Une Crise latente
On l’a dit souvent, la nature ne chôme jamais ; les forces qui l’animent accomplissent sans cesse le mystérieux travail qui transforme toutes choses, et nous n’en apercevons l’action qu’en en constatant les effets. Rarement il nous est donné de jeter un coup d’œil dans l’intérieur de ce merveilleux laboratoire et de surprendre l’un de ses secrets, mais chaque découverte devient aussitôt un agent de progrès. Or la société, elle aussi, est un laboratoire mystérieux ; il s’y opère incessamment des transformations sans qu’on puisse toujours suivre le travail des forces qui s’y agitent, ni faire la part de chacune d’elles. Pourtant on conçoit combien la constatation d’une loi sociale peut contribuer à assurer notre conservation. Les élémens sociaux sont toujours en mouvement ; abandonné à lui-même, le courant nous entraînerait vers l’inconnu, dont l’obscurité cache tant de périls. La prudence commande de chercher à en sonder les profondeurs, afin de pénétrer jusqu’aux causes des phénomènes qui se développent devant nous.
Dans les pages qui suivent, nous tâchons de saisir sur le fait l’une des causes les plus actives du mouvement social actuel, la densité croissante de la population. C’est une cause qu’on a trop négligée jusqu’à présent. On s’évertue en vain à expliquer les évolutions et les révolutions dont nous sommes témoins, en donnant une part trop grande au hasard, au caprice ou à l’arbitraire. D’aussi faibles impulsions n’ont pu faire naître le puissant élan qui emporte notre époque ; pour produire des effets aussi grands, aussi variés et d’une pareille durée, il faut une cause qui agisse d’une manière universelle et continue, qui, soumise elle-même aux lois de la nature, exerce son action en vertu de ces mêmes lois, et soit aussi irrésistible qu’elles. Cette cause, c’est l’accroissement de la population ; les faits politiques, économiques et sociaux sont, pour chaque pays, dans un rapport étroit avec le nombre des habitans. L’existence de ce rapport est généralement admise, mais on n’a peut-être pas encore tiré de ce fait toutes les conséquences qu’il renferme.
Il y a une trentaine d’années, à l’époque où la grande propriété était si fortement représentée dans les chambres, il se passait rarement une session sans qu’un orateur lançât de la tribune cet aphorisme : « La France est un pays essentiellement agricole. » C’était un argument qu’on croyait sans réplique, que personne, du moins, n’osait attaquer de front. On voulait honorer l’agriculture, en faveur de laquelle on avait si souvent cité la charrue d’or de l’empereur de Chine, et le mot célèbre de Sully sur le « labourage et le pâturage. » Nous ne sommes pas moins disposé que ces orateurs à honorer l’agriculture, « notre mère nourricière, » mais nous tenons aussi à présenter les faits avec une rigueur scientifique. Nous dirons donc : Non, la France n’est pas un pays « essentiellement agricole, » et c’est son bonheur et son honneur d’être à la fois un pays agriculteur et manufacturier. Sans le savoir et sans le vouloir, ces membres des anciennes chambres calomniaient la France ; ils en faisaient une contrée pauvre et arriérée, tandis que, de tout temps, même lorsqu’elle était loin de la prospérité dont elle jouit aujourd’hui, elle comptait parmi les plus riches de l’Europe. Nous disons qu’un pays agricole est pauvre, et il serait facile de le prouver par des faits et des chiffres ; nous nous bornerons à quelques courtes réflexions qui suffiront à convaincre le lecteur.
Si nous étions hostile à l’agriculture, nous userions ici de perfidie : nous extrairions d’un certain nombre de publications agricoles des propositions défavorables à l’économie rurale. Nous citerions l’éminent agronome Moll, qui dans un rapport officiel expose que « le bétail est un mal nécessaire, » — c’était avant 1860 l’opinion générale ; — nous citerions toute une série de tableaux plus ou moins rigoureusement exacts, tendant à démontrer que la culture des céréales est « désastreuse, » ou du moins qu’elle se fait généralement à perte, et si nous voulions recourir aux récentes discussions parlementaires sur le tarif des douanes, nous aurions l’embarras du choix entre de nombreuses assertions sur le peu de productivité de l’industrie agricole. Nous pourrions aussi nous appuyer sur ce fait bien connu que la propriété rurale ne rapporte que 2 1/2 à 3 0/0 du capital. Nous ne nous servirons pas de ces armes rouillées ; nous supposerons que l’agriculture est productive et que les cultivateurs sont trop intelligens pour travailler habituellement à perte. Mais ce qui est vrai, c’est que l’économie rurale n’est pas la plus avantageuse des industries : elle ne comporte pas l’emploi de la totalité du travail de l’homme, puisque souvent les bras chôment en hiver, et le cultivateur n’est pas sûr de sa récolte, puisqu’elle dépend de la bienveillance des saisons ; nous n’ajouterons pas qu’il ne peut étendre sa production à volonté, car chacun sait que les champs « manquent d’élasticité. » Mais il est bien permis de rappeler qu’il ne peut faire qu’un usage restreint des machines, ces instrumens si puissans et dont l’aide est relativement si peu coûteuse. Ce n’est pas tout. La production est rémunératrice, mais elle l’est à un faible degré ; le produit net est peu élevé, et si l’on veut forcer la culture en lui prodiguant les capitaux, chaque dépense subséquente obtient un intérêt moindre que la précédente. Enfin, last not teast, quelque écrasans que soient devenus les salaires agricoles pour ceux qui les paient, ils resteront toujours faibles pour ceux qui les reçoivent, et leur nombre est bien considérable, car le travail du sol est le plus souvent une œuvre sans art, dont la rémunération est naturellement réduite au minimum.
L’industrie manufacturière a toujours été considérée comme une abondante source de richesse. Les gouvernemens lui ont rarement ménagé les encouragemens qui, plus d’une fois prirent simultanément la triple forme de privilèges, de subventions, de « protection douanière. » Nous ne prétendons pas que ces faveurs aient toujours été réparties avec intelligence, nous ne voulons ici que signaler la tendance persistante des états à introduire de nouvelles industries, et si parfois les efforts qu’on faisait dans ce sens n’étaient pas très bien motivés, ils étaient néanmoins le résultat d’un instinct, d’un sentiment presque inconscient inspiré par la nature des choses. On n’avait souvent eu que l’intention d’attirer dans le pays une industrie de luxe, pour l’avoir sous la main, ou parce que ses produits se vendent cher et font affluer l’or et l’argent. C’était une petite raison, cela. L’industrie manufacturière, expression que nous prenons ici dans un sens assez large pour comprendre l’atelier de l’artisan, ne travaille cependant pas seulement pour le luxe, elle satisfait à de nombreux et universels besoins et jouit de l’avantage de pouvoir marcher toute l’année, sans être arrêtée par la défaveur des saisons. On ne voit ici aucune déperdition de forces. Loin d’être limitée par des obstacles matériels, comme l’est l’agriculture, pratiquement l’industrie aura souvent l’infini devant elle. La demande aura beau se développer, se décupler, se centupler, l’usine ou la manufacture s’arrangera pour la satisfaire. Et plus la demande sera forte et plus les prix pourront baisser ; l’agriculture, en pareil cas, verrait hausser les siens, car elle ne peut pas multiplier ses produits à volontés
Au point de vue économique, l’industrie a encore un autre avantage ; son produit est plus élevé, il lui est plus facile d’accumuler des épargnes, de former de nouveaux capitaux. Les fonds de l’industrie sont bien autrement élastiques que les champs de l’agriculture. L’ouvrier obtient un salaire plus élevé dans l’industrie pour deux raisons : d’une part, l’ouvrier a besoin d’une certaine habileté qu’on n’acquiert que par l’apprentissage, il lui faut souvent du goût, un tour artistique, qualités relativement rares, qu’on prise et qu’on paie ; d’autre part, les bénéfices du manufacturier étant plus élevés, il est en état de mieux rétribuer ses collaborateurs. Qu’on veuille bien noter ceci, nous l’avons souvent constaté : le travail qui rapporte beaucoup au patron rapportera beaucoup à l’ouvrier ; dans l’ensemble, le bénéfice et le salaire se tiennent plus étroitement qu’on ne le croit.
Nous devons mentionner encore un autre et très grand avantage de l’industrie manufacturière ; la plupart de ses produits sont d’un facile transport, supportent de longs voyages et renferment souvent une valeur relativement forte dans un espace ou sous un poids restreint. La valeur est ici le résultat du travail accumulé, condensé : telle marchandise a passé par plusieurs mains ; c’était d’abord du lin teillé, c’était ensuite du fil ; d’autres mains en ont fait des tissus, d’autres encore ont blanchi, apprêté, peut-être teint les toiles ou les ont brodées et en ont confectionné du linge. Ces sortes de marchandises sont les meilleures pour alimenter le commerce, elles vont toute l’année presque sans intermittence, permettent les combinaisons les plus compliquées et fournissent le moyen de payer les produits d’un pays avec le travail de l’autre. Cette possibilité de se procurer les produits d’autres contrées, sans avoir à donner en échange les produits de son propre sol, est d’une importance de premier ordre, d’une importance telle que, si elle cessait tout à coup, plusieurs pays seraient en proie à toutes les calamités qu’une disette peut produire ; l’Angleterre serait exposée à voir périr en une année le tiers de ses habitans.
On se tromperait fort si des comparaisons que nous venons de faire on concluait que nous mettons l’industrie au-dessus de l’agriculture : nous voulions seulement ramener à de plus justes proportions la part à faire à l’une et à l’autre. Nous n’avons pas oublié la morale de cette antique et célèbre fable des Membres et l’Estomac, il ne s’agit ni de diminuer l’économie rurale ni d’exalter l’industrie manufacturière ; nous avons déjà démontré ici même combien il importe qu’un certain équilibre règne entre ces deux grandes branches de l’industrie humaine. Cet équilibre, malheureusement, ne peut pas être décrété. Il est très difficile, sinon impossible, de tracer à chacune d’elles les limites qu’elle ne doit pas dépasser, et en supposant qu’on eût la présomption d’indiquer des dimensions, quel pouvoir pourrait forcer les hommes à se laisser parquer les uns dans l’agriculture, les autres dans l’industrie et le commerce, chacun peut-être contre son goût ou son intérêt ? Le choix d’une carrière est influencé, pour chaque individu, par un ensemble de circonstances données, dont la plupart ne sont pas visibles et tangibles, car à côté des faits il y a les sentimens bons, mauvais, raisonnables, insensés, exerçant simultanément leur influence et formant ce qu’on appelle les forces naturelles. Plus ces forces sont actives, moins le gouvernement doit intervenir, sous peine d’être arbitraire d’abord, tyrannique bientôt. Il vaut mieux laisser agir la liberté. L’homme n’est pas toujours conduit par les circonstances ; il lui est souvent possible, quelquefois aisé de résister, car les influences ou forces naturelles sont multiples ; parfois elles se combattent et l’on peut neutraliser l’une par l’autre et conserver sa liberté. Eh bien ! ce que nous voudrions, c’est que chacun fît de cette liberté l’emploi le plus intelligent pour le choix de sa profession, qu’il se préoccupât des indices, des signes des temps pour aider au maintien ou au rétablissement de l’équilibre entre les industries qui créent la matière première et celles qui l’élaborent, ou, si l’on aime mieux, entre les produits alimentaires et les autres.
Il semble qu’un rapport proportionnel devrait s’établir tout naturellement entre les diverses productions. Pour nous en rendre compte, voyons comment les choses se passent et ne craignons pas de remonter à la source. Quand une tribu devient sédentaire, elle s’adonne à l’agriculture ; c’est sa seule industrie ; les besoins sont simples : chacun produit avec l’aide de sa famille tout ce qu’il lui faut. Le premier effet de l’accroissement de la population, c’est la division du travail. Personne n’a noté comment les occupations se sont spécialisées ; les contemporains n’ont pas jugé à propos d’inscrire dans leurs annales les obscurs commencemens d’un fait dont ils ne pouvaient prévoir la portée. ; mais, une fois née, la division du travail ne put que se développer. C’est la fondation des villes qui la consacra ; l’industrie alla habiter les villes, l’agriculture resta naturellement à la campagne ; la séparation des occupations était consommée. Cette importante étape dans l’histoire économique devait être le point de départ d’un nouveau mouvement. Sans doute, les événemens de l’histoire générale l’influencèrent de différentes manières, tantôt en le retardant, tantôt en l’accélérant, mais toujours aux époques normales la population s’accrut ; peu à peu elle remplit les campagnes, puis se mit à envahir les villes, où les professions se spécialisèrent de plus en plus. Plusieurs circonstances devaient d’ailleurs contribuer à rendre ce mouvement d’émigration plus rapide.
Parmi ces circonstances, laissons de côté celles qui auraient pu être évitées, comme la guerre, l’oppression et les innombrables abus que l’on sait ; bornons-nous à rappeler celles qui sont dans la nature des choses. Il est tout d’abord évident que la population, en augmentant, disposait de moins en moins de terres à cultiver ; on opérait des défrichemens, mais cette opération si coûteuse n’offre que des ressources limitées, et quant aux propriétés cultivées, on ne les divise pas à volonté. On pouvait encore songer à améliorer la culture, à la rendre plus intense ; mais cette ressource aussi est bornée ; elle est d’ailleurs amoindrie encore par la force d’inertie qu’oppose à tout progrès la routine, et par le manque de capitaux. D’un autre côté, les villes ont toujours exercé un grand attrait sur certains esprits ; le travail y paraît plus doux que le rude labeur des champs, et on vante aux laboureurs les mille agrémens de la vie urbaine, les salaires élevés, les plaisirs, les chances de faire fortune. L’attraction devient plus forte à mesure que l’industrie se développe et va chercher ses ouvriers jusque dans les villages. Que dis-je ? les usines et manufactures elles-mêmes débordent dans les campagnes, le capital va trouver le travail, il arrache l’homme de la charrue et de la pioche pour l’attacher à ses machines et à ses fourneaux. Pendant un temps, cette concurrence agit sur l’agriculture comme un stimulant en augmentant et en rapprochant ses débouchés. Ses produits se vendent plus cher ; le cultivateur, aidé d’ailleurs par la science, devient plus entreprenant, il obtient des rendemens croissans, il défriche tant qu’il peut ; mais un moment vient où le flot montant de la population industrielle le déborde, l’équilibre est rompu.
On demandera ce qu’il faut entendre par équilibre. Dans un état tout à fait isolé, la réponse serait facile : l’équilibre consisterait alors dans la production, par l’agriculture, des matières alimentaires nécessaires au pays, tandis que les populations non agricoles en produiraient la valeur sous une autre forme. Mais, comme aucun état n’est isolé maintenant, on peut encore considérer comme un équilibre satisfaisant celui qui permet à l’industrie d’acheter à l’étranger, avec le surplus de ses produits, de quoi suppléer au déficit de la production agricole intérieure. C’est une situation moins solide, surtout en temps de guerre, mais jusqu’à présent on n’en a pas trop ressenti les inconvéniens. En France, le danger est relativement faible, car nous n’avons besoin que d’un supplément modéré de blé et de viande ; mais l’Angleterre est obligée d’importer bien au-delà de la moitié de sa nourriture ; c’est une situation qui n’est pas sans péril.
Nous prévoyons ici une double objection : est-il permis de parler du flot montant de la population dans un pays où elle s’accroît aussi lentement qu’en France, et puis, si réellement le nombre des habitans augmente et que les nouveau-venus s’adonnent de préférence aux arts industriels, est-ce à l’agriculture de s’en plaindre ? Au lieu des concurrens, ce sont les cliens qui se multiplient ; sa prospérité ne peut donc que s’accroître. À double question double réponse. Et d’abord, lorsque nous nous demandons si l’accroissement de la population ne dépasse pas un peu la mesure, c’est moins à la France qu’à d’autres grands pays européens que nous pensons. Mais l’Europe est solidaire ; les barrières internationales n’arrêtent ni les idées politiques, ni les influences économiques. On a vu plus d’une fois la révolution ou la réaction faire le tour de l’Europe, et en matière économique, chaque marché important exerce, on pourrait dire automatiquement, une action sur tous les autres. Tous les jours, quand la Bourse s’ouvre à Paris, la première chose dont on s’informe, c’est la cote de Londres, de Berlin, de Vienne. Puisque les restions entre les divers pays sont si intimes, jetons un rapide coup d’œil sur la situation de deux ou trois d’entre eux.
L’Angleterre est peut-être la contrée où le mouvement en question a été le plus prononcé : au fur et à mesure que la population a augmenté, l’insuffisance de la production agricole, « du blé qui a poussé dans le pays, » home-grown, disent les Anglais, s’est accrue. Jusqu’à la fin du siècle dernier l’exportation des céréales dépasse presque toujours, et très sensiblement, l’importation ; en 1750, l’exportation atteint le chiffre de 947,606 quarters (2,755,625 hectolitres), l’importation 279 (811 hectolitres) ; à partir de 1790, les entrées tendent à l’emporter sur les sorties ; bientôt la Grande-Bretagne ne peut plus se passer du froment qui a mûri dans les pays étrangers, et la quantité s’en accroît constamment, malgré les obstacles législatifs que pendant bien des années l’intérêt de la grande propriété (the lauded interest) lui oppose. En 1849, dernière année du règne des cornlaws, l’importation du froment (grains et farines) avait déjà notablement dépassé 20 millions de quintaux anglais (50 kil. 8), la moyenne de la période décennale avait été de 10 millions ; pendant une vingtaine d’années, jusqu’en 1869, le droit d’entrée est de 1 shilling, droit relativement insignifiant, la moyenne est de 29 millions de quintaux ; de 1870 à 1880, la taxe est complètement supprimée et la moyenne dépasse légèrement 51 millions, non sans maintenir sa tendance à l’accroissement : en 1879, le chiffre de 73 millions est atteint. Que le lecteur veuille bien avoir ces chiffres présens à l’esprit, en lisant ceux que nous allons donner sur la population. On estime, — car on ne possède pas de renseignemens authentiques sur cette importante matière, — que durant le siècle dernier le nombre des habitans de l’Angleterre proprement dite s’est à peine accru de 2 millions ; en 1801, nous le trouvons à 8,800,000 ; en 1821, il est presque de 12 millions ; en 1841, de 16 millions ; en 1861, de 20 millions, et le dernier recensement, celui de 1881, accuse un total de 26,968,000, soit bien près de 27 millions. La population a plus que triplé en quatre-vingts ans. Or on se rappelle que, dès 1801, le sol anglais ne fournissait plus tout le blé nécessaire à la consommation, il n’y avait pas donc à lui demander de nourrir les millions d’hommes qui sont venus en surcroit.
S’il s’agit d’expliquer cette rapide multiplication des habitans des Iles-Britanniques, nous sommes obligé de dire que le sol y est cependant pour beaucoup, non par le blé qu’il produit, mais par le charbon, le fer et les autres minéraux qu’il recèle. La véritable cause du progrès de la population anglaise a été la machine à vapeur, invention qui a valu aux nations civilisées un accroissement d’au moins cent millions d’âmes et qui n’a pas encore épuisé sa force d’impulsion. C’est bien évidemment son industrie florissante qui a permis à l’Angleterre d’attirer de partout le blé nécessaire à sa consommation,. et tant qu’elle sera riche, elle n’aura pas à craindre de mourir de faim ; mais des momens difficiles peuvent survenir : qu’on pense seulement à la guerre, et alors elle en sera réduite aux produits de son propre sol. Devra-t-elle désespérer d’en tirer l’indispensable ? La Grande-Bretagne est pourtant un pays qui sait cultiver, qui possède de grandes ressources en capitaux et qui, le cas échéant, ne reculerait devant aucune dépense. On n’a qu’à comparer quelques passages de l’ouvrage de Tooke et Newmarch sur l’Histoire des prix, avec un petit tableau extrait d’un récent livre de M. James Caird sur l’Agriculture et la Production des matières alimentaires, pour que toute illusion se dissipe. On verra que les plus grandes autorités en ces matières, quelque prononcé que soit leur optimisme, admettent une limite à la productivité du sol, et cette limite paraît atteinte. En 1780, le rendement par hectare était évalué à 18 hectol. 40 ; en 1850, à 23 hectol. 62 ; en 1878, à 25 hectol. 42. Ces chiffres témoignent en faveur des efforts de l’agriculture, mais jetez les yeux sur le tableau de M. Caird. Selon ce tableau, qui s’étend sur trente années, la période décennale 1859-1868 a moins produit que la précédente, et la suivante, celle de 1869-1878, a été encore moins productive. La défaveur des saisons n’a pas été étrangère à cette décroissance persistante, mais la cause est ici moins importante que le fait en lui-même, qui montre bien qu’on ne peut pas multiplier les produits à volonté. Cette faible élasticité explique aussi ce qu’on a appelé à tort la « désertion » des campagnes. C’est seulement l’excédent de l’accroissement utile à la culture qui la délaisse, c’est le superflu de la population rurale qui va grossir les villes, qui abandonne l’agriculture pour s’enrôler sous les drapeaux de l’industrie ; mais, que ces transmigrations soient volontaires ou forcées, l’équilibre n’en est pas moins rompu.
Nous serons plus court sur l’Allemagne. Pendant la première moitié de ce siècle, ce pays a constamment un excédent de blé. Dans la période décennale 1835-1845, la moyenne annuelle de l’exportation dépasse encore l’importation de près de 2,400,000 quintaux métriques ; à partir de 1860 jusqu’en 1870, les entrées et les sorties se balancent à peu près, mais depuis lors l’Allemagne se range définitivement parmi les pays importateurs. Il ne lui faut encore que 2 ou 3 millions de quintaux ; mais ce n’est là qu’un commencement, car, malgré l’émigration qui lui enlève tant de forces vives, la population, qui était, en 1840, de 32,750,000 âmes, a atteint, en 1860, 37,745,000 âmes et, en 1880, 45,194,000 âmes. On fait de grands efforts pour améliorer la culture, les progrès agricoles sont manifestes, mais le sol se refuse à suivre le mouvement rapide de la population. En Allemagne aussi bien qu’en Angleterre, l’agriculture ne fournit plus assez d’occupation aux nouveau-venus, les campagnes essaiment vers les villes, qui grandissent si vite que, par moment, la disette des logemens y devient une véritable calamité. Sous l’aiguillon de la nécessité, et avec le concours de quelques circonstances favorables, l’industrie manufacturière avait pris un vigoureux élan, mais elle dépassa bientôt la mesure, les débouchés ne s’ouvrirent pas au gré de ses désirs et maintenant elle languit, écrasée par la masse disproportionnée de ses instrumens de production.
Si maintenant nous mentionnons l’Autriche, c’est que nous avons précisément sous les yeux le discours d’un publiciste autrichien distingué dont la péroraison nous frappe : « L’Autriche est et restera un pays agricole, » s’écrie triomphalement l’orateur. Son principal argument est celui-ci : « Dans ces dernières vingt années, la valeur des produits du sol s’est accrue de 236 pour 100, tandis que l’industrie n’a gagné que 20 pour 100. » Si ces chiffres étaient exacts, ce dont nous ne sommes nullement convaincu, ils ne pourraient que confirmer une fois de plus ce fait bien connu que le prix des denrées alimentaires s’est fortement élevé et que le prix des objets manufacturés a baissé. En effet, les tableaux des douanes de l’Autriche-Hongrie ne témoignent pas en faveur d’une exportation régulièrement croissante ; ici aussi nous constatons de fâcheuses alternatives, et nous pouvons nous demander si une industrie prétendue si faible serait en état de combler par ses excédens les déficits des mauvaises récoltes. Du reste, ni l’Autriche, ni la Hongrie ne se consolent de l’infériorité relative de leur industrie et font l’une et l’autre de grands efforts pour se mettre au niveau des pays plus avancés.
La Russie ne déploie pas moins d’activité dans ce sens, elle apprécie parfaitement les avantages d’une industrie florissante. En attendant, la culture du froment y supplice en partie ; cette céréale est presque entièrement produite pour l’exportation ; le peuple se contente de grains inférieurs ; dans une partie étendue de la Russie, ni le sol, ni le climat ne sont propices au froment. Ces vastes et généralement peu fertiles territoires causent bien des préoccupations au gouvernement russe, qui s’évertue à trouver, pour les populations qui les habitent, des industries domestiques susceptibles de leur fournir des ressources, dans les années où les récoltes viennent à manquer. Ce pays-là non plus ne jouit pas encore d’un équilibre économique bien stable.
Revenons à la France. Nous avons à nous justifier d’avoir parlé du « flot montant de la population, » car pour les 766,000 âmes que nous avons gagnées en cinq ans, — d’un recensement à l’autre, — l’expression paraîtra trop ambitieuse. Tout dépend du point de vue auquel on se place. Au nôtre, nous voyons moins ce total de 766,000 que le chiffre de 562,000, qui indique le montant de l’accroissement des villes ou plutôt des quarante-sept villes les plus importantes seulement. Ce résultat nous montre que la population rurale, loin d’avoir proportionnellement augmenté dans la période quinquennale que nous venons de traverser, a plutôt diminué ; un fait qui, à notre point de vue, ne trouve pas sa compensation complète dans l’accroissement des villes. Dans le corps social aussi, la beauté dépend de la justesse des proportions, de la symétrie des membres, et ce n’est pas un symptôme de santé quand l’un d’eux grossit au préjudice de l’autre. Sans doute, il n’y a pas de règle absolue pour les rapports numériques qui doivent régner entre les diverses professions, mais, s’il est désirable qu’un grand pays se suffise pour la production de l’aliment principal, tout ce qui aggravera la rupture de l’équilibre entre la population et les subsistances sera fâcheux.
On pensera sans doute qu’aussi longtemps qu’il sera possible de combler le déficit par l’importation, il n’y aura pas lieu de s’inquiéter ; nous sommes complètement de cet avis. Il n’y a pas péril en la demeure : la crise est latente, et notre génération ne la verra pas éclater. La seule chose nécessaire aujourd’hui est de voir clair et juste en cette matière, ou plutôt de ne pas fermer volontairement les yeux devant une vérité aussi évidente, et d’en tenir compte, le cas échéant. Le législateur n’a guère d’influence sur le mouvement de la population, et c’est très heureux, car s’il en avait, de même qu’on multiplie à l’envi les armées, il y aurait entre les pays émulation pour le nombre des enfans et chacun voudrait dépasser son voisin sans trop s’inquiéter des moyens de nourrir les nouveau-venus . Ceux qui avancent avec une sage lenteur vont quelquefois plus loin que ceux qui courent ; en tout cas, il serait facile de démontrer que l’accroissement si rapide des populations anglaise et allemande n’ajoute rien à la prospérité, ni à la puissance de ces pays.
Tant que la limite où commence l’excès n’a pas été atteinte, l’accroissement de la population reste bienfaisant : le travail, devenu abondant, fertilise le sol, les produits augmentent, les prix s’élèvent devant la concurrence des consommateurs. Comme conséquence de cette prospérité, dont le cultivateur est le premier à profiler, la hausse des salaires s’accuse et la propriété a sa part du progrès. À un moment donné, le point culminant, ou à peu près, est atteint, et alors, quand les conjonctures deviennent défavorables, quand la récolte manque et que la concurrence étrangère s’ajoute à cette calamité, l’agriculture souffre. L’agriculture, cependant, n’est qu’une abstraction ; en fait, le monde agricole comprend des situations très diverses qui peuvent ne pas être également affectées par les événemens. Il y a la grande et la petite propriété, il y a les fermiers et les ouvriers. Ces derniers sont, de nos jours, relativement les plus favorisés : les solaires se sont élevés, la nourriture s’est améliorée et la sécurité, c’est-à-dire la chance d’avoir du travail, n’a pas diminué, loin de là. Selon le cas, le fermier peut espérer obtenir des concessions du propriétaire, car il est sage d’en faire à propos, et tout homme intelligent s’y résigne ; mais alors c’est la propriété qui souffre, surtout la grande, et elle souffre sans compensation, sans allègement. la petite, celle que cultive le propriétaire lui-même, est moins atteinte, car elle a peu ou point de salaires à payer et elle consomme en nature une notable partie, parfois la totalité de ses produits. La baisse des prix lui est donc moins sensible. Elle n’en est affectée que si elle a des dettes.
C’est sous la forme de dettes que se présente la plus grande, la plus profonde, la plus durable des calamités agricoles. Les dettes enlèvent aux cultivateurs qui en sont chargés une partie notable de leur revenu, et cette partie est d’autant plus grande que les prix sont plus bas ; c’est là une cause de souffrance morale et économique dont il est difficile d’exagérer la portée. On a soutenu que ce mal porte en lui-même son remède : le cultivateur accablé de dettes vendra sa propriété et sera remplacé par un autre ; la terre ne restera pas en friche, et c’est là l’essentiel pour la société, pour l’état. Ce remède sera quelquefois efficace, mais le plus souvent il arrivera de deux choses l’une : ou la propriété sera achetée par un capitaliste, et alors l’exploitation passera des mains d’un propriétaire dans celles d’un fermier, ce qui serait une chute ; ou elle sera achetée par un cultivateur hors d’état de payer comptant son acquisition, et l’on pourra s’attendre à une nouvelle expropriation et la propriété perdra ainsi ce caractère de fixité qui fait en grande partie sa force. D’autres ont cherché des remèdes radicaux, recommandant, par exemple, la suppression pure et simple du système hypothécaire ; avec la faculté de constituer un gage immobilier disparaît, en effet, celle d’emprunter sur immeuble. On a aussi proposé de rendre les communes solidaires des dettes foncières, ce qui obligerait chaque habitant à demander au conseil municipal l’autorisation d’emprunter, naturellement en justifiant sa demande par l’exposé sincère et complet de sa situation. L’auteur de cette proposition s’appuie sur une analogie lointaine avec une coutume des anciens Germains !
Supposons qu’on soit décidé « en principe » à supprimer les dettes hypothécaires, comment résoudrait-on les difficultés que nous allons indiquer ? Tout le monde sait que ces dettes ont trois sources : le partage des successions, les restes à payer sur le prix d’acquisition d’un immeuble, enfin les emprunts et consolidations de dettes diverses ; passons-les rapidement en revue. Si l’on supprime l’hypothèque, il n’y aura plus de crédit foncier ; cette perte serait regrettable, mais enfin on peut en concevoir l’idée. Il serait plus difficile de se passer de l’inscription du reliquat de prix de vente ; après avoir essayé de toute sorte d’expédiens, on sera forcé de revenir à un mode d’inscription quelconque, il n’y aura de changé que le nom. Ce sont les partages de succession qui présenteraient la difficulté la plus grande, et c’est là précisément la source la plus abondante des dettes hypothécaires, source intarissable, puisqu’elle est alimentée par le mouvement de la population. Quand plusieurs héritiers ont à se partager un immeuble, comme il est presque toujours pratiquement indivisible, on procède sous une forme ou une autre à l’évaluation ou à la vente, et si l’on ne trouve pas un acquéreur qui paie comptant, que faire ? En fait, c’est généralement l’un des héritiers qui prend la ferme en se chargeant de payer provisoirement une rente aux cohéritiers, et cette rente il sera rarement en état de la racheter. C’est ainsi obérée que la propriété passera à un de ses fils, qui devra de la même façon se libérer envers ses frères et sœurs. C’est là un boulet que traînent beaucoup de propriétés en France, en Allemagne, en Angleterre et ailleurs, et le mal va naturellement en s’aggravant. Il semble pourtant qu’il s’offre ici un remède et un remède radical : supprimer les partages et instituer un héritier unique. Cette solution trouve de nombreux partisans en Allemagne, elle en a même en France, mais nous ne sommes pas du nombre, d’abord, parce qu’elle nous paraît inique, ensuite, parce qu’elle n’empêche rien, car la lui de primogéniture règne en Angleterre, et pourtant les propriétés y sont surchargées de dettes familiales comme nulle part ailleurs.
Le but qu’on voudrait atteindre par ces moyens radicaux ou excentriques, c’est de maintenir la terre entre les mains du cultivateur, libre de toute charge. Cette tendance ne peut être que hautement approuvée, c’est seulement le moyen d’arriver au but qu’il faudrait connaître. Dans quelques pays, et non uniquement en France, certains propriétaires s’abstiennent d’avoir plus d’un ou deux enfans ; on évite bien ainsi le morcellement des successions, mais il est permis de se demander si ce moyen n’est pas pire que le privilège donné à la primogéniture. Et si vous vous décidez de préférence à favoriser un enfant, « à faire un aîné, » que deviendront les autres ? Ils encombreront encore davantage les carrières ou émigreront. Ils iront en Amérique faire concurrence à leur ancienne patrie, et leurs fils compteront peut-être parmi les ennemis de leur pays d’origine.
La concurrence américaine est certainement un effet de l’excès de la population européenne. Ceux qui se sentent à l’étroit dans notre vieux continent vont peupler les vastes solitudes du nouveau. Nous avons longtemps accompagné de nos sympathies les émigrans, mais depuis qu’ils nous font concurrence sur notre propre marché, nous sommes disposés à changer de point de vue. C’est que la chose a une certaine gravité. Cette concurrence est utile à tous ceux qui ne vivent pas de l’agriculture, parce qu’elle maintient les prix à un niveau modéré ; en revanche, elle lèse les intérêts des cultivateurs, qui ne peuvent plus élever leurs prix de manière à compenser le déficit de la récolte. Le blé américain, le bétail américain, sont donc venus augmenter le nombre de nos « questions. » Heureusement, on reconnaît de toute part que cette question-là est passagère : l’Amérique se remplit et la terre cultivée sans prévoyance s’épuise, c’est une période difficile à passer, personne n’en saurait fixer exactement la durée, mais les hommes d’âge moyen en verront la fin. On ne trouve pas très consolante cette perspective, on nous reprochera peut-être de ne pas présenter un moyen de lutter victorieusement contre cette concurrence. Mais personne n’a su en offrir jusqu’à présent ; y a-t-il donc des remèdes pour tous les maux ?
Des remèdes, non ; mais la plupart des maux peuvent être atténués. Commençons par ne pas les exagérer. À entendre les uns ou les autres, on croirait que la concurrence américaine nous cause des privations ; elle ne nous retire cependant ni un grain de blé ni un gramme de viande ; elle empêche seulement les prix de s’élever. Le consommateur est satisfait ; le producteur seul aurait à se plaindre. Mais le producteur ne pourra-t-il donc pas améliorer ses procédés ? À cette question personne n’a encore répondu négativement. On est même quelque peu optimiste relativement aux progrès possibles. Seulement il semble difficile d’accorder ce sentiment avec le découragement qui se manifeste dans le n)onde agricole. On n’y parle que de restreindre la culture des céréales, ce qui est jeter le manche après la cognée. Nous préférerions voir redoubler d’efforts, car ce n’est qu’après avoir augmenté notre propre production de manière à fournir aux populations tout le blé nécessaire à leur consommation qu’on sera en droit de se plaindre des approvisionnemens qui nous viennent du dehors. Que pourrait répondre l’agriculture si on lui reprochait d’avoir dormi pendant que la population progressait, et si lentement encore ? Qu’elle hâte donc le pas maintenant pour regagner le terrain perdu, qu’elle multiplie ses produits, et quand ils seront au niveau des besoins de la consommation, la concurrence étrangère tombera d’elle-même.
Les pays qui ne produisent pas la totalité des subsistances nécessaires à leurs habitans ont généralement la ressource de tirer un complément de l’étranger et de le payer avec les produits de leur industrie. C’est précisément l’état florissant des mines, usines et manufactures, qui a permis à ces populations de dépasser le niveau, nous ne disons pas des subsistances, mais de la production agricole du pays. Les publicistes ne sont d’ailleurs pas d’accord sur la gravité de cette situation. Pendant que les uns voudraient que chaque état produisît sur son propre territoire le pain et la viande qu’il consomme, abandonnant le reste aux chances des rapports internationaux, les autres, abandonnant cette réserve, ne posent aucune limite à la division internationale du travail. Chaque contrée produira ce qu’elle pourra et, de préférence, les objets qu’elle établit aux conditions les plus avantageuses ; de cette façon, les échanges seront aisés, car ils seront profitables aux uns comme aux autres. Plaçons-nous pour un moment à ce point de vue et disons : Peu importe où le blé a poussé, où les bestiaux ont été élevés, engraissés ; l’essentiel pour un pays est de pouvoir les acheter par ses propres produits, qu’ils consistent en houille, en fer, en soie, laine, coton ou en objets d’art. Et c’est précisément parce qu’on a généralement eu le moyen de payer les subsistances importées qu’on s’est si peu inquiété de la nécessité de leur importation.
Voici cependant une clameur qui s’élève, et c’est de l’Angleterre qu’elle part : « Notre exportation diminue, bientôt nous ne pourrons plus payer les matières alimentaires dont nous avons besoin ! » Ce cri d’alarme a ému les Anglais ; les faits ont été étudiés de près et l’on s’est rassuré en voyant qu’il y avait eu de l’exagération ; l’optimisme patriotique s’en est mêlé et certains publicistes ont déclaré que c’était une fausse alerte, de la fumée sans feu. Comme toujours, c’est entre les extrêmes qu’il faut chercher la vérité ; elle est assez sérieuse, et le danger dont on a relevé les symptômes assez graves pour qu’il y ait intérêt à entrer plus avant dans la question.
On sait dans quel sens on parle aujourd’hui de la balance du commerce ; cette expression, dont la signification était autrefois si vaste n’est plus pour nous que l’équilibre entre les importations et les exportations. Il est évident que cet équilibre doit nécessairement exister, puisque personne ne donne ses marchandises pour rien ; seulement, si l’on conçoit qu’un particulier paie avec du numéraire, dans les rapports de nation à nation, on veut que les produits s’échangent contre des produits. C’est sur cette base seulement, croit-un, que les relations internationales peuvent s’établir d’une manière durable et même fructueuse. Nous ne voyons pas trop comment on pourrait attaquer cette règle, que J.-B. Say a été le premier à formuler. Mais si nous avons tous l’intime conviction qu’elle est vraie, il est difficile, sinon impossible, d’en faire la preuve. Les chiffres relevés par les douanes des différens pays semblent à chaque instant contredire la théorie. Tantôt c’est l’importation, tantôt l’exportation qui présente un excédent. Quand la valeur des sorties l’emporte, on dit que la balance nous est favorable ; c’est une réminiscence des temps passés, où l’or et l’argent étaient seuls considérés comme des « richesses ; » on croyait alors que, nos produits ayant dans leur ensemble une valeur supérieure aux marchandises que nous avions reçues en échange, l’étranger avait dû parfaire la différence en métaux précieux. Quand la valeur des entrées est la plus forte, on dit encore que la balance nous est défavorable, bien que les métaux précieux ne passent plus pour les seules richesses et qu’on comprenne que, normalement, la valeur des importations doit dépasser celle des exportations. Si vous envoyez à Rio Janeiro pour 1,000 francs de soieries, celles-ci vaudront 1,200 francs dans la capitale du Brésil, et le café que vous y achèterez pour cette somme sera peut-être coté 1,400 francs au Havre. Ainsi, contre 1,000 francs qui sortent, 1,400 francs devront entrer. Nous avons un peu enflé les différences pour les rendre plus visibles.
On a d’ailleurs rendu compte de plus d’une manière des différences que l’on constate entre les entrées et les sorties. On a contesté l’exactitude des déclarations faites par les exportateurs ; on a critiqué l’évaluation des prix, et, en dehors des défauts de la statistique, on a montré que les frais de transport se sont ajoutés aux valeurs importées et qu’on devrait, pour rétablir l’équilibre, grossir le montant des exportations d’une somme fictive égale représentant le travail national employé aux transports, travail qui a droit à sa rémunération ; on a rappelé surtout les affaires financières internationales, les intérêts et les rentes dus par l’étranger, et dont le montant n’est pas indiqué sur les tableaux des douanes, mais qui contribuent à établir ou rétablir l’équilibre. Voilà bien des raisons, la plupart très fortes, pour rendre les publicistes, les hommes d’état presque indifférens aux mouvemens de la balance du commerce ; néanmoins les mouvemens ont paru pendant un certain nombre d’années si insolites, les différences ont été si considérables qu’ils ont donné à réfléchir.
C’est d’Angleterre, avons-nous dit, qu’est parti le cri d’alarme : Are we consuming capital ? Vivons-nous sur notre capital ? M. Stephen Bourne[1], qui a posé cette terrifiante question, s’est mis en devoir de la justifier. Nous ne pouvons reproduire ici ses nombreux tableaux, dont il a puisé les élémens aux meilleures sources, nous dirons seulement qu’il ne se borne pas à défalquer simplement le chiffre brut de l’exportation du montant des importations. Ce n’est là pour lui qu’un excédent apparent qui atteindrait pour les années 1877, 1878 et 1879 les chiffres de 3,527 millions, 3,082 millions, 2,872 millions de francs. Pour approcher plus près de la réalité, il ajoute à la valeur des marchandises importées le numéraire qui n’était pas compris dans les chiffres ci-dessus et en défalque le montant des frais de transport que ces chiffres, au contraire, renferment ; aux exportations il ajoute la valeur des approvisionnemens et de la houille dont se sont garnis les navires en partance, valeur que les tableaux des douanes omettent. Par ces corrections, M. Bourne atténue sensiblement les excédens d’importation ; ainsi réduits, ils ne sont plus, pour les années 1877-1879, que de 2,350 millions, de 2,100 millions, de 1,625 millions. Poussant plus loin ses investigations, M. Stephen Bourne, après avoir étendu ses corrections à une série d’années, décompose les importations en trois classes : matières alimentaires, matières premières pour les manufactures, autres articles. Dans les vingt-cinq années qui se sont écoulées de 1854 à 1879, la valeur des matières alimentaires s’est élevée de 59 à 167 millions de livres sterling, celle des matières premières de 61 à 100 millions, celle des articles divers de 14 à 41. On reconnaîtra à première vue que les subsistances importées ont presque triplé, tandis que les produits bruts n’ont pas même doublé, circonstance qui peut donner à réfléchir. Au reste, les chiffres du tableau des douanes ont été combinés et groupés de bien des manières depuis deux ou trois ans par les publicistes et se sont complaisamment prêtés à de sensibles atténuations, mais le fond de la question n’en a pas été touché : l’accroissement des exportations industrielles a été dépassé par l’augmentation des importations alimentaires, ce point semble acquis.
Des faits qu’il a constatés, M. Stephen Bourne tire des conséquences que nous allons reproduire, autant que possible, avec ses propres paroles : « La gravité de la situation consiste dans ce fait que, tandis que nous devenons d’année en année plus dépendans de l’étranger pour l’alimentation de nos populations, les produits de notre industrie deviennent de moins en moins nécessaires aux contrées dont nous tirons ce supplément de subsistances. » Si encore on pouvait enrayer ce mouvement ! Mais non. « Pendant qu’une fausse sécurité, fondée sur la croyance en notre pouvoir de délier toute compétition, et la connaissance des larges bénéfices réalisés jusqu’à présent par les manufactures, ont rendu nos ouvriers plus exigeans relativement aux salaires, et que nos patrons sont devenus moins économes dans leurs dépenses, d’autres nations ont profité de notre expérience, et de toutes parts s’élèvent des manufactures pour rivaliser avec les nôtres. Pendant que nous consacrions une forte partie de nos revenus à développer nos forces productrices, d’autres nations se sont appliquées à faire valoir leurs avantages naturels ; il en est résulté que, du moins pour un temps, l’offre a dépassé la demande, et la concurrence a tellement fait baisser les prix, qu’on a de la peine à croire qu’ils puissent jamais se rapprocher sensiblement de leur ancien niveau. » Et l’auteur continue ses plaintes et les termine par cette question : « Faut-il maintenant nous croiser les bras et désespérer ? » Il répond que ce ne serait pas conforme au caractère anglo-saxon. M. Bourne a une haute opinion de ce caractère, car ses propositions peuvent se résumer ainsi : Nous ne pouvons reconquérir notre suprématie qu’en vendant à très bas prix, prix devenus impossibles en présence du luxe auquel nous nous livrons ; par conséquent, vous, ouvriers, contentez-vous de salaires moindres et abandonnez l’eau-de-vie et le tabac ; vous, patrons, supprimez le tilbury et autres superfluités et réduisez vos bénéfices autant que votre luxe. Mais ces moyens héroïques, on ne les emploie que dans des situations désespérées, et heureusement l’Angleterre n’en est pas encore là.
Nous comprenons cependant qu’on se sente mal à l’aise quand près des deux tiers des matières alimentaires nécessaires à la nation doivent être importés. Que ferait-on si la récolte manquait en Amérique ou si la guerre menaçait les transports ? Mais, en dehors des calamités accidentelles, il y a encore de quoi faire réfléchir. Tous les pays font des efforts pour développer leur industrie, et non sans un certain succès. Jusqu’à présent, l’ensemble du commerce international n’en a pas souffert, mais on peut déjà constater quelques symptômes menaçans : nous n’en citerons qu’un seul, mais il est des plus importans. Personne n’ignore que les États-Unis sont parvenus, par un ensemble de mesures, que nous son)mes loin d’admirer d’ailleurs, à réduire leurs importations et à multiplier considérablement le nombre de leurs usines et manufactures. Si l’Amérique du Nord se mettait à produire tout ce dont ses habitans ont besoin, — et la contrée est assez grande pour que l’idée n’en paraisse pas absurde, — les rapports internationaux en souffriraient considérablement et l’on pourrait légitimement se demander comment payer à la longue le blé, le coton et les autres produits américains, si l’on n’accepte de nous en échange que de l’or. Beaucoup de lecteurs répondront que ces extrémités ne sont pas à craindre ; nous avons le même sentiment ; instinctivement, nous nous attendons à voir surgir une modification favorable de la situation, mais nous nous croyons tenu de prévoir qu’elle n’aura pas lieu. Dans le doute, il faut prévoir le pour et le contre, mais la plupart des publicistes se refusent à embrasser la question dans sa totalité. En matière de population, il y a, paraîtrait-il, un langage de convention qui permet d’examiner ce qu’on fera quand l’Angleterre aura cent millions d’habitans et l’Allemagne cent cinquante millions ; on oublie de se demander s’il y aura jamais dans ces pays de quoi faire vivre ces millions d’habitans et, par conséquent, si nous avons réellement à craindre d’être écrasés par nos voisins. Si nos voisins se multiplient plus vite que nous, ils arriveront plus tôt à la limite, au-delà de laquelle on est sûr de rencontrer la misère[2]. Quand toutes les carrières sont encombrées, quand la vie est difficile et les denrées sont chères, alors les souffrances affaiblissent les populations, la vieillesse est précoce, il y a relativement plus d’enfans que d’adultes. Nous avons sous les yeux un tableau où les habitans de six pays sont classés par âges et ces pays sont rangés d’après le nombre des enfans âgés de un jour à cinq ans. Sur ce tableau, la France figure en tête avec le moindre nombre, la Prusse ferme la série avec le nombre maximum. Eh bien ! voyez : sur 10,000 habitans, la France compte, il est vrai, 929 enfans de moins de cinq ans et la Prusse 1,510 ; en revanche, la France a 1,475 individus âgés de trente à quarante ans, 2,262 de quarante à cinquante, 1,015 de soixante et au-dessus, tandis que la Prusse n’en a que 1,345,1,663 et 602. C’est 4,752 Français adultes contre 3,611 Prussiens adultes. Cette comparaison n’est-elle pas éloquente ? La France a proportionnellement plus d’adultes que n’importe que l’autre des six pays en question[3]. Pour les hommes, il ne s’agit pas de naître, mais de vivre, et la place est limitée. Les forces productives le sont également. Demandez aux cultivateurs pourquoi ils s’obstinent à ne produire que 25 bushels par acre ; une fois qu’ils consentent à labourer, fumer, semer, pourquoi ne récoltent ils pas le triple de cette quantité ? Tous les Anglais pourraient se nourrir de home grown wheat, de froment venu en terre anglaise. Les « théoriciens » disent que si les cultivateurs ne vont pas au-delà, c’est qu’ils ne le peuvent pas ; est-ce que les « hommes pratiques » seraient d’un autre avis ?
La même question peut se poser en France et dans tous les pays qui importent du blé. La réponse sera partout la même : la fertilité du sol a ses bornes. Il serait d’ailleurs imprudent de pousser la population jusqu’aux limites extrêmes de la production des alimens (en supposant que ce fût possible), car on ne sera jamais en état de régler les saisons et de distribuer à volonté la pluie et le beau temps. Jusqu’à nouvel ordre, cette impuissance n’a rien d’inquiétant, car l’Amérique n’est pas encore remplie, mais la population y pullule, et l’Europe y verse tous les ans des centaines de mille de travailleurs : on estime que dans l’année courante un million d’émigrans aborderont dans les États-Unis. Est-il donc inutile de se préoccuper des effets de cet exode ? ou croit-on que cette cause n’aura pas d’effet ? Sans doute, ce mouvement et les résultats qu’il peut avoir échappent à notre influence, mais nous devons en prendre acte. Nous n’avons aucune mesure à proposer, mais nous demandons à ceux qui croient pouvoir trouver pour chaque mal le remède qui en débarrassera l’humanité, de tenir compte des faits que nous signalons, de les faire entrer en ligne de compte dans leurs calculs. L’accroissement de la population, l’encombrement des carrières, la nécessité de tirer des subsistances de l’étranger, la concurrence industrielle de plus en plus vive des différens pays sont des élémens essentiels du problème social dont il n’est pas permis de faire abstraction.
Le problème social ! c’est là, en effet, le grand problème de notre époque, c’est la crise latente qui sera évitée ou atténuée si nous parvenons à en reconnaître la nature intime, si nous pouvons prendre sur nous de l’envisager de sang-froid. Ceux qui l’étudient s’arrêtent le plus souvent à la surface, ils se contentent de noter quelques phénomènes extérieurs, la lutte des classes, la haine du pauvre contre le riche, les dissentimens du capital et du travail, mais ils ne pénètrent pas jusqu’aux causes des phénomènes. Ils en cherchent l’explication dans les circonstances extérieures, au lieu de la chercher dans les conditions d’existence même de la population, ou, pour dire les choses clairement, dans le rapport entre les forces productives et les subsistances.
Ce n’est pas à dire que le chiffre de la population n’ait été l’objet d’aucune préoccupation, mais l’on s’est placé de préférence au point de vue de la grandeur nationale, de l’influence qu’elle confère à un état, des conséquences politiques qui s’y rattachent. Personne ne contestera l’importance de ces considérations ; mais n’oublions pas qu’il faut assurer l’existence des individus avant de songer à l’extension de l’état. C’est séduisant de parler des masses, mais il est plus utile de considérer d’abord les unités dont elles se composent, de se représenter les besoins et les passions qui leur sont communs et qui seuls font de la collectivité un tout homogène. Ces besoins et ces passions sont les forces qui donnent le mouvement à la société humaine. Or quel est le besoin le plus général, le besoin universel, si ce n’est, pour chaque individu, celui d’assurer son existence, de « gagner sa vie, » et de la gagner facilement et largement s’il se peut ? Et si quelqu’un trouvait cette préoccupation trop mesquine, nous lui montrerions que cette cause prétendue petite produit les plus grands et les plus durables effets, c’est même la cause par excellence. Darwin l’a nommée le struggle for life.
C’est en suivant quelques-unes des manifestations de cette cause que nous verrons passer sous nos yeux quelques-unes des faces du problème social. L’accroissement de la population devient sensible en premier lieu dans l’économie rurale. L’influence est longtemps bienfaisante : la culture s’améliore sous la pression des besoins croissans ; elle s’étend, elle devient de plus en plus intensive. La propriété se divise, et maint cultivateur vend le champ devenu trop petit pour le nourrir et se consacre à une autre industrie. Si les mœurs ou les lois s’opposent à la division du sol, les enfans puînés émigrent. C’est ce que font aussi les ouvriers ruraux dont la concurrence réduit trop les salaires. Une partie de cet excédent de la population agricole ira peut-être peupler des colonies, mais le gros des émigrans cherchera fortune dans les villes. Les premiers qui perdirent de vue le clocher du village natal partirent avec regret, parce qu’il n’y avait plus de place pour eux dans la maison paternelle : la plupart des suivans allèrent s’établir dans les villes, entraînés par l’exemple et attirés par les agrémens de la vie qu’ils y attendaient. Nous ne nous arrêterons pas à faire la part des illusions qui provoquèrent ces migrations, il est pourtant vrai que le travail urbain est généralement moins dur que le travail rural et en même temps que les salaires y sont plus élevés. Ces départs peuvent être incommodes pour les cultivateurs exploitant des domaines étendus, mais ils les forcent à se familiariser avec les procédés qui économisent le travail, ce qui est un progrès ; ils sont en tous cas utiles aux ouvriers qui restent à la campagne, car leurs salaires doivent augmenter. Dans les villes, les nouveau-venus seront longtemps reçus à bras ouverts ; ils favoriseront le développement de l’industrie et contribueront tout d’abord à leur prospérité.
Les villes se rempliront à leur tour, la vie y deviendra moins facile et l’excès de population s’y fera sentir de différentes façons. Les salaires baisseront, ou du moins ne s’élèveront pas proportionnellement à l’augmentation du prix des subsistances. Le nombre des prolétaires s’accroîtra et avec eux la misère. Les institutions seront affectées plus qu’on ne pense par l’accroissement de la population. La suppression des corporations d’arts et métiers a eu certainement plusieurs causes, mais nous sommes convaincu que la multiplication du nombre des ouvriers en était une. De nos jours, les trades unions, les syndicats et d’autres groupes professionnels semblables imposent volontiers aux patrons des restrictions relativement au nombre des apprentis qu’ils peuvent prendre. Supposons que toutes les industries se syndiquent, que partout ces restrictions s’établissent, que deviendra le surcroît de la population ? Il faut bien que chaque industrie élargisse ses cadres pour recevoir sa part de ce surcroît, il faut d’ailleurs que le producteur multiplie ses produits pour satisfaire les nouveaux consommateurs. Le nombre des apprentis devra donc nécessairement croître, mais il n’est pas probable que les ouvriers, s’ils peuvent l’éviter, cèdent sur ce point.
Ce sont les mille difficultés, les mille complications de la vie sociale qui favorisent la diffusion des doctrines communistes ou collectivistes lorsqu’elles ne les font pas naître. Quand on souffre, on aspire vers un remède, et ce sentiment se manifeste, que la souffrance soit réelle ou imaginaire, qu’elle soit le résultat de nos fautes ou le produit de forces majeures. Ce sont généralement les maux les plus sérieux que nous supportons le plus stoïquement, peut-être parce que nous sentons trop vivement qu’il n’y a rien à faire ; mais nous sommes d’autant moins résignés que l’opinion, l’amour-propre, la passion y sont plus intéressés. Il s’ensuit qu’on peut créer des souffrances de toutes pièces en propageant certaines idées, en excitant des appétits, en exploitant les mécontentemens. Le socialisme n’a pas été engendré par la haine et l’envie, comme on pourrait le croire en voyant semer ces mauvais sentimens ; c’était une pensée réformatrice qui inspirait les utopies, et si ces œuvres d’imagination n’avaient pas affiché plus tard la prétention d’être prises au sérieux, si ensuite tant d’hommes n’avaient pas fait du socialisme un instrument d’ambition, il n’y aurait pas lieu d’en parler ici. À nos yeux, il n’a d’autre effet que de faire sentir plus profondément les inconvéniens inséparables de cette excellente chose, la densité de la population, car il n’y a pas de médaille sans revers. Pour vivre dans une société où les professions sont encombrées, il faut travailler avec plus d’acharnement et dépenser avec plus de prudence. On le sait, en effet, le travail et l’économie sont les deux grands remèdes sociaux ; réunis, ils forment presque une panacée, mais ils ont un défaut capital, ils exigent un effort de notre part. Eh bien ! nombre de personnes ne peuvent pas se résoudre à faire cet effort ; elles voudraient bien être débarrassées de leurs maux, mais elles demandent à en être guéries par un remède qu’elles n’aient pas besoin d’appliquer elles-mêmes.
Nous venons de faire allusion à une cause que la physique nomme force d’inertie et que le langage ordinaire désigne plutôt par le mot de paresse ou par un de ses synonymes, mais il en est une autre, dont on n’a pas suffisamment conscience, c’est, nous ne dirons pas l’ignorance, mais une sorte d’indolence d’esprit qui ne se donne pas la peine de rapprocher les causes et les effets. Toutes les superstitions, — et leur nombre est légion, — découlent de cette indolence. Beaucoup de maux politiques, économiques, sociaux et autres disparaîtront ou seront sensiblement atténués quand on aura pris l’habitude de se demander sérieusement pour chaque prétendu remède, si ceci peut produire cela et de répondre sans passion à cette insidieuse question. Nous ne comptons pas trop sur cet heureux avenir : l’humanité ne change guère, on continuera à l’influencer par des mots vides de sens, formules magiques qui produisent les mirages de la fée Morgane, qui sont d’autant plus brillans que les déserts qui nous entourent sont plus arides, mais qui n’en disparaissent pas moins quand nous voulons les toucher. Les déclamations des socialistes ne peuvent pas changer la nature des choses, et les remèdes qu’ils présentent n’en sont pas. Quand on aura dépouillé le propriétaire et déclaré le sol commun, produira-t-il 30 hectolitres au lieu de 20 ? — Le citoyen rural travaillera-t-il avec plus d’assiduité quand l’état lui assurera un traitement annuel que lorsqu’il labourait, hersait, piochait, pour un salaire quotidien ? Quand le fabricant exproprié aura cédé « les instrumens de travail » et que le collectivisme régnera sans conteste, les débouchés se seront-ils accrus, les salaires élevés, les chômages et les crises évanouis ? Quel rapport ceci a-t-il avec cela ? Comment des causes de cet ordre produiraient-elles de tels effets ?
Nous n’avons pas beaucoup à nous préoccuper de ces faits pour nous-mêmes, mais nous comprenons que nos voisins s’en inquiètent, La population augmente rapidement chez eux, mais ni le sol et ses produits, ni les débouchés de l’industrie ne suivent le mouvement. Nos voisins ont encore la ressource de l’émigration, mais à un moment donné l’Amérique fermera ses portes[4], que fera-t-on après ? Nous ne nous hasarderons pas à pressentir les maux sociaux qu’une disproportion entre la population et les subsistances pourra produire, ni à indiquer des remèdes : à chaque époque sa tâche. La nôtre n’a pas la mission de guérir un mal qui n’éclatera que plus tard, il lui incombe seulement de chercher à voir clair, à pénétrer au fond des choses. Alors, quand les difficultés surgiront, on avisera, et, bien renseigné, on saura où porter secours. C’est ailleurs qu’en France que la crise éclatera si « la force aveugle qui dirige en tel ou tel sens la destinée de tout un peuple » ne la prévient pas. Tâchons, en attendant, de répandre une instruction sérieuse, d’enlever les entraves qui pourraient ralentir les progrès de l’agriculture et de l’industrie, et n’oublions jamais que la question de la population est intimement liée à la question des subsistances.
MAURICE BLOCK.
- ↑ Trade, Population and Food : Londres, 1880, George Bell.
- ↑ Un journal officieux allemand, répondant à un article de M. Delbrück, qui établit que la population s’accroît chaque année de 500,000 âmes et qui montre les dangers de cette situation, conseille d’arrêter ce mouvement ascensionnel en autorisant les communes à mettre des entraves aux mariages.
- ↑ Maurice Block, l’Europe politique et sociale ; Paris, 1869, page 44.
- ↑ Ce n’est pas au mouvement contre les Chinois que nous faisons allusion ici ; nous avons déjà plusieurs fois rencontré dans des publications américaines des phrases comme celle-ci : » Il n’y a pas encore lieu d’interdire l’immigration européenne. » Du reste, on sait, que les knownothing étaient déjà hostiles aux immigrés, mais pour des raisons politiques.