Une Conspiration républicaine sous Louis XIV - Le Complot du Chevalier de Rohan et de Latréamont/02

Une Conspiration républicaine sous Louis XIV - Le Complot du Chevalier de Rohan et de Latréamont
Revue des Deux Mondes3e période, tome 76 (p. 756-784).
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UNE
CONSPIRATION REPUBLICAINE
SOUS LOUIS XIV

LE COMPLOT DU CHEVALIER DE ROHAN ET DE LATRÉAUMONT.

II.[1]
DÉCOUVERTE DU COMPLOT ET PROCÈS FAIT AUX ACCUSÉS.

Le chevalier de Rohan et Latréaumont ne restèrent pas inactifs pendant que leur émissaire était dans les Pays-Bas, où il s’entendait avec le comte de Monterey. Ils achevèrent d’ourdir le complot et travaillèrent à y faire entrer tous ceux sur lesquels ils exerçaient quelque influence. Une fois qu’ils eurent été avisés à mots couverts, par le médecin flamand, des conditions qu’acceptait le gouverneur espagnol, ils furent pleins d’espoir et redoublèrent d’activité. Van den Enden, de son côté, précipita son retour à Paris ; mais, pour ne point appeler les soupçons de la police française, il évita de revenir d’Anvers à Bruxelles et de prendre la route qui conduisait directement de cette ville en France. Il passa par Gand, Lille, Cambrai et Arras. Il lui tardait de savoir l’impression qu’avait produite sur l’esprit de ses deux complices la réponse du comte de Monterey, qu’il avait mandée dans la lettre à eux remise. Par prudence, cette lettre ne fut point adressée à Latréaumont. Ainsi qu’il avait été convenu entre lui et Van den Enden, elle portait sur la suscription le nom d’un fripier appelé Jean Lemarié[2] qui demeurait au faubourg Saint-Antoine. Celui-ci l’avait fait ensuite passer à son véritable destinataire. Mais toutes ces précautions furent déjouées par une suite de circonstances ignorées du chevalier de Rohan et de Latréaumont, et que l’imprudence du médecin flamand n’avait pas su prévenir.

Le hasard avait amené parmi les pensionnaires de la maison de Picpus un jeune gentilhomme du nom de Du Cause et qui figura dans le procès sous celui de Nazelles, nom qu’il avait pris chez Van den Enden afin de mieux cacher son origine[3].

L’on a de lui des Mémoires qui n’ont point été publiés et qui contiennent sur la conspiration de curieux détails. Du Cause avait servi d’abord comme cadet dans les gardes françaises et M. de Pradel l’avait attaché comme aide-de-camp à sa personne, pendant quelque temps, en Pologne. Un peu plus tard, il servit avec le grade de lieutenant dans la campagne de Candie, puis, comme volontaire, à celle de Flandre. Mais un chagrin d’amour lui fit abandonner la carrière des armes. Il n’avait pu obtenir la main d’une jeune fille dont il était épris, et en proie à un véritable désespoir, il quitta l’armée. C’était le moment où se préparait la guerre contre la Hollande. Du Cause ressentait quelque honte de sa conduite, qui pouvait être taxée de lâcheté, et, pour se soustraire à la critique du monde, pour éviter de rencontrer ses anciens compagnons d’armes, il résolut, se trouvant fort à court d’argent, d’aller vivre hors des murs de Paris dans quelque maison retirée. Il se décida à habiter Picpus, alors assez éloigné de l’enceinte de la capitale. Comme il y cherchait un logis, il frappa à la porte de la demeure de Van den Enden. Citons ici ce qu’il dit à ce sujet dans ses Mémoires : « Un homme âgé, d’une taille au-dessous de la médiocre, vint m’ouvrir et m’ayant demandé ce que je désirais, je lui répondis qu’étant officier et n’ayant pas de quoi me mettre en équipage pour servir, j’avais été contraint de rester à Paris; que je cherchais à me mettre en pension quelque part, suivant mes facultés, qui étaient médiocres, le service ne m’ayant point acquis de richesses. Cet homme me répondit qu’il était le maître de la maison, qu’il s’appelait Van den Enden (Francois-Affinius), maître de pension assez connu, qu’il me recevrait volontiers, sans trop prendre garde à l’intérêt; qu’il suffisait que je payasse le même prix que les autres pensionnaires ; qu’il avait toujours aimé les officiers et que je ne devais pas me faire une peine de cette petite jeunesse qui logeait chez lui, la plupart enfans de qualité, qu’il saurait me distinguer et me mettre à sa table avec sa famille, séparé de ce petit peuple. » Du Cause agréa la proposition et vint, le jour même, s’installer chez le maître de pension. Il y garda un strict incognito et ne dit rien de sa famille, qui appartenait à l’Agénais[4]. Il sut se rendre agréable dans le petit cercle où il vivait, et pénétra chaque jour davantage dans l’intimité de Van den Enden et des siens. Il prenait grand plaisir à la conversation nourrie et instructive de son hôte, dont le savoir l’émerveillait. Le médecin flamand conçut pour lui de l’amitié, et sans défiance à l’égard d’un jeune homme qui paraissait étranger à la cour, il s’ouvrit souvent à lui de ses sentimens hostiles au gouvernement français., Il évitait toutefois de rien dire qui se rapportât au dessein qu’il poursuivait et lui cacha ses relations avec Latréaumont ; mais elles n’échappèrent pas à l’œil pénétrant de Du Cause, à qui cet aventurier n’était point inconnu, et quelques mois après son admission chez Van den Enden, il remarqua les fréquentes visites que Latréaumont faisait à celui-ci. Son attention fut d’autant plus éveillée sur ces visites qu’elles affectaient un caractère mystérieux.

Latréaumont entrait par la porte secrète du bout du jardin dont il avait la clé, et prenait des précautions extraordinaires pour n’être point vu. D’autres visites qui n’étaient pas moins entourées de mystère vinrent ajouter à la curiosité de Du Cause ; c’étaient celles du chevalier de Rohan, que notre jeune officier reconnut pour l’avoir plusieurs fois aperçu à l’armée. Il ignorait alors l’intimité qui existait entre Rohan et Latréaumont; la présence fréquente de ces deux personnages chez Van den Enden excita fort son étonnement. Il ne pouvait s’expliquer qu’un homme de si haute maison qu’était le chevalier de Rohan se fût associé à un individu aussi décrié que Latréaumont. Sachant le chevalier de Rohan fort à court d’argent. Du Cause supposa qu’à bout d’expédiens pour s’en procurer, ce jeune seigneur avait eu l’idée de recourir à l’alchimie et que Latréaumont l’avait conduit à Van den Enden, qui passait pour très versé dans la pratique de la chimie. Mais cette supposition ne satisfit pas longtemps le jeune officier, et les visites de plus en plus répétées et toujours clandestines que Latréaumont faisait à son hôte lui devinrent tout à fait suspectes. Du Cause arriva tout naturellement à croire qu’il se tramait dans la maison de Picpus quelque complot. Le silence que continuait à garder Van den Enden, près de son pensionnaire, sur les relations qu’il entretenait avec Latréaumont, l’indiquait suffisamment. Il était étrange, en effet, que le médecin flamand qui, dans ses conversations avec le jeune officier, lui parlait des personnes qu’il voyait, ne prononçât jamais les noms de Rohan et de Latréaumont. Du Cause observait d’ailleurs, de sa chambre, quels soins prenaient ces deux personnages pour échapper aux regards, quand ils arrivaient chez Van den Enden et quand ils sortaient. Ils venaient à des heures insolites et se glissaient avec précipitation dans le cabinet du médecin flamand, après avoir écarté tous ceux qu’ils rencontraient sur leur passage. N’ignorant pas que le chevalier de Rohan était en disgrâce à la cour et fort mal avec Louvois, Du Cause flaira, c’est son expression, quelque machination. Afin de découvrir ce qu’il en était, il ne manqua pas, dans les causeries journalières qu’il avait avec Van den Enden, de mettre sur le tapis le plus souvent qu’il le pouvait, les affaires de Hollande. En vue d’amener son interlocuteur à des confidences sur les véritables sentimens dont il était animé. Du Cause approuvait avec affectation la conduite de Louis XIV ; il affirmait que la Hollande et l’Espagne, qui s’étaient unies, ne pouvaient manquer de succomber promptement. Là-dessus Van den Enden se laissa aller à découvrir ses pensées. Il se récriait contre les assertions de son pensionnaire ; il insistait sur le peu de sujet que le roi de France avait d’entrer en guerre contre les Provinces-Unies. « Cette guerre, disait-il, ne pouvait avoir d’autre motif que l’ambition démesurée du monarque et l’intérêt particulier de son ministre, qui cherchait à se faire valoir et à se rendre nécessaire. » Il se plaignait qu’on n’eût eu égard ni au droit des gens, ni aux traités ; il ajoutait que la république de Hollande et l’Espagne n’étaient point encore si abattues qu’elles ne pussent se relever, que des nations réduites au désespoir trouvaient quelquefois des ressources dans leur désespoir même, que les forces de la France n’étaient point absolument indomptables, que le cœur du royaume était entièrement dégarni de troupes et que la garde même de la personne du roi ne consistait actuellement qu’en quelque soixante ou quatre-vingts hommes, mal aguerris, tout le reste de sa garde ayant été envoyé à l’armée pour la renforcer. Une fois même, le médecin flamand, en conversant avec Du Cause, eut l’imprudence de dire, à l’appui de l’opinion qu’il avait émise touchant les chances défavorables à Louis XIV, qu’il se rencontrait parmi les ennemis de la France des gens de cœur et de bons partisans auxquels il ne serait pas difficile de pénétrer jusqu’à Versailles, où se trouvait alors le roi. Van den Enden ajouta « qu’il y avait beaucoup de mécontens à la cour et dans les provinces, que la plupart des gens de guerre, parmi les officiers, étaient rebutés du service par les mauvais traitemens qu’ils souffraient du bureau du ministre, que tout s’y faisait par des intrigues de femmes et autres personnes intéressées et avides de gain. » Voyant que Van den Enden se laissait aller à ces confidences. Du Cause, pour le pousser à en dire davantage, feignit de se rendre à ses observations et d’abonder dans ses vues. Notre jeune officier s’entendait d’ailleurs avec le médecin flamand sur un point : l’aversion du ministre de la guerre. Il en voulait à Louvois de n’avoir tenu aucun compte de la recommandation qu’il avait obtenue du maréchal de Luxembourg, son ancien général. Cette tactique eut l’effet qu’en espérait son auteur. Van den Enden, croyant que son pensionnaire entrait dans ses opinions, articula des paroles encore plus compromettantes. Il revint, à plusieurs reprises, sur le mécontentement qui régnait chez la noblesse ; il faisait remarquer qu’il y avait des seigneurs de grande distinction qui supportaient impatiemment l’arrogance et la dureté des ministres. Il soutenait que rien n’était plus facile à ceux contre lesquels on faisait la guerre que de s’emparer d’une grande partie du royaume, avant que le roi y pût envoyer des troupes ; que les côtes étaient partout ouvertes et sans défense, qu’en opérant une descente sur tels points, sous la conduite de quelque seigneur accrédité, on verrait courir les peuples au recouvrement de leur liberté opprimée; que les protestans, qui étaient répandus dans toute la France et qui regardaient les prospérités du roi comme le dernier signal de leur destruction, ne manqueraient pas une occasion si favorable de se relever.

Tout cela devenait trop clair, et Du Cause jugea sans peine que son hôte était mêlé à quelque grand complot qui s’ourdissait contre le roi et contre la France. Il en demeura tout à fait convaincu en voyant débarquer inopinément à Paris Kerkerin, le gendre de Van den Enden. Ce médecin arrivait en poste d’Amsterdam, sous prétexte de venir soigner le chevalier de Rohan d’une blessure que Du Cause savait être, depuis longtemps, guérie. Or Van den Enden avait dit précisément un jour à son pensionnaire que les états-généraux de Hollande employaient souvent son gendre à des affaires secrètes dont celui-ci, avait-il ajouté, n’était pas moins occupé que de l’exercice de la médecine. Une autre circonstance confirma Du Cause dans ses appréciations. La Gazette de France annonça, dans un de ses numéros, que le roi d’Espagne avait donné un régiment de cavalerie au marquis de Bayonne-Babet, l’association de ces deux mots parut singulière à notre jeune gentilhomme, car l’un et l’autre nom semblaient empruntés à ce qui se passait à la maison de Picpus. En effet, Du Cause, qui, comme nous l’avons rapporté, avait caché à son hôte sa famille et ses antécédens, s’était donné pour originaire de Bayonne, et le nom de Babet était celui d’une servante que la jeune fille dont Du Cause était épris chargeait de ses messages ; elle se présentait, pour ce motif, assez fréquemment à Picpus, et Van den Enden la connaissait fort bien. La coïncidence ne pouvait être fortuite, et cette association trahissait visiblement un mot convenu destiné à servir de signal à ceux qui étaient entrés dans le complot et se trouvaient alors en des lieux différens. Il n’y eut plus de doute à cet égard, dans l’esprit du jeune gentilhomme, après qu’il eut reçu la réponse de quelques-uns de ses anciens frères d’armes auxquels il s’était adressé, pour éclaircir la prétendue nouvelle. Ceux-ci lui avaient déclaré qu’il n’avait jamais existé, à l’armée de marquis de Bayonne-Babet : le nom était donc une pure fiction. Le pensionnaire de Picpus manœuvra alors de façon à pénétrer plus avant dans le mystère, ce que lui rendit facile sa présence constante dans l’intérieur où il avait été admis. L’attachement que Du Cause gardait à celle avec laquelle il entretenait, par la femme de chambre Babet, une correspondance amoureuse, ne l’avait pas empêché de faire la cour à la fille que Van den Enden avait près de lui, la jeune Marianne, assez agréable personne, mais qui avait plus de beauté que d’esprit. Dans l’espoir, peut-être, de trouver chez son jeune pensionnaire un époux pour sa fille, le médecin flamand avait favorisé ce commencement de relations galantes. Quoique sachant que Du Cause avait une affection ailleurs et entretenait avec une autre jeune fille un commerce de lettres, Marianne ne repoussa pas ses propos galans, qu’elle avait, au reste, elle-même provoqués. Du Cause profita de l’intimité qui s’était ainsi établie peu à peu entre lui et Marianne, pour suivre les menées de Van den Enden. La jeune fille n’était pas dans le secret de son père et, sans défiance, elle rapportait à son amant de rencontre, qui ne manquait pas de l’interroger, tout ce qui se passait sous ses yeux. Du Cause alla jusqu’à aposter la jeune Marianne pour qu’elle pût écouter, en vue de le lui dire, une de ces conférences qui se tenaient entre son père, Rohan et Latréaumont. Mais la jeune fille n’entendit qu’imparfaitement ce dont s’entretenaient les trois interlocuteurs. Comme elle avait l’oreille plus fine pour ce qui intéressait ses amours, que pour les matières politiques que traitaient ceux ci, si le sujet du colloque lui échappa, elle comprit pourtant très bien qu’il avait été question, dans le conciliabule, de son galant. Latréaumont avait insisté pour qu’on éloignât Du Cause, qu’il avait aperçu, et qui lui inspirait une légitime défiance. Elle courut, tout éperdue, retrouver Du Cause et lui raconta que Latréaumont, ce méchant Gascon, comme elle l’appelait, voulait le faire partir de la maison. Après une de leurs conférences, les conspirateurs avaient laissé, un jour, sur la table de la chambre où elle s’était tenue, un petit livre dont Marianne s’empara et qu’elle alla porter à son galant. C’était un alphabet pour servir à mettre en chiffre des dépêches. Il y avait là un nouvel indice qu’il se machinait, chez Van den Enden, un complot contre l’état, et la demande de Latréaumont montrait assez qu’il avait quelque crainte d’être découvert, puisqu’il se défiait d’un inconnu, tout au moins d’une personne qu’il ne pouvait connaître que de vue, pour l’avoir rencontrée à l’armée. Capable de tout, comme le savait Du Cause, Latréaumont était homme, estimait celui-ci, à lui faire un mauvais parti. En proie à ces appréhensions, le jeune officier s’imagina qu’on pourrait venir, la nuit, l’assassiner ; il changea de chambre avec un jeune Breton et prit soin, chaque soir, quand il se couchait, de fermer hermétiquement sa porte et de tenir ses armes prêtes. Il évitait de manger ailleurs qu’à la table de Van den Enden.

Cependant rien ne refroidissait sa curiosité pour savoir en quoi pouvait consister la conspiration qui se tramait. Il se montra plus assidu que jamais près de Marianne, uniquement afin d’en tirer des informations sur ce que faisait et disait son père. Il revenait très fréquemment, dans ses conversations avec celui-ci, sur les affaires du temps, et ne manquait pas de s’apitoyer sur le déplorable état où la guerre contre la Hollande allait mettre ce noble pays. Van den Enden continua à donner dans le piège ; il renouvela ses plaintes amères contre la conduite de Louis XIV, ses observations sur la position difficile où se mettait le monarque et sur les avantages que pourraient s’assurer les Hollandais ; il lâcha des paroles qui trahissaient les projets des conjurés. Au début, il avait gardé quelque réserve dans ses attaques contre Louis XIV ; maintenant il le blâmait sans mesure, il déclarait que la guerre qui se faisait violait le droit des gens, qu’elle n’avait été entreprise par le monarque français que pour se venger des discours et de l’insolence de quelques particuliers, qui, pour reproduire les propres expressions de Van den Enden, « avaient, par un génie trop hardi, répandu des satires contre le roi; mais que, dans un état républicain, où l’on se pique d’une entière liberté, il n’est pas possible de réprimer les langues ni les écrits des particuliers. » Le médecin flamand ajoutait, « qu’à l’égard de l’Espagne, on avait violé le dernier traité de paix fait avec elle, en passant sur ses terres, pour aller opprimer des alliés; que cette puissance, pour se soutenir dans les Pays-Bas contre la France, avait besoin de l’appui de la Hollande, et qu’il suffisait d’un petit revers pour changer la fortune de ce royaume. » Enfin, Van den Enden insista de nouveau sur le péril où se trouvait Louis XIV, au milieu d’une cour composée de femmes, de ministres et de vieillards, presque sans gardes pour le protéger.

Le soir même du jour où le médecin flamand avait tenu à Du Cause ce langage, Latréaumont vint à la maison de Picpus. Pour entendre la conférence qui allait se tenir entre les deux conspirateurs, le jeune officier se blottit dans un corridor noir, tout au voisinage de la pièce où ils s’étaient enfermés. Il se tint là, un pistolet dans chaque main, décidé à faire feu s’il était découvert et si sa vie était menacée. Dans la conversation qu’il parvint ainsi à entendre, Van den Enden exprima des doutes sur la fermeté du chevalier de Rohan. Latréaumont répliqua qu’il n’y avait rien de tel à craindre; que Rohan était trop engagé pour reculer; que de trop grandes espérances le flattaient pour qu’il les abandonnât ; que la souveraineté de la Bretagne, qui lui avait été promise, le rendait impatient qu’on exécutât promptement ce qui avait été résolu ; mais qu’il fallait bien se garder de lui découvrir la suite à donner au projet et à laquelle il ne voudrait jamais souscrire.

Il fut encore question, dans cette conférence où Du Cause était aux écoutes, des cinq cents habits de gardes du corps qui allaient être achevés incessamment et que ceux auxquels ils étaient destinés s’apprêtaient à recevoir. Latréaumont affirmait qu’on pouvait compter sur tous ces gens-là, hommes de cœur et d’expérience, que les chevaux étaient distribués de manière à être réunis en quelques heures. Les dispositions ainsi prises, il ne s’agirait plus que de savoir le jour où Monseigneur le Dauphin irait à la chasse du loup, dans les bois de la Normandie. Comme le prince était ordinairement seul avec un piqueur, après le premier relais, dix gardes suffiraient pour l’emmener du côté de la mer ; des barques seraient disposées pour le recevoir et le conduire prisonnier à la flotte hollandaise, qui se trouverait à proximité. Les autres faux gardes devaient se partager en deux corps ; cent d’entre eux iraient s’emparer de Honfleur, où lui, Latréaumont, les. introduirait, tandis que le reste tournerait droit sur Versailles, où il y avait gros butin à prendre et où ils pourraient faire main basse sur tout ce qu’ils rencontreraient.

Édifié sur ce qui se préparait, Du Cause, comme il nous le rapporte, éprouva d’abord un sentiment d’effroi ; il se hâta de remonter dans sa chambre, afin qu’on ne pût s’apercevoir qu’il s’était glissé de façon à écouter le colloque. Les choses étaient, on le voit, fort avancées. On était à la fin d’août 1674 et Van den Enden s’apprêtait à partir pour Bruxelles, où il devait avoir, avec le comte de Monterey, l’entretien que nous avons relaté. Pour dissimuler la véritable cause de ce départ précipité, le médecin flamand allégua des affaires urgentes. Il dit à Du Cause, en affectant une vive émotion, qu’il venait de recevoir des nouvelles fâcheuses de sa famille qui l’obligeaient à partir dès le lendemain pour Bruxelles, qu’il allait mettre sa fille au couvent.

Notre officier devina le motif réel du voyage ; il feignit d’être attristé de ce que lui annonçait son hôte et surtout de se voir séparé de Marianne. Il demanda à son père, comme faveur, qu’elle fût placée dans le couvent de la rue Sainte-Avoye, où s’était retirée la personne qu’il aimait, et Marianne joignit ses prières à celles de son galant. Van den Enden y accéda. Dès ce moment, Du Cause observa, plus attentivement que jamais, tout ce que faisait son hôte ; il remarqua que le lendemain, de très grand matin, celui-ci était allé à Saint-Mandé, manifestement pour s’entendre avec le chevalier de Rohan, qu’il en était revenu, vers le midi, et avait passé le reste de la journée à écrire. Il nota que Van den Enden ne partit pas, le jour d’après, malgré son dire, et qu’il avait reçu, dans l’après-dîner, le chevalier de Rohan et Latréaumont. Comme de coutume, ils s’étaient enfermés, tous trois ensemble, dans la pièce où se tenaient les conciliabules. « Je me glissai encore dans le corridor sombre, écrit Du Cause, et quelque soin qu’ils prissent de parler bas, j’entendis néanmoins assez distinctement le projet d’une descente en Bretagne, où les peuples avaient déjà commencé à se soulever, à cause de quelques impôts extraordinaires. » Il s’agissait de placer Rohan sur le trône ducal de Bretagne, à l’aide de la flotte hollandaise qui était dans la Manche, abondamment pourvue. Le projet devait recevoir son exécution au retour de Van den Enden de Bruxelles. Le chevalier de Rohan revint encore à la maison de Picpus pour prendre une cassette où étaient vraisemblablement des papiers importans, et il se rendit ensuite à Versailles. Le lendemain, le médecin flamand se mit en route pour Bruxelles. On a vu comment il s’acquitta de sa mission.

Il n’y avait plus le moindre doute à élever. La conspiration allait recevoir son exécution. Du Cause n’avait pas de temps à perdre pour informer le gouvernement de ce qui s’était ourdi. s’il eût différé à le faire, il se serait rendu complice de l’entreprise. Comment devait-il agir ? Il demeura un instant fort perplexe à cet égard ; il prit finalement le parti de révéler à Louvois ce qu’il avait découvert et écrivit, en conséquence, au ministre pour en solliciter une audience, donnant pour motif des affaires urgentes qui intéressaient, au plus haut degré, le service du roi. Louvois, qui était alors à Paris, lui accorda l’audience sollicitée. Du Cause fut introduit près du ministre, auquel il rapporta tout ce qu’il avait observé. Louvois lui reprocha d’avoir tant tardé à dénoncer ce complot. Il trouvait mauvais que le jeune gentilhomme ne l’eût point averti avant le départ de Van den Enden, qui pouvait, disait-il, maintenant lui échapper. Afin de recueillir de nouvelles indications, il dit à Du Cause de retourner à la maison de Picpus et d’épier là tout ce qui se passait. Le pensionnaire de Van den Enden devait lui faire parvenir chaque jour par Rouillé, fermier des postes, une relation de ce qu’il aurait observé.

Peu de jours après que Du Cause eut révélé à Louvois l’existence du complot, une autre information vint confirmer ce qu’il avait annoncé. Louis XIV reçut une dépêche du roi d’Angleterre qui l’avertissait de se tenir sur ses gardes parce que, en France, il devait se tramer quelque chose de très grave qu’on n’avait pu toutefois découvrir. Cette information, disent les témoignages du temps, avait été fournie au roi d’Angleterre par un prince italien qui était très favorable à la France, où il avait été fort bien reçu et qui continuait à voyager. C’était pour s’être trop hâté de parler en apportant à Bruxelles son message, que Van den Enden avait laissé tomber quelques paroles compromettantes dans une oreille qui les avait recueillies. Le médecin flamand, à ce que nous apprend Du Cause, était entré chez le comte de Monterey, en équipage de courrier, tenant sous le bras un sac de velours noir, plein de papiers, et tout joyeux, il s’était écrié en montrant son sac : Monseigneur, la bécasse est bridée! Monterey lui coupa la parole au plus vite, voyant l’indiscrétion que le messager du chevalier de Rohan allait commettre. Il lui dit d’aller se reposer, qu’ils auraient ensuite le temps de causer. Mais, afin que cette visite inopinée n’éveillât pas les soupçons du prince italien, le gouverneur espagnol lui dit, en manière de confidence, et assez imprudemment, que « pour le coup, Louvois allait être leur dupe, qu’ils avaient trouvé moyen de faire passer Zi, 000 hommes, à sa barbe, sans qu’il pût s’en apercevoir, pour s’emparer d’un poste qui lui était important, ainsi qu’à l’armée espagnole. » Le prince italien ne prit pas le change. L’arrivée soudaine de ce courrier lui fit penser qu’il s’agissait de quelque ténébreuse machination. Il se hâta de quitter Bruxelles et de passer en Angleterre, pour faire parvenir de là à la cour de Versailles la nouvelle de ce dont il avait été témoin. Une autre confirmation de la réalité des faits dénoncés fut l’avis que reçut bientôt le marquis de Seignelay, qui était secrétaire d’état de la marine, que la flotte hollandaise avait été aperçue près des côtes de Normandie, et que tantôt elle approchait de la Bretagne, tantôt elle revenait sur sa route, ne faisant que louvoyer, sans rien entreprendre. Le roi d’Angleterre, dans sa dépêche à Louis XIV, relatait une circonstance qui était une nouvelle preuve que le chevalier de Rohan était bien à la tête du complot. Il faisait savoir, nous dit Beauvau dans ses Mémoires, qu’un marchand de Londres avait reçu de la part du comte de Monterey, gouverneur de Flandre, une somme de 100,000 écus, pour la distribuer à ceux que le chevalier de Rohan ordonnerait. Louvois mit toute sa police en campagne, et ses espions lui apprirent qu’un certain tailleur était occupé à confectionner cinq cents habits de gardes du corps, qui étaient presque achevés, sans qu’on sût qui lui avait fait cette commande. Il fut décidé par le ministre, après s’être entendu avec le roi, qu’on saisirait les habits et, ce qui était plus important, qu’on procéderait immédiatement à l’arrestation du chevalier de Rohan et de Latréaumont. On trouva le premier à Paris, où il attendait le retour de Van den Enden, et on le conduisit à la Bastille. Quant à Latréaumont, il était, depuis plusieurs jours, en Normandie, à portée des lieux où il devait agir, travaillant au soulèvement de la province, plein de confiance et de résolution. Il comptait, comme on le voit par ce qui fut dit au cours du procès, sur la facilité avec laquelle on ameute les Français contre l’autorité. À cette époque, La lourdeur des impôts rendait la population encore plus inflammable. Quelques jours avant son arrestation, le chevalier de Rohan disait, en plaisantant, que, pour faire soulever Paris, il n’y avait qu’à prendre un traitant, par exemple, le sieur Berryer, dans une rue ou dans les Halles, lui donner mille coups et crier au peuple qu’on voulait le délivrer d’un maltôtier ! Mais c’était surtout de la noblesse que le chevalier de Rohan attendait aide pour provoquer une sédition. Il prêtait à celle-ci des sentimens fort hostiles au gouvernement de Louis XIV, malgré les adulations dont elle entourait ce monarque. Dans ses conversations avec Van den Enden, il lui avait, plusieurs fois, répété qu’il n’y avait personne à la cour qui aimât le roi.

Parti presque en même temps que le médecin flamand, Latréaumont se cachait à Rouen, au moment où l’ordre fut donné de l’appréhender. Il s’y était rendu à cheval, clandestinement, ayant pour monture une jument que lui avait prêtée le chevalier de Rohan, et accompagné de son domestique, le Gascon Lanefranc, qui avait pris le cheval du chevalier de Préau. Latréaumont donna à ses amis pour motif de ce voyage, un procès qu’il aurait eu à Rouen ; il laissa derrière lui, à Paris, le chevalier de Préau, fraîchement arrivé de Préau, en vue de se mettre au fait des dernières dispositions prises et que mandait son frère l’abbé, avisé, de son côté, de ce qui se tramait. Le chevalier de Préau était informé des relations de Latréaumont avec Yan. den Enden ; il a rapporté dans le procès que, peu de jours avant leur départ de Paris, ces deux personnages avaient dîné ensemble à la maison de la rue Jean-Saint-Denis, à l’image de Saint-Joseph, où Latréaumont se réunissait parfois avec le chevalier de Rohan, avant que celui-ci eût été s’établir à Saint-Mandé. Le chevalier de Préau devait servir d’intermédiaire, pendant l’absence de son oncle, entre celui-ci et le chevalier de Rohan, chez lequel il alla loger, dès son arrivée à Paris, alors que ce dernier se trouvait, pour quelques jours, à Versailles. Rohan n’avait pas tardé à revenir à Saint-Mandé et, de concert avec son jeune complice, il s’était occupé de s’assurer les ressources qui lui étaient indispensables à l’entreprise. Là gisait la grosse difficulté; mais Rohan ne reculait devant aucun moyen, pour se les procurer. Il disait au chevalier de Préau : J’aurai de l’argent per fas et nefas, et le jeune chevalier, qui ne savait pas un mot de latin, ne comprenait pas ce que cela voulait dire. Cette pénurie pécuniaire nuisait singulièrement au recrutement des conjurés, et le chevalier de Préau lui-même, presque réduit à» la détresse, ne semble pas avoir déployé grande ardeur dans la circonstance. Ce à quoi il visait avant tout, c’était à obtenir quelque emploi. En cela, il avait bien gratuitement compté sur le chevalier de Rohan, qui l’amusait de belles paroles et lui représentait le succès de la conspiration comme infaillible. Latréaumont, qui se trouvait à Rouen depuis le commencément de septembre, écrivait à son grand patron que tout allait à souhait. Il avait vu ceux qu’on s’était affiliés, notamment Maigremont, et dans un souper chez Mme de Gouville, il avait conféré avec eux. Mais il lui était plus malaisé de préparer le soulèvement de la population, bourgeoise ; pour les paysans, il comptait sur les placards qui devaient être affichés.

C’est au milieu de ces menées que Latréaumont, dont la police avait promptement trouvé la trace, fut arrêté. Un major des gardes, Albert de Brissac, qui avait été envoyé de Paris à Rouen, pour l’appréhender, le surprit au lit, le 12 septembre, au matin. Comprenant que tout était découvert, Latréaumont appela son fidèle Lanefranc et lui donna, à l’oreille, l’ordre d’aller jeter dans les lieux d’aisances la malle où étaient renfermés ses papiers. Brissac, qui avait jadis servi avec Latréaumont et était à peu près de son âge[5], l’aborda en ancien camarade. Pour mieux s’assurer de sa personne, le sachant homme à se défendre, il lui dit, après quelques complimens, qu’il était à regret envoyé, avec le détachement qui l’accompagnait, pour l’arrêter. « Pourquoi? répliqua Latréaumont. — Je l’ignore, » répondit le major. Latréaumont entra alors dans une violente colère, s’emportant contre Louvois, qui n’avait cessé, disait-il, de lui rendre de mauvais offices. Il s’écria qu’on lui faisait en ce moment l’injure la plus grave, « car il était, à ce qu’il assurait, aussi bon serviteur du roi que gentilhomme qu’il y eût dans le royaume, et n’avait rien à se reprocher touchant son service.» Il ajouta, en se modérant, que, se sentant innocent, il était prêt à suivre ceux qui venaient l’arrêter. Puis il demanda à passer, pour un instant, dans son cabinet. Il alla prendre sa robe de chambre dans la ruelle de son lit et ses armes qui y étaient cachées. Après quoi il reparut devant la petite troupe qui s’apprêtait à l’emmener, ayant un pistolet dans chaque main. Il lâcha un premier coup sur Brissac, en disant : «On ne me tient pas! » mais celui-ci ne fut pas atteint et la balle alla frapper un des gardes, qui eut le bras cassé et mourut au bout de quelques jours de sa blessure. Latréaumont allait décharger son second pistolet, lorsque Brissac, qui ne s’attendait pas à cette résistance, cria : u Vous tirez ! » l’un des gardes crut que leur chef donnait l’ordre de riposter, et il lâcha sur Latréaumont sa carabine, qui lui logea trois balles dans le ventre. Celui-ci tomba, à demi mort, sur le carreau. Brissac se hâta d’appeler un médecin et un chirurgien. Les blessures ne leur parurent pas mortelles ; ils les pansèrent, puis se retirèrent, laissant Latréaumont, dans sa chambre, reposer seul sur son lit. Mais le blessé, qui se voyait perdu, n’avait souci de sa guérison. Il profita d’un moment où les gardes ne l’observaient pas pour arracher l’appareil qui couvrait ses plaies ; elles se rouvrirent et provoquèrent une hémorragie à laquelle il ne tarda pas à succomber.

Le suicide d’un des organisateurs du complot contraria beaucoup Louvois, car il lui enlevait le moyen de saisir tous les fils de l’entreprise. Il accusa Brissac d’impéritie, et ce major aux gardes, qui figura comme témoin dans le procès, fut quelque temps en disgrâce. On mit bientôt la main sur un certain Condé, qui avait été chargé de l’affichage des placards. Il était originaire de Lorraine et avait servi, tour à tour, dans l’armée du duc de Lorraine et dans celle du maréchal de Luxembourg, où il n’avait laissé qu’une assez mauvaise réputation, y ayant été accusé d’escroquerie. Il menait une existence interlope. Quelque temps avant la conspiration, il était venu habiter Paris, où il entretenait des relations avec des Hollandais et tenait souvent des propos séditieux ; il accusait le roi de tyrannie et de viser à des conquêtes injustes. C’était un homme fait pour entrer dans une entreprise telle que celle qui se tramait, et Latréaumont se l’était associé sans peine. Une fois affilié au complot, Condé avait travaillé à se faire admettre dans les gardes du roi, pour mieux faire son coup, disait-il imprudemment à ses amis. Il comptait sur l’appui de son ancien général, le maréchal de Luxembourg, qui l’avait naguère employé à racoler des hommes pour la compagnie des gardes, dont il était le commandant. Cet aventurier fréquentait les abords du Palais, près duquel il avait demeuré, à l’auberge du Cygne, rue Calandre. Il lisait à haute voix à ceux qu’il hantait les gazettes de Hollande et de Bruxelles et ne manquait jamais de contredire tout ce qui était favorable au roi, prenant constamment le parti des ennemis. Quelquefois, il copiait, pour les répandre, des articles de ces gazettes. Au moment où un mandat d’amener avait été lancé contre Latréaumont, Condé se trouvait en Normandie. Il s’était hâté de revenir à Paris et fut arrêté, à l’auberge du Ciseau d’or, rue de la Harpe, par les gardes de la prévôté de l’hôtel, que commandait Benjamin Tournier, sieur de Rosne, capitaine-lieutenant auxdites gardes. Mais ce ne fut pas sans résistance de sa part. En sa qualité d’ancien militaire, Condé s’arrogeait le droit de porter l’épée, et il se servit de son arme pour se défendre contre les gardes de la prévôté ; il fut soutenu par l’un de ses compagnons, le sieur La Garenne, qui portait aussi l’épée. Les deux récalcitrans furent conduits à la Bastille. Les papiers trouvés au logis de Condé furent remis au marquis de Seignelay. On espérait y découvrir des indications sur les intelligences de Condé avec les Hollandais ; mais on fut déçu, ces papiers n’avaient pas d’importance.

Latréaumont fut le seul qui échappa, en s’arrachant la vie, à la justice ; ses complices ne tardèrent pas à être sous les verrous. La capture la plus importante à faire était celle de Van den Enden, dont la police guettait le retour. Le médecin flamand, sans rien soupçonner de ce qui venait de se passer, rentrait en France, plein d’espoir et s’imaginant que tout marchait selon ses désirs. Il avait avisé, à Rouen, Latréaumont, par une dépêche chiffrée, du succès de la négociation près du comte de Monterey, des conditions que celui-ci acceptait, et de l’envoi prochain de 100,000 livres. La lettre était arrivée dans la capitale de la Normandie, sous le couvert d’un maître écrivain, nommé Chauvet, qui demeurait à Rouen vis-à-vis de la Balance. Le lundi 17 septembre, quand Van den Enden débarqua à Paris, il y avait déjà trois jours que le chevalier de Rohan et le chevalier de Préau étaient à la Bastille. Le médecin flamand se rendît à sa maison de Picpus. Du Cause s’y trouvait encore comme pensionnaire, observant tout, pour obéir aux instructions de Louvois. Voici ce qu’il raconte dans ses Mémoires : « Sur l’heure de midi, comme nous étions sur le point de nous mettre à table. Van den Enden entra dans la salle, d’un air fort riant, avec son sac de velours sous le bras, content de l’heureux succès de sa négociation. Sa femme, aux oreilles de laquelle la nouvelle des arrestations était arrivée, et qui soupçonnait son mari d’être mêlé à tout ce complot[6], pâlit à son aspect et demeura interdite, sans pouvoir répondre à ses caresses. Il aurait pu, dès lors, s’apercevoir du péril qui le menaçait; mais, aveuglé par ses projets, il n’y fit aucune attention. Il nous pressa de laver les mains, et, passant pour cela dans le vestibule, nous le suivîmes. Après qu’il eut lavé, il repassa dans la salle, où sa femme était restée. Je demeurai quelque temps dans le vestibule, pour penser à ce que j’avais à faire. Un instant après, étant rentré, je ne le trouvai plus, et, l’ayant demandé, personne ne voulut me répondre. Je sortis pour le joindre, sous prétexte que j’avais à lui parler; mais, quelque perquisition que j’eusse pu faire dans toute la maison et au dehors, je ne pus l’apercevoir nulle part. »

Du Cause, auquel on avait enjoint de ne pas quitter Van den Enden, une fois qu’il l’aurait rencontré, fut très déconcerté de voir que celui-ci lui avait échappé. Il sortit précipitamment de la maison de Picpus, et, croisa sur sa route le carrosse d’un conseiller au parlement, qu’il reconnut. Il lui demanda à prendre place près de lui, alléguant qu’il avait ordre du roi de se rendre dans le plus bref délai à Versailles, pour une affaire d’une haute gravité concernant les intérêts de l’état. Le conseiller accéda à sa requête. Nous raconterons plus loin comment le jeune gentilhomme fut reçu par Louvois. Disons seulement ici que le ministre ordonna à la police d’observer attentivement tous ceux qui passeraient sur les routes, avec le signalement de Van den Enden. Catherine Medaëns, qui avait quitté la maison de Picpus, fut aperçue dans une des rues du faubourg Saint-Antoine. Remarquant qu’elle était observée, elle se jeta dans un carrosse de louage, sans pouvoir dépister le major Brissac, qui surveillait alors, avec quelques gardes, le quartier et qui la suivit : celui-ci prit, avec Du Cause, un autre carrosse, pour la filer, comme on dit en langage de police. Elle fut arrêtée au Bourget, dans une hôtellerie, où elle avait donné rendez-vous à son mari. On découvrit les deux époux dans une des chambres hautes de la maison ; ils y étaient occupés à préparer leur déguisement. Du Cause servait, en ce moment, de guide à Brissac et à ses hommes. «Lorsque nous entrâmes, écrit-il dans ses Mémoires, leur surprise fut extrême et ma peine ne fut pas médiocre. Il crut d’abord, en me voyant entouré des gardes du roi, qu’on m’avait arrêté comme son complice, et il n’oublia rien pour persuader à l’officier que jamais il ne m’avait fait aucune confidence de ses desseins, et que je n’y avais jamais trempé ; qu’au contraire je lui avais paru fort zélé pour le roi et en avais toujours parlé avec des sentimens pleins de zèle et de tendresse. Il avoua ouvertement son crime. » Chose digne de remarque : malgré l’émotion profonde que dut causer à Van den Enden son arrestation, sa pensée se reporta immédiatement sur ce qui avait fait l’objet principal de ses études chimiques, la confection des cosmétiques, et voici ce qu’ajoute Du Cause dans le récit que nous venons de lui emprunter. « Cependant, sans se troubler et sans marquer le moindre effroi, il tira de sa poche une boîte qu’il me pria d’accepter, parce qu’il voyait bien, disait-il, qu’elle ne devrait à l’avenir lui être d’aucun usage et que j’en pourrais profiter à l’âge où j’étais. Il l’ouvrit et nous fit voir une poudre dont elle était pleine, assez ressemblante à la fleur de soufre. Elle n’avait nulle odeur. Pour m’en montrer l’effet, il en mit fort peu, avec le bout du doigt mouillé, sur le revers de sa main, qu’il frotta légèrement avec l’autre main, et la peau en devint, dans le moment, d’une beauté surprenante. C’est, dit-il, un secret pour embellir le teint des dames; puisse-t-il vous être utile, puisqu’il faut maintenant que j’y renonce! » Du Cause accepta la boîte et admira le sang-froid du médecin flamand. Les deux époux furent bientôt séparés ; ils ne devaient plus se revoir. Au moment où Van den Enden allait être conduit dans son cachot, il fit à sa compagne les plus tendres adieux et lui donna de sages conseils pour elle et sa famille. Pendant le trajet jusqu’à sa prison, il ne laissa échapper aucune plainte, ne manifesta aucun signe d’inquiétude. Quant à sa femme, Catherine Medaëns, qui fut enfermée dans une autre chambre à la Bastille, elle ne cessa de protester de son innocence et affirma toujours, — ce qui était vrai, — qu’elle ne savait rien du complot[7].

Les principaux prévenus étant sous la main de la justice, l’instruction du procès commença. Un seul des coupables était défaillant, mais c’était précisément celui qui avait été le véritable instigateur du complot, Latréaumont, qui n’existait plus. Suivant la procédure du temps, on nomma un curateur à sa mémoire, qui, par une Sorte de prosopopée judiciaire, était chargé de répondre pour le défunt. Aucun des parens de celui-ci ne s’étant offert pour s’acquitter de cette mission, l’autorité désigna un certain Jean de La Bruyère, bourgeois de Paris, âgé de trente ans, demeurant rue des Amandiers, paroisse de Saint-Étienne-du-Mont, et qui n’est pas l’auteur des Caractères.

On avait lancé, d’autre part, un mandat d’amener contre le chevalier d’Aigrement, alors à l’armée des Pays-Bas, où il apprit l’arrestation du chevalier de Rohan, comme il se rendait du camp de Labussière à Oudenarde. Il par la de cette affaire à deux de ses compagnons d’armes : MM. de Beauregard et de Tacoigne, aides-de-camp du maréchal de Luxembourg, leur raconta ce qu’il avait ouï dire à Mme de Villars, s’efforçant de présenter les choses de façon à n’être pas compromis. Quoiqu’il prétendît n’avoir pris la route de Paris que pour venir dénoncer au ministre ce qu’il savait, on l’arrêta à Arras et on le transféra à la Bastille. Dans ses interrogatoires, d’Aigremont chercha constamment à se disculper, nia une partie des faits à lui imputés et soutint qu’il n’avait pas pris au sérieux les confidences de Mme de Villars, qu’il donnait pour une visionnaire.

Deux commissaires furent nommés par le roi pour instruire cette grave affaire, MM. de Pommereu et de Bezons. L’instruction fut d’abord poussée activement; mais Louvois étant tombé malade, on sursit, pendant quelques jours, à la procédure, qui ne fut reprise qu’après le rétablissement du ministre. La besogne était lourde; les commissaires passaient une grande partie de leur temps à la Bastille, pour confronter les témoins et les pièces avec les accusés.

Revenons maintenant à Du Cause. Nous avons dit, plus haut, que celui-ci, après la disparition de Van den Enden de la maison de Picpus, s’était rendu à Versailles. Il était allé, en toute hâte, annoncer à Louvois le retour à Paris du médecin flamand. Le ministre le reçut à bras ouverts, et lui ménagea une entrevue avec le roi, devant lequel il se présenta pour lui donner des détails sur la découverte du complot. Louis XIV se trouvait alors dans son cabinet de travail ; il ordonna au jeune officier de retourner à la maison de Picpus, afin d’observer les allées et venues de Catherine Medaëns, qui devaient mettre sur la voie du lieu où son mari était caché. On a déjà vu comment celui-ci s’acquitta des ordres que lui avait donnés le monarque, comment il servit de guide au major Brissac, qui avait été envoyé avec un détachement de gardes pour surveiller la porte Saint-Antoine.

Tout ce qui vient d’être relaté montre que c’est le jeune gentilhomme appelé Du Cause, et qui avait pris chez Van den Enden le nom de Nazelles, à qui on doit la découverte de la conspiration, sur l’existence de laquelle les avis reçus d’Angleterre et de la côte de Normandie ne fournissaient que de vagues indications. Cependant il est à noter qu’il n’est pas fait une exacte mention, dans les pièces du procès, du rôle qu’avait joué dans l’affaire le pensionnaire de Van den Enden. Son nom paraît seulement parmi ceux des témoins. Sa déposition n’a point été consignée dans les documens de la procédure. Le dossier ne renferme que le procès-verbal de la confrontation de Du Cause avec le médecin flamand, procès-verbal qui est, au reste, en parfait accord avec ce que rapporte le premier dans ses Mémoires. Suivant ce procès-verbal. Van den Enden porta bon témoignage du caractère de son pensionnaire et de la fidélité qu’il montrait à l’égard du roi. L’absence de pièces relatives à la dénonciation faite par Du Cause paraît devoir s’expliquer par cette circonstance que Louvois voulait laisser ignorer à qui il était redevable de la découverte du complot. Il garda rancune à Du Cause pour ne pas s’être prêté à ses vues. Un jour, l’un des juges du procès (c’était vraisemblablement M. de Bezons)[8] manda Du Cause en particulier, et, après lui avoir donné de grands éloges sur les services qu’il avait rendus à l’état, il lui parla de la belle fortune qu’il s’était ainsi assurée; il ajouta que cette fortune serait plus grande encore, s’il voulait déclarer qu’il avait aperçu, parmi ceux qui prirent part aux conciliabules, le marquis d’Ambre, brave officier gascon, qui était ami de Turenne et que détestait Louvois. L’honnête Du Cause eut horreur d’une telle proposition; mais, prudemment, il se borna à dire qu’il ne connaissait pas ce gentilhomme, dont il était au contraire l’ami, qu’il pourrait être reproché par lui comme faux témoin, s’il faisait une pareille déclaration. Par crainte du ressentiment de Louvois, il évita de rien dire au marquis d’Ambre, qui, d’un caractère vif et emporté, aurait pu aller récriminer près de celui-ci. C’est qu’on redoutait alors terriblement le ministre, qui pourtant, de son côté, n’était pas sans appréhension des dénonciations que l’on pouvait faire au roi contre lui. Lorsque Du Cause eut été confronté avec le chevalier de Rohan, qui, dans le principe, ne voulait rien avouer et se répandait en accusations contre Louvois, ce dernier enjoignit au pensionnaire de Van den Enden de ne rien répéter de ce que le chevalier avait dit en sa présence.

Du Cause n’obtint pas, à beaucoup près, la récompense qu’on lui avait fait espérer, pour le service par lui rendu à l’état. Tout se borna à une pension de 1,000 livres que lui accorda le roi. Il rapporte dans ses Mémoires que Louvois ne lui pardonna jamais de s’être refusé à perdre le marquis d’Ambre. Il fut en butte au ressentiment du ministre, qui aurait même tenté, si on l’en croit, de le faire tuer par des spadassins. Pellisson, qui connaissait Du Cause, jugeait Louvois capable d’un tel coup, et il engagea le jeune gentilhomme à se retirer en Agénois, ce qu’il fit. Mais la rancune ministérielle vint encore l’y poursuivre ; il fut la victime des ennemis qu’on lui avait suscités. Arrêté, nous ne savons sous quel prétexte, il fut enfermé, pendant cinq ans, dans un cachot, au Château-Trompette, à Bordeaux, et il faillit y mourir de maladie. Sa femme, Mlle Anceau, la jeune personne qu’il aimait et dont il avait finalement obtenu la main, réussit, après bien des démarches et à grand’peine, à faire prononcer son élargissement. Mais il fut enjoint à Du Cause de rester dans sa province et de garder le silence sur le traitement qu’on lui avait fait éprouver.

Les preuves du complot que le jeune officier avait dénoncé étaient si claires, qu’il était impossible aux principaux prévenus de soutenir qu’on les accusait faussement. D’ailleurs, comme il a été dit plus haut, Van den Enden avait tout confessé dès qu’il s’était vu pris. Interrogé de nouveau, il avoua que son gendre Kerkerin était venu à Paris, mais il nia certains faits dont on chargeait l’accusation; il prétendit que Kerkerin ne s’était pas entendu avec le chevalier de Rohan et Latréaumont, qu’il n’avait vus qu’en passant, et que le chiffre de correspondance trouvé sur la table était destiné non à la conspiration, mais au service du roi. Le chevalier de Rohan, avec la violence habituelle de son caractère, se livra, dans les premières heures qui suivirent son arrestation, à de furieux emportemens. Selon Beauvau, mieux informé que La Fare da toute cette affaire, le chevalier menaça, tellement ceux qui l’interrogeaient, qu’on dut lui mettre les fers et le placer sous la garde de dix soldats, afin de l’empêcher d’attenter à sa vie ou de briser ses chaînes. Rohan s’abandonna à de violentes récriminations contre Louvois, auquel il reprochait de lui avoir préféré des officiers lâches et sans mérite ; mais il n’osa pas reproduire contre le roi le langage qu’il avait tenu à ses complices. Comme il espérait obtenir sa grâce de Louis XIV, il protesta de son dévoûment à ce monarque et dit bien haut qu’il était prêt à donner sa vie pour son roi, rappelant, en même temps, les grandes actions qui avaient illustré sa famille. Dans les plaintes qu’élevait le chevalier de Rohan au sujet des injustices dont il soutenait avoir été victime, il accusait surtout M. de Sourdis de l’avoir perdu[9]. Tout entier à ses reproches, qu’il faisait en termes grossiers et parfois obscènes, Rohan ne fit pas attention, nous apprend Du Cause, à la nouvelle que lui donna, en l’interrogeant, M. de Pommereu, de la mort de Latréaumont. Il aurait pu tirer grand parti, pour sa défense, de cet événement, lequel lui permettait de mettre tout sur le compte d’un homme qui n’était plus là pour le contredire. Le chevalier finit cependant par se calmer, et, assure Beauvau, il devint doux comme un agneau et sollicita quelque secours spirituel. « Après avoir tout nié, écrit La Fare, qui remarque, comme Du Cause, que le chevalier de Rohan ne sut pas tirer parti de la mort de Latréaumont pour sa propre défense, il avoua sottement tout à Bezons, qui lui arracha son secret en lui promettant sa grâce, action indigne d’un juge ! » s’écrie le même La Fare. Elle était conforme aux agissemens de celui qui avait engagé Du Cause à porter un faux témoignage contre le marquis d’Ambre, Quoiqu’on condamnât presque universellement la conduite du chevalier de Rohan, il appartenait à une maison si illustre, il avait eu naguère tant de succès à la cour, qu’il ne pouvait manquer de rencontrer de la compassion. Beaucoup de personnes, au dire de Du Cause, se remuèrent pour le sauver et pour agir sur le roi et son ministre. Ceux qui s’intéressaient au chevalier étaient mus autant par la haine qu’inspirait Louvois que par la pitié. La famille de Rohan, voulant montrer qu’elle désavouait entièrement le coupable, ne tenta aucune démarche ; cependant la princesse de Soubise était alors très en faveur auprès de Louis XIV. A ceux qui voulaient sauver le chevalier, par un sentiment d’humanité, s’ajouta un certain nombre de personnes, attachées aux Rohan et qui cherchaient à leur plaire. Le chevalier de Rohan s’adressa plusieurs fois directement au roi pour se justifier; Louis XIV le renvoya constamment à son ministre, qui, de son côté, le rebutait toujours. On accusa, à cette occasion, Louvois de vouloir se venger du chevalier et de chercher, en perdant celui-ci, à donner une preuve publique de sa propre puissance, de façon à imposer à ses ennemis, dont le nombre grossissait chaque jour. Le maréchal de Turenne, dès ce temps-là, commençait à se plaindre hautement de la conduite du ministre à son égard. Quoique Mme de Montespan n’eût pas répondu jadis à la passion qu’avait conçue pour elle le chevalier de Rohan, elle se montra fort affectée de sa condamnation, mais, nous dit La Fare, elle n’eut pas le courage de demander sa grâce.

On n’épargna pas aux accusés les cruautés de la procédure criminelle du temps ; ils subirent la question ordinaire et extraordinaire[10]. Déjà, ils avaient été soumis à l’interrogatoire sur la sellette, qui était presque une torture. Le chevalier de Rohan s’y comporta bravement. À cette occasion, d’Hocquincourt, évêque de Verdun, écrivait à Bussy-Rabutin : «Le chevalier de Rohan a été sur la sellette, avec un habit neuf et la meilleure mine du monde; il ne croit pas mourir[11].» La question que devaient endurer les prévenus augmentait la compassion qu’inspirait aux âmes sensibles le sort du chevalier de Rohan. « Ce qui me paraît digne de pitié, ajoutait à son sujet l’évêque de Verdun, c’est qu’on croit qu’il aura la question; car, à mon gré, les tourmens sont pires que la mort. » La torture qui fut infligée aux prévenus était celle des brodequins. Elle consistait à placer les jambes dans des étaux où l’on insérait successivement des coins, de façon à augmenter progressivement la compression des membres. Les malheureux paraissent avoir supporté ce supplice avec courage; il ne leur arracha aucun nouvel aveu, car ils déclarèrent n’avoir rien à ajouter à leurs précédentes réponses. Il en fut ainsi également, pour la question préalable, qu’on infligea aux accusés, après la signification de leur condamnation à mort, en présence des deux commissaires, quelques heures avant l’exécution.

La Reynie, qui était alors lieutenant de police, fut choisi pour rapporteur dans l’affaire. Il conclut à ce que Van den Enden fût pendu, comme espion et coupable de crime d’état, et à la condamnation à mort de Rohan, Préau et Mme de Villars, comme coupables du crime de lèse-majesté. Cependant, il n’y avait eu au fond dans le complot que des projets qui n’avaient point reçu encore d’exécution ; mais, dans la jurisprudence criminelle du temps, les seuls projets étaient réputés suffire pour établir le crime de lèse-majesté.

M. de Pommereu appuya ces conclusions rigoureuses, sauf en ce qui touchait le chevalier de Rohan, qu’il regardait comme étant aliéné d’esprit. Il ajoutait que « l’égarement du chevalier de Rohan n’était pas nouveau, qu’il était produit par une mélancolie noire qui l’avait banni du monde, longtemps avant qu’il eût eu aucun commerce ni aucun engagement avec les conjurés, qu’aucunes lois n’imputaient à ceux qui sont dans cette espèce de démence, les actions qu’ils peuvent commettre. » Puis, voyant que son avis n’était pas partagé, ce conseiller conclut à la mort, avec appel à la clémence royale.

Louis XIV fit examiner de nouveau l’affaire, dans un conseil qu’il présida lui-même. Les amis de la famille de Rohan agirent finalement en faveur du chevalier. Le roi avait appelé à ce conseil le prince de Condé, le maréchal de Villeroi et Le Tellier, alors ministre d’état. Il demanda à chacun son avis, après leur avoir annoncé qu’il était prêt à user de clémence, surtout à l’égard du chevalier de Rohan, s’il le pouvait faire sans blesser la majesté royale ni les lois de l’état. Condé, qui avait des raisons personnelles pour ne pas se montrer bien sévère envers ceux qui tendaient la main à l’étranger, opina pour qu’il fût fait grâce au chevalier de Rohan, dont les projets étaient, disait-il, chimériques. « Rohan n’avait, remarquait le prince, connu dans le complot que ce qui touchait à son établissement en Bretagne à l’aide des Espagnols et des Hollandais. » Villeroi se prononça dans le même sens. Il rejeta tout sur Latréaumont et les autres complices. Le Tellier fut d’un avis tout contraire ; il réclama avec force un châtiment exemplaire pour tous les coupables, insistant sur le danger que le roi et le royaume avaient couru. Il soutint que la conduite du chevalier de Rohan, dans toute cette affaire, ne décelait nullement une aliénation d’esprit.

En présence de ce partage d’opinions, Louis XIV se trouva fort perplexe. D’une part, il inclinait pour la clémence à raison de l’attachement qu’il avait pour la maison de Rohan ; de l’autre, il craignait, en faisant grâce au chevalier, de nuire à la sécurité de l’état et d’être taxé de faiblesse, comme le lui représentait Le Tellier. Il ordonna qu’il fût sursis à l’exécution. On crut alors, à la cour, que la cause du chevalier était gagnée. Mais les ministres continuaient à insister pour que la condamnation eût son plein effet. Ils s’alarmaient d’une clémence qui irait à l’encontre de tout ce qui avait été fait, sous le précédent règne et depuis, pour relever la couronne et mettre fin aux entreprises des sujets rebelles. Huit jours s’écoulèrent dans ces incertitudes. Enfin, Louis XIV, vivement pressé par ses ministres, consentit à ce que l’arrêt de mort fût exécuté et l’on donna immédiatement les ordres pour que l’exécution s’accomplît dès le lendemain. On tenait à l’entourer d’un grand appareil, de nature à faire impression sur les esprits.

Le récit de La Fare sur ces diverses circonstances est d’accord avec les autres témoignages du temps. « Le roi, à ce que j’ai ouï dire, écrit-il en parlant de Rohan, fut tenté de lui faire grâce de lui-même. Le Tellier et Louvois lui représentèrent que, dans la conjoncture présente, un exemple était nécessaire et qu’il n’en pouvait faire un grand à meilleur marché, puisque le chevalier de Rohan était d’une grande naissance, et cependant sans suite et sans amis, mal avec sa mère et tous ceux de sa famille, dont aucun n’osa se jeter aux pieds du roi. Cela fut trouvé fort mauvais dans le public. On blâma fort sa mère et sa parente, Mme de Soubise, qui était en ce temps-là fort bien avec le roi, à ce qu’on prétendait, quoique leur commerce fût caché. Mme de Montespan, comme je l’ai dit, maîtresse du roi déclarée depuis longtemps, fut chargée du même blâme dans cette occasion, et ce n’est pas la seule où elle ait montré un cœur dur, peu sensible à la pitié et à la reconnaissance. »

Tout fut préparé pour que le supplice eût lieu sur la place qui s’étendait au-devant de la Bastille. Beauvau rapporte-dans ses Mémoires « que le chevalier de Rohan avait espéré qu’en raison de sa qualité, on l’exécuterait secrètement à la Bastille. Il demanda, après la lecture de son arrêt, si l’on n’y avait pas dressé un échafaud ; le père Bourdaloue, qui l’assistait, lui ayant dit que non et qu’il fallait se résoudre à mourir publiquement dans la rue, il répondit : « Tant mieux, nous en aurons plus d’humiliation. »

Quoique le chevalier de Rohan eût déclaré, quand il sut qu’il devait recevoir la mort, qu’il pardonnait à ses ennemis, il ne put dissimuler son ressentiment contre ceux qui l’avaient entraîné dans le complot. Il s’en prenait surtout à Van den Enden, qui avait eu la première idée de la fatale entreprise, et, si l’on en croit Beauvau, il aurait dit au médecin flamand qu’il était le plus méchant homme qui eût jamais été. Il fit également de durs reproches au chevalier de Préau et à la dame de Villars, pour avoir travaillé, sans le connaître, à l’engager dans l’affaire, déclarant que leurs démarches imprudentes avaient contribué à le perdre.

Le chevalier de Rohan fut assisté dans ses derniers momens, par deux jésuites, le père Bourdaloue[12], l’une des gloires de la chaire française, et le père Talon. Ils passèrent, avec lui, la nuit qui précéda l’exécution et l’accompagnèrent dans la chapelle où il devait se préparer à la mort. Le chevalier de Rohan demanda, après avoir parlé à Mme de Villars, qu’on lui donnât lecture de son arrêt, mais le greffier lui fit observer qu’il devait attendre la présence de ses deux coaccusés, pour qu’il ne fût fait qu’une seule prononciation. Comme il insistait, on consentit à lui lire son arrêt, qu’il écouta, à genoux, ainsi que le fit Mme de Villars ; ce qu’exigeait au reste la procédure criminelle du temps. En entendant le mot confiscation des biens, le chevalier de Rohan s’écria : «Que dira ma mère à la prononciation[13]? Puis ayant été informé que l’exécution ne devait avoir lieu qu’à trois heures, il dit en se tournant vers le père Bourdaloue : « Bon! mon père, j’ai encore du temps pour me réconcilier et m’entretenir avec vous. »

L’heure de l’exécution s’approchant, le bourreau entra dans la chambre du chevalier de Rohan et lui adressa ces paroles : « Monseigneur, vous plaît-il que je fasse ma charge? » Le chevalier lui ayant répondu : « Oui, mon enfant, » il lui mit la corde au cou. Rohan dit alors au bourreau : «Mon ami, je te pardonne ma mort ; me pourrais-tu bien couper le cou sans ôter mon justaucorps? » l’exécuteur lui répondit affirmativement et lui demanda s’il voulait qu’on lui liât les mains avec un ruban de soie. Le chevalier répliqua que, Notre-Seigneur n’ayant été lié qu’avec des cordes, il ne méritait pas d’autres liens. Après quoi, il pria son confesseur de ne plus le quitter, fit ses adieux à tous ceux qui étaient présens et qui fondaient en larmes, demandant pardon aux personnes qu’il croyait avoir offensées, puis marcha courageusement au supplice.

La place où s’accomplit l’exécution, avait été occupée, dès le matin, par des mousquetaires et des gardes du roi. C’était le mardi 27 novembre 1674. Toutes les rues et les avenues qui conduisaient à la Bastille étaient gardées par des cavaliers. Trois échafauds avaient été dressés au milieu du vaste espace que présentait la rue Saint-Antoine, en face de la Bastille, auprès du couvent des religieuses de Sainte-Marie. Une foule immense se pressait pour assister à ce triste spectacle.. Des individus avaient établi des amphithéâtres, devant, les maisons, des deux côtés de la rue.. Toutes les fenêtres et les balcons furent remplis, de bonne heure, d’un grand nombre de personnes de distinction. Ce fut ce jour même, à huit heures du matin, que le greffier en chef, Louis Lemasier, se transporta à la Bastille, pour signifier aux quatre accusés l’arrêt de condamnation à mort qui avait été rendu, la veille, par les commissaires, sous la présidence du chancelier. M. de La Grisolle, qui était en ce temps-là gouverneur du château, fit descendre dans la chapelle, à la requête dudit greffier, le chevalier de Rohan et ses complices. Nous avons, sur l’attitude qu’affectèrent alors ceux-ci, des détails qui ne sont pas sans intérêt. Tandis que le chevalier de Rohan témoignait d’une fermeté digne du nom qu’il portait, que Van den Enden faisait preuve d’une résignation stoïque, la dame de Villars s’abandonna à des sentimens de faiblesse qu’on ne peut s’étonner de rencontrer chez une personne telle qu’on nous l’a dépeinte. Jean Rou, dans ses Mémoires, a raconté, d’après ce qu’il tenait du chevalier d’Aigrement, les derniers momens de la malheureuse femme, et nous reproduisons ici ce qu’il en dit : « Le lieutenant de la Bastille vint, le mardi 27 novembre 1674, vers les huit heures du matin, dans la chambre de cette dame, qui n’était pas encore levée, et cela pour lui rendre sa dernière visite. Pour être bien capable de se représenter cette scène, il faudrait que le lecteur sût que la figure du lieutenant La Grisolle était telle qu’en un seul sujet et en un seul corps, il y avait, à proprement parler, deux La Grisolle : celui de ces deux, qui entra alors dans la chambre de Mme de Villars, n’était pas le La Grisolle ordinaire, qui n’avait rien que d’assez serein et d’assez doux en son abord ; c’était au contraire un visage morne et tout propre à jeter l’effroi dans l’âme la plus intrépide ; il était capable, en un mot, d’épargner à des criminels la douleur de monter à la potence ou sur l’échafaud, en leur ôtant la vie de son seul aspect : « Ah! mon Dieu, monsieur de La Grisolle, s’écria Mme de Villars, que me venez vous dire, à l’heure qu’il est? — Habillez-vous, madame, lui dit-il, d’une voix traînante et d’un froid à glacer les âmes les moins timides. — Mais encore, monsieur de La Grisolle, qu’y a-t-il? Est-ce que je serais jugée? — Habillez-vous, madame, et me suivez. — Ah! mon Dieu et mon Sauveur, à quoi me réservez-vous? Seigneur, ayez pitié de moi ! — Une telle, dit-elle à sa femme de chambre, habillez-moi vite, car je ne puis me soutenir ! »

Le greffier Lemasier, qui devait lire la sentence, crut devoir manifester à Mme de Villars le regret qu’il éprouvait d’être obligé de lui apporter la nouvelle de sa condamnation à mort. Sur quoi cette dame, qui avait repris ses sens, repartit, suivant les termes mêmes du procès-verbal de l’exécution, « que nous ne devions pas avoir de peine de la lui prononcer, que c’était un juste châtiment de Dieu, parce qu’elle avait été longtemps dans une fausse religion, ayant été huguenote, et que Dieu la voulait punir, d’y avoir demeuré si longtemps. » En effet, la dame de Villars, inquiète sur son salut, avait abjuré le calvinisme, en présence du sort qui la menaçait. Après avoir été liée avec des cordes, comme venait de l’être le chevalier de Rohan, elle pria celui-ci de lui céder un de ses confesseurs. Mais le chevalier repartit qu’il n’en avait pas trop de deux. Pour satisfaire à son désir, on se hâta d’amener à la dame un troisième confesseur ; c’était l’abbé Porcher, docteur en Sorbonne. Elle se rendit avec lui, en gardant un grand calme, dans un autre oratoire du château. Après quoi, on fit descendre dans la chapelle le chevalier de Préau et Van den Enden, auxquels lecture fut donnée de leur arrêt, qu’ils entendirent à genoux.

La confiscation des biens de la dame de Villars était spécifiée dans l’arrêt, comme pour le chevalier de Rohan ; mais son frère, le sieur de Brie, obtint du roi les biens meubles à elle appartenant. La question des biens que laissait cette malheureuse femme donna lieu, peu avant son supplice, à une scène étrange que mentionne le procès-verbal et qui mérite d’être rapportée. Le jour même de l’exécution, vers une heure de l’après-midi, un sieur Vapy se présenta à la Bastille, demandant à parler à la dame de Villars, pour une affaire particulière qui la concernait: il montrait un mémoire qui avait trait à cette affaire. On fit droit à sa demande, et il fut introduit dans la chapelle où se tenait la dame de Villars. Vapy informa alors celle-ci que son frère de Brie avait obtenu du roi le don de sa confiscation ; il ajouta que de Brie en userait en honnête homme, comme il le devait, mais qu’il lui demandait quelques éclaircissemens sur les affaires dont il était question dans le mémoire que lui, Vapy, avait à la main. Chose remarquable, Mme de Villars avait si bien repris son sang-froid, qu’elle écouta attentivement le mémoire dont Vapy lui donna lecture, et elle fournit sur chaque article les explications réclamées. Vapy nota au crayon les réponses ainsi obtenues. Procès-verbal en fut dressé par le greffier, qui était présent à cet entretien. On proposa à Mme de Villars d’introduire près d’elle deux de ses anciens amans, MM. de La Meusse et de Brisbarre, dont les lettres avaient été trouvées dans ses papiers ; mais elle refusa, redoutant l’émotion que cette entrevue produirait sur elle, alléguant d’ailleurs qu’elle avait besoin de toutes ses forces, dans l’état où elle était. En la quittant, Vapy promit à l’infortunée de faire emporter son corps et de la faire enterrer en terre sainte, à quoi, dit le procès-verbal, ladite dame répondit « qu’elle lui en auroit obligation, que néanmoins elle avoit plus de souci où savoir placer son âme que son corps, et elle le pria de faire en sorte qu’il fût fait des prières pour elle, que c’étoit de cela qu’elle avoit le plus besoin. »

Enfin le moment fixé pour l’exécution arriva. Sur les quatre heures de l’après-midi, écrit Du Cause, « on vit sortir de la Bastille le chevalier de Rohan, monté sur un chariot, un confesseur à son côté avec l’exécuteur, marchant lentement, entouré de gardes à cheval et de gardes françaises et suisses. La majorité du public avait pitié du condamné. Rohan paraissait triste et abattu. La vue de cette foule prodigieuse le troubla. Il rougit de honte, ce qui releva encore la beauté naturelle de ses traits. Lorsqu’il fut monté sur l’échafaud et qu’on eut découvert à plein sa riche taille, à l’air de majesté qui régnait sur toute sa personne, relevé par un grand éclat de jeunesse, il n’y eut point de spectateur assez dur, ni assez insensible qui pût lui refuser des larmes. Il se mit à genoux pour demander pardon à Dieu, au roi et à la justice, et s’étant encore tourné un moment vers son confesseur pour recevoir la dernière bénédiction, pendant que le peuple mêlait ses sanglots aux tristes chants qui précèdent l’exécution des criminels, il eut la tête tranchée. »

Mme de Villars fut ensuite amenée. « Elle porta, nous dit le précédent informateur, jusque sur l’échafaud, les marques de sa vanité et de sa coquetterie. Elle était fardée, parée de ses plus beaux atours, comme pour braver la mort; mais lorsqu’elle aperçut les traces de l’exécution qui venait d’être faite, elle donna plusieurs marques de faiblesse. » Le procès-verbal déclare pourtant qu’elle prit part elle-même au chant du Salve Regina qui précédait l’exécution de chacun des condamnés. Sa tête fut emportée d’un seul coup, comme cela avait eu lieu pour le chevalier de Rohan. En ce moment, le chevalier d’Aigremont, qu’on n’avait point extrait de sa prison à la Bastille et qui se doutait que l’exécution des condamnés allait avoir lieu, parvint, à l’aide d’un petit échafaudage qu’il avait dressé dans sa chambre, à atteindre la hauteur d’une demi-fenêtre donnant de cette chambre sur la rue Saint-Antoine, là où avaient été élevés les échafauds, et jetant les yeux sur le triste spectacle qui s’offrait devant lui, le premier objet qui se présenta à son regard, fut la tête de Mme de Villars que venait de faire rouler le bourreau. « Son effroi fut tel, dit Jean Rou, qui rapporte le fait, qu’il tomba de son échafaudage, presque aussi mort que la belle défunte qui régnait uniquement dans son cœur. Il se releva néanmoins, après quelques momens de défaillance, et je l’ai ouï plusieurs fois faire, et à moi et à d’autres, la description de ce funeste spectacle, plus d’un an après l’affaire passée, avec de si étranges émotions que les syncopes de son esprit attaqué le replongeaient aussitôt dans les mêmes égaremens qui l’avaient si fort dérangé[14]. »

Le chevalier de Préau, qui fut exécuté après Mme de Villars, montra beaucoup de fermeté. Puis, on procéda à la pendaison de Van den Enden. Amené sur le lieu de l’exécution, il contempla, sans s’émouvoir, la foule houleuse qui s’agitait devant lui et les vestiges de l’exécution de ses complices et son gibet préparé à deux pas de l’échafaud. Ses yeux ni son visage n’en furent nullement changés, écrit un témoin oculaire. Loin de faire paraître quelque faiblesse, il montra une fermeté et une constance de héros. Il soutint parfaitement le caractère des philosophes stoïques dont il se faisait gloire de suivre la secte. Il avait toujours soutenu que la vie n’est point un bien ni la mort un mal, que n’être plus en vie ou n’être point à Constantinople, par exemple, c’était une chose égale, que l’âme dégagée du corps gagnait beaucoup à se trouver délivrée d’un mauvais compagnon de voyage, qui l’afflige sans cesse par ses besoins, par ses passions, et par les différentes impressions qu’elle est forcée d’en recevoir. Tels étaient les principes qu’il avait dû enseigner à Spinoza, qu’il compta au nombre de ses élèves. Il écouta tranquillement le docteur qui était à ses côtés pour l’exhorter à mourir chrétiennement. Quant au crime pour lequel il était condamné, il n’en témoigna en mourant aucun repentir ; il avait soutenu, dans l’aveu qu’il fit de toutes les circonstances de la conspiration, que, dans un temps de guerre ouverte, il est permis à un sujet de l’état attaqué, de tout entreprendre pour sauver sa patrie opprimée et respirant à peine sous ses ruines, et que, dans ces terribles conjonctures, un sujet est trop heureux de pouvoir donner sa vie pour la délivrance de ses concitoyens.

Immédiatement après l’exécution, les restes du chevalier de Rohan furent transportés dans un carrosse couvert de drap de deuil, éclairé de six flambeaux blancs, à l’abbaye de Jouarre, où il avait demandé d’être enterré. L’autorité avait interdit que son corps fût dépouillé et fouillé.

La peine capitale ne frappa que les quatre téméraires qui avaient pris la part la plus active au complot dont Latréaumont était l’âme. De ceux qui avaient été arrêtés avec eux, les uns furent relâchés, faute de preuves suffisantes[15], les autres furent détenus arbitrairement, pendant un certain temps, ou renvoyés pour être jugés par d’autres juridictions qui ne devaient pas prononcer la mort. Le conseiller Le Boullenger d’Hacqueville avait été chargé d’informer contre ces divers prévenus. Celui d’entre eux qui semblait être le plus impliqué dans l’affaire, le comte de Fiers, dut surtout son élargissement aux déclarations du chevalier de Rohan, dont il était parent et qui ne cessa d’affirmer qu’il était étranger à la conspiration. Sitôt après l’exécution, le comte de Fiers sortit du For-l’Évêque où il était prisonnier, à la charge de se représenter, après plus ample information. Quant à Catherine Medaëns, la femme de Van den Enden, tout indiquait qu’elle avait ignoré l’existence du complot, et on ne la détint pas plus longtemps à la Bastille.

Telle fut l’issue de cette tentative hardiment conçue et dont la réussite n’était pas impossible. En France, on reprocha beaucoup aux Hollandais d’avoir donné les mains à une trahison manifeste. Ceux-ci soutinrent que la conspiration qu’on avait ourdie, en cette occasion, contre Louis XIV était dans le droit de la guerre. Ils se défendirent d’avoir voulu faire tuer le roi et affirmèrent qu’ils auraient traité avec égards le dauphin, s’ils s’étaient emparés de sa personne ; que d’ailleurs le complot qu’ils avaient tramé était loin d’avoir l’odieux de la proposition faite au gouvernement français par des ingénieurs et des officiers de marine, de rompre les digues et d’inonder toute la Hollande en une seule nuit.

Cette conspiration, dont le public ne connut pas le véritable caractère, et qui a fourni à Eugène Sue le sujet d’un de ses romans, tendait, dans les visées de ses deux auteurs, Latréaumont et Van den Enden, à l’établissement d’une république en France; elle a précédé d’un peu plus d’un siècle les complots d’un autre genre qui amenèrent chez nous l’avènement du régime républicain. Elle parut n’avoir été que la folle conception de jeunes écervelés, mal famés, réduits aux expédiens et qui recouraient, pour satisfaire leur ambition, à la plus coupable entreprise. Ce qui vient d’être exposé montre qu’elle a été davantage. Le chevalier de Rohan fut plus l’instrument que le chef des deux hommes qui l’avaient ourdie. La sévérité du châtiment effraya ceux qui auraient pu être tentés de tramer de nouvelles conspirations. Le sort du chevalier de Rohan servit d’exemple et d’épouvantail, car, ainsi que le remarque La Fare, il fut, sous Louis XIV, le seul homme de qualité puni de mort pour crime de lèse-majesté.


ALFRED MAURY.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet.
  2. Ce Jean Lemarié et son frère Nicolas Lemarié, compagnon fripier, comparurent dans le procès.
  3. Lorsqu’il parut dans le procès, il déclara avoir vingt-six ans.
  4. Du Cause nous a laissé, dans ses Mémoires, des détails fort intéressans sur sa jeunesse et sur la campagne de Candie.
  5. Il avait alors quarante-cinq ans.
  6. d’après-les réponses que fit Van den Enden dans ses interrogatoires, ce serait par sa fille, Mme Dargent, qui logeait chez lui, à Picpus, qu’il aurait été informé, à son arrivée, de la découverte du complot. Elle lui aurait appris que M. de Rohan était arrêté et qu’on disait qu’un Hollandais était cause de tout cela. Sur ce, toujours d’après sa déposition, il aurait demandé ses souliers et s’en serait allé sans bruit à Pantin, sa femme n’étant pas en ce moment chez lui; le lendemain mardi, il serait allé entendre la messe dans l’église des Pères-de-la-Mission-de-Saint-Lazare, au faubourg Saint-Laurent, où sa femme se serait rencontrée fortuitement; ils se seraient ensuite rendus jusqu’au Bourget, où ils couchèrent. Il y fut convenu que Catherine, femme de Van den Enden, viendrait à Paris, pour retenir une place au coche de Bruxelles et qu’elle achèterait un habit de toile de paysan, qu’elle le lui apporterait au Bourget et que, de là, elle prendrait le coche en passant; ce qu’elle fit, ayant le même jour, mercredi, vers midi, rapporta l’habit avec lequel Van. den Enden pensait pouvoir, petit à petit, se retirer en Flandre, tandis que sa femme irait à Bruxelles par le coche, mais dans le temps qu’elle attendait le passage du coche, environ les quatre heures de l’après-midi, son mari fut arrêté avec elle et conduit à la Bastille. Les réponses données par Catherine Medaëns, dans son interrogatoire, s’accordent avec cette relation. Peut-être s’était-il fait quelque confusion dans les souvenirs de Du Cause.
  7. Catherine Medaëns, dans son interrogatoire, déclara que, lorsque son mari partit pour la Flandre, il lui dit qu’il allait retirer de l’argent qu’on lui devait en ce pays-là et qu’il voulait amener Kerkerin, son gendre, s’établir en France; que, pendant son absence, celui-ci lui avait écrit trois fois et que les lettres lui avaient été remises par le fripier Lemarié.
  8. Voyez sur Louis Bazin de Bezons, qui dut en partie à sa servilité de nombreuses faveurs du gouvernement, la note de M. A. da Boislisle, t. V, p. 38, de son édition des Mémoires de Saint-Simon.
  9. Le chevalier de Rohan accusait Sourdis de s’être attribué, au retour de la guerre, tous les mérites qui revenaient à lui et à Fonvilles.
  10. Cette question, dont l’usage n’a été aboli qu’en 1780, ne doit pas être confondue avec la question préalable, à laquelle on ne soumettait que ceux dont la condamnation à mort avait déjà été prononcée, en vue de tirer d’eux de nouveaux aveux et de leur arracher le nom des complices qu’on leur supposait.
  11. Correspondance de Roger de Rabutin, comte de Bussy, avec sa famille et ses amis; édition Lud. Lalanne, t. II, p. 406.
  12. C’était à la demande de la princesse de Guémené que ce célèbre prédicateur avait été accordé pour confesseur à son fils, le chevalier de Rohan.
  13. Beauvau nous dit que le chevalier de Rohan ne témoigna de sensibilité que sur cet article, craignant que sa mère ne tombât dans la dernière nécessité, de quoi on le rassura sur la bonté du roi.
  14. Mémoires de Jean Rou, t. I, p. 68 et 69.
  15. Tel fut le cas pour le comte de Créqui, Sourdeval, Bourguignet, Mallet de Saint-Martin, la demoiselle de Villars, le sieur Dargent, Lanefranc, de Grieux, Dupuy, Lallemant du Coudray, Chàlon de Maigrement, etc.