homme se dressent, non plus contre Mahomet, mais contre le Christ. La Germanie, sous nos yeux, a eu son Vieux de la Montagne, et dont la prédication agit encore. Songez à leurs sociétés secrètes, et aux assassins qu’elles délèguent ! Ce rapprochement n’est pas une imagination de poète. L’Allemagne, elle-même, ne nous dit-elle pas à pleine bouche qu’ayant tout dépassé et tout épuisé d’un Occident émasculé, elle veut se mettre à l’école de l’Asie ?


HASSANN-EDDIN-SINAN A FRAPPÉ À LA PORTE D’ALAMOUT

Hasan partit pour l’enfer dans la nuit du vendredi 12 juin 1124. Ainsi s’expriment les auteurs orientaux.

Dans ses dernières semaines, il avait désigné, comme son successeur à la tête de l’ordre, Bozorg-Otpid, l’un de ses missionnaires. L’Empire au plus digne !

Par la volonté de Hasan, Bozorg-Omid régna. Et tout de suite il rejeta, renia ce qui venait d’être le testament et l’une des pensées essentielles du grand homme. Au principe du choix il substitua le principe de l’hérédité. Pour éviter le danger d’une hérédité sans génie, l’impitoyable Hasan était allé jusqu’à mettre à mort ses fils, qu’il jugeait sans doute trop faibles pour le commandement. Mais sa volonté fut sans force, dès qu’il eut disparu, et l’ordre des Assassins, qui dans son esprit devait être gouverné à vie par le plus digne, se transforma en une royauté héréditaire, au profit de l’obscure famille du missionnaire Bozorg-Omid.

Et cependant, après deux règnes, le génie vint, une fois encore, conseiller et aviver la vieille tradition ismaélienne, et il en fut ainsi grâce à la pensée de Hasan qui veillait dans la bibliothèque.

Bozorg-Omid était mort. Son fils Mohammed régnait. Un soir, vers l’année 1150, un jeune garçon vint frapper à la porte d’Alamout. Alamout avait gardé le caractère d’un refuge et aussi d’un couvent. Ce jeune garçon, de naissance noseïrienne, croit-on, arrivait de la Basse-Chaldée, et demandait d’être initié aux doctrines de l’ordre. Qu’est-ce qui plut en lui ? Sa démarche aventureuse, l’audace et l’intelligence que respirait sa jeune figure ? Mohammed l’accueillit, le fit instruire avec son fils Hasan, et le traita comme son propre enfant.

Les deux garçons travaillèrent ensemble dans la bibliothèque d’Alamout. Ils étudièrent tous les ouvrages qui avaient nourri la pensée de Hasan Sabâh, et plus spécialement ils s’attachèrent à son autobiographie, à cette fameuse Histoire de notre Seigneur. Nulle jeunesse ne connut pire intoxication que celle que se donnèrent ces deux adolescents, l’un génial, l’autre à demi aliéné. La fascination du magicien agissait encore. Le poison du mort les pervertit et les héroïsa. Ils voulurent le continuer, et se placèrent immédiatement dans le fil de son œuvre, au cœur de ses pensées. Ce qui les frappa plus que tout, tandis qu’ils étudiaient ces Arcana imperii, c’est la présence auprès d’Hasan Sabâh de cet Egyptien mystérieux, le fils de Nizar et le légitime successeur de Mostansir, qui avait vécu ses jours dans l’ombre d’Alamout auprès du Grand-Maître, « Je suis né de sa descendance, » dit le jeune Hasan Aladhikrihis-Salâm. Par une telle affirmation, il soustrayait l’Ordre des Assassins à la suprématie des grands pontifes du Caire. Nizar n’avait été écarté du Khalifat que par une criminelle intrigue ; sa race avait barre sur la race de l’usurpateur. Dès l’instant que Hasan Aladhikrihis-Salàm descendait de Nizar et avait dans ses veines le sang du prophète, il pouvait légiférer. Il était l’Imâm. Cette fable fut rapidement accueillie par un grand nombre d’Ismaéliens qu’elle flattait.

Dans la bibliothèque d’Alamout, les deux jeunes gens avaient trouvé la plus prodigieuse poésie, et en même temps qu’ils s’en enivraient, elle les armait. C’est ce qui est très bien indiqué par Djoueïny, quand, s’aidant toujours des archives d’Alamout, il raconte la vie de cet Hasan Aladhikrihis-Salàm, fils de Mohammed.

« Sa naissance, dit-il, eut lieu dans l’année 1125. Lorsqu’il approcha de l’âge de puberté, il conçut le désir d’acquérir la science et d’examiner les dogmes de la doctrine de Hasan Sabâh. Il mêla à cette doctrine les sermons et les maximes des soufis. Les hommes du commun l’écoutèrent avec admiration. Il les égarait par sa douceur et son éloquence. Comme son père était dépourvu de ces qualités, il semblait à côté de lui un savant de premier ordre. Les gens du peuple soupçonnaient qu’il était l’Imâm prédit par Hasan Sabâh. Aussi cherchaient-ils à se prévenir les uns les autres dans les soumissions qu’ils lui rendaient. Son père le désapprouvait énergiquement. Il poursuivit les individus qui avaient cru à l’Imâmat de son fils et en fit périr deux cent cinquante à Alamout. Il en chassa deux cent cinquante autres. Hasan lui-même dans sa terreur se soumit, mais il se livra secrètement à la boisson. Son père eut quelque connaissance de ses excès, et fit les plus grands efforts pour en acquérir la certitude. Mais beaucoup de sectaires regardaient ses actions illicites et l’usage du vin comme un indice de l’inspiration de l’Imâm. Enfin par la mort de son père, il devint le chef. En juillet-août 1164, il ordonna de construire une chaire, sous les mura mêmes d’Alamout, et fit rassembler tout autour les habitants de son État. On dressa des tables chargées de boisson ; les musiciens jouèrent de leurs instruments ; on but du vin publiquement, et il proclama : « Je suis l’Imâm ; je dispense les hommes de toute contrainte ; j’abroge les commandements de la loi. Il faut que les hommes soient intérieurement avec Dieu, et n’attachent aucune attention au culte extérieur. »

Après ces paroles, il descendit, rompit le jeûne, commit toutes sortes d’actes défendus, et ses sujets l’imitèrent.

Ce que venait de prêcher ce nouvel Hasan s’appela la doctrine de la rénovation ; il faut être avec Dieu par le cœur,, et avoir son âme toujours tournée vers la Divinité : c’est la véritable prière. Il faut obéir au Grand-Maître. Quant aux règles, aux lois, aux coutumes, elles n’existent plus. Le péché, je le supprime. L’hérésie, dit un chroniqueur, parvint à son comble, tellement que plusieurs Ismaéliens crurent à la divinité du nouvel Hasan.

Rashid Sinan, quelle qu’ait été sa part magistrale dans ces événements, désirait s’éloigner d’Alamout. Il ne pouvait s’accommoder d’un rôle subalterne. Il se fit déléguer en Syrie par son ami d’enfance, devenu souverain. La Syrie était un territoire de grande espérance pour la secte. En quelques années, les Hashâshins venaient de s’y développer puissamment. Une mosquée à Alep, les châteaux de Masyaf, du Khaf, de Qadmus, d’OIlaïka, de Khawabi, telles avaient été leurs étapes successives. Mais ces belles possessions étaient loin d’Alamout. Elles étaient régies, au nom du Grand-Maître de Perse, par un vieillard, Abou-Mohammed, fort âgé dès cette date. Sinan n’eut pas de peine à persuader Hasan de la nécessité d’avoir là-bas un missionnaire de confiance, qui, sans réclamer de rôle public, surveillât la situation. Ses origines noséïriennes lui donnaient plus de facilité qu’à tout autre pour se mouvoir au milieu de ces populations, elles-mêmes, en grande majorité, noséïriennes, et pour harmoniser la doctrine mouvante des Ismaéliens avec les aspirations de cette vieille terre imprégnée des souvenirs du temple de Baalbek. Il sut persuader son jeune chef, et, nanti d’une délégation secrète, il quitta Alamout pour n’y plus jamais revenir.

… Partons avec lui. Détachons-nous d’Alamout, qui n’a plus que peu d’années à vivre. Il va en Syrie. Il y va de son pied boiteux, très empêché, très menacé, en apparence bien démuni ; mais il porte dans sa tête sa méditation des leçons de Hasan Sabâh, qui lui a enseigné comment on devient un prophète, un despote et un dieu. Le plus misérable des hommes en apparence, infirme, sordide et sans amis, mais fanatique et le cœur plein de ruses, il chemine. Il voyage comme un mendiant, allant, selon les règles de la secte, d’affilié en affilié, leur demandant l’hospitalité, leur apportant un mot d’ordre proportionné à leur grade. Il évite de traverser les villes ; le monde musulman retentissait du bruit des sinistres exploits des assassins ; par eux la terreur régnait dans l’Asie occidentale : reconnu, il eût été arrêté et mis à mort. Des frères Ismaéliens le firent parvenir sain et sauf à Alep.

Et alors, comment il apparut dans les monts des Ansariés, comment il y fit revivre le génie du grand Hasan Sabâh, comment il y devint le Vieux de la Montagne, c’est ce que nous verrons sur place, et c’est là, dans ses châteaux légendaires, que nous achèverons de le connaître, maintenant que nous en savons assez pour nous émouvoir de retrouver, au milieu des ruines et sur un peuple dégradé, quelque chose de ces fleurs du mal dont nous venons de respirer le coupable mystère.


MAURICE BARRÈS.

  1. Copyright by Maurice Barrès, 1923.
  2. Voyez la Revue des 15 février, 1er et 15 mars, 1er avril.