Une Cour allemande au XIXe siècle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 88 (p. 631-652).
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SOUVENIRS DIPLOMATIQUES

UNE COUR ALLEMANDE AU XIXe SIÈCLE

I.
L’ÉLECTEUR DE HESSE.


I

Le marquis de La Valette, qui joua un rôle considérable sous le second, empire, fut nommé ministre à Hesse-Cassel, au mois de juin 1846 ; L’Allemagne lui était inconnue, il cherchait un collaborateur sachant l’allemand. Un professeur de l’université de mes amis, qui s’occupait de l’instruction de son fils, appela son attention sur moi, et, peu de semaines après, je fus autorisé, par une lettre officielle de M. Guizot, à participer aux travaux de la légation de France en Hesse, en qualité d’attaché libre. Le hasard décidait de ma carrière. Au lieu d’entrer dans la magistrature, — il ne me restait plus qu’à soutenir la dernière épreuve du doctorat pour être attaché au parquet de la Seine, — je débutais dans la diplomatie.

Le marquis de La Valette appartenait à la jeunesse élégante, raffinée de 1830, dont M. de Morny, son ami, était le type accompli. Gracieux, spirituel, sagace, il était plutôt un agent militant qu’un diplomate lettré. Il n’écrivait pas volontiers, il lui en coûtait de plier son esprit primesautier à la forme un peu solennelle de la dépêche ; il s’en remettait à ses secrétaires pour la correspondance officielle. Il eut à son service des plumes faciles, distinguées : M. Benedetti et M. Tissot, qu’il fit sortir des consulats, ont partagé ses travaux dans une étroite communauté de vues à Constantinople et à Rome.

Cassel n’eut pas le don de lui plaire ; dès qu’il eut remis ses lettres de créance, il repartit pour Paris, me laissant la gestion de la légation. Il était député, très influent au Journal des Débats, et très en faveur auprès de M. Guizot. Il se trouvait dépaysé dans une résidence allemande de troisième ordre, morne, ennuyeuse. Il rêvait un sort plus brillant, une scène plus vaste, plus digne de ses capacités.

L’ancienne capitale du royaume de Westphalie, si renommée jadis par l’éclat de ses fêtes et la frivolité de ses mœurs, était, en 1846, dominée par l’esprit ombrageux, taquin, d’un prince élevé dans la haine de la France et de tout ce qui, de près ou de loin, lui rappelait la dépossession de sa maison. Son grand-père, Guillaume Ier, en retrouvant sa couronne après Waterloo, prétendait avoir dormi d’un profond sommeil pendant ses sept années d’exil. Il n’était rentré dans ses états que sous la condition expresse de rétablir les choses telles qu’elles étaient en 1806. — « N’ayant jamais transigé sur mon droit, disait-il, je ne transigerai pas sur les faits qui se sont passés pendant mon absence. » — Partant de ce principe, il avait fait reprendre aux officiers hessois les grades qu’ils occupaient dans l’armée à la veille d’Iéna, et il avait annulé toutes les transactions passées sous le règne de l’usurpateur, sans souci des réclamations internationales. S’il convoqua les états, ce fut uniquement pour leur demander, à titre d’indemnité, le paiement de sa liste civile, suspendu pendant ses années d’exil ; il s’agissait d’un arriéré de 15 millions de francs. Mais les députés de la noblesse, des villes et des campagnes, dont se composait la chambre, firent la sourde oreille ; ils voulaient, avant toute discussion, connaître le bilan du trésor public et du trésor privé ; ils réclamaient surtout des explications précises sur les subsides que son père avait reçus de l’Angleterre pendant la guerre d’Amérique, et qu’on estimait, grosso modo, à 60 millions de thalers. Le landgrave, pour s’enrichir, vendait ses soldats au plus offrant ; il stipulait de fortes primes pour ceux qui mouraient au loin, dans les hôpitaux ou sur les champs de bataille. — « vos hommes ont la vie dure, écrivait-il d’un ton amer à l’un de ses généraux, n’oubliez pas que mon trésor est à sec. » — Son fils, qui, au congrès de Vienne, avait échangé le titre de landgrave contre celui d’électeur, sans se préoccuper de l’anachronisme, — car il n’y avait plus de saint-empire, — avait peine à s’expliquer les résistances qu’il rencontrait dans ses états. Il ne s’était pas aperçu, pendant son long et obstiné sommeil, qu’un esprit nouveau avait soufflé sur son pays. La domination française avait froissé la fibre nationale ; mais, imprégnée des principes de 1789, elle avait laissé des traces fécondes, elle avait appris à son peuple qu’il avait des droits, elle lui avait révélé sa force. L’affection, la loyalty renommée des Hessois pour leur dynastie, qu’aucun mauvais traitement, qu’aucune exigence ruineuse, fantasque, n’avait pu ébranler, commençait à s’affaiblir.

La chambre, qui jadis opinait du bonnet et se prêtait aux demandes les plus extravagantes, aujourd’hui discutait et réclamait des comptes ; elle voulait savoir ce qu’était devenu l’argent que le souverain avait encaissé comme prix du sang de ses sujets. Le prince essaya de tous les moyens, de la persuasion et des menaces ; pour se soustraire aux demandes indiscrètes de ses députés, il alla même jusqu’à leur offrir une charte libérale s’ils consentaient à laisser le passé sans contrôle. Ce fut en vain. Louis XIV exilait son parlement lorsqu’il se montrait récalcitrant ; l’électeur prorogea ses états pour ne plus les rappeler. A sa mort, son fils Guillaume II se montra tout aussi irrespectueux pour les institutions de son pays. Il feignit d’ignorer l’existence de la chambre ; il fallut la révolution de 1830 pour la lui rappeler. Mais il était trop tard ; sa maîtresse, la comtesse de Reichembach, qui avait fait le désespoir de l’électrice, une princesse de Prusse, fut publiquement insultée, et lui-même jugea prudent de se soustraire à l’indignation populaire. Il se réfugia à Francfort, et, sans vergogne, il chercha à Bade et à Hombourg, devant le tapis vert, dans d’humiliantes promiscuités, l’oubli de sa couronne. Après la mort de sa maîtresse, il épousa, dans sa soixante-douzième année, une charmante jeune fille, d’excellente famille, Mlle de Berleps ; il lui donna le titre et le nom de comtesse de Berghen. Il chassait de race. Son aïeul, Philippe le Magnanime, invoquait sa conformation physique et l’exemple de Salomon pour arracher à Luther et à Mélanchton, ses protégés, l’autorisation d’épouser deux femmes à la fois. Mais Guillaume II avait trop auguré de sa vaillance ; usé par les excès, il succomba à la tâche. Il mourut subitement, au mois de novembre 1847, laissant à sa jeune veuve une habitation somptueuse et ce qui restait d’une immense fortune privée, ébréchée par le jeu. Mme de Berghen secoua dans les fêtes le souvenir d’un vieillard quinteux et tyrannique. Ses réceptions étaient princières. Elle était, en 1849, lorsque je lui fus présenté, dans l’épanouissement de la beauté. Je la retrouvai en 1853, à Berlin, toujours gracieuse, accueillante ; elle avait, dans l’intervalle, épousé le comte de Hohenthal, l’envoyé de Saxe à la cour de Prusse. Son bonheur lui coûtait un douaire de 100,000 livres de rente et le prestige que donnaient aux femmes, en Allemagne, les unions morganatiques ; elle n’avait plus de dames d’honneur, ni d’équipages princiers, ni de laquais à la livrée électorale ; mais, ce qui valait mieux, elle avait des enfans et un mari plein de cœur et d’esprit. Elle fut mêlée, à la veille de la guerre de Bohême, à un piquant incident diplomatique que j’ai raconté jadis. M. de Bismarck lui fit des confidences calculées sur ses desseins, dans un dîner qu’elle donnait en son honneur. Il lui raconta audacieusement ses plans, certain que ses paroles, aussitôt répétées au comte de Hohenthal, auraient un contre-coup immédiat à Dresde et à Vienne. L’Autriche et la Saxe procédèrent en effet à des armemens : c’était le prétexte qu’il attendait pour se dire menacé, et pour les attaquer.

En 1850, lorsque j’étais troisième secrétaire à Francfort, j’eus occasion de rendre à la comtesse de Berghen, dans d’émouvantes circonstances, un vrai service. Son frère, le baron de Berleps, avait donné sa démission de lieutenant au moment où l’électeur voulait imposer à son armée un serment de fidélité en opposition avec le pacte constitutionnel. Il était allé à Nancy, sous prétexte d’apprendre le français, mais en réalité pour se soustraire aux récriminations des officiers prussiens et autrichiens, qui n’admettaient pas qu’un soldat pût subordonner sa fidélité au souverain, à l’interprétation d’une charte. Il était parti violemment impressionné ; ses correspondances étaient devenues incohérentes : elles dénotaient un esprit et une conscience profondément troublés. Sa sœur me supplia de m’enquérir de son état et de le ramener au besoin à Francfort. Elle faisait appel à mon dévoûment dans un moment fort inopportun ; on était en plein carnaval, et j’aimais la danse. Je n’en partis pas moins sur l’heure, mais j’arrivai trop tard, lorsque déjà la catastrophe que je devais conjurer s’était accomplie. M. de Berleps, dans une heure d’égarement, se croyant poursuivi par l’électeur, méprisé par ses camarades, avait quitté Nancy précipitamment, en proie au délire de la persécution. Il avait pris la diligence pour l’Allemagne ; arrivé à la côte de Wasselonne, il s’était enfui à travers champs, et, après une course folle pendant la nuit, il s’était précipité dans l’Ill, à la Wantzenau, près de son embouchure dans le Rhin. Lorsque je revins à Strasbourg, déjà il était enterré. J’eus le triste devoir de le faire sortir de sa tombe pour constater son identité, et celui non moins pénible de ramener son corps à sa famille. La comtesse de Hohenthal n’oublia jamais le sacrifice que je lui avais fait, et son mari, pendant les cinq années que je passai à Berlin, fut pour moi un ami et un conseiller. Son hôtel était dans la Wilhemstrasse, en face de la légation de France. Je le voyais sans cesse, et en été j’allais souvent passer quelques jours dans sa terre de Knautheim, près de Leipzig. Ses causeries m’étaient précieuses ; mieux que personne il connaissait le dessous des cartes de la politique allemande. Je le revis pour la dernière fois en 1867, à Hombourg, où il était venu refaire sa santé ébranlée par les émotions d’une douloureuse campagne diplomatique. Il me raconta tout au long les tribulations de sa cour pendant la guerre de Bohême et la mission qu’il eut à remplir à Berlin, auprès d’un vainqueur sans générosité, pour sauver les dernières épaves de la monarchie saxonne. Il me semblait, en l’écoutant, que j’assistais à un drame. Aussi, en résumant son récit dans une page d’histoire, qui paraîtra un jour, l’ai-je intitulé : le Drame saxon.


II

Le général de Radowitz, qui avait présidé à l’instruction militaire de Frédéric-Guillaume Ier, l’électeur régnant[1], me disait, en 1849 : « S’il avait vécu du temps des empereurs romains, il se serait appelé Caligula. » Peut-être Caligula n’eût-il pas été satisfait du parallèle, car il n’était pas un despote vulgaire : ses forfaits ne manquaient pas de grandeur, il méprisait les hommes, il aurait voulu qu’ils n’eussent qu’une seule tête pour pouvoir la couper d’un seul coup, tandis que l’électeur de Hesse n’était qu’un tyranneau aux idées étroites, aux instincts pervers, ombrageux, taquin ; son plaisir était de contrarier son prochain, de vexer, de molester ses sujets et de les exaspérer à coups d’épingle.

Il était convaincu qu’un souverain ne perdait jamais sa couronne qu’en étant complaisant, débonnaire. Pour lui, l’art de gouverner était simple, négatif ; il consistait à toujours refuser. Ses penchans le rendaient apte à ce système ; il ne cédait que sous l’empire d’une absolue nécessité, en montrant bien que les concessions lui étaient extorquées et qu’il saurait les reprendre à la première occasion. Il était aussi peu accessible à la flatterie qu’à la critique, et s’il évitait de satisfaire ses sujets, il les dispensait de l’applaudir. Il ne leur demandait qu’une silencieuse soumission. Chaque acte de sa vie était marqué d’avance avec une minutieuse exactitude. En hiver, il allait à la même heure de Cassel à Wilhelmshoe, et en été, avec la même ponctualité, de Wilhelmshoe à Cassel. Ce qui l’obligeait à sortir d’une systématique monotonie, ce qui devait lui imposer une contrainte, l’obliger à parler plus, à faire plus que d’habitude, lui répugnait. Ses ministres se pliaient avec une docilité absolue à ses exigences, et elles devenaient de plus en plus impérieuses à mesure qu’elles rencontraient moins d’obstacles[2]. Le sultan Mahmoud se servait d’un bâton lorsque son grand-vizir lui apprenait une chose désagréable ; l’électeur se servait de son pied. Un jour, il le leva malencontreusement ; son valet de chambre, qu’il devait atteindre, le saisit prestement au passage, si bien que le maître, perdant l’équilibre, roula par terre et se blessa grièvement. Le laquais avait eu la maladresse de lui présenter sur un plateau un journal satirique de Berlin, qui, sans respect pour le principe monarchique, s’était permis de le caricaturer.

L’électeur entendait tout régler lui-même ; il se préoccupait des détails les plus infimes, il ordonnait tout, le langage de ses agens diplomatiques, le menu de ses repas, la composition de ses attelages. Il s’intéressait aux commérages de sa capitale et intervenait dans les affaires privées de ses sujets. Cette autorité jalouse, minutieuse, s’exerçait dans le sens le plus étroit, le plus irritant.

Un de ses aides-de-camp sollicitait-il un congé pour se marier, il le lui octroyait gracieusement ; mais, à l’heure même où il sortait triomphant de l’église, l’électeur lui faisait remettre un ordre de service qui l’obligeait à partir sur-le-champ et à laisser sa femme en pleurs entrer seule dans la chambre nuptiale. Un ministre étranger donnait-il un dîner diplomatique, le jour même une invitation à la cour lui enlevait tous ses convives. On pourrait écrire un volume sur les ennuis qu’il a causés, sur les fêtes qu’il a troublées. Lorsqu’un envoyé lui présentait ses lettres de rappel, le ministre des affaires étrangères lui annonçait un souvenir, et on poussait la gracieuseté jusqu’à lui laisser le choix entre le grand-cordon et une tabatière ; s’il préférait la croix, il était certain de recevoir une tabatière, et vice versa. Souvent aussi, après l’avoir affriandé par l’appât d’une récompense, on le congédiait les mains vides.

Les courtisans, qui connaissaient l’esprit contrariant du maître, se gardaient bien de solliciter ce qu’ils convoitaient ; ils affectaient de s’en défendre. Leurs stratagèmes variaient avec les circonstances, mais la tactique était toujours la même : demander le contraire de ce qu’on voulait.

Un jour, un jeune savant, qui désirait faire une exploration scientifique dans les régions polaires, s’adressa directement à l’électeur. Le congé lui fut sèchement refusé. Il en fit ses plaintes à l’officier de service. — « Vous vous y êtes mal pris, lui répondit l’aide-de-camp ; laissez-moi faire, je réponds du succès. » — Le lendemain, il dit à son maitre : — « Ce savant, monseigneur, vous devra la vie ; il est poitrinaire au dernier chef, en l’empêchant de s’aventurer dans les neiges et les glaces, vous l’avez préservé d’une mort certaine. » vingt-quatre heures après, le savant, dont la santé était solide, partait joyeux et vaillant, son congé en poche.

Bien des incidens de ma carrière se sont effacés de ma mémoire, mais le souvenir de ma présentation à la cour de Hesse est resté vivant dans mon esprit. Le matin de ce grand jour, — c’était le 9 novembre 1846, — un fourrier de la cour était venu m’annoncer que j’étais « commandé, » befohlen, à la table de son altesse royale pour quatre heures moins un quart précises, en grand uniforme, c’est-à-dire en pantalon de casimir blanc à bande d’or et, ce qui me parut ironique, avec toutes mes décorations ! Ce fut un moment solennel lorsque l’électeur, annoncé par un vigoureux coup de canne du grand-maréchal et précédé par ses hauts dignitaires, sortit de ses appartemens pour tenir son cercle. Il portait le petit uniforme de ses gardes du corps, un habit rouge en queue d’hirondelle ; un faux col émergeait d’une énorme cravate carcan ; dans sa main, il tenait un grand tricorne-claque, orné d’un plumet blanc. A son entrée, tous les assistans se redressèrent instantanément, comme mus par une étincelle électrique, attendant au port d’armes, tête baissée, un mot ou un sourire. Après avoir laissé tomber péniblement de sa bouche quelques monosyllabes inarticulées devant les ministres d’Autriche et de Prusse, il s’avança vers moi, hésitant, embarrassé comme un chevalier dans sa cuirasse. Je m’inclinai respectueusement, attendant qu’il voulût bien m’honorer d’une parole. J’attendis longtemps, sous les regards des courtisans. En clignant de l’œil, je le vis rouge, nerveux, se tournant et se retournant dans tous les sens ; il balançait son claque et torturait son faux col. La scène était embarrassante et comique à la fois. Je dus me mordre les lèvres, le rire allait me gagner. Enfin, après un point d’orgue qui me parut interminable, je saisis à travers un bégaiement guttural le mot de Cassel. — Je pris la balle au bond, et, dégageant sa pensée de sa confuse articulation, je répliquai bravement : — « Oui, Monseigneur, Cassel est un séjour charmant. »

La figure de l’électeur se dérida instantanément ; il semblait dégagé d’un pesant souci. En méconnaissant quelque peu l’étiquette, qui me commandait d’attendre une question nettement formulée pour y répondre, je l’avais soulagé. Dominé par ses ressentimens contre la France, qui avait dépossédé son grand-père, il s’était, dans ses jeunes années, obstinément refusé à apprendre notre langue. Aussi la présentation d’un diplomate français était-elle pour lui une affaire d’état. Les audiences se faisaient attendre, il lui fallait du temps pour s’y préparer, pour faire pénétrer dans sa tête peu ouverte, à coups de dictionnaire, quelques phrases de circonstance, encore ne se les rappelait-il pas toujours dans le moment opportun.

Cicéron et après lui Charles Quint disaient : Qui possède deux langues possède deux âmes ; la femme morganatique de l’électeur de Hesse, mme la comtesse de Schauenbourg, ne possédait qu’une âme, et cette âme, quelque peu négligée, ne s’inspirait ni des poètes ni des moralistes allemands. Mariée à un capitaine complaisant, qui tenait garnison à Bonn, où les jeunes princes de la confédération venaient compléter leurs études, elle fut séduite par l’héritier du trône électoral.

De ces amours naquirent deux filles adultérines. Légitimées arbitrairement, elles épousèrent, en 1851, l’aînée, un comte d’Isenbourg, le rejeton d’une maison médiatisée, et la seconde, le prince Félix de Hohenlohe. Ces unions ne furent pas heureuses. Le comte d’Isenbourg, après avoir roué de coups M. Hasenpflug, le premier ministre de son beau-père, fut interné dans une maison de santé, et le prince de Hohenlohe, après la mort prématurée de sa femme, vint, à la suite de bien des péripéties, échouer à Paris, où, dans les racontars des salons, il a été plus d’une fois confondu avec son cousin l’ambassadeur d’Allemagne.

Le capitaine était obséquieux. On lui fit sentir qu’il gênait et déplaisait. Il se prêta au divorce, mais il fallut payer sa complaisance ; il estimait son bien et son honneur plus qu’ils ne valaient. On transigea. Pour la somme de 15,000 thalers, d’usufruitier le prince devint propriétaire. A court d’argent, il s’adressa secrètement au banquier de sa famille. M. Amsel de Rothschild n’avait rien à lui refuser ; il devait sa fortune aux millions que le landgrave lui avait confiés, après Iéna, au moment où les armées françaises pénétraient dans ses états. Il ne courait d’ailleurs aucun risque avec un héritier présomptif, dont le père, enrichi par la traite des soldats que pratiquaient ses aïeux, passait pour le souverain le plus opulent d’Allemagne. La maison Rothschild n’a fait que grandir depuis, tandis que la maison de Hesse, qui fut l’origine de sa fortune et de sa puissance, a perdu sa couronne et ses trésors.

C’est à la suite de ce trafic que la femme du capitaine Lehmann épousa, sous le nom de comtesse de Schauenbourg, qu’elle échangea plus tard contre celui de princesse de Hanau, un descendant du grand protecteur de la réforme.

Le mariage de l’électeur fut un des scandales de l’époque. Il eut, à Berlin surtout, le plus fâcheux retentissement. Les deux cours étaient étroitement apparentées. La mère de l’électeur était une princesse de Prusse, la fille de Frédéric-Guillaume II. Sa vie fut un martyre ; elle eut à subir les outrages d’un mari dépravé et plus tard les procédés tracassiers d’un fils qui, pour la punir de ses hauteurs envers sa femme morganatique, allait jusqu’à lui refuser l’accès de son théâtre. Les relations entre les deux cours s’altérèrent. Aggravées par des questions de partage, elles furent rompues au décès de l’électrice, dont le roi, Frédéric-Guillaume IV, était l’exécuteur testamentaire. La politique en ressentit le contre-coup. Les princes de Prusse évitèrent Cassel, et lorsqu’ils y passaient, ce n’était que pour saluer la sœur de l’électeur.

La princesse Caroline vivait modeste, effacée. Elle se donnait parfois le luxe d’inviter le corps diplomatique à des goûters où l’on servait du fait caillé au pain noir, relevé, il est vrai, par la simplicité et la bonhomie qu’elle mettait à l’offrir. Lorsqu’elle termina sa monotone et inoffensive existence, l’électeur la fit enterrer sans apparat. Elle repose dans le cimetière de Cassel, sous le gazon, comme une déshéritée, sans un marbre rappelant son origine. Son frère ne savait ni respecter les vivans ni honorer les morts. L’influence de l’Autriche à la suite de la brouille entre Berlin et Cassel devint prépondérante. Libre de tout lien de famille, loin de se plaindre des faiblesses des électeurs, elle les favorisait en donnant des titres à leurs maîtresses. Le prince de Metternich combla Mme de Schauenbourg de prévenances, et lorsque, sur son désir, l’archiduc Etienne se rendit à Cassel, elle fut traitée comme jadis le comte de Kaunitz traita Mme de Pompadour, avec des honneurs presque souverains. Sa position, cependant, était fausse. Le corps diplomatique résista longtemps avant de lui faire sa cour ; pour les dames surtout, la question était délicate. Il était difficile de l’ignorer et plus difficile encore de la traiter comme une princesse du sang. Elle échappait à l’étiquette. La comtesse de Béarn, la femme de l’un de nos envoyés, voulut bien à son arrivée lui faire l’honneur d’une visite de courtoisie, mais elle se montra peu disposée à solliciter une audience ; son refus provoqua un grave incident. A une soirée de l’électrice mère, son fils, dont la susceptibilité était excessive, donna cours à son ressentiment. Non-seulement il lorgna fixement Mme de Béarn, mais il la toisa en passant à ses côtés, et demanda à ses entours, de façon à être entendu, qui était cette femme « Was ist das fur eine Weib, » et ce qu’elle était venue faire chez sa mère, n’ayant pas encore été admise à la cour.

Le comte de Béarn, retenu par une indisposition, n’assistait pas à la soirée. Dès qu’il eut connaissance de l’incident, il écrivit de sa bonne encre au baron de Steuber, le ministre des affaires étrangères : — « Je ne puis demander une satisfaction personnelle à l’électeur, disait-il, mais c’est de vous, son ministre responsable, que je la réclame. »

Le ministre n’admettait pas que sa responsabilité pût aller jusqu’à régler en champ clos les brutalités de son maître. Son émotion, légitime d’ailleurs, le rendit éloquent ; il parvint à faire comprendre à l’électeur l’urgence d’une réparation. Le lendemain, son altesse royale faisait arrêter sa voiture devant la légation de France pour prendre des nouvelles de Mme la comtesse de Béarn. — Cet acte d’énergie, loin de nuire au diplomate, le mit en faveur, si bien qu’à l’expiration de sa mission, il fut l’objet d’une haute distinction refusée à ses prédécesseurs : il reçut le grand-cordon du Lion d’or.

La diplomatie française sous le gouvernement de Juillet eut plus d’une fois à se défendre contre de fâcheux procédés ; elle s’en tira toujours avec esprit. On connaît le mot déplaisant de la princesse de Metternich et la spirituelle réplique du marquis de Saint-Aulaire. Le baron de Bussière ne fut pas moins bien inspiré à une petite cour de Saxe. — « Quel triste métier que celui de roi de France ! je ne voudrais l’être à aucun prix, disait le prince saxon, dédaigneusement, au lendemain d’un attentat contre Louis-Philippe. — Je n’en suis pas surpris, répliquait l’envoyé, car pour être le souverain d’un grand et glorieux pays, il faut bien des qualités et surtout un cœur valeureux. »


III

Les résidences allemandes, avant de descendre au rang de préfecture, étaient animées ou silencieuses, moroses ou joyeuses, suivant l’humeur et le bon plaisir de leurs princes. L’électeur, pendant les hivers de 1846 et de 1847, fut de belle humeur, et lorsqu’il était content, ce qui ne lui arrivait guère, il entendait, comme le pacha du vaudeville, que tout le monde le fût aussi. Ses filles, celles qui étaient nées à Bonn, faisaient leur entrée dans le monde ; avides de plaisirs, elles avaient réussi à l’apprivoiser. L’aînée était petite, rondelette, insignifiante : elle tenait de sa mère ; la seconde avait de la race, elle était svelte, élégante ; elle rappelait d’une façon saisissante une princesse d’Angleterre entrée dans la maison électorale au siècle dernier, et dont le portrait se trouvait dans un des châteaux.

Cassel n’était plus reconnaissable. Ce n’était pas que tout le monde s’amusât, mais les deux cents mortels admissibles à la cour, les Hoffähig, par le droit de leurs quartiers ou de leurs charges, étaient en liesse. Le matin, on patinait au bas de la ville, sur les bords de la Fulda, dans la Auc, un magnifique parc tracé par Le Nôtre, au temps où les landgraves singeaient le roi-soleil. Dans la journée, on faisait des parties de traîneau dans les forêts attenantes au château de Wilhelmshoe, que le roi Jérôme, appelait, hélas ! Napoleonshoe ; et la nuit, après de plantureux soupers et d’étourdissans cotillons, on rentrait en ville à la lueur des torches, au son des fanfares et des grelots.

La charge du grand-maréchal n’était plus une sinécure ; ses fourriers étaient sur les dents. Les portes du palais qui, depuis le royaume de Westphalie, ne s’entre-bâillaient que de loin en loin, pour d’augustes, mais rares visiteurs, s’étaient ouvertes subitement à deux battans. On rattrapait le temps perdu depuis 1815. Ceux qui avaient l’honneur de dîner à la table de son altesse royale étaient convoqués pour quatre heures moins un quart, les invités au bal pour sept heures moins un quart. Ne pas être exact était presque un crime de lèse-majesté ; il suffisait d’une minute de retard pour être mal noté, et, en cas de récidive, disgracié. Les élus qui n’avaient pas d’équipage étaient à plaindre ; les voitures de louage étaient rares aussi ; les jours de bal, les cinq ou six carrosses disponibles se livraient-ils, dès quatre heures, à des courses désordonnées pour ramasser les invités. Les officiers, lorsque les rues étaient couvertes de boue et de neige, arrivaient sur le dos de leurs ordonnances. Les coiffeurs, ou plutôt les friseurs, — pour me servir du mot que la germanisation se plaît à revendiquer et imposer à l’Alsace, — étaient aussi rares que les carrosses. Les dames étaient forcées de prendre rang ; les mauvais numéros se faisaient coiffer dès l’aube et souvent la veille. Ni le goût ni la richesse ne présidaient aux toilettes ; elles étaient primitives, criardes ; une robe de Paris était un sujet d’ébahissement. On n’admirait alors que ce qui venait de France. Aux yeux des femmes allemandes, le Français seul était aimable. Les temps, depuis, ont bien changé.

A neuf heures, on annonçait le souper. L’électeur présidait la table des excellences ; de petites tables à quatre couverts étaient réservées aux danseurs. L’aristocratie était besogneuse ; elle se rattrapait aux festins du souverain. Elle se dédommageait de la vulgaire choucroute au lard avec la choucroute au faisan accommodée aux truffes et au vin de Champagne. Tous les desserts passaient dans les poches des convives ; c’était l’usage. On était censé emporter un souvenir de la fête pour les absens. En emportant nos dépouilles en 1870, on s’inspirait du même sentiment.

L’électeur s’était peu à peu habitué à moi ; il me savait gré de pouvoir m’aborder dans sa langue. Je m’appliquais d’ailleurs à lui faciliter la tâche ; lorsqu’il venait à moi, il avait un sujet de conversation tout trouvé ; je m’étais arrangé de façon à ce qu’il m’aperçût, soit la veille au théâtre, soit le matin à la promenade.

« Été au théâtre, me disait-il, ou bien, promené à cheval ! » — Il ne parlait jamais qu’en bégayant et qu’à la troisième personne, comme le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III.

Ce qui l’offusquait, c’était de me voir, au spectacle, suivre sur le texte, le livre à la main, les pièces classiques du répertoire ; il n’aimait pas qu’on cherchât à s’instruire ; « Lu au théâtre ! » bégayait-il, en faisant la moue.

Un jour, en passant devant ma maison, — j’habitais un rez-de-chaussée dans la rue Royale, — il aperçut une paire de bottines que mon domestique, par négligence, avait oubliées sur les rebords d’une fenêtre. Ce fut un événement qui faillit entraîner ma disgrâce. « Bottines aux fenêtres ! » — me dit-il le soir, d’un air mécontent, presque courroucé. On eût dit que sa capitale était déshonorée.

Le théâtre, parcimonieusement administré, ne valait ni celui de Dresde, ni ceux de Munich et de Stuttgart. L’orchestre, cependant, était dirigé par Spohr. Ce célèbre compositeur abusait de sa musique ; ses œuvres maîtresses, Faust et Jessonda, ne quittaient pas l’affiche. Sa taille était monumentale ; on eût dit un hippopotame jouant du violon, lorsque sur la scène il exécutait ses concertos. Souvent le spectacle était troublé par les débats de l’électeur et de sa femme, surtout lorsque, dans le feu de la controverse, ils échangeaient des coups d’éperon et d’éventail. L’électeur était sous le joug, mais il ne le supportait pas sans ruades.


IV

La capitale de la Hesse, bien que réveillée, par le caprice du souverain, d’un long et pesant sommeil, n’en restait pas moins dépourvue d’intérêt. On dînait, on patinait et on dansait, mais l’esprit n’y trouvait pas son compte. — « Ces occupations tumultuaires qu’on appelle divertissement, ces passe-temps dans lesquels on n’a en effet d’autre but que d’y laisser passer le temps, sans le sentir soi-même, » me jetaient dans des vues affligeantes. Cassel était comme une cité perdue au centre de l’Europe, en dehors de tout mouvement intellectuel et politique. L’herbe poussait dans les rues ; on eût dit une nécropole. Les-communications étaient lentes, difficiles ; il fallait quinze à trente heures pour atteindre des villes importantes, telles que Francfort, Dresde, Hanovre, Cologne, Berlin. Déjà de tous côtés on construisait des chemins de fer, et l’électeur se refusait obstinément à sacrifier à l’entraînement général. Il enviait les murailles de la Chine ; il aurait voulu tenir ses sujets à l’abri de tout contact pernicieux. Ennemi du progrès, il se défendait par l’inertie contre l’infiltration des idées nouvelles ; il sentait qu’elles seraient funestes à son système. Cassel était du reste très mal famée en Allemagne : sa police était tracassière, les étrangers l’évitaient, ils se sentaient surveillés ; les permis de séjour ne s’obtenaient qu’avec peine. Dès que l’électeur apercevait dans son théâtre une figure inconnue, il la dévisageait impertinemment avec sa lunette d’approche, et faisait subir des interrogatoires, dans les couloirs, aux spectateurs qui ne lui revenaient pas. Loin d’attirer les savans et les artistes, il les rebutait par son indifférence et souvent par de mauvais procédés. Les frères Grimm, deux Hessois illustres, — ils n’avaient rien de commun avec le Grimm de la grande Catherine, — sollicitèrent en vain les modestes fonctions de bibliothécaires. C’étaient d’incomparables germanistes d’un renom européen. On leur préféra un plat historiographe de la maison électorale. Le musée, qui contient de magnifiques spécimens de l’école hollandaise, des Rembrandt de premier ordre, restait impénétrable, et quand la cour quittait Wilhelmshoe, on clouait dans des caisses, pour les soustraire à tout regard indiscret, les chefs-d’œuvre qui ornaient les salons. Troubler les joies, contrarier les plaisirs, était la suprême jouissance de l’électeur. Lorsqu’il attendait une visite princière, il procédait à la toilette de ses tableaux : armé d’une énorme brosse, il les badigeonnait d’un épais vernis. Vernir ses peintures était un des passe-temps de cet étrange souverain ; il est heureux qu’il n’ait pas eu la manie de les restaurer.

Les affaires étaient nulles ; quel intérêt la politique électorale pouvait-elle avoir pour la France ? Si elle entretenait une mission à Cassel, ce n’était que par tradition, en souvenir du rôle que la Hesse, un instant liée à ses destinées, avait joué dans son histoire. Le poste, du reste, n’était pas recherché. Il n’avait passé qu’en deux mains depuis la restauration. M. de Cabre l’avait occupé plus de vingt années, oublié du département, et son successeur, le comte de Béarn, y eût acquis sans doute des droits à la retraite, si M. de La Valette plus soucieux du titre de ministre que de la fonction, ne l’avait pas sollicité pour en faire le marche-pied d’une brillante carrière. J’étais jeune, plein d’ardeur, j’avais le goût et le sens de la politique, et je me voyais réduit à piétiner sur place, à recueillir des commérages de cour, à m’intéresser à des personnalités subalternes, grotesques, à peindre des tempêtes dans un verre d’eau. Il m’en coûtait d’être enfermé dans un milieu sans horizons. Inspiré par l’instinct plus que par l’expérience, je me faisais de la diplomatie, de son rôle, de ses devoirs, une idée plus haute. Mais ce n’étaient que des aspirations, la poursuite de l’idéal. Je l’ai définie depuis, telle que je la comprends, après une longue carrière. Je l’ai comparée à un sacerdoce. Avoir l’œil toujours ouvert, s’appliquer à pénétrer le fond des choses, chercher, suivant l’expression de Leibniz, « le pourquoi du pourquoi, » — « avoir de l’avenir dans l’esprit, » suivant celle de Talleyrand, faire une chaîne d’un million de faits pour en dégager la pensée qui permettra au gouvernement que l’on représente, de mûrir et d’asseoir ses résolutions, n’est-ce pas une des plus nobles tâches ?

« Sentinelle avancée, ai-je dit, dans une de mes études, la diplomatie veille à la sécurité des frontières, elle signale les pièges, évente les perfidies, neutralise les coalitions ; c’est elle qui prépare la victoire, conjure la défaite ou atténue les revers. Ses luttes sont laborieuses, ingrates, parfois méconnues. Peu importe à ceux qui aiment et servent leur pays, c’est dans le sentiment du devoir accompli qu’ils trouvent leur récompense. »

J’avais la flamme sacrée, ce que Voltaire appelait le diable au corps. Mais, faute d’alimens, elle se consumait infructueusement, Je m’imaginais qu’à Paris on était avide d’informations, que les dépêches étaient lues, méditées. L’expérience m’apprit qu’il fallait en rabattre : les gouvernemens, tiraillés en tous sens, dominés par des questions de personnes, ne prêtent qu’une attention distraite aux rapports de l’étranger ; ils ne retiennent des correspondances que ce qui répond à leurs idées ou caresse leurs passions. — « Dire la vérité est utile à celui à qui on la dit, mais désavantageux à ceux qui la disent, parce qu’ils se font haïr, » est une maxime que les ambitieux se gardent bien d’oublier.

La Hesse n’était qu’un infiniment petit, une quantité négligeable dans les affaires du monde. Je m’efforçais d’élargir mon cadre et de faire de ma lucarne un observatoire. Mes regards se reportaient vers Francfort, le centre de la confédération germanique, et surtout vers Berlin. Les passions que nous avions si inconsidérément soulevées en 1860, à propos du pacha d’Egypte, étaient mal éteintes ; elles couvaient sous la cendre, secrètement entretenues. Les mots de grande patrie, d’unité allemande, proscrits depuis le congrès de Laybach, avaient reparu. L’Allemagne contemplative, studieuse inoffensive, s’effaçait et révélait par maints symptômes des ambitions troublantes, des instincts dominateurs. M. Thiers, comme le disait Henri Heine, l’avait réveillée de son sommeil léthargique par son bruyant tambourinage ; il avait si fort battu la diane que, ne pouvant se rendormir, elle restait sur pied. Personne en Europe ne semblait y prendre garde ni s’en inquiéter. La France était engagée dans les mariages espagnols, en dissension avec l’Angleterre, absorbée et paralysée par ses luttes parlementaires, et l’Autriche, qui la première aurait dû s’en préoccuper, reportait toutes ses pensées, toute son action sur l’Italie. Oublieuse de son ancienne prépondérance germanique, elle ne faisait aucun sérieux effort pour la regagner, si bien qu’en Allemagne on commençait à ne plus la considérer comme une puissance allemande.

La Prusse avait le champ libre ; s’inspirant des préceptes de Frédéric II, elle poursuivait silencieusement, sans ostentation, son travail d’absorption. Le gouvernement français pouvait à la rigueur ne pas s’en alarmer, mais il était impossible à sa diplomatie de ne pas s’en apercevoir. Elle voyait le cabinet de Berlin envelopper de son influence tous les petits états ses voisins, les habituer insensiblement à suivre toutes ses impulsions et à ne vivre que de son souffle. Le Zollverein permettait à la Prusse d’avoir l’œil et la main partout. Pas un mouvement, pas une pensée sur un point de la confédération ne lui échappait, pas un acte sur lequel il n’influât ouvertement ou secrètement. Ses agens couvraient l’Allemagne, ils pénétraient dans les conseils des gouvernerons ; sous prétexte de régler des questions de douane et de commerce, ils influençaient leurs déterminations politiques, forçaient leurs confidences. Si quelque état faisait mine de résister, ses ministres, son souverain même, étaient violemment pris à partie par une presse à gages savamment organisée. Liés par l’union douanière, enchaînés par des arrangemens militaires, par des conventions d’étapes, de postes et de chemins de fer, ils perdaient peu à peu toute indépendance, en attendant que le sol lui-même devînt prussien.

Les manœuvres, les armemens, l’uniforme militaire, les mœurs, la littérature, les arts, les modes même, tout se calquait sur Berlin. Il était évident qu’une Allemagne ainsi inspectée, endoctrinée, tarifée, douanée, codifiée et réglementée, finirait par être absorbée par la Prusse. Le roi Frédéric-Guillaume ne prenait pas le titre de protecteur de la confédération germanique, mais il s’en constituait de fait tous les droits. S’érigeant en Mécène, il prodiguait ses faveurs à toutes les supériorités allemandes, et ne laissait échapper aucune occasion pour raviver et entretenir les passions contre l’ennemi héréditaire. Si la France n’a pas vu le péril, c’est que ses hommes d’état, dominés par le mauvais vouloir des chambres, se sont refusés à s’y arrêter. Il ne dépendait que de nos gouvernemens, sous la restauration et sous la monarchie de Juillet, de le conjurer, en faisant entrer dans l’orbite de notre politique, par tout un réseau de conventions postales et commerciales, le midi de l’Allemagne et la Belgique. Mais ils n’eurent pas, comme la Prusse, la vision de l’avenir ; ils éconduisirent Bade, la Bavière, le Wurtemberg et le cabinet de Bruxelles, qui ne demandaient qu’à associer leurs destinées économiques aux nôtres.

Sans sa prévoyance, la Prusse n’eût pas parcouru une course si rapide. La première, elle a compris la force que donne la solidarité des intérêts matériels, et le rôle que les chemins de fer joueraient dans la stratégie militaire. C’est grâce à ces deux grandes conceptions que sa politique et ses états-majors ont pu, à la stupéfaction de l’Europe, précipiter la fusion, longuement et habilement préparée, de tous les élémens germaniques.


V

Au commencement de 1848, le marquis de La Valette, après une courte réapparition à Cassel, se démit d’un poste qui ne répondait ni à ses goûts ni à l’activité de son tempérament. Il siégeait à la chambre dans les rangs de la majorité, et le ministère avait besoin de l’appui de tous ses amis pour résister aux assauts passionnés de ses adversaires.

« La France s’ennuie, » disait alors M. de Lamartine. On trouvait à l’étranger qu’elle était exigeante. La violence des journaux et les débats irritans des chambres n’étaient pas des indices de lassitude ni de désœuvrement ; ils dénotaient plutôt une situation intérieure profondément troublée. Le mot de M. de Lamartine ne s’expliquait, en réalité, qu’appliqué à l’opposition qui depuis sept ans, en effet, s’ennuyait mortellement dans l’attente du pouvoir. Pour satisfaire ses prétentions, elle ne reculait devant aucun moyen : elle pactisait avec la rue, elle s’attaquait aux institutions, elle découvrait le roi. Aux querelles allaient bientôt succéder de sanglantes explications. On était à la veille d’une révolution.

C’est dans ces temps inquiets, lorsque déjà de menaçans nuages s’amoncelaient à l’horizon, que notre premier secrétaire à Bruxelles, nommé ministre auprès de l’électeur, vint prendre possession de son poste. Le duc de Bassano portait dignement un des grands noms du premier empire. Il avait de son père la belle et noble prestance, l’élévation des sentimens, la fidélité du cœur. Bienveillant, modeste, probe, esclave du devoir, il a partout inspiré le respect. Il n’a fait que le bien dans sa longue et vaillante existence, simplement, sans ostentation, sans garder le souvenir des services rendus. — « Les belles actions cachées, a dit Pascal, sont les plus estimables ; mais le plus beau, c’est de les avoir voulu cacher. » Tous ceux qui ont eu le bonheur de servir sous ses ordres ont été l’objet de sa constante et efficace sollicitude. Notre collaboration, interrompue brusquement par de dramatiques événemens, a été la chance heureuse de ma carrière. Elle m’a valu une amitié précieuse, l’honneur et le charme de ma vie, qui, depuis quarante années, à travers toutes les vicissitudes, ne s’est jamais démentie.

Les nouvelles de Paris devenaient chaque jour plus inquiétantes. L’opposition avait trouvé un thème : l’adjonction des capacités, pour s’en faire une arme contre le ministère, et la révolution s’emparait de la question des banquets pour renverser la monarchie.

L’Europe suivait nos débats avec une fébrile attention ; elle était en proie à de sourdes agitations : les germes de 1789 fermentaient partout, entretenus par la presse et la tribune française ; c’est dans une suprême convulsion qu’ils devaient éclore. Les peuples se sentaient mûrs pour la liberté et l’affranchissement ; ils n’attendaient que notre signal pour se soulever. Les prophéties annonçaient que les temps étaient proches. — « Les neiges, s’écriait, le 5 février, un député dans la chambre badoise, ne seront pas fondues, et vous verrez l’orage éclater dans un pays voisin, s’abattre sur l’Allemagne, et ébranler tous les trônes ! »

Quinze jours après, la république était proclamée en France, et l’Allemagne se jetait à sa suite dans la voie révolutionnaire. Dès le lendemain, des assemblées populaires délibéraient en tumulte sur tous les points de la confédération. Tous les élémens de désordre qui grondaient sourdement se déchaînaient ; un avenir inconnu, rempli d’espoir et de menaces, s’ouvrait soudainement aux imaginations.

Le 27 février, le duc de Bassano, sans attendre les communications du gouvernement provisoire, quittait Cassel. Je voulais partir avec lui ; il s’y refusa. — « vous êtes au début de votre carrière, me disait-il, vous n’avez aucune attache avec les partis, votre devoir est de rester à votre poste, de servir votre pays et d’attendre les ordres du département dont vous relevez. »

C’était le langage de la raison et du patriotisme. Les diplomates, à moins qu’ils ne soient redevables de leur situation à la faveur du souverain ou aux influences de la politique, ne sont pas des hommes de parti ; ils représentent les intérêts permanens du pays, ils tiennent les fils de nos traditions extérieures, et les gouvernemens, qui se succèdent si rapidement en France, seraient bien embarrassés s’ils ne trouvaient pas dans les cadres du ministère des affaires étrangères un personnel expérimenté pour les guider et les renseigner. C’est à Barthélémy, un ancien secrétaire d’ambassade de la monarchie, devenu comte sous l’empire et pair sous Louis-Philippe, que la France a dû le traité de Bâle, qui détacha la Prusse de la coalition. Sa correspondance, récemment publiée, montre avec quel talent et quelle patriotique sollicitude il renseignait et conseillait la Convention.

L’électeur, du reste, s’était hâté de demander à M. de Lamartine mon maintien à Cassel, par le baron de Schachten, son envoyé à Paris. Il n’aimait pas les visages nouveaux, il redoutait surtout l’arrivée d’un diplomate improvisé frais sorti des barricades ; sa maison brûlait, il se défendait contre ceux qui auraient pu être tentés d’attiser le feu.


VI

La révolution de février avait éclaté depuis plusieurs jours, et personne ne s’en doutait encore à Cassel. Les télégraphes optiques ne fonctionnaient plus, et, faute de chemins de fer, les lettres n’arrivaient que par la voie lente des diligences de l’administration des postes, dont les princes de Thurn-et-Taxis, depuis leur origine, exploitaient le monopole. L’émotion fut profonde lorsqu’on apprit que, dès les premières nouvelles de Paris, le grand-duché de Bade s’était soulevé, et que l’agitation dans toute l’Allemagne, comme une traînée de poudre, gagnait de proche en proche[3]. Des rassemblemens se formèrent aussitôt sur la place du Château. On n’entendait que des propos séditieux. On murmurait contre le souverain, on proférait des menaces contre les ministres ; il était question d’en faire bonne justice et de les jeter dans la Fulda. Quelques bourgeois téméraires pénétrèrent chez l’électeur. Mal leur en prit. Il les apostropha, blême de colère : — « Il ne sied pas, leur dit-il, en leur montrant la porte, a des avocats et à des brasseurs de s’immiscer dans les affaires de l’état. » — Avec un sourire aimable, il se serait peut-être tiré d’affaire, car les Hessois, comme certaines femmes battues par leurs amans, ne pouvaient s’empêcher de rester fidèles à leurs maîtres. Mais il n’était pas aimable. Son impertinence mit le feu aux poudres ; la mesure était pleine. Les esprits se montèrent ; les notables indignés, se réunirent à l’hôtel de ville ; ils rédigèrent une adresse polie, mais accentuée. Ils sommaient leur prince ; en termes résolus, de répondre aux vœux du peuple, hautement manifestés. La cour n’était pas préparée à tant d’audace : elle céda à la panique. La comtesse de Schauenbourg, épouvantée, s’esquiva, nuitamment, avec ses neuf enfans et ses économies. Elle chercha un refuge au château de Wilhelmshoe. L’électeur, seul dans son palais, livré à lui-même, reconnut les imperfections de son système ; la nuit lui porta conseil ; il entra dans la voie sage des transactions. Il reçut le lendemain les notables, la bouche souriante, mais le cœur ulcéré, les mains crispées. Il octroya tout ce qu’on lui demandait, mais non pas en bloc de bonne grâce[4] ; on dut lui arracher lambeau par lambeau toutes les concessions énumérées dans l’impertinente adresse : la dissolution de la chambre, le jury, le renvoi des ministres, la liberté de la presse. Il finit par tout concéder, même la tolérance religieuse, qui répugnait à ses sentimens antisémitiques. Il était hébréophobe. La députation sortit du château satisfaite, triomphante. Le peuple se montra moins accommodant ; ses chaînes étaient plus pesantes que celles de la bourgeoisie ; il ne lui suffisait pas d’en alléger le poids, il espérait les secouer et se débarrasser du maître qui les avait rivées. Ne pouvant saccager l’hôtel de ville que protégeait la milice, il se porta à la prison militaire. On venait d’y conduire un officier d’artillerie qui avait engagé ses soldats à ne pas faire usage de leurs armes contre leurs concitoyens. La foule ne se retira qu’après avoir obtenu son élargissement.

L’agitation grandissait, on battait le rappel ; la police avait disparu et les ministres étaient en fuite. J’avais mieux auguré de leur vaillance. Le ministre des finances, un petit vieillard sec, autoritaire, m’avait dit, en brandissant sa canne, à l’arrivée des nouvelles de Paris : — « Je vous réponds que nous ne perdrons pas la tête comme le gouvernement français ; si la révolution nous arrive, nous la prendrons au collet, et, entre quatre hommes et un caporal, nous la conduirons au violon. » — C’était un roseau peint en fer : il fut le premier à courir. La peur est contagieuse ; l’électeur la ressentit à son tour, il suivit l’exemple de ses ministres, il rejoignit sa femme à Wilhelmshoe. Son départ ne fit qu’ajouter au mécontentement. Les bourgeois se demandaient, inquiets, s’ils n’étaient pas joués ; ils s’apercevaient tardivement qu’on ne leur avait donné, en somme, que de l’eau bénite, des promesses verbales qui n’engageaient à rien, avec l’arrière-pensée manifeste de les reprendre à l’occasion. Une nouvelle députation se transporta à Wilhelmshoe pour réclamer une proclamation consacrant solennellement les libertés concédées. Elle notifia à l’électeur que, si satisfaction ne lui était pas donnée, dans un délai de trois heures, le pays tout entier se considérerait délié de ses sermens. L’électeur était mis au pied du mur, sa couronne était en péril, il s’exécuta, heureux de s’en tirer à si bon compte ; car livré à ses propres forces, en face de la révolution qui éclatait partout, à Vienne, à Francfort, à Berlin, il ne pouvait compter ni sur l’appui de la diète ni sur l’assistance de la Prusse.

Le 5 mars au soir, la proclamation était affichée à tous les coins de rue ; les bourgeois la lisaient avec avidité, d’un air victorieux : elle consacrait leurs conquêtes. L’électorat était brusquement et définitivement entré dans la voie du progrès. La révolution de Juillet lui avait valu une charte, restée, il est vrai, à l’état de parchemin ; il devait à la révolution de Février la rupture irrévocable avec un odieux passé.

Mais si la capitale était satisfaite, Hanau, la seconde ville de l’électorat, ne l’était point. Elle voulait plus qu’un pacte constitutionnel, elle rêvait la dépossession du souverain. Hanau était un foyer révolutionnaire, le siège central de la Société des Turners. Pour les Turners, comme pour beaucoup de membres de notre Ligue des patriotes, la gymnastique n’était qu’un prétexte. Ils poursuivaient, affiliés dans tous les états de la confédération, l’unité allemande sous la forme républicaine. La Hesse était leur point de mire ; son gouvernement était impopulaire : ils comptaient le renverser et le remplacer, à l’exemple de Paris, par un gouvernement provisoire. Ils se flattaient que la république, proclamée à Cassel, ferait tache d’huile, et qu’avant peu, l’Allemagne entière serait débarrassée de ses princes. Leur audace autorisait le plan qu’ils avaient conçu. Ils étaient certains que personne ne s’intéresserait au sort de l’électeur, — il était la bête noire du parti libéral, — et que l’Allemagne entière applaudirait à sa chute. Ils le savaient opiniâtre, têtu ; ils ne doutaient pas de sa résistance. C’est sur son esprit étroit, autoritaire qu’ils spéculaient pour provoquer sa chute. S’ils avaient étudié l’histoire, ils auraient su que les despotes, lorsqu’il y va de leur salut, se prêtent aux plus humiliantes capitulations. La proclamation de l’électeur les avait déroutés. Ils ne s’attendaient pas à tant de condescendance. Les bourgeois de Cassel, à leur avis, s’étaient montrés trop accommodans, trop courtois, avec un tyran qui ne méritait aucun ménagement. Ils auraient dû le violenter, le pousser à bout. Ce qu’ils n’avaient pas osé faire, ils allaient l’entreprendre. Ils comptaient le soumettre aux plus dures exigences pour l’exaspérer et le pousser aux résolutions extrêmes.

C’est dans cet esprit qu’une députation arriva à Cassel le 13 mars, et s’annonça chez l’électeur pour lui présenter, sous la forme non pas d’une requête, mais d’un ultimatum, une adresse grossière, outrageante :

« Votre proclamation, disaient les délégués irrespectueux de la ville de Hanau, ne remplit pas les vœux du peuple. Le peuple se méfie de vous. Vos concessions ne lui offrent aucune sécurité ; aussi éprouve-t-il plus que jamais le besoin de prendre, vis-à-vis de votre Altesse Royale, une attitude encore plus ferme. Il a nommé un comité qui réclame au nom de tous : des ministres possédant sa confiance, la dissolution des états, une nouvelle chambre, la liberté illimitée de la presse, une amnistie générale, un parlement allemand, la révocation de toutes les ordonnances qui restreignent la jouissance des droits des contribuables. Si votre Altesse Royale ne répond pas d’une manière entièrement satisfaisante, le comité populaire considérera son silence comme un refus. N’hésitez pas ! et surtout concédez ! Des hommes résolus sont venus vous dire que l’agitation est à son comble, que tout est prêt pour un soulèvement, et que déjà on se fait à l’idée de s’affranchir de votre domination. — Si dans un quart d’heure il n’est pas fait droit à nos demandes, nous monterons en voiture, et demain la ville et le duché de Hanau se détacheront de l’électorat. »

L’électeur crut rêver en entendant un pareil langage ; il était consterné. Il regrettait le temps où ses ancêtres bâtonnaient les impertinens. Ses premières paroles furent des imprécations de colère, il écumait ; mais bientôt, cédant aux pleurs et aux supplications de sa femme et de ses enfans, frappé aussi de l’attitude calme, presque indifférente, de ses officiers et de ses chambellans, fatigués de ses caprices, il annonça, suffoqué, en termes inarticulés, qu’il acceptait trois des points formulés par le comité. Il lui en coûtait de vider le calice jusqu’à la lie. Mais les députés restèrent inflexibles. Leurs instructions étaient formelles, impératives ; ils ne pouvaient répondre de la soumission de Hanau qu’en rapportant la soumission du souverain. — A sept heures ils sortaient du palais, et un quart d’heure après, comme ils l’avaient annoncé, ils montaient en voiture, heureux d’avoir si bien réussi. Déjà ils partaient au galop de leurs chevaux, lorsque la foule se jeta sur leur passage en criant : « Arrêtez ! arrêtez ! l’électeur entend raison ; il se soumet à tout. »

L’électeur, en effet, après avoir donné à sa capitale le spectacle de ses colères et de ses défaillances, avait souscrit, brisé, humilié, aux dures conditions d’une ville insurgée.

Cassel illumina. Les députés partirent au milieu de l’allégresse générale, déçus, mortifiés. Ils s’étaient flattés que leur ultimatum serait repoussé et il était accepté ! Frédéric-Guillaume Ier n’avait pas justifié le mot de M. de Metternich qui, à ses débuts, pour l’attirer sous sa coupe, le proclamait : « de tous les princes allemands le plus correct et le plus résolu. »


G. ROTHAN.

  1. On lui donnait, par courtoisie, le titre d’électeur ; mais, jusqu’à la mort de son père, en 1847, il ne fut constitutionnellement que corégent.
  2. Souvent, les jours de conseil, au lieu de les présider, il les laissait pendant des heures se morfondre dans son antichambre, tandis qu’il jouait au billard.
  3. Dépêche, de Cassel, 1er mars 1848 : — « Le contre-coup de la révolution qui vient de s’accomplir en France se répercute déjà violemment en Allemagne. Les manifestations auxquelles j’assiste depuis quelques jours et celles dont l’écho m’arrive de tous côtés témoignent de la faiblesse des gouvernemens. Les Allemands se sentent mûrs pour la liberté ; ils veulent la conquérir et la situation est telle que les princes seront forcés de la leur concéder. Déjà le grand-duché de Bade a obtenu sans résistance la liberté de la presse, le jury et la garde nationale ; le Wurtemberg demande et obtiendra les mêmes concessions. A Mayence, l’esprit français se réveille avec une intensité que la garnison aura de la peine à contenir. Francfort s’agite, et, à Darmstadt, les députés libéraux ont été jusqu’à demander une représentation générale pour toute l’Allemagne. L’électeur, tout le fait prévoir, aura de mauvais momens à passer. Il ne peut compter sur personne, ni sur la noblesse, ni sur la bourgeoisie, ni même sur l’armée. Dans mes deux dernières dépêches, j’ai longuement exposé la situation du pays ; elle est lamentable. Il n’est pas un gouvernement en Allemagne qui ait accumulé tant de fautes ; aussi tout le monde prévoit des troubles. Ce qui est arrivé en 1830 ne tardera pas à se reproduire, et, sans doute, avec plus d’intensité. Des manifestations se sont déjà produites à Hanau et à Marbourg ; à Cassel des cris de : Vive la république ! se sont fait entendre dans la soirée d’hier. On me dit que des pamphlets contre la personne de l’électeur ont été distribués aux soldats, et que des députations s’annoncent de tous côtés pour venir réclamer la liberté de la presse, le changement des ministres et la dissolution de la chambre. L’électeur ne comprend pas la portée des événemens qui s’accomplissent autour de lui. Plus le danger grandira et plus il se cramponnera au système politique qu’il poursuit avec une imperturbable obstination depuis qu’il est au pouvoir. Il vient de donner à deux escadrons de hussards et à un bataillon d’infanterie l’ordre de marcher sur Hanau. Il ferait mieux de ne pas les éloigner de sa capitale. — Les dernières nouvelles de Berlin dénotent une grande agitation. Le roi de Prusse sera contraint de céder au courant populaire comme les souverains du midi de l’Allemagne. Une lettre de Brunswick m’informe que la population s’est portée devant le palais ducal et qu’elle a demandé des réformes ainsi que le renvoi des ministres. — L’envoyé de Prusse vient de me dire qu’il sait de bonne source que son gouvernement ne fera aucune difficulté pour reconnaître la république française.
  4. Dépêche de Cassel, 7 mars 1848. — L’électeur déconcerte toutes les prévisions. Son caractère hautain, son entêtement, son dédain pour les manifestations populaires autorisaient à craindre des résolutions violentes. On était convaincu qu’il risquerait sa couronne plutôt que de se prêter à la plus légère concession. — On s’était trompé. Il s’est converti à la modération, contre toute attente. Un courrier de Berlin, arrivé hier, et l’attitude de ses troupes, ont produit ce miracle. L’électeur recule devant le danger ; cependant le péril n’est pas conjuré. Des concessions, accordées avec une mauvaise volonté trop peu dissimulée, après de longues tergiversations, ne lui donneront pas la popularité dont il aurait besoin pour traverser indemne la crise qui bouleverse L’Allemagne. »