Une Cour de la Haute-Italie à la fin du XVe siècle/02
A supposer que Léonard fût resté à Florence, il aurait peut-être peint, pour quelque couvent de sa ville natale, une Sainte Cène, égale à celle de Sainte-Marie des Grâces ; mais il n’aurait certainement pas reçu la commande d’un ouvrage de sculpture aussi important que la statue équestre du duc François, important par ses dimensions autant que par les idées de triomphe qu’il s’agissait d’y exprimer. A Florence, l’humeur égalitaire des masses avait depuis longtemps réduit la sculpture au cycle religieux : tout au plus la république avait-elle fait à deux de ses chanceliers, Léonard Bruni et Charles Marsuppini, les honneurs d’un mausolée monumental. Mais dresser sur une place publique la statue d’un capitaine, et surtout d’un capitaine dont la famille conservait quelque pouvoir, voilà qui eût soulevé ses ombrageux concitoyens ! Autant leur proposer de rétablir le culte des idoles ! Aussi fut-ce en dehors de leur patrie que tous les sculpteurs florentins de mérite se virent réduits à exécuter des effigies monumentales : Donatello, à Padoue (statue équestre du général Gattamelata) ; Baroncelli, à Ferrare (statue équestre du marquis Nicolas d’Este) ; Verrocchio, à Venise (statue équestre du général Colleone) ; et enfin Léonard, à Milan.
Le duc François était mort en 1466 : ce fut en 1472 seulement que son successeur, Galéas-Marie, conçut le projet d’élever au fondateur de la dynastie des Sforza un monument digne de lui, un tombeau au-dessus duquel se dresserait, comme sur les tombeaux des Scaliger à Vérone, la statue équestre du défunt. Une dizaine d’années durant, on consulta artistes sur artistes, on rédigea projets sur projets. Sur le refus ou le désistement des frères Mantegazza, les habiles sculpteurs de la chartreuse de Pavie, Galéas-Marie fit appel au fameux sculpteur et peintre florentin Antonio del Pollajuolo. Après la mort de cet artiste (1498), « on trouva chez lui le projet et le modèle qu’il avait exécutés pour la statue équestre de François Sforza, commandée par Ludovic le More. Ce modèle était représenté de deux manières différentes dans les dessins faisant partie de son recueil : l’un montrait le duc François ayant au-dessous de lui Vérone ; l’autre le même duc, tout armé, faisant sauter son cheval par-dessus un homme armé. Je n’ai pu savoir pourquoi ce projet n’a pas été exécuté (Vasari). » — C’est ce second dessin qu’un amateur italien, M. Morelli, a cru retrouver dans un dessin du cabinet des estampes de Munich, tandis que M. Courajod le considère, au contraire, comme la représentation même de la statue de Léonard. Rien ne s’oppose d’ailleurs, ajoute le savant conservateur du musée du Louvre, à ce que Pollajuolo ait vu et dessiné la statue de Léonard. M. Richter, de son côté, a supposé que le même programme, — un cheval se cabrant sur un homme tombé, — fut imposé aux différens concurrens. Je ferai observer, pour ma part, que, si le dessin de Munich représente l’œuvre de Léonard, il la représente singulièrement alourdie et déformée. Rien de plus raide ni de plus inerte que l’arrière-train du cheval ; c’est à peine s’il est affermi sur ses jarrets ; les jambes de devant, très visiblement ankylosées, ne sont pas moins défectueuses. Seuls la tête et le cou ont une certaine allure. Quant au cavalier, il se tient maladroitement en selle, sans noblesse comme sans naturel. L’ensemble, enfin, ne présente aucune des lignes monumentales, rythmées, on serait tenté de dire chantantes, que Léonard a si visiblement recherchées dans ses dessins de Windsor.
Le bruit des discussions auxquelles avait donné lieu, une dizaine d’années durant, le choix d’un modèle, était venu jusqu’aux oreilles de Léonard. Dans son épître-programme à Ludovic, il se déclare prêt à entreprendre l’exécution du Cavallo, c’est-à-dire de la statue équestre. Il se mit effectivement à l’œuvre. Mais personne ne s’entendait moins que lui à mener les choses rondement; Ludovic, (le son côté, n’avait pas assez de fermeté pour s’en tenir au projet une fois adopté ; nul doute que Léonard ne l’ait ébloui à chaque entrevue par des combinaisons nouvelles. Les projets, en effet, succédaient aux projets; il fut tour à tour question d’élever la statue sur un vaste soubassement, soit circulaire, soit rectangulaire, en forme de rotonde ou en forme d’arc de triomphe; de creuser dans ce soubassement une cavité qui devait recevoir la statue couchée du défunt, etc. En 1490 encore, Léonard inscrivait sur un de ses registres : « Aujourd’hui, j’ai commencé ce livre et recommencé le cheval. » Assurément, rien n’est, d’ordinaire, plus compliqué ni plus long que l’exécution d’une statue équestre (Donatello avait employé neuf ans à celle de Gattamelata; Verrocchio était mort au bout de huit ou neuf ans sans avoir terminé la sienne). Mais le temps consacré par Léonard à son travail, — seize années entières pour exécuter rien que le modèle en terre, — dépasse toutes les limites de l’invraisemblance. Comme Michel-Ange pour le tombeau de Jules II, il eût pu appeler la statue de François Sforza la tragédie de sa vie.
Conformément à ses habitudes d’homme de science, avant de prendre en main l’ébauchoir, Léonard voulut recueillir sur le cheval en général, et sur les statues équestres en particulier, toutes les informations imaginables. Quoiqu’il connût à fond le noble art de l’équitation, il y a gros à parier que, pour la circonstance, il reprit la question ab ovo, et que des semaines, des mois, peut-être des années se passèrent en expériences sur l’anatomie et la locomotion hippiques. L’examen des statues équestres antérieures aux siennes, — ce que l’on pourrait appeler la bibliographie du sujet, — ne l’occupa pas moins. Les principaux modèles qu’il consulta furent les chevaux de Monte-Cavallo, à Rome; la statue équestre de Marc-Aurèle, dans la même ville; les quatre chevaux de Venise; et enfin la statue de Gattamelata, élevée par Donatello à Padoue. Quant aux travaux exécutés par son maître Verrocchio, à Venise, en vue de la statue du Colleone, ils ne purent lui être que d’un faible secours ; commencés en 1479, ainsi quatre ans avant la statue de François Sforza, ils étaient loin d’être terminés en 1488, date de la mort de Verrocchio.
Je n’entreprendrai pas de retracer ici les vicissitudes, la lamentable odyssée de la statue équestre de François Sforza. Ce travail a été mené à bonne fin, il y a peu d’années, par M. Louis Courajod, dans un volume spécial, auquel je renvoie le lecteur. Il suffira de rappeler que le modèle en terre existait en 1501 encore, mais qu’il ne tarda pas à être détruit, partie par les intempéries, partie par la soldatesque étrangère campée à Milan.
Le Cavallo a péri irrévocablement, et aucun dessin ne nous permet même d’entrevoir ce qu’a pu être cette création de génie. Aussi bien, à mon avis, est-ce ailleurs qu’il faut en chercher le reflet; les fondeurs de bronze, si ardens pendant toute la première renaissance à multiplier les chefs-d’œuvre, antiques ou contemporains, n’auraient-ils pas été tentés par cette merveille, eux qui nous ont laissé par douzaines la reproduction de la statue équestre de Marc-Aurèle! Padoue et Vérone, foyers de l’art du bronze, Venise même n’étaient pas si éloignées de Milan que les épigones de Donatello, les Vellano et les Riccio, ou ceux de Verrocchio, les Leopardi et les Lombardi, n’aient pu connaître de visu ou par des maquettes la statue équestre de Fr. Sforza. Cette piste, jusqu’ici négligée, était la bonne. Le lecteur peut juger de mon saisissement lorsque je me trouvai face à face, il y a peu de semaines, dans un des plus somptueux hôtels du boulevard Haussmann, avec une statuette de cheval, libre, souple, vivante, fière et inspirée, comme seul le Cavallo de Léonard a pu l’être. L’honneur d’avoir conquis pour la France ce morceau merveilleux, on serait tenté de dire miraculeux, revient à Mme Edouard André, qui, après avoir créé tant d’admirables portraits, alors qu’elle s’appelait Mlle Nélie Jacquemart, s’ingénie aujourd’hui avec autant de sagacité que de patriotisme à recueillir pour notre pays les plus purs chefs-d’œuvre de la renaissance italienne. La haute valeur de la statuette, en bronze doré, qu’elle a découverte à Venise, n’a pas échappé à sa clairvoyance d’artiste, et elle n’a pas hésité à la baptiser du glorieux nom de Léonard, attribution que tout connaisseur impartial ratifiera. La souplesse et la liberté infinies que seul Léonard savait donner à ses créations, son habileté à présenter ses sculptures de telle façon qu’elles parussent également belles, sous quelque aspect qu’on les envisageât, sa science approfondie des proportions, se trouvent au suprême degré dans ce bronze.
En tant que peintre, Léonard reçut tour à tour la commande de décorations improvisées, destinées aux fêtes, de portraits, de tableaux de sainteté, de peintures ornementales, et enfin d’une page monumentale, la Sainte Cène.
Le mariage de Blanche-Marie Sforza aurait fourni à Léonard, d’après une tradition accréditée jusqu’à ces derniers temps, l’occasion de peindre le merveilleux portrait de la Bibliothèque Ambrosienne, cette jeune femme de profil et à mi-corps, à la physionomie un peu longue et amincie, mais du galbe le plus pur, s’enlevant dans une gamme brunâtre sur un fond sombre, à la bouche qui sourit légèrement, avec ses coins accentués, à l’œil noir, profond et limpide, du faire le plus gras et le plus généreux. Mais voilà que M. Morelli revendique ce portrait en faveur d’un artiste médiocre et inconnu, un certain Ambrogio de Prédis, tandis que M. Bode, tout en proclamant les droits de Léonard, affirme que la jeune dame représentée n’est pas Blanche-Marie Sforza. Heureusement, la démonstration de M. Bode est absolument décisive en ce qui concerne l’authenticité du portrait. Le savant conservateur du musée de Berlin prouve qu’Ambrogio de Prédis a bien dessiné un portrait de Blanche-Marie, qui se trouve aujourd’hui à l’Académie de Venise, mais que ce dessin n’a rien de commun, ni pour la physionomie, ni pour la facture, avec le chef-d’œuvre de la Bibliothèque Ambrosienne.
A la période milanaise de Léonard appartient probablement aussi le portrait du Louvre, connu sous le titre de la Belle Ferronnière. On sait que cette œuvre délicate, avec sa facture franche et ferme, son coloris nourri comme celui des plus beaux Ghirlandajo, est malheureusement déparée par de nombreuses craquelures et par des retouches maladroites qui l’ont alourdie et comme estompée. N’importe, sa distinction native perce à travers toutes les mutilations. Le costume y est à la fois noble et simple : corsage d’un beau rouge; manches à crevés qui alternent avec des nœuds jaunâtres ; broderie d’or à fond noir sur l’échancrure qui laisse voir le cou. Pour bijoux, un rubis ou un diamant fixé sur le front par un cordon ; puis, autour du cou, dont il fait quatre fois le tour, un collier à cylindres alternativement blancs et noirs. Devant le portrait, une balustrade en pierre. C’est toute la simplicité, la fraîcheur, le parfum des Primitifs, mais avec une grâce plus haute et plus de liberté. Les yeux sont grands, bien fendus ; les paupières caressées avec amour, un peu chargées et alourdies ; la bouche suave et noble ; les cheveux aplatis en bandeaux sur les tempes ; le galbe d’une grâce rare ; l’expression générale enfin sérieuse et cependant chaste et timide. Assurément, si nous avons devant nous la favorite d’un prince, ce n’est pas une de ces maîtresses qui s’affichent, à qui il faut d’éclatantes parures et des fêtes sans nombre, la belle Catelina par exemple. On songe plutôt à une de ces femmes à qui suffit le bonheur de savoir qu’elles sont aimées d’un grand prince, — une Marie Touchet ou la Claire d’Egmont, — et qui ne veulent de lui ni richesses ni gloire, mais seulement son affection.
L’embellissement de la résidence ducale occupa Léonard à diverses reprises. Malheureusement, il ne reste aucun vestige des peintures dont il orna ce fameux castello di Porta Giovia (la porte de Jupiter, aujourd’hui porte de Verceil), dans lequel les Visconti avaient accumule tant de trésors, et qui, après avoir été démoli de fond en comble lors de la révolution de 1447, fut reconstruit par les Sforza avec plus de magnificence encore, puis de nouveau livré au pillage, et enfin réduit de nos jours en vulgaire caserne, en attendant que la restauration confiée à un éminent architecte, M. Lucas Beltrami, fasse de ce monument vénérable le musée central digne de la ville de Milan. Une note autographe de Léonard nous a conservé le détail de quelques-uns de ces travaux : ils rentrent dans le domaine de la décoration plutôt que dans celui de la peinture d’histoire. Voici ce document : « La gouttière étroite sur les salles, 30 livres; la gouttière placée sous celle-ci, chaque compartiment carré à 7 livres; dépenses pour azur, or, céruse, plâtre, enduit, colle, 3 livres; temps employé, trois journées; les histoires (les sujets) sous ces gouttières avec leurs pilastres, 12 livres chacune; j’estime la dépense pour l’émail et l’azur et d’autres couleurs à 1 livre 1/2. J’estime les journées à 5 pour la recherche de la composition, le petit pilastre et autres choses. Item pour chaque petite voûte, 7 livres... La corniche sous la fenêtre, 6 sous la brasse. Item pour 24 histoires romaines (c’est-à-dire des sujets antiques, peut-être des grotesques), 10 livres, » etc. La modicité du prix alloué pour ce dernier travail, — 10 livres seulement, — nous autorise à croire qu’il ne s’agissait que de petits motifs de décoration, peut-être en camaïeu.
Dans le parc du château, Léonard construisit et décora les bains destinés à la duchesse Béatrix. Il ne se contenta pas d’y faire œuvre d’architecte et de décorateur, mais composa le modèle des têtes d’anguilles destinées à livrer passage soit à l’eau chaude, soit à l’eau froide, et poussa la précaution jusqu’à indiquer la proportion de chacun de ces liquides : trois parties d’eau chaude contre quatre d’eau froide. La date de 1492, tracée à quelque distance du plan de ces bains, paraît se rapporter à l’année de leur construction.
Rien de plus obscur que l’histoire de la Cène de Santa-Maria delle Grazie : on ignore quand ce chef-d’œuvre fut commencé, quand il fut fini, de même que l’on ignore (et là se trouve, à mon avis, le nœud de la question) dans quelles conditions il prit naissance. Disons tout de suite, pour n’avoir plus besoin de revenir sur ce problème de chronologie, que Léonard travaillait à sa peinture en 1497 encore et qu’il la mena à fin en 1498 au plus tard. Je voudrais essayer de montrer ici comment le peintre de la Joconde, de la Vierge aux rochers, de la Sainte Anne, a procédé, quels enseignemens il a empruntés à ses prédécesseurs, par quelles vicissitudes intimes sa composition a passé avant d’aboutir à l’immortelle page de Santa-Maria delle Grazie, car il ne s’agit pas, — Ce point est hors de conteste, — d’une œuvre abstraite, artificielle, née du caprice d’une imagination d’artiste, mais d’une page du livre de la vie, d’une page qui a été vue et sentie, d’un drame qui a été vécu. Heureusement, les notes publiées par M. Richter permettent de suivre la marche des travaux d’étape en étape. C’est à la reconstitution de ce processus intime que je m’appliquerai ici, en me félicitant de ce que mes prédécesseurs se soient bornés à mettre au jour les matériaux et m’aient laissé le plaisir d’offrir aux lecteurs de la Revue la primeur d’un essai de coordination qui aura, sinon son mérite, du moins sa nouveauté.
Quelques mots, avant d’aborder ces différens points, sur l’origine de la peinture et sur sa destination.
Le mot Cenacolo, qui correspond dans une certaine mesure au mot français cénacle, a en italien une acception plus large ; il désigne tour à tour la salle où l’on dîne, en d’autres termes le réfectoire, puis la salle où le Christ a donné la Cène aux apôtres, et enfin la peinture même qui représente cette auguste cérémonie. L’église de Sainte-Marie des Grâces, ce chef-d’œuvre de l’architecture lombarde, telle que celle-ci s’était formée sous l’impulsion de Bramante, avait été fondée par les dominicains, qui en commencèrent la construction en 1464, dans les données du style gothique. Les travaux avancèrent lentement et furent menés avec parcimonie, jusqu’au moment où Ludovic le More, s’étant pris d’affection pour ce sanctuaire, donna l’ordre de reconstruire la coupole et l’abside et en fit poser en 1492 la première pierre. Mais ce fut surtout après la mort de Béatrix d’Este que ce prince prodigua les présens à son église favorite, où il avait fait ensevelir sa femme et ses enfans : non content de faire pousser les travaux avec la plus grande activité, il en remplit la sacristie de vases et de tissus précieux.
Le réfectoire de Sainte-Marie des Grâces forme un rectangle fort long et assez haut, voûté au moyen de petites voûtes dont les retombées se relient aux murs verticaux et donnent naissance, aux deux extrémités de la salle, à trois demi-lunes ; des fenêtres rectangulaires, sept à gauche, quatre à droite, percées dans la partie supérieure du mur, laissent pénétrer une lumière suffisante. La salle est humide, odieusement dégradée ; une couche de briques sert de parquet ; un badigeon d’un vert sale, écaillé en maint endroit, remplace les tentures et les incrustations de marbre. On arrive brusquement devant le chef-d’œuvre de Léonard et de la peinture moderne, sans avoir traversé cette gradation de sentimens que nous ménage une peinture placée dans un milieu digne d’elle. — La composition orne le mur du fond ; elle en occupe toute la largeur et se trouve ainsi tout naturellement encadrée à droite et à gauche par les murs en retour ; dans le haut, par les deux petites voûtes.
Léonard, répétons-le, n’aimait pas la fresque; ce procédé lui aurait demandé une décision, une rapidité, inconciliables avec ses habitudes de travail. Il se servit de l’huile, qui, outre tant d’autres avantages, avait à ses yeux l’attrait de la nouveauté.
Avant d’analyser la peinture du réfectoire de Sainte-Marie des Grâces, il importe de passer en revue les Cénacles qui l’ont précédée. Je prendrai comme termes de comparaison ceux de Giotto, d’Andréa del Castagne, de Ghirlandajo et du peintre anonyme du couvent de Sant’ Onofrio à Florence.
Ainsi que Jacques Burckhardt l’a fait justement observer, la représentation de ce banquet sacré comprend deux motifs bien distincts : l’un, l’institution du sacrement de la communion, l’autre, la déclaration faite par le Christ à ses apôtres : Unus vestrum.., l’un de vous me trahira.
Dans la Sainte Cène de Giotto, à l’Arena de Padoue, les disciples font le tour de la table, disposition qui supprime en réalité trois d’entre eux, puisqu’ils tournent le dos au spectateur. Par une disposition non moins bizarre, — je ne voudrais pas appliquer le mot de comique même à l’erreur d’un maître tel que Giotto, — ces trois disciples ont le nimbe placé non derrière la tête, mais devant le visage, de sorte qu’ils ne peuvent pas voir ce qui se passe devant eux. L’action, d’ordinaire si vive chez Giotto, est nulle ici; pas un geste, pas un mouvement ; les disciples se regardent pour s’interroger; voilà tout le drame; il est négatif, comme on voit. Une fresque de l’école de Giotto, dans le cloître de Santa-Croce, à Florence, montre une disposition infiniment plus habile et plus mouvementée. On y trouve quelques réminiscences des triclinia antiques et un motif des plus touchans, le disciple bien-aimé inclinant la tête sur le sein de Jésus (discipulus recumbens in sinu Jesu; saint Jean, chap. XIII, verset 23).
Infiniment plus près du chef-d’œuvre de Léonard, et son vrai prototype à bien des égards, est la Cène peinte par le dur et farouche Andréa del Castagne dans le réfectoire du couvent de Sainte-Apollonie, à Florence. Pour cadre, un motif d’architecture sévère, avec des incrustations de marbres, et une banquette monumentale faisant le tour de la table : sur un tel fond, les figures ne pouvaient manquer de gagner en vigueur et en tenue. Au centre, le Christ qui bénit; à côté de lui le disciple bien-aimé, dans l’attitude traditionnelle, la tête appuyée sur la table; en face, Judas, tout saisi et tout tremblant. Parmi les autres apôtres, l’un ouvre les mains comme frappé de stupeur (c’est le précurseur du troisième avant-dernier apôtre de droite dans la composition de Léonard) ; un de ses voisins joint, au contraire, les siennes en témoignage de surprise; un autre laisse retomber sur sa main sa tête, dont la fatale découverte semble lui avoir rendu le poids insupportable ; d’autres se font part de leurs soupçons ou s’abîment dans leurs réflexions. La mimique, on le voit est des plus animées; elle abonde en traits pris sur le vif et qui témoignent de rares facultés d’observateur. Quant aux figures considérées en elles-mêmes, elles sont graves, austères, presque grandioses. L’ordonnance, voilà le côté faible de cette page importante, que Léonard a incontestablement connue, puisqu’il l’a imitée : Andréa y a isolé les acteurs au lieu de les relier les uns aux autres en groupes harmonieux ; il a donc sacrifié et la variété des lignes et la richesse des combinaisons. N’importe! Par son caractère de profonde conviction et par la vivacité des gestes, la fresque, trop peu connue, d’Andréa del Castagno est celle qui se rapproche le plus du chef-d’œuvre de Léonard.
Avec la fresque de Domenico Ghirlandajo, au couvent de Saint-Marc, à Florence, nous retombons dans les erremens des Primitifs. Rien de plus défectueux que le groupement : les apôtres, placés au bout de la table, sont trop serrés, ceux qui se tiennent aux côtés du Christ trop espacés; saint Jean, plié en deux, forme de ce côté un trou désagréable que la figure de Judas, placé en face, en dehors de la table, est impuissante à boucher. Le manque d’animation et le manque d’unité ne rachètent pas ce premier défaut : la plupart des apôtres ne savent que penser, à plus forte raison que dire. L’un joint les mains et lève les regards au ciel; un autre écarte les plis de sa toge, sans que l’on sache pourquoi; nul enfin ne montre d’éloquence ni même de force. Ghirlandajo a d’ailleurs représenté l’institution de la Cène (Dispono vobis sicut...), plutôt que la révélation de la trahison de Judas.
Une Sainte Cène contemporaine de celle de Léonard orne le réfectoire du couvent de Sant’ Onofrio, également à Florence; des juges délicats, entre autres M. Vitet[2], l’ont attribuée, mais sans fondement, à Raphaël. C’est une œuvre timide; n’était l’expression juvénile et gracieuse de certaines têtes, on serait tenté de la traiter d’enfantine, tant il y a d’inexpérience dans la conception dramatique du sujet : l’apôtre bien-aimé, la tête retombant sur la table, semble dormir, c’est donc un acteur de moins; un autre se verse à boire; les autres regardent tranquillement devant eux. Quant à Judas, il a pris place, comme d’ordinaire, en dehors de la table, et fait face au Christ. Vous chercheriez en vain des hommes qui s’étonnent, s’indignent ou souffrent : nous avons affaire à des personnages, — encore ce terme dépasse-t-il ma pensée, — sans élévation et sans caractère. Je passe sur les autres défauts de la composition : l’absence de groupement, la diversion produite par l’épisode parasite que l’on aperçoit au fond (le Christ au jardin des Oliviers), l’emploi de disques mobiles se détachant puérilement sur le chancel qui encadre le tableau principal, etc. ; bref, il est trop évident que ce n’est pas dans une page aussi faible que nous avons à chercher soit le prototype, soit le pendant de la merveille de Sainte-Marie des Grâces.
Dans ses compositions religieuses, Léonard, — qui oserait soutenir le contraire! — aimait à tourner quelque peu autour du sujet : la Vierge aux rochers, la Sainte Anne, l’Adoration des mages, le Saint Jean-Baptiste, étonnent et charment au suprême degré ; ils ne provoquent pas au même point l’édification. Dans la Cène, au contraire, le maître a attaqué le problème de front, sans ambages, sans subterfuges, résolu à se renfermer strictement dans la donnée des Évangiles et à demander au sujet tout ce que celui-ci pouvait donner. Aussi la peinture de Sainte-Marie des Grâces peut-elle passer, avec les cartons de tapisseries de Raphaël, pour l’œuvre qui respire le plus pur esprit évangélique, une œuvre devant laquelle les croyans de toutes les confessions aiment également à se recueillir, dans l’admiration de laquelle ils viennent également retremper leur foi.
Jamais peinture ne fut plus longuement caressée : elle avait mûri dans l’esprit avant que la main se mît de la partie pour traduire l’image gravée dans le cerveau ; Léonard y pensait jour et nuit, et lui, l’homme des contradictions, appliquait rigoureusement cette maxime du Traité de la Peinture (chapitre XVII) : « Qu’il est utile de repasser durant la nuit, dans son esprit, les choses qu’on a étudiées. J’ai encore éprouvé, ajoute-t-il, qu’il est fort utile, lorsqu’on est au lit, dans le silence de la nuit, de rappeler les idées des choses qu’on a étudiées et dessinées, de retracer les contours des figures qui demandent plus de réflexion et d’application ; par ce moyen, on rend les images des objets plus vives, on fortifie et conserve plus longtemps l’impression qu’ils ont faite. » Si grande était sa puissance d’évocation, qu’à distance il entrevoyait subitement les traits, les accens qui manquaient à telle ou telle figure ; voulant battre le fer pendant qu’il était chaud, il courait en toute hâte au Cénacle faire les corrections nécessaires, puis s’en retournait à ses affaires ou à sa promenade. Rien de plus instructif à cet égard que l’anecdote racontée par Matteo Bandello, l’habile diplomate-évêque et le licencieux auteur des Novelle : « Au temps de Ludovic-Sforza Visconti, duc de Milan, quelques gentilshommes se trouvaient au monastère des Grâces, appartenant aux frères de l’ordre de Saint-Dominique, et se tenaient immobiles en contemplation devant la merveilleuse et très célèbre Cène du Christ que peignait alors l’excellent peintre florentin Léonard de Vinci. Celui-ci prenait plaisir à entendre chacun dire librement son avis devant ses peintures. Il avait encore l’habitude, et moi-même je l’ai vu et examiné plusieurs lois, de monter le matin, de bonne heure, sur l’échafaudage, car la Cène était à quelque distance du sol, et depuis le lever jusqu’au coucher du soleil il ne déposait pas un instant le pinceau; mais, oubliant le manger et le boire, il peignait sans discontinuer. Il arrivait ensuite que deux, trois ou quatre jours de suite il n’y mettait pas la main, et cependant il restait devant la peinture une ou deux heures par jour, se bornant à la contempler, considérant et examinant en lui-même les figures qu’il avait créées. Je l’ai également vu, selon les inspirations du caprice ou de la bizarrerie, partir à midi, alors que le soleil était sous le signe du lion, de la corte Vecchia, où il modelait en terre sa merveilleuse statue équestre, et se rendre en droite ligne au couvent des Grâces ; là, monté sur l’échafaudage, il saisissait le pinceau, donnait un ou deux coups à une des figures, puis repartait et allait ailleurs. À cette époque, le cardinal de Gurck, l’ancien, logeait au couvent des Grâces ; il entra au réfectoire au moment où les gentilshommes en question s’y trouvaient réunis. Dès que Léonard l’aperçut, il descendit pour lui tirer sa révérence, et le prélat l’accueillit gracieusement et le combla d’éloges. On discourut de beaucoup de choses, et en particulier de l’excellence de la peinture; plusieurs des assistans exprimèrent le regret que l’on ne possédât pas de ces peintures anciennes, si hautement célébrées par les bons auteurs, afin de décider si les peintres de notre temps peuvent s’égaler à ceux de l’antiquité. Le cardinal demanda au peintre quel salaire lui donnait le duc. Léonard répondit que, pour ordinaire, il avait une pension de 2,000 ducats, non compris les dons et cadeaux que le duc lui faisait tout le long de la journée avec la plus grande libéralité. Le cardinal trouva que c’était beaucoup, puis quitta le réfectoire. Léonard se mit à raconter une belle histoire aux gentilshommes qui étaient là, pour leur prouver que les peintres excellens avaient été de tout temps honorés, et moi, qui étais présent à son discours, je le notai dans ma mémoire et le conservai présent à l’esprit quand je commençai à écrire mes Nouvelles. »
D’après la tradition, le prieur aurait beaucoup tourmenté Léonard pour obtenir le prompt achèvement de la peinture. « Ce personnage assez ignare ne pouvait comprendre affirme Vasari, que l’artiste restât parfois une demi-journée comme perdu dans la contemplation ; il eût voulu que, pareil aux manœuvres qui piochaient dans son jardin, il ne donnât pas un instant de répit à son pinceau ; bien plus, il allait se plaindre au duc et fit tant que celui-ci se vit forcé de faire appeler l’artiste. Ludovic s’y prit très adroitement pour presser Léonard de terminer ; il lui laissa bien deviner qu’il n’avait tenté cette démarche que sur les instances du prieur. Léonard, connaissant la pénétration et le tact du prince, commença une discussion approfondie (chose qu’il n’avait jamais faite avec le prieur), il lui parla longuement des conditions de l’art et lui fit comprendre que parfois les esprits supérieurs, moins ils paraissent travailler et plus ils font de besogne, car ils cherchent dans leur tête ces combinaisons et y élaborent ces idées parfaites que leur main vient ensuite exprimer et rendre d’après l’idéal qu’ils se sont formé. Il ajouta qu’il ne lui restait plus que deux têtes à exécuter : celle du Christ, qu’il renonçait à chercher sur terre, et dont son imagination était impuissante à concevoir la beauté et la grâce céleste, apanage de la divinité incarnée. La seconde tête qui manquait était celle de Judas ; elle ne l’embarrassait pas moins, car il ne pouvait se figurer un visage capable d’exprimer la bassesse de celui qui, après tant de bienfaits, s’était résolu à trahir son maître et le créateur du monde. Il promit néanmoins de chercher un prototype, mais en avertissant le duc que, s’il ne trouvait pas mieux, il prendrait pour modèle le prieur lui-même, si indiscret et si importun. Ce dernier trait fît singulièrement rire le duc, et il donna mille fois raison à l’artiste ; aussi le pauvre prieur, confus, s’occupa-t-il de surveiller les travaux de son jardin et laissa-t-il Léonard en repos. » — Nous savons cependant que Ludovic lui-même dut finir par presser l’artiste trop méticuleux : le 30 juin 1497, il donna l’ordre à un de ses agens « de demander à Léonard de Florence d’achever l’ouvrage du réfectoire des Grâces. — Celui-ci termina bien la Vierge (c’est là un lapsus de Vasari, car la Cène ne contient pas de figure de Vierge), et Judas, type achevé de la trahison et de l’inhumanité. Quant à la tête du Christ, il la laissa inachevée. »
Un autre auteur du XVIe siècle, le Milanais Lomazzo, a complété le récit de Vasari en nous expliquant pourquoi Léonard renonça à terminer la figure du principal acteur : « Après avoir donné à saint Jacques-Majeur et à saint Jacques-Mineur la beauté que l’on admire en eux, à travers les ruines du Cenavolo, Léonard, désespérant de rendre le visage du Christ tel qu’il le rêvait, alla demander conseil à son confrère Zenale, et celui-ci lui fit cette réponse mémorable : « O Léonard, la faute que tu as commise est telle que Dieu seul peut t’absoudre. En effet, il est impossible de représenter une figure plus belle, plus douce que celles de saint Jacques-Majeur et de saint Jacques-Mineur. Prends donc ton mal en patience et laisse ton Christ imparfait comme il l’est actuellement, car, comparé aux apôtres, il ne serait plus le Christ, ne serait plus leur maître. » Ainsi fut fait et voilà pourquoi la tête du Christ est restée à l’état d’ébauche.
Les dessins pour la Cène sont en petit nombre, et cependant l’enfantement, tout le prouve, a été des plus laborieux. Je citerai seulement, pour l’ordonnance générale, un croquis conservé au Louvre et qui nous montre quatre personnages attablés, l’un accusant l’autre, le doigt étendu, tandis que le personnage accusé soutient avec fixité le regard de l’accusateur, et que les deux autres écoutent sans sourciller, puis un cinquième acteur montant sur la table comme pour protester.
Dans un dessin à la sanguine, faisant partie des collections de l’académie des beaux-arts de Venise, dessin fort médiocre et cependant authentique, la composition est plus mouvementée et moins rythmée que dans la peinture. Judas est assis en dehors de la table; le disciple bien-aimé repose la tête sur la nappe, ce qui produit un trou dans le groupement, les autres s’agitent et déclament; seul, l’avant-dernier apôtre de droite est resté à peu près identique; quant au Christ, sa physionomie et son attitude n’ont rien de très remarquable. Constatons que, pour la Cène aussi bien que pour l’Adoration des Mages, Léonard dessina d’abord ses figures nues, afin de se rendre compte du jeu des mouvemens (de même qu’il représenta presque tous les apôtres sans barbe afin de mieux saisir le jeu de la physionomie) : tel est, dans le même dessin, le Christ nu, à mi-corps, assis à table, et bénissant de la gauche le plat posé devant lui, tandis qu’il appuie la droite, par un geste assez déclamatoire, contre sa poitrine. Ce croquis montre combien d’étapes la composition a traversées avant d’aboutir.
À ces dessins font suite les notes dans lesquelles Léonard indique l’attitude qu’il se propose de donner à chaque apôtre : « L’un, occupé à boire, laisse là son verre et tourne la tête vers l’orateur ; un autre, enlaçant ses doigts, se tourne vers son compagnon, les sourcils froncés; un autre, les mains ouvertes et la paume tournée vers le spectateur, hausse les épaules, tandis que sa bouche exprime la plus vive surprise; un autre parle à l’oreille de son compagnon, qui se retourne vers lui et lui prête l’oreille, tandis que d’une main il tient un couteau et de l’autre un pain coupé en deux; un autre, en se retournant, un couteau à la main, renverse un verre sur la table ; un autre pose les mains sur la table et regarde ; un autre souffle à pleine bouche ; un autre se penche en avant pour voir l’orateur en se faisant une visière avec la main ; un autre, se reculant derrière celui qui se penche, regarde dans l’intervalle compris entre le mur et l’apôtre penché. »
En comparant ce projet à la peinture, on s’aperçoit que la Cène devait contenir, à l’origine, un assez grand nombre de traits réalistes, peut-être même un peu familiers pour un sujet aussi solennel ; au fur et à mesure qu’il avançait, l’artiste les supprima. C’est ainsi qu’il fit disparaître le geste par lequel un des apôtres remettait en place le verre dans lequel il avait commencé à boire, de même le geste de l’apôtre tenant un pain coupé en deux; des deux couteaux mentionnés dans la note, un seul subsiste dans la composition définitive : celui que tient saint Pierre. Plus d’apôtre, non plus, se faisant une visière de sa main. — Bref, l’action, sans cesser d’être aussi vive, aussi dramatique, est devenue plus imposante, a gagné en élévation.
Au projet qui vient d’être analysé se rapporte sans contredit un dessin de la bibliothèque de la reine à Windsor (no 80), dans lequel on voit un disciple se faisant une visière de sa main. On découvre en outre dans le même dessin saint Jean, la tête posée sur la nappe, et un autre disciple s’approchant, en s’inclinant, du Christ : Léonard a donc songé un instant à représenter l’institution de la communion, thème traité si souvent par les artistes byzantins et que Justus de Gand encore avait illustré peu d’années auparavant dans un tableau peint pour le duc d’Urbin.
Sur la même feuille, un croquis, dont il est difficile de dégager l’intention, nous montre une dizaine de personnages assis à table, avec Judas relégué tout seul du côté opposé, comme s’il était d’ores et déjà exclu de la communion des disciples. Un peu plus tard, cependant, Léonard rompit sur ce point avec la tradition : au lieu de placer, comme ses devanciers. Judas à un des côtés de la table, où il se trouvait absolument isolé, comme une brebis galeuse, il pensa qu’il serait infiniment plus dramatique de placer le traître à côté de la victime, et il tira de ce rapprochement un coup de théâtre merveilleux, cette explosion de surprise ou d’indignation parmi les disciples au moment où le maître révèle la trahison.
En résumé, la donnée primitive avait quelque chose de violent : l’artiste a successivement tempéré et discipliné les gestes, et c’est au spectacle de cette force condensée et latente qu’il a dû son plus éclatant triomphe.
Aux esquisses pour l’ordonnance générale font suite celles pour les figures isolées. Ces dessins se trouvent principalement dans la collection de la reine à Windsor. Je signalerai tout d’abord une étude à la sanguine pour la tête de l’apôtre placé à l’extrême droite; la barbe y est encore courte et légère (no 8) ; puis une autre étude à la sanguine (no 9) avec une tête vue de profil et tournée à droite. C’est une étude pour l’apôtre imberbe de droite le troisième en partant de l’extrémité, celui qui montre le Christ des deux mains étendues. (Ce croquis offre toutefois également quelque analogie avec la tête du dernier apôtre de l’extrême gauche.) La sanguine no 10 représente une tête imberbe vue de profil, tournée à droite ; elle se rapporte à un des apôtres placés à gauche dans la peinture. La même tête, à ce qu’il semble, mais vieillie, reparaît dans le dessin no 11 qui reproduit exactement l’attitude de Judas. Nul doute que ce dessin ne soit la pensée première de cette physionomie justement fameuse. Un dessin à la pierre noire (no 17) nous offre une autre tête d’une expression énergique, vue de profil, tournée à droite, avec des cheveux crépus et une barbe courte : c’est soit le dernier, soit l’avant-dernier apôtre de gauche. L’artiste, on le voit par ces quelques exemples[3], a donc autant tâtonné dans le choix des types que dans le tracé général de la composition.
A elle seule, la science du groupement qui éclate dans la Cène suffirait pour faire époque dans les annales de la peinture ; elle offre une aisance et un rythme intraduisibles. Les personnages, placés au plus sur deux rangs de profondeur, sont groupés trois par trois, à l’exception du Christ, qui se trouve isolé et qui par conséquent domine l’action. Huit des apôtres se montrent de profil, trois de trois quarts ; seuls le Christ et saint Jean font face au spectateur. La science qu’il a fallu pour marier ensemble ces têtes disposées trois par trois, pour animer ces groupes sans en rompre la pondération, pour varier les lignes tout en leur laissant l’harmonie, enfin pour rattacher les uns aux autres les groupes principaux, est telle que ni le calcul, ni le raisonnement n’eussent réussi à résoudre un problème aussi ardu ; sans une sorte d’inspiration divine, l’artiste le plus habile eût échoué. J’ajouterai qu’à l’entente de l’ordonnance il était indispensable de joindre une connaissance parfaite du clair-obscur et de la perspective aérienne, car certaines juxtapositions, par exemple, à la gauche du Christ, la tête vue de trois quarts qui se détache sur une tête de profil, ont trop de hardiesse pour avoir pu être obtenues avec le seul secours du dessin ou de la perspective linéaire. La voie était enfin ouverte ; Raphaël ne devait pas tarder à s’y lancer à la suite de son initiateur Léonard ; il se montra son digne émule dans la Dispute du Saint-Sacrement d’abord, puis dans l’École d’Athènes.
A ne s’attacher qu’aux anecdotes rapportées par Bandello, Vasari ou Lomazzo, on pourrait être tenté de croire que Léonard a donné place dans la Cène à des portraits. Rien de plus erroné. Le maître a bien pu s’inspirer, pour les lignes générales d’une physionomie, de quelque modèle pris dans la réalité ; mais il était trop profondément idéaliste pour se contenter de ce qu’il ne regardait que comme la première moitié de sa tâche, comme un travail préparatoire. Aussi, à l’exception de deux ou trois types, où percent certains accens populaires, toutes les têtes ont-elles subi un long et minutieux travail d’assimilation et d’arrangement. De là vient que nous n’avons pas uniquement devant nous des représentans de la race milanaise, mais bien des citoyens de l’univers. Léonard n’a pas davantage mis à contribution ses prédécesseurs : seule, peut-être, la tête de l’avant-dernier apôtre de droite (saint Thadée), avec son type sémitique assez accentué et ses cheveux flottans, se rattache-t-elle à quelque modèle de l’école de Giotto ou de l’école de Sienne.
Le caractère distinctif des physionomies, c’est la virilité, l’ampleur, le sérieux, la conviction; nous avons affaire à des hommes libres et à des natures droites, ayant conscience de leurs sentimens et prêts à affronter la responsabilité de leurs actes. L’énergie et la loyauté éclatent dans tous les traits. L’artiste a d’ailleurs varié les types à l’infini (je ne parle pas tant des différences physiques, — cheveux crépus, cheveux bouclés, cheveux ondulés, — que des différences morales) : aux uns, simples pêcheurs transformés en missionnaires, il a conservé la rudesse propre à leur métier premier, — Tel est l’apôtre qui, assis à la gauche du Christ, étend les bras et ouvre la bouche sous l’action de la stupeur; — à d’autres, par exemple au vieillard à longue barbe assis à gauche, il a donné la majesté des patriarches ; à d’autres, — le disciple bien-aimé et saint Philippe, — la suavité des adolescens du quattrocento avec la résignation chrétienne en plus. — De Judas, avec son nez crochu d’oiseau de proie, son front hardi, sa silhouette admirablement découpée, il a fait le type par excellence du malfaiteur. Rien ne se saurait imaginer de plus dramatique que de tels contrastes.
Que nous voilà loin des raffinemens et des molles élégances de la cour de Ludovic le More ! Quelle fermeté et quelle puissance dans ces acteurs d’un drame qui, débordant sur l’étroit cadre milanais, n’a cessé depuis bientôt quatre siècles de faire vibrer l’âme de l’humanité entière !
Si nous nous attachons à l’expression et aux gestes, il faut ici encore nous incliner devant la merveilleuse entente de l’effet dramatique. Le Christ vient de prononcer, avec une résignation sublime, le mot fatal : « L’un de vous me trahira! » A l’instant, comme par une commotion électrique, il a provoqué chez les disciples, selon le caractère d’un chacun, les sentimens les plus divers. L’un se lève, comme pour demander que le maître répète cette accusation, car il ne peut en croire ses oreilles; un autre frémit d’horreur; les apôtres placés plus loin se communiquent leurs impressions ; saint Jacques-Majeur étend les bras comme frappé de stupeur; saint Thomas menace, l’index levé, le traître inconnu; saint Philippe, se levant et appuyant les deux mains sur sa poitrine, s’écrie douloureusement : « Maître, est-ce moi que tu soupçonnes? » Le doute, la surprise, la défiance, l’indignation, éclatent en traits ineffables. D’un bout à l’autre de la table, les âmes vibrent à l’unisson. Mais pour rendre le contraste encore plus saisissant, il était nécessaire de mêler à ce concert épique, à ces sentimens si généreux, des notes moins graves : Judas, commodément accoudé, le sac d’argent dans la main droite, la gauche ouverte comme par un mouvement involontaire, au moment où il apprend que sa trahison est dévoilée, personnifie le scélérat endurci, ayant raisonné son crime et prenant la résolution de le pousser jusqu’au bout. Saint Jean, assis à la droite du Christ, la tête inclinée, les mains jointes posées sur la table, représente au contraire la suprême formule du dévoûment, de la douceur, de la foi.
L’inspiration ou une science expérimentale prodigieuse, — quel que soit le terme que l’on veuille choisir, et, en vérité, vis-à-vis de Léonard, le doute est permis, — se manifestent jusque dans les parties d’ordinaire sacrifiées par les artistes les plus éminens : — « Rien qu’à considérer les mains, a dit éloquemment Jacques Burckhardt, il semble que la peinture ait sommeillé auparavant et qu’elle se réveille subitement ici. » — En réalité, depuis Giotto, le grand dramaturge, jamais effort aussi considérable n’avait été tenté pour traduire au moyen de gestes les passions qui agitent l’âme. Mais si Léonard ne nous fait pas entendre les cris déchirans des mères, à qui les bourreaux d’Hérode arrachent leurs enfans pour les massacrer, ou des damnés que les démons torturent dans l’Enfer (le sujet ne comportait pas l’expression de sentimens aussi violens), avec quel art consommé n’a-t-il pas rendu toute la gradation des sentimens; comme la mimique chez lui est mesurée, finement nuancée, sans pour cela être artificielle ; comme on sent l’artiste maître de son sujet, je dirai plus, l’artiste éprouvant les sentimens qu’il prête à ses personnages; car, on a beau dire, la Cène du couvent des Grâces est plus encore qu’une merveille de l’art ; le cœur et l’âme de Léonard y ont eu autant de part que son imagination et son esprit! Sans eux, est-il une œuvre viable?
Sans cesser de proclamer d’un bout à l’autre de son œuvre le principe de l’idéalisme, Léonard a cherché à donner à sa composition toutes les apparences de la réalité. De crainte de tomber dans l’abstraction, il a multiplié les détails capables de produire l’illusion de la vie : avec quel soin n’a-t-il pas représenté les apprêts de ce repas frugal ! La table est garnie de plats, d’écuelles, de fioles, de verres aux jeux de lumière variés, de pains ronds et de fruits, — poires ou pommes, gardant encore une feuille attachée à la tige. — Par un sacrifice fait aux préjugés de son temps, l’artiste n’a eu garde d’oublier la salière renversée à côté de Judas. Il a traité la nappe elle-même avec le soin le plus scrupuleux, accusant nettement les plis de l’étoffe, les dessins damassés vers les extrémités, les quatre bouts noués. C’est à cette observation minutieuse, qu’un peintre de style désavouerait aujourd’hui, et dont Léonard a emprunté le secret aux leçons des Primitifs, que l’ensemble doit son caractère de conviction si saisissant. C’est parce qu’il a approfondi, creusé, jusqu’au bout la masse infinie de détails que comporte un tel problème, que Léonard a eu le droit de simplifier et de résumer quand il l’a fallu, sans tomber dans la déclamation.
Le décor ajoute encore à l’illusion, outre qu’il fait merveilleusement valoir la composition : c’est une salle aux lignes d’une extrême simplicité ; les parois de droite et de gauche sont tendues de trois panneaux d’une étoffe brunâtre, à dessins très simples, encadrée par des chaînes en pierres blanches ; quant à la paroi du fond, elle est percée de trois fenêtres rectangulaires, dont une seule, celle du milieu, est surmontée d’un fronton semi-circulaire; à travers ces fenêtres on aperçoit un paysage aux lignes légèrement ondulées, avec quelques fabriques et quelques montagnes bleues. Un plafond à poutrelles apparentes complète la structure de cette salle, d’un aspect monumental, malgré sa simplicité, et où pas une sculpture, pas un ornement ne vient distraire l’attention.
Léonard était à coup sûr un partisan déclaré de la séparation des genres ; autrement on ne s’expliquerait pas comment lui, si familiarisé avec les lois de l’architecture, a comme proscrit de ses peintures les encadremens architecturaux ou les vues d’édifices si propres à les relever. Personne, en dehors de Brunellesco, de Piero della Francesca et de Mantegna, n’avait raisonné les lois de la perspective linéaire avec autant d’ardeur; il lui eût donc été facile de mettre en relief dans ses peintures, par exemple, les différens plans au moyen de fabriques (il n’a eu recours à cet artifice que dans la Cène, et dans le carton de l’Adoration des Mages, et dans ce dernier pour le fond seulement). Scrupule d’artiste, si l’on veut, qui a peut-être valu aux tableaux de chevalet de Léonard leur tour souverainement libre, mais qui leur a aussi enlevé bien des mérites. Qui ignore, en effet, que c’est grâce aux innombrables artifices de la perspective linéaire, à l’art de détacher les uns sur les autres les monumens, les personnages, les ornemens, que Mantegna a pu donner à la peinture décorative une puissance et une richesse de combinaisons inconnues auparavant ; que ces progrès furent poursuivis par les Vénitiens, surtout par Paul Véronèse, qui fut en cela le continuateur de Mantegna, et enfin, portés plus haut encore, au XVIIe siècle, par le grand Rubens, le continuateur, à son tour, de Véronèse ? Quant à Léonard, il semble avoir accordé trop de prix à la figure humaine pour l’abandonner aux exigences d’un architecte quelconque, cet architecte fût-il son émule Bramante.
Il n’est malheureusement plus possible, après tant de mutilations sacrilèges, d’apprécier les qualités d’exécution de la Sainte Cène. Je me bornerai à constater que la tonalité générale était blonde, légère, d’une délicatesse exquise. L’artiste n’a employé que des tons simples, mais agréablement variés ; la plupart des personnages portent une robe rouge et un manteau bleu ou vice versà ; on remarque, en outre, des tuniques jaunes, des manteaux verts, des tuniques vertes, des manteaux d’un brun jaunâtre, une tunique et un manteau violacés ; quelquefois un liséré ou une bordure jaunâtre ou d’une autre couleur destinés à les relever. Ces costumes, en eux-mêmes, offrent une extrême simplicité, tel que l’on se plaît à se figurer ceux du Christ et de ses compagnons : ils se composent d’une toge (ou plus exactement d’une tunique) à manches assez collantes, mais laissant en revanche le cou découvert, puis d’un manteau fort ample jeté par-dessus ; parfois une pierre précieuse en cabochon tient lieu de broche ou de fibule. Les pieds ne sont chaussés que de sandales. Malgré cette austérité, les draperies sont d’une science et d’une perfection consommées ; rien de plus ample et de plus majestueux que celles du Christ, avec la tunique découverte sur la partie droite de la poitrine et sur l’épaule droite, tandis que le manteau recouvre l’épaule gauche et descend en sautoir sur le côté droit, où il enveloppe la figure tout entière.
Avec la Cène du couvent des Grâces, la peinture avait triomphé des derniers obstacles, résolu les derniers problèmes de la technique et de l’esthétique. Désormais, que l’on se place au point de vue de l’ordonnance, du coloris, de l’aisance des mouvemens, de la science des draperies, de la puissance dramatique, partout, vis-à-vis des chefs-d’œuvre de l’antiquité, Léonard avait réalisé son idéal. Le maître ne devait pas longtemps, hélas! jouir de son triomphe. Bientôt des désastres sans nom fondirent sur son protecteur et sur ses concitoyens. Mais n’anticipons pas sur les événemens et sachons savourer à loisir, dans la plénitude de ses sublimes qualités, l’immense chef-d’œuvre de Sainte-Marie des Grâces.
La Cène a traversé bien des vicissitudes. Le roi Louis XII fut tellement frappé de sa beauté qu’il résolut de la transporter en France. Il chercha partout des architectes qui se chargeassent de former, au moyen de barres de bois ou de fer, une armature assez puissante pour la déplacer sans accident, disposé qu’il était à ne reculer devant aucune dépense, tant était grand son désir de la posséder. Mais comme la peinture tenait au mur, « Sa Majesté, d’après le témoignage de Paul Jove combiné avec celui de Vasari, dut se borner à emporter avec elle son désir et laissa le chef-d’œuvre aux Milanais. » Le procédé employé par Léonard était, d’ailleurs, si défectueux que, dès le milieu du XVIe siècle, la Cène pouvait être considérée comme aux trois quarts perdue. Vasari, qui la vit en 1566, en déplore déjà la ruine, de même que Lomazzo. En 1652, on tailla brutalement, impitoyablement, les jambes du Christ et celles de ses voisins pour pratiquer une porte dans le mur. En 1726, on la fit restaurer ou plutôt repeindre par Belloto ; en 1770, par Mazzo; probablement dans notre siècle aussi elle a subi les outrages de quelque misérable barbouilleur. Pendant la Révolution, le réfectoire fut converti en magasin de fourrages et en écurie !
Avant de quitter la Cène de Léonard, je dois encore accorder une mention, un souvenir, à l’artiste éminent, enlevé si prématurément à notre pays, dont le burin devait éterniser ce qui reste encore du chef-d’œuvre de Sainte-Marie des Grâces. Le lecteur a deviné que je veux parler de Ferdinand Gaillard, le coryphée sans conteste de la gravure contemporaine. On sait que, par une inspiration qui honore au plus haut point l’administration des Beaux-Arts, celle-ci avait commandé à Gaillard la gravure de la Joconde et de la Sainte Cène. L’artiste, qui s’était mis à l’œuvre avec la plus grande ardeur, est mort avant d’avoir pu mener à fin ces deux ouvrages, qui auraient formé le couronnement d’une carrière si brillante ; parmi tant d’épreuves qu’a traversées la Cène de Léonard, ce n’est pas là une des moins cruelles. Du moins, un admirable dessin, exécuté par Gaillard pendant son séjour en Italie, nous montre dans quel esprit de respectueux scrupule il aurait traité sa planche. Ce dessin orne la bibliothèque de l’Ecole des Beaux-Arts, où ont également trouvé un asile les innombrables croquis que le graveur avait pris d’après toutes les répliques connues de la Cène et à l’aide desquels il espérait pouvoir restituer, reconstituer, la composition originale dans sa beauté première.
Avec la statue équestre de François Sforza, avec les portraits, avec la Sainte Cène, nous n’avons épuisé qu’une minime partie de l’activité véritablement miraculeuse déployée par Léonard pendant ces seize ou dix-sept années du labeur le plus opiniâtre et de la plus extraordinaire fécondité. Il nous reste à passer en revue ses travaux comme architecte, comme ingénieur, comme mécanicien, comme naturaliste, comme philosophe, et enfin son enseignement devant l’Académie à laquelle il attacha son nom.
La statue équestre de François Sforza, tout inachevée qu’elle fût, n’avait pas tardé à placer Léonard au premier rang des sculpteurs, de même que la Cène l’avait placé à la tête des peintres. Eu égard à la variété de ses connaissances dans les sciences positives, il était tout naturel que l’artiste brûlât également de s’essayer dans l’architecture. Et, de fait, les problèmes de construction l’occupèrent autant que ceux d’esthétique ; c’est ainsi qu’il s’efforça de se rendre compte des causes qui produisent les fissures dans les murs, les fissures dans les niches, de la nature des arcs, etc. L’acoustique des églises ne l’intéressa pas moins ; il chercha une combinaison architecturale qui permît au prédicateur de faire porter sa voix jusque dans les parties les plus reculées de l’édifice et il imagina le teatro du predicare, c’est-à-dire une salle de conférences en forme d’amphithéâtre.
L’occasion de se produire dans ce domaine nouveau ne tarda pas à s’offrir au sculpteur-peintre-architecte. Depuis des années, l’achèvement de la cathédrale de Milan préoccupait tous ceux qui de près ou de loin s’occupaient d’architecture gothique. Les maîtres d’œuvre de Strasbourg, Bramante, Francesco di Giorgio Martini et bien d’autres avaient dû donner des conseils, élaborer des projets. Léonard voulut prendre part, lui aussi, à ce grand concours, qui surexcitait l’ardeur des derniers champions du moyen âge ; il concentra son attention sur la coupole qui devait couronner le transept, le tiburium. Mais tout tend à prouver que son projet fut écarté et que le maître se borna désormais à des recherches toutes platoniques.
Quoique l’on ne puisse attribuer avec certitude à Léonard aucun édifice existant, il est facile, au moyen de ses croquis, de deviner ce qu’ont pu être ou ce qu’auraient été ses projets, traduits en pierre, lis devaient révéler en premier lieu le sentiment de l’harmonie qui caractérisait ce puriste par excellence, cet équilibre parfait des différentes parties de l’édifice, rattachées au corps du bâtiment central par un lien véritablement organique et vivant. Les églises à plan concentrique, c’est-à-dire avec les bas côtés et les chapelles groupées, le plus étroitement possible, autour d’une coupole centrale qui régnait en quelque sorte également sur toutes les parties de l’édifice, ce système particulièrement cher aux Byzantins, semblent avoir eu toutes les préférences du maître. Il en a esquissé un grand nombre dans les feuillets publiés par M. de Geymüller. Son chef-d’œuvre, dans le domaine de l’architecture circulaire, est un projet de mausolée (inspiré peut-être de celui d’Halicarnasse, qui subsistait encore en partie au commencement du XVe siècle) ; la disposition en est aussi simple que grandiose : elle suffirait, d’après M. de Geymüller, à ranger Léonard au nombre des plus grands architectes qui aient jamais existé.
En tant qu’architecte, Léonard, ajoute M. de Geymüller, procédait en droite ligne de Brunellesco. C’est ainsi qu’il releva le plan de l’église Santo-Spirito de Florence, qu’il esquissa une vue latérale de l’église San-Lorenzo dans la même ville et composa un plan presque identique à celui de la fameuse chapelle des Anges, trois des chefs-d’œuvre de Brunellesco. Il s’inspira en outre, dans ses projets d’églises, de la coupole et de la lanterne de Sainte-Marie des Fleurs. Il est possible que l’influence d’un autre de ses compatriotes florentins, le grand Léon-Baptiste Alberti ne se soit exercée sur lui qu’après son arrivée à Milan, par l’intermédiaire de Bramante, qui, à tant d’égards, reprit et développa les données d’Alberti. Mais ce fut surtout Bramante, dans sa manière classique, plutôt que dans sa manière lombarde, qui agit profondément sur lui.
Léonard faisait alterner avec ses travaux d’architecte d’importans travaux d’ingénieur. En 1492, Ludovic le More, s’occupant de tirer parti des eaux du Tessin pour l’irrigation de la rive droite du fleuve, le chargea des études préparatoires. L’artiste-ingénieur commença vers cette époque ses recherches sur le moyen de rendre navigable le canal de la Martesana depuis Trezzo jusqu’à Milan et dans le circuit même de cette ville[4].
Léonard ne se contentait pas de produire, il voulait en même temps enseigner. Aussi devons-nous accorder une mention spéciale à l’Académie fondée par lui à Milan. Il ne s’agit pas, comme on pourrait le croire, d’un corps académique, institué pour consacrer le talent, ni peut-être même destiné à donner des cours publics ; mais, selon toute probabilité, d’une réunion libre d’hommes unis par la communauté des études et des goûts, discourant, travaillant ensemble, et par là même exerçant une action plus féconde. Six gravures contenant des entrelacs avec l’inscription : Academia Leonardi Vinci, voilà tout ce que nous possédons, en fait de documens, sur cette institution mystérieuse, qui a certes joué un rôle actif dans la formation de l’école milanaise, et on peut ajouter dans la genèse de la science moderne.
On se représente d’ordinaire l’académie de Léonard comme une de ces compagnies essentiellement graves et formalistes qui, mises à la mode par le XVIe siècle, trouvèrent au XVIIe leur complet épanouissement. Quel anachronisme ! L’époque que nous étudions avait encore trop de sève et d’indépendance pour se renfermer dans une réglementation aussi étroite. Abstraction faite du royaume de Naples, où les distinctions extérieures tinrent de fort bonne heure une place considérable dans l’encouragement de l’art, de la littérature et de la science, on ne trouve, dans l’Italie de la première renaissance, que quelques réunions amicales, sans lien rigoureux, et nullement des institutions officielles. À la cour des Sforza notamment, les poètes, les artistes, les savans pouvaient s’attendre à la fortune et à la gloire, mais en aucune façon à des honneurs déterminés, tels que les titres de chevalier, que l’on commençait à leur conférer soit à Rome, soit à Naples. Tout au plus Ludovic le More ceignit-il publiquement de la couronne de poète son favori Bellincione et créa-t-il comte de Rosate le médecin Gabriel Pirovano, qui l’avait guéri.
Ce qui prouve bien qu’il ne s’agissait pas d’une institution analogue à nos académies ou écoles des beaux-arts modernes, c’est que Léonard ne cessait de prendre en pension des élèves, c’est-à-dire des apprentis. Il avait fixé la rétribution à cinq livres par mois, compensation bien faible en regard de tous les ennuis que lui suscitait l’apprentissage, avec le cortège de corvées qu’il comportait alors. Écoutons ses doléances ; elles ajoutent un nouveau témoignage à ce que nous savons de sa mansuétude. « Jacques vint demeurer avec moi le jour de la fête de sainte Marie-Madeleine 1490. Il avait dix ans. Le second jour, je lui fis tailler deux chemises, une paire de chausses et un pourpoint ; quand je mis de côté l’argent pour payer ces objets, il me prit l’argent dans la bourse, et jamais je ne pus le lui faire avouer, quoique j’eusse la certitude du vol. Voleur, menteur, entêté, gourmand. Le lendemain, j’allai souper avec Jacques André et le susdit Jacques ; celui-ci mangea pour deux et fit des dégâts pour quatre, car il brisa trois fioles renversa le vin et, après cela, vint souper où j’étais. Item au jour 7 de septembre, il vola un style de la valeur de 22 sous à Marc, qui était avec moi, et le lui prit dans son atelier; puis, lorsque ledit Marc s’en fut longuement enquis, il le trouva caché dans la caisse dudit Jacques. Livre, 1, sous de livre, 2. — Item, au jour 26 de janvier suivant, tandis que j’étais chez messire Galéaz de Sanseverino à ordonner la fête de sa joute, et que quelques estaffiers se déshabillaient pour essayer des vêtemens d’hommes sauvages devant figurer dans cette fête, Jacques s’approcha de l’escarcelle de l’un d’eux, qui était sur le lit avec d’autres effets, et prit quelques deniers qu’il y trouva. Livres : 2, sous de livre : 4. — Item, une peau turque m’ayant été donnée en ladite maison par maître Augustin de Pavie, pour faire une paire de bottines, ce Jacques me la vola dans le mois et la vendit à un savetier pour 20 sous ; et de ces deniers, selon ce que lui-même me confessa, il acheta des sucreries d’anis. Livres, 2. — Item encore au jour 2 d’avril, Jean-Antoine laissant un style d’argent sur un de ses dessins, ce Jacques le lui vola, et il était de la valeur de 24 sous. Livre, 1 ; sous de livre, 4[5]. »
On s’accorde à considérer les manuscrits de Léonard comme des fragmens de l’enseignement qu’il donna devant cette académie véritablement encyclopédique. Nous devons donc passer en revue les différentes disciplines représentées dans un programme presque aussi vaste que celui-ci de Pic de La Mirandole, car il embrassait toutes les connaissances humaines, sans en excepter les sciences occultes.
Commençons par les belles-lettres. Léonard ne semble pas avoir entretenu de relations suivies avec les humanistes ou les poètes, comme Michel-Ange et Raphaël : ce fut de sa part un oubli, qu’il paya chèrement. Aucun artiste n’obtint moins d’éloges des sonneurs de louanges. Il n’était cependant nullement étranger aux choses de la littérature (quoique le fameux sonnet qu’on lui attribue ne soit pas de lui, comme M. Uzielli l’a prouvé) ; ses lectures, ses extraits en font foi. A un moment donné, il éprouva le besoin de combler une lacune de son éducation première ; il lui pesait, au milieu d’une cour si lettrée, d’ignorer le latin. Il se mit donc bravement à l’œuvre et, en vérité, il avait fort à faire, car si nous en jugeons par le glossaire latin-italien qu’il rédigea pour son usage personnel, et dans lequel il fit figurer des mots aussi élémentaires que sed aliquid, quid, instar, tune, prœter, etc., il n’était même pas allé jusqu’aux rudimens de la langue. Il accompagna cet essai de glossaire d’un essai de grammaire. (On les trouve réimprimés tous deux dans la publication de M. Charles Ravaisson-Mollien, t. IV, I, fol. 50 et suiv., 123 et suiv., et fol. 138.) Le désir d’étudier dans le texte original Vitruve, Pline et tutti quanti, fut probablement pour autant dans cette détermination que la vaine satisfaction de tenir tête aux humanistes groupés autour du More. Qui mieux que Léonard eût pu s’appliquer cette devise : Sempre imparo ! — j’apprends toujours !
Dans le fameux manuscrit connu sous le titre d’Atlantico, Léonard nous a laissé le catalogue de sa petite bibliothèque. Elle comprenait trente-sept ouvrages appartenant à toutes les branches des connaissances humaines, depuis la théologie jusqu’à l’agriculture et même la magie. Léonard avait en outre emprunté un certain nombre de volumes à ses amis : un Vitruve, un Marliano, de Calculatione, un Albert le Grand, une Anatomie, un Dante. Il résulte des doctes recherches du marquis d’Adda que ces différens ouvrages existaient tous dès le XVe siècle à l’état d’imprimés. Pour former sa collection, le Vinci n’eut donc le plus souvent qu’à s’adresser aux imprimeurs mêmes de Milan ou des environs, car c’est en Lombardie que la plupart de ces éditions avaient vu le jour.
On est surpris de voir l’élément littéraire tenir une si grande place dans les études de Léonard ; Ovide, Dante, Pétrarque, coudoient le Pogge, Philelphe, Burchiello, Pulci ; la Rhétorique nouvelle a pour pendant le Formulaire épistolaire. La philosophie ne le cède guère à la poésie dans cette bibliothèque en miniature : les titres seuls des traités prouvent le large éclectisme du possesseur : il a associé Albert le Grand et le Doctrinal à Diogène Laërce, à Platina, à Marsile Ficin. La religion et la morale ne sont pas oubliées ; elles sont représentées par la Bible, les Psaumes, Ésope, les Fleurs de vertu, de même que l’histoire a pour champions Tite-Live, Justin, la chronique d’Isidore. Des traités spéciaux, — arithmétique, cosmographie, art militaire, médecine, anatomie, agriculture, — complétaient l’encyclopédie de Léonard. On remarquera surtout la section consacrée à l’histoire naturelle : elle comprend les ouvrages de Pline, de Jean de Mandeville, et un Lapidaire, c’est-à-dire des compilations où la légende tient autant de place que la science. Insistons sur ce dernier point : Léonard a partagé beaucoup d’erreurs de son temps : la preuve en a été faite récemment à l’occasion de son Traité sur les animaux. Ce Traité, conservé en manuscrit à la bibliothèque de l’Institut, contient, en effet, une longue dissertation sur les vertus mystérieuses de toutes sortes de quadrupèdes, de volatiles, de reptiles ou de poissons. Or cette dissertation, un des maîtres de l’histoire de l’art, M. A. Springer, vient d’en donner la démonstration, n’est qu’un extrait d’un ouvrage célèbre au moyen âge, le Physiologus ou Bestiaire. On v apprend, par exemple, que l’oiseau appelé callendrino, placé devant un malade, détourne la tête si le malade doit mourir; si celui-ci au contraire doit en réchapper, l’oiseau le regarde en face et prend pour lui sa maladie. Là où les Bestiaires ont fait défaut à Léonard pour l’étude des mœurs des animaux, il a eu recours au Trésor de Brunetto Latini. Ici encore, M. Springer a mis hors de doute, par une série de rapprochemens, les emprunts faits par le Florentin du XVe siècle à son compatriote du XIIIe. Enfin, Pline lui-même, le crédule naturaliste romain, a été mis à contribution. Comment cet esprit si libre a-t-il pu prendre la peine d’analyser, — je n’ose pas dire d’accueillir, — Tant de croyances absurdes, où le basilic, le phénix, les sirènes, sont décrits comme des êtres réels? Il n’a pour excuse que l’exemple des plus éminens d’entre ses contemporains.
Léonard ne s’est point toutefois borné à une simple compilation. Plusieurs comparaisons ou maximes révèlent une note personnelle. C’est ainsi qu’il dit du lion : « On peut le comparer aux fils (aux sectateurs) de la vertu, qui se réveillent au cri de la gloire et s’élèvent par des études honorables, grâce auxquelles ils montent toujours davantage. Quant à ceux qui sont rebelles à ce cri, ils s’enfuient et se séparent d’avec les hommes vertueux. »
Des Bestiaires à la chiromancie, il n’y a qu’un pas : la curiosité de Léonard était trop vive pour qu’il ne cherchât pas, comme un autre Faust, à étendre ses connaissances au monde de l’invisible et du magique : sur la liste de ses livres figure un Traité de chiromancie. Cependant dans son Traité de peinture (chapitre CCXCII) il condamne formellement cette prétendue science, ainsi que la Physionomie. Fidèle à ses habitudes, il proteste, non point a priori; mais après vérification, ce qui donne un poids tout particulier à son argumentation. « T’attaches-tu aux lignes de la main, dit-il, tu découvriras que de grandes armées sont mortes à la même heure sous le fer, et que chez chaque victime les signes étaient absolument différens, et de même dans des naufrages » Partout, on le voit, se révèle non point le philosophe à système, mais, ce qui vaut mieux à mon avis, le penseur.
Dans le domaine des sciences naturelles, les relations de Léonard avec un célèbre professeur de l’université de Pavie, Marc-Antonio délia Torre, furent bien autrement intéressantes que la lecture des auteurs anciens. Ce savant, qui avait pour patrie Vérone, cité chère aux études classiques, et pour père un médecin distingué, professeur à l’université de Padoue, fut un des premiers qui s’affranchirent du joug des Arabes pour s’attaquer de nouveau, sous les auspices des Grecs, notamment de Galien, à la nature. A peine sorti de l’adolescence (il était né vers 1482), il acquit une réputation européenne par ses recherches anatomiques; ses cours obtinrent le plus vif succès à Padoue d’abord, où il enseigna jusqu’en 1506, à Pavie ensuite. Son séjour dans cette dernière ville, se trouvant circonscrit entre les années 1506 et 1512, date de sa mort prématurée (Della Torre disparut à peine âgé de trente ans), c’est pendant le second séjour de Léonard à Milan qu’il faut placer les relations du peintre avec le savant anatomiste. Un des domaines des Melzi, à Vaverole (Vapri?), aurait servi de théâtre aux entretiens des deux amis. Écoutons à ce sujet Vasari : « Della Torre se servit beaucoup, dans ses œuvres, du génie, de la science et de la main de Léonard, qui de son côté fit un livre, dont les figures sont dessinées à la sanguine avec des hachures à la plume. Après les études de pure ostéologie vinrent celles des nerfs et des muscles, divisées en trois sections : la première pour la couche la plus profonde, la seconde pour la couche moyenne, la troisième enfin pour la couche superficielle. Chacune de ces figures est accompagnée de notes explicatives en caractères bizarres, tracés à rebours et de la main gauche, de façon que celui qui n’en a pas l’habitude n’en peut rien déchiffrer sans l’aide d’un miroir. »
Aucun des ouvrages de Della Torre ne semble avoir obtenu les honneurs de l’impression. Quant à ceux de Léonard sur la même matière, ils viennent d’être partiellement publiés par M. Richter. Ajoutons que Léonard fut en ces études le maître et nullement, l’élève de della Torre, comme on l’a universellement admis jusqu’ici. Un de ses recueils, le Libro titolato de figura umana, fut commencé, d’après le témoignage même de l’auteur, le 2 avril 1489, ainsi, à une époque où della Torre ne comptait que sept ans. Il semble que l’artiste continua ses recherches après son retour à Florence. Lorsque le cardinal d’Aragon lui rendit visite en 1516, Léonard se glorifia en effet d’avoir disséqué (haver facta notomia) plus de 30 cadavres, soit d’hommes, soit de femmes, de tout âge. L’Anonyme, publié par M. Milanesi, ajoute que ces expériences, il les avait entreprises dans l’hôpital de Sainte-Marie-Nouvelle, à Florence.
L’anatomie dont s’occupa Léonard était moins, a affirmé un homme du métier, la science des muscles, où triompha Michel-Ange, que l’observation des effets produits sur nos organes par les affections de l’âme ou les passions. Un juge autorisé, M. Mathias Duval, professeur à l’École de Médecine et à l’École des Beaux-Arts, en reproduisant un des dessins d’anatomie de Léonard, ajoute que ce dessin montre avec quel soin (peut-être trop scrupuleux) l’illustre maître s’était attaché à séparer, par la dissection, les divers faisceaux des muscles pectoraux, deltoïde et sterno-cléido-mastoïdien. Rappelons, ajoute M. Duval, que, dans son Traité de la peinture, Léonard de Vinci a consacré de nombreux chapitres à la description des muscles du corps, des jointures des membres des « cordes et petits tendons qui se ramassent, lorsque tel muscle vient à s’enfler pour produire telle action[6]. »
Aux recherches sur la physionomie se rattachent les fameux recueils de caricatures. La même méthode qui avait présidé à la composition de la Sainte Cène inspira ces recherches d’un ordre si différent. Écoutons Lomazzo, qui avait recueilli son anecdote de la bouche des familiers (domestici) de Léonard : « Un jour, l’artiste voulant représenter dans un tableau des paysans qui riaient, fit choix de certains individus dont la physionomie lui paraissait propre à son dessein ; ensuite, s’étant lié avec eux, il leur offrit un banquet avec le concours de ses amis, et là, s’asseyant près d’eux, il leur raconta les histoires les plus folles, les plus risibles, de manière à les faire rire aux éclats, quoiqu’ils ne sussent pas de quoi. Lui. ne perdait pas un des gestes, pas une des impressions, provoqués par ses récits ; puis, après leur départ, il se retira chez lui et les dessina de telle manière que son dessin ne faisait pas moins rire les spectateurs, que ses récits avaient fait rire les auditeurs pendant le banquet. La composition resta malheureusement à l’état d’ébauche. »
Cette idée bizarre rappelle celle d’un peintre de la primitive école milanaise, Michelino da Besozzo, qui en avait fait le sujet d’un tableau, où l’on voyait deux paysans et deux paysannes se tordant de rire. Vers la même époque. Bramante, qui cultivait à ses heures de loisir la peinture, s’essayait dans un thème analogue : il représenta Démocrite riant, et Héraclite pleurant.
Le même Lomazzo raconte que Léonard prenait en outre grand plaisir à aller voir les gestes des condamnés que l’on conduisait au supplice ; il notait avec un soin extrême les mouvemens de leurs yeux, les froncemens de leurs cils, les tressaillemens de la vie.
On a prononcé, bien à tort, devant ces études, le nom de caricatures : ce sont les fragmens, — des fragmens gigantesques, — d’un traité de physionomie. Léonard avait l’intelligence trop haute pour s’arrêter à des rapprochemens frivoles, uniquement destinés à provoquer le rire, — ce genre d’esprit est en général inconnu aux Italiens de la renaissance ; — mais il s’intéressait passionnément aux lois qui président aux déformations de l’espèce humaine, aussi bien qu’à celles qui en régissent le perfectionnement. Ainsi, longtemps avant Grandville, il a entrevu le lien qui rattache certaines de ces déformations aux types des animaux; le vieillard à figure de boule-dogue, la vieille femme à tête de linotte, ne sont pour lui que des reflets d’espèces plus ou moins inférieures ; il va jusqu’à chercher dans la physionomie humaine les analogies avec les palmipèdes et les crustacés. Un peu plus, et l’on serait tenté de prononcer le nom d’évolution et d’évoquer le souvenir de Darwin.
Pour compléter cette esquisse, il faudrait y faire entrer les travaux sur la perspective, sur la théorie des couleurs et sur la peinture, sur les machines de guerre, sur la géométrie, la mécanique, la botanique et bien d’autres branches encore. Mais qui pourrait se flatter de suivre en ses infinies investigations un chercheur aussi infatigable, agité par toutes les ardeurs et toutes les espérances d’un alchimiste ou d’un astrologue! Et combien il est touchant de voir cette puissante intelligence s’évertuer, avec la bonne foi la plus naïve, à découvrir les lois du mouvement des eaux, celles de la locomotion aérienne, à inventer des machines de guerre, des écluses, des miroirs ardens, des chèvres, que sais-je encore! Il a fait fausse route, il recommence ses combinaisons, sans jamais se lasser.
N’est-ce pas ici l’occasion de nous demander si une vocation scientifique si prononcée a favorisé ou contrarié en Léonard l’œuvre de l’artiste? On cite Léonard comme un exemple de ce que peut l’union de l’art et de la science. En lui, dit-on, le génie créateur reçoit une nouvelle impulsion grâce aux minuties de l’analyse, le raisonnement fortifie les visions de l’imagination ou les élans du cœur. Mais cela est-il bien vrai? Qui ne voit que Léonard, gêné par ce besoin perpétuel d’investigation, s’est senti troublé à tout instant dans son inspiration ! Personne n’a tâtonné autant que lui, personne n’a laissé tant d’œuvres inachevées. Et ces œuvres mêmes, ces rares chefs-d’œuvre, combien en est-il, à l’exception de la Sainte Cène, qui traduisent une idée complète, une idée forte, généreuse, véritablement concrète, à la façon des créations de Raphaël? Ce sont des portraits, tout au plus des Saintes Familles, un bout de paysage, des fragmens admirables, bien propres à démontrer que, si l’application scientifique avait fini par développer en Léonard le culte le plus exquis de la forme, elle lui avait en revanche enlevé la faculté de concevoir des vues d’ensemble, à la fois pittoresques et littéraires, et de les livrer toutes chaudes encore, toutes vibrantes de l’inspiration première, à l’admiration du public. Renonçons donc à cette chimère : il a fallu toute la supériorité du génie de Léonard pour concilier des données aussi opposées que l’art et la science. Cette fusion, il ne l’a réalisée qu’incomplètement, et tout autre y aurait échoué.
Vers la fin de son séjour à Milan, sur un des feuillets du Codex Atlanticus, qui forme comme le palladium de la Bibliothèque Ambrosienne, Léonard dressa une liste de ses dessins. Malgré le laconisme de ce document, je le reproduirai ici, car il prouve la singulière dispersion de ses études, en même temps qu’il nous permet de plonger dans quelques-uns des plis mystérieux de son esprit : « Une tête déjeune homme de face avec une belle chevelure. Un grand nombre de fleurs copiées d’après nature. Une tête de face avec des cheveux frisés. Plusieurs saint Jérôme au-dessus d’une figure. Dessins de fourneaux. Une tête du duc. Beaucoup de dessins de groupes. Quatre dessins du tableau de Sant’ Angelo. Une petite composition historiée de Ghirolamo da Feghini. Une tête de Christ dessinée à la plume. Un saint Sébastien. Beaucoup de compositions d’anges. Une calcédoine (probablement un camée antique). Une tête de profil avec une belle chevelure. Quelques coupes en perspective. Quelques instrumens pour des navires. Quelques instrumens à eau. Une tête d’Atalante (Atalante de Migliorotti, l’élève de Léonard) levant les regards. Une tête de Geronim da Feghine. La tête de Jean Francesco Borro. Beaucoup de gorges de vieilles femmes. Beaucoup de têtes de vieillards. Beaucoup de figures nues en pied. Beaucoup de bras, de jambes et de pieds (dessins d’attitudes). Une Notre-Dame terminée. Une autre presque de profil. La tête de Notre-Dame montant au ciel. Une tête de vieillard avec un long menton. Une tête de bohémienne. Tête couverte d’un chapeau. Une composition de la Passion, fatta in forma. Une tête de jeune fille avec des tresses nouées. Une tête brune coiffée (à conciatura). »
Qui ne connaît la fin lamentable du More, son châtiment trop mérité et cependant trop rigoureux ? Chassé une première fois de ses états, en 1499, par Louis XII, il fut rappelé dans le Milanais au bout de quelques mois par ses sujets mécontens du gouvernement des étrangers. Mais une nouvelle invasion française mit en péril, dès l’année suivante, en 1500, ce pouvoir éphémère. Trahi par les Suisses, près de Novare, le duc fut livré par eux à un vainqueur impitoyable. Avec cette cruauté qui est le propre des caractères faibles, — et quel prince fut jamais plus faible que ce monarque si improprement appelé le père du peuple? — Louis XII fit enfermer son malheureux prisonnier dans le donjon de Loches, où il expira le 27 mai 1508 après une horrible agonie de huit ans. Il n’avait même pas été permis au prisonnier, — Paul Jove tenait cette circonstance d’un témoin oculaire, — de se servir d’encre et de plume : crepto scribendi solaltio !
J’ai entrepris, il y a quelques années, un voyage, j’allais dire un pèlerinage, à ce donjon de Loches, situé sur les bords de l’Indre, à une dizaine de lieues de Tours, dans un site admirable. Le cachot souterrain, dans lequel était enfermé l’infortuné prince milanais, dépasse en horreur tout ce que l’on peut imaginer : des blocs de rochers tout nus pour parois, la terre battue pour parquet. La seule distraction du martyr, c’étaient les images grossières qu’il peignait, — affirme-t-on (je ne garantis pas l’authenticité de la légende), — sur les parois de son cachot, dernier souvenir de cette protection éclairée accordée aux arts, à Léonard, à Bramante, et qui, aux yeux de l’impassible histoire, contrebalance tant de crimes odieux commis envers sa famille et sa patrie.
Par une coïncidence qui mérite d’être relevée, Léonard mourut à quelques années de là, également en France, également en Touraine, à environ 30 kilomètres de Loches, tandis que le maréchal de Trivulce, le plus implacable des ennemis de Ludovic le More, terminait ses jours à Chartres.
La chute de Ludovic le More était le plus grand malheur qui pût frapper Léonard : elle le réduisit, aux approches de la vieillesse, à chercher un autre protecteur, — qui fut long à se trouver, — à recommencer sa carrière, qui avait été plus riche en chefs-d’œuvre et en témoignages d’admiration qu’en résultats positifs; elle le livra enfin au danger qui l’avait menacé toute sa vie : la dispersion, l’éparpillement de ses admirables facultés. Quelle qu’eût été en matière de politique l’indécision du More, quelles qu’eussent été ses fluctuations, ses faiblesses : en matière d’art, du moins, il avait réussi à obtenir des artistes attachés à son service le concours le plus efficace, un travail suivi, des œuvres faites pour vivre à travers les siècles. Rien de plus injuste à cet égard que l’amère boutade de Léonard sur son ancien bienfaiteur : « le duc perdit l’État et la fortune et la liberté, et aucune de ses entreprises ne fut terminée par lui. » Privé de cette sage et énergique direction, le Vinci erra sur les flots comme un vaisseau désemparé prêt à se briser contre le premier écueil.
EUGENE MUNTZ.
- ↑ Voyez la Revue du 15 novembre.
- ↑ Voyez la Revue de 1850 et de 1862.
- ↑ Les dessins de la collection grand-ducale de Weimar, — les têtes des Apôtres, — passent aujourd’hui pour avoir été exécutés non pour la peinture, mais d’après elle; ils ne sont point, par conséquent, de la main de Léonard.
- ↑ Telle n’est point toutefois l’opinion d’un juge pour les lumières duquel je professe la plus grande déférence : M. Lucas Beltrami. Dans un mémoire dont je me réserve de discuter ultérieurement les conclusions, il a cherché à démontrer que Léonard n’avait pris qu’une part indirecte à l’établissement du canal.
- ↑ Charles Ravaisson-Mollien, les Manuscrits de Léonard de Vinci, t. III. fol. 15.
- ↑ Précis d’Anatomie artistique, p. 15.