Une Correspondance inédite de Prosper Mérimée/06
Paris, 3 mai 1865.
Cher Monsieur,
Vous m’accusez certainement à tort. Je vous ai écrit au moins deux fois, la dernière de Cannes d’où j’arrive en médiocre état de conservation. J’avais pris l’occasion de la poste, car je me méfie de vos grands hommes du ministère des Affaires étrangères.
Je suis très mécontent de ma santé qui va se perdant, et je m’afflige de quitter ce monde qui devient de plus en plus amusant par les scènes qui se jouent dans tout le monde civilisé. Il n’y a que dans les romans de M. Ponson du Terrail un pareil mic-mac, un embrouillamini aussi parfait. Que dites-vous de ce qui se passe en Amérique ? Voilà des assassins d’un fort calibre. M. Booth, à ce que me dit mon ami américain Childe, s’entraînait à tuer son président comme un jockey à courir. Il a passé un mois à tirer des coups de pistolet contre un mannequin, dans toutes les positions. Que voulait-il ? Personne ne le sait encore. Il paraît qu’il n’avait aucune relation avec le Sud : cependant son mot sur le théâtre : Sic semper tyrannis, est la devise de la Virginie. Le président actuel, étant l’avant-dernier des drôles et ivrogne, ne manquera pas de faire des choses singulières. Les Anglais et je devrais dire les Européens font, je crois, beaucoup trop de complimens de condoléance à propos de ce meurtre. Ils montrent trop la peur qu’ils ont du giant boy, et tout ce qu’ils y gagneront, c’est d’accroître la prépotence et la grossièreté des Yankees.
Je croyais que les choses allaient mieux ou un peu moins mal à Athènes. Que devient donc l’argent, car le pays en rapporte bien un peu. Que deviendront les descendans de Thémistocle quand ils auront fait une nouvelle révolution ? Faudra-t-il, pour régénérer ce malheureux pays, y envoyer des Belges, le dernier effort du Créateur arrivé à la perfection par la pratique ? Je voudrais bien que vous me répondissiez à toutes ces questions. Si vous pouviez me dire aussi ce que va devenir l’Espagne, vous m’obligeriez. Je vous ai dit, je crois, que j’y avais passé les mois d’octobre et de novembre de l’année passée. Les progressistes se préparaient très ouvertement à une révolution. Ils ont fait un essai le 10 avril, avec des gamins en tête, selon la vraie tactique parisienne. Narvaez, en faisant tirer et sabrer à tort et à travers, les a un peu déconcertés. Les vrais émeutiers se sont tenus cois, les curieux et les curieuses ont attrapé des balles et des coups de sabre. L’opposition, toujours assez prudente, a changé de batterie. C’est à coups de gueule qu’elle attaque à présent, et elle fait grand bruit. L’argent manque à Madrid comme à Athènes. La garde municipale, sans argent, sabrera-t-elle toujours avec la même énergie ?
M. Thiers a reçu les cartes de tous les évêques de France et les complimens de toutes les duchesses[2]. Ç’a été, me dit-on, un succès et un enthousiasme prodigieux dans le beau monde. Pour moi, je n’ai rien lu de plus indigne d’un homme d’État, de plus puant de vanité et de plus ridicule quand on sait que le motif de son admiration pour l’Autriche tient à un dîner que l’Empereur lui a donné[3]. O vanitas vanitatum !
Tout le monde ici blâme le voyage d’Algérie et voudrait que la tournée fût déjà faite. Tout ce qu’il était possible de dire pour l’empêcher a été dit. Combien de temps le voyage durera-t-il ? C’est ce que personne ne sait encore. On espère que la chaleur pourra contribuer à l’abréger.
Je suis charmé que vous écriviez un livre d’histoire que le pauvre monde puisse lire. Ecrivez aussi, pour plus tard, quelque chose sur la Grèce. Ne pourriez-vous pas leur demander, comme garantie de l’argent que nous leur avons prêté, les marbres du Parthénon, avec promesse de les rendre contre paiement ? Adieu, cher monsieur, portez-vous bien et prenez en patience les sottises humaines. Si je savais comment vous envoyer le procès du fils de Pierre le Grand, je vous ferais lire une cinquantaine de pages de ma prose perdue dans le Journal des Savans[4]. Ἔχε τε ὑγίειαν φίλτατε ἀπενθῆ.
Cher Monsieur,
Si je n’ai pas répondu plus tôt à votre aimable lettre, c’est qu’il m’a fallu des efforts infinis pour me procurer le procès du tsarévitch Alexis, avec lequel vous désiriez vous former l’esprit et le cœur. Vous saurez que ce travail historique, aussi remarquable par la profondeur des pensées que par l’aménité du style, a paru dans le Journal des Savans et n’a pas duré moins de six mois à paraître. On en avait tiré trois ou quatre exemplaires que j’avais distribués. Je suis parvenu à en rattraper un que je vous envoie par M. Herbet. Je regrette que vous n’ayez pas sur le trône de Grèce quelque gaillard de l’encolure de feu Pierre le Grand. Il avait des méthodes civilisatrices à lui qui seraient excellentes, je pense, appliquées aux descendans de Thémistocle. Il eût été à désirer qu’avant de doter la Grèce d’institutions constitutionnelles on eût accroché aux oliviers qui bordent la route du Pirée à Athènes un très grand nombre de palikares ignorans de la différence entre le mien et le tien. Ce n’est qu’après ce premier travail qu’on peut passer sans inconvénient aux discussions parlementaires. D’ici, à vous dire vrai, il nous semblé que la Grèce s’en va à tous les diables. Vous pourriez peut-être nous répondre que tout le monde prend le même chemin, et je ne suis pas trop d’humeur à vous contredire.
Les dernières élections effrayent beaucoup de gens. On se demande ce que produiront les élections générales et si on attendra de pied ferme une pareille épreuve. Les grèves aussi montrent la conscience qu’ont messieurs les ouvriers de leur force, et la puissance de leur organisation. Tout cela ne promet pas poires molles pour l’avenir.
Vous m’annoncez la découverte d’une intaille éginétique très curieuse dont vous me donnez l’empreinte. Ci-jointe, avez-vous dit, mais vous avez oublié tout net de la mettre dans votre enveloppe. Je suppose que vous avez été distrait par quelque dépêche diplomatique, mais je ne vous tiens pas quitte. Je suis toujours un peu souffreteux. Tantôt mal, tantôt tolérablement. Le temps est très beau et très chaud, en sorte que je vis toujours. Je ne fais pas de projets, cependant il se pourrait que j’allasse bientôt passer quelques jours en Angleterre chez des amis pour manger des grouses.
Il vient de paraître, non — on a envoyé à quelques personnes privilégiées un mémoire sur l’Algérie. On y traite fort mal l’administration, et on prouve qu’elle n’a oublié rien de ce qui pouvait nuire à la colonisation et désaffectionner les Arabes. Les généraux ont fait des bêtises, les préfets et les sous-préfets en ont fait de plus fortes, etc. Tout cela est dit en bons termes et porte la conviction, mais si on n’a pas l’habitude de deviner les gens au style, on se demande quel est le membre de l’opposition qui a fait ce pamphlet. Or il n’est pas d’un membre de l’opposition. Il est d’un homme gouvernemental qui revient d’Algérie. Il signe en toutes lettres. Je me demande si le ministre de la Guerre aura besoin d’un autre trait pour remettre son portefeuille. Il paraît que l’entrevue des deux cousins a été très froide. Le cousin tapageur[5] annonce l’intention de s’ensevelir dans la vie privée. Il renvoie son aide de camp et la dame d’honneur de sa femme, peut-être par suite de la perte de ses appointemens au Conseil privé. Tout cela fait très peu d’effet, mais réjouit beaucoup de monde. Pour moi je regrette qu’on n’ait pas tenu compte de l’aphorisme du premier Napoléon : « qu’il faut laver son linge sale en famille. » Adieu, cher monsieur, portez-vous bien et tâchez de ne pas vous faire prendre par Kitsos en visitant des antiquités. Lorsque la politique ne vous donnera pas trop de besogne, donnez-moi de vos nouvelles et dites-moi comment vous avez trouvé la petite drôlerie ci-jointe.
Cannes, 12 décembre 1865.
Cher Monsieur,
Vous assistez à un drôle de mélodrame qui serait fort intéressant si les acteurs étaient plus forts. De l’éloignement où je suis ils me paraissent misérables. Je voyais autrefois le général Kalergis, qu’on a fait, je crois, ministre de la Guerre, mais qui probablement ne quittera pas sa partie de baccarat du Cercle Impérial. Les grands hommes de mon temps sont morts ou sont bien vieux. Il y avait alors, du moins il me semblait ainsi qu’il y avait des gens, sinon fort habiles, du moins très désireux de faire quelque chose pour leur pays. Maintenant, tout le monde a l’air de ne chercher qu’à attraper quelque lopin du budget. Je suppose qu’il y a un budget, mais qui paye ? Je ne m’en fais pas une idée bien nette. Au lieu de M. de Sponneck, ne pourriez-vous pas conseiller au roi de prendre le brave général Eyre, gouverneur de la Jamaïque ? Voilà un homme qui gouverne et qui apaise promptement une insurrection en pendant deux mille personnes, dont plusieurs révérends, et qui ne lâche ceux qu’il happe qu’après les avoir bien fouettés par manière de premier avertissement. Je crois que ce mode de gouvernement ne serait pas mal appliqué dans le pays où vous êtes. Malheureusement la mode n’est plus à ces sages pratiques. On veut donner partout les mêmes institutions, et des habits noirs à des gens qui n’ont pas de souliers.
Pour vous distraire du vilain spectacle que vous donnent les Grecs, j’espère que vous fouillez leur pays et que vous trouvez de belles choses dont vous nous ferez part. M. Salzmann a trouvé une mine merveilleuse à Rhodes. J’étais à Londres ce printemps lorsqu’on a apporté au British Muséum des vases admirables qu’on s’est empressé d’acheter, car on a toujours de l’argent en Angleterre pour ces occasions-là. Vous m’avez annoncé un nouveau volume, et vous m’aviez dit qu’on me l’enverrait, mais votre éditeur ne s’est pas souvenu de moi. Ici, je ne lis pas grand’chose et je ne fais pas plus d’ouvrage qu’un lézard. Je sors quand il y a du soleil, et je rentre dans mon trou quand il n’y en a plus. Moyennant quoi, je vis assez tolérablement, c’est-à-dire que je respire beaucoup mieux que je ne fais à Paris.
L’année 1866, que je vous souhaite bonne et heureuse, a l’air de vouloir être fertile en événemens. En Allemagne, en Italie et surtout en Espagne, la déesse Ἔρις fera des siennes. Ici, nous ne nous préoccupons guère que de la façon dont sera reçu au Corps législatif votre ancien général, nommé député quand il était sénateur, et président avant d’être vérifié. Un neveu de Grasset m’a écrit pour me demander si son oncle avait fait un testament. Je lui ai envoyé copie d’une de vos lettres, qui lui prouvera qu’il n’en a fait que trop. C’était un excellent garçon, qui était heureux de vivre et qui venait d’obtenir ce qu’il désirait le plus, quand la mort la pris. Salute a noi, comme on dit à Naples. Adieu, cher monsieur, donnez-moi de vos nouvelles et des nouvelles de la Grèce. Je vous souhaite santé et prospérité. Ἔῤῥωσο.
Paris, 19 juin 1866.
Cher Monsieur,
Je suis vraiment honteux d’avoir été si longtemps sans vous écrire, mais vous savez bien que je n’ai rien à faire, ce qui fait que j’ai toujours sur les bras un embarras ou un autre qu’il faut expédier à la hâte, et que le temps me manque pour suivre mon inclination, particulièrement lorsqu’elle est vertueuse.
Et d’abord je dois vous faire mes complimens sur le mariage de Mademoiselle votre fille. Permettez-moi à ce sujet de vous demander pourquoi vous la mariez si jeune, car il me semble qu’à son retour de Perse, elle jouait encore à la poupée. Il y a quelques années de cela, me direz-vous. Mais le temps passe trop vite depuis quelques années.
Je voudrais bien vous demander encore de quel côté les descendans de Thémistocle jetteront leur épée dans la querelle qui se débat présentement en Allemagne et en Italie. Garibaldi a juré, dit-on, de délivrer les Grecs d’Europe aussitôt qu’il en aura fini avec les Autrichiens, c’est-à-dire dans une quinzaine de jours. Les pauvres Turcs n’ont qu’à se bien tenir.
Vous qui ne détestez pas les comédies à grand spectacle, que dites-vous de celle qui se joue en ce moment en Saxe et en Hesse ? Les souverains allemands, ne se trouvant pas assez à leur aise sur leurs trônes, se sont donné le plaisir d’y attacher des pétards. J’ai bien peur que le dernier acte ne soit une très vilaine révolution, d’autant plus vilaine que les Allemands sont lourds en tout, et que, s’ils se mettent une fois à la guillotine, il est à craindre qu’ils n’abusent de cet instrument civilisateur à ce que dit le citoyen Barère.
On trouve ici que le rideau tarde trop à se lever, et il y a quinze jours qu’on crie : « La toile ! » Jusqu’à présent, point de bataille. Mais le choléra est dans l’armée prussienne et le typhus dans l’autrichienne. Selon toute apparence, dès qu’il y aura contact il en résultera un échange de maladies qui feront du chemin. Ici, après avoir eu une peur bleue, on commence à se rassurer un peu. Il est certain que le ministère de la Guerre ne se préoccupe en ce moment que de la question de savoir si les shakos seront haussés ou baissés d’un centimètre. On ne fond pas de canons, on n’achète pas de chevaux, mais on en vend à tout le monde. Tout l’or nous arrive et on ne sait qu’en faire, sans parler de l’argenterie d’Allemagne qu’on nous envoie par tous les trains, de peur qu’elle ne s’égare. M. de Metternich a dit à un ministre étranger de mes amis, que son gouvernement avait promis au nôtre de ne pas attaquer ; de se borner à repousser ; il se serait même engagé à ne pas poursuivre au-delà du quadrilatère. Ζεὺς ἂν θέλῃ ! Rien de plus drôle que la figure de nos collègues messieurs les diplomates dans le moment actuel. Le Prince de M. tourne à la pâleur, M. de Goltz à la rougeur. Nigra a toujours l’air d’un joli tiranno d’opéra.
Découvrez-vous quelque belle chose ? On vient de nous apporter un gros vase d’Amathonte. J’aimerais mieux quelque chose de plus portatif. Fait-on à Athènes quelque bon recueil de chants populaires ? Si oui, prenez-m’en un exemplaire, car j’en suis grand amateur. Je comprends encore ce grec-là, et plus du tout celui de vos grands orateurs. Ici, nous n’écrivons et ne lisons que des platitudes. J’ai essayé de lire les Travailleurs de la mer, mais le courage ma abandonné avant la fin du premier volume. Il me semblait relire Han d’Islande[6].
Adieu, cher monsieur, je vous souhaite force vases, pierres gravées et inscriptions et peu de révolutions. Je suis toujours poussif, un peu moins depuis qu’il fait chaud. Ἔῤῥωσο.
Cannes, 7 décembre 1866.
Cher Monsieur,
Je suis ici depuis quelque temps, voulant vous écrire tous les jours ; mais tantôt c’est le soleil, tantôt c’est la pluie qui m’empêche. Je regrette bien que vous soyez si loin. J’aurais bien du plaisir à causer avec vous de toutes les drôles de choses qui se sont passées, cette année, et de celles qui vont se passer en 1867. Malheureusement, depuis trois semaines que je suis à Cannes, je ne sais plus rien de ce qui se fait et se brasse dans le monde. Selon les renseignemens les plus sûrs, M. de Bismarck était loin d’être bien portant lorsque j’ai quitté Paris. Je veux dire que peu de compagnies d’assurance sur la vie auraient voulu traiter avec lui. On dit que, s’il lui arrivait le même accident qu’à Cavour, les choses iraient au pire en Prusse ; que le roi, que ledit Bismarck avait beaucoup de peine à persuader il y a quelques mois, est maintenant trop convaincu de la mission régénératrice que la Providence lui a conférée, et qu’en conséquence il est tout prêt à faire des bêtises. En ce qui concerne le Pape, Odo Russell et Sartiges me disaient, il y a un mois, qu’il resterait à Rome et que tout irait bien ; mais je n’en crois pas un mot[7]. Le pape reçoit de trop bons conseils de notre clergé, pour être raisonnable. Supposé même qu’il le fût, peut-on espérer que Mazzini, Garibaldi, que Populus Senatusque Romanus ne fassent pas des espiègleries de nature à le faire déménager ? Je me demande pourquoi on attache tant d’importance à ses démarches. Qu’importe ce que fera un vieillard quinteux, qui passe son temps dans l’expectative de l’arrivée de la Sainte Vierge Immaculée, pour remettre le monde d’aplomb ? Pourquoi fait-on dépendre sa conduite de celle d’un fou ? On répond à cela que le peuple le plus spirituel de la terre verrait avec peine qu’on fît endêver le vicaire de J.-C. et que le clergé, si attaché à la dynastie, ferait mal voter dans les élections de 1869. Vous avez dû entendre parler d’un voyage que ferait une grande dame[8] à Rome ? J’ai lieu de croire qu’il n’en est plus question ; du moins, des gens bien informés me l’écrivent, ce qui ne m’empêche pas d’en avoir un peu peur.
D’autres alarmistes nous prédisent pour l’année prochaine le dénouement de la question d’Orient. Dénouement est peut-être trop dire, ouverture serait peut-être plus exact. Il me semble que vous n’êtes pas convaincu de la valeur politique, militaire et morale du grand peuple dont vous habitez la capitale. Thouvenel disait qu’il y avait en Orient trois caput mortuum l’un sur l’autre : Turc, Grec et Slave, et que cela faisait trois pourritures d’un décrottage impossible. Refaire un empire grec n’a pas assez réussi à l’Europe pour qu’elle soit disposée à recommencer. Recommencera-t-on la guerre de Grimée. Je n’en crois rien. Qui empêchera les Russes d’aller à C. P… Ce ne sont pas les Anglais, que le Fenianisme et M. Bright occupent exclusivement. Trouvez-vous de plus qu’il y ait grand intérêt à ce que les Russes tardent encore à manger un morceau qui ne peut leur échapper ? Je crois à la guerre de Crète comme à celle de Pologne. Les bulletins sortent d’une officine non moins véridique ; mais comment voulez-vous que les Turcs se tirent d’affaire, ayant des habits d’amadou, et entourés qu’ils sont d’allumettes chimiques. J’espère que vous faites des fouilles et que vous trouvez de jolies choses. Vous me dites que vous êtes allé à Delphes avec quarante matelots. De mon temps, j’y suis allé avec une canne (qu’on m’a volée), mais dont je n’ai pas eu à faire usage. D’où vient ce banditisme ? D’où vient…
Mais le papier me manque, et vous devinez mille et une questions que j’aurais à vous faire. Répondez à quelques-unes et vous ferez bien plaisir à votre tout dévoué.
… Je reçois à l’instant une lettre de Compiègne qui me dit que l’Empereur est parfaitement bien, et travaille beaucoup.
Paris, 11 avril 1867.
Cher Monsieur,
Me voici enfin de retour à Paris après une assez longue campagne à Cannes qui ne m’a pas trop réussi. Je suis toujours outrageusement poussif. J’ai de temps à autre des spasmes très douloureux et je ne suis plus bon à rien. Je crains que vous ne me retrouviez pas à votre retour d’Athènes.
Iliacos intra muros peccatur et extra.
Vous trouvez qu’un fait des bêtises à Athènes. Il me semble que la partie de ces messieurs est une des moins mauvaises de l’Europe. Pour nous, je ne vois que l’imprévu qui nous puisse tirer d’affaire avec élégance, comme disait Archambauld de Périgord, le frère de M. de Talleyrand en 1832. Ou une révolution, ou la guerre ; et la guerre c’est probablement une révolution. Il y a beaucoup de panique parmi le bourgeois, beaucoup d’irritation anti-prussienne parmi le populaire. J’avoue que je crains les généraux prussiens, bien qu’ils soient moins bons catholiques que nos maréchaux. Je crains les fusils à aiguille, bien que nos militaires de l’Ecole Polytechnique prétendent que c’est un détail sans importance sur le terrain. Enfin je ne nous vois pas d’alliés[9]. Ajoutez à cela les nouvelles lois qui, sans contenter messieurs les rouges, augmentent leur force et leur audace. Après cela, moquez-vous des Grecs ! À la quantité des batailles qu’ils gagnent, je suppose qu’il n’y a plus guère de Turcs en Candie. Cependant si l’empereur Alexandre n’est pas bien mal dans ses affaires, n’est-il pas probable qu’il profitera de l’embrouillamini général pour faire un pas et une assemblée[10] du côté de Constantinople. Je ne vois pas trop ce qui peut l’en empêcher. L’Angleterre marche rapidement au suffrage universel. Ce qui paraît certain, c’est que personne ne sait encore ce que produira le bill de réforme, dont on croit l’adoption assurée, bien qu’il n’y ait pas un membre dans le parlement qui le vote avec plaisir. On se jette la tête la première dans un trou noir, sans savoir ce qu’il y a au fond. Cependant l’aristocratie anglaise est très riche, elle sait dépenser son argent à propos, et comme la démocratie ne dédaigne pas l’argent et le gin, il se peut que les prochaines élections tournent au profit des aristos. C’est ce qui arrivait à Rome lorsque le suffrage universel y fut établi. Le Prince Impérial est tout à fait hors d’affaire. Il commence à sortir et n’a de difficulté que pour s’asseoir. Dans quelques jours il sera tout à fait bien. Adieu, cher monsieur, je vous souhaite santé et prospérité. Tâchez de trouver de beaux vases et de belles statues. Ils ont acheté une bien belle patère au British Museum, attique représentant Aphrodite assise sur un cygne volant. C’est du plus beau dessin et cela vient de Rhodes par Salzmann. Adieu, cher monsieur, souvenez-vous d’un malade que vos lettres réjouissent.
Cher Monsieur, vous avez bien raison de m’accuser de paresse, mais d’oubli vous auriez tort. Je mène une sotte vie dans une solitude presque complète, et je n’ose guère écrire à mes amis, n’ayant rien à leur dire que ce que je tirerais de mon propre fonds qui ne vaut plus rien pour l’exportation. Je suis asthmatique, ἐξοχώτατε Κύριε.
C’est une vilaine maladie que l’asthme, qui ressemble, je présume, à la pendaison. Cela me rend toujours très maussade, et quelquefois me fait horriblement souffrir. Depuis un an, je ne suis pas sorti quatre fois le soir, et jamais sans m’en repentir. Je vis donc comme un reclus et ne sais rien du monde que par quelques âmes charitables qui viennent de temps en temps me demander quand je compte me faire enterrer. Je devais aller en Écosse, à Baden, à Biarritz, tout cela s’est trouvé au-dessus de mes forces. Je les ménage pour aller à Cannes vers le milieu du mois prochain et n’en reviendrai qu’avec les hirondelles ἂν θεοῖς ἔδοξέ που.
Vous m’annoncez un roman qui n’est pas venu encore. Puis vous me parlez des Perses et de Salamine et d’un quatrième volume de ce qui me semble un grand travail historique. Est-ce là le roman ? Auriez-vous fait « Thémistocle amoureux, Périclès dameret ? »
Je crois comme vous aux vieux au leurs grecs. Cet Hérodote n’était pas un blagueur comme vos journalistes grecs d’aujourd’hui. J’ai lu auprès des Thermopyles, à Molo, sa description de l’affaire, si parfaitement claire que, sans guide, j’ai trouvé tout de suite le sentier par où les Immortels tournèrent Léonidas, et j’entendais en marchant craquer sous mes pieds les feuilles de chêne vert dont le bruit annonça l’approche des Perses[11]. Ces Grecs, je parle de ceux d’autrefois, sont merveilleux pour savoir choisir partout les détails caractéristiques. Quant aux modernes je vous les abandonne ! Voyez pourtant ce que c’est que d’avoir des aïeux. Les Turcs et toute l’Europe savaient parfaitement que votre petit royaume excitait la révolte en Crète, transportait des armes et de soi-disant soldats. Ils n’ont pas envahi le royaume susdit. Ils ne l’ont pas osé ; on ne l’aurait pas souffert, parce qu’on s’appelle Athènes, et qu’on descend de Léonidas. Si le canton d’Uri avait fait des espiègleries semblables au canton d’Altdorf, personne ne se scandaliserait si l’attaqué usait de représailles. C’est la fantaisie qui gouverne le monde. Ici, tous les grands politiques croient à la guerre. Pour ma part je n’y crois pas. D’un côté je n’admets pas qu’on soit assez fou pour attaquer la Prusse pour s’être permis de gagner la bataille de Sadowa ; ce serait le vrai moyen de se mettre toute l’Allemagne sur le dos. D’un autre côté, je ne crois pas que M. de Bismarck ait envie de nous prendre Strasbourg. Il a bien assez d’affaires à unifier. Il me semble donc qu’à moins de quelque grosse sottise, difficile à prévoir, le statu quo est probable. Je dis, pour quelque temps, car après s’être unifiés, les Allemands demanderont à s’émanciper, et alors peut-être on verra des drôles de choses. Je ne crois pas à M. Bourée aux Affaires étrangères ; M. de M… s’est rendu, dit-on, impossible ; M. de la Valette me paraît probable. Le maître, dans ses lettres privées, écrit comme il parlait à Amiens, c’est-à-dire très pacifiquement ; je ne sais quelles lois on va nous faire pour notre jour de l’an prochain. Trouvez-vous que la presse soit fort muselée en ce moment ? Il est certain qu’aux beaux temps de Louis-Philippe, elle n’avait pas de plus beaux coups de gueule. Mais enfin !… Vous devriez bien découvrir quelque beau vase comme celui de Rhodes. S’il était possible de savoir bien exactement l’emplacement de l’Orchomène des Minyens, ne pourrait-on pas y faire des fouilles ? Il y aurait là, je pense, des choses curieuses, sinon belles, à découvrir, et qui peut-être révéleraient bien des choses sur la Grèce antique, d’avant les Doriens.
Adieu, cher monsieur, je n’ai pas besoin de vous dire tout le plaisir que me font vos lettres. N’en soyez pas avare.
Mille amitiés et complimens.
Cannes, 19 janvier 1868.
Cher Monsieur,
Je vis dans un trou si éloigné qu’il faut m’excuser si je n’écris guère. Je ne sais le mariage des princes qu’au baptême de leurs enfans. De plus, nous avons eu un hiver de chien. De la neige solide, à en faire des boules, voilà ce que nous avons eu pendant vingt-quatre heures dans ce beau pays, wo die Citronen blühn. Représentez-vous un peu la figure d’un asthmatique à un pareil spectacle. Vous me direz que nous en avons de bien plus extraordinaires. Cela est vrai, mais je suis moins ému de la politique que des variations atmosphériques qui m’empêchent de respirer. Il me semble que vous êtes préposé au principal fourneau où se cuisine le sort du monde. C’était un grand plaisir pour moi quand j’étais à Londres de faire endêver lord Palmerston en lui disant que la question d’Orient mûrissait. Il disait, au contraire, que tout tendait à s’arranger, histoire d’avoir quatre-vingts ans et de ne pas se soucier du fardeau qu’on laisse à ses successeurs. Le grand prince auprès duquel vous résidez doit assurément contribuer beaucoup à faire mûrir ladite question. Mais, outre lui, il paraît que tout le monde s’en mêle, les Serbes et les Monténégrins. Je voudrais bien que vous m’expliquassiez ce qui se fera et ce qu’on fera de tout ce tas de barbares, dont les uns seront élevés et les autres abaissés, et comment on s’y prendra pour satisfaire au grand principe des nationalités dans un pays où elles sont toutes pêle-mêle. Dites-moi encore si vous avez trouvé le moyen d’empêcher les Russes d’aller à Constantinople ou d’y faire la loi, dans le cas où l’on y transporterait votre résidence.
Je trouve que la discussion de la loi sur le recrutement doit avoir donné une piètre idée de nous à nos voisins. Nous ne leur avons probablement pas appris grand’chose au sujet de notre manque de patriotisme, mais je penche à croire qu’ils ne se figuraient pas que nous eussions si peur de la guerre. Nos dispositions belliqueuses commencent à devenir aussi vraies que notre politesse et notre esprit si renommés jadis. Ce sont des adjectifs qu’on se donne sans y attacher d’importance, comme les badauds de Madrid qu’on appelle dans toutes les ventes et loteries : Ese muy héroico publico. Je trouve seulement que les probabilités de guerre sont bien éloignées, et il paraît que M. de Bismarck n’en a pas plus envie que nous. On prétend que son parlement commence à l’ennuyer fort et qu’il a des velléités de le jeter dans la Sprée, le malheur c’est qu’il n’y a pas assez d’eau pour bien faire.
Je passe mon temps ici à traduire du russe pour le meilleur des journaux, à savoir, celui des Savans[12]. J’ai reçu, au moment de partir pour Cannes, votre roman[13], qui est un chapitre de Froissart inédit. Il m’a fort intéressé. On trouvera que vous êtes trop impartial et que vous aimez trop la vérité, cette bête noire de presque tout le monde. Messieurs du Siècle et mesdames du Correspondant vous trouveront immoral et scandaleux. Je trouve que vous êtes dans le vrai et que les choses ont dû se passer de la sorte. Adieu, cher monsieur, ne m’oubliez pas, achevez bien vite votre histoire de la Grèce au point de vue persan, et je vous arrangerai de bonne sorte dans le Journal des Savans. Miss Lagden et Mrs Ewer me chargent de tous leurs complimens : Ἔῤῥωσο.
Cher Monsieur,
Vous croyez que je ne pense pas à vous, et vous vous trompez fort. Mais je vis dans le désert pendant le mauvais temps, et, pendant le beau, je ne vois personne. Le moyen d’écrire à un Athénien quand on n’a pas des nouvelles du monde à lui mander ! En voici cependant une qui ne concerne que votre serviteur et qui vous intéressera, j’espère. Vous savez que je suis asthmatique, et l’hiver dernier a été des plus pénibles. Je me croyais voguant à pleines voiles vers le monument, lorsqu’un de mes amis, point médecin[14], m’a conseillé d’aller à Montpellier essayer des bains d’air comprimé[15]. J’y suis allé. On m’a mis sous cloche et on m’a rendu sourd pendant une semaine, mais, au bout d’un mois, j’étais devenu un autre homme. J’avais un emphysème au poumon, qui a disparu. Enfin, je me trouve infiniment mieux. Cela durera-t-il ? That is the question. Je compte retourner cet automne sous ma cloche. Je viens de passer douze jours à Londres ; j’ai tenu entre mes mains la couronne de l’infortuné Theodoros[16] et son gobelet, l’un et l’autre en or, d’un travail de chaudronnier ignorant. J’ai vu le portrait de ce grand prince fait un quart d’heure après qu’il eut abdiqué au moyen d’un coup de pistolet. Il ressemble à un honnête bourgeois de Paris peint en noir, il a un très beau front et sur ses lèvres, qui sont minces et bien découpées, un sourire très étrange. La balle étant entrée dans le cervelet, et le cervelet donnant des idées anacréontiques, vous comprenez… Vous m’avez fort amusé avec votre député… … Mais quelle faute que ce petit royaume ! Il fera un jour bien du mal aux grands. Ce que c’est pourtant que la blague des journaux au XIXe siècle. Les Grecs violaient le droit des gens en faisant une insurrection en Crète. Si les Turcs fussent allés en demander raison en Grèce, on ne l’eût pas permis. Après la bataille de Pharsale, on amena à César des Athéniens pris avec les Pompéiens, et le procureur général proposait de les pendre, pour s’être mêles des affaires du Peuple romain. César leur dit : « Tas de canailles, vos grands morts vous sauvent ! » C’est ce qui arrive encore aujourd’hui. Voici une histoire en retour de celle de votre député. Notre amie la marquise R… a le tort de tenir un journal où elle écrit ses pensées et ce qu’on lui dit. Elle aime à s’entourer de gens d’esprit et leur fait beaucoup d’accueil. Elle était très charmée de Sainte-Beuve qu’on venait de lui présenter, tant qu’elle lui a prêté un de ses cahiers, écrit comme il semble depuis assez longtemps. Sainte-Beuve ouvre au hasard et tombe sur une page où elle disait : « S. B. mène, à ce qu’il paraît, une vie crapuleuse. Il vit avec trois coquines. Je suis charmée qu’on ne me l’ait pas présenté, etc. » Il y avait une page et plus de ce style. S. B., qui n’est pas endurant, a pris la chèvre et a renvoyé le volume avec une lettre écrite de sa bonne encre. Il regrettait de ne pouvoir mériter, vieux et malade qu’il était, la réputation que la marquise voulait bien lui faire. Il l’engageait à avoir un peu plus de mémoire et un peu plus de prudence et finissait en la priant d’agréer l’expression de ses respects qu’il ne pourrait plus lui porter lui-même. Il aurait dû borner là sa vengeance, mais il a fait part de son article et de sa lettre à S. G. Vous jugez de la confusion de l’auteur des mémoires. Elle lui a écrit une lettre désespérée, et dans le premier moment, elle a fait force bêtises pour réparer son étourderie. Ce qui n’a pas empêché que la chose, plus ou moins arrangée, ne soit arrivée aux petits journaux. — On m’a dit ce matin qu’il n’y aurait pas d’élections cette année. J’en suis fâché. La récolte est excellente. On ne croit pas à la guerre, et au fond, il n’y a pas de question qui passionne les électeurs. Il y avait tout lieu d’espérer une Chambre sage et point taquine, tandis qu’en 1869 personne ne sait ce qui arrivera. M. de Bismarck est fort souffrant. C’est une chandelle qui brûle par les deux bouts. S’il passait dans un monde meilleur, il est à craindre que le parti des officiers ne prît la haute main et ne fît des témérités. Or, vivra-t-il l’année prochaine ? J’ai trouvé les Anglais fort émus. Tous disent qu’ils ignorent combien la loi de réforme ajoutera d’électeurs, quelles seront leurs dispositions, si le libéralisme radical ou la dévotion anglicane auront la plus grande part aux élections. Tout le monde convient que c’est un leap in the dark. L’expédition d’Abyssinie était un saut du même genre et elle a réussi. Adieu, cher monsieur, je vous souhaite santé et prospérité. Je voudrais vous envoyer le dernier roman de Tourguenef. Avez-vous aux Affaires étrangères quelqu’un qui pourrait le mettre dans le sac où on vous envoie les secrets de l’État ?
Cannes, 29 novembre 1868.
Cher Monsieur,
Je vous remercie de votre aimable lettre. J’y aurais répondu plus tôt, mais je n’ai pas souvent le courage nécessaire pour écrire. Je suis beaucoup plus souffrant que je n’étais à Paris et d’humeur infiniment plus noire. On me dit que je suis guéri de l’asthme, et cela est possible, mais j’ai un catarrhe qui ne me quitte pas et qui vaut bien l’autre. Voilà deux mois que je mène une vie misérable et je ne vois aucune probabilité de guérison. Lorsque je me sens un peu mieux, je fais des projets pour aller en Égypte porter mes os et mourir en plein soleil, mais c’est comme le pays de Cocagne ; pour y arriver, il faut traverser cinquante lieues de moutarde.
Je vous plains de tout mon cœur d’aller dans un pays tropical où on parle portugais. J’ai pris, au contact des Espagnols, de grands préjugés contre les Portugais. On dit qu’à Rio de Janeiro est la plus belle vue du monde et qu’on y mange des hachis de singes délicieux. Tâchez de ne pas y rester trop longtemps. Je ne pourrais pas vous attendre beaucoup d’années, et je serais fâché de quitter ce monde sans vous avoir revu.
Pour tuer le temps, qui est beaucoup plus long ici qu’à Paris, et peut-être aussi par la tendance que les vieillards ont à redevenir enfans, je me suis mis à faire des nouvelles. J’aurais voulu vous en montrer une[17] dont le sujet est diablement scabreux. C’est une dame qui a été pendant quelque temps seule à seul avec un ours dont la conduite est demeurée inconnue. Elle est devenue folle et adonné le jour à un fils dont l’histoire est racontée. Bien entendu, cela n’est pas destiné au respectable public.
Quand paraîtra votre livre sur la Perse ? Je ne suppose pas que ce soit de ce livre-là que vous parlez, lorsque vous m’en annoncez un dont le sujet ne me plaira pas. J’ai, au contraire, le goût le plus vif pour tous les travaux historiques, et si vous avez pu puiser à des sources nouvelles, je me promets un grand plaisir à vous lire. Vous avez habité l’Allemagne et vous avez probablement connu des gens du siècle passé. Leur avez-vous jamais demandé si les mœurs qu’on voit dans Wilhelm Meister ont jamais été celles de leurs mamans et de leurs papas ? Je viens de lire, ou plutôt de relire Wilhelm Meister après quelque trente ans écoulés depuis une première lecture. Je ne saurais vous dire l’indignation que cela m’a causé. Tout m’a paru faux, archi-faux, souvent niais et presque toujours prétentieux et quintessencié. Le seul mérite, selon moi, que j’y reconnaisse à présent, c’est une certaine harmonie dans le faux, au moyen de laquelle, la première impression produite, on va sans trop de secousses d’improbabilités en improbabilités. On s’accoutume à ce monde fantastique, comme à Rome aux Burattini, si bien que, lorsque quelqu’un se lève devant le théâtre on le prend pour un géant. Goethe a-t-il été sa propre dupe ? Dites-moi ce que vous en pensez. — Il fait ici le plus beau temps du monde, mais il n’y a personne. Les aubergistes se désolent. Il paraît que les Anglais les abandonnent, irrités d’avoir été par trop écorchés. Adieu, cher monsieur, agréez tous mes vœux pour votre voyage. Vous serez bien aimable de vous rappeler qu’il y a en Europe quelqu’un qui vous aime de tout cœur.
Cannes, 19 décembre 1868.
Cher Monsieur,
Ainsi vous partez ? On m’écrivait de Paris, il y a quelques jours, que vous alliez changer de général et que vous auriez M. de La Valette, qui est homme d’esprit. Cela me faisait espérer que quelque obstacle viendrait vous fermer le chemin de Rio de Janeiro. Malheureusement, dans ce temps-ci, rien ne se fait vite ni à temps. Enfin je suis bien fâché de vous savoir partant pour un autre monde, c’est le nouveau que je dis, d’autant plus que je crains d’aller, moi, dans un meilleur monde, avant votre retour dans l’ancien. Je suis toujours patraque et catarrheux, outré d’ailleurs du temps que nous avons depuis un mois. Cannes a perdu son soleil. J’étais habitué en me réveillant à voir les îles de Sainte-Marguerite resplendissantes de lumière. A présent, je n’aperçois qu’un ciel gris sur une mer grise. Ce n’était pas la peine de quitter la rue de Lille.
Mlle Lagden, à qui j’ai lu l’article de votre lettre qui la concerne, prétend que vous la calomniez et qu’elle a écouté tout ce que nous disions avec une attention religieuse. Elle me charge de tous ses vœux pour votre heureux voyage, et vous prie de n’en rapporter aucun singe et encore moins de perroquet.
J’aimerais bien causer avec vous des affaires de Grèce. Les descendans de Thémistocle me semblent bien crânes. Croyez-vous que cela dure ? La querelle ressemble beaucoup au fond à plusieurs que j’ai apaisées, où les deux parties, brûlant de s’entre-dévorer à les entendre, étaient prêtes à en venir aux mains lorsqu’il y avait du monde pour les séparer.
La poste m’apporte le Moniteur et Aphroëssa[18]. J’ai ouvert Aphroëssa tout d’abord et j’ai trouvé des vers ! ! ! Vous êtes un étrange homme. Vous êtes diplomate et vous faites de l’archéologie assyrienne. Vous allez en Grèce et vous y faites un tableau du moyen âge, en France, très ressemblant je crois. Et puis voilà que vous faites des vers. Je serais tenté île vous dire comme Mme Malaprop, que vous êtes semblable à Cerbère qui était three gentlemen at once. Mais j’ai quitté la poésie pour lire la partie officielle du Moniteur et je trouve le changement du ministère annoncé. Ne feriez-vous pas bien de différer votre départ ? Et n’y a-t-il pas pour vous mieux et plus près que Rio de Janeiro ? Peut-être vous en accommodez-vous comme du lieu le plus propre à faire cette histoire de la Perse sur laquelle je comptais.
Je connais très peu M. de La Valette, mais il me plaît. Il me paraît avoir une sorte de talent particulièrement propre aux diplomates, celui de trouver des expédiens.
Malgré toute la mauvaise humeur que me donne mon catarrhe, je trouve moyen de faire un extra de mauvais sang avec la révolution d’Espagne. Voilà encore un pays qu’on me gâte. Je pensais souvent autrefois à y porter ma vieille carcasse pour finir doucement au milieu des fredons de guitare. Voilà qu’on y réchauffe toutes les platitudes, qu’on y exhume tous les vieux oripeaux de nos ex-républiques. Le monde est-il assez bête ! J’entends dire tous les jours qu’il est méchant, corrompu, blasé ; non, il est bête, archibête ! Je ne sais si vous jetez quelquefois les yeux sur un journal espagnol. Il me semble que les niaiseries françaises, les sesquipedalia verba révolutionnaires déjà si ridicules dans la langue qui les a inventées, le deviennent cent fois plus en castillan. Au reste, je ne serais pas surpris que lorsque vous reviendrez en Europe vous ne trouviez don Carlos sur le trône de ses pères et l’Inquisition rétablie. Adieu, cher monsieur, encore une fois bon voyage, si voyage il y a. Je conserve quelque espoir. Si vous pouvez au milieu de vos affaires trouver cinq minutes pour m’écrire ce que vous faites, vous ferez une œuvre méritoire. Je vous quitte pour me plonger dans l’Aphroëssa.
Cannes, 13 janvier 1809.
Cher Monsieur,
J’aurais dû vous écrire depuis longtemps, mais j’ai été souffrant et de plus garde-malade. Mlle Lagden est au lit depuis une huitaine de jours et nous a donné beaucoup d’inquiétudes. Elle est un peu mieux et sa maladie, qui nous faisait craindre une fièvre typhoïde, a pris un caractère moins alarmant. Cependant comme elle est très mauvaise malade et qu’elle a pour habitude de ne jamais penser à elle-même, nous sommes obligés, sa sœur et moi, de la surveiller très rigoureusement et d’avoir vingt querelles par jour pour obtenir qu’elle prenne des médicamens et qu’elle se tienne un peu tranquille.
J’ai lu l’Aphroëssa. Vous savez que je ne suis pas juge en matière de poésie, ainsi ne faites aucun cas de mes critiques, ou plutôt de ma critique, car je n’en ai qu’une. Vos petits poèmes sont bien composés à mon avis, mais je trouve qu’ils ne sont pas écrits avec la langue qu’ils comportent. Vous avez dans vos plans une grande simplicité, et je vous en loue. Cela est grec et bien ; mais pourquoi, lorsque vous prenez la manière d’un poète des anciens temps, vous servez-vous de la langue moderne et de la plus moderne ? Vous avez des néologismes qui passeraient dans la prose, mais que je ne puis admettre dans la poésie. Le contraste entre le fond et la forme me frappe d’autant plus que j’aime beaucoup le fond et qu’il me semble qu’avec un peu plus de travail, vous auriez tout accordé. Je crois encore que l’école moderne trouvera que vos rimes ne sont pas assez riches. J’avoue que je ne suis guère sensible à ce défaut. La première affaire, c’est de satisfaire la raison ; l’oreille vient ensuite. Ces messieurs ont peut-être beaucoup plus d’oreille que de raison.
Je vous écris en grande hâte et dans un moment où je n’ai pas trop ma tête à moi. Partez-vous ? Allez-vous au Brésil ? Vous ne m’avez pas dit où vous demeuriez dans le mois de répit qu’on vous a donné. J’adresse cette lettre à l’hôtel Vouillemont, où je pense que vous logez si vous êtes à Paris, et où vous aurez laissé votre adresse. Adieu, cher monsieur, je viens d’avoir un rapport satisfaisant du docteur. Je vous serre la main et vous souhaite bon voyage, si voyage il y a.
Cher Monsieur,
J’ai eu tant de tracas depuis quoique temps que je n’ai ou ni le loisir ni le courage de vous écrire. En ce qui concerne Mlle Lagden, nos inquiétudes ont heureusement disparu. Elle est en pleine convalescence et commence à sortir. Elle a eu une fièvre muqueuse qui menaçait de devenir typhoïde et qui l’a tenue un mois au lit. Aujourd’hui, elle a pu faire sans trop de fatigue une promenade assez longue. Pour moi, je suis toujours fort patraque. Ma bronchite est au beau fixe. Cependant j’ai trouvé à Nice un chirurgien de l’armée d’Afrique, homme assez original qui m’a entrepris et qui m’a donné des pilules pour me préserver des spasmes que j’éprouvais la nuit. Je n’ai encore fait que deux expériences, mais elles ont réussi toutes les deux. Cela me donne quelque espoir pour l’avenir.
Que devenez-vous ? où allez-vous ? Quittez-vous l’Europe ? Le moment est mal choisi pour un curieux comme vous. Je crois tout possible par le temps qui court ; et pourquoi le petit peuple hellénique ne mettrait-il pas le feu à l’Europe ? On a vu tant de palais brûlés avec une allumette. Cependant les Grecs ont été de tout temps πολὺτροποι et ont eu peu de goût pour les coups. J’espère donc qu’ils entendront raison au dernier moment et qu’ils ne laisseront pas les Turcs revenir à Athènes, ce qui, disent les doctes, ne leur serait pas difficile, depuis que les Thermopyles ont cessé d’être un défilé, et que la Grèce ne produit plus de Léonidas. Je rac suis très mal fait comprendre de vous dans mes critiques de l’Aphroëssa, si vous avez cru que je voulais que la poésie parlât une langue particulière. Tout au contraire, je demande qu’elle se serve de la langue la plus usuelle, mais pourtant il faut n’employer que des mots et surtout que des idées appartenant au temps où l’on place son sujet. Je n’aime pas que Geneviève de Brabant, qui ne connaissait pas la machine à vapeur, parle
- Des ressorts compliqués engrenés dans nos cœurs.
Le langage de vos personnages est souvent trop moderne. J’admets que vous leur donniez une délicatesse de sentimens qui probablement leur était inconnue, parce que le point important c’est que le poète se mette en communication intime avec ses lecteurs. Mais en même temps, je voudrais plus de simplicité dans l’expression, Il faudrait que nous fussions ensemble à Paris fumant au coin du feu pour discuter avec vous cette question. Ce sont des impressions que je vous communique brutalement. J’aurais de la peine à vous citer des passages, mais tout en rendant justice à la manière dont vous arrangez vos récits, je ne puis me défendre de l’effet que produit sur moi le contraste entre la simplicité (très louable, selon moi) de la composition, et je ne sais quoi de cherché et de conventionnel dans l’expression. Je crains de devenir de plus en plus incompréhensible, et je ferme ma lettre en faisant des vœux pour votre heureux voyage, si vous voyagez, et vous priant de me donner un petit mot d’adieu et la manière de vous écrire.
Mille amitiés et complimens.
Paris, 5 juin 1869.
Cher Monsieur,
Il faut que vous ayez révélé à S. M. Brésilienne, ma passion malheureuse pour l’archery ; je ne la croyais établie que de ce côté de l’Atlantique. Prenez l’arc offert, apportez-le-moi avec grand soin, ou donnez-le à un voyageur sûr et remerciez Sa Majesté. Le hic c’est que je ne suis pas en état de le bander. Je ne suis guère remis de ma grosse maladie de Cannes et je reste toujours fort souffreteux. Nous avons une espèce de printemps de Spitzberg qui me désespère. Je pense que vous avez peut-être trop chaud tandis que je grelotte, et le démon de l’envie s’empare de moi. Vous avez en outre l’avantage de ne pas voir les élections de Paris, qui donnent une piètre idée du bon sens du peuple le plus spirituel de la terre, à ce qu’il dit et croit. Tout cela est triste, sale et surtout bête. C’est malheureusement à peu près tout ce qu’on peut dire des choses de ce temps-ci. Je voudrais avoir à lire l’histoire de Perse, pour me distraire de l’histoire moderne. Quand paraîtra-t-elle ? Si le Journal des Savans passe la mer, vous verrez, dans la livraison de ce mois, un article aussi remarquable par l’aménité du style que pour la profondeur des pensées. C’est assez vous dire que j’en suis l’auteur. Il s’agit de justifier[19] Catherine II d’avoir laissé noyer dans un cachot une fille d’Elisabeth pendant une inondation de la Neva. L’empereur Alexandre ouvre ses archives aux gens de lettres et on a publié des pièces assez curieuses, d’où résulte que la prétendue fille d’Elisabeth était une drôlesse, et qu’elle est morte de la poitrine. Il y a dans tout cela des figures assez drolatiques, entre autres un amant de cette drôlesse, prince de Limburg, rempli de Gemüth et aussi niais que les Allemands le sont au Vaudeville. Nos archives se sont piquées d’honneur et m’ont fourni quelques pièces assez curieuses[20]. Le fait mérite d’être cité. Assurément vous étiez cause de tout le tapage qui s’est fait en Grèce. Vous n’êtes pas plutôt revenu que les descendans de Thémistocle sont redevenus très gentils. Ils volent toujours un peu les antiquaires qui cherchent des inscriptions, mais le mal n’est pas grand. Les élections se sont faites à bon marché, moyennant la promesse de quelques drachmes pour les électeurs bien votans, et quelques coups de bâton pour les mal votans, lesquels ont eu le bon esprit de s’abstenir. Voilà ce que rapporte un arrivant d’Athènes, outre une pierre gravée qui me paraît de fabrique italienne et moderne.
Sa Majesté l’Impératrice va voir l’ouverture du canal de Suez et a fait à votre serviteur l’honneur de l’inviter à la cérémonie. Ce n’est pas l’envie qui me manque, mais je n’ose. Je suis trop patraque pour aller à de pareilles fêtes. La princesse Mathilde est partie hier pour Saint-Gratien. Elle a fait une grande aquarelle de six pieds de haut, que j’ai prise de très bonne foi pour une copie d’après Van Dyck. La princesse Julie est toujours partagée entre Renan et son abbé. Il est à croire que L’Homme qui rit est arrivé à Rio de Janeiro. Lisez-le si vous pouvez. De ce côté du charco, la chose est trop difficile. Les mœurs sont toujours fort légères, et on est toujours très dévot. On m’assure que Sa Sainteté a des inquiétudes sur son concile, et qu’il s’aperçoit d’une infinité d’inconvéniens auxquels il n’avait pas pensé. Ici on craint qu’il ne fasse delle grosse, ce qui pourrait nous donner de l’embarras. Adieu, cher monsieur, je vous remercie de votre bon souvenir et vous serre la main bien cordialement.
Paris, 12 septembre 1869.
Cher Monsieur,
Certainement, je serais très heureux et très fier d’avoir un arc envoyé par Sa Majesté l’Empereur du Brésil, mais serai-je assez fort pour le bander ? J’avais lare d’un roi des Taïping, qui avait eu le malheur d’avoir le cou coupé. Avant ma maladie, je le bandais à grand’peine, à présent plus du tout. Vous savez probablement que je ne suis pas mort[21] Je ne suis pas trop vaillant encore, et c’est toujours pour moi un assez grand travail que de respirer. Cependant je vais partir pour Cannes, et, si le soleil me vient en aide, j’espère voir encore un hiver. Nous faisons de drôles de choses depuis votre départ. Les bourgeois qui réclamaient la liberté de la presse commencent à trouver qu’on a donné trop bonne mesure. Il me semble que le monstre, depuis qu’on l’a déchaîné, a perdu quelque peu de son prestige et jusqu’à présent, les effets de la licence ont tourné surtout à la confusion de la langue française, encore plus martyrisée que dans le bon temps du despotisme. Bref, on est devenu un peu plus bête depuis que vous nous avez quittés. L’Empereur a eu des hémorroïdes, si j’ose m’exprimer ainsi. Cela a produit des fluctuations de bourse incroyables et les gens d’argent passaient leurs journées à espionner les médecins et les apothicaires. Il n’y a jamais eu de danger, et maintenant l’Empereur est à peu près dans son état naturel, La politique n’a été pour rien dans sa santé. J’ai passé six semaines à Saint-Cloud après le fameux Senatus-consulte, et il était très gai et avait l’air de voir tout en beau. Ce n’est pas précisément de cette couleur que je vois les choses, mais je ne suis pas sans quelque espoir dans la bêtise de nos adversaires. Je compte beaucoup sur eux.
Bien que je mène une vie d’anachorète, j’ai vu il y a quelques jours la princesse Mathilde, avec qui j’ai parlé de vous. Il me semble qu’elle s’ennuie, cependant elle travaille beaucoup. Elle a planté, bâti à Saint-Gratien. Elle a une ferme et des vaches et elle est toujours fort entourée. Il y a un siècle que je n’ai vu la princesse Julie, mais je sais qu’elle est en grande prospérité, flirtant avec des philosophes et quelquefois avec des abbés. Comme je commence à entrer dans la seconde enfance, je me suis laissé aller à commettre une nouvelle un peu hasardée. Cela s’appelle Lokis et cela paraîtra dans la prochaine Revue. Je crains qu’elle ne vous fasse dresser les cheveux sur la tête, mais c’est que vous y chercherez malice. Je m’imaginais que votre histoire de Perse était toute prête et que vous la laissiez à un éditeur ici. Quand paraîtra-t-elle ? Je viens de relire Hérodote, qui m’a fort amusé. Presque tout ce qu’il dit doit être vrai, sauf bien entendu les chiffres des morts et des blessés qui, depuis le commencement du monde, sont toujours faux. Moi qui suis la vérité même, j’ai été chargé d’apprendre au respectable public le nombre des morts pendant le premier choléra, et Dieu sait quels retranchemens j’ai faits pour ménager la sensibilité de mes concitoyens ! Adieu, cher monsieur, j’espère que vous vous trouvez bien dans le beau pays que vous habitez. N’y demeurez pas trop longtemps et donnez quelquefois de vos nouvelles. Miss Lagden et sa sœur me chargent de leurs complimens. Mille amitiés.
Paris, 1er octobre 1869.
Cher Monsieur,
L’arc est arrivé en bonne santé, ainsi que les flèches, qui sont très jolies. Quand je dis en bonne santé, c’est un euphémisme. Il a perdu par les années ou l’ignorance de l’archer qui s’en servait les chevalets sur lesquels s’appuyait la corde. De plus il a d’un côté une faiblesse, un léger tour de reins. Cependant, je compte bien en faire usage à Cannes. Mille remerciemens.
Le petit nombre de flâneurs qui sont encore à Paris continue à discuter sur le traité. Il me semble qu’on en est content quand on n’est ni clérical ni révolutionnaire. Au fond, il me paraît un bon moyen pour nous de sortir d’une impasse bête et ennuyeuse, On conte beaucoup d’histoires sur le nouveau gouverneur de la banque. Il est venu avec son bonnet de nuit (de coton sans doute), à la banque demander quand il pourrait s’installer. « Tout de suite, lui a-t-on répondu. Ah ! c’est-à-dire dès que vous aurez rempli la petite condition que vous savez. — Quelle condition ? — Une bagatelle, c’est de posséder cent actions de la banque. » Le nouveau gouverneur, qui ignorait cette clause du cahier des charges, a eu, dit-on, le nez allongé de plusieurs centimètres. Pour avoir cent actions de la banque, il faut d’abord quelque chose comme 350 000 francs et plusieurs semaines pour les acheter, et ce qu’il y a de plus désagréable, c’est que les appointemens ne courent que du jour du dépôt des susdites cent actions.
Il y a aussi une fort belle histoire d’une artiste des chœurs de l’Opéra, qui n’est pas jolie, mais très belle et qui joue un rôle de statue dans Nemea, laquelle a un amant de vingt-six ans, officier de marine, et qui a résisté à toutes les offres d’une personne très haut placée, qui, admirant sa vertu, lui a donné un collier de diamans.
Adieu, cher monsieur, encore mille remerciemens.
Dimanche soir, avril 1870.
Cher Monsieur,
Soyez le bien venu de ce côté de l’Atlantique. Si je ne vous ai pas écrit, c’est que je vous croyais en route, ainsi que votre dernière lettre de Rio Janeiro me l’annonçait.
Il y a si longtemps que je ne fréquente plus l’Académie que je ne puis pas vous donner un conseil, si ce n’est de suivre celui de M. de Rémusat. Autrefois c’était M. Guizot qui faisait les élections. Est-il pour vous ? Je crains que non, attendu qu’il est grand ami de Mme Lenormant[22], belle-mère de M. Loménie. Elle seule est un grand appui pour un candidat, car elle a beaucoup de relations avec les académiciens et sait les presser de la bonne façon. Cependant Loménie se présente-t-il ? Lorsque vous ferez vos visites il faut vous préparer contre une objection qu’on vous fera probablement par insinuation. C’est que vous avez une place marquée à l’Académie des Inscriptions. Voilà le danger d’avoir plus d’une corde à son arc (et, à propos, envoyez-moi celui du Brésil). Votre premier ouvrage sur la différence des races humaines pouvait vous envoyer aux Sciences morales. Suivant moi, vous ferez bien de tâter le terrain et de faire visite à un certain nombre de burgraves. Selon que vous les trouverez, vous vous déciderez à lancer votre lettre de candidature ou à l’ajourner. Cette lettre ne s’envoie qu’au dernier moment. Je n’ai pas besoin de vous dire que ma voix est à vous, si je ne suis pas mort d’ici là. J’ai été candidat aux Inscriptions et à l’Académie Française. Le premier métier est rude, les gens qu’on va voir n’étant pas toujours polis. A l’Académie Française, au contraire, nous nous piquons de bien recevoir le monde, et les visites n’ont rien de désagréable, surtout depuis la mort de quelqu’un qui profitait ou abusait de votre situation pour vous lire un acte ou deux.
Le capitaine Arvanitaki a poussé au succès de l’histoire des Perses. Avant son aventure, j’aurais été tenté de vous reprocher un peu trop de sévérité pour les Grecs. Je trouve que vous êtes en revanche indulgent pour les Perses. Vous nous les représentez un peu trop comme des chevaliers du moyen âge, peut-être, mais moins l’amour et l’honneur. Au reste, votre livre m’a fort intéressé et m’a fait grand plaisir.
Je suis bien malade et je commence à désespérer de jamais guérir. Le diable, c’est que je souffre beaucoup et que je suis condamné à la vie la plus maussade.
Je serai bien heureux de vous revoir. Mille amitiés et complimens.
P. MERIMEE.
N’oubliez pas l’arc Impérial.
- ↑ Voyez la Revue du 15 octobre.
- ↑ A propos de ses discours des 13 et 15 avril Sur la question romaine (Discourt parlementaires, Calmon, X, 1-51).
- ↑ Tout cela est développé dans une lettre du 16 avril, à Cousin (Lettres inédites, p. 156). Sur les relations de Mérimée avec M. Thiers, Cf. F. Chambon, Lettres inédites de P. Mérimée, p. LXXXVI-CXVI.
- ↑ Procès du tsarévitch Alexis. Tirage à part du Journal des Savans, septembre 1864-février 1865.
- ↑ Le prince Napoléon.
- ↑ Mérimée, qui avait été très lié avec Victor Hugo, vers 1830, rompit avec lui peu après ; il ne perd pas une occasion de critiquer ses ouvrages. Cf. sa lettre à Jenny Dacquin à propos des Misérables. (Lettres à une Inconnue, II.)
- ↑ Cf. Lettre à Victor Cousin, du 23 novembre 1866, p. 185.
- ↑ L’Impératrice.
- ↑ Ces craintes qui devaient, hélas ! se réaliser trop tôt, Mérimée ne les eut qu’après Sadowa, qui lui enleva toutes les illusions qu’il avait.
- ↑ Sic. Peut-être faudrait-il lire « enjambée. »
- ↑ Cette impression fut si forte chez Mérimée qu’il en est souvent question dans sa correspondance, publiée ou inédite.
- ↑ Histoire de la fausse Elisabeth II, qui ne parut dans le Journal des Savans qu’en juin et juillet 1869.
- ↑ L’abbaye de Typhaines. Paris, Maillet éditeur.
- ↑ Il était avocat à Marseille, mais nous n’avons pu retrouver son nom.
- ↑ Traitement du Dr Bertin. — Il existe toute une correspondance inédite de Mérimée avec le Dr Charles Robin sur ce traitement.
- ↑ Le roi d’Abyssinie. mort par suicide, après la prise de Magdala. le 12 avril 1868.
- ↑ Lokis, parue dans la Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1869.
- ↑ L’Aphroëssa. (Recueil de poésies contenant : Brennus, l’Achilléide, la Petite chanson, Geneviève de Bradant, le Cartulaire de Saint-Avit, le Carnaval de Venise, Samson.) Paris, Maillet, 1869.
- ↑ L’Histoire de la fausse Elisabeth.
- ↑ Il existe des lettres inédites de Mérimée à M. Faugère, alors directeur des Archives aux Affaires étrangères, relatives à ces recherches.
- ↑ Le bruit de sa mort avait couru quelques mois auparavant, à la suite d’une crise qui le tint au lit plusieurs semaines.
- ↑ Cf. les lettres de Guizot à Mme Lenormant, sous le titre : Les années de retraite de M. Guizot. Paris, Hachette, 1902.