Une Conférence de M. Deschanel sur le bien et le mal qu’on a dit des femmes

Une Conférence de M. Deschanel[1]
sur
le bien et le mal qu’on a dit des femmes

Il est certain, disait le regrettable H. Rigault, que dans ce monde il n’est rien de plus intéressant pour l’homme que la femme. Rien de ce qui la touche ne nous est indifférent. Voilà pourquoi, la curiosité, l’intérêt, et si l’on veut une curiosité intéressée rassemblent de nombreux auditeurs aux pieds de la chaire du spirituel conférencier qui a imaginé de prendre pour texte de ses entretiens les entretiens des anciens et des modernes sur les femmes. Parmi ces curieux les hommes sont en majorité. Adam est jaloux de la réputation d’Eve ; et il vient là tout exprès sans doute pour nier le mal qu’on a dit de sa femme.

M. Deschanel est un agréable et fin causeur, un homme du monde qui sait rendre l’érudition amusante sans jamais commettre la faute de sacrifier l’amusement à l’érudition, ni de s’enfermer dans une forme trop sévère, trop académique ; il évite la rigueur de la logique ; il viole les vieilles lois de la rhétorique ; son langage même est semé d’heureuses négligences. Ce n’est pas un homme voyageant pour ses affaires et pressé d’arriver au but ; c’est un riehe oisif qui a toujours l’air de se promener dans son jardin, à son aise, en négligé et qui ne se fait point scrupule de cueillir des fleurs dans les champs voisins, car le jardín n’a pas de murs et les limites sont incertaines.

Si je traitais mon sujet dogmatiquement, a dit le professeur, je ne serais pas aussi sûr de parler devant un nombreux auditoire : Je crois l’idée discutable, et M. Deschanel se fait tort ; il possède assez de ressources pour administrer de la philosophie à ses auditeurs en leur fesant croire qu’ils ne prennent que de la littérature légère. Mais M. Deschanel aime mieux causer de manière à être suivi sans effort… et le public jouit de la fleur de sa conversation. Comme le génie français, « ce composé d’air et de flamme, » se peint bien dans un plan ainsi tracé et que j’aurais voulu pour faire mieux sentir le prix de ce naturel, de cette grâce, de cet abandon calculé comme le négligé de certaines femmes, et dans le même but, faire succéder immédiatement à M. Deschanel un de ces charmants professeurs allemands, exacts, savants, logiques, comme des tortues, hérissés de latin et de gree et d’hébreu et même de sanskrit, aux noms pleins de consonnes avec des gutturales en majorité ! Il est vrai que le revers de la médaille aurait pu représenter un professeur allemand écoutant M. Deschanel !…

Pourtant à travers cette confèrence et parmi les citations piquantes, les rapprochements inattendus, les traits gaulois, flottait un lien philosophique : Le voici. — Selon l’idée antique, orientale, despotique, théologique (c’est tout un, dit M. Deschanel), la femme est inférieure à l’homme ; — Selon l’idée moderne, philosophique, juridique, la femme est l’égale de l’homme, non sa pareille ; avec des facultés différentes elle concourt à la réalisation du même but.

La conférence a tourné autour de ce point central. L’histoire a été appelée en témoignage : les Indiens fètent la naissance d’un garçon et accueillent avec dédain la naissance d’une fille… Le lévitique impose 33 jours de purification à la mère d’un garçon et 66 jours à la mère d’une fille… La Genèse enseigne que la femme a été tirée d’une côte d’Adam ; et comme il ne manque point de côte à l’homme, Bossuet appelle la côte d’où naquit Eve un os surnuméraire ; l’explication n’explique rien et l’expression a fait sourire l’auditoire. M. Deschanel, citant le concile de Mâcon où l’on mit en question et en délibération l’existence de l’âme des femmes — voit dans les doutes injurieux du concile une conséquence de la théorie de l’os surnuméraire ; comment se figurer disait quelqu’un non sans irrévérence, une âme avec un sens moral dans une côtelette ?

Au risque de faire froncer les sourcils des auditeurs si agréablement déridés, nous rappellerons en passant que dans le système chrétien la femme devient l’égale de l’homme par la rédemption de la race d’Adam. Saint Paul dit : la femme est la gloire de l’homme ; Et l’on ne répète plus que le christianisme a rendu à la femme sa couronne parce qu’on ne le conteste plus sérieusement

Si cela est est vrai il n’y a plus moyen d’opposer l’idée théologique à l’idée moderne. L’opposition de ces deux termes tombe d’elle-même. Il faut mettre en contraste l’idée païenne avec l’idée chrétienne, moderne, juridique parce que la source du droit moderne est dans le christianisme. Comme autrefois Moïse, Christ a frappé le roc de sa verge divine et le fleuve qui a jailli subitement a désaltéré les peuples et fait fleurir le désert.

Chez les Grecs, le conférencier nous a montré les femmes injuriées par les poètes, par les satiriques, par les philosophes, sauf Homère, Socrate, Plutarque et une ou deux exceptions.

Rome ajoute sa grossièreté à l’insolence grecque. Virgile, le doux Virgile, tout éclairé qu’il était « du jour naissant de Jésus-Christ, » n’a rien mis de bien relevé dans le caractère de Didon ; elle ne représente guère qu’une furieuse passion des sens ; Enée dans sa visite aux enfers croit la voir dans le purgatoire :

… Aut videt aut vidisse putat.

Virgile n’a point mis de femmes dans son Paradis.

Les Romains, peuple puissant mais dur (que M. Deschanel compare au peuple anglais) traitent les femmes comme un meuble dont le possesseur devient propriétaire par l’usage au bout d’un an et un jour. A Rome on reconnaît les femmes libres à ce qu’elles sont enfermées. Il en est de même des Chinoises auxquelles leurs maris ont su persuader qu’il est noble d’ètre es- tropié afin de les garder à la maison.

Nous ne suivrons pas M. Deschanel dans son énumération des méchants propos latins à l’adresse des femmes. Citons pour finir, le beau début du discours de Q. Mettellus le Numidique exhortant les Romains au mariage :

« Romains, si nous pouvions nous passer de femmes nous ne nous embarrasserions pas d’un tel fardeau… Mais puisque la nature a fait que nous ne pouvons ni vivre heureux avec les femmes, ni vivre sans femmes… le mieux est de s’occuper à perpétuer notre espèce… »

Que penser de l’état des femmes dans un pays où de tels discours étaient prononcés à la tribune du Corps législatif ?

Juvénal dans sa satire VI énumère et flétrit tous les vices des femmes de son temps. Voici quelques extraits de cette satire à laquelle M. Deschanel a fait allusion en passant : Le début donne le ton général du morceau : « Je veux croire, que sous le règne de Saturne on vit la Pudeur habiter sur la terre… Il y a longtemps qu’avec sa sœur Astrée elle a pris son vol vers les cieux… Un luxe honteux né des richesses corruptrices a perverti notre siècle. — La différence des rangs est effacée par la dépravation… — Que ta femme n’affecte point d’avoir un style — qu’elle ne comprenne pas tout ce qu’elle lit… — (On voit que ce précepte est déjà vieux, Arnolphe avait-il lu Juvénal ?) « — Elle n’a nul souci de son mari, elle vit en voisine avec lui… — Riches pupilles défiez-vous des mets apprétés par vos propres mères ; car elles peuvent y mêler des poisons… »

Ce sont là les plus douces des choses que Juvénal a dites aux femmes romaines. Le dégoût vous saisit en parcourant ces effroyables peintures de mœurs. La femme a-t-elle bien pu tomber si bas ? à qui la faute ? à ceux, répond avec raison M. Deschanel, qui les réduisaient aux sensations, à l’oisiveté, source de tous les vices. La femme est une puissance, et quand cette puissance est privée de concourir à la grandeur de l’homme elle devient la moitié de sa corruption.

Nous regrettons de ne pouvoir citer tous les traits piquants dont M. Deschanel a orné sa conférence. On a souri en entendant la description qu’un auteur anglais fait de la vieille fille :

« Elle paraît dit-il la tête ornée de rubans de couleur comme un vaisseau en danger faisant des signaux de détresse. »

M. Deschanel a eu pour louer la vieille femme. quelques paroles exquises ; elle est bonne, indulgente, maternelle. Elle sait la vie ; elle donne sans compter qu’on lui rendra. Elle est aimable sans intérêt. La jeune fille n’est aimable que par intérêt ; et le lendemain du jour où elle a trouvé un mari elle rengaine les neuf dixièmes de son amabilité.

M. Deschanel n’a pas dit que c’est au profit du mari qui consomme tout seul les neuf dixièmes de l’amabilité de sa femme ; mais il l’a pensé ; nous le disons pour lui. En le remerciant de sa charitable intention que nous avons devinée, nous exprimons l’espoir de l’entendre à Fontainebleau où il doit venir nous donner une conférence le 2 mars.


  1. M. Deschanel donne en ce moment à Paris une série de conférences sur ce sujet ; celle-ci a été donnée le 10 février dernier ; elle n’est qu’un morceau détaché.