Une Election d’évêque d’autrefois - Rainaud de Martigné

Une Election d’évêque d’autrefois - Rainaud de Martigné
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 88 (p. 548-562).
UNE
ELECTION D'EVEQUE
AU XIIe SIECLE

RAINAUD DE MARTIGNE, EVEQUE D'ANGERS.

Dans les premiers mois de l’année 1101, Geoffroy de Mayenne, évêque d’Angers, se démit de sa charge et se rendit à Cluny. Cette démission fut-elle volontaire ? On hésite à le croire. Selon quelques historiens, parmi lesquels un ancien chroniqueur de l’abbaye de Saint-Aubin[1], Geoffroy fut déposé par le pape comme trop ignorant ; selon d’autres, il s’était fait tant d’ennemis par son humeur dure et agressive, que, redoutant les suites de divers procès engagés devant la cour de Rome, il préféra devancer la justice des commissaires apostoliques, et aller finir sa vie sous la robe d’un moine. A la nouvelle de son départ, la ville d’Angers fut en proie à une vive émotion. Il s’agissait en effet d’élire un autre évêque, et c’était alors l’affaire de tous, des clercs et des moines, des chanoines séculiers, réguliers, du peuple entier des laïques. L’évêque n’étant pas seulement le chef spirituel du diocèse, mais étant aussi le seigneur temporel de la ville, personne ne pouvait rester indifférent au choix de ce magistrat religieux et civil. C’est pourquoi tout le monde était ordinairement curieux de prendre part à son élection. A la tête des moines marchaient leurs abbés, à la tête des clercs les évêques de la province et les chanoines du chapitre diocésain, à la tête des laïques les plus riches citadins et les plus puissans châtelains. Quelquefois sans doute ils avaient les uns et les autres le même candidat, ou du moins on pouvait sûrement présager avant le vote une majorité certaine pour un candidat signalé par l’éclat de son mérite ou de son nom ; mais le plus souvent les affections, les préférences, étaient diverses, et l’élection, précédée par des réunions publiques ou secrètes, toujours plus ou moins tumultueuses, était une Véritable lutte entre des partis très animés.

La retraite de Geoffroy de Mayenne avait fait jeter les yeux sur un jeune clerc de grande espérance, Rainaud de Martigné. Rainaud n’était pas d’une aussi noble maison que Geoffroy ; cependant sa famille, que l’on croit d’origine bretonne, était alors une des plus considérables de l’Anjou. Non loin de Saumur, dans le canton de Doué, s’élevait le château-fort des Martigné. L’auteur de l’Histoire généalogique de la maison de France, Anselme de Sainte-Marie, a pris le soin de nous décrire leurs armes : ils portaient d’azur à la bande d’argent, accompagnée de doubles cotices potencées et contrepotencées. Briand de Martigné, père de Rainaud, et sa mère Aldegarde étant aimés de tous les châtelains du voisinage, ceux-ci favorisaient la candidature de leur fils. On ne voit pas figurer parmi ses patrons le comte d’Anjou, Foulques le Rechin. « Rechin » signifie querelleur : on a donc peine à croire que, dans la prévision d’une élection orageuse, le comte Foulques ait pu se résoudre à rester neutre ; il n’aurait pu prendre ce parti sans faire une trop grande violence à son caractère, et il agit probablement en faveur de Rainaud, sinon en public, du moins en secret. Quoi qu’il en soit, avec ou sans la participation du comte, toute la ville se tourna dès l’abord vers Rainaud, et manifesta son vif penchant pour ce candidat jeune, riche, ambitieux, séduisant.

Il avait en outre quelques partisans dans le haut clergé. Raoul, archevêque de Tours, s’était déjà prononcé pour lui. La dignité de métropolitain n’était pas alors simplement honoraire ; sur les nombreux évêques de sa vaste province, Raoul pouvait légalement exercer une autorité réelle, quoique mal définie. C’était d’ailleurs un homme peu scrupuleux, très audacieux, très résolu, qui savait commander en maître. Favori du roi Philippe, qui l’avait fait lui-même archevêque sans consulter, dit-on, ni clercs, ni laïques, adversaire déclaré du pape Pascal II, tenant tête à ses légats et par eux redouté, Raoul pouvait beaucoup entreprendre en matière d’élection et entraîner bien des suffrages. Le client de l’archevêque de Tours était encore celui de Marbode, évêque de Rennes. Marbode, savant évêque, poète distingué, prédicateur élégant et verbeux, aimait la paix autant que Raoul aimait la lutte. Ils n’avaient donc pas été portés à servir la même cause par la conformité de leurs caractères. Cependant Raoul n’avait pas cette fois abusé de son autorité légitime et de son ascendant dominateur pour contraindre Marbode à le suivre. L’évêque de Rennes s’était rangé librement au parti Rainaud. Né lui-même dans la ville d’Angers, nourri dans l’église cathédrale de Saint-Maurice, où il avait longtemps occupé les emplois de scolastique et d’archidiacre, Marbode, évêque de Rennes ; depuis l’année 1096, ne s’était pas éloigné sans esprit de retour de sa ville natale. Nous l’y retrouvons au cours des années 1098, 1099 et 1100, assistant à diverses assemblées comme arbitre, comme juge ou comme témoin. Il avait eu d’ailleurs pour élève à l’école d’Angers le jeune Rainaud, il l’avait instruit, il s’était attaché à lui ; il était donc en quelque sorte son protecteur naturel.

D’autres évêques de la province étaient avec une égale ardeur contre Rainaud, presque tous les clercs d’Angers, ses collègues, le repoussaient, et nulle part il n’avait autant d’ennemis que dans le chapitre cathédral, le chapitre de Saint-Maurice. Ils n’accusaient pas ses mœurs, ils ne lui reprochaient pas non plus quelque défaut de science. Donc ses mœurs étaient bonnes, et son instruction était au moins suffisante, car en ce temps-là presque toutes les requêtes adressées à la cour de Rome en matière d’élections contestées dénoncent les élus comme ignorans et libertins. Quel reproche faisaient à Rainaud les adversaires déclarés de sa candidature ? C’était de n’avoir ni l’âge ni le grade canoniques. L’âge canonique pour un évêque était alors trente ans. Dans la primitive église, les règles d’avancement pour les clercs étaient d’une précision très rigoureuse. Nous trouvons ces règles établies dans un décret du pape Caïus reproduit par Gratien : le premier des ordres mineurs était celui de portier, le second celui de lecteur, et le troisième celui d’exorciste ; on devenait ensuite avec le temps, après avoir subi d’autres épreuves, acolyte, sous-diacre, diacre, prêtre, et il fallait être prêtre depuis quatre ans au moins pour pouvoir être élu évêque. Dans l’église du moyen âge, ces prescriptions n’étaient déjà plus fidèlement observées, et, quand des évêques élus étaient la veille de simples, sous-diacres, une dispense pouvait intervenir et rendre l’élection valable. Cette dispensé, qui pouvait la donner ? Suivant les canonistes relâchés, le métropolitain ; suivant les plus rigides, le pape, toutes les causes épiscopales étant des causes majeures[2] De même ù appartenait au pape de tempérer la stricte condition de l’âge. Ainsi les griefs allégués contre la candidature de Rainaud étaient des griefs de pure forme et conséquemment peu sincères. Appuyé par Raoul, par Maribode, qui n’ignoraient pas sans doute les lois de l’église, Rainaud, s’il était élu, devait être consacré. Personne n’en doutait. Si donc tout le reste du clergé conspirait contre cette candidature, il avait pour agir ainsi d’autres motifs que ceux dont il faisait si grand bruit. En effet, il la combattait uniquement parce que tout le peuple des laïques la patronnait.

Dans les premiers siècles de l’église, la participation des laïques à l’élection des évêques n’était pas seulement un usage partout observé ; on interrogeait la voix du peuple en la définissant la voix de Dieu, et de ce concours de tous les fidèles au libre choix des pasteurs on faisait dériver leur droit divin. « C’est surtout le peuple, écrivait saint Cyprien, ipsa maxime plebs, qui a qualité pour élire les bons prêtres et rejeter les indignes. Comme nous le voyons, Dieu lui-même a voulu que le prêtre fût choisi, le peuple présent, aux yeux de tous, et que la preuve de son mérite, de son aptitude, fût fournie par le jugement, par le témoignage public[3]. » Ainsi le pape saint Léon, écrivant aux évêques de la province de Vienne, leur disait : « Celui qui doit commander à tous doit être choisi par tous[4]. » Plus tard, la puissance du clergé s’étant accrue dans l’église, la volonté de Dieu fut autrement expliquée. On dit alors qu’il avait convié le peuple aux élections, non pour les faire, mais pour les voir faire et pour les confirmer par un assentiment respectueux. Cette doctrine fut professée par quelques papes et par le plus grand nombre des canonistes depuis le XIIe siècle : on la trouve encore dans les décrets de plusieurs conciles. Le peuple continuait néanmoins à jouir d’un droit qu’on pouvait déjà lui contester, mais qu’on ne songeait pas à lui ravir ; il prenait une part très active à toutes les élections, et, laissant aux évêques, aux clercs, souvent divisés, l’honneur de lui présenter les candidats, il choisissait. Or les suffrages des laïques, plus désintéressés que ceux des clercs, étaient moins dispersés par les brigues. Plus riche d’ailleurs et plus redouté qu’autrefois, le clergé était moins aimé. C’est pourquoi l’on voyait fréquemment succomber dans l’assemblée populaire le candidat recommandé par le plus grand nombre des clercs et réussir quelque obscur client d’un seul prélat. De là des plaintes fort vives, le clergé se disant opprimé. Quelquefois même il était facile de prouver que les principaux seigneurs de la contrée avaient par des présens, par des promesses, par des menaces, concilié les suffrages des plus remuans parmi les bourgeois et des plus influens parmi les évêques au candidat le moins agréé parmi les clercs. Dans ces cas, on parlait à la fois d’oppression et de corruption, et, l’élu devenant suspect d’avoir acheté la faveur des puissances séculières, on l’accusait lui-même de simonie.

Comme on le verra, cette accusation sera portée contre Rainaud. Sa candidature était violemment combattue ; non-seulement il avait de grands biens personnels, mais il aspirait encore à la possession d’un temporel très riche, et d’ailleurs le titre d’évêque, s’il l’obtenait, devait mettre à sa disposition une abondante diversité d’emplois fructueux. En de telles circonstances, on ne résiste guère à corrompre les gens qui ne demandent qu’à être corrompus. Si toutefois les adversaires de Rainaud se sont trouvés plus tard empêchés de fournir contre lui des preuves certaines sur le chef de la simonie, ils ont pu du moins lui reprocher à bon droit d’avoir eu des amis trop nombreux et trop zélés parmi les laïques.

Les plus ardens de ses ennemis étaient les chanoines de Saint-Maurice. Le chapitre cathédral de Saint-Maurice se composait alors de quarante chanoines, tous bien rentés, tous influens. À leur tête était le doyen Étienne, qu’on peut appeler sans emphase le porte-enseigne de la faction qui repoussait Rainaud, — homme violent et changeant, capable de tout oser au profit de la cause qu’il devait déserter le premier dès qu’elle serait vaincue. Les autres chefs de la même faction étaient dans le chapitre le préchantre Hubert et les archidiacres Guillaume et Garnier. Si quelques-uns de leurs collègues les blâmaient et ne les suivaient pas, l’appui qu’ils prêtaient à l’autre parti devait être timide, car il n’était pas bruyant.

S’étant donné la mission d’organiser la lutte et la victoire, les dignitaires du chapitre avaient résolu de réunir leurs principaux confédérés et d’avoir avec eux un colloque dans la ville d’Angers le 30 juin. Dans ce dessein, ils expédièrent de tous côtés des gens chargés de porter leurs lettres de convocation. Ils en envoyèrent même hors de la province à d’illustres personnes qui ne devaient pas participer au vote, mais dont ils réclamaient néanmoins l’assistance. Ainsi l’on a conservé la lettre par eux adressée dans cette occasion à Geoffroy ; abbé de Vendôme.

« À leur très affectionné père et très cher ami Geoffroy, vénérable abbé de Vendôme, Étienne doyen, Hubert chantre et Garnier archidiacre, salut et prières. Nous supplions votre paternité de venir porter secours à l’église d’Angers, comme père éloquent, comme catholique, comme fils de l’église romaine ; hâtez-vous de venir nous donner et vos conseils et votre appui. Nous voulons avec l’aide de Dieu, le lendemain de la fête de saint Pierre, converser, délibérer et, autant qu’il sera possible, résoudre quelque chose sur ce qui concerne l’élection de notre évêque avec les prélats des diocèses voisins, les abbés et un certain nombre de gens pieux. Nous désirons donc que vous soyez présent à ce colloque ; nous vous prions de ne pas nous refuser votre concours, et nous sommes persuadés que vous viendrez nous l’offrir, afin que nous puissions, Dieu nous étant propice, conduire à bonne lin notre difficile entreprise. Adieu, faites ce que nous vous demandons. L’an MCI, indiction IX[5]. »


Geoffroy, abbé de la Trinité, monastère bénédictin de Vendôme, n’avait aucun droit de suffrage dans le diocèse d’Angers, Vendôme appartenant au diocèse de Chartres ; mais il était, comme Marbode, né dans l’Anjou d’une famille puissante. On le dit petit-fils de Robert-le-Bourguignon, seigneur de Craon. Sa fortune personnelle était si considérable, que, se trouvant à Rome en l’année 1093, il avait pu prêter au pape Urbain II la somme nécessaire pour recouvrer le palais de Latran et la tour Crescentia (qu’on appelle aujourd’hui le château Saint-Ange), occupés par les adhérens de son compétiteur Guibert. En reconnaissance d’un tel service, Urbain l’avait nommé cardinal, et l’on peut dire qu’aucun autre cardinal français n’avait un crédit égal au sien dans l’église romaine. C’était d’ailleurs le plus hautain des hommes, le plus entreprenant et le plus passionné. Nous possédons beaucoup de ses lettres. Il s’y est peint tout entier ; à l’occasion de la moindre affaire, il s’agite, il s’emporte. S’il rencontre quelqu’un trop lent à lui céder en toute chose, il le traite de rebelle, et, si celui qui résiste est un des premiers de l’église ou de l’état, il l’appelle tyran, le dénonce à Rome et le menace des foudres apostoliques. Les dignitaires de l’église d’Angers devaient instamment rechercher un tel auxiliaire. Il pouvait les servir autant par son activité que par son influence, car il avait des amis nombreux, et son humeur altière intimidait ses ennemis, aussi nombreux peut-être.

Geoffroy connaissait Rainaud et l’aurait, on peut le croire, appuyé, s’il n’avait pas été le candidat d’un si grand nombre de laïques ; mais personne n’était aussi zélé que cet abbé de grande maison pour l’honneur, pour les intérêts de l’église : depuis qu’il avait quitté le siècle, il ne s’était retourné vers lui que pour le maudire. Cependant les dignitaires de l’église d’Angers ne le décidèrent pas à venir siéger dans leur colloque ; il leur répondit : « Je vous rends grâces de m’avoir prié, moi pêcheur indigne, de venir prendre part à l’élection de votre évêque. Je me serais rendu assez volontiers à votre appel, si je n’avais pas craint de subir à cette occasion ce que je ne veux pas dire ; mais, puisque je ne puis être en ce moment près de vous, comme vous le désirez, absent, j’approuve tout ce que vous ferez, selon Dieu[6]. »


Que craignait Geoffroy ? qu’avait-il à craindre ? Nous ne savons. Toujours est-il qu’il ne vint pas au colloque ; mais s’il crut devoir, peut-être par excès de prudence, se tenir quelque temps éloigné du théâtre de la lutte, il ne s’employa pas avec moins d’ardeur à susciter partout des adversaires au candidat de Marbode. Il écrivit d’abord à Guillaume, abbé de Saint-Florent, et à Bernard, abbé de Saint-Serge, les priant de se joindre aux gens de bien déjà ligués contre Rainaud. L’affaire, leur disait-il, était grave. Il s’agissait d’abord de ne pas laisser choir l’église d’Angers entre les mains d’un homme méchant, tortueux et rusé ; » il s’agissait en outre, ce qui importait bien plus encore, de combattre et de vaincre une coalition de suffrages mercenaires, Rainaud ayant, selon tous les rapports, acheté le patronage des plus notables laïques, seigneurs-et bourgeois. Sur ce point, Geoffroy s’exprimait ainsi : « Puisque, pour mettre le comble à ses iniquités, il entreprend de forcer les portes de la sainte église avec les artifices de Simon le Mage, il est grandement utile, il est grandement nécessaire de lui résister en face avec l’autorité de Simon-Pierre. » Enfin il ajoutait sur le ton de la plus âpre mélancolie : « Que nous sert de prier, que nous sert de jeûner quelquefois, de secourir les pauvres et de nous appliquer à d’autres bonnes œuvres, si nous ne veillons pas à repousser de nos frontières l’hérésie simoniaque[7] ? »

Bernard, abbé de Saint-Serge, avait le cœur d’un moine ; pour l’entraîner, il suffisait de lui montrer un péril menaçant l’église : Geoffroy le gagna donc sans peine à son parti. Guillaume, abbé de Saint-Florent, promit aussi son concours, mais avec plus de réserve. Fils de Rivallon, seigneur de Dol, d’une des plus nobles et des plus riches maisons de l’Armorique, Guillaume joignait à l’éclat de sa naissance l’autorité de son mérite, partout reconnu. Les seigneurs des provinces les plus lointaines, les rois eux-mêmes, s’étaient montrés jaloux de lui complaire et l’avaient honoré de leurs largesses. Quel plus grand hommage à sa piété que celui-ci ? On évêque d’Aquitaine, l’évêque de Bazas, se reconnaissant incapable de rétablir le bon ordre dans une de ses abbayes, l’avait offerte en don à l’abbé de Saint-Florent ! Un tel abbé ne pouvait être simplement docile aux instructions de son collègue l’abbé de Vendôme. Ayant pris la résolution de voter contre Rainaud, Guillaume y persista malgré toutes les prières qu’on lui fit en faveur de ce candidat ; mais, n’approuvant pas sans doute tout le mouvement qu’on se donnait pour le repousser et ne voulant en aucune façon participer à de condamnables intrigues, il fut d’abord accusé de mollesse, puis de défection, La même accusation fut portée contre un des archidiacres d’Angers. Geoffroy leur écrivit à l’un et à l’autre la lettre suivante :


« Nous vous prions, nous vous supplions au nom de la vérité, qui est le Christ lui-même, ayant embrassé par l’inspiration du Saint-Esprit la cause de Dieu contre Rainaud, de ne pas déserter cette cause. Si vous le faites, vous reniez le Christ, qui est la vérité. Au péril de vos âmes, vous rendez son église, qui doit être chaste et libre, la concubine et la servante de la sécularité ; en outre, ce qui, nous l’espérons bien, n’arrivera pas, vous devenez pour tous vos amis des perfides, et vous provoquez leurs trop justes ressentimens. Sachez-le bien, vous n’avez rien à craindre, car beaucoup de gens après Dieu viendront à votre aide. Dans ce nombre, comptez-moi, comptez l’abbé de Saint-Serge. Nous aimerions mieux être écorchés vifs que consentir à une telle abomination. Adieu. Ale redoutez pas non plus de perdre vos biens temporels. Le diable ne peut vous en ravir autant que Dieu peut vous en restituer. Non, vous ne perdrez rien dans cette affaire, et, si vous combattez fermement pour la foi, pour le nom de Dieu, vous recevrez de sa main la récompense par vous méritée[8]. »


En effet, aux approches du jour marqué pour l’élection, Geoffroy quitta Vendôme et se dirigea vers la ville d’Angers. L’équipage ordinaire de cet opulent abbé se composait de douze chevaux[9]. Dans les villages, dans les villes qu’il traversait, on allait au-devant de lui comme au-devant d’un comte. De Rennes, Marbode se rendait au même lieu pour le même jour, quand, n’étant pas sans doute sous la protection d’une aussi nombreuse chevauchée, il fut arrêté, battu, volé, chargé de fers et conduit en prison.

La nouvelle de cette criminelle violence s’étant répandue, Geoffroy fut jugé capable de l’avoir commise, et il en fut accusé. On se trompait : l’auteur de l’entreprise était le doyen Etienne. Dès qu’on le sut, Etienne fut obligé de quitter la ville, ou de s’y cacher en quelque sûre retraite ; l’animation du public était si vive contre lui qu’il n’aurait pu se montrer sans péril. Ainsi les deux armées furent, au jour de la bataille, privées de leurs chefs. Cependant l’absence de Marbode n’attiédit pas le zèle de ses alliés. Dès qu’ils furent appelés par le son des cloches à l’église cathédrale de Saint-Maurice, où, suivant l’usage et la loi, l’élection devait se faire, ils y arrivèrent en si grand nombre que leurs acclamations prévalurent : la faible voix du parti contraire fut à peine entendue. Vainement le préchantre Hubert et les archidiacres Garnier et Guillaume, soutenus par la majorité de leurs collègues, invoquent leurs droits, disent-ils, méconnus, criant que des gens d’épée et des gens de métier ne peuvent faire un évêque contre le vœu d’un chapitre et de tout son clergé ; la foule leur répond par de méprisans murmures, et, les chanoines demeurant en place quand la foule leur commande de conduire l’élu vers l’autel, un grand tumulte s’élève. C’est alors qu’une femme, une comédienne de mauvais renom, ne cessant de proclamer Rainaud[10] et dominant de sa voix le tumulte, entraîne elle-même vers l’autel toute cette multitude ameutée. Une plus longue résistance devient impossible, les chanoines vaincus s’ébranlent et se dirigent vers le chœur de l’église. Aussitôt toutes les clameurs cessent, et le solennel Te Deum laudamus est chanté par le chapitre en l’honneur de Rainaud.

Tout cependant n’est pas terminé. Cette élection sera-t-elle acceptée par les évêques de la province, auxquels en sera déféré l’examen, et l’élu sera-t-il par eux, dans le délai de trois mois, définitivement consacré ? Le doyen Etienne et l’abbé de Vendôme vont s’agiter de nouveau et de nouveau tout remuer pour obtenir, s’il est possible, l’annulation du vote qui ne leur a pas été favorable. C’est à l’archevêque de Tours que leurs protestations devaient être d’abord adressées. Ils protestèrent en premier lieu contre la capacité de Rainaud, alléguant son âge et l’infériorité de son grade. Ils exposèrent ensuite les circonstances de son élection. Les opérations avaient-elles été régulières ? Quand les plus considérables des membres du clergé se prononçaient contre Rainaud, la masse du peuple s’était déclarée pour lui : l’église devait-elle subir l’opprobre d’une intrusion séditieuse ? Le doyen Etienne alla lui-même trouver Raoul, le pria, le supplia de différer la confirmation, et de soumettre l’affaire au jugement du pape.

À ce moment, nous voyons pour la première fois intervenir dans le débat un très noble et très docte évêque dont la grande renommée s’est conservée jusqu’à nos jours, Hildebert de Lavardin, évêque du Mans, premier suffragant de l’archevêque de Tours. Né au château de Lavardin, près Montoire, Hildebert était tout à fait étranger aux passions angevines ; mais il avait contre le parti des laïques des griefs personnels, et le poursuivait de ses rancunes. Quand il sollicitait, en l’année 1096, les suffrages de son église, le comte du Maine, Hélie, l’avait combattu[11], l’accusant de vivre habituellement parmi des femmes légères. Ses mœurs ayant donc été l’objet d’une enquête publique, le célèbre canoniste Yves de Chartres l’avait jugé, sur des rapports plus ou moins fidèles, tout à fait indigne de l’épiscopat. Cependant le plus grand nombre l’avait nommé, l’archevêque de Tours l’avait consacré, et depuis sa consécration le comte Hélie le laissait librement administrer son église ; mais les injures que lui avaient faites les gens qui protégeaient Rainaud étaient de celles qu’on oublie le moins. En outre Hildebert était un des amis les plus chers de l’abbé de Vendôme, et celui-ci l’avait prié d’entrer dans sa ligue. Il y entra toutefois sans passion, et ne voulut pas se trouver dans la ville d’Angers au jour désigné pour le vote. Geoffroy s’empressa de le féliciter de son abstention dédaigneuse :


« Puisque vous n’avez pas pris part à une élection illégale, je vous en rends grâces : avec moi, vous rend grâces quiconque aime Dieu d’un cœur parfait. L’emprisonnement de l’évêque de Rennes ne doit aucunement m’être imputé, et mon honneur n’en peut souffrir. Ce n’est pas mon ouvrage, et j’ignorais même qu’il dût être arrêté par ceux qui ont mis la main sur lui. Mes ennemis, je le sais, m’accusent de cela, moi qu’ils ont toujours éprouvé contraire à leurs méchans desseins, et, parce que leurs actions ne peuvent me nuire, ils s’ingénient, ils travaillent à me perdre par leurs mensonges ; mais, que Dieu m’en soit témoin ! je ne crains pas, je n’ai jamais craint leurs langues venimeuses, et, si la protection du Christ ne m’abandonne pas, je leur serai, qu’ils le veuillent ou non, tant que je vivrai, un objet d’épouvante[12].


L’élection faite, Hildebert écrivit à Rainaud pour lui donner le conseil de renoncer lui-même à un titre disputé. Les suffrages populaires n’ont, lui dit-il, aucune valeur. Le choix appartient au clergé ; le peuple n’est appelé que pour acclamer l’élu des clercs[13]. C’était là sa doctrine, et il engageait Rainaud à la consacrer par une démission qui lui ferait beaucoup d’honneur.

Rainaud n’écouta pas ce conseil, et sollicita vivement l’archevêque de Tours de hâter sa confirmation, tandis que le doyen Etienne s’employait de tous ses efforts à la retarder. Sur ces entrefaites, Raoul réclama la présence d’Hildebert, ne voulant sans doute rien conclure sans l’avoir consulté, et sur-le-champ Hildebert écrivit à Geoffroy de venir combattre avec lui leurs communs adversaires. Geoffroy lui répondit avec sa fougue habituelle :


« Si vous recherchez ceux qui sont au Seigneur pour les joindre à vous, me voici, je suis prêt. Nous sommes les fils d’Abraham, et nous désirons agir à son exemple : au jour qui sera marqué par le Seigneur, nous serons au lieu du combat… Mais il faut que ce lieu soit sûr et commode. Nous ne pouvons pas et ne devons pas choisir la ville de Tours ; je vous engage vivement à ne pas aller à Tours. Là seront en effet rassemblés tous les fauteurs de Rainaud, des furieux plus disposés à vous combattre par la sédition qu’à raisonner avec vous. Celui qui vous a convoqué dans cette ville espère sans doute soit y dompter plus facilement votre justice intimidée par les clameurs de la multitude, soit vous amener par des prières, par des offres d’argent, à devenir complice (non, vous ne le serez pas !) de sa folle entreprise. Vous avez bien commencé, puisque vous vous êtes vaillamment levé pour la liberté de la sainte église contre ses ennemis. Ainsi vous vous êtes rendu plus cher à Dieu, aux amis de Dieu ; ainsi vous avez au loin répandu le renom de votre personne. Ce sera pour vous une grande gloire, si vous persévérez ; si vous faiblissez, une grande honte. Adieu. Soyez fermement persuadé que nous serons avec vous contre Rainaud et ses patrons. Veuillez me faire l’honneur de venir samedi jusqu’à Château-du-Loir ou jusqu’à La Chartre pour que nous puissions nous y rencontrer et causer ensemble de cette affaire et d’autres encore[14]. »


On ignore si l’évêque du Mans et l’abbé de Vendôme se rencontrèrent au jour indiqué dans cette lettre, mais on sait qu’ils ne se rendirent à Tours.ni l’un ni l’autre. Aucune séduction, aucune menace ne triompha d’Hildebert ; il persévéra dans son opinion, mais il n’alla pas la défendre dans les conseils de son métropolitain. Espérant sans doute qu’une affaire aussi grave serait, après de vains débats, finalement soumise à l’examen de la cour romaine, Geoffroy devait se promettre de conduire, son ami devant le pape. Autant qu’il nous est permis d’interpréter sa lettre, Rome était le lieu qu’il avait choisi pour y livrer le grand combat.

Raoul n’hésitait guère avant d’agir, étant de ces hommes hardis qui ne veulent pas voir les obstacles. Toutefois, quoique favorable à Rainaud, il ne se décidait pas à ratifier son élection, et, presque vaincu par les objections d’Etienne, il allait en effet, pour mettre sa conscience hors d’alarmes, envoyer à la cour de Rome toutes les pièces du procès, quand Marbode, échappé de sa prison, arriva subitement à Tours et plaida vivement la cause de Rainaud. Il fallait pour la gagner faire beaucoup d’efforts, de démarches, de prières : Marbode employa tous les moyens ; il semble même confesser dans une de ses lettres qu’il ne distingua pas toujours scrupuleusement, aveuglé par son zèle, les moyens honnêtes et les déshonnêtes. Cependant le doyen Etienne, déjà contraint de renoncer à quelques-uns de ses argumens, reproduisait toujours avec avantage celui-ci : une élection faite sans les clercs, contre les clercs, est inique. « Que cette iniquité, dit Marbode, retombe sur moi ! » Et Raoul, n’osant pas sans doute condamner Marbode, confirma Rainaud. Ainsi l’espérance de Geoffroy fut trompée. La confirmation de Rainaud ayant été prononcée par le métropolitain, il n’y avait plus à combattre soit à Rome, soit ailleurs. Si du reste Rainaud confirmé n’était pas encore tout à fait évêque, il pouvait user déjà, contre ses ennemis d’une arme redoutable, il pouvait les excommunier ; ce qui devait leur causer de l’inquiétude et leur conseiller la modération.

Raoul invita les onze évêques de sa province à venir avec lui consacrer Rainaud. La cérémonie devait, disait-il, avoir lieu dans la ville de Tours le 12 janvier 1102. Raoul, en indiquant ce jour, manquait aux anciens usages : anciennement on ordonnait les évêques le dimanche de Pâques, et seulement ce jour-là[15] ; mais Raoul l’ignorait sans doute. Combien d’autres règles étaient déjà pareillement oubliées ! Hildebert répond à son métropolitain qu’il ne se rendra pas au lieu désigné. La violence ayant, selon lui, joué dans l’élection le premier rôle, il ne veut pas prêter son ministère à la consécration[16]. En même temps il écrit à Rainaud pour le prier de refuser l’onction épiscopale. Qu’il ne s’abuse pas sur la valeur du jugement rendu à son profit : Dieu jugera même les juges[17]. Les prières d’Hildebert n’eurent pas plus d’effet que ses remontrances. La consécration de Rainaud fut célébrée dans la ville de Tours au jour marqué. Geoffroy de Vendôme, rappelant qu’Hildebert n’y voulut pas assister, ne signale l’absence d’aucun autre des évêques appelés par Raoul. Il est probable qu’ils ne vinrent pas tous : pour consacrer un élu, l’assistance de trois évêques suffisait, s’ils étaient de sa province. On doit croire toutefois que, parmi les onze suffragans de l’archevêque de Tours, six au moins déclarèrent par lettres approuver la consécration de Rainaud, car cette adhésion du plus grand nombre était expressément exigée[18]. La cérémonie de la consécration achevée, Rainaud s’éloigna pour aller faire son entrée solennelle dans sa ville épiscopale ; ce qui lui fut une occasion de causer un nouveau déplaisir à Geoffroy de Vendôme. Alors on vit l’élu de la « sécularité » demander publiquement l’investiture au comte d’Anjou et publiquement recevoir de ce comte l’insigne principal de la puissance spirituelle, le bâton pastoral[19]. Enfin Marbode se rendit à Rome, vit le pape, lui recommanda Rainaud, et disculpa son élection calomniée.

Tels sont les renseignemens que nous avons pu recueillir sur les circonstances de cette élection. Il nous reste à dire qu’à peine établi dans son palais épiscopal, Rainaud de Martigné vit venir à lui le doyen Etienne et l’archidiacre Guillaume, soumis, repentans, invoquant sa miséricorde, et que non-seulement il leur pardonna, mais qu’il les honora de sa faveur. Geoffroy de Vendôme lui-même rechercha son amitié, et, l’ayant obtenue sans peine, l’appela dans une série de lettres le plus vertueux des évêques, jusqu’au jour où, survenant une nouvelle brouille, il l’accabla de nouveaux outrages[20]. Vers le même temps, Geoffroy se réconciliant avec Raoul, avec Marbode, devint l’ennemi déclaré de l’archidiacre Garnier et même de l’évêque Hildebert, auxquels, de sa plume féconde en invectives, il écrivit les lettres les plus offensantes. Enfin Marbode, qui ne trouva pas dans Rainaud un ami assez reconnaissant, rompit avec lui et lui rappela durement ses services[21]. La violence étant alors le fonds commun de tous les caractères, ces contradictions et ces emportemens ne doivent pas étonner ; il ne faut jamais prendre à la lettre les reproches que s’adressent, en des termes d’une vivacité toujours choquante, ces gens trop irascibles et trop dépourvus d’urbanité. Ainsi Rainaud, ce fléau de Dieu, cette peste publique, fut un des meilleurs évêques qu’ait eus l’église d’Angers. Il gouvernait depuis vingt-trois ans cette église, quand le roi Louis VI, informé de son mérite, l’éleva sur le siège archiépiscopal de Reims, où il mourut le 13 janvier 1138 avec la plus belle renommée de piété, de charité, de prudence administrative. Le peuple d’Angers avait donc été plus clairvoyant que le clergé de cette ville lorsqu’il avait élu Rainaud.

Le parti des laïques n’a pas toujours eu cette clairvoyance et on l’a vu plus d’une fois repousser les meilleurs candidats. En somme, il serait difficile de dire lequel des deux partis a le mieux servi, dans les élections disputées, la cause de l’église. De lui-même, le peuple préféra toujours le candidat le plus signalé par la sévérité de ses mœurs ; mais souvent il se laissa trop recommander par la noblesse le plus riche et le plus noble. Le candidat du clergé était ordinairement d’une naissance moindre et d’un caractère moins rigide. Quoi qu’il en soit, ces discordes électorales, déjà très fréquentes au commencement du XIIe siècle, le furent plus encore dans la suite des temps. Pour y mettre un terme, on réserva le droit, d’élire les évêques aux chanoines des églises vacantes. Cette décision fut promulguée par Innocent III au concile de Latran en 1215. Il fut alors interdit au peuple des laïques non-seulement de participer aux élections, mais d’y assister ; elles se feront désormais en secret, dans les salles des chapitres, les portes closes, par voie de scrutin. La même exclusion fut tout à la fois prononcée contre les évêques de la province, les abbés, les moines, les prêtres, les autres membres du clergé diocésain et même contre les clercs attachés au service des églises cathédrales avec le titre de bénéficiera perpétuels. Les seuls chanoines, dirent les canonistes, font corps avec l’évêque, d’où cette conséquence, qu’ils doivent être seuls appelés à le nommer. L’établissement de ce régime tout nouveau fut généralement assez facile. S’il y avait alors peu d’esprits capables- de présager le futur divorce de l’église et de l’état, déjà parmi les laïques, occupés d’autres soins, on avait un moindre souci des affaires de l’église. Pour ce qui regarde le clergé, son exclusion le blessa peu : depuis longtemps, il avait pris des habitudes de soumission qui devaient le rendre moins sensible à la perte d’un droit. Les protestations du dehors ne vinrent donc pas troubler les chanoines capitulaires dans la jouissance du privilège qui leur avait été conféré par le concile de Latran. Cependant ce nouveau régime ne fut pas de très longue durée. Concentrées au sein des chapitres, les brigues électorales furent dès l’abord plus ’animées, pour devenir avec le temps plus scandaleuses. Presque toutes les élections furent bientôt suivies d’un appel au pape, d’un procès à plaider devant la cour de Rome, et dans un trop grand nombre de ces procès furent produites des preuves de corruption, de simonie. « Hélas ! hélas ! » s’écrie douloureusement un canoniste du XIIIe siècle, « aujourd’hui tout est mis en vente, et le temporel et le spirituel ![22]. » Si l’on est curieux de connaître toute la vérité sur les élections capitulaires, on la trouvera dans le précieux recueil des lettres pontificales extraites des registres du Vatican par M. La Porte du Theil[23]. Toutes ces lettres concernent la France, et le recueil finit avec le XIIIe siècle. Que de plaintes, que de griefs longuement exposés à la charge des électeurs et des élus, que d’enquêtes fâcheuses pour l’honneur des uns et des autres, que de choix annulés, que de démissions contraintes ! Dès lors sous divers prétextes, peu à peu, sans disputer ouvertement aux chanoines le droit d’élire leurs évêques, les papes et les rois se réservèrent ou s’attribuèrent la faculté de pourvoir à la plupart des sièges vacans. Plus tard, par le concordat de Léon X et de François Ier, les élections furent définitivement supprimées. Les rois seuls nommèrent les évêques, qui furent, pour la forme, institués par les papes. Ainsi la paix fut établie dans l’église.

On ne conteste pas que la paix soit quelquefois désirable, bienfaisante, désirable et bienfaisante comme le sommeil après la fatigue ; maison conteste que les papes et les rois aient nommé beaucoup d’évêques égaux en mérite, en vigilance, en courage, à ceux que donnèrent à l’église jusqu’en l’année 1215 ces élections turbulentes que faisaient en commun les laïques et les clercs, on conteste que la durée de cette paix si profonde ait été profitable à la puissance, à l’autorité de l’église. Tout change en ce monde, et c’est presque une raison suffisante de ne plus être que d’avoir été. Il est donc vraisemblable que les élections abolies dans l’église n’y seront jamais restaurées. Quand les rois renonceront à nommer les évêques, ils seront nommés par les papes : qu’on n’en doute pas. En effet, puisqu’aujourd’hui l’église s’impose un pape infaillible, c’est qu’elle ne se trouve pas encore assez en paix. Elle a rêvé la paix du vide. Montesquieu lui disait : « Le despotisme se suffit à lui-même ; tout est vide autour de lui. » C’est là précisément ce qui l’a convaincue que le despotisme est le meilleur de tous les régimes. Une seule voix désormais parlera dans l’église, et à cette voix obéira la multitude des serviteurs silencieux. Illustres pères des grands conciles de Pise, de Constance, quand vous condamniez cette monarchie absolue de l’héritier de saint Pierre, comme également contraire et répugnante au droit humain, au droit divin, vous promettiez à l’église de plus belles destinées !

Instruits du moins par son exemple,


persuadons-nous bien que cette paix trop goûtée n’est pas l’idéal de la société politique. Le despotisme, on le voit dans l’histoire, peut la donner pour un temps ; elle dure par lui ce qu’il dure, pour finir avec lui par un de ces coups de tonnerre dont les désastreux effets désolent longtemps le monde. Ce qui répond le mieux aux conditions de notre nature, ce n’est pas le despotisme, c’est la liberté. Que la liberté soit paisible autant qu’il se peut ; mais, quand-nous la voyons revenir à nous accompagnée de quelques agitations regrettables, considérons-les, sans nous alarmer, comme un mal nécessaire, puisqu’après tout lutter, c’est vivre.


B. HAUREAU.

  1. Chroniques des églises d’Anjou, publiées par MM. Marchegay et Mabille, p. 27.
  2. Guill. Daranti Speculum, lib. I, de Dispensationibus.
  3. Thomassin, Anc. et nouv. discipl. T. III, col. 676.
  4. Augustini, Tarrac episc, Juris pontif. vet. Epitome, part. I, lib. IV, lit. 4, c. 7.
  5. Une copie de cette curieuse lettre se trouve à la Bibliothèque impériale, dans la collection d’Etienne Housseau, t. IV, n° 1,200.
  6. Geoffridi Epistol., lib. V, epist. 4.
  7. Ibid. ., lib. IV, epist. 8.
  8. Geoffridi Epistolœ, lib. IV, epist. 9.,
  9. Ibid., lib. IV, epist. 7.
  10. « Mima quædam et mulier publica, quæ vos garruliter acclamabat, » écrit Geoffroy de Vendôme à Rainaud ; Epistol., lib. III, epist. 11.
  11. Orderic Vital, Histor. eccles., lib. X.
  12. Geoffridi Epistol., lib. III, epist. 14.
  13. Hildeberti Epistol., lib. II, epist. 5.
  14. Geoffridi Epistol., lib. III, epist. 13.
  15. Leonis papœ Epistol. 87, ad episc. Vienn. provinciæ.
  16. Hildeberti Epistol., lib. II, epist. 4.
  17. Ibid., epist. 6.
  18. Augustini, Tarrac, episc., Juris pontif. vet. Epitome, part. I, lib. IV, tit. 17, c. 1, 2, 3. — Fulberti Epistolœ, dans la Biblioth. des Pères, édit. de Lyon, t. XVIII, p. 19.
  19. Geoffridi Epistol., lib. III, epist. 11.
  20. Ibid., t. III, epist. II.
  21. Recueil des Histor. de France, t. XIV, p. 806.
  22. Guide de Baisio, Director. élection., part. I, c. 14.
  23. Ce recueil est à la Bibliothèque impériale, département des manuscrits.