Une Correspondance inédite de Lamennais - Lettres à Vuarin/02

Une Correspondance inédite de Lamennais - Lettres à Vuarin
Revue des Deux Mondes5e période, tome 30 (p. 168-206).
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UNE CORRESPONDANCE INÉDITE
DE
LAMENNAIS

LETTRES Á M. VUARIN
DERNIÈRE PARTIE[1]


1826

A la Chênaie, le 3 février 1826.

J’ai reçu, mon cher et respectable ami, votre lettre du 13 janvier, qui m’a fait bien plaisir, comme tout ce qui vient de vous. Ne vous lassez point, continuez d’instruire de l’état des choses ceux qui doivent être instruits. Ils font, sans le savoir, bien du mal par leur inconcevable faiblesse. Ils ont reçu de Paris des réclamations officielles qui ont fait suspendre le Journal ecclésiastique. Ainsi l’exequatur s’étend jusqu’à Rome. Est-il possible de descendre encore, et qu’y a-t-il de plus bas ? Ignore-t-il donc que c’est toujours le courage qui sauve, le courage qui est la prudence, le courage qui est la victoire ? Hæc est Victoria quæ vinciy mundum, fides nostra ? Je crains que vous n’ayez à souffrir de ces dispositions dans l’affaire du louche. Enfin Dieu est là, espérons toujours.

Je partirai le 8 pour Paris. Des motifs que je ne puis écrire, mais que je vous dirai, m’ont décidé à faire le voyage de Turin vers le mois d’avril, si toutefois des événemens possibles ne viennent pas déranger mes combinaisons. On meurt quelquefois dans la bataille ou on reste prisonnier. Priez pour le succès de la mienne. Si je vais à Turin, c’est là que je m’occuperai de la Préface que me demande le comte de Maistre[2]. Ce travail me dérange extrêmement et me contrarie de même ; je n’ai pu cependant refuser. M. de Senfft doit être maintenant à son poste. Que Dieu le bénisse, dans sa nouvelle existence ! Il mérite toutes les grâces du ciel.

Adressez-moi à Paris les pièces de votre procès genevois.

La France catholique a cessé de paraître. Elle n’a jamais eu que 150 abonnés. L’archevêque de Paris la soutenait et l’évêque d’Hermopolis était persuadé qu’elle devait plaire. Celui-ci va s’enfonçant tous les jours dans son péché. Pour l’autre, il est au fond depuis longtemps.

Ma santé est faible, on s’use vite dans ce temps-ci. J’espère, avec la grâce de Dieu, mourir sur la brèche. Malgré l’apathie générale, on ne laisse pas de faire quelque bien. Le clergé s’unit, comprend à la longue, vient ou revient aux bonnes doctrines, et sera préparé pour combattre les combats de la foi. Cela console ! Oh ! que l’autorité ne sait-elle, ou ne veut-elle !

Adieu, mon excellent ami ; mon frère et l’abbé G[erbet] vous lisent mille choses tendres et respectueuses.

Tout à vous en N. S.


Paris, il mars 1826.

J’ai reçu, mon excellent et bien cher ami, les deux lettres que vous m’avez adressées à Paris, la dernière en date du 24 février[3]. J’userai de vos instructions pour l’affaire dont vous me parlez, et je ne négligerai rien à cet égard de ce qui sera en mon pouvoir. Malheureusement je suis personnellement presque nul. Ma santé est très altérée. J’ai un commencement de maladie du cœur qui me rend toute application impossible. Une lettre à écrire suffit souvent pour déterminer des spasmes douloureux suivis d’un évanouissement. Outre cela, je suis accablé d’affaires. Veuillez, je vous prie, avertir M. de Maistre de mon état, afin qu’il sache combien la promesse que je lui ai faite est incertaine, quant à l’époque de son exécution. Si vous le déterminiez à s’adresser à une autre personne, vous me rendriez service ; car cet engagement, au milieu de mille devoirs en souffrance, me tracasse et contribue à m’ôter la tranquillité dont j’ai si grand besoin. Je ne puis vous dire encore quand je partirai pour T[urin]. Mon affaire avec M. de Saint-V[ictor] qui ne finit point, car rien ne finit, exige ma présence dans cette triste ville. Vous serez averti de mes démarches ; c’est tout ce que je puis vous dire en ce moment.

J’ai vu Mme de Loménie et Mme de Bellamare ; nous avons beaucoup parlé de vous ; elles vous sont fort attachées. La douairière est à peu près complètement aveugle ; elle doit se faire faire après Pâques l’opération de la cataracte.

Vous avez reçu mon dernier écrit[4], il produit généralement une vive impression. Fr[ayssinous] en est très affecté ; il y a de quoi l’être. Dieu veuille que sa conscience par le et qu’il l’écoute. Il serait temps ou jamais, que R[ome] aussi parlât. Nulle circonstance ne saurait être plus favorable. Un acte éclatant de sa part finirait tout à jamais. Écrivez en ce sens, et avec force. Il n’y a que le courage qui réussisse. Je ne serai probablement pas attaqué ; plus faible, je l’eusse été sans aucun doute. Pressez, pressez, on comprendra peut-être.

Je vous prie de dire à M. Voullaire que je serais très heureux de lui être utile. Je voudrais pouvoir trouver ici un emploi qui lui convînt. Il est impossible que, de Genève à Paris, il s’occupe de traductions pour le Mémorial ; ce sont des choses du moment qui ne sauraient se faire que sur les lieux. Quant au Droit mosaïque, je n’ai pas ici l’ouvrage de Michaëlis. Il faut qu’aidé de vos conseils, il juge lui-même de ce qui peut intéresser en France.

Adieu, très cher ami ; je vous embrasse tendrement.


Paris, 4 mai 1826.

J’ai reçu à la fois vos deux dernières lettres[5], mon cher et excellent ami, et j’y aurais répondu plus tôt, comme vous le pensez bien, si j’avais pu trouver depuis lors un moment de loisir. Il est triste que vous rencontriez toujours le même obstacle à vos projets ; c’est, au reste, la même chose partout : Omnes quænmt quæ suasunt, non quæ J. C. Je goûte peu la modification que vous paraissez vouloir apporter à vos premières idées. Ce n’est au fond qu’un changement de personne, et la difficulté ne sera pas moindre pour l’obtenir. Après tout, vous en êtes beaucoup meilleur juge que moi.

Les journaux vous auront appris l’issue de mon procès[6]. J’ai longtemps pesé les avantages et les inconvéniens d’un appel, par rapport aux intérêts de l’Eglise. Je me suis enfin décidé à m’en tenir au premier jugement, dont l’autorité est presque nulle en jurisprudence, tandis qu’un arrêt de la Cour royale qui aurait déclaré l’édit de 1682 loi de l’État (et cet arrêt n’était pas douteux), eût entraîné pour la religion des conséquences funestes. J’ai dû sacrifier, en cette circonstance, tout ce qui était de ma position personnelle à de plus graves considérations. Au surplus, j’ai annoncé que je continuerais de défendre les principes établis dans mon ouvrage, et c’est ce que je ferai. Je n’attends pour cela que la publication de l’écrit de l’évêque de Chartres[7], qu’on imprime en ce moment. Je parlerai aussi de la Déclaration ; et à propos de cette Déclaration, il est bon qu’on sache que les adhésions prétendues des autres évêques, ne sont, en grande partie, rien moins que des adhésions réelles. J’ai vu les lettres de plusieurs d’entre eux, et il y en a que je signerais sans aucune difficulté. Je citerai particulièrement celles des évêques de Nancy et de Versailles. Beaucoup d’autres se taisent complètement sur les trois derniers articles, et par ce qu’ils disent du premier, on voit clairement qu’ils ne l’entendent pas. Bref, on fait pour eux ce que Buonaparte fit pour les évêques d’Italie, on abuse de leurs noms pour tromper le public. Mais tout se saura plus tard. Vous sentez bien qu’il m’est impossible de songer au voyage de Turin. Le devoir me retient ici. Je ne puis, en aucune manière, quitter la France qu’après avoir fait mon livre[8], et il sera bien tard alors pour passer les Alpes ; d’autant plus que je devrai rester encore pour répondre de ce que j’aurai dit. L’Eglise doit aller avant l’amitié. Écrivez en ce sens à ceux que j’ai à cœur de persuader[9].

J’ai su que M. Larneau, sans me prévenir, vous avait fait une demande biscornue ; excusez cette méprise. Il est averti maintenant, et il doit vous l’avoir écrit lui-même.

Mon frère, qui est ici pour quelques jours, vous dit mille choses tendres. Ne viendrez-vous point aussi ? En attendant, priez pour moi comme pour le plus dévoué de vos amis.


Paris, 14 juin 1826.

Je vous écris deux mots en toute hâte, mon cher et respectable ami. Il m’est survenu de nouvelles tribulations qui ne me laissent pas un seul moment libre. Je me trouve dans des embarras extrêmes par suite d’un épouvantable abus de confiance. J’espère pourtant que le bon Dieu m’aidera et me donnera le moyen de reprendre mes travaux qui sont assez pressés. Il faut que je réponde aux trois Clausel, à l’abbé Boyer[10], etc., et puis je m’occuperai de l’ouvrage plus étendu et plus important que je prépare sur le même sujet.

Il est difficile d’avoir à présent les lettres des évêques ; on les aura plus tard, et tout sera connu. La masse du clergé est excellente, pleine de foi et pleine de chaleur pour toutes les vraies doctrines. Il est bien à désirer qu’on profite de cette disposition qui peut n’être pas éternelle. L’évêque de Chartres se plaint qu’on l’ait forcé de publier sa lettre ; elle lui a fait perdre, dit-il, la confiance des prêtres. Il n’a pas trouvé autour de lui une personne qui voulût seulement écrire sur une bande de papier le nom de ceux auxquels il a jugé bon d’envoyer cette pauvre lettre ; il lui a fallu employer pour cela des élèves de son petit séminaire. Ab uno disce omnes. Adieu, cher et digne ami ; priez pour moi, j’ai grand besoin, sous tous les rapports, des secours d’en haut Tuissimus in Xto.


Paris, 15 novembre 1826.

Il y a un temps infini que je ne vous ai écrit, mon cher et respectable ami ; mes occupations presque sans nombre, et ma mauvaise santé en sont la cause. En ce moment même je suis très souffrant. Il me faudrait du repos : où le prendre ? Les tracasseries et les affaires arrivent de tous côtés. Comment laisser aller les choses dans des circonstances si critiques ? Le devoir ne le permet pas ; quelque peu de chose que je sois, je sers au moins à encourager, à réunir les vrais soldats de J.-C. et de son Eglise. Ils ne sont pas nombreux dans ces temps de lâcheté. Oh ! mon Dieu, en quel siècle vivons-nous ! Et encore ce que nous voyons n’est rien ; nous touchons à de bien plus grands maux, à la plus terrible persécution, peut-être, que le nom chrétien ait encore éprouvé. Prions, prions. Je vois le schisme près d’éclater. Presque tout ce qui a du pouvoir le veut. Le ministère ecclésiastique y marche à grands pas. On ne se fait pas d’idée de la rage de ces gens-là contre R[ome] et contre ceux qui lui demeurent fidèles. Corruption, violence, menaces, impostures, il n’est pas de moyens qu’ils n’emploient, secondés en cela par quelques évêques, pour détacher le clergé du Saint-Siège et pour pervertir renseignement. Ce n’est pas tout, ils ont tenté d’obtenir du Pape, pour les évêques, une permission universelle d’accorder les dispenses matrimoniales : ce qui romprait à peu près le dernier lien de communication avec la Chaire apostolique. Voilà où nous en sommes, et nous n’en resterons pas là. Une partie de, la magistrature, soutenue de tout le parti libéral, d’un grand nombre de députés et de pairs, et même, au fond, de plusieurs ministres, veut à toute force une Eglise nationale, semblable à l’Eglise anglicane. Qu’avons-nous à opposer à cette vaste conjuration ? Une masse inerte, et quelques hommes dévoués, mais à demi proscrits. Au moins ceux-ci mourront, s’il le faut, et ne regretteront pas de mourir.

Je désire vivement vous voir et causer avec vous. Mon frère viendra au mois de février ; tâchez d’être ici à la même époque. Il est important de s’entendre ; et n’est-ce pas d’ailleurs une consolation de se confier ses douleurs ?… Donnez-moi de vos nouvelles, et croyez que personne ne vous est plus tendrement dévoué que votre ami

F. M.


1827


Paris, 18 février 1827.

Bien que ce ne soit pas encore votre écriture, mon cher et respectable ami, c’est du moins votre parole, et ma joie est égale à l’impatience avec laquelle j’attendais ce signe de convalescence. De grâce, ménagez avec grand soin vos forces naissantes ; conservez-vous pour l’Eglise à qui vous devez de nouveaux et importans services. Les jours d’épreuve approchent rapidement. Prions et veillons. Les soldats de Jésus-Christ auront bientôt de durs combats à soutenir ; tout se prépare en Europe pour une persécution violente : mais la Religion sortira plus brillante et plus forte des ruines sous lesquelles l’impiété tentera encore une fois de l’ensevelir. Les méchans sont aveugles, ils ne savent ce qu’ils font, et déjà je vois la croix debout et triomphante de l’autre côté du fleuve de sang qu’il faudra que l’Eglise traverse, car c’est là sa destinée.

Je n’ai pu causer que quelques instans avec notre ancien hôte, et j’ai été on ne peut plus content de ce court entretien. C’est le même cœur, la même piété, le même zèle, la même droiture d’esprit. Je fonde sur lui de grandes espérances ; au moins sera-t-on instruit, et c’est beaucoup. Il faut d’abord lui laisser le temps de regarder autour de lui, de se reconnaître et de connaître les autres. Le reste viendra successivement. Je désirerais bien que vous pussiez faire un voyage ici pendant le carême : mais je crains que votre santé ne vous le permette pas.

La mienne est toujours très faible ; je souffre constamment et je suis accablé de travail. Cela m’empêchera de faire ce que vous me demandez. Mais on mettra la lettre de M. Ch. dans le Mémorial, avec des réflexions convenables. Mon projet est d’aller après Pâques en Bretagne pour y travailler à un ouvrage, dont je recueille les matériaux, et que je ne pourrais achever ici. C’est tout ce que je vois de plus utile pour le moment. Au reste les circonstances pourront traverser ce dessein.

Mgr Macchi[11]ne doit repartir que dans un mois au plus, ce qui force son successeur à passer ce temps à l’auberge, chose gênante et désagréable.

Le Pape a refusé la démission de l’évêque de Strasbourg[12]et de celui de Verdun. Ils n’avaient pas même pris la peine d’écrire à Sa Sainteté. Les bureaux ecclésiastiques s’étaient chargés de la prévenir que le Roi avait pourvu à ces deux sièges vacans par démission. C’est une manière très simple d’expédier ces sortes d’affaires. Il paraît que M. Tharin n’est pas trop fâché d’une circonstance qui lui permet de revenir sur sa première détermination, et qu’il n’est nullement décidé à se démettre de nouveau et plus canoniquement : de sorte que voilà M. de Trévern derechef en plein air[13]. Pardonnez le jeu de mots.

Je vous recommande la lettre ci-jointe, et vous embrasse avec toute l’affection et tout le respect que je vous ai voués depuis longtemps.


Paris, 5 avril 1827.

J’ai tardé assez longtemps, mon cher et respectable ami, à répondre à vos lettres du 12 et du 17 mars. N’en accusez que les nombreuses occupations qui m’accablent ici, et qui se renouvellent et se multiplient sans cesse. J’ai su par l’abbé P… que votre santé était un peu meilleure : ménagez-la, au nom du bon Dieu, car elle est précieuse pour l’Eglise. Vous avez dû trouver quelque consolation dans une chose que vous a mandée ce bon abbé P.., et qui me faisait espérer un peu de vous voir à Paris avant mon départ. Il faut que je renonce à ce plaisir. Je m’en vais en Bretagne avec mon frère, pour travailler à l’ouvrage que j’ai promis, et qui exige de vastes recherches qui ne sont pas encore terminées.

Diverses raisons qu’il serait trop long de vous expliquer ont retardé jusqu’à présent la publication de l’article que vous désiriez. Il paraîtra dans le Mémorial prochain. C’est l’abbé Rohrbacher qui le fait ; j’espère que vous en serez content.

Je suis toujours extrêmement content de la personne dont vous m’aviez parlé. C’est la Providence qui l’a choisie dans des vues d’avenir. Il est impossible d’imaginer un ensemble de qualités plus convenables. Prions pour le succès de son œuvre.

Quant à l’autre, il a peine à s’arracher à Paris, d’autant plus qu’il ne se fait pas une image fort agréable du genre de vie qui l’attend dans sa province. Il part cependant bientôt, c’est-à-dire, je crois, dans la semaine de Pâques.

On assure que M. Tharin a enfin donné sa démission de Strasbourg, attendu que le Roi ne recule pas. Voilà M. de Trevern bien heureux : pour le diocèse qu’il va gouverner, c’est autre chose. Je n’ai pas besoin de vous rien dire des dernières nominations. C’est le développement d’un système dont il n’est que trop facile de prévoir les résultats. Toutefois nous devons espérer toujours : Deus providebit. Chaque jour les saines doctrines font des progrès dans le clergé. Le grand obstacle, ce sont les Sulpiciens et les Jésuites.

Adieu, mon très cher ami : vous savez avec quel respect et quelle tendresse je vous suis dévoué.

F. M.


A La Chênaie, le 25 septembre 1827.

Vous ne doutez pas, mon cher et respectable ami, que je ne vous eusse écrit plutôt, si cela m’avait été possible ; mais il m’a fallu beaucoup de temps avant de pouvoir soutenir une courte et légère application. J’ai été si près de la mort, que quelques minutes encore du même état, c’en était fait : il n’y avait plus ni pouls ni respiration. Revenu, contre toute espérance, des dernières extrémités de l’agonie, ma convalescence a été ensuite retardée par une rechute que me causa la mort, à peu près soudaine, d’un domestique de confiance, qu’il me fallut confesser en toute hâte, au milieu de la nuit[14]. Enfin, je n’ai plus maintenant à désirer que des forces pour reprendre mon travail et mettre à profit le temps, car je ne sais combien Dieu m’en accorde encore, et nox venit quando nemo potest operari. Vous avez été aussi bien malade, et je ne l’ai su qu’après votre rétablissement. Je crains que vous n’ayez pas de vous le soin nécessaire, et cela me peine beaucoup, car votre santé est bien précieuse à l’Eglise.

Je compte rester ici environ trois ans. J’ai besoin de ce temps-là pour composer l’ouvrage qui m’occupera en premier lieu, et pour achever ensuite l’Essai. Mon frère qui vient de passer, ce qui lui arrive rarement, trois jours avec moi, vous remercie mille fois de votre souvenir, et vous fait les plus tendres et les plus respectueuses amitiés. Ne m’oubliez pas près des personnes que j’ai connues à Genève, particulièrement près de M. le curé de Chênes. Priez pour moi, mon digne ami, et croyez que personne au monde ne vous est plus tendrement dévoué en N. -S. que votre ancien hôte

F. DE LA M.


A La Chênaie, le 26 novembre 1827.

Il y a bien, bien longtemps, cher et respectable ami, que je n’ai eu l’occasion et le loisir de vous écrire. Ce n’est pas que je n’aie pensé souvent à vous. Mais, dites-moi, êtes-vous maintenant plus satisfait de votre santé ? Ménagez-la soigneusement de grâce ; elle est précieuse à la religion, et nécessaire à la petite Église que vous conduisez, et aux Églises environnantes. Je ne sais plus où en sont vos affaires. Vous donnent-elles un peu plus de consolation ? Je crains que vous ne trouviez encore beaucoup d’entraves. Le monde va s’affaiblissant. On tremble partout. Notre hôte, que vous avez revu depuis à Paris, ne ressemble guère à ce qu’il était en y arrivant.

Il s’est jeté dans l’ornière de son prédécesseur. Peur à droite, peur à gauche, peur par devant et peur par derrière ; et ces peurs, ce qui est bien triste, sont en partie commandées de plus haut. Dieu a ses desseins. Je baisse la tête, et je me soumets en adorant. Mais quelle merveilleuse occasion l’on manque ! O mon ami, cela déchire le cœur.

On m’a envoyé de Paris quelques articles de M. Voullaire. Veuillez dire à ce bon jeune homme qu’en général ils sont trop longs, pour un recueil tel que le Mémorial, qui ne paraît qu’une fois le mois, et dont chaque cahier n’a pas 50 pages. Il faudrait aussi que les réflexions fussent plus nombreuses et entremêlées davantage avec les citations ; et puis, autant que possible, que chaque article offrît une espèce d’unité. C’est plus de travail, mais il faut cela pour les lecteurs français. Du reste, je pense qu’on pourra tirer parti de quelques-uns des articles déjà envoyés, et j’écris pour qu’on vous fasse savoir les avantages qu’on peut proposer à M. Voullaire.

Les élections donnent lieu de s’attendre à des changemens dans la politique. Il paraît difficile que le ministère se soutienne. Qu’aurons-nous après ? Un peu moins de bassesse peut-être, mais probablement plus de violence. Il faut que la volonté de Dieu s’accomplisse. Adieu, cher et respectable ami. Je suis bien tendrement tout à vous in Xto et Ma.

F. M.


1828


A la Chênaie, le 25 février 1828.

Vous avez raison, mon cher et respectable ami, de vous méfier de la délicatesse de messieurs de la poste. Votre billet, quoiqu’on me l’ait envoyé de Paris sous enveloppe avec d’autres lettres, a été ouvert, et toutes les lettres que je reçois sont également ouvertes. C’est une habitude de l’ancien ministère, très religieusement conservée par celui-ci[15]. Croiriez-vous que Frayssinous a eu l’impudence de faire venir chez lui certaines personnes pour leur parler de choses secrètes qu’il avait sues avant elles, par les lettres mêmes qui leur étaient adressées ? Le dévot M. de Vaulquier[16]est le ministre de ces infamies. Je serai bien aise qu’il trouve ici une expression de ma reconnaissance. S’il est poli, il m’en accusera réception.

Je compatis à tous vos ennuis, et je les sens comme s’ils m’étaient propres. Ne vous découragez pourtant pas ; regardez Dieu, et faites son œuvre pour lui seul, car il n’y a rien à attendre des hommes. — Les Jésuites ont replié leur noviciat sur Fribourg ; ils ne sont plus que 20 à Montrouge, pour se tenir, dit-on, dans les termes de la loi. L’abbé de Rohan[17]remplace le P. Ronsin[18]dans la direction de l’assemblée de la rue du Bac. C’est Frayssinous et l’archevêque qui ont exigé ces deux choses des Rév. Pères. C’était bien la peine de sacrifier et honneur et conscience pour obtenir la protection de Mgr d’Hermopolis. On appelle cela de l’adresse aujourd’hui, de la prudence, de la politique ; et moi je dis que c’est une infâme lâcheté, une détestable hypocrisie, qui attire justement le mépris des hommes et la malédiction de Dieu.

Je travaille, mais moins que je ne voudrais, et qu’il ne le faudrait. Ma santé est toujours très faible, je souffre perpétuellement, et les tracasseries, les chagrins, les contradictions ne me manquent pas. Voilà deux années qui m’ont bien usé ; je ne puis pas, dans mon état, me promettre six mois de vie ; à chaque instant, une nouvelle attaque peut m’enlever. Priez Dieu qu’il me fasse la grâce d’employer pour lui, et pour lui seul, le temps qui me reste. — Si vous trouvez un libraire qui veuille prendre mes livres avec un fort rabais, cela me fera plaisir. Je vous autorise à les donner pour le prix que vous en trouverez.

La peur a gagné, depuis quelques semaines, tous les esprits ; et comme on est tranquille sans savoir pourquoi, et qu’on a peur sans savoir pourquoi, on est extrême en tout. Il y aura une catastrophe, mais pas tout de suite. Les choses ne sont pas mûres. On pourra plus sûrement juger à peu près de l’époque après la session. Les révolutionnaires vont au jour le jour avec l’opinion qu’ils corrompent graduellement, sans aucun plan arrêté, et sans chef de reconnu. Leur succès en sera plus lent, mais plus assuré parce qu’il ne dépendra pas d’un homme.

Adieu, cher et respectable ami, je vous embrasse tendrement.

Paris, le 20 juillet 1828.

Il me tarde beaucoup, mon cher et respectable ami, d’apprendre que vous êtes entièrement rétabli ; cependant je n’ose espérer que vos forces reviennent aussi vite que je le désirerais. Vous aurez besoin longtemps encore des plus grands ménagemens, et je vous conjure, au nom de l’Eglise, de vous en faire un devoir rigoureux de conscience.

On continue de s’occuper ici très activement des Ordonnances[19], et, bien qu’il existe à ce sujet de la division dans l’épiscopat, cependant le plus grand nombre paraît disposé à la résistance. A la tête des faibles, sont les deux archevêques de Bordeaux et d’Albi ; viennent ensuite le duc de Rohan, le cardinal Isoard[20], les évêques de Châlons, d’Amiens, de Périgueux, et quelques autres ejusdem farinæ. L’homme aux petits poulets[21]paraît jouer un rôle double. Quant à Feutrier, on dit que l’orgueil et le dépit l’affermissent de plus en plus dans ses mauvaises voies. Si Dieu ne le touche miraculeusement, ce pauvre misérable ira jusqu’où l’on peut aller. On ne voit autour de lui que des Jacobins et des prêtres perdus. Il disait dernièrement qu’il ne regrettait qu’une chose. Devinez quoi ? De n’avoir pas été sur son lit de mort, quand il a signé l’ordonnance, attendu qu’elle a sauvé la religion. L’abbé Fayet écrit, dit-on, pour justifier les deux actes du ministère qui marquent le commencement de la persécution. Cela serait bien digne de lui. Du reste, nous avançons chaque jour vers la catastrophe inévitable. Dans cette terrible crise, je crains pour le trône, mais je suis tranquille sur le sort de la foi.

Je vous en prie de dire à M. V[oullaire] que je n’ai pas sous les yeux l’ouvrage de Michaëlis, mais que l’ordre à établir entre les différentes parties étant toujours un peu arbitraire, il peut sans inconvénient choisir la distribution qui lui paraîtra la meilleure. S’il veut envoyer tout ou partie de sa traduction à M. Waille, rue des Beaux-Arts, no 5, celui-ci sera prévenu qu’il s’agit d’en traiter avec un libraire, je suis sûr de son zèle, et, dans tous les cas, il ne terminera rien sans en avoir auparavant écrit soit à vous, soit à M. V[oullaire], à qui je vous prie de dire mille choses affectueuses de ma part.

Je pars le 25 pour la Bretagne. J’ai besoin de repos pour ma santé, et de loisir pour mes travaux. Adieu, mon cher et respectable ami. Je vous suis, et à jamais, dévoué de tout cœur in Xto Jesu.

J’ai été plus content cette fois de notre hôte de Gênes.

Si M. Besson voulait destiner quelque aumône à l’œuvre dont je vous ai parlé, il m’obligerait de la faire remettre à M. Waille, qui me la fera passer.


1829


A la Chênaie, le 12 mars 1829.

Mille et mille remerciemens de votre souvenir, mon cher et respectable ami. Il y a longtemps que je désirais recevoir de vos nouvelles, afin d’être rassuré sur votre santé : malheureusement vous ne m’en parlez pas. Ne soyez point surpris si je ne vous ai pas répondu plus tôt ; je n’ai reçu votre lettre qu’aujourd’hui, bien qu’elle soit datée du 30 janvier[22]. Je vous remercie beaucoup des exemplaires que vous avez réussi à placer : tout prix sera bon pour en finir. Vous pouvez acquitter soixante-deux messes à mon intention.

Vu la date de votre lettre, vous savez aujourd’hui que la plupart des adhésions aux ordonnances sont de pures impostures. En aucun temps, on n’a menti avec autant d’impudence. L’évêque de Rennes écrivait à Feutrier qu’il persistait à déclarer que les ordonnances étaient tyranniques et sacrilèges. Là-dessus Feutrier lui répond qu’il prend cela pour une adhésion, et qu’il agira en conséquence, s’il ne reçoit en trois jours un désaveu. Ab uno disce omnes.

Vous avez dû recevoir par la poste un exemplaire de mon livre[23]. Au milieu du bruit qu’il a fait, beaucoup d’esprits s’éclairent. Chateaubriand[24]est, dit-on, chargé de solliciter à Rome une improbation. Celle de l’archevêque de Paris a déjà paru, mais elle a été presque universellement blâmée. Je ne laisserai pas de répondre. Tout cela est d’une grande fatigue, car j’ai bien d’autres occupations, et mes forces s’épuisent tous les jours. Ménagez les vôtres, mon cher ami ; elles sont bien précieuses à l’Église. Hélas ! les paroles si bonnes que le pauvre Pape vous a écrites me rappellent bien douloureusement la perte que nous avons faite[25]. Qui lui donnera-t-on pour successeur ? Quand la nomination sera faite, veuillez me dire ce que vous apprendrez du caractère de l’élu. Que de bien il pourra faire, si Dieu lui donne lumière et force !

L’abbé Gerbet vous offre ses hommages. Il m’a dit que l’article sur l’Eclaireur du Jura paraîtrait dans la livraison de février. Il va profiter de quelques jours de loisir pour examiner les articles de M. V[oullaire]. Il en a même déjà parcouru un qui lui a paru bon[26]. Nul doute que l’auteur ne reçoive un dédommagement pour son travail.

Adieu, mon très cher ami, je suis tout à vous en J. -C. du fond de mon cœur.


A la Chênaie, le 1er avril 1829[27].

Vous avez vu, mon cher et respectable ami, combien votre première lettre avait été retardée. C’est ce qui m’a empêché de vous écrire plus tôt. Je vous réitère mes remerciemens pour les livres que vous avez eu la bonté de placer. Quelques jours après vous avoir écrit, j’ai appris de mon frère que quelques-unes des messes que vous voulez bien faire acquitter, avaient été rétribuées un peu au-dessus du taux ordinaire. La différence est d’environ 9 francs. J’ai cru entrer dans vos intentions en appliquant cette petite somme à une bonne œuvre. L’abbé Gerbet, qui est absent pour quelques jours, a déjà renvoyé à Paris un des articles de M. V[oullaire] pour qu’on l’insère dans le Mémorial. Il a emporté les autres avec lui pour les corriger. Il doit vous écrire à ce sujet. Le travail de M. V[oullaire] lui sera payé comme celui des autres rédacteurs du Mémorial. Je crois qu’il serait utile de traduire la Vie de Grégoire VII[28]. J’ai entendu parler de cette Vie comme d’un ouvrage remarquable. Il est vraisemblable cependant qu’il faudrait y joindre des notes. J’engage M. V[oullaire] à soigner sa traduction. Nous tâcherons de trouver un libraire qui lui fera des conditions avantageuses.

Vous avez dû recevoir une première lettre de M. l’archevêque de Paris. La deuxième ne tardera pas à paraître. Je réponds dans celle-ci à l’archevêque de Tours, à l’évêque de Cambrai et à M. de Frénilly[29]. L’abbé Affre, neveu de l’abbé Boyer, fait imprimer une défense du gallicanisme, qu’il avait écrite, il y a trois ans, à l’époque de mon procès[30]. La coterie a pressé l’évêque de Chartres de reprendre la plume. Il a répondu qu’il ne se souciait pas d’être le don Quichotte du gallicanisme.

On m’écrit de Paris : « Déjà beaucoup de personnes qui avaient commencé par dire pis que pendre de votre dernier ouvrage, reviennent sur leurs pas, et avouent que vous pourriez bien avoir raison. »

Je crois qu’avant deux ou trois ans, le premier article n’inspirera plus, comme les trois autres, que mépris et horreur à tout ce qui est catholique. C’est un pas immense fait vers le bien.

Je n’ai aucune nouvelle de R[ome]. Mandez-moi, je vous prie, ce que vous pouvez apprendre de là[31].

Je vous réitère, mon cher et respectable ami, l’assurance de mon tendre et inviolable attachement.

F. M.


A la Chênaie, le 27 juillet 1829.

Je viens, mon cher et respectable ami, de recevoir une lettre de M. Peillex, curé de Cornier, qui me prie de contribuer à la construction de son église. Je désirerais de tout mon cœur participer à cette bonne œuvre ; mais vous savez quelle est ma position pécuniaire. Tout ce que j’avais, on me l’a volé. Il ne me reste que des dettes. Et puis aussi j’ai à pourvoir péniblement à une œuvre pieuse, à laquelle je me dois avant tout. Veuillez faire entendre ces raisons à M. le curé de Cornier, qui me paraît un prêtre fort respectable et que j’ai un grand regret de ne pouvoir aider.

Ma santé devient de plus en plus mauvaise. Je suis à peu près incapable de tout travail, et accablé de mille pensées tristes. Il y a comme un esprit de vertige universel qui me fait trembler pour l’avenir. On ne craint rien tant que la vérité, et je ne parle que des bons, ou de ceux qui croient l’être. Pourvu qu’on ait un jour devant soi, on n’en demande pas davantage ; et malheur à qui par le du lendemain ! Au milieu des combats de doctrine les plus vifs que jamais le monde ait vus, et sur ce que la religion a de plus fondamental, pas un mot de l’autorité pour guider les esprits et pour les fixer. Cette voix, qui n’a pas défailli pendant dix-huit siècles, se tait, et toutes les erreurs, enhardies par son silence, élèvent la leur avec une confiance et un orgueil nouveau. Enfin Dieu a ses desseins. Il faut baisser la tête, et adorer.

Ménagez votre santé, qui est si précieuse, si nécessaire, et souvenez-vous, dans vos prières, de celui qui vous est, mon cher et respectable ami, si tendrement dévoué.


A la Chênaie, le 12 septembre 1829.

Je reçois, à l’instant, mon bien cher ami, votre petit billet du 6 août. Toute ma pauvre âme s’émeut de joie à la seule pensée de vous revoir, et de passer un peu de temps avec vous. Mais hélas ! il est impossible. Vous savez ce qui me retient ici ; ma présence est indispensable, et d’autant plus que Dieu bénit cette intention de bien. Plus tard, il faudra que nous tâchions de nous trouver à Paris. Je ne manquerai pas de vous prévenir quand il me sera possible d’y aller. Si, d’ici là, vous trouviez une occasion sûre de me communiquer quelques renseignemens, vous savez combien cela me ferait de plaisir, et combien cela me serait utile. Voici l’extrait d’une lettre de la comtesse Ric[coni] au comte de S[enfft] :

Spiacemi sentir il nostro amico si abbatuto di. forze : si faccia coraggio ; il So Padre lo ama e dice ch’è il maggior difensore della Religione : ma dice che gli rincresce cho si esponga troppo, perchè lo ama. Mi ha imposto di mandargli la sua benedizione, ed Ella farà il favore di scriverglielo, etc.[32].


La persécution religieuse va, je crois, dormir quelque temps en France, mais pour reprendre après plus violemment. Il n’y a rien de solide à attendre de ce ministère, pas plus que des autres. Changement de noms, et voilà tout.

Parlez-moi donc de votre santé. J’aimerais tant à savoir que vous êtes mieux, et que vos forces sont redevenues un peu plus proportionnées à votre zèle !

Les miennes ont bien diminué. Sous ce rapport au moins j’ai vieilli de vingt ans. Que le bon Dieu soit béni de cela comme de toutes choses. Tout à vous, cher ami, du plus profond de mon cœur.


[Lyon], le 10 décembre 1829.

Je vous remercie, mon bien cher ami, de l’avis que vous me donnez, et qui me servira de règle. Les choses vont extrêmement mal. Nous touchons à une crise politique, et en ce qui tient à la religion, le parti anti-romain, qui n’ose plus combattre publiquement, s’est organisé en secret, et travaille avec ardeur à corrompre l’enseignement dans les séminaires, le clergé tout entier dans les retraites ecclésiastiques, et les fidèles par la direction. Les agens les plus actifs et les plus dangereux de cette vraie conspiration sont les Sulpiciens et les Jésuites ; et, chose à peine croyable, le Nonce[33]même par ses propos, par la chaleur avec laquelle il attaque les seuls défenseurs du Saint-Siège, est un des hommes qui contribuent le plus à maintenir le gallicanisme en France. Dieu sait ce qui résultera d’un si inconcevable aveuglement.

Je lirai avec grand plaisir votre éloge historique, quoiqu’il doive renouveler la douleur chaque jour plus vive que j’éprouve de la perte immense que l’Église a faite[34].

J’ai parlé à l’abbé G[erbet] de l’indemnité due à M. Voullaire. Il a été bien entendu que ses articles lui seraient payés sur le pied de 5 francs la page. Il peut en faire le compte lui-même, et le Mémorial en acquittera le montant à la personne que vous désignerez à Paris.

Vous pouvez acquitter vingt-cinq messes à mon intention.

L’œuvre dont je vous parlai à Lyon, et qui se développe peu à peu, exige ma présence ici ; de sorte que je ne puis songer en ce moment à aucun voyage. Je serais pourtant bien heureux de vous voir. Priez pour moi, mon excellent ami, et veuillez offrir mes respects à M. Bétemps. Tout à vous, de tout mon cœur, et à jamais.


1830


A la Chênaie, le 3 mars 1830.

J’ai reçu, mon excellent ami, votre petite lettre du 20 février, et j’ai pris note des trente-quatre messes que vous vous chargez de faire acquitter. Mille remerciemens pour les exemplaires vendus.

Puisque votre éloge historique sera enrichi de nouveaux documens, je me console du retard qu’éprouve sa publication. Quant à moi, je me borne à rassembler des matériaux d’un autre genre, sans bien savoir encore l’usage que j’en ferai. Le moment de parler de nouveau ne me paraît pas encore venu. Il n’y a rien d’assez déterminé dans la situation actuelle des choses. Et puis je vous avoue que je suis las de me mettre en avant et de souffrir persécution pour des gens qui, non seulement vous abandonnent, mais qui se joignent aux persécuteurs. On ne saurait défendre ceux qui ne se défendent pas eux-mêmes, et qui semblent ne vouloir pas être défendus. Jamais plus heureuse occasion ne s’était offerte d’abattre l’erreur et de ramener l’Europe catholique à une parfaite unité. Qu’a-t-on fait ? On a connivé à toutes les faiblesses, on a ménagé tous les préjugés, de sorte qu’aujourd’hui c’est au nom de Rome qu’on enseigne les doctrines que Rome a réprouvées, et qu’on interdit les prêtres dociles à ses enseigne mens, comme cela se fait en ce moment dans le diocèse de Saint-Brieuc. Voilà où nous en sommes. Mais il y a plus. Les nonces mêmes du Saint-Siège se font les fauteurs du gallicanisme. Ostini ayant passé quelque temps à Marseille, où il était venu s’embarquer pour le Brésil, a mis à profit son séjour dans cette ville dont l’évêque est excellent, pour corrompre de son mieux l’esprit du clergé. Tout ce que la calomnie a de plus infâme, tout ce que la rage a de plus furieux, voilà ce qui n’a cessé de sortir de sa bouche contre moi. « Il n’y a pas à Rome plus de trois ou quatre personnes qui partagent mes sentimens. On y censurerait quiconque soutiendrait que le pouvoir civil est subordonné à la puissance spirituelle. C’est un schisme que je travaille à faire. Il est faux que Léon XII ait eu des bontés pour moi. Il aurait condamné mes ouvrages, n’eût été la crainte que je ne me fusse pas soumis à la condamnation. Pie VIII ne m’est pas moins opposé ; et enfin si lui, Ostini, était nonce en France, il m’interdirait sur-le-champ. » Ces propos se sont répandus dans les diocèses environnans, et presque tout le monde y ajoute foi, me mande-t-on, attendu la qualité de celui qui les a tenus. J’ai averti Rome et de cela, et de plusieurs autres choses. J’ai dit, et grâce à Dieu avec vérité, que peu m’importait personnellement qu’on me traitât de la sorte pour avoir défendu le Saint-Siège ; mais que si on laissait aller les choses comme elles vont, il fallait s’attendre à voir bientôt renaître en France un gallicanisme bien plus dangereux que le premier. Que produira cet avertissement ? Hélas ! vous le savez aussi bien que moi, et peut-être mieux. Mon âme se brise, quand je songe à l’avenir, à ce qu’il aurait pu et pourrait être encore, et à ce qu’on en fera très probablement. Que Dieu ait pitié de nous ! Je n’espère qu’en lui. Priez, mon cher ami, pour moi et pour mon œuvre, qui se développe peu à peu au milieu d’obstacles sans nombre. Si vous rencontriez en Savoie quelques bons sujets, ayant vocation à l’état religieux, du zèle et de la capacité, souvenez-vous de nous. Le papier me manque. Je vous embrasse de tout mon cœur in Xto et Ma[35].


1831


Paris, 5 février 183

C’est un malade qui vous écrit, mon cher et respectable ami, et un malade si faible et si souffrant, qu’à peine a-t-il l’usage de sa pauvre tête. Pour le cœur il est tout à vous, et ce cœur vous remercie des observations qui étaient jointes à votre lettre. Une heure de conversation suffirait, je crois, pour vous expliquer ce qui serait trop long à vous expliquer dans une lettre. D’ailleurs tout s’éclaircit et se développe avec le temps. On revient de toutes parts à nous. Les associations catholiques se forment. Je vous recommande l’Agence générale[36]qui est aujourd’hui l’œuvre la plus importante. Patience et courage, nous arriverons. Le 31 janvier a été un jour de triomphe pour la cause catholique[37]. L’effet est immense. Oh ! si l’on savait voir et vouloir 1 Pour moi, je sais vous aimer et vous respecter, et cela m’est doux, et ce bien-là, j’en jouirai tant que le bon Dieu me laissera sur cette triste terre. Les gallicans sont plus furieux que jamais. Leur rage (car c’est de la rage) n’a plus de bornes.


Paris, 3 septembre 1831.

Vous trouverez ci-joint, mon cher et respectable ami, deux paquets que je vous prie de faire parvenir le plus tôt possible à leur destination, après avoir pris connaissance de l’un et de l’autre[38]. J’ai de la peine à croire ces horreurs possibles, et cependant comment en douter ? Des prêtres ont bien pu fabriquer des lettres infâmes et les faire circuler dans toute la France sous mon nom. Il est vrai que je les ai forcés à se rétracter publiquement.

Croiriez-vous qu’on ait refusé, dans les termes les plus rudes, à la nonciature, de faire passer à Rome une lettre écrite au Pape par le clergé de Beauvais pour supplier le Saint-Père de ne pas livrer ce malheureux diocèse à une espèce de demi-schismatique[39], sans parler du reste ? Celui qu’on vient de nommer évêque de Dijon[40]est pire encore. On ne lui reproche guère que sa foi et ses mœurs. Le peuple d’Aix, où il est vicaire général, dit hautement : « Il ne sera pas sacré, car il est exécrable. » Voilà où en est notre pauvre France, et personne ne prend pitié d’elle. Oh ! qu’on ne se flatte pas que je cesse de combattre, tant qu’il me restera un souffle de vie.

Je vous embrasse mon cher et respectable ami, bien tendrement.


Paris, 18 novembre 1831.

Je reçois, mon cher et respectable ami, votre lettre du 9 de ce mois. Je savais déjà, par une lettre que m’a écrite M. Frézier, que vous aviez éprouvé une grave maladie, mais que, grâce à Dieu, vous étiez en convalescence. Puissiez-vous retrouver bientôt et conserver longtemps toutes vos forces, dont vous faites un si digne usage ! Je vous remercie du parti que vous avez pris par rapport à ma lettre à Mgr Lambruschini. Je reconnais que c’est le mieux, bien que ma lettre ne contienne pas un mot qui ne soit de la plus exacte vérité. Mais la vérité est précisément ce qui choque le plus au monde. Vous aurez vu dans l’Avenir[41]aussi la résolution que nous avons prise. Je partirai le 21 avec Lacordaire, et Montalembert nous rejoindra à Nice. Je m’attends à ce que ce voyage soit long, mais j’aurai de la patience. Les événemens seront la meilleure et la plus forte justification de notre conduite : c’est ce qui m’est arrivé toujours. En France, on n’a des yeux que derrière la tête. Quant aux doctrines, j’ai cru et je crois encore n’avoir soutenu que celles du Saint-Siège. Si je me suis trompé, il me le dira et je crierai sur les toits sa sentence. Nous nous tairons en attendant et je ne connais pas encore ta voix qui remplacera la nôtre pour défendre la religion qui ne fut jamais plus audacieusement attaquée. Mais qui se soucie d’elle ? Le mot de saint Paul semble avoir été dit pour les hommes de ce temps : Omnes quærunt quæ sua sunt, non quæ Jesu Christi.

Je vous remercie des brochures que vous m’avez envoyées. Malheureusement il n’y a plus moyen d’en parler. Veuillez remercier pour moi Mme P… de son souvenir et lui présenter mes tendres et respectueux hommages. On m’avait assuré qu’elle était à Rome, ce dont je m’étais beaucoup réjoui par égoïsme. Je vous réitère, mon cher et respectable ami, l’assurance de ma vieille et inaltérable affection.


1832


Rome, le 10 avril 1832.

Je tâcherai, mon cher ami, de voir demain Mme Kinielow, et je la verrai avec le regret de ne pouvoir cultiver une connaissance aussi agréable, devant partir dans la semaine pour Frascati, où je vais chercher un peu de santé et un peu de loisir pour travailler, s’il m’est possible. J’ai toujours été souffrant depuis mon arrivée à Rome, dont l’air et le climat variable, plus dur en somme que le nôtre, ne me convient pas.

La collection que vous me demandez n’existe point, comme je m’en suis assuré aussitôt après avoir reçu votre lettre. On a seulement fait imprimer un petit nombre de discours, qui sont bien, parmi les choses insignifiantes, ce qu’il y a de plus insignifiant. Si néanmoins vous le désirez, je les ferai chercher et vous les enverrai. Mais ce serait, je le répète, une dépense tout à fait perdue.

Quant à nos affaires ici, les difficultés que nous y avons rencontrées, ont eu pour origine les intrigues des Jésuites et des réfugiés français. Puis sont venues les puissances avec leurs notes diplomatiques et l’influence prédominante de leurs ambassadeurs. Tous nos adversaires, sans distinction, voulaient deux choses : que nous n’eussions pas d’audience du Pape, et que nos doctrines ne fussent point examinées. Le Pape nous a reçus et très bien reçus, et l’on examine nos doctrines. Ainsi, sous ce rapport, notre triomphe a été complet. Pour ce qui est maintenant du jugement que nous sollicitons, le résultat en soi n’en paraît pas douteux : il n’y a qu’une voix là-dessus dans Rome. Le premier de ses théologiens, le P. Olivieri, commissaire du Saint-Office, s’est prononcé hautement, ainsi que plusieurs autres, en notre faveur : « Vous n’avez, nous disait-il, contre vous que la peur. » Mais la peur, c’est beaucoup, car elle règne ici en souveraine : ainsi la décision peut se faire attendre longtemps. Le Pape est un homme pieux, conduit par des hommes qui ne le sont guère, et que préoccupent uniquement les intérêts temporels, qu’ils n’entendent même pas. Ils fondent toutes leurs espérances sur les baïonnettes des puissances ennemies de l’Eglise, et en conséquence l’Église leur est sacrifiée sans hésitation. Les gens de bien gémissent et s’indignent. Ils prévoient de grands châtimens, des catastrophes prochaines, desquelles Dieu fera sortir le remède des maux extrêmes qu’ils déplorent, et qui désormais ne peuvent être guéris que par l’intervention immédiate de Dieu. Il n’y a plus de papauté[42] ; il faut qu’elle renaisse ou l’Eglise et le monde périraient. Voilà l’état des choses.

J’attends, pour retourner en France, le moment où la Providence nous enverra une force quelconque, avec laquelle nous puissions lutter contre les obstacles que nous oppose un épiscopat politiquement gallican, appuyé par les Jésuites qui, se moquant de tout, se sont faits carlistes et absolutistes par d’autres vues et d’autres intérêts. Omnes quærunt quæ sua sunt, non quæ Jesu Christi. Mais, comme la terre a été donnée à J. -C, et non aux Jésuites et aux prélats français, c’est lui, quoi que fassent les autres, qui triomphera définitivement.

Je vous écris de S. André della Valle, où m’a reçu le bon P. Ventura[43]. Celui-là est vraiment un homme de Dieu. Priez pour moi, mon cher et respectable ami, et croyez que partout où la Providence me conduira, il y aura quelqu’un qui vous est tendrement dévoué.


1833


La Chênaie, le 8 mai 1833.

Je romps, mon cher ami, un silence déjà bien long, pour vous recommander un jeune homme nommé Charles Audley qui ne tardera pas à se rendre à Genève, comme professeur d’anglais dans je ne sais quelle maison. Il aura l’honneur de vous voir en arrivant, c’est-à-dire vers la fin de ce mois, et il m’a prié lui-même de vous parler de lui, afin d’être déjà connu de vous quand il se présentera. Il a de l’esprit, du mérite, et, ce qui vaut mieux, de la religion. Né Anglais et protestant, il s’est fait catholique à Paris, étant encore très jeune[44].

En fait de nouvelles, je ne puis probablement rien vous mander que vous ne sachiez. Cependant il serait possible que vous ignorassiez qu’une congrégation de cardinaux assemblée ad hoc par le Pape, a décidé unanimement, le 28 février dernier, qu’il n’y avait pas lieu de s’occuper de la censure envoyée à Rome par une cinquantaine d’évêques français[45].

Reviendra-t-on sur cette affaire, pour laquelle les Jésuites et la diplomatie et tous les intrigans de Rome et de France s’étaient mis en mouvement, c’est ce que je ne sais pas, et dont je ne me soucie guère, à présent que j’ai vu de près ce que c’est que Rome, et quels sont les ressorts qui la remuent. Le bon P. Ventura vient d’être lui-même victime des intrigues infernales de l’infâme canaille qui domine dans cette malheureuse ville, et de l’ingratitude proverbiale du Saint-Siège. Le Pape lui a fait écrire officiellement par le cardinal Pacca « qu’il ne souffrirait pas qu’il fût réélu général de son ordre, ni qu’il y acceptât aucune charge qui l’obligeât de résider à Rome. » Voilà la récompense de vingt ans de travaux et de dévouement. Le résultat sera de tuer ces pauvres théatins, dont l’ordre se mourait et que le P. Ventura avait ressuscité : aussi toutes les voix de ses religieux lui étaient-elles assurées à la nouvelle élection. Il paraît que la diplomatie s’en est mêlée, sans préjudice aucun de la jalousie jésuitique. Pour moi, sachant désormais à quoi m’en tenir sur beaucoup de choses à l’égard desquelles j’avais jusqu’ici vécu dans l’illusion d’une âme simple et droite, ma pensée, mon amour et tout mon être a pris une nouvelle direction. Résolu de ne plus m’occuper, ni de près ni de loin, de l’Eglise et de ses affaires, j’attends paisiblement que la volonté de Dieu s’accomplisse sur elle, et je me renferme exclusivement dans la philosophie, la science et la politique, où je ne crains point qu’on vienne me troubler ; non certes faute d’envie, mais parce que là je me sens fort, m’y sentant indépendant. La Providence a envoyé Grégoire XVI pour clore une longue période de crimes et d’ignominie, pour montrer au monde jusqu’où peut descendre la partie humaine de l’institution divine : qu’il achève son œuvre, et l’achève vite. Quod facis, fac citius. Pendant que ce mystère effrayant s’accomplit au fond de la vallée, dans les ténèbres, je monterai, de mes désirs au moins, sur la montagne pour y chercher à l’horizon la première lueur du jour qui va poindre[46].

Je désirerais vivement recevoir mon calice. Si vous n’avez aucun moyen de me le faire parvenir autrement, je payerai volontiers les droits d’entrée en France, s’ils ne sont pas trop considérables. Dans le cas où vous réussiriez à le faire passer, veuillez l’adresser à M. E. Bore, rue de Vaugirard, no 98, à Paris.

Si la comtesse Marie Potocka est encore à Genève, veuillez lui offrir mes tendres et respectueux hommages. Je vous embrasse, mon bien cher ami, du fond de mon cœur.


1836


La Chênaie, 26 février 1836.

Ne doutez point, mon respectable ami, du plaisir que m’a fait la lettre que je viens de recevoir de vous. Elle m’en eût fait davantage encore, si vous m’y parliez de votre santé qu’on m’a dit n’avoir pas toujours été bonne depuis quelque temps, et dont j’aurais souhaité vivement apprendre le rétablissement. Quant à moi, sans être précisément malade, j’éprouve des souffrances presque habituelles et une grande faiblesse : à quoi patience.

Vous sentez qu’il y a des choses dont on causerait volontiers, avec vous surtout, mais sur lesquelles il est impossible de s’expliquer par lettres. Chacun me fait parler à sa guise. La vérité est que, désirant par-dessus tout la paix pour moi et pour les autres, je me renferme, à l’égard de qui serait de nature à la troubler, dans un silence absolu.

Avant que votre lettre me fût parvenue, déjà M. de Senfft m’avait annoncé l’irréparable perte qui désormais fera de sa vie un long et douloureux regret. Je ne puis exprimer à quel point je suis affecté de sa position. Cette solitude complète et d’autant plus profonde qu’elle est tout intérieure, m’effraie et me tourmente comme un rêve pénible. Je ne sache sur la terre aucune consolation à un malheur tel que le sien ; et plaise à Dieu qu’il ne lui ouvre pas prochainement la tombe ! Les douleurs calmes des vieillards ont en elles quelque chose de la mort.

Mon frère me charge de vous transmettre ses souvenirs affectueux. Quoique ses forces aient décliné, il trouve encore le moyen de suffire à des travaux auxquels bien peu d’hommes résisteraient.

Recevez, mon respectable ami, l’assurance de mon dévouement aussi tendre qu’inaltérable.


F. DE LA MENNAIS[47].

1837


Rosmini[48]à Lamennais.

22 mars 1837.

Monsieur l’abbé,

Je pense qu’un cœur plein d’amertume ne saurait point repousser avec mépris une parole d’amitié. C’est dans cette pensée que je vous adresse cette lettre. C’est un de vos confrères qui s’adresse à vous ; c’est un prêtre qui, bien que dans l’éloignement, partage toutes les angoisses de votre cœur ; il n’a et ne saurait avoir aucun motif d’intérêt particulier, c’est uniquement la charité fraternelle qui l’inspire. Ce sentiment lui a fait depuis longtemps pousser de profonds gémissemens sur votre sort, et lui fait un besoin de vous dire avec simplicité : Où en sommes-nous donc ? N’avons-nous plus foi aux paroles de Jésus-Christ ? Quel sera notre sort si nous n’avons pas cette foi ? Est-ce que nous voudrions perdre notre âme ? Voilà une réflexion aussi simple qu’elle est terrible et qu’il me paraît que vous avez perdue de vue. La sagesse humaine peut fouler aux pieds cette menace, mais, hélas ! elle n’en subsiste pas moins et celui qui la méprise n’aurait en réalité que plus de motifs d’épouvante. Ce n’est pas une controverse régulière que je veux établir avec vous ; mais j’ai un besoin à satisfaire en vous disant librement des paroles qui ont peut-être une apparence de dureté et de témérité, mais qui sont pourtant dictées par un sentiment réel de loyauté et de sympathie. Pensez à l’état et au sort de votre âme, mon très cher frère. Votre âme risque sa perte ; elle est sur le chemin de l’abîme ! Comment en serait-il autrement ? Cette âme a été comblée de grâces par le moyen des sacremens de l’Église catholique, vous avez été consacré par le sang de l’Agneau de Dieu qui vous a imprimé le caractère du chrétien et celui du sacerdoce, caractère qui doit demeurer ineffaçable en vous pour l’éternité tout entière, et maintenant vous vous éloignez de cette Église catholique, votre mère ! C’est par elle pourtant que vous avez été engendré en esprit, et que vous avez reçu une dignité qui est plus élevée que celle des anges, et en même temps un signe indélébile de votre assujettissement à Jésus-Christ. Serait-il possible que, dans le moment même où cette Eglise a repoussé une partie de vos opinions, les paroles de l’Evangile aient cessé subitement d’être vraies, lorsqu’il a été dit : Celui qui vous écoute, m’écoute moi-même ? Est-il possible que vous vous soyez détaché de la doctrine qui vous paraissait peu auparavant si lumineuse, qui vous inspirait de si hautes espérances, et que vous déduisiez de ces expressions : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les paroles de l’enfer ne prévaudront point contre elle ? Comment avez-vous pu perdre en un instant la confiance que devrait inspirer la prière de Jésus-Christ à qui rien ne peut être refusé par son Père et qui a dit pour nous soutenir : Rogavi pro te, Petre, ut non deficiat fides tua. Ah ! mon cher frère, retournez en arrière sans retard, cherchez un refuge dans le sein de notre tendre mère, là où seulement se trouve le salut.

Vos écrits, depuis votre voyage à Rome, montrent tous une âme immensément triste et profondément ulcérée. Que sera-ce donc ? N’est-ce point votre devoir de soutenir avec force ces épreuves, quoique bien dures, auxquelles vous soumet la Providence divine ? Aurons-nous la lâcheté de déserter le drapeau de l’Église parce que le combat est difficile, ou parce que les chefs suprêmes ne dirigent pas l’ordre du combat comme il plaît à de simples soldats ? Ah ! n’entrons-nous pas dans les desseins éternels de celui qui, tout en dirigeant son Eglise d’une manière invisible, a pourtant un vicaire visible ? C’est celui-là même qui soumet ses serviteurs à l’épreuve. C’est Jésus-Christ qui éprouve votre foi pour voir si elle se soutient, ou si elle faiblit misérablement ; il attend le résultat pour vous juger. Ah ! qu’il plaise à Dieu que tout ce que vous avez fait dans le passé ne soit pas trouvé vide de poids ! Ah ! que tout ce que vous avez fait, et qui paraît pourtant si grand, ne soit pas trouvé privé de racines !

On ne saurait nier le trouble de votre âme. Ce sentiment mérite à la fois de la compassion et de l’indulgence. Il faut, en effet, une force extraordinaire et presque miraculeuse pour sacrifier des pensées qui ont si longtemps dominé dans l’âme tout entière. Mais comment douterions-nous que si, vous étant humilié dans la poussière aux pieds du Christ qui habite dans nos tabernacles, vous implorez l’aide de sa puissance divine à l’appui de la faiblesse humaine, vous ne partiez du lieu saint vous sentant devenu un autre homme et après avoir acquis un pouvoir absolu sur vous-même ?

D’un autre côté, c’est justement le trouble où se trouve votre âme qui vous rend plus difficile de vous soumettre avec foi et sincérité aux paroles du vicaire de Jésus-Christ, car cette perturbation de votre esprit vous empêche de bien saisir le sens des décisions du chef de l’Église. Au lieu de prendre ces décisions dans leur simplicité, comme elles se présenteraient dans le sens naturel qui les a dictées, vous leur ajoutez avec l’imagination beaucoup de conséquences qu’elles ne contiennent point. Il paraîtrait, ce me semble (permettez-moi de dire toute ma pensée), qu’irrité par des raisons, étrangères peut-être au fond même de la discussion, vous désirez une sorte de vengeance. Cet esprit hostile paraît mettre toute sorte de moyens en œuvre, pour mettre dans leur tort ceux que sans raison vous croyez être vos adversaires, c’est-à-dire le Saint-Siège. On dirait que c’est dans ce but que vous imputez à ce siège respectable bien des doctrines qui ne se trouvent ni dans la lettre encyclique du Saint-Père, ni même dans la lettre du cardinal Pacca. Nul doute que vous ne vous soyez persuadé ces choses avant de les écrire ; mais cette persuasion factice, cette illusion où vous vous êtes mis est justement ce qui vous rend d’une difficulté immense une soumission humble et filiale. Vous croyez, et vous donnez à entendre que la lettre de S. Em. le cardinal Pacca proscrit la liberté civile et religieuse. Relisez dans le calme que pourrait vous donner l’idée de la présence de Dieu, relisez, dis-je, alors cette même lettre : tout ce que vous y trouverez de repoussé, ce sont les doctrines du journal « l’Avenir » relatives à la liberté civile et politique ; et cela est bien autre chose. Elles sont blâmées par une raison exprimée dans la lettre même, qui est qu’elles ont une tendance naturelle à exciter et à propager partout un esprit de sédition et de révolte des sujets contre leurs princes. Vous vous êtes également persuadé que cette lettre condamne toujours et en tous les cas la liberté des cultes et de la presse, tandis que ce n’est que les doctrines de l’Avenir à cet égard qui sont censurées, et cela parce qu’elles ont été traitées avec tant d’exagération et poussées si loin par les rédacteurs de ce journal. La lettre dit même expressément qu’il y a des circonstances où la prudence exige de tolérer ces libertés pour éviter de plus grands maux. Eh quoi ! prétendriez-vous que la liberté des cultes et de la presse n’entraînent aucun inconvénient ? Tout ce que vous pouvez dire pour les défendre est que ces inconvéniens sont parfois d’une moindre importance que le bien qui en dérive, ou qu’il y aurait peut-être un plus grand mal à supprimer ces libertés, mais c’est cela même qui est dit dans la lettre du doyen du Sacré Collège, et que le Saint-Père vous a exprimé par son organe. Il me serait facile, et il vous le sera bien plus à vous-même, de trouver parfois ce même sentiment exprimé dans vos ouvrages, et même dans ce livre que je déplore que vous venez de publier avec le titre d’Affaires de Rome. Vous-même avez exprimé le désir que vous aviez formé que l’Eglise établît la liberté sur l’éternel fondement de tout ordre, la loi morale qui doit en régler l’usage et qui en garantit la durée…

Qu’a donc décidé l’Eglise par la lettre encyclique du Tape ? Tout se réduit à déclarer qu’il est contraire à l’esprit du christianisme que des sujets se révoltent contre ceux qui les gouvernent. Cette décision n’a trait à aucune sorte de gouvernement : elle est applicable à l’Empire de Russie, comme aux Etats-Unis et aux cantons suisses. L’Eglise reconnaît toute forme de gouvernement légitimement établie, et cela justement parce qu’elle ne se mêle point des choses temporelles, si ce n’est quand elles se rapportent au salut éternel des âmes, ce qui est sa propre affaire. Mais quelle difficulté raisonnable pouvez-vous ; rencontrer dans une pareille doctrine ? Dans l’ancienne loi, les tumultes populaires étaient proscrits ainsi que ceux qui les fomentent (Lev. XIX, 16) ; la loi nouvelle toute de charité et de douceur ne pouvait sur ce point que perfectionner l’ancienne. Quand les disciples de Jésus-Christ voulurent repousser par la force l’autorité publique qui le saisissait, il leur répondit des paroles à jamais mémorables. Il les appela à réfléchir à la témérité qu’ils témoignaient en voulant prendre sa défense : ce fut un reproche adressé à leur foi que celui qui est contenu dans ses paroles quand il leur dit que, s’il eût voulu user de moyens violens, il n’avait pas besoin des hommes puisqu’il ne règne pas. Sera-ce l’homme sorti de la poussière dont le bras se croira nécessaire à l’œuvre du Très Haut ? Jésus-Christ a repoussé expressément ces moyens et il en a rendu raison en disant que ce n’était point à la façon des rois de ce monde qu’il voulait conquérir son royaume, mais qu’il devait l’établir par un principe invisible et surnaturel seul capable de conquérir les âmes. Regnum meum non est de hoc mundo. Et nous, qui sommes revêtus du sacerdoce, — que sommes-nous sinon les disciples du Christ ? Quelle est notre force si ce n’est la parole de Dieu ? Voilà cette épée à deux tranchans dont saint Paul dit qu’elle pénètre la moelle des os, et qu’elle arrive à la division de l’âme et de l’esprit, c’est là une arme toute-puissante comme l’est Dieu lui-même, mais c’est l’unique qui soit remise au sacerdoce.

D’un autre côté, qu’est-ce qu’une révolte ? Qu’est-ce donc sinon un ensemble de crimes et d’injustices ? Et celui qui fomente les rébellions n’est-il pas complice de tous les crimes et de tous les méfaits par cela même qu’il concourt à les causer ? Vous me dites qu’une région de bénédictions se trouve au-delà de cette mer d’iniquités et qu’il faut par cette raison se résigner à la traverser. Une pareille doctrine a-t-elle dans aucun temps été celle de l’Eglise ou celle de Jésus-Christ ? Le sera-t-elle jamais ? Je lis dans l’écrit de l’Apôtre : non sunt facienda mala ut eventant bona ; je trouve que tous les Pères, tous les écrivains ecclésiastiques et la conscience de tous les fidèles s’accordent à regarder le christianisme comme une doctrine d’une telle sainteté, qu’il ne permet pas le moindre péché, fût-ce pour sauver le monde entier ou vider l’enfer lui-même.

D’un autre côté, jamais l’Eglise n’a proscrit l’opinion que la Providence éternelle ne puisse tirer des biens éminens des révolutions. Je dirai même qu’il vous est enjoint d’adhérer à ce principe, car il n’y a aucun mal dans ce monde qui ne soit permis par Dieu dans la vue d’un plus grand bien. C’est par cette raison même que Jésus-Christ a dit : Oportet ut ventant scandala. Mais cela justifie-t-il celui qui les produit ou qui s’en rend l’auteur soit directement soit indirectement ? Væse autem, est-il ajouté, homini illi per quem scandalum venit. Il est positif et certain que tous les tyrans qui ont versé le sang des martyrs, tous les impies qui ont prêché sur la terre des doctrines d’iniquité, tous les libertins défenseurs d’une morale corrompue ont servi à la cause de Jésus-Christ, comme aussi toutes les révolutions des empires, les ruines des villes, les massacres, les incendies, les guerres exterminatrices. Qui est-ce qui ne sert pas à cette cause divine ? L’hérésie, le schisme, l’apostasie, l’enfer même ne travaillent qu’à la gloire du Rédempteur et de son épouse qui jamais ne se sépare entièrement de lui. Nous travaillerons donc à la cause de Jésus-Christ et de l’Eglise, soit que nous le voulions, ou ne le voulions pas, soit que nous lui obéissions ou que nous lui désobéissions, soit que nous lui soyons unis ou bien encore divisés. Qu’il soit donc vrai, supposons-le un instant, qu’il arrive que vous puissiez pousser les peuples à la rébellion, lors même qu’après un déluge de maux, le monde se trouve rajeuni et dans une heureuse prospérité, soit que l’Eglise elle-même sorte de là plus belle après tant de désastres, et que nous voyions revenir les temps des premiers chrétiens, que seriez-vous en droit d’en conclure, mon très cher frère ? Auriez-vous fait une bonne œuvre ? Certainement l’œuvre serait couronnée d’effets salutaires, mais non pas pour vous. Vous auriez coopéré à la gloire de l’Église comme y coopèrent ceux qui lui désobéissent. Vous auriez été un instrument dans les mains de Dieu, comme le sont ses ennemis, mais non comme le sont des amis qui restent attachés au cep de la vigne. Quid prodest homini ? Un sarment une fois séparé ne sert plus qu’à être jeté au feu.

Vous êtes donc libre de penser que les révolutions dans les mains de Dieu sont plus ou moins utiles à l’Église : ce n’est pas une opinion condamnée ; vous êtes libre pareillement de penser ce que vous voulez sur les circonstances de temps plus ou moins menaçantes, et de publier même, si vous le jugez à propos, vos prédictions. Mais il ne vous est pas permis de le faire de manière à fomenter avec cela ces maux horribles qui vous semblent nécessaires, comme des moyens pour la restauration de la société humaine et de l’Église. J’ai remarqué que vous vouliez trouver le Saint-Siège en contradiction avec lui-même en ce qu’il ne défend pas aux catholiques d’Irlande de revendiquer leurs droits, mais ici encore vous confondez deux causes bien diverses. Le personnage qui exerce dans les affaires de cette contrée la plus grande influence ne fomente pas la révolte de ce peuple ; mais il le contient dans les limites de la soumission parfaite. Son programme est d’employer les moyens légaux dans l’intérêt de son pays. Est-ce que vous croiriez que le Saint-Siège défend à un peuple quelconque de se servir des moyens que la loi lui permet ?… Vous exagérez à vos propres yeux la portée des décisions du siège apostolique, c’est-à-dire que vous ajoutez ce qu’il ne dit pas, et vous parvenez ainsi à vous rendre difficile, j’allais dire impossible, l’obéissance filiale. Non, le Saint-Siège ne se sépare pas des peuples ; bien au contraire, il est pour eux un centre commun d’union ; il embrasse également les rois et les peuples dans son affection, il l’étend sur les gouvernemens et sur les sujets et il leur prêche également à tous la justice et la charité[49] ; La séparation que vous supposez entre le Saint-Siège et les peuples est une conséquence fausse que vous déduisez de fausses prémisses. Calmez, je vous en conjure, par l’amour de notre commun maître et seigneur Jésus-Christ, cette agitation qui vous empêche de voir la vérité tout entière. Si vous rentrez en vous-même dans un état de calme, si, dans ce nouvel état, vous relisez vos propres écrits, vous retrouverez un chaos où la lumière céleste se trouve mêlée à des ténèbres infernales. Tantôt votre style semble enflammé du zèle d’un apôtre et, dans une autre page, vous prenez le ton d’un prophète du romantisme, sans ressentir, en vous jouant ainsi avec la parole de Dieu, une terreur salutaire de cette sentence qui caractérise les faux prophètes : Non mittebam eos et ipsi currebant. Vous vous retirez par moment loin de toutes les choses de la terre, et alors le ciel est votre patrie, et le dénuement du Seigneur sur la croix forme toutes vos richesses ; peu après, vous démontrez une sorte de patriotisme exclusivement national qui est bien différent de la charité chrétienne et vous parlez de finances, d’industrie, de commerce, comme si par le sacerdoce de Jésus-Christ vous aviez reçu la mission de vous occuper en entier des choses de cette terre. Ici vous mettez en avant la douceur de Jésus-Christ et vous reconnaissez la puissance irrésistible de la vertu et de la vérité ; ailleurs, au contraire, vous voulez tout opérer par la violence. Vous n’êtes jamais si éloquent que lorsque vous détestez la force brutale qui a toujours aspiré à se faire la reine du monde, et puis au lieu d’opposer à cette influence cette force cachée et toute spirituelle qui opère dans l’âme et qui conquiert le monde sans opposition, vous recourez à cette force brutale elle-même, et vous en parlez de manière à faire croire que c’est en elle que vous mettez toutes vos espérances. Eh ! non, l’Église n’opère et n’opérera jamais ainsi, car son divin fondateur a déjà déclaré que le royaume de Dieu vient sans être observé, et non avec tumulte et avec des ruines. Persuadons-nous bien, mon très cher frère, que personne n’est nécessaire à Jésus-Christ et à son Eglise, et nous, prêtres du Seigneur, dans ce temps de calamités, écoutez la voix du Seigneur qui nous dit : Et vos vultis ire ? Ah ! que notre réponse soit unanime : Domine ad quem ibimus ? Quel sera notre asile si nous abandonnons le Christ et son Eglise ? Est-il possible qu’en nous retirant de l’ordre spirituel nous nous limitions à l’ordre purement temporel ? Cette pensée que je trouve exprimée dans vos écrits m’a fait horreur. Et que peut espérer et chercher dans l’ordre purement temporel un prêtre de Jésus-Christ ? Non, il ne sera jamais satisfait au fond de son cœur ; il sera toujours un malheureux hors de route : il est comme un voyageur dans une forêt déserte, et il y périra faute de nourriture, ou se trouvera sans défense contre les animaux sauvages.

Je n’ajouterai rien de plus. Déjà j’ai été assez long et peut-être importun. Considérez pourtant que cette importunité vient d’une affection pure et sincère et de l’effroi que me causerait la pensée de la perte éternelle d’un confrère. Si vous donnez un instant de considération à cette pensée, si vous élevez avec affection votre cœur vers Jésus-Christ, vous ne résisterez pas plus longtemps à la voix de Dieu qui vous parle sans aucun doute dans l’intérieur de l’âme.

Je suis avec le plus profond respect, de l’abbaye de Saint-Michel della Chiusa, ce 22 mars 1837,

Votre très dévoué serviteur

ROSMINI.

M. Vuarin à Lamennais.


30 mai 1837.

Encore une fois, excellent et très cher ami, vous ne me saurez pas mauvais gré de venir frapper à la porte de votre cœur. Dans une de vos lettres, sous date du 10 avril 1832, vous aviez la bonté de me dire : « Croyez que partout où la Providence me conduira, il y aura quelqu’un qui vous est bien tendrement dévoué. » Je me prévaus de cette protestation d’amitié pour vous exprimer de nouveau le chagrin cuisant que je continue à éprouver en vous voyant toujours séparé de vos anciens et estimables amis qui vous révéraient et vous chérissaient si tendrement. Il doit en coûter à votre cœur, et votre conscience même doit souffrir de vous voir placé sur une tout autre ligne. Vous me comprenez, mon très cher ami, je n’ai pas besoin de rien ajouter à ce mot. Je n’ai pu approuver les voies dans lesquelles vous avez eu le malheur de vous jeter ; mais je n’ai jamais parlé contre vous ; et j’ai même tâché d’atténuer l’impression pénible, produite par tout ce que vous avez publié, depuis que vous avez fermé votre pauvre cœur à la voix du vicaire de Jésus-Christ. Toujours j’ai prié pour vous et je ne cesserai jamais de le faire jusqu’à mon dernier soupir. Revenez, mon très cher ami, revenez aux principes et aux sentimens que vous professiez en 1826 et qui vous avaient mérité l’estime de l’Europe chrétienne et l’affection de Léon XII. Le bonheur, je veux dire la paix de l’âme, et je puis ajouter la gloire qui est selon Dieu, n’ont pu vous suivre dans votre fâcheux isolement.

Donnez-moi signe de vie, excellent et très cher ami, par un des prochains courriers ; et procurez-moi la seule consolation qui puisse arriver à mon cœur ! Je me suis refusé à croire que vous aviez abandonné et la pratique salutaire de la prière, et la sainte Messe… Que Dieu soit avec vous, mon très cher ami, et vous comble de ses bénédictions !

Votre compagnon de voyage en 1824.

Lamennais à M. Vuarin.


Paris, 9 juin 1837.

Je vous remercie beaucoup, Monsieur et ancien ami, des bonnes et obligeantes choses que vous me dites. Pour ce qui touche mes opinions sur d’importantes matières, vous pouvez regretter, je le conçois, qu’elles diffèrent des vôtres ; mais comme, vous et moi, nous ne cherchons que ce qui est vrai, je ne sache point de remède à cette dissidence, qu’un changement de conviction que je prévois aussi peu d’un côté que de l’autre. Je respecte votre conscience dont je connais la droiture ; mais croyez bien que la mienne, également sincère, n’est pas moins tranquille dans le parti qu’elle m’a ordonné de prendre.

J’ignore si vous avez conservé des relations avec M. de Senfft. Voici, dans tous les cas, un service que je vous prierais de me rendre près de lui, si vous le pouviez. Il a entre les mains un grand nombre de lettres de moi adressées soit à lui, soit à Mme de Senfft[50]. Je ne voudrais pas qu’après lui elles passassent en la possession de personnes inconnues de moi et de lui peut-être. Je serais fâché aussi qu’elles fussent détruites, parce qu’elles contiennent beaucoup de souvenirs pour moi précieux et chers. Elles me seraient, en outre, fort utiles, si je m’occupais plus tard de rédiger des fragmens de Mémoires. Vous me feriez donc beaucoup de plaisir, si vous pouviez et vouliez lui faire savoir le désir que j’aurais de recouvrer cette correspondance, soit maintenant, soit à une autre époque où il jugerait plus convenable de me la faire remettre : bien entendu toutefois que cela ne le contrarierait nullement.

Recevez, je vous prie, l’assurance de mes sentimens aussi affectueux que dévoués.

F. LAMENNAIS.


C’est sur ces froides et sèches paroles que s’achève la correspondance de ces deux « anciens amis, » qui, durant tant d’années, avaient combattu le même combat et professé les mêmes doctrines. Ils suivaient maintenant des voies divergentes. Tous deux « également sincères, » tous deux « ne cherchant que ce qui est vrai, » leur « droiture » à tous deux est au-dessus de tout soupçon. Et pourtant, est-ce leur « conscience » seule, comme l’affirme Lamennais, qui les sépare ? « Pendant que ce mystère effrayant, avait-il déclaré, s’accomplit au fond de la vallée, dans les ténèbres, je monterai, de mes désirs au moins, sur la montagne pour y chercher à l’horizon la première lueur du jour qui va poindre. » La phrase est belle, et ce n’est pas qu’une phrase. Si elle n’explique pas toute la psychologie de la défection de Lamennais, elle en explique une partie. Véritable prophète de l’avenir, emporté par son obscur instinct démocratique, par son hérédité plébéienne, par son impatient besoin de justice sociale, il a quitté l’Église parce que l’Eglise, à ses yeux, désertait la cause pour laquelle il la croyait fondée et qu’il avait lui-même si passionnément servie. Orgueilleux d’ailleurs, trop attaché à son sens propre, il n’eut pas de peine à se persuader « qu’il avait seul raison contre tous » ceux qui l’avaient suivi jusqu’ici. Et puis, il avait une âme irritable et maladive de poète. Plus que d’autres, il avait besoin de ménagemens, de confiance et de tendresse. Tout le monde, parmi ceux qui partageaient sa foi, n’en usa pas avec le tact, la discrétion, la charité évangélique dont le curé de Genève ne s’est jamais départi à son égard. Il a eu à se plaindre de bien des mesquineries et de bien des injustices ; il a vu se produire à ses côtés de trop bruyantes ruptures. Alors qu’il eût fallu tout mettre en œuvre pour le retenir, on a pris comme à tâche de l’exaspérer et de le repousser hors du sanctuaire. Un autre, plus fort et surtout plus saint, eût résisté sans doute. Lui ne sut pas s’élever au-dessus de ces misères trop humaines. Son génie même et son œuvre en reçurent plus d’une atteinte. Et l’on peut se demander enfin si, dans sa nouvelle carrière, il va trouver beaucoup d’amitiés aussi tendres, aussi dévouées, aussi obstinément fidèles, aussi désintéressées surtout que celle de M. Vuarin.


VICTOR GIRAUD.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre.
  2. Le fils de Joseph de Maistre.
  3. Nous possédons la première probablement de ces deux lettres : elle est datée du 20 février. Il semble, d’après cette lettre, que Lamennais avait fait espérer à M. Vuarin qu’il retournerait à Genève. Celui-ci souhaite vivement sa présence, ne fût-ce que quelques jours, « afin, dit-il, de bien montrer à nos magnifiques et très honorés seigneurs que leur cité ne vous fait pas peur,… puisqu’ils ont dit que vous aviez gardé l’incognito en 1824. » Il lui annonce l’envoi de différentes pièces qui doivent servir à « donner une nouvelle leçon à nos pasteurs déistes. » « Le sommeil du chef de la cité sainte, ajoute-t-il, et de ses auxiliaires me paraît étrange. Est-ce prudence humaine ? Est-ce sagesse d’en haut ? Je n’ose prononcer… Que Dieu vous soutienne et vous console, mon très cher ami, dans l’importante et honorable mission que vous remplissez ! Je vous vénère, je vous chéris et vous embrasse tendrement. » — Il est à remarquer que la plupart des lettres de M. Vuarin à Lamennais, — nous ne les avons malheureusement pas toutes, — portent pour suscription : Pour mon compagnon de voyage en 1824. Il les lui faisait sans doute parvenir par un intermédiaire. « Je charge Mme de Bellamare, qui vous remettra ce billet,… » écrit-il dans la lettre suivante.
  4. La Religion considérée dans ses rapports avec l’ordre politique et civil.
  5. Nous avons une lettre de M. Vuarin à Lamennais, datée du 27 mars : c’est probablement la première des deux, dont il s’agit ici.
  6. Le procès qui lui avait été intenté pour son livre, la Religion, etc. (Cf. la lettre de Lamennais à Mme de Senfft, 24 avril 1826, dans Forgues, Correspondance, nouvelle édition, 1863, t. I, p. 246-249.)
  7. Clausel de Montals (1769-1857), l’un des quatre frères Clausel. Il avait écrit à Lamennais « qu’il n’avait pu se dispenser de prendre la défense de Frayssinous, son intime ami et son parent. » Le gouvernement demandait aux évêques français de souscrire à la Déclaration de 1682. L’archevêque de Bordeaux avait répondu : « Laissez-moi mourir dans mon attachement aux vieilles erreurs de l’Église romaine. » (Cf. la lettre de Lamennais à M. de Senfft, 10 mai 1826, Id., ibid., p. 249-251.)
  8. « Je médite un ouvrage assez étendu où les questions que j’ai traitées reparaîtront sous un jour nouveau ; il sera comme une théorie générale de la société. » (Lamennais à Mme de Senfft, 21 mai 1826, Id., ibid., p. 251.)
  9. Ceci est probablement une réponse à ces lignes de la lettre citée de M. Vuarin : « Je n’ai pas écrit à Mlle Constance [de Maistre] que vous hésitiez sur la Préface ; toute la famille en aurait été trop chagrinée. »
  10. L’abbé Boyer (1766-1842), prêtre de Saint-Sulpice, oncle de Mgr Affre et fougueux gallican. L’oncle et le neveu s’attaquèrent à Lamennais, qui ne les ménagea guère.
  11. Mgr Macchi (1770-1860) était nonce à Paris depuis 1819 avec le titre d’archevêque in partibus de Nisibe. Au sortir de cette nonciature, en 1826, il fut, suivant l’usage, nommé cardinal. Il joua un certain rôle dans le conclave où fut élu Pie VIII. Il eut pour successeur Mgr Lambruschini, archevêque de Gênes.
  12. Mgr Tharin (1787-1843), précepteur du duc de Bordeaux. Sa démission finit par être acceptée de Rome qui agréa, pour le remplacer, M. de Trévern.
  13. Mgr de Trévern (1754-1842), évêque d’Aire, de 1823 à 1827.
  14. Sur cette maladie et cette rechute de Lamennais, voir ses deux lettres au marquis de Coriolis et à Berryer dans Forgues, 1. 1, p. 346-348.
  15. Le Finistère Martignac, qui succédait au Ministère Villèle.
  16. Né en 1780, le marquis Louis du Descham Vaulquier fut nommé, en 1824, directeur général des postes, en remplacement du duc de Doudeauville. Il avait eu déjà la direction des douanes, qu’il reprit en 1829, lorsqu’il dut quitter les postes, à la suite d’une enquête sur le fameux cabinet noir que l’on accusait de violer outrageusement le secret des correspondances.
  17. L’abbé de Rohan-Chabot (1788-1833) devint archevêque d’Auch, puis de Besançon, et cardinal.
  18. Alors provincial des Jésuites de France.
  19. Les deux ordonnances du 16 juin dont par le ici Lamennais avaient pour objet, la première d’interdire aux Jésuites l’enseignement secondaire, la seconde de limiter le nombre des petits séminaires, dont les directeurs devaient être agréés par le gouvernement. La plupart des évêques, et, à leur tête, Mgr de Quélen, archevêque de Paris, et le cardinal de Clermont-Tonnerre, archevêque de Toulouse, doyen de l’épiscopat français, signèrent une Déclaration par laquelle ils revendiquaient la liberté civile et religieuse, inscrite dans la Charte, contre ces ordonnances malencontreuses.
  20. Le cardinal Isoard (1766-1839) était archevêque d’Auch.
  21. Ce terme, dont le sens nous échappe, semble désigner Frayssinous.
  22. Nous avons cette lettre du 30 janvier. M. Vuarin avait vendu au prix de 62 francs un certain nombre d’exemplaires du 3e et du 4e volume de l’Essai.
  23. Des Progrès de la Révolution et de la guerre contre l’Église.
  24. Il était ambassadeur à Rome depuis l’année précédente.
  25. Léon XII était mort le 10 février. Dans sa lettre du 30 janvier, M. Vuarin. écrivait : « Je n’ai que la consolation qui sort de la chaire de saint Pierre. Dans un dernier bref du 16 juin dernier, le Pape me dit encore : « Hortantes autem in Domino ut pergas alacri animo et erecto certare bonum certamen fidei. »
  26. L’abbé Gerbet a joint quelques lignes à la lettre de Lamennais.
  27. Cette lettre est une réponse à une seconde lettre de M. Vuarin, en date du 17 mars, et que nous avons. M. Vuarin n’avait pas encore reçu la précédente lettre de Lamennais : de là des redites sous la plume des deux correspondans.
  28. M. Voullaire faisait interroger Lamennais sur « l’idée de publier la traduction d’une Histoire de Grégoire VII, faite dans un bon esprit, par un professeur luthérien. » Il s’agit d’un ouvrage de J. Voigt qui datait de 1815, et qui fut traduit en français par l’abbé Jager en 1854.
  29. M. de Frénilly, pair de France, avait collaboré au Conservateur avec Lamennais et M. de Coriolis, son parent, et l’un des amis et correspondans de Lamennais.
  30. Il s’agit de l’Essai sur la suprématie temporelle des Papes.
  31. « Quel terrible événement, lui écrivait M. Vuarin, que celui de la mort de Léon XIII C’est une nouvelle profondeur qui s’entr’ouvre dans les desseins de Dieu.
  32. « Je regrette d’apprendre que notre ami soit si abattu. Qu’il prenne courage ! Le Saint-Père l’aime, et dit qu’il est le plus grand défenseur de la religion ; mais son affection même fait qu’il regrette de le voir trop s’exposer. Il m’a chargé de lui envoyer sa bénédiction. »
  33. Mgr Lambruschini.
  34. Il s’agit sans doute de l’éloge funèbre de Léon XII lu par M. Vuarin dans son église à l’occasion du service qu’il fit célébrer après la mort du défunt Pape. Il projetait une Vie de Léon XII qu’il n’eut pas le temps d’achever.
  35. On voit monter et croître, pour ainsi dire, de lettre en lettre, l’exaltation de Lamennais. C’est peu après que fut fondé l’Avenir, dont le premier numéro parut le 15 octobre. « Je lis l’Avenir avec intérêt, lui écrivait M. Vuarin le 19 novembre 1830 ; et je crois que l’Europe entière a besoin d’entendre, sous le double rapport politique et religieux, les vérités que vous y proclamez. A votre place cependant, j’éviterais de froisser les regrets et les vœux qu’un grand nombre d’âmes droites et zélées donnent à ce qui est tombé. Toutes n’ont pas la capacité de saisir l’ensemble de vos vues, ni la force de s’élever à la hauteur qu’elles exigent pour être comprises et exécutées. Assurément, sous le précédent ordre de choses, il y avait partout et en grand nombre sepulcra dealbata et ossa arida, quæ spiritum non habebant ; mais il y a de l’inconvénient à trop découvrir et remuer cette boue et ces cadavres qui en plusieurs lieux étaient inaperçus. » Lamennais n’entendit pas, ou plutôt ne sut pas suivre ce discret et sage conseil.
  36. L’Agence générale pour la défense de la liberté religieuse avait été fondée par Lamennais. (Cf. Blaize, t. II, p. 83).
  37. Le 31 janvier 1831, Lamennais, Lacordaire et Waille avaient été traduits devant la Cour d’assises pour provocation à la désobéissance aux lois et au mépris du gouvernement, Lacordaire, en publiant dans l’Avenir le 25 novembre 1830 un article intitulé Aux évêques de France, et Lamennais, le lendemain, un autre intitulé Oppression des catholiques. Waille était gérant responsable. Ils furent tous trois acquittés. (Cf. Forgues, t II, p. 186.)
  38. À cette lettre en étaient jointes deux autres : l’une, de l’abbé Michel Frézier, prêtre de Savoie, à l’adresse de l’abbé Gerbet. lui rapportant les propos, à tout le moins imprudens et prématurés, que l’ancien nonce à Paris, Mgr Lambruschini, et un autre prêtre, l’abbé Letourneur, futur évêque de Verdun, avaient tenus sur le compte de Lamennais ; et une autre, de Lamennais lui-même à Mgr Lambruschini, pour se justifier : cette dernière lettre a été publiée déjà par Forgues (t. II, p. 223-225). M. Vuarin jugea bon de ne pas l’envoyer à destination ; et Lamennais, comme on le verra par la lettre suivante, l’en a finalement approuvé.
  39. Il s’agit de l’abbé Guillon, professeur à la Sorbonne.
  40. L’abbé Rey dont il a été question précédemment.
  41. Pèlerins de Dieu et de la liberté, Lamennais se rendait à Rome avec ses deux principaux collaborateurs. C’est ce qu’il appelait « consulter le Seigneur à Silo. » (Dernier numéro de l’Avenir, 15 novembre 1831.
  42. C’est Lamennais lui-même qui souligne, comme si le mot n’exprimait pas assez éloquemment son état d’esprit. — M. Vuarin était du reste fort exactement renseigné sur les faits et gestes de son ami, car on trouve parmi ses papiers deux fragmens de lettres qui n’étaient pas faites pour calmer ses inquiétudes. L’une est datée de Gênes, 31 décembre 1831 : « J’ai vu, y lit-on, j’ai vu l’abbé de Lamennais à son passage ; il nous a donné une soirée, et trois heures durant, nous l’avons entendu colérer, extravaguer, déraisonner. Quantum mutatus ab illo ! Son hérésie politique pourrait bien le jeter dans l’hérésie religieuse ; il va à Rome pour convertir le Pape, et si le Souverain Pontife a l’impertinence de lui rire au nez, M. l’abbé pourrait bien lui retirer le brevet d’infaillibilité, qui, je le crains, n’a été concédé au Saint-Siège qu’à la charge par lui de reconnaître l’infaillibilité de M. l’abbé de Lamennais et de son école. » Dans une autre lettre « écrite par une personne grave », et datée de Rome, 3 janvier 1832, on lit : « Une semaine tout entière s’est déjà écoulée depuis que l’abbé de Lamennais est arrivé à Rome pour des motifs qui vous sont assez connus ; néanmoins, il n’a pas encore fait la moindre démarche pour être admis à l’audience de Sa Sainteté. Il est venu pour demander au Saint-Père si c’est un délit que de combattre pour la justice, pour la vérité, pour Dieu… Les âmes des bons sont vraiment affligées et craignent l’issue d’une affaire aussi délicate et aussi difficile. »
  43. Le P. Ventura (1792-1861), de l’ordre des Théatins, était alors un partisan dévoué et un ami de Lamennais : il dut se séparer de lui plus tard. Léon XII, Pie VIII et même Grégoire XVI l’admettaient dans leur intimité.
  44. Nous avons de ce jeune homme une lettre très touchante à Lamennais : elle est datée de Genève, 23 novembre 1833.
  45. Au moment même où Lamennais écrivait ceci, Grégoire XVI adressait à l’archevêque de Toulouse un bref en réponse à la lettre collective du 22 avril 1831, à laquelle fait ici allusion Lamennais.
  46. Nous avons la réponse de M. Vuarin à cette sombre et douloureuse lettre : elle est datée du 30 mai 1833. Très modérée de ton et comme toujours très affectueuse, elle donne au fond très nettement tort à Lamennais. « Je suis peiné, lui disait-il, de vous voir livré à des pensées sinistres, particulièrement sur le personnel du chef de la grande maison de banque avec laquelle vous avez été en rapport l’année dernière. [Ces expressions bizarres avaient pour objet de dépister la police. ] Je suis loin de contester le fait de l’alliage qui se mêle à l’or pur, mais je reste bien convaincu que la partie divine de l’institution prédomine toujours. Je n’ai pas le moindre doute sur la pureté des intentions du maître de maison : il faut convenir que sa position est difficile et que les circonstances sont inouïes.
    « Je n’ai pas cessé de rendre hommage, mon très cher ami, à la droiture de votre cœur et de votre conscience, mais je crois que vous vous êtes mépris en espérant que les journées accomplies à Paris, à Bruxelles et à Varsovie en 1830 nous préparaient un avenir dont les enfans de la foi et les amis de l’ordre social auraient à se féliciter. Pour moi, je n’ai rien attendu de bon des convulsions des enfans de la terre, et depuis le mois d’août 1830, j’ai fermé les yeux et me suis interdit toute conjecture et même tout vœu sur les événemens dont l’avenir est gros ; je me suis renfermé dans la politique de Mme de Sévigné : « Providence de mon Dieu, puisque vous ne voulez pas faire à ma fantaisie, faites comme vous l’entendrez… » Je vous réitère de tout mon cœur, mon très cher ami, l’assurance de mon tendre respect et de mon inaltérable attachement. »
    Nous avons, pour cette même année 1833, trois autres lettres de M. Vuarin à Lamennais, sous la date des 19 août, 1er novembre et 21 décembre. Elles répondent à trois lettres de Lamennais, datées des 4 août, 14 septembre et 13 décembre, qui ne nous sont malheureusement point parvenues. La lettre du 4 août était accompagnée de la copie de celle que, le même jour, Lamennais adressait à Grégoire XVI, et dans laquelle il paraissait faire sa soumission « sans aucune réserve ; » on la trouvera dans Forgues (t. II, p. 308-310). M. Vuarin éprouva « jouissance et consolation » à la lire. « Il me tarde de savoir, ajoutait-il, si vous avez reçu une réponse et de la connaître. » Lamennais ayant été amené à faire, pour se rétracter, sous la date du 11 décembre, une Déclaration plus formelle encore (cf. Forgues, p. 343), il en informe aussitôt son ami : « Votre lettre du 13 courant, lui écrivit aussitôt ce dernier, excellent et très cher ami, a été pour moi le sujet d’une douce consolation. J’en ai béni Dieu de tout cœur. Mme Potocka éprouve la même joie… Je suis persuadé que, depuis votre dernière démarche, vous avez l’âme plus en repos. J’espère que les taquins vous laisseront dormir en paix. Vous pourrez désormais leur opposer le silence du dédain, sans compromettre aucun intérêt… » Les « taquins, » malheureusement, continuèrent leur œuvre, et, alors que tout semblait terminé et apaisé, le 30 avril 1834, éclataient les Paroles d’un croyant. Le 15 juillet suivant, l’Encyclique Singulari nos déclarait le livre mole quidem exiguum, pravitate tamen ingentem ; et Lamennais sortait de l’Église pour n’y plus jamais rentrer.
    M. Vuarin cependant ne désespérait pas de l’y voir rentrer quelque jour. Nous n’avons, en 1834 et 1835, aucune lettre des deux amis. Mais le 8 février 1836, M. Vuarin écrivait à Lamennais, en lui annonçant la mort de Mme de Senfft, une lettre qui ne pouvait manquer de le toucher : « Mes sentimens et mes vœux pour vous, lui disait-il, excellent et très cher ami, sont toujours ceux de la plus sincère affection et du plus vif intérêt… Vous nous avez bien contristés (je parle au nom de tous nos amis communs) ; et comme vous nous réjouiriez et nous rendriez heureux si vous vous replaciez franchement et noblement sur la ligne où nous avons combattu ensemble ! Vous connaissez assez la droiture de cœur, Je puis même ajouter la rectitude de jugement de vos anciens amis ; et pourquoi vous persuaderiez-vous que vous avez seul raison contre tous ? Qu’ils soient d’un esprit inférieur au vôtre, vous ne pouvez vous défier de leur cœur et de leur conscience ; ces deux guides sont ordinairement plus sûrs dans la recherche de la vérité. Et puis, mieux vaut dire : Je crois à l’Église unie à son chef, que de dire : Je crois en moi… Excellent et tendre ami, revenez à nous : si vous vous trompez, vous pourrez dire à Dieu : Je me suis défié de moi-même, et j’ai sacrifié mes opinions à la conviction de nombreux et anciens amis dont la droiture éprouvée a entraîné mon cœur, ma conscience, et a subjugué ma raison par la certitude que leurs vues étaient pures et désintéressées. Combien de fois j’aurais voulu aller vous embrasser, si nous n’avions pas été à une si grande distance l’un de l’autre ; mais comme il n’y en a point pour les cœurs, je vous ai toujours aimé et toujours plaint… J’ai la confiance que ces lignes trouveront l’entrée de votre cœur, lors même que votre esprit serait tenté de les rejeter. Adieu… »
  47. C’est la dernière fois que paraît dans cette correspondance la signature habituelle. Elle sera remplacée dans la lettre qui suivra par la signature plus démocratique F. Lamennais, que l’histoire adoptera.
  48. On sait quel est Rosmini (1797-1855 ). Théologien et philosophe, il s’est proposé toute sa vie de réconcilier la raison et la foi, et ce fut là l’inspiration maîtresse de ses très nombreux écrits. En conseillant la soumission à Lamennais, il aurait pu se vanter d’avoir commencé par prêcher d’exemple : deux opuscules de lui avaient été mis à l’index, et il s’était très humblement soumis. Plus tard, à l’exemple de Lamennais, cette fois, il refusa le chapeau de cardinal. — Cette longue et curieuse lettre a été retrouvée dans les papiers de M. Vuarin : il semble que ce ne soit qu’une copie que s’était procurée le curé de Genève, ou que Rosmini lui avait fait adresser, car la signature est d’une autre écriture que le reste de la lettre. On se demande, en la lisant, si c’étaient bien là les argumens à employer pour toucher et pour ébranler Lamennais et si ces syllogismes si parfaitement déduits n’étaient pas plutôt de nature à froisser et à irriter cette âme ulcérée et endolorie. Les lettres moins intellectuelles de l’abbé Vuarin semblent avoir été plus habiles et, un moment même, plus efficaces.
  49. O’Connel (Cf. son Éloge, par Lacordaire).
  50. M. Vuarin fit ce que désirait Lamennais, et il en écrivit à M. de Senfft, alors ambassadeur d’Autriche à La Haye, qui lui répondit le 4 janvier 1838 : «… Quelle douleur de ne plus voir Féli dans nos rangs !… Je lui adresserai incessamment par notre ambassade à Paris cette collection de ses lettres précieusement conservées depuis quinze ans. Je garderai les premières années de sa correspondance qui alors s’adressait à moi, et qui n’est pas comprise dans sa demande. Je ne lui redemande pas les lettres de Mme de Senfft, mais j’en recevrais avec plaisir telle partie qu’il pourrait m’en renvoyer. J’ai trop peu de ce qui est sorti de sa plume ; et dans quelque moment de loisir, je m’occuperai peut-être à mettre en ordre ces trésors. » Voir dans l’Histoire de M. Vuarin (t. II, p. 417) une autre lettre de M. de Senfft sur Lamennais. Les nombreuses lettres de Lamennais à M. et Mme de Senfft ont été publiées par Forgues.