Une Education d’artiste au XVe siècle - La Jeunesse de Léonard de Vinci

Une Education d’artiste au XVe siècle - La Jeunesse de Léonard de Vinci
Revue des Deux Mondes3e période, tome 83 (p. 647-680).
UNE
ÉDUCATION D’ARTISTE
AU XVe SIECLE

LA JEUNESSE DE LÉONARD DE VINCI.

I. Charles Ravaisson-Mollien, les Écrits de Léonard de Vinci. Paris, 1881. — Id., les Manuscrits de Léonard de Vinci, 2 vol. Paris, 1881-1883.— II. Richter, The literary Works of Leonardo da Vinci, 2 vol. Londres, 1883. — III. Uzielli, Ricerche intorno a Leonardo da Vinci, 2 vol. Florence et Rome, 1872-1884. — IV. Charles Brun, Leonardo da Vinci. Leipzig, 1879. — V. Baron H. de Geymüller, les Derniers travaux sur Léonard de Vinci. Paris, 1887.

Quand on parle de Léonard de Vinci, l’idée de jeunesse est si étroitement liée à celle de ce radieux génie qu’elle semble s’étendre à toutes les parties de sa longue carrière. Si aucun maître n’a eu moins à compter avec les tâtonnemens et les déceptions de la première heure, si, dès ses débuts, il a atteint à la perfection, aucun aussi n’a moins connu les défaillances de la vieillesse. A considérer la fraîcheur de ses impressions, la vivacité de son style, son ardente curiosité et cet éternel sourire qu’il a su conserver jusqu’au bout, on dirait que Léonard a toujours eu vingt ans, de même que son rival et ennemi Michel-Ange semble avoir toujours été un sexagénaire. Léonard vieux, sombre, infirme, est aussi difficile à se représenter que Michel-Ange jeune et gai. Agé de près de soixante dix ans, il se décide d’un cœur léger à franchir les Alpes, persuadé qu’il saura contenter toutes les fantaisies du jeune et fougueux vainqueur de Marignan; peu de jours avant sa mort, il recueille encore des notes avec une ardeur juvénile : pourquoi faire? grands dieux ! pour les mettre en œuvre dans l’autre monde ! — Ne serait-ce pas que Léonard représente la Renaissance avec toutes ses aspirations généreuses, et qu’il personnifie ce printemps de l’esprit humain, étouffé dans sa fleur par les luttes religieuses, comme Michel-Ange personnifie l’esprit de révolte, les tristesses, les angoisses de la foi menacée par la science, de la morale si facilement sacrifiée par les humanistes et les artistes, ces trop accommodans courtisans de la tyrannie ! — Si donc je viens étudier ici ce que j’appelle la jeunesse de Léonard de Vinci, il s’agit moins d’une étape dans son développement intellectuel, — nul artiste n’a moins varié que lui, — que d’une division purement chronologique, d’une période sur laquelle des recherches récentes permettent de jeter une lumière nouvelle. Ces recherches, entreprises presque simultanément en France par M. Charles Ravaisson, qui s’est consacré, avec tant de dévoûment, à la publication des manuscrits de Léonard conservés à l’Institut, en Allemagne par M. Richter, en Italie par M. Uzielli, nous ont révélé de nombreux détails sur la famille de Léonard, sur les péripéties de son adolescence, sur ses premiers travaux. Je m’efforcerai à mon tour de compléter les découvertes de mes prédécesseurs, découvertes qui ont surtout eu pour point de départ des documens écrits, par une étude minutieuse des dessins du maître, cette source inestimable d’informations absolument négligée jusqu’ici.


I.

Léonard naquit en 1452, à Vinci, dans les environs d’Empoli, entre Florence et Pise, sur la rive droite de l’Arno. Vinci est une de ces bourgades perdues dans les plis et replis qui forment le Monte-Albano. D’un côté, la plaine avec le fleuve tour à tour à sec ou roulant bruyamment ses flots jaunâtres ; de l’autre, le paysage le plus accidenté, des monticules sans fin, parsemés de villas, et, de loin en loin, quelque massif plus imposant dont la cime dénudée se couvre au coucher du soleil de reflets violacés.

La patrie de Léonard était bien alors telle que nous la voyons aujourd’hui : une nature sévère, plutôt que riante et exubérante, un terrain rocailleux bordé de murs interminables, par-dessus lesquels, aux abords des propriétés, s’échappent quelques branches de rosiers; pour principale végétation, des vignes et des oliviers. De distance en distance, une villa, un casin, une ferme, riante de loin avec ses murs jaunes et ses volets verts ; mais, si vous pénétrez à l’intérieur, vous ne trouvez que nudité et pauvreté ; des parois n’ayant pour tout ornement qu’un crépi ; le béton ou une couche de briques tenant lieu de parquet ; peu de meubles, et des plus simples ; ni tapis ni tentures, rien qui éveille l’idée du confort, pour ne pas dire du luxe ; aucune précaution contre le froid, qui est fort vif dans ces parages pendant les longs mois d’hiver.

Sur ces hauteurs s’est développée une race sobre, laborieuse, alerte, également éloignée de la nonchalance romaine, du mvsticisme ombrien, ou de la névrose napolitaine. Les agriculteurs y forment la grande majorité ; les rares artisans qu’on rencontre ne travaillent que pour la consommation locale. Quant aux esprits plus ambitieux, l’horizon étant trop borné autour de leur clocher c’est à Florence, à Pise ou à Sienne qu’ils vont chercher fortune.

Les biographes modernes nous parlent du château dans lequel naquit Léonard ; ils évoquent la figure du précepteur attaché à la famille, la bibliothèque dans laquelle l’enfant trouva un premier aliment à sa curiosité. C’est là de la légende, il faut le proclamer bien haut, non de l’histoire. Il existait bien un château à Vinci, mais c’était un château-fort, une citadelle occupée par les Florentins. Quant aux parens de Léonard, ils n’occupaient qu’une maison, fort modeste très certainement, et encore ne sait-on pas au juste si cette maison se trouvait au bourg même de Vinci ou un peu plus loin, dans le village d’Anchiano. Quant au domestique, il ne se composait que d’une fante, c’est-à-dire d’une servante, aux gages de 8 florins par an.

La famille de Léonard était d’ailleurs absolument étrangère à la culture des arts. Sur cinq des ascendans du peintre, du côté paternel, quatre avaient rempli les fonctions de notaire, et ces honorables officiers ministériels en avaient gardé le préfixe de ser, correspondant à notre mot « maître : » c’étaient le père de l’artiste, son bisaïeul, son trisaïeul et le père de celui-ci. Ne nous étonnons pas de voir cet esprit indépendant par excellence se développer dans une étude encombrée de poudreux dossiers. Les notaires italiens ne ressemblaient pas tous à ceux que nos dramaturges ont traduits sur la scène. Brunetto Latini, le maître de Dante, pour avoir rempli les fonctions de tabellion, n’avait rien de la gravité pédantesque que nous nous sommes habitués à prêter à ses confrères. Un autre notaire, ser Lappo Mazzei de Prato, est connu par des lettres pleines de traits piquans sur les mœurs de ses contemporains et écrites dans le plus pur idiome toscan du XIVe siècle ; au XVe siècle, le notaire de Nantiporto a rédigé une chronique de la cour romaine parfois fort peu édifiante.

Le jeune Léonard connut encore son grand-père paternel, Antonio di ser Piero, âgé de quatre-vingt-cinq ans à l’époque où l’enfant en comptait cinq, ainsi que sa grand’mère, de vingt et un ans plus jeune que son mari. Leurs fils, ser Piero, comptait vingt-deux ou vingt-trois ans au moment de la naissance de Léonard. Ce fut un homme actif, intelligent, entreprenant, le véritable artisan de la fortune des siens. Parti de presque rien[1], il augmenta rapidement sa clientèle, acquit immeubles sur immeubles, bref, de pauvre notaire de village, devint un personnage riche et honoré. En 1498 notamment, nous le trouvons possesseur de plusieurs maisons et de nombreux domaines. À en juger par la brillante impulsion qu’il sut donner à ses affaires, à en juger aussi par ses quatre mariages, qui avaient été précédés d’une liaison irrégulière, ainsi que par sa nombreuse progéniture, c’était certainement une nature vivante et exubérante, une de ces figures de patriarche peintes avec tant de verve par Benozzo Gozzoli sur les murs du Campo-Santo de Pise.

Ser Piero connut tout jeune celle qui, sans devenir sa femme, devait être la mère de son fils aîné. C’était une certaine Catherine, probablement une simple paysanne, du bourg de Vinci ou des environs. ! Un auteur anonyme du XVIe siècle affirme toutefois que Léonard était per madre nato di bon sangue.) La liaison ne fut pas de longue durée : ser Piero se maria l’année même de la naissance de Léonard, tandis que Catherine, de son côté, épousa un de ses compatriotes, répondant au nom de Chartabrigha ou Accartabrigha di Piero di Luca, probablement aussi un paysan. D’après les habitudes modernes et le code civil, la mère aurait dû se charger du jeune Léonard. Il en allait autrement au XVe siècle. C’était le père d’ordinaire qui subissait les conséquences de ses fautes de jeunesse. Partout, à la cour des grands, dans les familles bourgeoises, dans les intérieurs d’artistes, chez orfè Te Chini, chez les peintres Filippo Lippi et Mantegna, les bâtards grandissent à côté des enfans issus de légitime mariage. Il en avait été ainsi de Léon-Baptiste Alberti, le glorieux précurseur de Léonard ; il en fut de même sans doute de deux de ses futurs condisciples, Atalante et Zoroastre.

Les biographes se sont évertués à laver Léonard de cette tache ; ils ont tout mis en œuvre pour établir que son père avait du moins eu recours à une procédure réparatrice, qu’il était survenu une légitimation, ne fût-ce qu’un semblant de légitimation. Rien n’a pu prévaloir contre l’évidence. Qu’importe d’ailleurs à la gloire du maître !

On ignore ce que devint la mère de Léonard et même si celui-ci continua d’avoir quelques rapports avec elle. Dans un des manuscrits du South-Kensington-Museum publiés par M. Richter, l’artiste parle, il est vrai, d’une femme qu’il appelle « Catarina » tout court et à laquelle il fit faire des obsèques très honorables ; or cette femme, d’après l’hypothèse admise par M. Richter dans un premier travail, n’aurait été autre que sa mère. Après plus ample informé, il se trouve que ce fut seulement une domestique au service de Léonard.

Un point autrement intéressant dans la recherche des origines de Léonard et de ses attaches de famille, c’est le caprice du sort qui fit naître cette organisation artiste entre toutes dans le milieu le plus bourgeois, de l’union d’un notaire et d’une paysanne. On a beau jeu, lorsqu’il s’agit de Raphaël, par exemple, pour parler de sélection de race, de prédispositions héréditaires, d’entraînement par l’éducation. Pour la majorité des autres artistes célèbres, les aptitudes ou la profession des parens ne sont rien, la vocation personnelle, ce don mystérieux, tout. Mais si les parens de Léonard furent impuissans à lui donner le génie, ils lui donnèrent du moins une santé robuste, un sang généreux.

Au début, la situation de Léonard fut relativement enviable; ses deux premières belles-mères n’eurent point d’enfans, et cette circonstance explique comment elles adoptèrent en quelque sorte le petit intrus. Léonard comptait déjà vingt-trois ans en 1475, que son père, qui regagna si bien le temps perdu, attendait toujours un rejeton légitime. Mais du jour, au contraire, où l’adolescent vit arriver le premier frère, c’en fut fait de son bonheur, de sa tranquillité sous le toit paternel. Il comprit qu’il n’avait plus qu’à chercher fortune au dehors, et il ne se le fit pas dire deux fois. A partir de ce moment aussi, son nom, dans les pièces officielles, disparaît de la liste des membres de la famille.

Finissons-en tout de suite avec l’histoire des rapports de Léonard et de sa famille naturelle, qui fut si loin d’être pour lui une famille d’adoption. Ser Piero mourut le 9 juillet 1504, à l’âge de soixante-dix-sept ans, et son fils enregistra sa mort en termes fort laconiques. Parmi ses quatre belles-mères, Albiera di Giovanni Amadori, Francesca di ser Giuliano Lanfredini, Margherita di Franco di Jacopo di Guglielmo et Lucrezia di Guglielmo Cortegiani, la dernière seule, Lucrezia (qui vivait encore en 1520), est mentionnée avec éloges par un poète ami de Léonard, Bellincioni. Quant à ses neuf frères et à ses deux sœurs, tous issus des deux derniers mariages de son père, ils semblent avoir été pour leur frère consanguin des adversaires plutôt que des amis. Après la mort de leur oncle notamment, vers 1507, des difficultés d’intérêt s’élevèrent entre eux. Francesco da Vinci avait, par son testament du 12 août 1504, laissé quelques lopins de terre à Léonard : de là le procès. Un rapprochement se produisit cependant plus tard. En 1513, pendant le séjour de Léonard à Rome, une de ses belles-sœurs chargea son mari de la rappeler au souvenir de l’artiste, alors au comble de la gloire. Léonard, dans son testament, laissa également à ses frères un témoignage d’affection : il leur légua les 400 florins qu’il avait déposés à l’hospice de Sainte-Marie-Nouvelle, à Florence. Melzi, dans la lettre adressée aux frères de Léonard pour leur annoncer la mort du maître, ajoute que celui-ci leur a légué son petit domaine de Fiesole. Le testament, toutefois, est muet sur ce point. Enfin, un de ses ouvrages de jeunesse, le carton avec Adam et Eve, resta en possession d’un de ses parens (Vasari dit son oncle), qui en fit don plus tard à Octavien de Médicis.

Aucun autre membre de la famille des Vinci n’a marqué dans l’histoire, à l’exception d’un neveu de Léonard, Pierino, sculpteur habile, mort à Pise vers le milieu du XVIe siècle, âgé de trente-trois ans seulement. Le seul trait dont les Vinci aient hérité de leur auteur commun, c’est, semble-t-il, une santé robuste et une rare vitalité. En effet, la progéniture de ser Piero s’est perpétuée jusqu’à nos jours. En 1869, un chercheur heureux, M. Uzielli, découvrit près de Montespertoli, dans un endroit appelé Bottinaccio, un paysan nommé Thomas Vinci. Vérification faite, ce paysan, qui détenait alors les papiers de la famille[2], et qui, comme son ancêtre, compte une nombreuse progéniture, s’est trouvé être un descendant de Dominique, l’un des frères de Léonard. Par un souvenir touchant dans une famille si cruellement déchue, Thomas de Vinci a donné à son fils aîné le glorieux prénom de Léonard.

Après avoir fait connaître la famille de Léonard de Vinci, il est temps de nous occuper des dispositions de l’enfant de génie, de cette nature si splendidement douée, de ce cavalier accompli, de ce Protée, de cet Hermès ou de ce Prométhée, surnoms qui reviennent à tout instant sous la plume des contemporains émerveillés. Jamais on ne célébrera plus dignement cette figure radieuse que ne l’a fait Vasari dans son recueil des vies des artistes : « On voit la Providence faire pleuvoir les dons les plus précieux sur de certains hommes, souvent avec régularité, parfois avec profusion ; on la voit réunir sans mesure en un même être la beauté, la grâce, le talent, et porter chacune de ces qualités à une telle perfection que, de quelque côté que se tourne ce privilégié, chacune de ses actions est tellement divine que, distançant tous les autres hommes, ses qualités apparaissent, ce qu’elles sont en réalité, comme accordées par Dieu et non acquises par l’industrie humaine. C’est ce que l’on a pu voir dans Léonard de Vinci, qui réunissait à une beauté physique au-dessus de tout éloge une grâce infinie dans tous ses actes ; quant à son talent, il était tel, que n’importe quelle difficulté se présentait à son esprit, il la résolvait sans effort. Chez lui, la dextérité s’alliait à une force très grande, l’esprit et le courage avaient en lui quelque chose de royal et de magnanime. Enfin, sa réputation grandit tellement, que, répandue partout de son vivant, elle s’étendit encore davantage après sa mort. » Vasari a surtout une belle expression, intraduisible, pour peindre la majesté de la figure : Lo splendor dell’ aria sua, che bellissimo era, rissereneva ogni anima mesto.

Déjà la Renaissance avait compté une de ces organisations exceptionnelles, unissant aux plus rares aptitudes de l’esprit tous les dons du corps, la beauté, l’adresse, la force. À la fois mathématicien, poète, musicien, philosophe, architecte, sculpteur, disciple fervent des anciens et novateur hardi, Léon-Baptiste Alberti, le grand penseur et le grand artiste florentin, excellait dans tous les exercices physiques. Les chevaux les plus sauvages tremblaient devant lui ; il savait sauter à pieds joints par-dessus les épaules d’un adulte ; dans la cathédrale de Florence il lançait en l’air une pièce de monnaie avec une telle force qu’on l’entendait résonner contre la voûte du gigantesque édifice. Le temple de Saint-François à Rimini, le palais Ruccellaï à Florence, l’invention de la chambre claire, les plus anciens vers libres faits dans la langue italienne, la réorganisation du théâtre italien, les traités de la peinture, de la sculpture, de l’architecture, et tant d’autres œuvres supérieures, tels sont les titres qui recommandent Alberti à l’admiration, à la gratitude de la postérité. Mais la Renaissance, en approchant de la maturité, devait donner à un autre enfant de Florence encore plus de puissance, encore plus d’envergure. Comparé à Léonard, combien l’esprit d’Alberti ne paraît-il pas plus compassé, plus étroit, plus timoré !

Ces facultés puissantes de l’esprit ne nuisaient pas aux qualités du cœur. De même que Raphaël, Léonard se distinguait par sa bonté infinie ; de même que lui, il témoignait de l’intérêt et prodiguait de l’affection jusqu’aux animaux privés d’intelligence. Léonard, nous dit Vasari, avait tant de séduction dans ses manières et dans sa conversation, qu’il gagnait tous les cœurs. Aussi, n’ayant en quelque sorte rien à lui, et travaillant peu, il trouvait moyen d’avoir toujours des domestiques, ainsi que des chevaux, qu’il aimait beaucoup, comme en thèse générale toutes les autres sortes d’animaux ; il élevait et dressait ceux-ci avec autant d’amour que de patience. Souvent, en passant par les endroits où l’on vendait des oiseaux, il les achetait et, les retirant lui-même de leur cage, il leur rendait la liberté. Un contemporain de Léonard, Andréa Corsali, écrivait en 1515 à Julien de Médicis, du fond de l’Inde, que, pas plus que il nostro Leonardo da Vinci, les habitans de ces régions ne permettaient de faire du mal à un être animé. Ce besoin d’affection, cette libéralité, cette habitude de considérer ses élèves comme sa famille, sont autant de traits qui rapprochent Léonard et Raphaël, autant de traits qui les différencient de Michel-Ange, l’artiste misanthrope, solitaire, ennemi des fêtes et des plaisirs. Au point de vue de la conduite d’une carrière, Raphaël, au contraire, se rapproche de Michel-Ange bien plus que de Léonard. Celui-ci représente l’insouciance, le laisser-aller : Raphaël, au contraire, prépare avec un soin extrême son avenir ; à la fois laborieux et habile, il s’occupe de bonne heure de jeter les bases de sa fortune, tandis que Léonard vit au jour le jour, et subordonne sa vie aux exigences de la science.

L’enfant, — et sur ce point nous n’hésiterons pas à ajouter foi au témoignage de Vasari, — l’enfant montra dès le début une envie démesurée, parfois même désordonnée, de tout apprendre ; il aurait fait les plus grands progrès, n’eût été l’instabilité de son humeur : il commençait avec ardeur à étudier une science après l’autre, allait du premier bond au cœur des questions, mais abandonnait avec la même facilité le travail commencé. Dans le peu de mois qu’il consacra à l’arithmétique, ou plutôt aux mathématiques, il y acquit de telles connaissances, qu’atout instant il confondait son maître, le mettait à quia. La musique ne l’attira pas moins, il excella surtout dans le maniement du luth ; cet instrument lui servit plus tard pour accompagner les chants qu’il improvisait. Bref, comme un autre Faust, il voulut parcourir le vaste cycle des connaissances humaines et, non content de s’être assimilé les inventions acquises par ses contemporains, s’attaquer directement à la nature pour reculer le champ de la science. Malgré cette universalité précoce, ce qui le passionna au-delà de toute expression, ce furent les arts plastiques ; il mit la plus grande ardeur à dessiner et à modeler.

Comme chez tous les grands artistes, on trouve, au début de la carrière de Léonard, la légende du premier chef-d’œuvre : « Un fermier, nous raconte-t-on, avait prié ser Piero da Vinci de faire décorer à Florence une rondache qu’il avait fabriquée du bois d’un figuier de sa terre ; ser Piero chargea son fils d’y peindre quelque chose, sans lui dire d’où elle venait. Léonard, voyant qu’elle était tordue et grossièrement travaillée, la redressa au feu et la donna à un tourneur pour la dégrossir et la polir. Après l’avoir enduite de plâtre et arrangée à sa façon, il se mit à réfléchir au sujet qu’il pourrait y représenter, quelque sujet de nature à effrayer ceux qui attaqueraient le possesseur de cette arme, et à produire l’effet de la tête de Méduse. Dans ce dessein, il rassembla dans un endroit où lui seul entrait des grillons, des sauterelles, des chauves-souris, des serpens, des lézards et autres espèces d’animaux étranges ; en les mélangeant, il en tira un monstre horrible et effroyable, dont le souffle empoisonnait et remplissait l’air de flammes; sortant d’un rocher sombre et brisé, il répandait un noir venin de sa gueule ouverte; ses yeux lançaient du feu, son nez de la fumée. Le jeune artiste souffrit beaucoup, pendant ce travail, de l’odeur que répandaient tous ces animaux morts; mais son ardeur lui faisait tout braver. L’œuvre achevée, comme, ni son père ni le paysan ne réclamaient la rondache, Léonard avertit le paysan de la faire prendre. Ser Piero se rendit donc un matin dans la pièce occupée par son fils, et ayant frappé à la porte, Léonard lui ouvrit en le priant d’attendre un peu ; puis le jeune homme, étant rentré, plaça la rondache dans son jour sur le chevalet, et arrangea la fenêtre de façon que la lumière tombât sur la peinture en rayons éblouissans. Ser Piero, au premier aspect, oubliant ce qu’il venait chercher, éprouva comme une secousse nerveuse, ne pensant pas que ce n’était là qu’une rondache et encore moins que ce qu’il voyait fût une peinture ; il recula d’un pas, mais Léonard le retint et lui dit: « Mon père, cet ouvrage produit l’effet que j’en attendais; prenez-le donc et emportez-le. » Ser Piero fut émerveillé et loua hautement l’étrange raisonnement de son fils. Il acheta secrètement chez un mercier une autre rondache, ornée d’un cœur percé d’une flèche, et la donna au paysan, qui en conserva toute sa vie une grande reconnaissance. Ensuite, il vendit secrètement la rondache de Léonard 100 ducats à des marchands florentins, qui ne tardèrent pas à en obtenir 300 du duc de Milan. » — Le récit du biographe est évidemment chargé, mais rien ne nous autorise à croire que le fond n’en soit pas exact, ces sortes de plaisanteries étant absolument dans les habitudes de Léonard. Qui sait? peut-être est-ce cette rondache qui servit dans la suite de passeport à Léonard lorsqu’il alla chercher fortune à la cour des Sforza.

Ainsi, dès son enfance, Léonard recherchait ces sujets bizarres : le monstre peint sur la rondache, la Gorgone entourée de serpens, qui jurent si singulièrement avec les préoccupations de plus en plus littéraires des artistes italiens contemporains. De même dans la Tentation d’Adam et d’Eve, nous le verrons poursuivre la reproduction des moindres détails de la végétation. Sa curiosité ardente s’étendait jusqu’aux problèmes de l’ordre le plus délicat, on serait tenté de dire le plus scabreux ; M. Taine l’a excellemment montré dans une de ces analyses pénétrantes où, en quelques lignes, il nous en apprend plus sur le génie d’un maître que d’autres en de gros volumes, et qu’il faut reproduire telles quelles, faute de pouvoir dire mieux : « Quelquefois, écrit l’auteur du Voyage en Italie, parmi de jeunes athlètes fiers comme des dieux grecs, on trouve un bel adolescent ambigu, au corps de femme, svelte et tordu avec une coquetterie voluptueuse, pareil aux androgynes de l’époque impériale, et qui semble, comme eux, annoncer un art plus avancé, moins sain, presque maladif, tellement avide de perfection et insatiable de bonheur qu’il ne se contente pas de mettre la force dans l’homme et la délicatesse dans la femme, mais que, confondant et multipliant par un singulier mélange la beauté des deux sexes, il se perd dans les rêveries et les recherches des âges de décadence et d’immoralité. On va loin quand on pousse à bout cette recherche des sensations exquises et profondes. » Aussi bien Léonard n’est-il pas un de ces esprits concrets, pour lesquels la nature n’est qu’une source de thèmes pittoresques destinés à mettre en évidence le talent du peintre ; il l’embrasse dans son infinie variété, et qui sait ? peut-être est-ce parce qu’il l’a étudiée dans toutes ses déformations, toutes ses laideurs, qu’il est parvenu également à nous la montrer sous sa beauté la plus pure, la plus idéale.


II.

Le père de Léonard semble avoir résidé plus souvent à Florence qu’à Vinci, et c’est dans la capitale de la Toscane, à coup sûr, et non dans l’obscure bourgade de Vinci, que se développèrent les brillantes facultés de l’enfant. On a réussi dans les derniers temps à déterminer l’emplacement de la maison occupée par la famille : elle était située sur la place San-Firenze, exactement à l’endroit où s’élève aujourd’hui le palais Gondi. Elle disparut vers la fin du XVe siècle, époque à laquelle Giuliano Gondi la fit démolir pour la remplacer par le palais auquel il donna son nom. D’après une légende qui a pour elle toutes les apparences de la vérité, le père, frappé des aptitudes de l’adolescent, porta quelques-unes de ses esquisses à Verrocchio, avec lequel il était particulièrement lié, et le pria de lui en dire son avis. Celui-ci, rendant justice à ces essais, n’hésita pas à se charger de l’instruction du fils de son ami.

Vers l’époque à laquelle le jeune Léonard entra dans l’atelier de Verrocchio, l’école florentine était parvenue à cette crise climatérique où il faut, soit abdiquer, soit se renouveler. La révolution inaugurée par Brunellesco, Donatello et Masaccio, avait donné tout ce qu’elle était capable de donner ; aussi voyons-nous leurs successeurs du dernier tiers du XVe siècle flotter entre l’imitation et le maniérisme, incapables qu’ils étaient de féconder un héritage désormais usé. Dans l’architecture, quel que fût le talent des San-Gallo le sceptre ne tarda pas à passer dans les mains de l’Urbinate Bramante, puis dans celles des représentans de la Haute-Italie :Vignole, qui est né près de Modène, Serlio, qui a pour patrie Bologne, Palladio, le plus célèbre des enfans de Vicence. Dans la sculpture, un seul Florentin fait encore figure ; il est vrai qu’il s’appelle Michel-Ange ; mais autour de lui quelle médiocrité, et comme on sent bien qu’ici le dernier mot a été dit !

Comparé au rôle de Michel-Ange, celui de Verrocchio, le dernier grand sculpteur florentin du XVe siècle, peut manquer d’éclat ; il ne manqua pas, à coup sûr, d’utilité. Verrocchio fut avant tout un chercheur, sinon un trouveur ; organisation essentiellement incomplète, mais esprit très suggestif, il sema plus qu’il ne récolta[3], et forma plus d’élèves qu’il ne produisit de chefs-d’œuvre. Son bagage est relativement léger. Quand on aura cité l’Enfant au dauphin, le David, le gamin si anguleux et si fier du musée national de Florence, puis l’Incrédulité de saint Thomas, le superbe bronze ample et ému qui tient si dignement sa place dans une des niches d’Or San-Michele, ce Panthéon de la sculpture florentine, et par-dessus tout la statue équestre du Colleone, à Venise, d’une tournure si martiale, on aura épuisé la liste de ses titres de gloire. Ses autres productions témoignent toutes des lacunes de ce talent, dont la patience et l’opiniâtreté forment les qualités maîtresses. Mais la révolution poursuivie par Verrocchio, peut-être avec le concours de Léonard, était grosse de conséquences : elle ne tendait à rien moins qu’à la substitution de l’élément pittoresque, souple, ondoyant et vivant, aux formules plastiques et décoratives, parfois un peu trop faciles, de ses devanciers. Rien de moins arrêté d’ordinaire que ses contours ; la ligne générale ne se dégage que péniblement ; il ignore surtout l’art de marier une statue ou un bas-relief à l’architecture qui doit l’encadrer, comme le prouve surabondamment son Enfant au dauphin, avec son attitude si délicieusement guindée et invraisemblable. C’est le maître aux physionomies chiffonnées, aux draperies fouillées et tourmentées et, à cet égard, personne ne s’est moins inspiré de l’antiquité, soit que l’on considère la netteté de la conception (tout comme Léonard, il ignore les idées littéraires, les traits d’esprit, le pathétique convenu et courant), soit que l’on s’attache à la distinction ou à la plénitude des formes. Mais il apporte une sincérité extraordinaire dans son travail ; il sait faire courir un frisson de vie à travers ses membres si grêles, rendre la moiteur de la peau, obtenir avec ses draperies aux mille plis des effets saisissans de clair-obscur, donner de la couleur aux motifs en apparence les plus simples. Cette réaction contre la froideur des deux maîtres toscans alors le plus en vogue, Mino de Fiesole et Matteo Civitate de Lucques, était nécessaire ; peut-être dans son zèle Verrocchio dépassa-t-il le but. Mais ce qui prête le plus de charme aux compositions de ses dernières années, c’est la douceur de ses types, par exemple dans son saint Thomas, une sorte de sourire attristé, désillusionné, le sourire léonardesque.

Verrocchio cultivait aussi la peinture, mais ce fut tant pis pour lui, car il ne s’éleva pas au-dessus du médiocre. C’est donc à ses confrères que nous devons demander de quelle nature étaient les enseignemens qu’ils pouvaient donner à notre jeune débutant. Comme à toutes les époques où l’inspiration faiblit, il régnait alors de par les ateliers florentins un esprit de discussion, de critique à outrance, propre avant tout à décourager et à énerver. Ne pouvant plus produire des œuvres simples et fortes, comme les glorieux maîtres de la première moitié du siècle, les Masaccio, les fra Angelico, les Piero della Francesca, voire les Andréa del Castagno, chaque peintre cherchait à faire du nouveau, de l’extraordinaire, de la terribilità ; — c’est le mot par lequel Vasari désigne cette préoccupation, — et par là de se mettre au-dessus de la critique. Rien de plus maniéré que ces peintures florentines de la fin du XVe siècle ; on donnerait volontiers toute la science d’un Pollajuolo pour un peu d’inspiration. En matière de beauté féminine, l’idéal d’alors était un type souffreteux, morbide, des visages pâles et amaigris, aux paupières alourdies, aux regards voilés, au sourire attristé, séduisans malgré l’incorrection des lignes, et comme reflétant un dernier rayon de la poésie mystique du moyen âge. Cet idéal, également éloigné des figures robustes et presque viriles de Masaccio, de Piero della Francesca, d’Andréa del Castagno, et de la distinction sévère, mais sèche, de celle de Ghirlandajo, fut poursuivi en premier lieu par fra Filippo Lippi, imité en cela par son fils Filippino et par Botticelli, « l’inquiet, l’incorrect et l’exquis Botticelli ». C’était le maniérisme sous une de ses formes les plus dangereuses.

Il fallut toute la puissance du génie de Léonard pour tirer la peinture de cette impasse. Après s’être attaché à obtenir un contour plus affiné, un modelé plus souple, des formes plus pleines, il renouvela l’idéal de ses compatriotes en greffant sur leurs figures trop sentimentales et trop maladives la suavité et la morbidesse de la beauté milanaise, qui tient un si juste milieu entre l’opulence des lignes et des formes propres aux Romaines et la maigreur du type florentin. Mais lui aussi fit la triste expérience que désormais Florence agonisait : c’est au dehors qu’il dut chercher des modèles, des protecteurs et des élèves. Mais revenons à notre point de départ, c’est-à-dire à la mise en apprentissage, — c’était alors le terme consacré, — de Léonard chez Verrocchio, et aux rapports du maître avec l’élève. Né en 1435, Andréa Verrocchio ne comptait que dix-sept ans de plus que son élève, avance qui peut paraître relativement faible vis-à-vis d’un génie aussi précoce que Léonard. Ajoutez que le brave sculpteur florentin s’était développé avec une lenteur extrême : il s’était consacré longtemps à l’orfèvrerie. La première statue qui le mit en évidence fut le David de bronze, terminé en 1476. Les deux seuls ouvrages de quelque importance qu’il eût exécutés auparavant étaient le sarcophage de bronze de Jean et de Pierre de Médicis, dans la sacristie de l’église Saint-Laurent (terminé en 1472) et un projet de mausolée pour le cardinal Forteguerra (1474). Encore le sarcophage ne contient-il pas de figures et le mausolée ne fut-il terminé qu’après la mort du maître. Puis vinrent, vers l477, le petit bas-relief de la Décollation de saint Jean-Baptiste, destiné à l’autel d’argent du baptistère; entre 1476 et l483, l’Incrédulité de saint Thomas, et enfin, vers la fin de cette trop courte carrière (Verrocchio mourut en 1488, âgé de cinquante-trois ans seulement), la statue équestre du Colleone, son chef-d’œuvre, restée inachevée.

À ces dates opposons maintenant quelques-uns des points de repère du développement de Léonard. Nous ignorons, à la vérité, quand il entra dans l’atelier de Verrocchio, mais ce fut à coup sûr longtemps avant l472, car à ce moment, âgé de vingt ans, il se faisait recevoir membre de la corporation des peintres de Florence ; en 1473, ainsi que le prouve un dessin sur lequel je reviendrai, il maniait déjà à la perfection la plume ; enfin le commerce des deux artistes se poursuivit jusqu’en 1476 au moins, comme le prouvent des accusations anonymes portées contre eux par quelque ennemi. Me taxera-t-on de témérité si, armé de ces dates, je viens soutenir, contrairement à l’opinion commune, qu’il y a eu entre l’élève et le maître un échange particulièrement avantageux pour ce dernier, que Léonard a donné à Verrocchio autant, peut-être plus qu’il n’a reçu de lui, car enfin lorsque ce parfum de grâce et de beauté commença de se faire sentir dans l’œuvre de Verrocchio, Léonard n’était déjà plus un apprenti, mais bien un maître consommé. Le Baptême du Christ, dont il sera question plus loin, n’est pas le seul ouvrage où la collaboration des deux artistes soit palpable, où le contraste entre les deux manières saute aux yeux : ce contraste, on le remarque bien davantage encore entre ceux des ouvrages de Verrocchio qui sont antérieurs à l’entrée de Léonard dans son atelier et ceux qui ont pris naissance plus tard.

Vasari et après lui Rio exaltent, il est vrai, le mérite de dessins remarquablement gracieux de Verrocchio, que Léonard aurait imités. Mais les dessins de Verrocchio ne sont pas rares, malheureusement pour lui; le Louvre, l’École des Beaux-Arts, le musée Wicar, à Lille, les Musées de Londres, de Berlin, de Florence, en contiennent un choix fort varié. Or ces dessins sont d’une facture pauvre et pénible entre toutes (à l’exception du dessin d’un des chevaux de Venise, au musée du Louvre, si toutefois ce dessin est bien de Verrocchio), du style le plus rocailleux et le plus raboteux : il aura fallu toute l’originalité native de Léonard pour tirer parti de ces croquis informes, si tant est que l’enfant de génie ait perdu son temps à les imiter.

J’en dirai autant de ce que l’érudit et systématique auteur de l’Art chrétien, Rio, appelle l’harmonie préétablie entre Verrocchio et Léonard. « Dans aucun des deux, affirme-t-il, l’harmonie n’exclut la force; même admiration pour les chefs-d’œuvre de l’antiquité grecque et romaine, même prédominance des qualités plastiques, même passion pour le fini des détails dans les grandes comme dans les petites compositions, même importance attachée à la perspective et à la géométrie dans leurs rapports avec la peinture, même goût prononcé pour la musique, même penchant à laisser un ouvrage inachevé pour en commencer un autre, et, ce qui est encore plus frappant, même prédilection pour le cheval de bataille, pour le cheval monumental et pour les études qui s’y rapportent.» Mais ces points de contact ne sont-ils pas plutôt dus au hasard qu’à la parenté intellectuelle des deux tempéramens, et plus d’un des argumens invoqués par Rio ne pourrait-il pas être retourné contre lui? Verrocchio est avant tout un esprit limité et un caractère bourgeois ; Léonard, au contraire, personnifie la curiosité inassouvie, les goûts de grand seigneur, la grâce et l’élégance innées. L’un s’élève laborieusement à un idéal supérieur ; l’autre, en venant au monde, a apporté cet idéal avec lui.

Voilà donc Léonard, jusqu’alors si indépendant, astreint à la discipline d’un atelier. Ses premiers efforts, si nous en croyons Vasari, notre unique guide pour cette période de la vie du maître, portèrent sur la sculpture. Il exécuta en terre des bustes représentant des femmes qui rient et des bustes d’enfans, déjà dignes d’un statuaire consommé. Un buste de cette époque, un Christ, entra plus tard dans la collection de Lomazzo, qui y signale une simplicité et une candeur enfantines unies à un caractère de sagesse, d’intelligence et de majesté véritablement divines. Léonard étudiait simultanément l’architecture, esquissait des projets de construction plus pittoresques, nous sommes autorisés à le croire, que pratiques, enfin s’occupait avec ardeur du problème qui le passionna toute sa vie : le mouvement des eaux. Dès cette époque, il préparait un projet de canalisation de l’Arno, de Florence à Pise.

Verrocchio imposa-t-il au débutant le programme que celui-ci recommanda lui-même plus tard à ses propres disciples, et qu’il formula comme suit? « Ce que l’apprenti doit apprendre d’abord. Il doit d’abord apprendre la perspective, ensuite les proportions de toutes choses ; ensuite il doit dessiner d’après de bons maîtres, pour s’habituer à donner de bonnes proportions aux membres, puis d’après la nature, pour se rendre compte des principes de ce qu’il a appris. Ensuite il doit regarder quelque temps les œuvres de différens maîtres, et enfin s’habituer à la pratique de l’art. » Aux yeux de Léonard, le dessin d’après l’estampe (ou d’après l’antique?) devait donc précéder le dessin d’après nature. Mais il faut toujours distinguer chez lui le théoricien de l’artiste proprement dit, car jamais maître ne s’est moins piqué de logique, ne s’est moins assujetti à une discipline sévère, je dirai même à un travail régulier et suivi.

Il est probable cependant que Léonard, suivant l’exemple de la jeunesse artiste florentine, étudia d’abord les peintures de Masaccio, dans la chapelle du Carminé. il nous parle du moins en termes émus de ce grand précurseur : Après Giotto, dit-il, l’art retomba, parce que tous imitèrent les peintures toutes faites, et ainsi de siècle en siècle il alla déclinant, jusqu’à ce que Thomas de Florence, surnommé Masaccio, montra par des ouvrages parfaits que ceux qui prennent pour guide au ire chose que la nature, la maîtresse par excellence, se consument en efforts stériles. » L’adolescent remonta-t-il jusqu’à l’étude des peintures de Giotto? On serait tenté de le croire en écoutant ce chaud et vibrant éloge du fondateur de l’école florentine : « Giotto de Florence parut ; il était né dans les montagnes solitaires, habitées seulement par des chèvres et autres animaux semblables ; poussé par la nature vers l’art, il commença de dessiner sur les pierres les attitudes des chèvres confiées à sa garde ; il fit ainsi pour tous les autres animaux de la contrée ; par ses études assidues, il distança non-seulement les maîtres de son temps, mais tous ceux de beaucoup de siècles antérieurs. » (Notons en passant que le témoignage de Léonard vient confirmer sur ce point le récit si touchant, parfois révoqué en doute, que Ghiberti et Vasari nous ont fait des débuts de Giotto.)

Un dessin daté, telle est la seule donnée authentique que nous possédions sur les débuts de Léonard chez Verrocchio. Ce dessin, avec l’inscription : Di di sea Maria della Neve adi 2 d’aghosto 1473, c’est-à-dire jour de Sainte-Marie des Neiges, 2 août 1473, représente un vaste paysage, une plaine resserrée entre des montagnes, dont deux, celles qui la bordent à gauche et à droite, au premier plan, sont presque à pic. Celle de gauche supporte une ville avec des remparts flanqués de tours[4]. Partout des arbres à la tige lisse, aux branches parallèles, à la façon des sapins, comme chez tous les primitifs. La facture n’a déjà plus rien de la rudesse des dessins de Verrocchio; les moindres traits, sous cette main si souple, acquièrent une incomparable suavité. Néanmoins, le paysage, évidemment une étude d’après nature, manque encore de sûreté et surtout de parti-pris; il y a quelque chose de flottant, comme dans la plupart des productions de cet esprit qui consentait si difficilement à prendre une décision nette et catégorique. — Le dessin de 1473 nous fournit une autre indication précieuse encore : dès ce moment, Léonard avait adopté son singulier système d’écriture, de droite à gauche, à la manière des Orientaux.

A côté des dates formulées au moyen de chiffres, il en est qui ressortent jusqu’à l’évidence des particularités du style. Pour ne point contenir de mention chronologique de la main de Léonard, les deux dessins dont je vais m’occuper n’en appartiennent pas moins à une période bien déterminée de sa carrière : s’ils n’ont pas attiré jusqu’ici l’attention des historiens du maître, nul, une fois le problème soulevé, ne saurait plus nier qu’ils n’aient été exécutés au début de ses études et dans l’atelier même de Verrocchio. Le premier, qui est allé échouer à Weimar, nous montre une tête d’adolescent de tout point semblable à celle du David de Verrocchio, mais moins âpre, plus douce, plus suave, la bouche moins pincée, les pommettes et le cou moins anguleux, bref dégageant de toutes pans le plus pur parfum léonardesque : mêmes cheveux bouclés d’ailleurs, avec des anneaux plus abondans et descendant plus bas sur le front, mêmes yeux allongés. C’est très probablement le même modèle interprété une fois par le maitre, l’autre fois par l’élève : ce que l’un y a mis d’âpre, de provoquant, l’autre l’a converti en suavité. — Voici, si je ne m’abuse, le point de départ de cette recherche de la grâce qui, à partir d’un certain moment, perce dans les principaux ouvrages de Verrocchio : son groupe de l’Incrédulité de saint Thomas, où le saint, avec sa physionomie sereine et douce, est digne de s’asseoir parmi les apôtres de la Cène de Sainte-Marie-des-Grâces, les anges du tombeau de Forteguerra, la Dame au bouquet, ce buste encore si maigre, mais d’une expression si distinguée, si séduisante.

Un autre dessin, représentant trois danseuses (académie de Venise, n° 49 des photographies de Braun), offre les mêmes points de contact et les mêmes dissemblances. Nous y retrouvons les draperies chiffonnées et recroquevillées chères au maître, ses mouvemens trop brusques, ses raccourcis trop raides, notamment dans la danseuse du fond, étendant une écharpe sur sa tête, comme un enfant qui saute à la corde, et en même temps la grâce propre à Léonard; un de ces chorybantes échevelés, au costume inspiré de l’antique, se distingue par son sourire, par son regard profond, le galbe de son bras, le rythme de ses mouvemens. La technique, — Le dessin est exécuté à la plume, — rappelle les dessins si heurtés de Verrocchio, mais avec je ne sais quelle liberté et quel charme inconnus à ce dernier.

Mais nous avons mieux que de simples dessins et de pures présomptions. Le fameux Baptême du Christ, conservé à l’académie des beaux-arts de Florence, nous révèle jusqu’à l’évidence non-seulement la collaboration du disciple avec le maître, mais encore l’influence exercée par le premier sur le second. Vasari raconte que, Léonard ayant peint l’ange agenouillé près du Christ, Verrocchio, découragé par l’habileté de son jeune émule, abandonna dès lors les pinceaux. L’examen du tableau confirme ce récit. Rien de plus ingrat, de plus pauvre, que les deux figures principales, le Christ et saint Jean ; nulle distinction dans les formes, nulle poésie dans l’expression : ce sont des académies péniblement exécutées d’après quelque modèle laid et âgé pris dans la classe ouvrière, quelque misérable manœuvre qui aura consenti à poser devant Verrocchio. Quelle jeunesse et quelle grâce achevée, au contraire, dans celui des anges que la tradition attribue à Léonard! Comme du premier coup le lion fait sentir sa griffe, et comme Verrocchio a eu raison de jeter ses pinceaux ! Il ne serait pas impossible que le fond fût également l’œuvre du débutant : c’est un paysage fantastique, qui n’est pas sans analogie avec celui de la Joconde. Le coloris, d’une gamme brunâtre, offre aussi une grande ressemblance avec celui que Léonard adopta, notamment dans le Saint Jérôme, de la pinacothèque du Vatican, dans la Vierge aux rochers et dans la Joconde.

Un autre ouvrage encore, une maquette pour deux des figures d’anges destinés au tombeau du cardinal Forteguerra, au dôme de Pistoïa, maquette entrée au Louvre avec la collection Thiers, semble indiquer une association de l’élève avec le maître. « S’ils n’étaient pas de Verrocchio, a dit un juge autorisé, M. Louis Gonse, ces anges ne pourraient être que de la main divine de Léonard lui-même, tant le pur sentiment léonardesque dont ils sont imprégnés rappelle la figure d’ange dans la Vierge aux rochers, au Louvre, ou celle du Baptême du Christ, à l’académie de Florence. »

En résumé, Léonard ne songea point, et pour cause, à demander à Verrocchio des formules toutes faites, du genre de celles dont Raphaël fit si longtemps son profit dans l’atelier du Pérugin. Rien plus, il révéla à son maître ébloui des sources de beauté que celui-ci n’avait pas soupçonnées, mais qu’il eut à peine le temps d’exploiter. Et cependant un contrat tacite et une dette réciproque s’établirent entre les deux artistes, et c’est à juste titre que leurs noms sont inséparables dans l’histoire de l’art ; car si Léonard a eu sa part, sa très grande part dans les progrès de son maître, dont les derniers ouvrages témoignent véritablement d’une inspiration supérieure, en revanche le patient, laborieux et opiniâtre Verrocchio lui apprit à penser et à chercher, ce qui n’était pas peu de chose. À la fois orfèvre, perspectiviste, sculpteur, graveur, peintre et musicien, cet esprit éminemment curieux et passablement inquiet ne pouvait manquer d’ouvrir à son élève les horizons les plus variés, trop variés même, car l’éparpillement des forces était dès lors le plus grave danger qui menaçât le jeune Léonard.

À côté du maître essentiellement suggestif, Léonard rencontra dans l’atelier de Verrocchio plusieurs condisciples qui, par la suite, sans égaler sa gloire, ont conquis un rang brillant dans les annales de la peinture. Le principal d’entre eux fut le Pérugin. Né en 1446, par conséquent de six ans plus âgé que Léonard, le Pérugin avait traversé les plus dures épreuves avant de parvenir à la notoriété, peut-être même avant de pouvoir entrer dans l’atelier d’un maître aussi réputé que Verrocchio. Pendant de longs mois, nous dit Vasari, il n’eut pour lit qu’un méchant coffre de bois et se vit réduit à travailler des nuits entières pour gagner sa subsistance. On ignore la date de son entrée chez maître Verrocchio, aussi bien que la date de sa sortie. On est même tenté de révoquer en doute les rapports des deux artistes. En effet, Verrocchio ne cultivait qu’accidentellement la peinture, et il n’y brilla point, tant s’en faut ; par état, on l’a vu, il était orfèvre ; il devint sculpteur à force de volonté. Le Pérugin, au contraire, différent en cela de la plupart des artistes véritablement universels et encyclopédiques de son temps, n’était que peintre, rien de plus : qu’aurait-il été apprendre chez un maître à qui la pratique de cet art était à peu près étrangère ! En outre, si l’on s’attache aux analogies entre les productions de Verrocchio et celles de ses deux élèves incontestés, Léonard de Vinci et Lorenzo di Credi, puis aux traces de parenté que les productions de ces deux derniers offrent entre elles, on sera forcé de reconnaître que la manière du Pérugin, à aucune période d’une carrière extraordinairement féconde, n’a le moindre air de famille avec celle de son prétendu maître ou de ses prétendus condisciples. Sa gamme luisante et ambrée, ses contours si nettement accusés, et, par-dessus tout, ses types de prédilection, exclusivement empruntés à l’Ombrie, avec toutes les pauvretés de la race ombrienne, lui appartiennent en propre. Tout au plus son séjour à Florence, et plus tard son séjour à Rome, l’ont-ils familiarisé avec quelques accessoires alors à la mode, par exemple ces ornemens à l’antique qu’il s’efforça de prodiguer à partir d’un certain moment et qui jurent avec ses compositions d’une inspiration si différente.

Il faut toutefois se garder, sur de telles présomptions, de révoquer en doute le témoignage d’un auteur d’ordinaire aussi bien informé que Vasari. Du moment où nous considérons la maison de Verrocchio non comme un atelier d’artiste proprement dit, mais comme un laboratoire, un vrai laboratoire de chimiste, les argumens qui viennent d’être produits perdent singulièrement en force. Le Pérugin a pu étudier chez ce novateur ardent, non plus l’art de la peinture, mais la science du coloris, les propriétés chimiques des couleurs, leurs combinaisons, tous problèmes qui ont sans cesse préoccupé les élèves de Verrocchio, Léonard aussi bien que Lorenzo di Credi.

Comme tous ses condisciples, le Pérugin fut plutôt un coloriste qu’un dessinateur. Ne lui demandez point des compositions brillamment imaginées, savamment combinées; la chaleur du coloris, jointe à l’expression du recueillement et de la ferveur, ce sont ses seules qualités : elles ne sont pas à dédaigner. — Le Pérugin avait probablement déjà quitté l’atelier de Verrocchio en 1475, époque à laquelle il fut question, à ce qu’il semble, de lui faire peindre la grande salle du palais public de Pérouse.

Léonard, dans ses nombreux écrits, est tellement sobre de détails sur ses affaires et sur ses relations, qu’il nous laisse ignorer si les relations inaugurées avec le Pérugin dans l’atelier de Verrocchio survécurent au départ de son condisciple. Les deux artistes eurent d’ailleurs souvent dans la suite l’occasion de se revoir, à Florence d’abord, où le Pérugin travaillait en 1482 ; puis en 1496 en Lombardie; puis de nouveau, après 1500, à Florence, où le Pérugin avait ouvert un atelier fort fréquenté. Le père de Raphaël, Giovanni Santi, a perpétué le souvenir de cette liaison dans trois vers bien connus, où il nous montre deux adolescens ayant le même âge et animés des mêmes passions, Léonard de Vinci et le Pérugin, Pietro della Pieve, peintre divin :


Due giovin par d’etate e par d’amori,
Leonardo da Vinci e’I Perusino,
Pier della Pieve ch’è un divin pittore.


Lorenzo di Andréa Credi (l459-1537), fils et petit-fils d’orfèvres, était né en 1459 ; il entra de bonne heure chez Verrocchio, chez lequel nous le trouvons à l’âge de vingt et un ans encore, recevant le modeste salaire de 12 florins par an (environ 600 francs de notre monnaie). Une tendre amitié l’unissait à son maître, qu’il accompagna plus tard à Venise pour l’assister dans l’exécution de la statue du Colleone, et qui, en mourant, le nomma son exécuteur testamentaire. C’était une nature profondément contemplative et religieuse ; la réforme de Savonarole le passionna, comme elle avait passionné la majorité des artistes florentins ; puis, après la chute du prophète, à un enthousiasme sans bornes succéda le découragement. Nous trouvons la trace de ses sentimens de contrition dans son testament : après avoir assuré le sort de sa vieille domestique, à laquelle il légua toute sa literie, une rente en nature; après avoir fait quelques libéralités à une sienne nièce et à la fille d’un orfèvre de ses amis, il décida que le reste de sa fortune irait à la confrérie des Pauvres honteux et ordonna que ses funérailles seraient aussi simples que possible.

Lorenzo, de sept ans plus jeune que Léonard, ne tarda pas à subir l’ascendant de son condisciple. Personne, affirme Vasari, ne savait aussi bien imiter la manière de ce dernier; Lorenzo copia notamment un de ses tableaux avec une telle perfection qu’il était impossible de les distinguer l’un de l’autre; ce tableau, ainsi qu’un autre copié d’après Verrocchio, prit le chemin de l’Espagne.

Aussi bien, Lorenzo di Credi était-il un esprit lent et laborieux, plutôt que vif et original. On raconte qu’il préparait lui-même ses huiles et réduisait de sa main ses couleurs en poudre impalpable; puis, après avoir essayé sur sa palette la dégradation de chaque ton, — il allait jusqu’à trente nuances par ton, — il défendait à ses serviteurs de balayer l’atelier, afin de ne pas ternir par un grain de poussière la transparence et le poli de ses tableaux, qui n’ont rien à envier sous ce rapport à l’émail. De même, il se distinguait par des convictions profondes; mais qu’importent chez l’artiste, chez le poète, les convictions quand il n’a pas le talent, c’est-à-dire la faculté de communiquer ses émotions aux autres!

Rien de plus limité que le cercle des compositions de Lorenzo: il ne sort guère des Saintes conversations ou des Madones, ces dernières généralement de forme circulaire. Ses figures sont le plus souvent lourdes ; l’enfant Jésus surtout se distingue par la grosseur démesurée de sa tête et par l’absence de toute expression. Le paysage offre plus de qualités, grâce surtout au coloris, dans lequel la fermeté n’exclut pas l’harmonie. En dehors de la peinture religieuse, Lorenzo di Credi ne s’est essayé que dans le portrait. Si ceux que lui attribue le catalogue du Louvre sont bien de lui, le condisciple de Léonard possédait au plus au point la finesse de la caractéristique ; quelques traits aussi sobres que précis et d’une incomparable légèreté lui suffisent pour fixer la physionomie et faire revivre l’âme de ses modèles sur une feuille de papier, généralement teintée de rose. Notre École des Beaux-Arts possède un portrait de vieillard, à la gouache, qui se rapproche davantage du style des tableaux de Lorenzo, c’est-à-dire qui montre une facture passablement pénible : c’est la signature du maître.

Les recherches de M. Milanesi, l’érudit et obligeant directeur des archives d’état de Florence, nous ont valu dans ces dernières années de curieuses révélations sur deux autres condisciples de Léonard, dont l’humeur, ce semble, répondait bien mieux à la sienne, et vers lesquels l’attirait une autre circonstance encore : la similitude dans l’irrégularité de leur situation de famille ; je veux parler des deux étranges personnages connus sous les noms non moins étranges d’Atalante et de Zoroastre.

Atalante, né à Florence en 1466, était avant tout un habile joueur de luth ; ce fut en cette qualité qu’il accompagna son ami Léonard à la cour de Ludovic le More. Sa réputation grandit au point qu’en 1490 le marquis de Mantoue, désirant faire représenter l’Orphée de Politien, l’appela pour remplir dans cette pièce le rôle principal. Puis, sa gourme jetée, Atalante, comme tant d’autres, se résigne à des fonctions subalternes, au rôle d’une sorte de bureaucrate, triste couronnement d’une carrière qui avait si brillamment commencé. En 1513, l’année même où Léonard se rendit à Rome en vrai triomphateur, entouré d’une pléiade d’élèves, Atalante occupait à la cour pontificale la place de vérificateur des travaux d’architecture. C’était du moins un dernier lien qui le rattachait aux choses de l’art; vingt-deux ans plus tard, en 1535, la veille de sa mort, on le trouve encore dans cette situation obscure, qui lui laissait le loisir de méditer sur les folies de sa jeunesse.

Zoroastre de Peretola, ou, pour l’appeler de son vrai nom. Tomaso Masini (il semble avoir eu pour père Bernard Rucellai, le beau-frère de Laurent le Magnifique), se singularisa d’abord par son costume, dont les élémens étaient invariablement empruntés au règne végétal. Pour rien au monde il n’aurait porté sur lui la dépouille d’un animal mort; une veste composée de noix de galles, don de son ami Léonard, lui valut le surnom de « Gallozzolo. » Plus tard, il dut à ses connaissances magiques ceux de « Indovino » (le devin) et de Zoroastre. Il accompagna Léonard à Milan, et plus tard, lors de l’exécution de la Bataille d’Anghiari, destinée au palais vieux de Florence, lui servit d’aide, voire de broyeur de couleurs (marinatore. di colori) rôle infime qui prouve ou sa grande affection pour son ancien condisciple, devenu son maître, ou la modération de ses désirs. Lasca, dans deux de ses Novelle, a immortalisé les charges faites par Zoroastre en compagnie de plusieurs de ses confrères. La conduite du personnage dans ses dernières années fut cependant relativement rangée et digne, tout comme celle d’Atalante : il termina ses jours au service de prélats de la cour romaine. On orna son tombeau, d’après ses instructions certainement, d’un emblème bizarre, bien fait pour caractériser cette nature extravagante : un ange avec des tenailles et un marteau frappant sur une tête de mort. Zoroastre entendait proclamer par là sa croyance à l’immortalité de l’âme.

Étant donnés l’humeur facétieuse de Léonard, son goût pour les mystifications, — Michelet l’a appelé le frère italien de Faust, mais il y a bien aussi du Méphistophélès en lui, — ses habitudes de luxe, il est probable qu’il se lia particulièrement avec ces jeunes écervelés, et que plus d’une fois la bande joyeuse mit en émoi et scandalisa les paisibles bourgeois de Florence.

Léonard fit-il également commerce d’amitié avec un autre artiste, de beaucoup son aîné, mais en qui l’interprétation constante des sujets les plus graves était loin d’avoir étouffé la verve native et cette passion pour les charges qui forme bien un des traits distinctifs de l’école florentine, je veux parler de Botticelli? Toujours est-il que c’est un des rares artistes contemporains dont Léonard fasse mention dans ses écrits, et il joint à son nom la qualification assez significative de « notre, » il nostro Botticelli. Il n’invoque, d’ailleurs, le témoignage de Botticelli que pour le critiquer. « Celui-là, dit-il, n’est pas universel qui ne montre pas un goût égal pour toutes les parties de la peinture. Par exemple, si quelqu’un n’aime pas le paysage, il déclarera que c’est là matière à une courte et simple étude. Notre Botticelli avait l’habitude de dire que cette étude était vaine, car il suffit de jeter contre le mur une éponge imbibée de différentes couleurs pour obtenir sur ce mur une tache dans laquelle on peut distinguer un paysage. Aussi, ajoute Léonard, ce peintre peignit-il de forts tristes paysages. » La suite de la démonstration mérite d’être rapportée. Léonard, à son insu, y fait la critique de cette sorte de panthéisme pittoresque, de ces illusions de la vue auxquels personne n’a sacrifié plus que lui. « Il est bien vrai, déclare-t-il, que dans cette tache, celui qui veut les chercher voit différentes inventions, à savoir des têtes humaines, divers animaux, des batailles, des écueils, des mers, des nuages ou des forêts et autres objets semblables. Il en est comme du son des cloches, dans lequel chacun peut distinguer les paroles qu’il lui plaît. Mais, bien que ces taches fournissent divers motifs, elles n’apprennent pas à terminer un point particulier[5]. » Que de fois n’a-t-il pas dû arriver à Léonard de laisser ainsi flotter sa vue et son imagination sur les nuages ou sur les vagues, cherchant à retrouver dans leurs combinaisons infinies l’image qu’il poursuivait, ou, par un effet opposé, cherchant à donner un corps, une forme, à ces masses ondoyantes et insaisissables!

Les ouvrages de la jeunesse de Léonard ont été mal partagés. De la Méduse, cette édition augmentée et corrigée de la fameuse rondache, il ne nous reste que la description de Vasari. « Il prit fantaisie à Léonard, raconte le biographe, de peindre à l’huile une tête de Méduse ; des serpens qui se nouent et s’entrelacent de mille façons forment sa chevelure, invention la plus bizarre et la plus étrange qu’on puisse imaginer. Comme il fallait beaucoup de temps pour mener cette tête à fin, il la laissa inachevée, ainsi qu’il faisait presque toujours. » On a cru retrouver cet ouvrage dans un tableau du musée des Offices représentant le même sujet ; mais que nos lecteurs aient le courage de sacrifier une illusion : aujourd’hui, les connaisseurs sont d’accord pour déclarer que le tableau des Offices est, sans doute aucun, postérieur à Léonard, et qu’il a peut-être même été exécuté d’après la description faite par Vasari.

Le carton de la Tentation d’Adam et d’Ève a eu le même sort que la Méduse. Ici encore, il nous faut nous contenter de la description de Vasari : « On confia à Léonard un carton d’après lequel on devait exécuter, en France, une portière tissue de soie et d’or, destinée au roi de Portugal. Ce carton représentait Adam et Eve dans le paradis terrestre, au moment de leur désobéissance. Léonard dessina, en grisaille et à la brosse, plusieurs animaux dans une prairie émaillée de fleurs, qu’il rendit avec une précision et une vérité inouïes. Les feuilles et les branches d’un figuier sont exécutées avec une telle patience et un tel amour qu’on ne peut vraiment comprendre la constance de ce talent. On voit aussi un palmier auquel il a su donner un si grand ressort par la disposition et la parfaite entente des courbures de ses palmes, que nul autre n’y serait arrivé. Malheureusement la portière fut abandonnée, et le carton est aujourd’hui dans la maison fortunée du magnifique Octavien de Médicis, auquel il a été donné, il y a peu de temps, par l’oncle de Léonard. »

Dans ces dernières années, les connaisseurs les plus autorisés, le baron de Liphart, le docteur Bode, ont mis en avant le nom de Léonard pour la charmante Annonciation du musée des Offices, tableau autrefois attribué à Ridolfo Ghirlandajo. L’œuvre est de tout point digne de ce pinceau magique : la grâce et la fraîcheur des figures, délicieusement juvéniles, avec leurs cheveux coquettement frisés, leurs draperies d’un arrangement exquis, le fini et la poésie du paysage, autant d’argumens en faveur de Léonard. L’ange, un genou en terre, rappelle les attitudes si pleines de componction de fra Angelico; il se rapproche également par certains côtés de l’ange placé par Lorenzo di Credi dans son Annonciation du musée de Florence, sauf que, dans ce dernier ouvrage, le dessin est plus rond et plus faible. J’hésiterai toutefois à me prononcer dans ce débat, et cela pour plusieurs raisons. La composition offre une netteté, avec des lignes rigoureusement arrêtées, que l’on trouve rarement dans les ouvrages authentiques de Léonard. Celui-ci proscrivait autant que possible l’architecture de ses compositions, sauf dans la Cène de Milan, pour laisser le plus vaste champ au passage et à la perspective aérienne. La présence du magnifique socle antique, qui sert de pupitre à la Vierge, est aussi faite pour inspirer quelque défiance. Léonard, qui a si rarement copié des sculptures grecques ou romaines, aurait-il reproduit celle-ci avec ce raffinement de précision ? Bornons-nous donc à admirer cette œuvre charmante, qui présente plus d’un point de contact avec le style de Léonard, et n’essayons pas, quant à présent, de résoudre un problème fait pour exercer longtemps peut-être encore la sagacité des critiques.

Un dessin du musée des Offices, que M. Charles Ravaisson a le premier mis en lumière, nous fournit quelques indications particulièrement précieuses sur les travaux de Léonard après sa sortie de l’atelier de Verrocchio. Ce dessin, daté de 1478, nous montre que, dès lors, Léonard recherchait ces têtes à caractère, belles ou laides, qui devaient tenir une si grande place dans son œuvre. Il y a esquissé le portrait d’un homme de soixante ans environ, au nez busqué, au menton haut et proéminent, au cou fortement charpenté, à l’expression énergique, d’une facture aussi libre que sûre. Toute trace d’archaïsme a disparu; la souplesse est extraordinaire; les dernières difficultés dans l’interprétation de la physionomie humaine sont surmontées. Le croquis de 1478 deviendra en s’adoucissant la merveilleuse étude à la sanguine, également conservée aux Offices. En face de cette tête, qui attire tous les regards, se trouve une tête de jeune homme, à peine esquissée, avec ces lignes souples, un peu molles, qui sont l’essence même de l’art léonardesque. Puis des croquis de roues de moulin et comme un embryon de turbine. Léonard est là déjà tout entier. « Le... 1478, je commençai les deux Vierges Marie, » lit-on au-dessus du dessin. On ignore quelles sont ces deux madones, et le champ est ouvert aux hypothèses.

Dès lors, les concitoyens de Léonard, et même le gouvernement, comptaient avec cette réputation naissante. Le 1er janvier 1478, la seigneurie de Florence lui commanda un tableau destiné à l’autel de la chapelle Saint-Bernard, au Palais-Vieux. Il en fut, hélas! de cette œuvre comme de tant d’autres. Après l’avoir commencée avec ardeur (il reçut, le 16 mars de la même année, un acompte de 25 florins), l’artiste s’en dégoûta, et la seigneurie dut s’adresser à Ghirlandajo d’abord, puis à Filippino Lippi, qui s’exécuta en 1485. L’année suivante, Léonard semble avoir reçu une commande moins importante, mais bien autrement faite pour tenter cette imagination amoureuse du bizarre : à la suite de la conjuration des Pazzi, le gouvernement florentin avait décidé de faire peindre les portraits des rebelles sur les murs du Palais-Vieux, afin que ces effigies ignominieuses servissent de leçon aux conspirateurs à venir. On s’adressa, comme de coutume, aux peintres les plus en renom, — le Giottino, Andréa del Castagne et tant d’autres, ne s’étaient-ils pas acquittés avec empressement de missions analogues ! Le tendre Botticelli se chargea d’une partie du travail, Léonard de l’autre. C’est du moins ce qui semble résulter d’un curieux dessin du cabinet de M. Léon Bonnat, dessin dans lequel Léonard a représenté un des conspirateurs, Bernardo di Bandoni Baroncelli, qui, après s’être réfugié à Constantinople, fut livré par le sultan, désireux de témoigner aux Médicis sa bonne volonté par cette extradition, et pendu à Florence le 29 décembre 1479. Le soin avec lequel l’artiste nota les particularités du costume du supplicié et jusqu’à la couleur de chaque partie du vêtement, nous autorise à croire que cette maquette devait servir de point de départ à une effigie monumentale destinée à prendre place à côté de celles de Botticelli. Voilà donc le peintre séraphique tout à coup transformé en pourtraiteur de criminels, presque en auxiliaire du bourreau! Léonard, j’en jurerais, accepta ce rôle sans répugnance. La science marchait toujours chez lui la main dans la main avec l’art. L’étude des derniers momens du patient, l’observation des spasmes de l’agonie, le passionnaient au point de vue de la physiologie pour le moins autant qu’à celui de la peinture proprement dite. Plus tard, à Milan, il assistera fréquemment aux exécutions capitales, non par une curiosité malsaine, mais par le désir, si légitime chez le savant et le penseur, de contempler la lutte suprême de la mort avec la vie, de saisir le moment précis où, le dernier souffle vital s’étant échappé, s’ouvre l’abîme dont nul œil humain n’a sondé le fond. Cette tension de toutes les facultés de l’observateur éclate avec éloquence dans le dessin de la collection Bonnat. Nulle place pour l’émotion, la pitié; nulle recherche même de la mise en scène : un cadavre aux vêtemens flasques suspendu au bout d’une corde, la tête penchée, les mains liées derrière le dos, telle est toute la composition. La sécheresse de l’inscription qui accompagne le dessin : « calotte couleur de tan, tunique noire doublée, manteau bleu doublé de peau de renard, chausses noires, » accentue encore l’impassibilité de ce jeune homme de vingt-sept ans en présence des drames les plus émouvans.

En 1481, la réputation de Léonard avait assez grandi pour que les moines du riche couvent de San-Donato a Scopeto, aux portes de Florence, le chargeassent de peindre le retable de leur maître-autel. Les honoraires étaient raisonnables (150 florins, environ 8,000 francs de notre monnaie) ; le délai plus que suffisant, deux ans à deux ans et demi. Ici encore, Léonard se montra tout de flamme au début, tout de glace au bout de peu de semaines. Bref, le retable de San-Donato a Scopetto partagea le sort de la plupart de ses entreprises : il resta à l’état d’ébauche. Pour la seconde fois, il fallut que l’obligeant et exact Filippino Lippi se dévouât à la place de son collègue; il livra aux frères, en 1496, l’Adoration des mages, qui, après diverses vicissitudes, fait aujourd’hui l’ornement du musée des Offices. Or, de cette circonstance que le retable peint par Filippino représentait l’Adoration des mages, on a conclu que tel était également le sujet du retable commandé à Léonard et, partant de là, on a cherché à identifier à cet ouvrage ébauché le superbe carton de l’Adoration des mages, ce chef-d’œuvre de Léonard, entré, lui aussi, au musée des Offices. Mais des considérations diverses, qu’il serait trop long de développer ici, me font incliner à penser que ce carton a pris naissance beaucoup plus tard.

La fin du séjour de Léonard dans sa ville natale est marquée par l’exécution d’un chef-d’œuvre auquel les critiques ne me semblent que rarement avoir assigné sa date véritable. On se demande constamment où chercher la suprême manifestation de l’adolescent de génie. Je réponds sans hésiter : au Louvre, dans la Vierge aux rochers. Seul, un juge compétent, M. Charles Clément[6], a nettement placé cette merveille à la fin de la période florentine, c’est-à-dire avant 1484. Un abîme sépare en effet le tableau du Louvre des autres peintures de Léonard : technique, style, expression, tout diffère; le dessin est encore légèrement recroquevillé, un peu dans le goût de Verrocchio, les draperies chiffonnées, les physionomies soucieuses, voire maussades, toutes particularités, on n’ose prononcer le nom de défauts, car de tels défauts sont faits pour désarmer la critique, qui ne tardent pas à disparaître des autres ouvrages du jeune maître. Quatre figures, dont trois à genoux, la quatrième assise à l’entrée d’une grotte, voilà pour la composition de la Vierge aux rochers. Ces figures forment très sensiblement une pyramide, disposition qui sera plus tard si chère à Raphaël. La Vierge, placée au centre, quoique sur le second plan, domine les autres acteurs; une main appuyée sur l’épaule du petit saint Jean-Baptiste, qu’elle couvre de son regard, l’autre étendue au-dessus de son fils, elle invite le précurseur à s’approcher de ce dernier. Celui-ci, assis sur le soi, sur lequel il s’appuie en outre de la gauche, pour maintenir son équilibre encore mal assuré, bénit de la droite son jeune compagnon ; l’ange, un genou en terre, à côté de lui, le soutient d’une main, tandis que de l’autre il lui montre également le petit saint Jean. Nous avons donc déjà ici cet art consommé du geste, dont Léonard a fait plus tard la plus éclatante application dans la Cène de Milan : il n’en faut pas davantage pour donner à la composition une animation extraordinaire.

L’œuvre, d’ailleurs, n’est point parfaite encore : à côté d’une sensibilité exquise, à côté d’une faculté d’observation des plus rares, on sent une certaine inexpérience. Le type de la Vierge, notamment, a quelque chose de légèrement archaïque (le peintre était donc en retard sur le dessinateur, car les études dessinées sont déjà d’une liberté et d’une souplesse parfaites) : le nez est droit, non aquilin, la bouche droite plutôt qu’en arc, le menton bas et carré, comme chez certaines figures du Pérugin et de Francia. Quant à l’ange, vêtu d’une tunique rouge et d’un manteau vert, l’expression de sa physionomie est trop indécise. Il est plus beau dans les deux dessins préparatoires, appartenant, l’un à la bibliothèque du roi, à Turin, l’autre à notre École des Beaux-Arts. Les deux enfans ont également quelque chose d’un peu pauvre et dur : la recherche de la vérité physique l’emporte parfois sur celle de l’expression ou du style. Mais quelle science du modelé et quelle science du coloris! c’est comme un mélange du Corrège et de Rembrandt. Dans l’enfant Jésus, cette chair potelée, cet effet de raccourci prodigieux, ces méplats si largement traités, tiennent du prodige ; chez le petit saint Jean, le raccourci est peut-être un peu brusque et court. Le sol est traité avec tout l’amour que les primitifs mettent dans les accessoires. Mantegna n’y aurait pas apporté plus de précision, mais Léonard y ajoute plus de souplesse. Des assises de rochers, des cailloux, des plantes (des iris) composent le premier plan. La grotte respire comme une humidité pénétrante et mystérieuse; on rêve aux nymphes, aux sylphides, aux gnomes, à tout ce monde charmant de la fantaisie évoqué par Shakspeare dans le Songe d’une nuit d’été, et que seul Léonard eût pu traduire sur la toile.

On n’épuise pas aisément l’analyse des beautés d’une œuvre pareille. Il faut tout d’abord signaler l’originalité profonde de la conception et le charme infini de l’exécution. Comme ce tableau laisse loin derrière toutes les compositions antérieures ou contemporaines! Voilà donc enfin de nouveau un artiste affranchi de la tradition, qui regarde les choses en face et sait les rendre comme il les voit, comme il les sent, avec une grâce et une distinction souveraines. Avant Raphaël et avec autant de séduction que lui, sinon toujours avec autant de netteté, Léonard traite ce petit drame intime : la Vierge caressant son fils, surveillant ses jeux ou dirigeant son éducation. L’enjouement, la légèreté et en même temps la conviction qu’il a mis dans ces scènes à deux ou trois acteurs, ne se laissent pas définir avec des mots. Ce sont les idylles les plus fraîches et les plus naïves, sans cette note attristante que le pressentiment des douleurs à venir met souvent sur les lèvres ou dans les yeux de la jeune mère.

La composition de ces scènes est profondément moderne : combien de licences, rien que dans les physionomies ! L’artiste ne se croit plus lié par les portraits traditionnels ; il prend pour modèle de la Vierge, du Christ, des apôtres ou des saints, n’importe lequel de ses contemporains. Les attributs ne le gênent pas davantage : il les conserve ou les supprime selon les besoins de la composition ; il va jusqu’à représenter la Vierge pieds nus, hérésie que ne se serait certainement pas permise fra Angelico, nourri dans la sévère discipline des dominicains, et que, à la suite du concile de Trente, les peintres orthodoxes ne devaient pas tarder k réprouver de nouveau. Si Léonard, d’accord en cela avec la majorité de ses confrères florentins, faisait ainsi descendre la divinité sur terre-, il mettait dans ses compositions une poésie et une chaleur bien propres à provoquer la ferveur ; aussi jamais peintre n’a-t-il passé pour plus profondément religieux. Singulier contraste ! Léonard et le Pérugin, les deux artistes que Vasari taxe d’une incrédulité absolue, sont précisément ceux dont les œuvres respirent le plus de foi et le plus d’éloquence !

Laissant à son condisciple le Pérugin la note chaude et intense, avec ses rouges et ses verts vifs si profonds et si luisans, avec ses contours si arrêtés et son modelé souvent si dur, Léonard, dans la Vierge aux rochers, comme dans tous ses tableaux postérieurs, résolut de faire de la couleur avec les nuances en apparence les plus neutres, du vert tirant sur le gris et offrant des reflets de mine d’argent, du bitume, du jaune sale. Rien ne jure plus avec la gamme adoptée par les primitifs. Tous les tons clairs et francs sont bannis de sa palette : ni ors, ni étoffes brillantes, ni vives carnations : c’est en quelque sorte avec des tons de camaïeu qu’il réalise les tours de force du clair-obscur ou obtient l’incomparable coloris, si chaud et si ombré, de la Joconde. Aucun peintre jusque-là n’avait tant demandé aux seules ressources de la peinture.

La Vierge aux rochers semble coulée d’un jet, et cependant, les dessins du maître en font foi, l’exécution a été des plus laborieuses. Le dessin de l’École des Beaux-Arts que je mentionnais tout à l’heure nous initie aux transformations nombreuses subies par une seule figure, celle de l’ange; celui-ci se montre de profil, debout, le pied gauche placé sur un gradin ; retenant son manteau de la main gauche, ii montre de la droite un objet invisible dans le dessin, évidemment le petit saint Jean-Baptiste. Plus bas, esquissées à la mine d’argent, on voit des études pour le bras gauche retenant la draperie, puis pour le bras droit ; celui-ci est représenté, une fois avec la main étendue purement et simplement, l’autre fois avec la main fermée, à l’exception de l’index. C’est ce dernier mouvement que Léonard a définitivement adopté pour le tableau. Je me hâte d’ajouter que c’est la seule partie de notre dessin que l’artiste ait conservée. Dans le tableau, l’ange ne se montre plus de profil, mais de trois quarts, se retournant vers le spectateur, ce qui donne infiniment plus d’animation à la scène, car dans une pièce à quatre acteurs, dont deux enfans, un acteur vu de profil serait un acteur perdu ; le mouvement et la destination du bras gauche n’ont pas été moins profondément modifiés; au lieu de l’employer à soutenir sa tunique, l’ange s’en sert pour soutenir l’enfant divin ; puis, après avoir été primitivement debout, il met un genou à terre, et ainsi de suite. Il a fallu l’art consommé de Léonard pour masquer la trace de ses efforts, pour conserver tant de spontanéité, tant de fraîcheur, à une œuvre qui était le résultat de longues et savantes combinaisons.


IV.

Ici se place un problème qui a vivement préoccupé le monde savant dans les dernières années. Léonard est-il allé directement de Florence à Milan, ou bien, cédant aux inspirations de son humeur instable, a-t-il entrepris des pérégrinations plus ou moins longues avant de planter définitivement sa tente au milieu de la grasse Lombardie? Il y a quelque cinq ou six ans, M. Richter a présenté à ce sujet une conjecture à la fois très ingénieuse et très hardie. Frappé de la multiplicité des passages dans lesquels Léonard fait allusion aux choses de l’Orient, il en a conclu que l’artiste avait visité ces parages lointains, qu’il avait servi le Soudan d’Egypte, bien plus, qu’il avait embrassé l’islamisme. En ce qui concerne le voyage même, l’hypothèse avait pour elle une certaine vraisemblance, à première vue du moins. De nombreux artistes italiens, architectes, peintres, sculpteurs et surtout fondeurs, n’avaient-ils pas cherché fortune à la cour du sultan, du tsar ou encore du soudan d’Egypte : Michelozzo, qui était allé à Chypre, Aristotele di Fioravante, qui s’était fixé à Moscou, Gentile Bellini, qui avait passé une année à Constantinople, pour ne point parler des innombrables maîtres toscans ou lombards établis à Pesth, à Cracovie. à Varsovie ou jusque dans l’Asie centrale à la cour du sultan Babour!

Les argumens produits par M. Richter offrent d’ailleurs plus d’une particularité propre à nous frapper. C’est d’abord, dans un manuscrit du British-Museum, une allusion aux éruptions de l’Etna et du Stromboli. Puis, dans la bibliothèque de Windsor, une description de l’île de Chypre. Un des manuscrits de Léonard appartenant à l’Institut de France contient un projet de pont à côté duquel est écrit: Ponte da Pera à Costantinopoli pont de Péra à Constantinople. Enfin, dans une sorte de parabole sur la prohibition du vin, Léonard se montre familiarisé avec un des traits caractéristiques des mœurs musulmanes. Mais voici une présomption qui paraît encore plus probante : le fameux Codex atlanticus, de Milan, contient le brouillon d’une lettre adressée au diodario di Sorio, c’est-à dire au diodare de Syrie, et contenant le récit des travaux entrepris pour le sultan de Babylone, c’est-à-dire pour le sultan du Caire, par l’auteur de cette lettre : « Je me trouve ici en Arménie pour me livrer avec dévoûment aux travaux dont vous m’avez chargé en m’y envoyant, écrit Léonard. Pour commencer dans les contrées qui me paraissent le plus à notre propos, je suis entré dans la ville de Chalendra. C’est une ville voisine de notre frontière, qui est située sur les côtes, au pied du mont Taurus... » Une autre lettre débute ainsi : « Je ne mérite pas, o diodario, d’être accusé de paresse, comme vos reproches paraissent l’indiquer. Mais bien plutôt, comme votre bienveillance, qui a créé pour moi la charge que j’ai obtenue de vous, est sans limites, je me sens obligé à faire les recherches et à approfondir avec ardeur les raisons d’effets si considérables et si étonnans ; mais cette affaire m’a bien coûté du temps... « Il résulterait du rapport dont Léonard s’était chargé que l’artiste avait été envoyé d’Egypte en Asie-Mineure comme ingénieur du sultan Kaït-Bai. D’après des documens arabes dont des extraits ont été communiqués par M. Schéfer, le savant directeur de notre école des langues orientales vivantes, ce souverain aurait fait un voyage, en 1477, dans les vallées de l’Euphrate et du Tigre, pour inspecter les forteresses qui. environ quarante ans plus tard, devaient tomber entre les mains des Turcs. En 1483, il y eut en Syrie, et surtout à Alep, un tremblement de terre épouvantable auquel le terme grande e stupendo effetto paraît faire allusion. Léonard parle en détail, dans son rapport, « de la ruine de la ville et du désespoir des habitans. Ces descriptions sont illustrées par des dessins de sa main, qui représentent des rochers dont les noms arabes sont notés avec des lettres italiennes et par une petite carte géographique de l’Arménie. » A l’appui de ces lettres viennent des dessins représentant les montagnes du Taurus; ailleurs encore, on rencontre des notes ou des croquis relatifs à l’Orient. Ajoutons que, d’après M. Richter, ce voyage en Orient aurait eu lieu, soit entre 1473 et 1477, soit entre 1481 et 1485, époques pendant lesquelles on ne possède aucun renseignement sur la vie de l’artiste.

Quelque séduisante que soit l’hypothèse de M. Richter, quelque approbation que lui aient donné des savans autorisés, je crois qu’il faut l’accueillir avec une extrême réserve. Léonard, dont l’imagination était constamment en travail, a pu se procurer de différens côtés des renseignemens sur l’Orient ; compilateur infatigable (un tiers peut-être de ses écrits se compose d’extraits d’auteurs anciens ou modernes), il aura transcrit les documens rédigés par d’autres, sans prendre la peine de prévenir le lecteur (qui n’était que lui-même, car aucun de ses manuscrits ne semble avoir été destiné à l’impression qu’il citait, non son propre témoignage, mais celui d’autrui. Ces renseignemens, il a pu les tenir d’un jeune homme de la famille Gondi, fixé à Constantinople en 1480, c’est-à-dire d’un membre de la famille florentine qui avait sous-loué une maison au père de Léonard, ou bien encore de ses amis de Milan, qui s’étaient trouvés er. relations avec l’ambassadeur du Soudan d’Egypte, de passage dans la capitale de Lombardie, en 1476. D’après l’opinion de M Piot, rapportée par M. de Geymüller, la composition des lettres adressées au diodario pourrait également s’expliquer par la mode, fréquente alors, de déguiser des questions contemporaines sous une forme allégorique, comme l’ont fait l’auteur des Lettres de Philaris et celui des Lettres du grand-turc. M. Gilbert Govi, qui connaît si bien l’œuvre écrit de Léonard, n’a pas hésité, dans une communication faite à l’Académie des Sciences dès 1881, à soutenir un système analogue : « En ce qui concerne les notes sur le Taurus, l’Arménie et l’Asie-Mineure, écrit le savant professeur, elles sont empruntées à quelque géographe ou voyageur contemporain. L’index imparfait qui accompagne ces fragmens autoriserait à croire que Léonard voulait en faire un livre qui resta inachevé. En tout état de cause, il n’est pas possible de trouver dans ces fragmens une preuve quelconque d’un voyage de Léonard en Orient, ni de sa prétendue conversion au mahométisme. Léonard aimait passionnément les études géographiques; dans ses écrits, on rencontre fréquemment des itinéraires, des indications, des descriptions de localités, des esquisses de cartes et des croquis topographiques de différentes régions ; il n’est donc pas surprenant qu’en habile narrateur, il se fût proposé d’écrire une sorte de roman sous forme de lettres, roman dont l’intrigue aurait eu pour théâtre l’Asie-Mineure, région sur laquelle les ouvrages contemporains et peut-être aussi le récit de quelque voyageur de ses amis lui auront fourni quelques élémens plus ou moins fantastiques. » L’hypothèse de ce voyage en Orient écartée, il nous reste à rechercher dans quelles circonstances Léonard vint se fixer à la cour des Sforza, si célèbre par sa magnificence et par sa corruption. A quelle époque entreprit-il ce voyage mémorable, qui n’a pas seulement eu pour effet de créer l’école milanaise, qui a encore imprimé le sceau de la perfection aux œuvres mêmes du maître ? L’auteur anonyme de la vie de Léonard publiée par M. Milanesi raconte que l’artiste comptait trente ans lorsque Laurent le Magnifique l’envoya, en compagnie d’Atalante Migliarotti, porter un luth au duc de Milan. D’après Vasari, au contraire, Léonard aurait entrepris ce voyage de sa propre initiative. Les deux biographes sont d’ailleurs d’accord au sujet de l’épisode du luth: « Léonard, dit l’un, devait jouer du luth devant ce prince passionné pour la musique. Il arriva portant un instrument qu’il avait façonné lui-même, presque entièrement en argent et ayant la forme d’un crâne de cheval. Cette forme était originale et bizarre, mais donnait aux sons quelque chose de plus vibrant et de plus sonore. Il sortit vainqueur de ce concours ouvert à beaucoup de musiciens, et se montra le plus étonnant improvisateur de son temps. Ludovic, séduit encore par l’éloquence facile et brillante de Léonard, le combla d’éloges et de caresses. »

Pour ce qui est de l’intervention de Laurent le Magnifique, rien de plus vraisemblable que la version donnée par l’anonyme. A tout instant, on voit Laurent remplir le rôle d’intermédiaire entre les Mécènes et les artistes. C’est ainsi que vis-à-vis des rois de Naples, des ducs de Milan, du roi de Hongrie ou de simples municipalités, nous le voyons se charger sans cesse avec empressement de commissions de cette nature. Vis-à-vis de Ludovic le More en particulier (Ludovic était alors régent du Milanais, pour le compte de son neveu Jean Galéas : il ne fut nommé duc qu’en 1494), nous savons que ce ne fut pas la seule fois que Laurent lui rendit un service de cette nature : il lui adressa, quelques années plus tard, le célèbre architecte florentin Giuliano da San-Gallo, qui commença pour lui la construction d’un palais.

Quant à la date du voyage, les critiques varient singulièrement. Vasari par le de 1493, MM. Morelli et Richter de 1485, la majorité des autres critiques modernes de 1483. Examinons ces différentes hypothèses. Un auteur du XVIe siècle, Sabba da Castiglione, raconte que Léonard consacra seize années au modèle de la statue équestre de François Sforza, modèle qu’il abandonna en 1499. En retranchant de cette dernière date le chiffre de seize, nous trouvons la date de 1483. D’autre part, des documens d’archives nous montrent Léonard fixé à Milan en 1487, en 1490, en 1491, en 1492. La date de 1493, mise en avant par Vasari, doit donc être absolument abandonnée. Le spirituel amateur italien, dont les paradoxes ont fait tant de bruit en Allemagne il y a quelques années, le « senatore » Morelli, se fonde d’autre pan sur le témoignage da même Vasari pour affirmer qu’en 1484 Léonard se trouvait encore à Florence. « Après le départ de Verrocchio pour Vepise, c’est-à-dire en 1484, raconte le biographe Giovanni Francesco Rustici, qui avait déjà connu Léonard dans l’atelier de Verrochio, s’établit avec le jeune maître, qui avait beaucoup d’affection pour lui. » Mais Rustici, étant né en 1474 seulement, n’avait que dix ans lors du départ de Verrocchio, et par conséquent ne pouvait guère avoir reçu les leçons de ce maître, pas plus que celles de Léonard. Ce fut plutôt en 1504, lors du retour de Léonard dans sa ville natale, que celui-ci aura donné des conseils et des leçons à son jeune ami. C’est vers cette époque précisément que Léonard l’assista dans l’opération de la fonte de trois statues destinées au Baptistère. Ce qui confirme cette manière de voir, c’est que, au dire de Vasari, Rustici apprit surtout de Léonard à exécuter des chevaux en ronde-bosse ou en camaïeu. Or Léonard était bien plus adonné à cet ordre d’études en 1504, après ses longs efforts pour la statue équestre de François Sforza, et au moment de l’exécution de la fameuse Bataille d’Anghiari, dont un combat de cavalerie forme le thème principal, qu’en 1484. (Il est d’ailleurs intéressant de constater que, dans son mémoire à Ludovic le More, Léonard se vante déjà d’être capable d’exécuter la statue équestre de François Sforza.) Pour les raisons qui viennent d’être exposées, il faut donc, jusqu’à preuve du contraire, assigner la date de 1483 au départ de Léonard pour Milan. Cette date concorde, en outre, avec le témoignage de l’auteur anonyme, d’après lequel Léonard (né en 1452) comptait trente ans lorsqu’il s’établit à Milan.

On comprend qu’à une nature de grand seigneur telle que Léonard, l’horizon florentin ait paru quelque peu borné, que l’artiste se soit senti mal à l’aise dans ce milieu, qui n’avait cessé d’être essentiellement bourgeois, car les préjugés populaires contre la noblesse et tout ce qui rappelait la tyrannie n’avaient rien perdu de leur force ; malgré leur omnipotence, les Médicis du XVe siècle, Cosme, Pierre, fils de Cosme, et Laurent le Magnifique, se virent constamment obligés de compter avec eux. En outre, quelle que fût la libéralité de ces opulens marchands et banquiers, ils ne disposaient ni d’honneurs, ni de places, ni de trésors comparables à ceux de princes souverains. L’artiste, dans ce milieu où continuait à régner un farouche esprit d’égalité, était condamné à vivre modestement, bourgeoisement. Quelle sujétion pour un esprit aussi brillant, aussi exubérant ! Le luxe d’une cour, des fêtes magnifiques à organiser, des expériences grandioses à instituer, une fortune brillante à conquérir, tels étaient les avantages qui (levaient l’attirer tôt ou tard chez les despotes si délicats, si raffinés et si corrompus auxquels obéissaient alors la plupart des états de l’Italie. Et puis il y avait autre chose encore : Léonard, ne l’oublions pas, n’avait point de famille; les mariages successifs de son père, la naissance de nombreux frères et sœurs, ne tardèrent pas à l’exiler définitivement de la demeure qu’il avait pu par instans considérer comme la maison paternelle. Et partout, au milieu de ses concitoyens, cette tache sur son nom, ces sourires ironiques quand il se présentait dans une société... A l’étranger, du moins, on ne lui reprocherait pas sans cesse l’illégitimité de sa naissance, et ce pour un bon motif, c’est qu’on l’ignorait.

Je serais assez tenté de croire que ce qu’il y a eu de bizarre, parfois d’extravagant, dans la conduire de Léonard, ses charges, son luxe, procédaient du besoin de se mettre en dehors et au-dessus des habitudes de son entourage, habitudes qui lui faisaient à tout instant expier une faute qui n’était pas la sienne. Loin de subir cette humiliation et de souffrir en silence, il jeta un défi à l’opinion publique, et ne pouvant être le plus considéré, il voulut être le plus spirituel et le plus brillant.

En résumé, malgré le mystère qui plane sur les débuts de Léonard, on est en droit de déclarer qu’à une époque où les autres artistes cherchent encore leur voie, le jeune peintre de Vinci avait déjà son style à lui, ce style auquel la postérité n’a pu mieux faire que de donner le nom de son inventeur. L’enseignement a peu de prise sur des natures aussi profondément originales, et Léonard, somme toute, n’a pu, tout comme Michel-Ange, recevoir de son maître que des indications très générales, ou peut-être encore la révélation de quelques procédés techniques. Si néanmoins ses débuts n’ont pas eu le retentissement de ceux de Michel-Ange, cela tient à la différence fondamentale de leur génie. Léonard, l’artiste essentiellement chercheur, indécis et ondoyant, poursuivait une infinité de problèmes à la fois, s’intéressant autant aux procédés d’acheminement qu’au résultat même. Michel-Ange, au contraire, ne frappait qu’un coup, mais c’était le coup décisif, et la conviction arrêtée dès le principe dans son esprit, il la faisait partager sans peine aux spectateurs. Des ouvrages comme les siens, violens et concrets, sont plus propres à impressionner la foule. Aussi, tandis que le Buonarotti, dès ses débuts, compta pour admirateurs tous les Florentins, Léonard, apprécié seulement de quelques délicats, se vit-il forcé de chercher fortune au loin. Il n’a pas eu à le regretter pour sa gloire, mais Florence y a certainement perdu un titre d’honneur.


EUGENE MÜNTZ.

  1. Une de ses places, celle de procureur du couvent de l’Annonciation, ne lui rapportait que 2 florins larges par an (environ 100 francs). En 1451, la fortune immobilière de son père Antonio n’équivalait qu’à un revenu annuel de 750 francs de notre monnaie. Comme cette fortune fut partagée entre ses deux fils, c’est environ 400 fr. de revenu que ser Piero tenait de l’héritage paternel.
  2. Ces papiers font aujourd’hui partie des archives de l’académie des Lincci, à Rome.
  3. Dans un volume publié il y a peu de jours, M. le docteur Bode, l’un des directeurs du musée de Berlin, a suivi avec une rare sagacité, à travers une masse de sculptures et de peintures, la trace de l’influence de Verrocchio. (Italienische Bildhauer der Renaissance : Berlin, Spemann, 1887, p. 86 et suiv.)
  4. On a voulu découvrir dans ce paysage une vue du Rigi, où s’élève effectivement un couvent consacré à sainte Marie des Neiges. Mais M. de Geymüller a objecté avec beaucoup de vraisemblance que les montagnes n’ont pas le caractère alpestre, que les hauteurs du premier plan sont beaucoup moins élevées que le Rigi, enfin que celui-ci n’a jamais contenu sur un de ses versans une ville offrant la plus légère analogie avec celle du dessin de Léonard. Rien ne prouve, d’ailleurs, que Léonard eût franchi les Alpes à cette époque.
  5. Traité de la Peinture, chap. IX de l’édition récemment donnée par M. Ludwig, la première édition complète qui ait paru (3 vol. in-8o; Vienne, 1882).
  6. Il est à peine nécessaire de rappeler que le travail de M. Clément, publié d’abord dans la Revue du 1er avril 1860, a depuis paru en volume et compte de nombreuses éditions, dont la dernière est enrichie de plus de 150 gravures (Michel-Ange, Léonard de Vinci, Raphaël). Dans le travail très nourri qu’il vient de consacrer à Léonard, M. Lühke place la Vierge aux rochers au début de la période milanaise (Geschichte der ilalienitchen Materei, t. II).