Une Correspondance inédite de Sainte-Beuve - Lettres à M. et Mme Juste Olivier/01

Anonyme
Une Correspondance inédite de Sainte-Beuve - Lettres à M. et Mme Juste Olivier
Revue des Deux Mondes5e période, tome 17 (p. 721-754).
II  ►
UNE CORRESPONDANCE INÉDITE
DE
SAINTE-BEUVE
LETTRES Á M. ET Mme JUSTE OLIVIER

PREMIÈRE PARTIE

Les lettres de Sainte-Beuve que nous publions ci-après, — avec l’autorisation de Mme Bertrand, née Olivier, que nous ne saurions trop remercier de nous avoir chargé de ce soin, — forment sans doute la partie la plus importante de sa vaste correspondance. L’existence en était connue depuis longtemps : on savait que Juste Olivier et sa femme avaient joué un grand rôle dans la vie de Sainte-Beuve, qu’il avait entretenu avec eux des relations d’amitié, de l’année 1837, date de son premier voyage en Suisse, à l’année 1869, date de sa mort ; mais la famille Olivier avait refusé jusqu’à ce jour de livrer ces lettres à la publicité. Tout au plus, à différentes époques, et dans l’intérêt de la vérité historique, avait-elle permis à quelques biographes de les parcourir et de prendre copie de certains fragmens. Et, lorsque M. Jules Troubat fit paraître, en 1876, le petit volume des Chroniques parisiennes que son maître avait données, de 1843 à 1845, à la Revue Suisse sous le voile de l’anonyme, M. Juste Olivier ne lui communiqua ou ne l’autorisa à réunir que la partie qui avait été imprimée, se réservant d’utiliser lui-même, quand il le jugerait à propos, la partie demeurée inédite[1].

Nous avons donc à peine besoin de signaler l’importance de la publication que nous commençons aujourd’hui. Non seulement, en effet, elle comble une lacune regrettable dans la correspondance éditée de Sainte-Beuve, laquelle ne contient pas moins de trois volumes, mais elle va permettre d’écrire sa vie, ce qu’on ne pouvait pas faire d’une manière définitive, même après la mise au jour de ses lettres à l’abbé Barbe, si précieuses pourtant au point de vue de ses divers états d’âme. Elle achève aussi d’éclairer l’histoire littéraire des trente années pendant lesquelles Sainte-Beuve entretint ce commerce épistolaire avec M. et Mme Juste Olivier.

Sainte-Beuve avait fait la connaissance d’Olivier au printemps de 1830. Celui-ci avait alors vingt-trois ans, étant né le 18 octobre 1807 à Eysins, joli petit village du canton de Vaud. Issu d’une famille d’origine française, Juste Olivier avait fait ses études, un peu comme Jules Simon, en donnant des répétitions à des élèves plus jeunes que lui, pour payer son logement et sa pension à Lausanne où il suivait les cours de l’Université. C’est dire que ses parens n’avaient aucune fortune. Et, en effet, ce n’étaient que de pauvres paysans de la Suisse romande. Le père, au témoignage de gens qui l’ont connu, imposait le respect ; la mère plaisait à première vue par la distinction et l’affabilité de ses manières. Juste Olivier disait, en parlant d’elle, qu’il lui devait son fonds poétique. Je ne sais, mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il était né poète. Il n’avait pas treize ans qu’il rimait une chanson pour la fête de son père. A dix-huit ans, il remportait le prix de poésie à l’Académie de Lausanne, avec une pièce de vers sur Marco Botzaris. En ce temps-là, tous les esprits et tous les cœurs étaient tournés vers la Grèce. Mais Juste Olivier abandonna bientôt ce thème de circonstance pour célébrer les gloires du pays vaudois sous l’inspiration du « génie du lieu. » N’est-ce pas Vigny qui a dit que la plus belle vie était celle de l’homme qui réalisait dans l’âge mûr le rêve de sa jeunesse ? À ce compte-là, Juste Olivier pourrait être cité comme modèle, car il vécut toute sa vie le rêve de ses vingt ans.


Un génie est caché dans tous les lieux que j’aime, disait-il dans une de ses premières poésies. Les lieux qu’il aimait, c’était « ce petit coin de terre aux aspects romantiques, qui des grèves de Clarens monte aux gazons d’Anzeindas entre les remparts des Diablerets et les escarpemens de l’Argentine. Gryon, le haut village, voilà le plus aimé de tous les lieux aimés ; voilà le berceau et la capitale de cette patrie vaudoise dont le génie caché devait lui révéler ses secrets[2]. »

Olivier était si foncièrement Vaudois que rien ne put le franciser. C’est par-là qu’il plut dès le principe aux poètes du Cénacle de 1829, toujours en quête de la couleur et des particularités locales. Arrivé à Paris en plein mouvement romantique, il en fut chassé par la révolution de Juillet, mais il avait eu le temps de s’imprégner des idées nouvelles et de se lier avec Emile Deschamps, Vigny, Musset, Victor Hugo et Sainte-Beuve. Sainte-Beuve, surtout, lui avait causé une très vive impression. Ouvrons son journal, nous allons voir en quels termes il en parle :

«… Encouragé par la bonne réception de quelques hommes de lettres auxquels j’avais été recommandé[3], je résolus de vaincre ma timidité et de faire visite à M. Sainte-Beuve. J’arrive au n° 19 de la rue Notre-Dame-des-Champs. Je demande M. Sainte-Beuve. Une vieille dame (sa mère) apparaît à une fenêtre et après quelques difficultés, peu prononcées, il est vrai, elle crie : « Sainte-Beuve, es-tu là ? »

« Je vois une figure derrière une petite croisée. On m’indique l’escalier. Je heurte ; un jeune homme m’ouvre, c’était M. Sainte-Beuve. Je lui dis que je venais de la part d’un écrivain journaliste, que je lui nommai. La recommandation n’était pas très puissante : « C’est un très bon garçon, » répondit M. Sainte-Beuve. Puis je m’acquittai d’une commission dont on m’avait chargé pour lui, en ajoutant que j’étais Suisse, ce qui parut l’intéresser. La conversation tomba d’abord sur les questions littéraires du jour, puis sur les Genevois ; M. Sainte-Beuve en avait connu plusieurs.

« M. Sainte-Beuve n’achève pas toujours ses phrases ; je ne dirai pas qu’il les bredouille, mais il les jette, et il a l’air d’en être dégoûté et de n’y plus tenir déjà avant qu’elles soient achevées. Cela donne à sa conversation, un caractère sautillant. Sa voix est assez forte ; il appuie sur certaines syllabes, sur certains mots.

« Quant à son extérieur, j’ajouterai, pour les personnes qui ne l’ont jamais vu, que sa taille est moyenne et sa figure peu régulière. Sa tête, pâle, ronde, est presque trop grosse pour son corps. Le nez grand, mais mal fait ; les yeux bleus, lucides et d’une grandeur variable, semblent s’ouvrir quelquefois davantage. Les cheveux rouge blond, très abondans, sont à la fois raides et fins. En somme M. Sainte-Beuve n’est pas beau, pas même bien ; toutefois sa figure n’a rien de désagréable, et finit même par plaire. Il était mis simplement, cependant bien : redingote verte, gilet de soie, pantalon d’été. La chambre m’a frappé. Il était derrière un paravent dans un petit enclos qui renfermait deux tables chargées de livres, de journaux, de papiers. Son lit était à côté. Ceux qui ont vu Sainte-Beuve pendant ses dernières années n’auront pas de peine à se représenter ce petit enclos de travail » où il m’apparut déjà dans sa jeunesse, et qu’à travers des habitudes et des positions diverses, il conserva jusqu’à la fin[4]. »

Cependant les six mois de congé que Juste Olivier avait obtenus de l’Académie de Neuchâtel, aussitôt nommé professeur, étaient sur le point d’expirer. Il quitta brusquement Paris sous la canonnade des Trois glorieuses et retourna en Suisse, où, quelque temps après, nous le trouvons dans la chaire d’histoire de l’Académie de Lausanne. Il ne pensait plus à Sainte-Beuve, ou, s’il y pensait quelquefois, c’était en voyant son nom dans les journaux, lorsqu’un matin de l’année 1835 il reçut de lui la lettre que voici :


Ce 18 septembre 1835.

« Il est toujours temps, monsieur, de réparer un tort, surtout un grand tort, et le mien est grand envers vous. Si je vous disais que, depuis votre aimable envoi et votre lettre non moins aimable, j’ai eu celle-ci sur ma table, ou plutôt sur la glace de ma cheminée, y songeant presque chaque jour, et remettant par paresse ou par absorption de travail, ce ne serait que vrai. J’étais dans un accablement complet d’ouvrage quand votre ami M. Jacquet m’a fait remettre vos envois, et je n’ai pu trouver le moment de le voir ni de répondre à une invitation obligeante qu’il m’avait faite. Je m’étais dit, tout en lisant vos vers pleins d’âme, de pureté et de simplicité, que je voulais répondre au désir que vous m’exprimiez si discrètement, en parler, essayer de marquer les différences que j’entresaisissais dans ces deux voix chantant à l’unisson avec tant de candeur. Ne l’ayant pas fait, un tort s’est ajouté à un autre, et je devenais comme un homme honteux qui passe de l’autre côté de la rue s’il rencontre un ami à qui il a manqué. Une bonne pensée me force enfin à vous éclaircir tout cela. J’ai depuis plusieurs mois remis à Marmier votre volume et il s’était chargé d’en écrire ; il a voyagé depuis, mais, à son retour, qui est prochain, je lui en reparlerai. Le genre d’excuses que je vous fais, monsieur, vous dit presque la vie qu’on mène ici, celle à laquelle je suis assujetti, surtout, et combien différente elle est de ces loisirs poétiques et purs, en vue du ciel vaste et de l’horizon aéré, que vous goûtez sur vos montagnes. Quand les verrai-je, selon votre aimable désir, selon le mien assurément ? Quand parcourrai-je avec vous les alentours de votre ville, vous me nommant les sommets qu’on découvre et me faisant le dénombrement de cette belle armée de géans qui est la vôtre ? J’ai avidement désiré les voyages, j’ai laissé passer le temps où ils m’étaient plus faciles par l’absence de tous liens, et maintenant le désir s’est usé, s’est flétri lui-même ; il existe certes encore, mais comme quelque chose qui a peu d’espérance. Depuis plusieurs années j’ai à peine quitté Paris pour une quinzaine en automne ; j’ai pris, cette année, ma quinzaine d’avance, il y a deux mois, et me voilà rattaché au joug jusqu’après le printemps et l’été peut-être. Des travaux commencés pour une Histoire littéraire de Port-Royal, d’autres travaux (d’une des commissions historiques de M. Guizot) qui sont presque un devoir officiel, me commandent, sans compter le casuel du métier ; car la littérature, hélas ! en est un. Je tache à travers ces assujettissemens de sauver quelques coins pour la poésie, de lui faire quelque plate-bande à un endroit inaperçu et abrité ; mais que cela est loin de l’allure libre et voyageuse qu’on apporte d’abord dans le monde avant son premier livre, quand on marche au vent du matin sous la brise des premières collines !

« Adieu, monsieur, gardez-moi un peu de cette bonne amitié qui date déjà de 1828, si je ne me trompe[5], et qui devient par conséquent une chose meilleure comme ayant racine dans mon meilleur passé. Veuillez, en présentant mes respectueux hommages à Mme Olivier, diminuer en quelque chose l’opinion défavorable que l’apparence d’un mauvais procédé a pu imprimer à un esprit aussi délicat ; j’ose croire qu’elle voudra bien ne plus s’en souvenir, quand j’aurai l’honneur et le plaisir de vous voir, soit là-bas, ce que j’espère peu, soit ici, ce qui me paraît une certitude presque prochaine d’après ce que vous me dites.

« Votre très dévoué

« SAINTE-BEUVE[6]. »

Paris, rue du Mont-Parnasse, 1 ter.


On voit par cette lettre que, dans l’intervalle, Juste Olivier s’était marié. Il avait épousé une jeune fille du nom de Caroline Ruchet, appartenant à une des meilleures familles du canton de Vaud, et qui avait rapidement acquis, grâce à d’heureux essais poétiques, une réputation de talent que rehaussait l’éclat d’une rare beauté. Et, comme pour témoigner à tous que c’était la poésie qui avait cimenté l’union de leurs cœurs, ils avaient publié ensemble, en cette année 1835, sous le titre des Deux Voix, un volume de vers qui avait, à peine paru, conquis tous les suffrages. Non, certes, que la critique n’y pût trouver rien à reprendre ! A l’examiner d’un peu près, il était facile d’y relever des vers creux, anodins, d’une facture plutôt gauche, des strophes manquées, des expressions prosaïques, et, sur les Deux Voix, comme s’avisa de le remarquer un mauvais plaisant en jouant sur les mots, il n’y en avait qu’une de juste. Mais il ne faut pas demander à une jeune femme plus qu’elle ne peut donner, et d’ailleurs, il y avait, dans certaines pièces de Mme Olivier, dans le Sapin entre autres, une inspiration véritable et qui faisait passer sur les faiblesses et les gaucheries des autres[7]. Quant à son mari, tout en lui reconnaissant de grandes qualités poétiques, ce serait exagérer singulièrement que de le comparer soit à Béranger, soit à Pierre Dupont. J’accorde que, dans ses chansons les mieux venues, il fait songer à l’un ou à l’autre, mais il n’a ni la précision pittoresque du premier, ni l’ampleur du second[8]. Aussi bien n’est-ce point comme chansonnier qu’il vivra dans la mémoire des hommes ; si son nom doit surnager, ce sera plutôt comme historien du canton de Vaud et surtout comme ami et correspondant de Sainte-Beuve[9].

Deux ans après la publication des Deux Voix, ce dernier entreprenait un voyage en Suisse. Il portait en lui l’Histoire de Port-Royal dont il avait entretenu Juste Olivier, et aussi le deuil d’un amour qui avait profondément troublé sa vie. C’est même pour faire diversion à son chagrin qu’il avait pris le chemin de la Suisse.

Le 24 juillet 1837, il adressait de Lausanne à Olivier le billet suivant :


« Je passe à Lausanne, mon cher monsieur Olivier, et mon premier besoin est de monter à la rue Martheray. J’ai le regret de vous savoir absent et je crains que mes pas ne me portent point vers Aigle[10]. Dites-moi pourtant par un mot et si vous y êtes et si j’ai chance, en me dirigeant de Vevey à Martigny, de vous y rencontrer. Je serais heureux de causer avec vous, d’être présenté à Mme Olivier. Je ne puis vous dire que ce peu de mots avec une mauvaise plume d’auberge et à la hâte, partant pour le lac des Quatre-Cantons.

« Mille amitiés cordiales et offrez mes humbles respects à Mme Olivier.

« SAINTE-BEUVE. »

« P. S. — Si cette lettre vous arrive un peu vite, adressez-moi plutôt, s’il vous plaît, votre réponse à Lausanne, poste restante, pour que je la trouve dans quatre ou cinq jours, à mon retour : j’irais peut-être alors d’ici tout droit. A vous[11]. »

C’est ce qu’il fit, en effet, sur l’invitation de Juste Olivier, qui le reçut à bras ouverts et le garda quelques jours à Aigle. Là furent jetées définitivement les bases du cours public que Sainte-Beuve professa l’hiver suivant sur Port-Royal. Comme il le disait à ses hôtes, il s’y était préparé depuis longtemps en amassant des matériaux de toute sorte, mais il avait besoin de se sentir poussé et il ne voyait que ce moyen pour le forcer d’écrire l’histoire de l’Abbaye et de ses entours. Le difficile était de faire accepter la chose par le Conseil d’État et le Conseil académique. Outre qu’il n’était pas dans les habitudes de confier à des étrangers, fussent-ils de marque, une branche quelconque de l’enseignement académique, le sujet choisi par Sainte-Beuve était bien un peu spécial. Mais Juste Olivier en parla avec tant de chaleur d’âme aux hommes politiques dont il redoutait l’opposition, que, moins de trois mois après, il annonçait à son ami qu’il avait cause gagnée.

Je ne ferai point ici l’historique du cours de Sainte-Beuve. Un pareil sujet ne se traite pas en quelques lignes, et je me propose, à l’aide de documens nouveaux que j’ai rassemblés de toutes parts, de lui consacrer une longue étude. Disons seulement pour aujourd’hui que ce cours dura six mois pendant lesquels Sainte-Beuve demeura chez Juste Olivier et que, lorsqu’il prit fin, l’illustre critique se sentit presque aussi Vaudois que s’il était né dans le canton de Vaud.

Je n’invente rien, le mot est de lui, il le répétera cent fois dans sa correspondance avec les Olivier, et ne l’eût-il pas dit qu’on en aurait l’impression à lire ses lettres. Elles sont, pour la plupart, adressées à Mme Olivier, ce qui n’était pas seulement chez Sainte-Beuve affaire de pure galanterie, mais le témoignage touchant de la reconnaissance qu’il gardait à ses hôtes. C’est qu’il avait trouvé chez eux, dans des circonstances tout à fait exceptionnelles, le seul foyer qu’il ait eu dans sa vie, puisque son père était mort quand il vint au monde et que, par suite, il n’avait jamais goûté sous le toit familial la plénitude des joies domestiques. Cela est si vrai, d’ailleurs, qu’un jour un méthodiste un peu trop zélé s’étant permis de lui parler des responsabilités morales qu’il avait contractées envers les autres et envers lui-même durant son séjour à Lausanne, il lui répondit sous le couvert de Mme Olivier : « Moi, je sais que je vous ai connue surtout, chère madame ; responsabilité ou non, je ne m’en inquiète pas ; et les méthodistes les plus respectables me font sourire de croire que ce n’était pas là le principal de ma vie, alors, et mon plus cher regret maintenant[12]. »

Il faut dire aussi que Mme Olivier n’était pas une femme ordinaire. Sainte-Beuve déclarait qu’elle avait reçu de la nature une organisation de Romaine ; et Doudan, qu’il aimait en elle le mélange de simplicité naïve et de supériorité ou de confiance tenant à l’esprit. Ajoutez à cela qu’elle était très belle, et vous comprendrez la séduction et l’empire qu’elle exerça, à son insu ou sans y prendre garde, sur l’esprit du poète toujours en mal d’amour qu’était Sainte-Beuve.

Mais reprenons notre récit :

En 1843, Juste Olivier s’étant rendu acquéreur de la Revue Suisse, Sainte-Beuve offrit de lui envoyer, sous forme de lettres, des chroniques parisiennes, — ce qui constituait alors une véritable nouveauté. Il n’y mettait qu’une condition, c’est que les chroniques ne seraient pas signées et qu’on lui garderait le secret. Cela lui permettrait de dire en toute franchise, voire avec un grain de malice, tout ce qu’il apprendrait des uns et des autres sur les hommes et les choses de la politique et de la littérature. Naturellement, Juste Olivier accepta ; il garda même si bien le secret à Sainte-Beuve, que, longtemps après, on se demandait encore de tous côtés, à Paris et en Suisse, quel était ce correspondant dont les informations étaient si sûres. Sainte-Beuve appelait ces chroniques parisiennes ses poisons. Le fait est qu’il y a distillé tout le fiel de ses petites jalousies et de ses petites rancunes. C’est surtout contre ses anciens camarades du Cénacle, contre Victor Hugo et contre Vigny, qu’il s’est mis en frais de méchancetés. Cela, évidemment, ne le grandira pas aux yeux de la postérité, mais, comme rien de ce qui tombait de sa plume n’est indifférent et qu’il tenait surtout à ne pas paraître dupe, cela nous donne l’explication de bien des choses qui, sans ces poisons, demeureraient à l’état d’énigme. On trouvera parmi les lettres de Sainte-Beuve un certain nombre de notes ou d’échos intéressans que Juste Olivier n’avait pas imprimés dans ses chroniques, soit parce qu’ils avaient un caractère trop intime, soit parce qu’ils auraient pu démasquer son correspondant. Il m’a semblé que l’histoire littéraire en pourrait faire son profit.

J’ai dit que la collaboration de Sainte-Beuve à la Revue Suisse avait duré trois ans. Elle eût été beaucoup plus longue si Juste Olivier, à la suite de la révolution qui éclata dans le canton de Vaud en 1845, n’avait été forcé d’abandonner la direction de la Revue, transférée à Neuchâtel et, peu de temps après, ne s’était établi définitivement à Paris.

Voilà donc nos amis installés l’un à côté de l’autre. Ce n’est pas sans une certaine inquiétude que Sainte-Beuve avait vu l’exode des Olivier, car il connaissait son Paris littéraire, et les difficultés qu’il avait déjà rencontrées pour placer quelques articles d’eux dans la Revue des Deux Mondes, malgré la considération dont il jouissait auprès de M. Buloz, n’étaient point pour le tranquilliser sur leur avenir. Tout en continuant d’écrire pour la Revue Suisse, Olivier dirigeait avec une sollicitude couronnée de succès la petite maison d’éducation qu’il avait ouverte sous son propre toit à l’usage des jeunes gens de son pays qui préféraient la vie de famille à la vie de collège. Il collaborait aussi à l’Espérance et au Semeur, journaux religieux de Paris et de Lausanne, et, en attendant qu’il pût lui procurer une situation meilleure, Sainte-Beuve le présentait, lui et sa femme, à tout son cercle d’amis, à Marmier, à George Sand, à Mme Desbordes-Valmore, voire à Mme Récamier.

Sur ces entrefaites, 1848 éclata. Juste Olivier en ressentit durement le contre-coup. Un moment même il hésita à partir pour l’Amérique avec Sainte-Beuve qui, afin de se laver d’une accusation aussi légère que ridicule, avait donné sa démission de bibliothécaire à la Mazarine. Mais il recula devant les frais et les risques de ce lointain voyage et fut nommé vers cette époque professeur de langue et de littérature à l’Ecole dite d’administration qu’on venait d’adjoindre au Collège de France, pendant que Sainte-Beuve s’en allait à Liège faire un cours sur Chateaubriand, qui venait de mourir. Par malheur, cette Ecole d’administration ne dura guère plus que les ateliers nationaux, et Juste Olivier, après avoir participé aux lectures du soir qu’on avait eu la bonne idée de faire aux ouvriers en vue de les familiariser avec les plus belles productions de l’esprit français, fut obligé pour vivre de donner des leçons particulières, de courir le cachet, et d’entrer comme prote d’imprimerie chez Marc Ducloux, son compatriote, qui, chassé, lui aussi, par la révolution vaudoise de 1845, avait cherché un refuge à Paris.

Ce fut dans ces conjonctures que ses relations avec Sainte-Beuve se refroidirent tout à coup. Que s’était-il passé entre eux ? Rien de grave, si l’on s’en rapporte au témoignage de Sainte-Beuve ; le travail seul, « qui lui interdisait tout entretien de relations mondaines ou amicales, » l’aurait « forcé de laisser croître l’herbe sur le chemin de l’amitié[13]. » Mais Juste Olivier nous donne de ce refroidissement, qui lui fut très pénible, une autre raison qui me paraît beaucoup plus vraie. Un jour qu’ils se promenaient ensemble, Sainte-Beuve avait pris feu à propos d’un livre de M. Charles Eynard sur Madame de Krudener, dans lequel l’auteur s’était plu à relever quelques petites erreurs du critique des Lundis sur cette femme célèbre. « Voilà les méthodistes, s’écriait-il, je ne veux plus avoir affaire avec eux ! » et de fil en aiguille, et s’échauffant de plus en plus, Sainte-Beuve, à qui Juste Olivier rappelait tant de belles pages religieuses de son Port-Royal, lui avait répondu sèchement que tout cela n’était que jeu de son imagination et de sa pensée ! Un homme nouveau, succédant à trois ou quatre autres, venait de surgir en Sainte-Beuve. Bientôt, en effet, il renouvelait ses fameuses déclarations qu’en aucun temps il n’avait aliéné sa volonté, hormis dans le monde romantique et par on sait quel charme, et, comme pour leur donner plus de poids, il espaça de plus en plus ses visites aux Olivier. Joignez à cela que sa maison était tombée dans l’intervalle sous la coupe d’une femme jalouse qui avait pris nos Vaudois en grippe. Bref, il vint un moment où Juste Olivier cessa d’être la « conscience » de Sainte-Beuve[14], sans pourtant qu’il y ait eu rupture entre eux. Et c’est à ce moment-là, je pense, que l’historien de Port-Royal raya son ami de son testament. Mais ils avaient été trop liés ensemble pour ne pas se ressaisir à la première occasion.

Quelques années après, dit Juste Olivier, « tout me semblait fini, lorsque, me rendant aux funérailles de Mme Desbordes-Valmore, notre amie commune, la première personne que je vis en entrant dans la salle où étaient réunis les invités à la triste cérémonie, ce fut lui, debout à quelques pas devant moi. J’aurais dû m’attendre à l’y trouver, mais dans ce moment je n’y pensais pas. J’allai aussitôt à lui, et il me reçut comme s’il allait en faire autant de son côté. Dans l’instant, la glace fut brisée. Il me serra la main, me prit dans sa voiture pour suivre le convoi, et nous causâmes amicalement et sans gêne, comme si de rien n’avait été. « Voilà, me dit-il, nous ne reviendrons point sur ce qui s’est passé, mais nous serons de nouveau comme les doigts de la main, comme cela, fit-il en appuyant par le bout ses deux index l’un contre l’autre. » Ainsi fut rescellée notre amitié. Je recommençai d’aller chez lui et d’y avoir mes entrées[15]. »

Cependant il n’y eut plus désormais entre eux ce qui avait fait la douceur et le charme de leur commerce ; le lien qui les avait unis durant tant d’années, à savoir la communauté des idées et des sentimens, s’était détendu à la longue comme les cordes d’une harpe dont on ne joue plus, et je suis sûr que Sainte-Beuve en éprouvait un réel chagrin lorsque, le 21 octobre 1867, deux ans avant de mourir, il écrivait à Juste Olivier, en lui envoyant la dernière édition de son Port-Royal : « A qui offrir ces souvenirs, sinon à vous, le premier auteur des circonstances où l’ouvrage a pu naître[16] ? »

N’oublions pas, en effet, que ce fut par la voie mystique du jansénisme littéraire que ces deux poètes, séparés l’un de l’autre par une si grande distance, se rencontrèrent un jour sur les bords enchantés du Léman, et que la correspondance qui va suivre est sortie de cette heureuse rencontre.

LEON SECHE.


1837

Lausanne, ce lundi 7 août 1837.

« Un voyage qui ne devait être que de cinq à six jours en est devenu un de quinze, et, arrivé cette nuit à Lausanne, je trouve seulement aujourd’hui votre aimable lettre qui m’attend. Elle est si cordiale et si bonne qu’elle me déterminerait à l’instant, si je ne devais, en toute nécessité, aller à Genève où sont des nouvelles de ma mère dont je suis privé depuis mon départ[17]. Après avoir touché barre à Genève, j’espère vous arriver une de ces après-midi : mais, je vous en supplie, ne me logez pas ; j’irai chez vous dès le matin, et le soir et le jour, mais laissez-moi ne vous donner aucun embarras de cette sorte. J’ai déjà vu votre bord du lac par l’Aigle (le bateau à vapeur). J’ai passé deux heures à Vevey et j’ai couru vers Clarens. J’ai en portefeuille une petite lettre de M. de Senancourt avec recommandation de localité. Vous voyez que je suis tout préparé. Ce que je viens de voir m’a enchanté : Thoune et Lauterbrunnen et la Jungfrau face à face, c’est plus que je n’en aurais jamais osé espérer. J’ai vu aussi ce fond du lac des Quatre-Cantons ; j’ai salué le Rütli et débarqué sur le rocher de Guillaume Tell. Je vous arrive donc en Suisse de vieille roche déjà et du cœur. Eh ! qui peut me dire mieux que vous votre pays de Vaud, que vous venez, m’a-t-on dit, de raconter historiquement avec tant de mérite ? J’ai, par malheur, bien peu de temps ; mais deux ou trois jours de satisfaction cordiale et poétique, c’est quelque chose, et je veux me les procurer. Adieu, veuillez offrir à Mme Olivier, avec tous mes respects, mes vifs désirs de la connaître et mon espoir que ce sera dans peu de jours.

« Recevez toutes mes amitiés reconnaissantes.

« SAINTE-BEUVE. »

Genève, ce mercredi 23 août 1837.

« Mon cher monsieur Olivier,

« Je suis arrivé ici avant-hier soir bien fatigué, et la chaleur est telle qu’hier je n’ai pu faire que très peu des choses que je m’étais proposées ici. Je voulais dès le matin vous écrire et je n’ai pu. Je suis allé pourtant dès mon arrivée du bateau chez M. Diodati qui était sorti jusqu’à dix heures du soir et qui repartait le lendemain matin pour Vevey d’où il ne sera de retour que ce soir à six heures. J’irai le voir à sept, n’ayant que cette seule chance de le rencontrer, car j’ai tout d’abord retenu une place pour jeudi, demain matin, Lyon. J’y serai peu de jours et de là à Paris, comme je vous l’avais dit dans nos arrangemens. Mais ce qui m’est plus essentiel à vous dire que tout cela, c’est le profond sentiment de reconnaissance et d’amitié bien touchée que j’emporte du séjour d’Aigle et de cette hospitalité si cordiale et si bonne que Monsieur votre frère, Mademoiselle votre sœur et vous, m’avez donnée. C’est le souvenir que je garde et garderai à jamais de cette douce et simple vie dont les exemples m’étaient si peu connus et qui m’ont rendu tout le parfum des impressions de famille. En vous en remerciant, je ne remercie pas moins directement Mme Olivier pour tout ce qu’elle y a mis de délicat et d’indulgent. Je vais, dès mon arrivée à Paris, régler cette grande affaire[18]dont la plus difficile partie est l’affermissement de ma volonté. Je vous écrirai aussitôt le parti pris ; je ne vous enverrai aussi que de là, permettez-le, la copie des vers que je vous dois. J’ai trouvé ici les lettres en retard et d’autres encore que j’ai arrêtées au moment où on les expédiait à Aigle, et j’ai assez d’écriture pour ce matin, sans compter deux ou trois visites indispensables. Je suis allé hier faire celle que je devais à Coppet ; j’y ai trouvé les hôtes fort aimables et Mme de Staël[19]m’a parlé de M. Diodati, son beau-frère, de manière à augmenter encore, s’il se peut, mon désir et mon effort de le rencontrer ce soir. Nous nous serons vus du moins.

« Adieu, mes chers amis, veuillez croire à toute la vivacité et à toute la vérité des sentimens que je vous ai voués.

Ce mardi matin 26 septembre 1837.

« Mille remerciemens, cher ami, pour moi ; mille félicitations pour vous, heureux père, et pour Mme Olivier. Je ne pensais pas que ce fût pour si tôt. Je prends bien de la part à vos joies, à vos inquiétudes, à sa délivrance. J’attendais votre lettre avec une sorte d’anxiété, bien que je susse qu’elle ne pouvait venir plus vite. Enfin, voilà les trois quarts du oui, et j’espère que ce qui doit clore ne manquera pas. Je me suis plus que jamais dirigé vers vous (depuis ma détermination prise), de toutes mes pensées et de tous mes désirs ; c’est au point que j’irais, même quand le Conseil n’approuverait pas[20]. Vous avez en ce moment en Suisse un de nos amis voyageurs que je redoute un peu : Cousin. Si on l’écoute, il me nuira, quoique ami. Mais c’est un des amis d’ici, voyez-vous ? Il me louera de manière à me déprécier, sans malveillance : mais il est ainsi, et il ne faut pas lui en vouloir. Je l’entends d’ici s’étonner et faire mon oraison funèbre. Si quelque obstacle venait de ce côté, il y aurait peut-être lieu de le prévenir. Ses paroles, si spirituelles d’ailleurs, n’ont plus cours dès longtemps sur la place ici. Mais j’espère qu’il arrivera à Lausanne trop tard pour influer en rien[21].

« Je compte vous arriver d’assez bonne heure ; je voudrais être à Lausanne le 15 par exemple, afin d’avoir le temps de préparer mon petit établissement d’étude, mes livres, et aussi mon cours pour lequel j’ai tout à faire. Comme j’ai énormément de livres à transporter et que le roulage est lent, si vous pouviez savoir par M. Ducloux s’il y a des moyens particuliers de Paris à Lausanne, je vous serais obligé de me le dire dans votre prochaine. Mon volume des Pensées d’août a paru : je voudrais savoir comment vous en envoyer ; du moins je vous le porterai moi-même. Voici, en attendant, la pièce que vous désiriez. J’ai hier dîné avec M. Hollard, de Lausanne, de vos amis et de ceux de M. Vinet[22], nous avons causé pays. Ma détermination ne paraît pas ici, près de ceux qui la connaissent, aussi étrange que vous voulez bien supposer qu’ils la trouveront. Ampère, Lerminier, Buloz lui-même, Renduel, mon indispensable conseil, l’approuvent : voilà bien des voix inégales sur le même ton. Je vous sais gré d’avance de tout le bien sérieux que vous m’aurez fait par votre conseil ; je ne pense pas sans une respectueuse reconnaissance à cette suggestion si délicate, si empressée, si attentive, venue de Mme Olivier et de vous.

« Adieu pour aujourd’hui ; nous recauserons bientôt. Mille respects à Mlle Ruchet, à Monsieur votre frère. J’offre à Mm0 Olivier les plus vives félicitations et les vœux du cœur. Que dit Aloys de tout ceci ? Le magnifique Seigneur !

« A vous d’amitié.

« SAINTE-BEUVE.

« Ne serait-il pas convenable d’écrire dès avant mon départ à M. Espérandieu pour le remercier comme je le dois ? »


Ce dimanche, 8 octobre 1837.

« Cher ami,

« J’ai attendu, pour répondre à vos lettres qui ont croisé les miennes, de recevoir une annonce officielle de l’Académie ; mais, cette annonce n’arrivant pas, je me décide à vous écrire et aussi à retenir ma place. Mes livres sont partis encaissés dans une caisse énorme par le roulage que vous m’avez indiqué. J’ai fait mettre pour adresse : M. Olivier, rue Martheray, 34. Il faut, non pas douze jours comme on vous l’avait dit, mais quinze, et peut-être plus, même par l’accéléré. Si vous n’y étiez pas, soyez assez bon pour prévenir M. Régnier de la bombe. Mais moi-même je serai sans doute là pour l’accueillir et la diriger. Je vais aujourd’hui retenir ma place, et c’est probablement vers la fin de la semaine que je m’emballerai pour vous arriver.

« Mme Olivier m’a écrit d’une main amie des lignes dont j’ai été bien touché. Sans doute je ne compte pas avoir d’autre table ni d’autre toit que les vôtres, si vous voulez bien de moi. Seulement il faudra que nous passions des arrangemens bien stricts, car je suis grand chicanier là-dessus. Ce sera l’affaire d’une longue demi-heure à notre première entrevue, et puis nous n’en parlerons plus jamais. — Je viens de recevoir une lettre très bonne de M. Vinet : il est moins fâché contre moi que je ne le craignais, et cela, je le vois, ne nuira pas à notre connaissance.

« J’ai vécu à Paris, depuis que j’y suis revenu, comme un voyageur, ne faisant rien, voyant du monde et marchant toujours. Je commence à avoir hâte d’une vie studieuse et rassise, et je vais vous l’aller redemander. Je vous arrive plus malade d’âme et de cœur et d’esprit que vous ne le croirez jamais, d’autant plus malade que je crois quelquefois ne l’être que comme il est impossible à l’homme qui a vécu de ne l’être pas. Mais la forme du mal est du moins assez douce chez moi, le symptôme est tranquille, et j’espère ne pas trop incommoder mes amis de mes plaintes jusqu’à ce que je profite peut-être de leur vie saine pour moi[23].

« A bientôt donc, indulgence d’avance et amitiés toujours. Mille respects affectueux à Mme Olivier, que j’espère trouver toute rétablie.

« De cœur. »


12 octobre 1837.

« Cher ami,

« Nos lettres se croisent perpétuellement ; celle-ci du moins sera la dernière. Je pars dimanche de Paris à sept heures et demie du matin, et ne m’arrêterai pas en route. C’est donc l’affaire de quatre jours et de trois nuits, je pense. Mais ne vous inquiétez en rien de mon arrivée, vous absens ; en arrivant, je descendrai pour quelques jours à l’hôtel. Je verrai M. Espérandieu[24]pour les premières démarches et visites ; je devrai aussi me mettre incontinent à l’étude et je prendrai pour cabinet de travail la chambre même que vous voulez bien m’indiquer chez vous. C’est ainsi que j’attendrai votre arrivée. Au milieu des soins si grands que demande la chère santé de Mme Olivier, n’allez pas trop mêler le mien. Mon seul souci, c’est vite de me mettre au travail en arrivant, et par vous mon cabinet de travail est tout trouvé. Le reste du vivre et du coucher se fera aisément et sans que vous y pensiez, ni moi guère.

« Mille hommages et vœux du cœur pour Mme Olivier et à vous toutes mes amitiés et moi bientôt tout entier

« SAINTE-BEUVE.

« J’ai écrit à M. Espérandieu un mot de remerciement[25].

« Mes respects et souvenirs à Mlle Ruchet et à Monsieur votre beau-frère. »

Lausanne, ce samedi 21 octobre 1837.

« J’ai reçu hier votre petit mot, mon cher ami, en même temps qu’arrivaient M. de La Harpe et M. Espérandieu, ce qui m’a empêché d’y répondre le soir. M. de La Harpe m’a bien chargé de vous dire qu’il était venu pour vous rendre visite. J’avais été prendre le matin M. Espérandieu pour faire visite à M. Gindroz, que nous avons trouvé, et fort accort. Il est tombé d’accord avec M. Porchat pour les jours et heure[26]. M. Espérandieu a bien voulu revenir le soir pour me tenir compagnie et nous avons fait un tour de promenade en conversant. La veille au soir, j’avais trouvé chez lui M. Scholl et M. Vinet et le goûter s’était prolongé assez tard en toutes sortes de conversations sur Paris, l’abbé de La Mennais et les auteurs à la mode, ainsi que sur l’espèce de contradiction qu’on peut voir entre l’art, la littérature d’une part, et la morale, le sérieux pratique, de l’autre. M. Vinet a parlé sur ce dernier point très bien. Vous voyez donc, cher ami, que je vais pouvoir marcher tout seul déjà et sans vous. — Mes livres sont déballés et au bûcher : j’ai déjà vérifié qu’il n’y en avait pas d’oubliés. Je vais les ranger dans une heure. Ma précaution est extrême et même vétilleuse. Dites-le bien à Mme Olivier. J’aurais tant de regret de rien emporter de là-bas qui ne soit digne d’ici. Mais il y a eu déjà tant de quarantaines antérieures pour ces livres, que, la saison et le froid aidant, je suis à peu près certain qu’il n’y a rien. Ce que j’en fais est pour l’entière sécurité. Les livres rangés, me voilà au travail et il faut qu’il soit continu et hâté, car j’ai juste le temps. La caisse m’a coûté tant port que douane 105 francs, ce qui m’a ruiné, et m’a fait user de votre billet près de M. Espérandieu pour la bonne que j’aurais pourvue sans cela. Voilà une lettre toute de ménage et de finance, c’est pour vous prouver que tout ira bien jusqu’à votre retour et qu’il ne faut en rien le hâter. Dites bien mes vœux et mes respectueuses amitiés à Mme Olivier : que je voudrais la savoir tout à fait forte et debout ! Mme R… (je ne sais comment on écrit) est venue le jour de votre départ et je l’ai reçue. Elle a dû vous écrire. « Adieu, adieu, mille amitiés.

« SAINTE-BEUVE.

« Mes respects à Mlle Ruchet et amitiés à votre beau-frère. »


23 octobre, ce lundi 1 heure et demie.

« Cher ami,

« J’espérais vous arriver ce soir. Je viens du bateau, mais une fausse indication de l’excellent M. Ducloux[27]m’a induit en retard, et, le bateau lui-même ayant devancé d’un quart d’heure, je l’ai tout naturellement manqué. Je regrette bien de n’avoir pu faire ce petit voyage ; je serais revenu dès demain matin, mais je vous aurais vu, j’aurais peut-être entrevu Mme Olivier, j’aurais eu du moins de ses dernières et actuelles nouvelles. Je vous aurais enfin parlé d’un point qu’il m’est très difficile d’aborder par écrit et que deux mots de conversation auraient vidé. Mais il est maintenant trop tard pour que je fasse le petit voyage ; j’en suis à compter les jours pour ma préparation ; ce qui sera pour moi une suite de petites fièvres et d’agonies commence. Je l’ai senti dès avant-hier quand je me suis vu en présence de mes livres déballés et rangés, et en demeure de me mettre incontinent à l’ouvrage. Mes vieilles habitudes et mes caprices, pensée sauvage et absolue, me sont revenus, et je me suis mis à craindre de ne pouvoir travailler réellement que dans les mêmes conditions auxquelles je me suis condamné à Paris depuis des années. Ces conditions sont celles d’un isolement, d’une réclusion entière et absolue et certaine pendant des heures, et d’une sévérité à cet égard (je vous le répète) presque farouche et sauvage. Ma pensée, je le crains, n’a de ressort qu’à ce prix. Avoir un endroit où je sois dans mon atelier, comme une taupe dans son trou, comme Han d’Islande dans son antre. Ainsi j’ai fait à Paris durant des années. Je crains qu’ici ce ne soit de même, et que je ne puisse pas changer mon procédé pour un plus doux. Mon imagination m’a tellement représenté et peut-être exagéré cela avant-hier et toute la nuit, que je me suis résolu à m’en ouvrir à vous. Pourquoi n’est-ce pas en paroles, et dans cette mesure juste qu’elles prennent aisément entre amis ? Au moins, que votre amitié la rétablisse, cette mesure, dans ce que j’écris et la suppose comme c’aurait été en causant. Voici donc à quoi je me suis décidé. Avoir une chambre ou deux quelque part, probablement à l’hôtel, hôtel du Faucon ou d’Angleterre, où j’aurais livres et lit et où je gîterais. Je n’y verrais personne : mon logement serait censé toujours rue Martheray ; j’y aurais ma petite chambre pour recevoir quand j’y serais et pour lire quelquefois. Mais mon étude, mon travail serait ailleurs, et tout entier non interrompu jusqu’à une certaine heure de la journée, jusqu’à trois heures par exemple. A partir de cette heure, j’irais ou à mon cours, ou les autres jours tout droit chez vous. J’y serais chez moi, comme c’était à Paris chez ma mère. J’y dînerais ; tout enfin comme nous l’avions si rapidement réglé ou plutôt supposé. Le déjeuner se ferait pour moi à l’hôtel même et dans mes livres comme je faisais à Paris. Voilà mon dessein[28]. Le pire, c’est que, ne vous voyant pas aujourd’hui, je ne puis retarder à l’exécuter, en étant aux jours et aux heures. Il est donc probable que demain ce sera exécuté, afin d’avoir ma sécurité préalable de tous les jours futurs se ressemblant et de la chose une fois faite. Je choisirai probablement l’Hôtel d’Angleterre comme moins cher que le Faucon, et pas trop loin. Je voudrais, cher ami, que ceci fût pour vous seul ; que Mme Olivier n’eût en rien idée ni souci de cette affaire ; que vous surtout vous ne vinssiez pas le moins du monde. J’ai toujours arrangé les choses moi-même depuis des années : à part deux ou trois articles essentiels et que je règle avec une précision extrême, le reste m’est indifférent, et ce qui m’importe avant tout, c’est d’être le premier jour comme je serai tous les jours suivans ; ainsi je réglerai cela en une demi-heure à l’un de ces hôtels, j’ai même déjà vu ce qui était possible en chambres. Ce qui me contrarie vivement, c’est de ne vous pas voir pour vous expliquer tout cela ce soir en causant ; c’est aussi (car tout prend place dans une imagination un peu superstitieuse), c’est l’idée que Lucie ou M. Lèbre se feront quand ils verront emporter les livres, et moi-même découcher. J’en ai parlé ce matin à M. Espérandieu revenu de Vevey, et qui trouve cela tout simple. Trouvez-le également, cher ami ; n’en parlez pas du tout, s’il est possible, à Mme Olivier, et offrez-lui seulement mes plus affectueux respects ; offrez-les aussi à Mlle Ruchet et à M. votre beau-frère. Je lis depuis deux jours à tort et à travers, j’ai revu toutes mes notes, j’en ajoute d’autres, enfin je suis dans des transes. Je crois avoir trouvé une manière de péroraison pour le premier jour, tirée du lac[29]. Oh ! pourquoi faut-il qu’on ne fasse rien qu’à ce prix et que tout enfantement déchire ?

« Adieu et répondez-moi vite pour approuver, pour absoudre.

« A vous de cœur. »


1838

Dimanche midi, à Besançon, 4 juin 1838.

« Mes chers amis, « Puisque j’ai ce jour, je vous dois bien dire un moment combien j’ai pensé à vous depuis le départ et combien tout ce que je n’ai pas pressé dans l’adieu a été se développant en moi à n’en pas finir[30]. Oui, j’ai pu sans peine repasser longuement tant de bontés si chères et la reconnaissance si douce, si unie et si profonde qui en est dès longtemps formée en mon cœur. Ce voyage n’a été ni très bon ni le contraire ; quand j’ai eu le plaisir de rencontrer M. Régnier à Orbe j’étais encore dans la première fraîcheur matinale. Cela est tombé insensiblement, et une fatigue assez continue a succédé. J’en suis là. Je suis arrivé à Besançon ce matin à quatre heures et j’ai un peu dormi, mais le délassement n’est pas encore venu. Je compte pourtant repartir ce soir, si je puis m’assurer d’une place un peu commode ; car la voiture fatigue encore moins que des jours si nus et si vides sur le pavé d’une ville, le dimanche, après l’habitude si remplie d’une vie d’amis.

« Je reprends ce bout de lettre après une sortie ; j’ai retenu ma place pour ce soir neuf heures ; et je viens de plus de récidiver un sommeil qui cette fois a commencé de me refaire. Ainsi tout est au mieux pour le corps ; l’animal n’est pas trop mal. — Pour l’esprit, pour le cœur au moins, j’ai non pas rimé, mais pensé un sonnet. Les rimes n’ont pu venir, mais il aura pourtant sa date, le 2 juin, en revoyant, de Ballaigues à Jougne, les mêmes versans du Jura, cette fois tout vert[31].

« J’ai revu ces versans après l’hiver passé, j’ai revu ces grands bois dans leur feuille nouvelle, près des anciens, sombres et fixes, les pins, ressuscites dans leur plus tendre verdure, les mélèzes eux-mêmes dans toute la délicatesse de leur robe réparée… (peindre toutes les nuances du vert).

« Ainsi, dans le fond sûr de l’amitié constante ce qui passe et revient est plus tendre à revoir. Et j’appliquai cela à cette absence dont le renouveau sera une plus tendre couleur dans la profonde et certaine couleur éternelle du fond. Mme Olivier achèvera de rimer ce sonnet.

« Adieu, chers et bien-aimés amis. Je compte bien sur votre bonté en vous jetant ce bout de lettre à la poste. Mille amitiés à M. Lèbre, à M. Ruchet s’il est encore des vôtres, un baiser à Aloys[32]qui ouvrira une lèvre interrogeante et à Ziquety[33]qui tout bonnement sourira.

« Adieu encore et à toujours. »


Ce vendredi 10 juin 1838.

« Mes chers amis,

« J’allais vous écrire, quand je reçois cette lettre si bonne qui me prévient. Je suis arrivé avant-hier bien harassé ; et, avant d’aller voir ma mère, pour ne pas l’effrayer, la traiter avec la coquetterie convenable, j’ai couru à mon petit hôtel me laver et dormir une heure[34]. Quand j’ai paru chez ma mère, elle ne savait d’où je sortais pour être si frais. C’est vous dire que ma fatigue n’était pas devenue de la maladie. J’ai pourtant gardé ma douleur de dos après chaque parole un peu prolongée, et j’ai commencé le lait d’ânesse ce matin même. Il a même été question d’emplâtre ; non plus de la farge immense ; la poix de Bourgogne est arriérée et est censée ne plus piquer. On m’a ordonné quelque chose de plus mignon et de plus vif, mais je viens de m’apercevoir que, dans mes mouvemens du matin, ce quelque chose était tombé par terre ; et je crois que j’en resterai là. — Les pensées du voyage ont été bien souvent en arrière, ou plutôt elles n’ont pas cessé d’être avec vous tout en volant à ma mère et aux amis de Paris. Le temps a été détestable ; pas une aurore, ni un rayon, une pluie continuelle, et moi chétif dans un coin de voiture ruminant mes songes avec une douceur triste. J’y voyais vos mains se tendre vers moi, vos adieux me sourire et le songe durant, ces adieux (selon l’acception vaudoise) s’achever en bonjour du retour. — Vous me permettrez de vous dire ma vie d’ici, vous me la demandez avec cet intérêt qui entre dans les riens de la vie et qui les anime. Qu’ai-je vu déjà ? Ampère sort de chez moi et m’a raconté l’Abbayé-au-Bois où Mme Récamier revient avec une guérison très vacillante[35]. On y est toujours heureux, aimable et jeune de quatre à six heures ; j’irai demain, j’y verrai M. de Chateaubriand couronné de ses lauriers de Vérone ; M. Ballanche, plus béat que jamais et mangeant comme le bonhomme son fonds avec son revenu ; enfin tout le petit cénacle au complet. J’ai vu Mme Valmore qui, j’espère, ne partira plus ; l’Odéon a eu un succès, ce qui l’empêchera peut-être de mourir[36]. Elle demeure dans le Palais-Royal, au quatrième et de son balcon de pierre on a la plus belle vue sur ce jardin que vous devez croire si étouffé et qui, n’en déplaise à la pureté alpestre, a sa fraîcheur et sa beauté, vu ainsi d’en haut et de ce balcon de la tendre muse. Elle va publier un petit recueil de vers intitulé Pauvres fleurs. Comme c’est cela !

« J’ai vu Mme de Simonis, son amie si sincère, fort belle véritablement, impétueuse, orageuse, dévouée ; noble nature sortie des bruyères du pays de ?… De la petite Suisse (comme on appelle ce pays) et que les formes aristocratiques et sociales n’ont en rien atteinte dans sa franchise génuine. Nous avons parlé du désir de garder à Paris Mme Valmore, et, à force de le désirer, on y réussira peut-être. J’ai bien parlé de vous, de vous deux, à ces amis du grand et du bon.

« J’ai vu Buloz, qu’on avait saigné le matin : les épreuves de la Revue lui avaient donné le sang dans les yeux. Il a été content de me revoir, et en ami plus qu’en intéressé. Il avait reçu plusieurs lettres de Lausanne sur mon cours ; je suppose qu’il y en avait une de M. Monnard (sans en être sûr), mais j’ai cru reconnaître l’écriture sur l’adresse ; on n’a pas voulu me nommer les bienveillans indiscrets. Je crains bien moi-même d’avoir porté à Labitte, à qui Buloz a remis toutes ces dépêches, une dénonciation de plus et de véritables lettres de Bellérophon ou d’Uri ; je dis ceci pour notre cher et incorrigible ami Olivier. Labitte m’a ri au nez en lisant la lettre[37]. J’ai été bien sot et suis resté bien reconnaissant. Si M. Monnard avait lui-même écrit, ce serait à lui d’une délicatesse qui me toucherait bien plus qu’elle ne m’étonnerait. Tâchez de le savoir.

« J’ai vu Mme de Castries et son charmant fils. J’ai rencontré à chaque pas dans la rue une quantité de visages et de mains ; je parle peu, mais il résulte de tous les bonjours mis bout à bout une espèce de discours qui vaut presque une de mes longues leçons. — J’en suis là et vais tout à l’heure courir chez Mme de Fontanes, que j’ai jusqu’à présent ajournée[38] un peu assise. Je la mets ici pour obéir, mais j’aime bien mieux savoir la vôtre, et ces sentimens si profonds, si unis, si nuancés pourtant, qui la marquent bien mieux qu’ici une multitude de pas. Combien ce récit de vos deux cœurs qui n’en font qu’un pour moi, me touche, m’intéresse, me rend le passé d’hier et l’espoir de demain ! Oh ! continuez, chère dame et amie, quand Olivier sera las, suppliez-le ; quand vous aurez un peu de lassitude ou que Louise vous viendra brusquement appeler, que deux lignes de la main d’Olivier me disent qu’il n’est pas loin ; deux lignes seulement ! Après quoi il rentrera dans son cabinet, et vous reprendrez cette fine et douce trame qui me rendra votre vie, je voudrais dire encore la mienne.

« Je ne veux rien mettre ici pour nos amis de Lausanne ; ce serait un catalogue trop homérique : M. Manuel, M. Scholl, M. Vinet, etc., mais à vous je livre la place des noms, vous êtes sûrs de ne pas vous tromper en y mettant tous ceux qui vous parleront de moi ; ma reconnaissance leur demeure bien sérieuse et bien touchée.

« Mais à la maison même, à M. Lèbre, à M. Ruchet, mes tendresses bien particulières. A Mme Ruchet mes humbles hommages, à Mlle Sylvie mes respects aussi proches qu’il est possible du cœur sans qu’ils cessent d’être les plus profonds des respects. — Il faut bien baiser les deux enfans ; et aussi je veux absolument dire quelque chose à ces demoiselles.

« Ceci dit, encore un mot d’ici. L’opinion sur le poème de Lamartine est assez décisive et comme nous la pressentions dans la lecture du petit Cabinet. De belles choses et un ensemble détestable ; l’idée d’une chute, éclairée par de vastes éclairs. Quinet est reparti pour son Allemagne un peu découragé. Angelica Kauffmann a produit un petit orage dans un petit monde. Une nouvelle scission s’est opérée dans l’école romantique, dans le coin de Vigny. Barbier, en louant de Wailly, avait un peu rangé Vigny dans les imitateurs de Scott par Cinq-Mars[39]. Buloz a fait changer la phrase, mais de Wailly a été peu content, à ce qu’il paraît, de sorte qu’à peine éclos, ce charmant et délicat talent, mais si froid et jusque-là si mitigé d’apparence, est tout d’un coup devenu un dévorant. Ainsi nouvelle fêlure dans ce petit coin précieux (débris du Cénacle) dont Vigny était l’onyx ou l’agate et dont les autres, Barbier, Wailly, Brizeux, formaient comme le cercle mi-parti d’ébène et d’ivoire. Deux mots de Buloz m’ont mis au fait de ce grand événement qui demeurera sans doute à jamais inaperçu dans l’histoire littéraire ; ô vanité des gloires !

« Vigny ne fait rien et est réputé ne plus pouvoir rien faire ; chaque fois qu’il voit Buloz, il lui dit : « Je travaille beaucoup, vous serez effrayé de la quantité de manuscrits que je vous porterai bientôt, » et Buloz rit tout haut de son rire qui n’est poli que parce que Vigny ne le comprend pas.

« Adieu, adieu. Je reprendrai bientôt mes nouvelles ; vous savez celles du cœur, qui ne changent pas.

« Je vous embrasse tendrement, mes chers amis. »


Ce lundi 18 juin 1838.

« Ne comprenant pas, mes chers amis, pourquoi je n’ai pas de nouvelles de vous, je sens le besoin de vous en donner ; je suis tout déconcerté pourtant. Vous avez dû recevoir une lettre de moi, il y a huit jours. J’aurais pu avoir votre réponse tous les jours depuis jeudi, et il ne vient rien. J’ai eu le temps de recevoir une lettre de M. Doy et une autre du docteur May or : et, de votre coin chéri, je ne sais rien. — Ici, la vie m’a repris, sinon le travail encore. Mon mal de gorge persiste toujours ; je vais comme je puis avec ; j’ai eu des mouches au dos, je prends du lait d’ânesse le matin : douceur et aiguillon n’ont rien fait jusqu’à présent, il faudrait l’absolu silence.

« Dès que j’ai revu Mme de Tascher[40], elle m’a très vivement abordé en me demandant des nouvelles de Mme Olivier ; je lui ai répondu, madame, par vos souvenirs. — J’ai dîné chez elle avec M. Lerminier, M. et Mme de Montalembert, un marquis Boccella de Florence, religieux et distingué, le général Bugeaud ; vous voyez que la lanterne magique recommence.

« Mme de Castries est partie ce matin pour une campagne de six mois. Mme Récamier, qui revoit beaucoup de monde et à qui la voix va et revient au même instant avec un rayon de soleil comme une fille de l’aurore, part aussi pour la campagne, mais ce sera court. Il y avait hier à cinq heures chez elle M. de Chateaubriand, M. Ballanche, M. Ampère, une Mme Salvage[41], amie et légataire de la reine Hortense, grand colonel d’empire, grand bonapartiste, comptant que plus que jamais le moment est arrivé pour le prince Louis (absolument comme M. de Genoude ou M. de la Rochefoucauld pour Henri V) et le disant tout haut. Sa thèse, hier, était que M. de Lafayette, s’il n’était mort, aurait travaillé à la Restauration bonapartiste, et qu’il avait pris avec le prince Louis les engagemens les plus sacrés ; elle avait vu les lettres, elle ne doutait de rien ; impossible d’obtenir un petit mot de sous amendement de sens commun. Elle sortait, triomphante comme un porte-drapeau et regardant de l’œil des brochures bonapartistes qu’on avait laissées sur la cheminée et apportées du matin, elle sortait, quand la duchesse de Raguse est entrée, autrefois charmante, aujourd’hui boule et une moitié de nez de moins (par suite d’un cancer heureusement guéri), mais toujours spirituelle, et tout le monde a ri de Mme Salvage, tout en reconnaissant la sincérité de son dévouement ; car il faut toujours que, même dans la raillerie, chez Mme Récamier, la charité soit sauvée. On raille après cela plus à son aise et avec une plus douce conscience. J’oubliais parmi les témoins et survenans M. Briffaut, de l’Académie, et le duc de Noailles. En tout la chambrée était délicieuse. Olivier a droit de me dire : à quoi bon cette vignette de boudoir après l’œil-de-bœuf de Saint-Simon ?

« Si Olivier voulait m’envoyer tout son morceau sur Davel[42]on l’insérerait avec grand plaisir dans la Revue des Deux Mondes ; il n’aurait à s’inquiéter en rien de la note, je la ferais ; on lui enverrait les épreuves s’il le fallait ; autrement, je les reverrais. Ce serait bien que ce morceau de son livre eût une publicité toute française ici. Tachez, madame, de le décider. Buloz l’a été tout naturellement. Il faudrait le morceau dans toute son étendue, sans rien tronquer.


« Mardi. — Pas de lettre encore ; je me décide à envoyer ce mot-ci, qui, j’espère, croisera le vôtre, mais qui vous prouvera du moins mon impatience. — Je voudrais bien avoir le Chant de l’Épée traduit en vers français par vous savez bien qui, madame, avec la musique : on pourrait me l’envoyer sous bande, à moins que cela ne se trouve ici quelque part, mais je ne crois pas. — J’ai trouvé pour M. Lèbre les livres qu’il désire : mais je lui demande quelques jours encore avant de les lui envoyer ; je lui offre toutes mes amitiés. »


Paris, ce 20 juin 1838.

« Je n’ai pas répondu, comme je le devais, en quittant Lausanne, à un don précieux qui m’a été fait et qu’accompagnait une lettre également précieuse et même seule capable de faire passer l’autre don, en le surpassant[43]. Dans mon embarras de me prendre à un nom, et sachant que tous les noms que je pourrais essayer y sont compris, je ne puis qu’exprimer mon entière et soumise reconnaissance, qui accepte du mystère tout ce qu’il faut pour ajouter au prix. Je ne sais si c’est fortuitement que sur le cadran que je consulte souvent, l’heure de 3 à 4[44]est entamée et échancrée par le cadran des minutes ; cela du moins me semble dire qu’il manque désormais quelque chose à cette portion du temps, et qu’aussi les minutes s’y mesurent et s’y comptent pour moi dans toute leur étendue. Il doit en être ainsi des profonds et durables souvenirs.

« Celui que j’emporte est une dette dont j’aime à sentir et à garder constamment le témoignage. Je serais heureux qu’on voulût bien recevoir avec indulgence ce confus, reconnaissant et respectueux hommage. »


Jeudi 10 heures du matin, 21 juin 1838.

« Je suis en faute à mon tour ; je reçois votre lettre à l’instant même et j’y réponds ; j’écrivais sans cela ; je devais écrire ces derniers jours, mais un enchaînement de petites choses et un certain désir de vous remettre au pas m’a fait retarder. Nous y voilà, et tenons-nous y. Merci, chère madame et amie, de tant de bons et touchans détails sur cet intérieur qui est tout mon Lausanne à moi (ceci soit dit sans ingratitude pour personne). Ma vie ici dans ces dix derniers jours a été moins bocagère et moins fleurissante que la vôtre ; je n’ai pas l’ait ma promenade à Rovéréaz[45]. Mon mal de voix existe toujours, autant que là-bas ; c’est un parti pris. Tantôt à la gorge, tantôt descendant plus bas et dans le haut de la poitrine. Il m’est impossible de causer sans qu’après deux minutes ma voix s’altère et qu’il ne s’ensuive une fatigue sérieuse que le sommeil de la nuit ne parvient pas à vaincre. Aussi je ne vois que très peu de monde ; je passe mon temps à éviter, et je calcule pour ne faire guère qu’une seule conversation par jour : c’est tout ce que je puis porter. Le départ pour la campagne de Mme de Castries et de Mme Récamier m’a rendu un peu plus facile cette abstinence.

« Vous me demandez de prendre note, non pas à chaque petit événement, mais à chaque impression : croyez-vous donc que j’aie ainsi des impressions ? En vérité, c’est- plutôt des petits événemens que j’aimerais à prendre note pour vous en égayer un moment comme je me distrais en passant. Mais je n’ai pas eu depuis la dernière fois de vue de monde un peu bigarrée et piquante. Un dîner que j’ai fait chez Mme de Jussieu avec sa charmante famille est quelque chose en-cordialité et en douceur de trop familier avec vos habitudes pour que je le relève comme chose remarquable. J’ai vu aussi l’excellente Mme Valmore, dont la destinée est de nouveau anéantie : l’Odéon ferme et les appointemens de son mari finissent avec le mois dans deux jours. Les voilà cinq, de nouveau dans la barque sans boussole, à la garde du vent. Elle a donné hier congé de son joli logement au quatrième, au Palais-Royal, et duquel on avait balcon sur ce jardin si frais et si riant d’en haut. L’angoisse évidente qu’elle ressent passe à ses amis, et on est à s’ingénier pour trouver quelque ressource : admirable femme, qui, au milieu de cela, pense toujours aux autres et solliciterait volontiers encore, non pas pour elle-même ! Elle va publier un petit recueil de poésies intitulé : Pauvres Fleurs. Auriez-vous l’obligeance de me copier dans la lettre que je vous ai laissée d’elle les vers à moi, qui la commencent ; elle me les redemande, n’en ayant pas gardé copie, et pour les faire entrer, je crois, dans ce bouquet éploré :


L’ancolie au front obscurci
Qui se penche sur les bruyères,


a dit Nodier.

« J’ai rimé pourtant ce sonnet pensé et noté au passage de Ballaigues à Jougne le 2 juin ; n’aura-t-il rien perdu de sa tendresse de verdure en attendant ? Quoi qu’il en soit, le voici :


J’ai revu ces grands bois dans leur feuille nouvelle,
J’ai monté le versant fraîchement tapissé.
A ces fronts rajeunis chaque vert nuancé
Peignait diversement la teinte universelle.
Près du fixe sapin à verdure éternelle,
Le peuplier mouvant, le tremble balancé,
Et le frêne nerveux tout d’un jet élancé
De feuille tendre encor comme la fraxinelle.
Le mélèze lui-même, au fond du groupe noir,
Avait changé de robe et de frange flottante ;
Autant qu’un clair cytise il annonçait l’espoir.
O mon âme, disais-je, ayons fidèle attente !
Ainsi, dans le fond sûr de l’amitié constante,
Ce qui passe et revient est plus tendre à revoir.


« A propos des vers dont vous êtes la grande dépositaire (car je pense toujours à la postérité, c’est-à-dire à la mort), il faudrait absolument, dans le sonnet traduit d’Uhland[46], à la place du vers :


Et moi qui toutes deux les voyais et chacune,


qui est trop contourné, écrire de votre main ainsi :


Et moi qui les voyais toutes deux et chacune


qui est plus direct et simple. — Voyez à quel point, cher Olivier, je suis de l’École de Boileau.

« J’en suis d’autant plus qu’une de mes grandes affaires depuis mon retour est de mettre en train l’édition Fontanes. Je souris parfois de mon zèle, si naturel d’ailleurs, pour ce charmant poète, mais je pense à l’air de converti que j’aurais si je mourais là-dessus : il a commencé par Ronsard pour finir par Fontanes : mea culpa. Vous savez que je ne crois pas aisément à ces conversions dont on fait bruit, pas même à celle de M. de Talleyrand.

« Paris est beau ; l’autre soir, passant sur le pont des Arts, j’admirais cette Seine souveraine, cette Cité et sa Notre-Dame, tant de silhouettes et de flèches nettement dessinées, les lignes du Louvre, mais surtout le couchant, qui n’a rien ici à envier à ceux des Alpes. Dès que le ciel s’en mêle, il sait bien égaliser les grandeurs. Ce couchant donc était chaud, magnifique et glorieux. Par-delà, par-dessus les Champs-Elysées, s’apercevait, dominant et détaché, l’Arc de Triomphe de l’Etoile, qui faisait nuage noir dans l’or du ciel, et, par son ouverture empourprée, semblait la porte des archanges triomphateurs. J’aurais voulu qu’il fût du côté de Lausanne, mais c’eût été trop beau ; il était juste du côté opposé ; de ce côté des grandes mers et des Atlantiques immenses, orageuses ou pacifiques, où bon gré mal gré nous irons tous, faibles ruisseaux ou fleuves, nous perdre un jour dans le couchant ou la nuit.

« Avez-vous reçu quelque mot d’Emile Deschamps ? Il a été charmé et charmant ; mais je n’ai pu le revoir.

« Où en êtes-vous, madame, de votre travail, de vos projets sur les poètes : quelles questions avez-vous à faire là-dessus ? Il me paraîtrait que vous les avez oubliées.

« C’est bien M. Monnard qui avait écrit à Buloz sur mon cours ; celui-ci m’a promis de lui répondre. Mais, une fois arrivé, j’ai dû prier qu’il ne fût plus question de toutes ces tendresses qu’il faut ensevelir et cultiver de l’autre côté du jura, en se gardant bien d’en trop indiquer le sentier aux loups et aux pourceaux d’ici. Car les pourceaux et les loups abondent…

« Avec quelle admiration ai-je lu un article du Semeur sur l’Ange déchu ! avec quelle édification ! Comme c’est la charité chrétienne dans la critique littéraire ; et penser que probablement Lamartine ne prendra jamais la peine de lire sérieusement cela ; et qu’il dira négligemment peut-être en jetant la feuille : « Ils sont furieux contre moi ‘ » — sans leur en vouloir.

« Quelqu’un lui parlait, quelques jours après la publication, ou essayait de lui parler de son poème : « J’ai lu votre dernier… — Ah ! vous êtes plus avancé que moi, mon cher, car je ne l’ai pas lu encore !

« Vous me tiendrez bien au fait de tout ce détail de concours et de chaires ; y a-t-il quelque candidat pour la chaire d’histoire ? Donnez-moi, madame, sur ce point un bulletin positif ; car rien n’égale ma sollicitude jusqu’au moment décisif. Une de mes tristesses dans mon mal de voix[47], c’est l’entière démonstration qui en résulte pour moi de mon incapacité pour une nouvelle épreuve ; c’est une ressource de moins dans l’avenir. En attendant je vais au cours des autres, et j’ai repris avec bonheur mon ancienne place sur les bancs d’Ampère, d’où j’assiste du rivage, non pas aux tempêtes, — il n’y a pas de tempêtes sur sa mer, — c’est canalisé d’un bout à l’autre, mais excellent.

« Je vous ai bien suivi du cœur et de la pensée, madame, à Vevey et partout. Pourquoi les destinées humaines sont-elles ainsi jetées si loin de leurs vœux et interceptées par les choses ? Adieu, je veux que cette lettre parte aujourd’hui, et je ne l’achève qu’au retour du cours d’Ampère, c’est-à-dire une demi-heure avant le moment voulu pour le départ. Baisez pour moi Aloys sur sa cicatrice, et Ziquety à l’endroit du front le plus poli ; j’embrasse Olivier de retour, M. Lèbre revenu lui-même de Gryon ; pour Mlle Sylvie (qu’elle ne s’effraye pas), je lui prends respectueusement la main, si elle est encore des vôtres. Amitiés à tous enfin et à ces demoiselles.

« Dites à M. Ducloux tous mes remerciemens et que j’ai entendu son cri d’ici, comme le son du cor de Roland.

« Adieu et mille respects du cœur. »

  1. Il n’en eut pas le temps, la mort l’ayant surpris le 7 janvier 1876.
  2. Discours de M. le professeur Amiel à la séance générale (15 juin 1876) de l’Institut national de Genève.
  3. Dubois, du Globe, était de ce nombre.
  4. Œuvres choisies de Juste Olivier. Souvenirs sur Sainte-Beuve, p. 1-10. Lausanne. 1879, Bridel.
  5. Sainte-Beuve se trompait : leur amitié, comme je viens de le dire, datait du printemps de 1830.
  6. Lettre inédite.
  7. « Chez Marmier, écrivait un jour Sainte-Beuve à Olivier, nous avons eu le petit punch… Nous avons dit des vers, petits, courts, vifs, comme le punch qu’à petits coups nous buvions. Brizeux en a dit de jolis, pareils à des fleurettes franches et sauvages qu’une chèvre d’Arcadie irait mordre aux fentes des rochers. En qualité de Grec par le goût, il est à un certain moment entré dans une violente colère contre le Nord et contre les sapins. Un Russe qui était là, M. de Tourgueneff, a répondu : nous avons plaidé pour le Nord, et tout d’un coup Marmier, allant à un rayon de sa bibliothèque y prit le livre des Deux Voix : alors j’ai lu le Sapin à Brizeux, qui s’est déclaré désarmé… » (Lettre du 6 janvier 1839.)
  8. Voici les titres de ses recueils de poésies : les Deux Voix (en collaboration avec sa femme), les Chansons lointaines, les Chansons du soir et les Sentiers de montagne.
  9. Je dois pourtant reconnaître qu’il jouit toujours en Suisse d’une grande popularité comme chansonnier.
  10. Où M. et Mme Juste Olivier possédaient une maison de campagne.
  11. Lettre inédite.
  12. Lettre du 2 septembre 1841.
  13. Lettre de Sainte-Beuve à Juste Olivier, publiée par celui-ci dans ses Souvenirs. (Œuvres choisies, t. I, p. 117.)
  14. C’est le nom que Sainte-Beuve lui a donné quelque part.
  15. Œuvres choisies de Juste Olivier. Souvenirs, t. I. p. 120.
  16. Ibid., p. 123.
  17. Qui donc pourrais-je aimer si je ne t’aimais pas ?
    disait Brizeux de sa mère. Sainte-Beuve aurait pu en dire autant de la sienne, car elle était à elle seule presque toute sa famille, et elle ne le quitta que le court espace de temps où il demeura à la pension Landry après son départ pour Boulogne. Tous les actes comme toutes les paroles de Sainte-Beuve témoignent hautement de son amour pour sa mère : amour sérieux, réservé et qui ne connut pas les épanchemens, car il avait été élevé d’une façon plutôt sévère, et Mme Sainte-Beuve était trop âgée quand elle eut son fils pour jouer avec lui à la poupée, mais amour profond et qui sous son apparente réserve ne manquait pas d’une certaine tendresse. On a vu tout à l’heure qu’au lieu de l’appeler par son petit nom, elle disait Sainte-Beuve, comme elle eût fait de son mari. Cela caractérise bien l’affection qu’elle lui portait. Quant à lui, on verra plus loin (lettre du 10 juin 1838) comme il s’exprimait sur elle quand il revint de Lausanne. Quelques années après, en décembre 1843, il disait dans un premier testament : « Si j’ai le malheur de mourir après ma mère, » et dans un autre du mois d’août 1844 : « Si j’ai le malheur de survivre à mon excellente mère, » et il lui léguait tout ce qu’il possédait soit en petites rentes, soit en effets, tels qu’habits et linge… En 1848, lorsqu’il voulut s’expatrier, il renonça à partir pour l’Amérique à cause d’elle, et l’année suivante, pendant qu’il professait à Liège, il s’échappait de temps à autre pour venir la voir. Enfin, quand elle mourut, « il la soigna dans ses derniers momens comme un fils et un garde-malade. » Ce sont les propres paroles de Juste Olivier, qui ajoute : » A l’église, au service funèbre auquel j’assistais, je lui vis, ce que je crois n’avoir jamais vu chez personne avec un caractère si particulier, de petites larmes « e feu qui ne coulaient pas, mais qui jaillissaient de ses yeux comme des étincelles. » (Souvenirs de Juste Olivier, p. 102.)
  18. Le projet du cours de Port-Royal à Lausanne.
  19. Mme de Staël-Vernet.
  20. La grosse difficulté était, en effet, d’obtenir l’approbation du Conseil de l’Instruction publique et du Conseil d’État. Br/> « Vous avez à Lausanne et dans le canton de Vaud, lui écrivait Juste Olivier, beaucoup d’amis qui remuent pour vous tout ce qu’ils ont de bras. M. Monnard, que j’avais averti, écrit de Lucerne. Son collègue à la Diète, M. de la Harpe, conseiller d’État, en a fait autant. Mon beau-frère et moi, expédions des missives tant et plus. Le Conseil d’État passe pour être un peu récalcitrant en littérature moderne, mais nous disons : « Il n’osera. »
    « Tout cela est bien lent et vous ennuie beaucoup, si vous y pensez. Mais nous n’avons plus de ministre de l’Instruction publique compétent pour décider à lui seul les questions de cette espèce. Dans nos petites démocraties, la volonté qu’il faut faire agir est très complexe. Il y a une Académie, corps enseignant, à consulter, et la décision appartient à un Conseil d’État composé de neuf membres. Quelque bonne volonté que nous y mettions, les délibérations, les communications d’un corps à l’autre, les préavis à recueillir, prennent du temps. Voilà ce que vous fait dire mon ami Espérandieu, et en vérité il a mis à cette affaire toute la célérité voulue. » (Lettre du 20 septembre 1837, communiquée par M. le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul.)
    Et six jours après, Juste Olivier mandait de nouveau à Sainte-Beuve :
    « Je vous adresse note sur note, comme nos grands diplomates européens. Celle-ci pour vous prévenir que le Conseil de l’Instruction publique, en s’adressant officiellement à vous, vous fera peut-être une question sur la manière dont vous entendriez traiter le sujet de Port-Royal que j’ai indiqué en votre nom. Ne soyez pas surpris, c’est une affaire de forme. Comme le sujet doit être agréé par l’Académie, qui est proprement le corps enseignant, tandis que le Conseil n’est que le corps dirigeant, ce dernier se croira peut-être obligé d’avoir vos propres paroles sur ce point, afin de les insérer officiellement dans sa communication à l’Académie. Ayez donc la complaisance de lui faire en deux ou trois phrases votre profession de foi à cet égard : ce que vous m’avez mis dans votre lettre sur votre intention de traiter Port-Royal d’une façon approfondie et en le rattachant par ses liaisons naturelles aux écrivains du grand siècle, surtout ce dernier point… Nous sommes tous bien ennuyeux, n’est-ce pas ? mais tâchez de nous prendre encore un peu en patience ; peut-être qu’en persévérant dans l’ennui, le plaisir vous viendra. »
    Le plaisir vint, en effet ; le 7 octobre 1837, Sainte-Beuve recevait de Juste Olivier le petit billet que voici :
    « Le sujet de Port-Royal a été agréé par l’Académie. Ainsi il ne reste plus aucun obstacle. Port-Royal, le cours donné officiellement aux étudians pendant notre année scolaire (novembre à juin,) et trois leçons par semaine. Nous sommes tous réjouis, dussions-nous avoir le chagrin de ne pas vous recevoir à Lausanne, comme nous aurions aimé. » (Lettres communiquées par M. le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul.)
  21. Ce n’est pas sans raison que Sainte-Beuve se méfiait des menées secrètes de Cousin, car c’était son moindre défaut que d’être foncièrement jaloux, même de ceux qui étaient incapables de lui porter ombrage. Heureusement pour Sainte-Beuve, Cousin ne s’occupait pas encore de Pascal et des belles amies de Port-Royal. Ce n’est qu’après la publication du tome 1er de l’ouvrage de Sainte-Beuve, qu’il dirigea ses études de ce côté, au grand mécontentement de ce dernier, qui lui en garda toute sa vie rancune. Mais Victor Cousin n’avait pas attendu jusque-là pour s’intéresser au sujet spécial traité par Sainte-Beuve. Le 9 janvier 1838, Ampère écrivait à ce dernier : « J’ai rencontré Cousin qui était très content et réclamait seulement une plus grande place pour l’Oratoire. » (Port Royal, t. I, appendice, p. 518.
  22. Le nom de M. Vinet reviendra souvent dans cette correspondance. Sainte-Beuve avait fait sa conquête à la suite de l’article qu’il avait consacré à sa Chrestomathie dans la Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1837 et l’on suit en quelle estime il tenait ce penseur délicat et profond
  23. On sait de quel mal souffrait alors Sainte-Beuve ; sa blessure saignait encore à la fin de cette année 1837 où il avait publié les Pensées d’août et commencé son cours de Lausanne. Il écrivait de cette ville, à Marmier, le 29 décembre : « L’amour est ajourné ; le reprendrai-je jamais ? Ai-je passé le temps d’aimer ? — Attendons, oublions surtout, oublions ce que nous avons cru éternel. Voyez-vous, c’est à jamais fini de ce côté que vous savez : je ne reverrai ni n’écrirai jamais ; j’ai été blessé d’une telle indifférence ! mais blessé, cela veut dire que j’en souffre encore… » (Correspondance de Sainte-Beuve, t. I, p. 41.) — Nous verrons plus loin qu’il revit, quelques années après, celle qui lui avait fait cette blessure, mais il était guéri et s’était pris à d’autres liens.
  24. William Espérandieu, ancien juge au Tribunal d’appel du canton de Vaud et l’un des fondateurs du Nouvelliste Vaudois, mort on 1876. Grand ami de Vinet, de Monnard et surtout de Juste Olivier, il avait puissamment contribué, comme membre du Conseil de l’Instruction publique, à faire appeler Sainte-Beuve à Lausanne.
  25. On trouvera sa lettre au tome Ier de la Correspondance, p. 38.
  26. Pour l’intelligence des lettres qui vont suivre, il est bon que nous fassions connaissance avec le monde de savans et de professeurs que Sainte-Beuve allait fréquenter à Lausanne.
    « Lorsque j’arrivai dans cette bonne, honnête et savante Académie de Lausanne, a-t-il écrit lui-même, M. Porchat, le futur traducteur de Goethe, était recteur, chargé de la chaire de langue et de littérature latines ; M. Monnard, mort depuis professeur à l’Université de Bonn, était professeur de littérature française ; M. Vinet venait d’être nommé professeur d’Homilétique (ou Éloquence sacrée) et de Prudence pastorale (Directions aux étudians de théologie sur la vie de pasteur). Il y avait encore M. Dufournet, professeur d’exégèse et d’hébreu ; M. Herzog, professeur d’histoire ecclésiastique ; M. André Gindroz, professeur de philosophie, membre en même temps du Conseil d’Instruction publique dont il était l’âme. M. Juste Olivier, mon ami, donnait un cours d’histoire. » (Port-Royal, t. I, Appendice, p. 514.) M. Vuillemin, dont il est parlé aussi dans cette correspondance, enseignait l’histoire au Gymnase de Lausanne.
  27. Imprimeur et libraire de Genève.
  28. Il fut fait comme il le désirait. Après avoir reçu l’hospitalité pleine et entière rue Martheray, Sainte-Beuve loua une chambre à l’hôtel d’Angleterre, tout en gardant celle que lui avaient offerte les Olivier. Il préparait et écrivait ses cours à l’hôtel, et il recevait chez ses amis.
  29. Rappelons ici cette péroraison :
    « Nous tâcherons, du moins, messieurs, de relever chemin faisant, de recueillir et de vous communiquer ces doux éclairs d’un sujet si grave. Ce ne sera jamais une émotion vive, ardente, rayonnante : c’est moins que cela, c’est mieux que cela peut-être ; une impression voilée, tacite, mais profonde ; — quelque chose comme ce que je voyais ces jours derniers d’automne sur votre beau lac un peu couvert, et sous un ciel qui l’était aussi. Nulle part, à cause des nuages, on ne distinguait le soleil ni aucune place bleue qui fit sourire le firmament ; mais, à un certain endroit du lac, sur une certaine zone indécise, on voyait, non pas l’image même du disque, pourtant une lumière blanche, éparse, réfléchie, de cet astre qu’on ne voyait pas. En regardant à des heures différentes, le ciel restant toujours voilé, le disque ne s’apercevait pas davantage, on suivait cette zone de lumière réfléchie, lumière vraie, mais non éblouissante, qui avait cheminé sur le lac, et qui continuait de rassurer le regard et de consoler. La vie de beaucoup de ces hommes austères, que nous aurons à étudier, est un peu ainsi, et elle ne passera pas sous nos yeux, vous le pressentez déjà, sans certains reflets de douceur, sans quelque sujet d’attendrissement. » (Port-Royal, t. I, p. 29.)
  30. Sainte-Beuve avait terminé son cours à Lausanne et rentrait à Paris.
  31. On trouvera ce sonnet plus loin.
  32. Enfans de M. et Mme Olivier.
  33. Enfans de M. et Mme Olivier.
  34. Sainte-Beuve habitait alors, dans la cour du Commerce, l’Hôtel de Rouen qu’il a toujours écrit hôtel de Rohan, et qui est, en effet, tout à proximité de la cour de Rohan, attenante au passage du Commerce : « Deux chambres, c’était mon luxe, » a-t-il dit en tête de sa Biographie. Il en avait deux, en effet, les dernières de la maison, les plus élevées par conséquent et les moins chères. Elles portaient encore en 1812, — lorsque M. Jules Troubat publia les Souvenirs et indiscrétions de son maître, — les numéros 19 et 20. Sainte-Beuve s’abritait là, dans ces chambres d’étudiant, sous le nom de Charles Delorme, en souvenir de Joseph Delorme, sans doute. Il y demeura jusqu’en 1840, date à laquelle il fut nommé bibliothécaire à la Mazarine.
  35. L’Abbaye-au-Bois s’était vivement intéressée au cours de Sainte-Beuve et lui en avait témoigné sa satisfaction par la plume d’Ampère :
    « Nous avons lu avec un plaisir très vif et bien général votre discours (d’ouverture) ; cela transportait un peu auprès de vous et faisait assister à votre Cours autant qu’il se peut dans l’éloignement. Tout le monde en a été très content, y compris M. de Chateaubriand. On lui avait dénoncé une phrase comme attentatoire à la majesté du XVIIe siècle ; c’est celle où vous montrez le XVIe et le XVIIIe se réunissant en dépit de ce qu’il a interposé entre eux. Mme Récamier et moi avons pris la phrase pour la défendre. J’ai expliqué l’ensemble de votre pensée, qui, exprimée rapidement, prêtait peut-être à une fausse interprétation. Je vous donne ces détails pour vous montrer combien le morceau a vivement préoccupé vos amis. Du reste, satisfaction complète de tous : M. et Mme Lenormand, Marmier, Ballanche, l’aristarque M. Paul (David), idem. Mme Lenormand aime particulièrement l’exposition, d’un dramatique si simple et si touchant, où Bérulle, saint Vincent de Paul et le fondateur de la Communauté de Saint-Nicolas-du-Chardonnet délibèrent sur ce qu’il y a à faire pour la religion. Mme Récamier préfère la seconde partie ; elle aime aussi particulièrement le contraste de la double scène qui suivit la mort de M. de Sacy et celle de la mère Agnès : ici les sœurs, là les Messieurs pouvant seuls achever les chants. — Les gens graves louent votre style d’être plus sévère, plus simple que jamais ; Le Prévost est de ce nombre ; il vous louait bien avec effusion, mais cœurs incirconcis l’arrêtait ; je lui ai dit que c’était un langage reçu en thèse religieuse, et Mme Lenormand m’a appuyé. M. Lenormand est aussi des plus satisfaits… » (Port-Royal, t. I, appendice, p. 518.)
  36. Valmore était alors régisseur du théâtre de l’Odéon.
  37. Charles Labitte était l’ami préféré de Sainte-Beuve. C’est à lui que Sainte-Beuve envoyait des notes sur son cours de Lausanne, pour être communiquées à la presse parisienne. « Je vois Labitte souvent, écrivait-il à Olivier le 20 août 1839, il m’est d’une amitié bien secourable dans tout ce travail d’érudition quand il s’agit d’assaisonner le bas des pages de Port-Royal. » C’est lui qu’il chargea de présenter en son lieu et place Mme d’Arbouville aux lecteurs de la Revue des Deux Mondes, quand on y publia sa nouvelle intitulée Résignation. Lorsqu’il mourut (septembre 1845), voici en quels termes Sainte-Beuve en parlait à Juste Olivier : « Cher ami, vous aurez pu trouver singulier de ne pas me voir. J’allais chez vous (Olivier habitait alors à Paris, 31, rue du Faubourg du Temple), lorsqu’on est venu me chercher en toute hâte à la Revue. Ce pauvre Labitte venait de mourir subitement à une heure du soir : malade depuis deux jours d’une grosse fièvre, il ne semblait pas en un tel danger : je l’avais vu hier, ses médecins l’avaient vu aujourd’hui. Ç’a été une consternation et une stupeur pour tous ceux qui arrivaient. — C’est une perte irréparable pour nous fous, perte de cœur et d’esprit… » (Lettre inédite communiquée par Mme Bertrand, née Olivier.) Et, le jour de l’enterrement de Labitte, Sainte-Beuve prononça sur sa tombe un discours qui parut dans les Débats du 24 septembre.
  38. . Voilà à quel bulletin vous vous exposez en me demandant ma vie avant qu’elle soit Mme Christine de Fontanes, fille de l’ancien grand maître de l’Université, habitait ordinairement Genève, et Sainte-Beuve, qui, dès le 27 mars 1838, avait pris rendez-vous avec elle à Paris, s’occupait de la publication des œuvres de son père.
  39. Barbier n’a jamais changé d’avis. On lit à cet égard dans ses Souvenirs personnels : «… Une autre fois, il (Vigny) me raconta qu’il avait connu Walter Scott. Ce dernier, dans un de ses passages à Paris, lui ayant fait une visite, lui aurait dit qu’il avait eu aussi l’idée de composer un roman sur Cinq-Mars, mais qu’ayant lu le sien, il avait abandonné ce projet.
    « C’est possible ; cependant je ne crois pas que M. de Vigny aurait pensé à faire un roman historique, et Cinq-Mars est un roman historique, sans l’apparition des œuvres de Scott, et celles-ci étaient déjà le plaisir et l’admiration du public bien avant que M. de Vigny eût mis le pied sur la scène littéraire. »
  40. Se rappeler la pièce de vers que Sainte-Beuve lui a dédiée dans les Pensées d’août (Poésies complètes, t. II, p. 263, et dans laquelle il n’a fait que retraduire, suivant ses expressions, ce qu’elle lui avait elle-même raconté.
  41. Mme Salvage de Faverolles, fille de M. Dumorey, consul de France à Civita-Vecchia, lequel avait été l’un des intimes de M. Récamier. Séparée de son mari, dont elle n’avait pas eu d’enfans, elle avait acheté près de Rome une vigne et une maison où elle donnait parfois des fêtes. « C’était, dit Mme Lenormand dans ses Souvenirs, une grande femme dont la taille était belle, mais sans grâce, les manières raides, le visage dur, les traits disproportionnés. Elle avait de l’esprit, mais cet esprit ressemblait à sa personne : il était sans charme et sans agrément. Elle avait de l’instruction, de la générosité, une grande faculté de dévouement et la passion des célébrités. »
  42. Le major Davel, patriote et religieux exécuté en 1725 pour avoir tenté d’affranchir le pays de Vaud de la domination bernoise. Il en sera souvent question dans les lettres qui vont suivre :
    Car vous gardez en vous, fils de Tell, de Davol,
    Le culte uni des deux patries.
    disait Sainte-Beuve aux étudians vaudois, le 31 décembre 1837, dans une pièce de vers en réponse au chant de bienvenue qu’ils lui avaient adressé à son arrivée à Lausanne. (Notes et Sonnets. Poésies complètes, t. II, p. 290.)
  43. Ses auditeurs s’étaient cotisés pour lui offrir une montre de Genève.
  44. Heure de son cours à Lausanne
  45. Belle promenade en forêt au-dessus de Lausanne.
  46. Ce sonnet est la première pièce du petit recueil intitulé : Un Dernier rêve, qui lui fut inspiré par les deux jeunes filles du général Pelletier. On sait qu’il avait un moment caressé le rêve d’épouser la plus jeune et quel chagrin il ressentit de n’avoir pu le réaliser. Cf. à cet égard sa lettre au général Pelletier (t. I, p. 110 de sa Correspondance). Il en sera question plus loin dans une épître à Olivier.
  47. Sainte-Beuve n’avait pas de voix et ‘en souffrait beaucoup quand il faisait son cours à Lausanne. Il écrivait un jour sur les feuilles volantes qui lui servaient de sous-main : « Je n’ai pas de poumons, je n’ai pas de mémoire, rien de l’orateur. — Derniers accens d’une voix qui tombe et d’un lutteur qui s’éteint ! »