Une Comédienne au XVIIe siècle - Madeleine Béjart

Une Comédienne au XVIIe siècle - Madeleine Béjart
Revue des Deux Mondes3e période, tome 69 (p. 123-157).

UNE
COMÉDIENNE AU XVIIe SIÈCLE

MADELEINE BÉJART


Bien des noms sont mêlés à l’histoire de Molière, mais il en est deux surtout qui ont le privilège de nous attirer, ceux de Madeleine et d’Armande Béjart, deux sœurs, dont il aima l’une, dit-on, et épousa l’autre. Cette préférence s’explique par des causes assez diverses. D’abord le goût du scandale, Madeleine et Armande ayant été comédiennes, et d’humeur fort légère, à ce que l’on croit. Il faut y voir aussi la malignité trop naturelle qui nous porte à chercher dans la vie des grands hommes les faiblesses et les ridicules ; en les rendant semblables aux autres hommes, ne diminuent-ils pas la distance qui nous sépare d’eux ? On peut néanmoins, pour revenir sur ce sujet, invoquer des motifs plus avouables. D’abord, il est impossible que Madeleine et Armande Béjart n’aient pas exercé une certaine influence sur ce qu’il y a de plus intéressant dans Molière, à savoir ses œuvres ; la nature des choses le veut ainsi ; et, pour Molière en particulier, ses contemporains sont les premiers à le reconnaître. L’auteur de l’importante préface mise, en 1682, en tête de la première édition complète de son théâtre, dit expressément, à propos des « applications admirables » qu’il faisait dans ses comédies « des manières et des mœurs de tout le monde » : « Il s’y est joué le premier en plusieurs endroits sur des affaires de sa famille et qui regardaient ce qui se passait dans son domestique. « En faudrait-il davantage pour excuser ceux qui s’efforcent de connaître sa vie privée ? Ajoutons que, dans ce qui a été écrit jusqu’à présent sur Madeleine et Armande Béjart, le parti-pris et le système, l’à-peu-près et la déclamation tiennent beaucoup de place. Les faits constatés et les documens authentiques ne manquent pas, et ils en disent assez ; cependant une bonne part de ce que l’on affirme à leur sujet n’est rien moins que prouvé ; la fantaisie a grande part aux portraits que l’on trace d’elles. Serait-il impossible d’y substituer des images vraies ? On peut, du moins, l’essayer. Prenons d’abord Madeleine Béjart. N’eût-elle pas vécu pendant près de trente ans de la même vie que Molière, à côté de lui, dans son intimité, elle mériterait encore d’être étudiée pour elle-même. Cette comédienne, en effet, était une femme de premier ordre et un caractère original.


I.

Le 6 octobre 1615, Joseph Béjart, a huissier ordinaire du roy ès eaux et forêts de France, » épousait à l’église Saint-Paul, au Marais, une demoiselle Marie Hervé. Les deux époux appartenaient, semble-t-il, à la petite bourgeoisie parisienne ; en tout cas, le complément obligé de la noblesse, la fortune, leur manquait entièrement. Mais leur pauvreté ne les empêchait pas d’afficher des prétentions nobiliaires. Outre le titre d’écuyer que l’usage et la courtoisie laissaient prendre à beaucoup de gens de robe, on trouve Joseph Béjart qualifié « sieur de Belleville. » Peu d’unions furent aussi fécondes : on a pu relever les noms de onze enfans issus de ce mariage, et il est permis de croire qu’on ne les connaît pas tous. Mettons-en quinze ; et nous serons certainement plutôt au-dessous qu’au-dessus de la vérité. Joseph Béjart mourut en 1643, après une vie fort rude et besogneuse, car, à toute époque, quinze ou même onze enfans sont une lourde charge, surtout pour un huissier de petit office. De ces enfans, cinq se firent comédiens : deux fils, Joseph et Louis ; trois filles, Madeleine, Geneviève et Armande. Joseph, né vers 1617, et Madeleine, baptisée le 8 janvier 1618, étaient les plus âgés. Ils donnèrent le branle, par leur exemple, à toutes ces vocations théâtrales ; et le père et la mère, enchantés de voir ces oiseaux voyageurs prendre leur volée hors du nid trop plein, n’y mirent certainement aucun obstacle.

Le Marais, qu’habitaient les Béjart, le Marais était alors le quartier des théâtres. Sur ses confins, proche les halles, on trouvait le vieil Hôtel de Bourgogne, où jouaient d’une part les grands jeunes-premiers tragiques : Floridor et Bellerose ; de l’autre, le trio légendaire de farceurs : Gaultier-Garguille, Gros-Guillaume et Turlupin ; et aussi les troupes italiennes. Plus près du centre, dans un jeu de paume, était le théâtre qui prit le nom même du quartier, le Théâtre du Marais, et où le Cid fut joué d’original. Scène et tréteaux se ressemblaient encore beaucoup ; l’Hôtel de Bourgogne, notamment, était, en partie, un théâtre forain : on jouait des parades à la porte avant la représentation. Autour du quartier, les amateurs de spectacle en plein vent n’avaient que l’embarras du choix : ils trouvaient sur le Pont-au-Change Jean Farine ; sur le Pont-Neuf, le Savoyard ; à la place Dauphine, le grand Tabarin. Il est probable que les petits Béjart firent le plus clair de leur éducation au milieu de la foule qui entourait ces artistes de la rue ; et aussi que, faute de quinze sous nécessaires pour entrer au parterre des deux théâtres réguliers, ils s’y faufilèrent souvent parmi les soldats aux gardes, les laquais et les pages qui s’arrogeaient le privilège de voir le spectacle sans payer. Les splendides habits des rois et des reines de tragédie, la joyeuse humeur de Colombine et d’Arlequin, la liberté de leur existence, la facilité apparente d’un métier si lucratif, tout cela devait produire une vive impression sur les enfans du pauvre huissier. De très bonne heure les deux aînés, Joseph et Madeleine, se firent eux-mêmes comédiens, sans prendre la peine de déguiser leur nom de famille sous l’un de ces pseudonymes prétentieux ou burlesques qui étaient alors de règle au théâtre.

Où jouèrent-ils ? On n’en sait trop rien. Peut-être dans une troupe d’amateurs, peut-être sur les tréteaux forains de la banlieue. La tradition veut qu’ils aient de bonne heure parcouru le Languedoc avec une « troupe de campagne. » En tout cas, ils n’y restèrent pas longtemps, car deux pièces authentiques établissent que Madeleine était à Paris au commencement de 1636 et au milieu de 1638. Le 10 janvier 1636, en effet, Madeleine Béjart, « fille émancipée d’âge, » assistée de son curateur, Simon Courtin, bourgeois de Paris, de son père, de son oncle paternel, Pierre Béjart, procureur au Châtelet, et de cinq alliés et amis de sa famille, demandait au lieutenant civil l’autorisation de contracter un emprunt ; elle possédait deux mille livres, et il lui en fallait deux mille autres pour acquérir une petite maison avec jardin située au cul-de-sac Thorigny. L’assistance que lui prêtent les personnes graves qui l’accompagnent, et parmi lesquelles figurent un « chef du gobelet du roi, » un avocat au parlement et « un fourrier du corps du roi, » permet de penser que les économies précoces de la jeune comédienne avaient une origine honnête ; mais rien n’est moins prouvé. Très peu de temps après, on la voit intimement liée avec un personnage dont les largesses pourraient bien être le point de départ de sa fortune : en effet, le 11 juillet 1638, était baptisée à Saint-Eustache « Françoise, fille de Esprit-Raymond, chevalier, seigneur de Modène et autres lieux, et de demoiselle Madeleine Béjart. » Madeleine et M. de Modène n’étaient pas mariés ; il y avait même, loin de Paris, aux environs du Mans, une légitime Mme de Modène, qui ne mourut qu’en 1649. Le parrain de la petite Françoise était le jeune fils de M. de Modène, représenté par un ami du père, Jean-Baptiste de l’Hermite, sieur de Vauselle, un gentilhomme poète et comédien, et la marraine dame Marie Hervé, la propre mère de Madeleine.

C’est là un singulier baptême. Mais faut-il grossir la voix à ce propos et appliquer à M. de Modène et à Marie Hervé les strictes règles de la morale bourgeoise ? Il y a ici plus à sourire qu’à s’indigner. Trois des personnes qui figurent dans l’acte n’appartiennent pas au monde vulgaire pour lequel sont faites la morale et ses lois ; elles vivaient en marge de la société, elles jouissaient d’une tolérance particulière, car l’une était un aventurier, l’autre une comédienne, la troisième une mère d’actrice.

Ainsi, prenons d’abord M. de Modène. C’est un gentilhomme du Comtat-Venaissin, riche et de vieille noblesse, poète à ses heures et fort répandu dans le monde de la littérature et des théâtres. Lancé dans une vie de plaisirs et de folles équipées, il occupe bientôt une place distinguée dans cette galerie d’originaux de grande race, fort braves et fort brillans, mais aussi dénués de sens moral que de sens commun, qui s’agitent autour de Gaston d’Orléans, forment le cercle de Marion de Lorme et de Ninon de Lenclos, se font un point d’honneur de braver publiquement les édits sur le duel, suivent en Allemagne, en Italie, en Hongrie, quelque aventurier comme eux, conspirent, sont condamnés à mort une ou deux fois, et meurent, qui en place de Grève, qui sur le pré, qui sur le champ de bataille, qui de vieillesse et dans leur lit. M. de Modène est de ces derniers. Mais, pour en venir à cette fin bourgeoise, que d’aventures ! Chambellan de Gaston, il entre, naturellement, dans les complots contre Richelieu ; grièvement blessé au combat de la Marfée, il parvient à se réfugier à Bruxelles et y apprend qu’un arrêt du parlement l’a condamné à mort. Il en profite pour se guérir et se reposer un peu. Richelieu et Louis XIII morts, il revient en France, mais il n’y reste pas longtemps : en 1647, il accompagne à Naples le duc de Guise, qui essaie d’y exploiter à son profit la révolte de Masaniello. De retour en France, il trouve sa femme morte et Madeleine Béjart vieillie ; il en profite pour se remarier avec la sœur de son ami l’Hermite de Vauselle. Cela ne l’empêcha pas de vivre toujours en excellens termes avec Madeleine. Peu de temps avant ce mariage, il tenait une fille de Molière sur les fonts, avec Madeleine pour commère ; plus tard, on voit Madeleine prendre soin des affaires de M. de Modène et s’efforcer de réparer une fortune compromise par tant d’aventures. S’étonnera-t-on maintenant de la conduite que tint le personnage lors du baptême de la petite Françoise ? La reconnaître, quoique marié, lui donner pour parrain son fils légitime, c’était traiter de haut, avec une insolence cavalière, des préjugés chers aux gens du commun, exciter des propos indignés qu’il méprisait d’avance, et jouer un bon tour à sa femme qui boudait au fond de son château. En fallait-il davantage pour décider un homme tel que lui ?

Quant à Marie Hervé, petite bourgeoise de Paris, elle avait sans doute autant de préjugés que M. de Modène en avait peu, et peut-être ne faut-il voir dans sa présence au baptême que le désir de réparer dans la mesure du possible le procédé irrégulier de sa fille. La reconnaissance de l’enfant et le parrainage de M. de Modène le fils, mais cela valait presque de justes noces ! Elle voulut donc faire savoir aux bonnes âmes de son quartier que le faux pas de Madeleine sortait de l’ordinaire, qu’il y avait là une sorte d’union morganatique, et bravement, toute fière, elle alla tenir sa petite-fille à Saint-Eustache. Puis, pour se hausser à la condition du père et du parrain, elle eut bien soin, dans l’acte de baptême, de donner à son mari le titre « d’écuyer. » Ainsi les choses se passaient presque régulièrement, de plain-pied, entre gens du même monde, et les mauvaises langues en étaient pour leurs frais.

Voilà donc Madeleine de retour à Paris. Elle joue peut-être à l’hôtel de Bourgogne ou au Marais ; il est plus probable, cependant, qu’elle se contente de cultiver ses talens de comédienne dans une des nombreuses troupes d’amateurs que Paris possédait alors. Autant que l’on en puisse juger par les témoignages de ses contemporains (je ne parle pas de ses portraits ; aucun n’est vraiment authentique), c’était une grande et belle personne, d’une beauté quelque peu virile, avec des cheveux d’un blond vénitien. Ne nous étonnons pas qu’elle ait de si bonne heure fait parler d’elle ; toute direction morale dut lui manquer, et elle vivait dans un quartier où les mœurs étaient d’une grande liberté ; car c’était un quartier neuf, habité par le monde élégant, et où, pour ces deux raisons, abondaient les femmes de mœurs faciles : Scarron appelait un jeune garçon, fils d’une de ses sœurs restées demoiselles, « son neveu à la mode du Marais. » En revanche, elle était intelligente et lettrée ; l’année même de son émancipation, en 1636, elle adressait à Rotrou, qui venait de donner à l’hôtel de Bourgogne son Hercule mourant, un quatrain qui dut avoir son succès, grâce à la pointe qui le termine :


Ton Hercule mourant te va rendre immortel ;
Au ciel comme en la terre il publiera ta gloire,
Et, laissant ici-bas un temple à ta mémoire,
Son bûcher servira pour te faire un autel.

La tradition veut qu’elle ait fait représenter en province deux pièces qui se seraient perdues ; plus tard, dans la troupe de Molière, on la voit « raccommoder » une vieille comédie que l’on veut remettre au répertoire. À ces talens littéraires, elle joignait un sens remarquable des affaires : fille d’huissier, nièce de procureur, non-seulement elle donna ses soins aux affaires de M. de Modène, mais encore elle administra merveilleusement sa propre fortune et celle de Molière.

Cependant Béjart le père se faisait vieux ; il ne jouit pas longtemps du bien-être que les talens de sa fille durent apporter dans sa pauvre maison. Nous apprenons sa mort par une pièce très curieuse où figure toute sa famille survivante. Le 10 mars 1643, devant le lieutenant civil de Paris, comparaissait Marie Hervé, veuve de Joseph Béjart, « au nom et comme tutrice de Joseph, Madeleine, Geneviève, Louis et une petite non encore baptisée, mineurs dudit défunt et elle. » Que l’on veuille bien noter ces deux points-ci : la petite non baptisée et la minorité des autres enfans. Marie Hervé expose que « la succession de son défunt mari étant chargée de grosses dettes sans aucuns biens pour les acquitter, elle craint qu’elle ne soit plus onéreuse que profitable, » et elle annonce l’intention d’y renoncer. Un conseil de huit parens et amis, dont le procureur Pierre Béjart, l’assiste et comparaît avec elle. Le 10 juin de la même année, avec le consentement de ce conseil, elle fait sa renonciation.


II.

Quelle était donc cette c(petite non baptisée ? » Grave question qui divise et passionne depuis longtemps les biographes de Molière. Elle a fait couler des flots d’encre, elle a donné matière à de copieuses dissertations ; elle a provoqué autant de systèmes que ces articles controversés de nos codes qui mettent en jeu les plus graves intérêts. C’est que nous touchons ici à un événement considérable de la vie de Molière, à son mariage. Dans la femme qu’il épousa, les uns voient une sœur, les autres une fille de Madeleine Béjart, et il serait d’une importance capitale pour l’honneur du grand poète que sa femme ait été seulement la sœur de Madeleine, et vraiment la fille de Marie Hervé.

Consultés sans parti-pris, les actes et les dates confirment pleinement cette dernière hypothèse. En effet, dans son acte de mariage, en 1662, la femme de Molière, Armande-Grésinde-Claire-Élisabeth Béjart, est dite fille de Joseph Béjart et de Marie Hervé ; et, dans le contrat qui précéda, on lui donnait l’âge de « vingt ans ou environ. » Cet âge s’accordant tout à fait avec la déclaration reçue en 1643. par le lieutenant civil, la u petite non baptisée » ne saurait être que la jeune fille épousée par Molière dix-neuf ans après. On n’a pas retrouvé l’acte de naissance de cette enfant ; mais on n’a pas découvert davantage l’acte de décès de son père. Ce n’est pas faute d’avoir cherché l’un et l’autre dans les registres des anciennes paroisses de Paris. Cette coïncidence, dans la même famille, d’une naissance et d’un décès dont la trace n’est pas restée à Paris, alors que l’on a pu retrouver la plupart des autres actes qui se rapportent à cette famille, donne naturellement à penser que les deux événemens eurent lieu, à la même époque, hors de Paris, dans quelque village où la famille possédait une maison des champs. On peut donc supposer, sans grand effort d’imagination, que Joseph Béjart mourut et fut enterré dans ce village inconnu, que sa dernière fille y naquit un peu avant ou un peu après la mort de son père, ce qui fit différer le baptême, enfin qu’elle fut baptisée au même endroit, quelque temps après la démarche faite par sa mère auprès du lieutenant civil.

Cette hypothèse ayant le défaut d’être trop simple, on la remplace ordinairement par de plus ingénieuses ; je choisis dans le nombre une des plus récentes. D’après celle-ci, la déclaration de Marie Hervé devant le lieutenant civil serait entachée de faux. Deux des enfans qu’elle présente comme mineurs, Madeleine et Joseph, ne l’étaient pas, la première ayant alors vingt-cinq ans et deux mois, le second vingt-six, et, selon la coutume de Paris, l’âge de la pleine majorité était vingt-cinq ans. On explique cette fausse déclaration en supposant qu’elle avait pour but d’attribuer à la complaisante Marie Hervé une enfant qui n’était pas la sienne, mais bien celle de Madeleine, désireuse de cacher à M. de Modène, absent de Paris, une maternité qui aurait amené une rupture. Mais quel rapport, dira-t-on, entre la fausse minorité et la supposition d’enfant ? Ici l’hypothèse devient encore plus ingénieuse : le premier mensonge n’avait pour but que d’amener le second, ou du moins la famille Béjart faisait d’une pierre deux coups, se dérobant à une succession onéreuse et sauvegardant, sinon l’honneur, du moins les intérêts de l’un de ses membres, c’est-à-dire de Madeleine.

Voilà de joli monde et un pur chef-d’œuvre de rouerie. Malheureusement, tout cela ne tient guère. D’abord, si Madeleine avait une enfant à cacher au comte de Modène, elle s’y prenait bien maladroitement. Admettons, à la rigueur, la complicité de sa mère ; par tout ce que l’on sait de Marie Hervé, on a le droit de la tenir pour une matrone fort obligeante ; passe encore pour celle de sa sœur Geneviève et de ses deux frères, quoique ce complot de famille devienne d’autant plus improbable qu’il englobe un plus grand nombre de conjurés et que la garde du secret, confiée à tant de discrétions, courût déjà de grands risques. Mais il fallait, en outre, gagner à la cause de Madeleine huit faux témoins, dont un seul, le procureur Pierre Béjart, avait comme parent quelque intérêt à la servir. Pour le coup, cette femme, dont nous aurons plus d’une fois à admirer l’esprit pratique et délié, fit preuve, en cette circonstance, d’une naïveté rare. Il lui était si facile, en effet, sans se mettre en frais d’imagination pour combiner une intrigue aussi pénible que maladroite, de faire ce que ses pareilles font d’instinct en pareil cas ! Puisque dans l’hypothèse elle avait eu l’art de dissimuler sa maternité, il ne lui restait plus, si elle était bonne mère, qu’à mettre son enfant en nourrice loin de Paris, et à la faire élever en secret jusqu’à ce qu’elle pût la reprendre sans danger. Quant à la prétendue complicité des témoins, elle est encore plus invraisemblable. Ils ne sont pas moins de huit, dont trois procureurs, gens avisés, connaissant les lois et peu désireux de se compromettre dans une fraude aussi grave ; les autres ne sauraient être regardés comme de pauvres diables prêts à rendre tous les services pour un peu d’argent : ce sont tous bourgeois de Paris, dont deux maîtres marchands et un sieur de Sainte-Marie. On suppose que, sauf l’oncle Pierre, ils pouvaient n’être pas au courant de la situation et ignorer le véritable nombre des enfans Béjart. Mais outre que l’acte les qualifie « d’amis » de la famille, ces bourgeois notables auraient-ils prêté leur concours à des inconnus assez gueux ? Dans aucun cas ils ne pouvaient ignorer si, oui ou non, Marie Hervé venait d’être mère ; chaque quartier de Paris était alors une sorte de petite ville, où l’on se connaissait, où les gros événemens qui intéressaient une famille ne pouvaient passer inaperçus.

Reste la fausse minorité de Madeleine et de Joseph, origine de tout le système. Elle ne me paraît pas avoir l’importance qu’on lui attribue ; à peine si j’y verrais une fraude préméditée. On remarquera d’abord qu’entre leur âge vrai et celui qu’on leur donne, la différence n’est pas très considérable : un an pour l’un, deux mois pour l’autre. Or il ne faudrait pas croire que l’âge légal de chacun fût, à cette époque, aussi rigoureusement déterminé que de nos jours ; les actes d’état civil n’étaient pas encore dressés, bien s’en faut, avec la précision que la loi devait exiger plus tard ; quelques mois de plus ou de moins, deux ou trois ans même, ne faisaient pas une affaire. Donc, si deux des enfans Béjart se rajeunirent de parti-pris, avec la complicité de leur mère, ils ne firent que profiter d’une latitude autorisée par l’usage ; ils auraient tout aussi bien pu se vieillir de quelques mois. Dans quelle intention, du reste, auraient-ils commis un faux ? Ce ne pouvait être pour sauvegarder leurs intérêts, car, pas plus alors qu’aujourd’hui, les enfans n’étaient obligés d’accepter la succession paternelle et d’en supporter les charges avec leurs biens propres ; ils n’avaient pour se mettre à l’abri de tout tracas qu’à faire, eux aussi, une renonciation. Mais la date récente de leur majorité permettait d’éviter cette complication de procédure ; un acte pouvait suffire au lieu de trois ; on n’en fit qu’un. Voilà, ce semble, leur seul intérêt dans l’affaire, et il n’en faut pas davantage pour expliquer l’irrégularité de la déclaration.

Un autre argument que l’on a voulu tirer de l’âge de Marie Hervé contre sa maternité tardive ne réussit pas davantage à la rendre invraisemblable. Son acte de décès, à la date du 4 janvier 1670, lui donnant quatre-vingts ans, elle aurait eu cinquante-trois ans en 1642, lorsqu’elle mit au monde sa dernière fille ; et l’on se refuse à admettre une aussi longue fécondité. D’abord, selon les lois de la nature, il n’y aurait là rien d’impossible, ni même de bien étonnant, et pour Marie Hervé moins que pour toute autre, puisque trois ans avant la naissance de la petite Armande, elle avait eu une autre fille, Bénigne-Madeleine, dont la trace est perdue, mais dont l’acte de naissance a été relevé. En outre, il n’est pas certain qu’elle fût aussi âgée que cela. Si son acte de décès lui donne quatre-vingts ans, l’épitaphe qui figurait sur son tombeau dans le cimetière Saint-Paul ne lui en donne que soixante-quinze, elle n’aurait donc eu d’après celle-ci que quarante-huit ans en 1642. Je viens de faire remarquer avec quelle facilité d’à-peu-près, durant les deux derniers siècles, l’âge des intéressés était indiqué dans les registres d’état civil ; les vicaires qui les tenaient ne prenaient pas toujours la peine de demander aux familles des renseignemens exacts. Marie Hervé étant une très vieille femme lorsqu’elle mourut, on la vieillit encore, pour la même raison que l’on devait, dans la même circonstance, rajeunir sa fille Armande, qui avait cinquante-huit ans et à qui l’on n’en donna que cinquante-cinq. Les épitaphes, au contraire, ne pouvaient être rédigées que d’après les indications des familles ; je ne serais donc pas éloigné de croire que celle de Marie Hervé donne son âge véritable. Ainsi, pour conclure cette longue discussion, rien ne s’oppose à ce que l’on attribue à Marie Hervé la dernière fille que tous les actes postérieurs lui conservent et que l’on tienne Armande pour la sœur de Madeleine. Nous retrouverons encore la légende et les systèmes que nous venons de combattre ; ils reparaissent, en effet, toutes les fois qu’un acte important de la vie des deux femmes remet en question leur parenté, mais les argumens dont on les appuie deviennent de plus en plus faibles à mesure que l’on avance ; le plus fort est tiré de la fausseté prétendue de l’acte dont j’ai essayé d’établir la sincérité.

De juillet 1638, où naquit la petite Françoise de Modène, à juin 1643, c’est-à-dire pendant près de six ans, on perd la trace de Madeleine Béjart. Demeura-t-elle à Paris, retourna-t-elle, ou alla-t-elle pour la première fois dans le Languedoc ? Il est impossible de le savoir, et toutes les hypothèses imaginées pour remplir cette lacune de sa vie sont purement gratuites. S’il fallait en croire une tradition recueillie par l’auteur d’un pamphlet injurieux et mensonger, la Fameuse comédienne, elle se serait distinguée par ses galanteries. Ce ne peut être qu’à l’époque où nous sommes ; alors coïncidaient sa pleine jeunesse et sa pleine liberté, car elle avait vingt-trois ans, et M. de Modène était loin de Paris. Qu’y-a-t-il de vrai dans cette tradition ? Ici encore toute preuve manque pour ou contre Madeleine. Assurément, elle n’était pas farouche, et sa liaison avec M. de Modène autorise bien des suppositions, d’autant plus que, dénuée de fortune, comédienne sans théâtre connu, sa situation appelait naturellement une protection galante. Toutefois, puisque M. de Modène lui revint à son retour d’exil, puisque, dans tout ce que l’on sait d’elle, on la trouve amie dévouée, femme de tête et de sens, raisonnant ses actions, puisqu’il n’y a contre elle que ces vagues propos qui courent toujours sur le compte d’une comédienne, n’est-il pas aussi naturel d’admettre que la protection dont elle avait besoin lui fut continuée à distance par M. de Modène ? Plusieurs indices montrent que, jusqu’au second mariage du comte, en 1666, avec une autre qu’elle-même, elle conserva l’espoir de se faire épouser par lui, — ce qui n’avait rien de trop chimérique, puisqu’il se remaria avec une comédienne ; on a cru même, aux deux derniers siècles, qu’il y avait eu entre eux un mariage secret. À défaut d’autre considération, c’en était assez pour lui imposer envers son premier amant une fidélité d’autant plus solide qu’elle reposait sur l’intérêt. Je ne tiens pas à sa vertu plus que de raison : mère sans avoir été mariée et comédienne, elle avait dû prendre son parti de tout ce qu’on pourrait dire sur son compte ; il n’importe donc guère de tenter en sa faveur une réhabilitation qui n’irait pas sans un peu de ridicule. Mais il ne serait pas impossible que sa liaison avec M. de Modène ait été la première et la dernière. Cette liaison, en effet, ne prit fin qu’au moment où Madeleine atteignait ses quarante-huit ans, un âge qui dut être pour sa vertu relative la meilleure des sauvegardes. Elle ne fut même pas rompue par la ruine d’une longue espérance ; elle changea simplement de caractère et devint une solide amitié.


III.

Cependant le moment approchait où l’existence de Molière allait se mêler étroitement à celle des Béjart. Dès sa sortie des écoles, ou même avant, assidu, comme ses futurs camarades, à tout ce qu’il y avait de spectacles dans Paris, aux parades du Pont-Neuf comme aux représentations de Scaramouche, le fils du tapissier Poquelin avait été mordu, lui aussi, par le démon du théâtre. Un beau matin, lorsqu’il eut atteint ses vingt ans, il déclarait à son père furieux et stupéfait qu’il voulait être comédien. La connaissance des Béjart ne fut pas étrangère à sa résolution ; ses biographes le donnent à entendre ou le disent expressément. On a supposé, non sans vraisemblance, que, dès sa première jeunesse, avant d’entrer au collège de Clermont, le fils du tapissier avait pu rencontrer les enfans de l’huissier des eaux et forêts dans les endroits où il fréquentait comme eux. D’autre part, en 1642, il suppléait son père, comme valet de chambre tapissier du roi, dans un voyage de la cour en Languedoc. Or il ne serait pas impossible que Madeleine Béjart ait fait, elle aussi, partie de ce voyage, avec une « bande de petits comédiens » pensionnés sur la cassette. Enfin, dans une énumération des principaux acteurs de Paris, Tallemant des Réaux dit à son sujet : « Elle est dans une troupe de campagne ; elle a joué à Paris, mais ç’a été dans une troupe qui n’y fut que quelque temps. Un garçon, nommé Molière, quitta les bancs de la Sorbonne pour la suivre. Il en fut longtemps amoureux, donna des avis à la troupe, et, enfin, s’en mit et l’épousa. » Les erreurs abondent dans ce peu de mots. Il est peu probable que Molière ait jamais étudié à la Sorbonne ; sa vocation pour le théâtre fut beaucoup plus prompte à se décider ; son amour pour Madeleine peut, comme on le verra, être mis en doute et, en tout cas, c’est donner à cet amour beaucoup trop d’importance que d’en faire la principale, la seule cause de sa résolution ; enfin, ce n’est pas Madeleine qu’il épousa, mais une de ses sœurs. Cette dernière confusion, en particulier, nous montre déjà avec quel soin il faut examiner les renseignemens que donnent les contemporains de Molière sur son mariage et l’origine de sa femme. La jalousie et la haine en ont visiblement inspiré plusieurs, mais d’autres, auxquels on se presse trop de croire, ne sont que des propos en l’air, ou des affirmations à la légère, comme celle de Tallemant. Les biographes du poète sont moins explicites ; en revanche, leurs indications s’accordent entre elles. On peut les résumer en disant que, vers la fin de 1642, Molière, entraîné par un amour irrésistible du théâtre, se joignit à une troupe d’amateurs, comme nous dirions aujourd’hui, « d’enfans de famille, » comme on disait alors, troupe dont Madeleine faisait partie ; et que ces amateurs, après avoir joué quelques mois pour leur seul plaisir, résolurent de transformer leur passe-temps en profession.

Au commencement de janvier 1643, Jean-Baptiste Poquelin obtenait de son père une somme de six cent trente livres, à valoir sur la succession de sa mère et le futur héritage paternel ; le 30 juin suivant, il signait avec trois des Béjart, Joseph, Madeleine, Gèneyiève, et six autres comédiens, l’acte de constitution d’une troupe qui s’intitulait l’Illustre Théâtre ; il se décidait à monter publiquement sur les planches sous le nom de Molière. Pour donner ses représentations, la nouvelle troupe louait le Jeu de paume des Métayers, à la porte de Nesle, sur l’emplacement d’où partent aujourd’hui les rues de Seine et Mazarine. Molière fut certainement pour beaucoup dans la conclusion de ces deux contrats, et la petite somme qu’il emportait de la maison paternelle ne dut pas y nuire. Mais la part des Béjart, de Madeleine surtout, la forte tête de la famille, ne fut pas moindre. On remarquera d’abord que l’acte du 30 juin fut signé « en la maison de la veuve Béjart, rue de la Perle, » c’est-à-dire, en réalité, chez Madeleine, qui, depuis la mort de son père, avait recueilli sa mère pour ne plus s’en séparer. En outre, une comédie du temps, inspirée par une haine violente contre l’auteur de l’Amour médecin, mais pleine de renseignemens précieux, Êlomire hypocondre ou les médecins vengés, par un sieur Le Boulanger de Chalussay, imaginant une querelle de Madeleine avec Molière, marque expressément que ses frères et elle-même secondèrent de tout leur pouvoir l’association ardemment désirée par Molière. Le jeune homme, dans sa fureur de jouer, aurait songé un moment à se mettre comme bouffon aux gages de deux charlatans du Pont-Neuf, l’Orviétan et Bary. Madeleine lui disait donc :


Ce fut là que chez nous on eut pitié de toi.
Car mes frères, voulant prévenir ta folie,
Dirent qu’il nous fallait faire la comédie ;
Et tu fus si ravi d’espérer cet honneur,
Où, comme tu disais, gisait tout ton bonheur.
Qu’en ce premier transport de ton âme ravie
Tu les nommas cent fois ton salut et ta vie.


Ces frères étaient Joseph, que nous connaissons, et Louis. Bien que celui-ci ne soit pas nommé dans l’acte de société, il fit partie de la troupe jusqu’en 1670, époque où il embrassa, paraît-il, la profession des armes et devint lieutenant au régiment de La Ferté ; Joseph devait mourir prématurément en 1659.

Les débuts de l’Illustre Théâtre furent pénibles. En attendant que l’on eût terminé à la salle des Métayers les réparations et aménagemens nécessaires, la troupe fit à Rouen, dans la patrie des deux Corneille, une sorte de voyage d’essai, et, de retour à Paris, elle donna sa représentation d’ouverture le 31 décembre 1643. Grand concours de curieux pour cette première représentation ; c’est, du moins, l’auteur d’Élomire hypocondre qui le dit :


<poem>Ce fut un jour de fête, Car jamais le parterre, avec tous ses échos, Ne fit plus de ah ! ah ! ni plus mal à propos. </pem>

Concours unique et succès sans lendemain :


Les jours suivans n’étant ni fêtes ni dimanches,
L’argent de nos goussets ne blessa point nos hanches,
Car alors, excepté les exempts de payer,
Les parens de la troupe et quelque batelier,
Nul animal vivant n’entra dans notre salle.


Madeleine s’ingénie cependant ; puisque ce titre sonore, l’Illustre Théâtre, ne suffit pas pour attirer la foule, elle obtient pour ses camarades, grâce à M. de Modène, la protection de Gaston d’Orléans, et la troupe se qualifie « entretenue par Son Altesse Royale. » Cela n’améliore pas ses affaires ; à la fin de l’année 1644, il lui faut abandonner la porte de Nesle. Elle se transporte au port Saint-Paul, à la lisière du quartier à la mode, le Marais, près de la place Royale, où habitaient les gens du bel air. Sa malchance l’y poursuit et prend les proportions d’un désastre. Elle a beau faire appel à des poètes alors en renom, à Magnon, qui lui donne un Artaxerce, au frère de L’Hermite de Vauselle, Tristan L’Hermite, dont la Mort de Sénèque fait remarquer Madeleine dans le rôle d’Épicharis. Efforts et succès inutiles. La solitude est la même dans la salle ; les maigres recettes ne couvrent pas les frais. Il faut emprunter à grand’peine ; la mère des Béjart sacrifie le peu qu’elle a sauvé de sa réserve dotale ; Molière, comme le plus solvable de la troupe, engage sa signature et, hors d’état de payer à l’échéance, il est emprisonné pour quelques jours au Châtelet, à la requête d’un marchand de chandelles.

Décidément, il n’y a plus à compter sur Paris. Que faire cependant ? Ces premières épreuves n’ont pas découragé les sociétaires de l’Illustre Théâtre ; la passion qui les anime est des plus tenaces qu’il y ait. Ils délibèrent. Puisque Paris est pour eux sans yeux et sans oreilles, ils lanceront sur la ville béotienne l’anathème du poète de Juvénal ; ils la quitteront. La province leur reste ; et quelle partie de la province ? Le Languedoc d’abord, que Madeleine Béjart connaît pour l’avoir pratiqué, et tout le Midi, et l’Est, et l’Ouest. En route donc pour le Midi, qui n’est pas blasé, pour ce pays de la bonne humeur et du rire facile, dont le ciel est clément à ceux qui courent les grandes routes ! L’Illustre Théâtre roule ses toiles, enferme dans deux ou trois caisses ses oripeaux et son clinquant, charge le tout sur un chariot, met par-dessus la vieille mère Béjart et la petite Armande, puis il quitte Paris par la route d’Orléans et commence les premières étapes du roman comique. Les Béjart emmènent avec Molière un déclassé, un fugitif de la maison paternelle, qui a scandalisé, presque déshonoré une honnête famille, qui a tâté du Châtelet, et, dans douze ans, ils le ramèneront, formé par l’expérience, riche d’impressions et de souvenirs, maître de lui-même et de son génie, mûr pour les chefs-d’œuvre.


IV.

Qu’étaient l’un pour l’autre Molière et Madeleine à ce moment de leur carrière ? Des amans, répond une tradition très affirmative et qui remonte au temps de Molière lui-même. À examiner cependant le point de départ et les preuves de cette tradition, on trouve qu’elle repose sur des témoignages assez vagues ou fort suspects. J’ai déjà cité le plus ancien, celui de Tallemant, et l’on sait avec quelle réserve il faut l’accueillir. Plus sérieux au premier abord est celui de Boileau, rapporté par Brossette : « M. Despréaux m’a dit, écrivait Brossette dans un cahier de notes à son usage, que Molière avait été amoureux de la comédienne Béjart, dont il avait épousé la fille. » Si j’ai pu établir la sincérité de la déclaration de 1643, il y a dans la seconde partie de la phrase une erreur qui diminue de beaucoup la valeur du renseignement contenu dans la première. L’auteur du propos manquait évidemment d’indication précise, et on se l’explique aisément, bien qu’il ait intimement connu Molière. D’autre part, il importe de remarquer que ce n’est point Boileau qui parle, mais Brossette. Une affirmation directe de la part du premier serait d’un grand poids ; on ne saurait accorder la même confiance à Brossette, greffier consciencieux, mais quelque peu bavard et confus, des conversations de Boileau, et qui a trahi plus d’une fois la pensée de celui dont il couchait par écrit, sérieusement, dévotement, les moindres boutades. On est, dès lors, en droit de se demander si Boileau, l’ancien ami de Molière, ne se doutant guère que la postérité serait mise un jour dans la confidence, n’a point parlé ce jour-là un peu au hasard, comme il arrive dans la liberté d’un entretien familier. N’aurait-il pas hésité à ouvrir la bouche, s’il avait pu prévoir quel chemin ferait cette grave imputation, grâce à celui qui l’écoutait ? Quant à Brossette, il a été un peu léger dans cette circonstance ; il écrivait, lui, et il aurait dû réfléchir, avant d’admettre, dans un recueil fatalement destiné à tomber plus tard aux mains du public, un propos également fâcheux, bien qu’à divers titres, pour Molière, pour Boileau et pour lui-même.

On prétend trouver dans la correspondance de Racine une preuve plus forte. Il écrivait à l’abbé Levasseur, en décembre 1663 : « Montfleury a fait une requête et l’a donnée au roi. Il l’accuse d’avoir épousé la fille et d’avoir été autrefois l’amant de la mère. Mais Montfleury n’est point écouté à la cour. » Je suis obligé d’adoucir les termes, très crus dans l’original. Ce qui résulte clairement du passage, c’est que Montfleury accusait Molière d’avoir épousé sa propre fille ; c’est là le point de départ de l’abominable calomnie qui a longtemps pesé, qui pèse encore sur la mémoire de Molière. On s’étonne de voir Racine, qui, à ce moment, était encore l’ami de Molière, peut-être son obligé, accueillir et propager aussi légèrement un pareil bruit. Ces malheureuses lignes sont écrites d’un ton par trop dégagé ; d’autant plus que, sans elles, on ne connaîtrait même pas l’existence d’un factum qui n’a point laissé d’autres traces. Racine croyait-il lui-même, ne croyait-il pas à la vérité de l’accusation ? Elle lui est indifférente ; c’est tout ce qu’il laisse voir. Quant à Montfleury, il se vengeait par la plus déloyale des armes, la délation calomnieuse, d’une simple blessure d’amour-propre. Comédien de l’hôtel de Bourgogne, c’est-à-dire d’une troupe rivale de celle de Molière, il avait vu sa déclamation emphatique tournée en ridicule dans l’Impromptu de Versailles. À cette parodie comique, il fit d’abord répondre par une autre, l’Impromptu de l’hôtel de Condé, œuvre de son propre fils ; jusque-là, rien que de légitime, quoique cette réponse soit aussi méchante que plate. Mais cela ne lui suffisait pas ; fou de rage et de haine, il espéra perdre d’un seul coup son ennemi ; il cria tout haut, il formula par écrit ce que d’autres disaient tout bas. De preuves, il n’en donnait sans doute et n’en pouvait donner aucune. On devine le cas que Louis XIV fit de l’odieuse requête par la conduite qu’il tint peu de temps après : il voulut être le parrain d’un fils de Molière. C’était la plus éclatante réparation que le poète put désirer.

Treize ans plus tard, c’est-à-dire trois ans après la mort de Molière, en 1676, l’accusation de Montfleury était reprise par un homme qui valait encore moins, le sieur Guichard. Celui-là était une sorte de faiseur d’affaires, un entrepreneur de fêtes et de spectacles. Il convoitait le privilège de l’Opéra ; mais Lulli, qui en jouissait, n’étant nullement disposé à l’abandonner, il essaya, paraît-il, de se débarrasser de lui en l’empoisonnant. Une enquête fut ouverte, et, au nombre des témoins à charge, se trouva la veuve de Molière. Guichard lança aussitôt contre ces témoins un mémoire dans lequel, entre autres imputations infamantes à l’adresse d’Armande, il la traitait « d’orpheline de son mari » et de « veuve de son père. » Dans ce mémoire et au cours du procès, qui se termina pour lui par une condamnation sévère, Guichard nous apparaît comme un homme privé de sens moral, capable de tout, calomniant, avec une impudence et une violence prodigieuses, avec une facilité d’affirmation inouïe, tous ceux qu’il a le moindre intérêt à discréditer. C’est dire ce que vaut l’injure lancée par lui contre Armande et qui couvre de boue, par ricochet, Madeleine Béjart et Molière.

Après les accusations directes, les simples allusions. Il y en a deux en tout. Du vivant de Molière, l’auteur d’Elomire hypocondre le montrait consultant sur ses peines physiques et morales l’Orviétan et Bary. Elomire a peur d’être trompé ; cependant il espère éviter le sort de George Dandin. Bary objecte la mésaventure d’Arnolphe, dans l’École des femme ; le tuteur d’Agnès avait bien pris ses précautions, et cependant il n’eût pas évité le sort fatal, s’il eût épousé sa pupille. Elomire se récrie ; il a été plus avisé qu’Arnolphe :


Arnolphe commença trop tard à la forger ;
C’est avant le berceau qu’il y devait songer,
Comme quelqu’un l’a fait.


« On le dit, » remarque l’Orviétan. « Et ce dire, reprend Elomire, est plus vrai qu’il n’est jour. » L’Orviétan et son compère éclatent de rire à cette terrible naïveté. Mais l’auteur de la pièce détourne vite le dialogue sur un lieu commun de comédie.

Il y avait sept ans que Montfleury avait dénoncé Molière lorsque la vieille calomnie était reprise avec cette timidité et ces mots à double entente. La haine de Boulanger de Chalussay est presque aussi forte que celle de Montfleury, mais elle est plus prudente. Il n’espère pas, comme le comédien de l’hôtel de Bourgogne, écraser Molière sous le coup ; peut-être même y aurait-il danger à procéder de la même manière. D’autre part, il lui en coûterait trop de renoncer à une méchanceté aussi cuisante: il la glisse donc et l’insinue sournoisement. Elle n’en fut pas moins ressentie par Molière : il s’empressa de demander et obtint la suppression judiciaire d’Elomire hypocondre. La seconde allusion est dans la Fameuse comédienne, publiée en 1688. Le pamphlétaire anonyme disait d’Armande : « On l’a crue fille de Molière, quoique depuis il ait été son mari: cependant on n’en sait pas bien la vérité. » C’est brutal et cru, malgré la restriction ; mais le livre entier est un tissu d’injures. L’auteur y fait flèche de tout bois ; aussi le peu d’insistance de l’allusion semble-t-il montrer que la calomnie dont il s’inspire était déjà usée, et que, si l’on peut dire, il ne la reprenait que par acquit de conscience et pour ne pas la laisser perdre.

Ce qui frappe le plus dans les divers témoignages que l’on vient de lire, c’est que tous, sans exception, réunissent étroitement ces deux hypothèses, une liaison amoureuse entre Molière et Madeleine Béjart, et une paternité possible de Molière à l’égard d’Armande qu’il a épousée. À défaut d’autre mérite, les auteurs de ces témoignages se montrent, du moins, fidèles à la logique ; les deux hypothèses, en effet, sont inséparables, et qui admet la première ne peut guère rejeter la seconde. De nos jours, on procède autrement ; on accepte l’une avec complaisance, on combat l’autre avec horreur. De quel droit établir cette distinction ? Un simple rapprochement de dates la rend inacceptable. En 1662, Armande avait vingt ans ; elle était donc née en 1642. Or c’est entre 1641 et 1642 que l’on peut placer les premières relations de Molière avec les Béjart. Si donc Madeleine a été la maîtresse de Molière, si Armande est la fille de Madeleine, Molière a fait preuve d’une terrible insouciance en épousant Armande, et Montfleury a eu le droit de crier à l’inceste.

Toutefois, admettons pour un moment la distinction. Molière n’a aimé Madeleine qu’après la naissance d’Armande ; il a pu épouser celle-ci le cœur libre de toute inquiétude. Mais trouve-t-on que, même en ce cas, il ait fait preuve dans ce mariage d’une grande délicatesse de sentimens ? Il avait eu la sœur aînée pour maîtresse, il a pris pour femme la sœur cadette, élevée, dotée par l’autre ; mari d’Armande, il a continué de vivre avec Madeleine dans une étroite communauté de profession, d’intérêts, d’existence ! On accorde que cette façon d’agir ne saurait être approuvée, mais on en prend aisément son parti. On invoque la traditionnelle indépendance d’allures des comédiens ; on ajoute que de pareils mariages n’ont jamais été rares ; qu’ainsi Molière, poussé par l’amour, a fait comme beaucoup d’autres. Singulière façon de défendre un grand homme, que l’on prétend, d’autre part, mettre au-dessus de sa condition, de ses contemporains, de tous les hommes, dans lequel on voit non-seulement le plus grand génie littéraire de la France et de tous les pays, mais encore le modèle de toutes les qualités morales, les plus hautes comme les plus simples ! Car, il importe de le remarquer, ce ne sont pas des ennemis de Molière qui soutiennent de nos jours la thèse de ses amours avec Madeleine, ce sont des amis enthousiastes, presque fanatiques. Ils y tiennent pour ses difficultés même, car elle prête à de longues et subtiles discussions, où peut se donner carrière une science ingénieuse.

Sans apporter dans une question aussi délicate leur facilité d’affirmation ou d’hypothèse, il n’est peut-être pas impossible de trouver une explication qui ne coûte rien à la vraisemblance et dégage l’honneur de Molière. Le seul moyen, c’est de renoncer aussi bien à l’hypothèse des amours du poète avec Madeleine qu’à celle de la maternité de Madeleine envers Armande. Et d’abord, en quoi l’abandon de la première serait-il regrettable ? L’espèce d’intérêt romanesque dont elle peut parer la jeunesse de Molière est amplement compensée par l’intérêt autrement sérieux que met dans cette jeunesse la simple réalité, à savoir l’épreuve, la souffrance, la formation lente du génie. Quant à Madeleine, l’amour écarté de ses relations avec Molière, il lui resterait auprès du grand homme un rôle assez large et assez beau, rôle d’amitié, de conseil, de protection vigilante et presque maternelle. Au reste, si l’on consulte les dates, il est difficile d’admettre que Molière ait été pour elle autre chose qu’un camarade d’abord, puis un associé et un ami. En effet, au moment où il se fait comédien, M. de Modène est près d’elle. Le comte, rentré de Bruxelles au mois de mai ou de juin 1643, se trouvait à Paris lors de la constitution de l’Illustre Théâtre et il ne partit pour Naples qu’en 1647. Il ne devait jamais, nous l’avons vu, rompre avec la mère de la petite Françoise et, à son retour d’exil, il renoua certainement les relations d’autrefois. Donc, si Molière aima Madeleine dès ce moment, il eut à subir un partage humiliant, intolérable pour un cœur vraiment épris ; il eut à tromper un homme dont il devint aussitôt l’ami et dont il fit plus tard le parrain d’un de ses enfans. S’il attendit le départ de M. de Modène pour Naples, son amour dut s’accommoder du souvenir importun de l’absent. Ce n’est pas tout. Les mêmes contemporains qui tiennent pour cette liaison ajoutent que Madeleine ne se piquait nullement de constance et que, dans le Languedoc, elle fit « la bonne fortune de quantité de jeunes gens. » Ici encore, on n’a pas le droit de distinguer et de choisir arbitrairement dans ces témoignages ; il faut prendre tout ou rien, puisque tout vient de la même source. Ainsi, ce serait d’abord avec M. de Modène, puis avec la jeunesse élégante du Languedoc que Molière aurait partagé sa maîtresse ! Enfin, on ne songe guère dans tout cela à la situation de Madeleine ; il faut pourtant en tenir compte. J’ai parlé plus haut de ses espérances de mariage avec M. de Modène ; elles lui imposaient une prudence qu’elle n’était pas femme à oublier. Or, même durant son voyage dans le Midi, elle ne se serait pas compromise sans danger, car elle avait près d’elle un ami de M. de Modène, L’Hermite de Vauselle, qui figure dans la troupe de Molière à Lyon.

Restent, cependant, les propos qui circulèrent de son temps sur elle et sur Molière et qui sont venus jusqu’à nous. Mais, comme ils s’expliquent aisément par les suppositions auxquelles invitaient le premier incident de sa vie, sa profession, son existence ! Tout le monde, c’est-à-dire ceux qui, de tout temps, s’occupent des comédiennes et du théâtre, tout le monde savait que jadis, à une date incertaine, elle avait eu une petite fille ; on ignorait, au contraire, dans ce même public, la tardive maternité de sa propre mère, Marie Hervé. Pour jouer la comédie avec elle, Molière avait rompu avec sa famille et la vie régulière ; il avait longtemps vécu près d’elle en province, loin de Paris. Elle était belle, il était jeune, on le lui attribua comme amant, ainsi que l’on fait toujours en pareil cas, sans songer que les amours de ce genre ne sont pas du tout la règle au théâtre. Une jeune fille grandissait près d’elle, Armande ; « c’était sa sœur, mais on la confondit avec cette petite Françoise dont la trace s’était perdue et on la prit pour sa fille. Molière épousa cette jeune fille ; il épousa donc la fille de son ancienne maîtresse ; à cette fille, les moins mal informés ou les plus indulgens attribuèrent comme père M. de Modène, les plus haineux ou les plus légers Molière lui-même. Suppositions et confusions inévitables ; la nature des choses devait les provoquer, sans parler de cette jalousie qui s’attaque toujours aux personnes en vue et qui cherche fiévreusement où se prendre. De là les propos de Montfleury et de Boulanger de Chalussay, de Guichard et de l’auteur de la Fameuse comédienne. Enfin, les apparences semblaient si bien autoriser ces propos que les indifférens comme Racine, les amis même de Molière, comme Boileau, ne craignaient pas de les répéter, l’un avec un sourire d’ironie froide, l’autre sans doute avec un regret. Et la légende allait son train, prenant corps et force, d’autant plus que Molière gardait le silence. On l’a dit de nos jours : il ne protestait pas, donc il se semait coupable. Comme si le silence n’était pas la seule réponse digne à de certaines accusations, comme si Molière avait le moyen de saisir l’insaisissable, c’est-à-dire des rumeurs vagues, colportées à voix basse et dont l’écho seul lui arrivait ! La seule mesure qu’il pouvait prendre, c’était de poursuivre Élomire hypocondre, et l’on a vu qu’il le fit supprimer.


V.

Nous n’avons pas à accompagner Molière et ses camarades dans toutes les étapes de leurs voyages à travers la province. Il suffira de dégager ce qui regarde Madeleine Béjart des renseignemens trop rares que l’on a sur cette longue odyssée. Peut-être, au début, le chef nominal de la troupe était-il le Dufresne que l’on voit figurer plus tard en cette qualité dans plusieurs pièces officielles, vieux routier qui avait dirigé antérieurement une autre « bande » de campagne, et dont l’expérience dut être fort utile aux sociétaires novices de l’Illustre Théâtre. Mais l’inspiration et la conduite venaient certainement de Molière, qui, à Paris, était déjà le conseil de ses camarades. S’il ne prenait pas le titre de son emploi, c’était peut-être pour sauvegarder les recettes, en raison des dettes qu’il laissait à Paris. À côté de Dufresne, guide, fourrier, représentant officiel devant les autorités, de Molière, directeur de la scène, — si la solennité de cette appellation moderne permet de l’appliquer à des tréteaux volans, — Madeleine s’occupe de la partie matérielle. Les décors de la troupe lui appartiennent ; c’est elle qui perçoit les recettes et règle les dépenses, tout au moins pour Molière et les trois autres Béjart. Or ils sont à eux cinq le noyau persistant d’une association qui, très élastique selon l’usage des troupes de province à cette époque, augmente ou diminue, prend du lest ou en jette, au gré de ses besoins, des circonstances, du hasard, des caprices de ses membres. Ainsi Molière et Madeleine portent le poids le plus lourd de l’entreprise. Le public provincial ne s’y trompe pas, et la troupe est désignée communément sous le nom de « troupe de Molière et des Béjart. » En tant que comédien, Molière joue les grands rôles tragiques ; il y est et y sera toujours médiocre, car, malgré les échecs et les railleries, il s’acharnera jusqu’au bout à les tenter. Une tradition sans preuves positives, mais qui semble digne de foi, veut qu’il ait doublement souffert à ses débuts de cette passion malheureuse : il aurait reçu, à Bordeaux, en jouant une Thébaïde de sa composition, des pommes cuites qui visaient à la fois l’auteur et l’acteur. En revanche, il excelle déjà dans le comique. Le talent de Madeleine est plus souple ; elle joue avec un égal succès les soubrettes, la plupart des emplois comiques et les princesses de tragédie.

Elle eut plus que Molière à se louer de son passage à Bordeaux. En 1647, où la troupe y vint, semble-t-il, pour la première fois, le gouverneur de Guyenne était Bernard de Nogaret, duc d’Épernon. Il aimait beaucoup le théâtre et il accueillit Madeleine avec une faveur marquée, si c’est bien elle qui est désignée, comme on l’a dit, dans ce passage de l’épître dédicatoire d’une tragédie de Josaphat, œuvre du même Magnon, qui déjà, en 1645, à Paris, avait fait représenter un Artaxerce par l’Illustre Théâtre : « Cette protection et ce secours que vous avez donnés à la plus malheureuse et à l’une des mieux méritantes comédiennes de France n’est pas la moindre action de votre vie… Tout le Parnasse vous en est redevable et vous en rend grâces par ma bouche. Vous avez tiré cette infortunée d’un précipice où son mérite l’avait jetée, et vous avez remis sur le théâtre un des beaux personnages qu’il ait jamais portés. » On ne saurait trop dire quel événement de l’existence de Madeleine peut bien désigner cette grandiloquente action de grâces. Peut-être n’y faut-il voir qu’une allusion à la déconfiture de l’Illustre Théâtre. Le duc aurait aidé la comédienne de sa bourse en cette circonstance critique, service notable, bien qu’il ne réponde pas tout à fait à l’ampleur des termes employés par Magnon. Mais il ne faut jamais prendre au pied de la lettre les épîtres dédicatoires du XVIIe siècle ; les mots y sont toujours plus grands que les choses. Ce qui est moins incertain, ce qu’établissent même deux documens d’archives, c’est que, en 1647 et en 1650, une troupe qui semble bien être celle de Molière prenait officiellement le titre de « comédiens de M. le duc d’Epernon. » En rapprochant ce fait du renseignement contenu dans l’épître dédicatoire de Josaphat, il se trouve que documens et épître fortifient mutuellement la double hypothèse de la tragédie de Magnon jouée à Bordeaux et de la protection accordée en cette circonstance par le gouverneur de Guyenne à Madeleine et à ses camarades.

Cette protection ne fut pas assez efficace pour leur épargner les épreuves communes alors à toutes les troupes de campagne. En effet, jusqu’à la fin de 1652, ils sont très nomades ; or les comédiens restent volontiers dans les endroits où la fortune leur sourit. De Bordeaux, ils remontent jusqu’à Nantes, après un crochet sur Albi, et courent quelque temps les villes de l’Ouest: puis, ils redescendent vers le Midi. On prétend les trouver à Angoulême et à Limoges, on les trouve certainement à Agen, à Toulouse, à Narbonne, enfin à Lyon, où leur présence est constatée en décembre 1652. Je ne parle pas des stations qu’ils firent nécessairement dans une quantité de villes intermédiaires où leur trace n’est pas restée. Ils connurent donc la fatigue des voyages continuels par tous les chemins, tous les temps, toutes les saisons, les mésaventures de tout genre, peut-être la misère et la faim. Cette existence étrange de comédiens errans, Scarron l’a peinte, on sait avec quelle verve et quelle gaîté ; non pas qu’il ait eu en vue, comme on l’a cru longtemps, Molière et les Béjart : les dates s’opposent à ce rapprochement, et il est regrettable. Mais elle était la même pour tous ; la nature des choses le voulait ainsi. La pauvreté en est le fond, une pauvreté résignée ou railleuse, coupée de jours d’abondance. Le hasard la conduit tantôt dans les pires déceptions, tantôt aux aubaines les plus inespérées. Un jour, attirés par quelque fête, les comédiens arrivent dans une grande ville où ils comptent trouver bon accueil et fructueuse recette, et voilà qu’un ordre brutal des magistrats les oblige à se morfondre dans l’attente ou à décamper au plus vite. Ils repartent et sont forcés de s’arrêter dans quelque méchante bourgade, éloignée de tout, engourdie par l’ennui somnolent de la province. Mais leur arrivée la secoue et la réveille. Bourgeois, petite noblesse, baillis et élus papillonnent lourdement, le madrigal aux lèvres, avec des élégances arriérées, autour des jeunes comédiennes ; ils leur content des histoires et leur offrent des vers. Le jeu de paume, qui se trouve alors partout, ou la grand’salle de la maison commune, sont disposés pour la représentation, et, après quelque joyeuse farce à l’italienne où s’essaie le génie de Molière, on représente quelque tragédie de Magnon ou de Mairet, voire du grand Corneille, quelque comédie de Scarron. Lorsque la curiosité des bonnes gens de Fontenay-le-Comte ou d’Albi est épuisée, la troupe plie bagage et se remet à rouler les grands chemins, frappant à la porte des châteaux, jouant même dans les villages ; en ce cas, la salle de spectacle est quelque vaste grange, éclairée par des falots, et les tirades sont coupées de temps en temps par le braiment d’un âne ou le mugissement d’un bœuf. Une fois à Lyon, son temps d’épreuves est terminé. Elle devient plus stable, car elle séjourne des années entières dans cette ville, qui est alors le centre de ralliement et de recrutement des troupes de campagne. Aussitôt arrivée, elle avait assuré son succès par la représentation d’une grande comédie, en cinq actes et en vers, l’Étourdi, première œuvre écrite de son chef, où Madeleine remplissait peut-être, au début, le rôle d’Hippolyte, c’est-à-dire de l’amoureuse, pour le céder ensuite à une belle et exigeante recrue, Mlle Duparc, radieuse incarnation des types de ce genre. Elle fait ensuite de nombreuses excursions, le long de la vallée du Rhône, en Languedoc et en Provence, mais avec un itinéraire raisonné, sans vagabondage, toujours avec Lyon pour point de départ et de retour. Bientôt, elle va trouver un double champ d’exploitation, le plus fructueux que puissent souhaiter des comédiens : la cour d’un prince ami du théâtre et une série de villes toujours en fêtes. En septembre 1653, le prince de Conti s’était installé près de Pézenas, au château de la Grange-aux-Prés, avec sa maîtresse Mme de Calvimont. Riche, généreux, fort éloigné encore des pratiques d’austère dévotion auxquelles il devait s’abandonner plus tard, remplissant les fonctions de gouverneur de la province, il accueillait bien et récompensait largement quiconque était capable d’amuser lui-même et son entourage. L’occasion parut bonne à Molière de venir, lui aussi, tenter la fortune de ce côté. Non qu’il eût à faire grand fond sur le souvenir que pouvait avoir conservé de lui le prince, son ancien condisciple au collège de Clermont : examinée d’un peu près, l’amitié prétendue du grand seigneur et du comédien semble assez improbable. Il comptait avant tout sur lui-même, sur ses camarades et, peut-être sur la protection d’un familier du prince, l’abbé de Cosnac, le futur archevêque d’Aix. Cosnac se vante, en effet, dans ses Mémoires, d’avoir appelé Molière à Pézenas et de l’avoir soutenu contre la rivalité d’un autre chef de comédiens ambulans, Cormier, préféré par Mme de Calvimont. Admise à jouer, « la troupe de Molière et des Béjart » fit preuve d’une supériorité éclatante, « par la bonté des acteurs et la magnificence des habits », dit Cosnac, certainement aussi par le talent de ses membres et la nouveauté d’un répertoire où figuraient, avec l’Étourdi, ces farces à jamais regrettables qui contenaient en germe le Médecin malgré lui, George Dandin, les Fourberies de Scapin et les plus amusantes scènes du Malade imaginaire. Le prince lui accorda aussitôt sa protection et lui permit de prendre son nom. D’autre part, les États de la province, qui se tenaient chaque année dans une des principales villes, Montpellier, Narbonne, Béziers, etc., causaient autour d’eux une animation et un accroissement de population flottante très favorable aux représentations théâtrales. La troupe les suivait donc ; elle rayonnait aussi dans les environs de Pézenas et jouait dans de très modestes villages où son souvenir s’est longtemps conservé. De là d’abondantes recettes, et aussi de larges subventions officielles auxquelles le prince de Conti faisait contribuer les États un peu malgré eux. Molière et les Béjart s’enrichissaient et vivaient largement, comme l’atteste un passage curieux et souvent cité des Aventures burlesques de d’Assoucy. L’incorrigible bohème les avait rencontrés, en 1655, dans un de leurs séjours à Lyon, et, de trois mois, il n’avait pu se séparer d’eux, retenu par « les charmes de la comédie » et surtout par ceux de leur table, car il était gourmand avec délices. Il les suit en Avignon et se fait dévaliser dans un tripot ; mais il s’en console : « Un homme n’est jamais pauvre tant qu’il a des amis. « Il accompagne donc les siens à Pézenas, où, « durant six bons mois, » traité par eux comme « un parent, » comme « un frère, » il mène, « au milieu de sept ou huit plats, » la vie la plus douce, « soufflant la rôtie » et savourant les muscats de Frontignan et de Lunel. « Je ne vis jamais, dit-il, tant de bonté, ni de franchise, ni d’honnêteté que chez ces gens-là, bien dignes de représenter dans le monde les personnages de princes qu’ils représentent tous les jours sur le théâtre. » On ne saurait douter que cette prospérité matérielle et cette confortable existence ne fussent l’œuvre de Madeleine. Elle était, en effet, l’économe et l’intendant de l’association. La preuve en est dans un assez grand nombre de contrats et de pièces judiciaires qui se rapportent à son séjour dans le Languedoc et qui montrent avec quelle vigilance et quelle fermeté elle administrait les intérêts de Molière et les siens propres. Le 18 février 1655, à Montélimart, elle prêtait 3, 200 livres à Antoine Baralier, receveur des tailles de la province de Languedoc, cautionné par un sieur de Rochesauve, « noble habitant de la ville de Brioude. » Baralier ne pourra payer à l’échéance, et Madeleine devra solliciter contre lui commission du « juge en la cour » de Nîmes. Cette même année 1655, à la fin de la session des États, le prince de Conti assignait à ses comédiens une somme de 5,000 livres sur les fonds des étapes de la province, entreprises par les sieurs Durfort et Cassaignes. C’était là jouer sur les mots et se moquer des États avec une désinvolture de grand seigneur : une troupe de comédiens n’est pas une troupe de soldats et ses étapes n’ont rien de commun avec les étapes militaires. Les États durent faire quelque difficulté pour reconnaître cette assignation fantaisiste, car elle ne fut régularisée que le 3 mai 1656 par un accord intervenu à Narbonne, devant le viguier et juge royal de cette ville, entre les étapiers d’une part et « Jean-Baptiste-Poquelin Molière et Madeleine Béjart d’autre part » : 1,250 livres étaient payées comptant, et le surplus, 3,750 livres, en une lettre de change tirée par Cassaignes sur Durfort. À l’échéance, refus de paiement de la part de celui-ci ; Madeleine le cite aussitôt devant la Bourse de Toulouse et y obtient contre lui jugement et prise de corps ; elle est enfin payée au mois de janvier 1658. Lorsque l’on examine d’un peu près le détail de cette affaire, on arrive naturellement à penser que, dans d’autres placemens, dans celui, par exemple, que l’on va voir, Madeleine opérait tout autant pour le compte de Molière que pour le sien propre, afin de lui éviter les tracas financiers. Ici, non seulement elle lui prête le concours le plus actif, mais, une fois la procédure engagée, elle se substitue à lui. Le 1er avril 1655, à Montpellier, elle avait souscrit en son seul nom, pour une somme de 10,000 livres, à un emprunt contracté par la province de Languedoc. L’importance même de la somme fortifie l’hypothèse qu’ici encore elle agissait de compte à demi avec Molière. Si fructueuses, en effet, qu’aient pu être les recettes de la troupe depuis 1662, il est difficile d’admettre que la part d’une seule comédienne lui ait permis, toutes ses dépenses payées, de faire un pareil placement.

L’année 1656 se passe encore dans le Languedoc, année doublement heureuse, car Molière obtient sur le bureau des comptes une nouvelle assignation, de 6,000 livres cette fois, et payée comptant le 4 février, s’il faut en croire une quittance découverte en 1873 et qui serait le plus long des autographes de Molière ; et, en novembre ou décembre, il fait représenter à Béziers le Dépit amoureux. Des quatre rôles de femmes que renferme la pièce, un était rempli par Madeleine, puisqu’il n’y avait que quatre actrices dans la troupe. Mais lequel ? Sans aucun doute celui de Marinette, qui rentrait par excellence dans son emploi. Ce qu’elle y était, on le devine d’après le rôle lui-même. Marinette est la première en date des soubrettes de Molière, ces filles de vraie souche gauloise, drues et verdissantes, en qui circule et pétille un peu de la verve de Rabelais et des vieux fabliaux, tempérée par un génie moins exubérant et la culture d’un siècle assagi. Fines et franches, elles élèvent jusqu’à la poésie le clair bon sens et la joyeuse humeur de leur race, elles parlent la langue savoureuse et forte du peuple d’où elles sortent, elles jettent la gaîté de leur rire éclatant sur les vices et les ridicules qui sont le fond triste de la comédie et sur les amours parfois précieuses ou romanesques de leurs maîtresses. Molière avait du théâtre un sentiment trop sûr et tirait trop de son génie pour tailler exactement un rôle sur le caractère ou le talent de l’actrice qui devait le jouer. Mais il avait l’art de faire servir ses acteurs tout entiers, qualités et défauts, aux rôles qu’il leur confiait. Si donc l’on considère que la plupart de ses grandes soubrettes ont été, comme Marinette, jouées d’original par Madeleine Béjart, on est en droit de croire qu’un peu du caractère de l’actrice se retrouve dans les rôles qu’elle incarna la première.

Mais déjà Molière prépare son retour à Paris ; il n’a plus qu’un an et demi à passer en province. De Béziers, la troupe revient à Lyon, où s’écoule pour elle l’année 1657, coupée par quelques voyages aux alentours, notamment dans le Comtat, où Molière et Madeleine rencontrent Mignard. Ce fut pour tous trois le commencement d’une amitié solide et durable : le plus beau, le plus vivant portrait que nous ayons de Molière, est l’œuvre de Mignard, et Madeleine, à son lit de mort, désignera le peintre comme exécuteur testamentaire. Nous trouvons encore la troupe à Lyon au commencement de 1658. Il était impossible que, durant des séjours aussi fréquens et aussi prolongés, ces comédiens honnêtes gens, qui prélevaient sur leurs recettes de larges offrandes pour les hospices et les pauvres, n’eussent pas obtenu la considération et l’influence. Un petit fait qui précède leur départ de bien peu montre le cas que l’on faisait d’eux. Le 6 janvier, l’administration de l’aumône accordait une somme de 18 livres tournois à une pauvre veuve « recommandée par la demoiselle Béjarre, comédienne. » Ils partent enfin, après une représentation d’adieux donnée le 7 février, et vont attendre à Rouen que leur chef ait préparé leur venue à Paris. Lorsque Monsieur, frère du roi, leur a accordé « sa protection et le titre de sa troupe, » ils rejoignent Molière et débutent au Louvre devant Louis XIV, le 24 octobre 1658.


VI.

La situation des nouveau-venus était difficile en présence des deux anciens théâtres, qui, seuls ou à peu près, avec les comédiens italiens, avaient eu jusqu’alors le privilège de divertir les Parisiens. Il fallait se défendre contre la jalousie et attirer à soi, avec le même genre de spectacles, un public habitué de longue date à prendre le chemin de l’Hôtel de Bourgogne et de la salle du Marais. Si la troupe de Monsieur n’avait pas eu pour chef un homme de génie qui la pourvut de chefs-d’œuvre, elle renouvelait l’insuccès lamentable de l’Illustre Théâtre.

Son répertoire courant, les farces dont elle avait « régalé les provinces, » l’Étourdi et le Dépit amoureux lui suffirent pendant un an. Mais, à partir des Précieuses ridicules, représentées le 18 novembre 1659, les nouvelles comédies de Molière se succèdent avec rapidité. Dans les Précieuses, Madeleine jouait probablement Madelon qui, par ses affectations de langage, son entêtement de galanterie romanesque, ses grands airs, était une imitation plaisante des rôles que Madeleine jouait dans le genre sérieux ; de plus, Madeleine et Madelon, c’est le même nom sous deux formes, l’une distinguée, l’autre commune. Bientôt après, en mai 1660, Molière donnait Sganarelle, où le rôle de la suivante, qui expose une si amusante théorie sur les plaisirs du mariage, rentrait encore dans l’emploi de Madeleine. Et toujours le même dédoublement de l’actrice, comédienne devant le public, intendante et caissière la toile baissée. On a vu qu’en province le matériel de la troupe lui appartenait ; arrivée à Paris, elle le vendit à ses camarades. On a considéré cette vente comme une bonne affaire à son profit et à leurs dépens. C’est mal juger Madeleine et méconnaître la situation nouvelle de nos comédiens. En province, la troupe formait probablement une simple compagnie aux gages de Molière ; à Paris, au contraire, elle se constitue en société à parts, embryon d’une organisation financière perfectionnée avec le temps, et qui est encore celle de la Comédie-Française. Il fallait bien, dès lors, que le matériel cessât d’être la propriété d’un seul pour entrer dans le fonds social. Quant à la communauté d’intérêts de Molière et de Madeleine, elle ne prit pas fin pour cela. Dans le précieux registre, rédigé par La Grange, qui nous met, jour pour jour, au courant des affaires de la troupe, il est fait mention, dès le début, de nombreux prélèvemens de recettes remis, comme parts, « entre les mains de Mlle Béjart pour monsieur de Molière. » Enfin, Madeleine restera jusqu’au bout le représentant officiel de la troupe dans les affaires d’intérêt, de même qu’en province elle avait été celui de Molière. Lorsque, en 1670, les comédiens de Monsieur, devenus comédiens du Roi, constitueront au profit d’un de leurs sociétaires retraités, Louis Béjart, la première pension viagère payée par eux, c’est chez Madeleine qu’ils feront élection de domicile.

Peu de temps après la première représentation de Sganarelle, la troupe se voit dans une situation des plus critiques. À son arrivée, le roi lui avait accordé la salle du Petit-Bourbon pour y jouer alternativement avec les comédiens italiens. Elle l’occupait depuis deux ans, lorsque, tout à coup, sans avertissement préalable, le surintendant des bâtimens, M. de Ratabon, lui ordonne de l’évacuer sur-le-champ, et commence à la démolir pour préparer la place à la future colonnade du Louvre. On a supposé, non sans vraisemblance, que, par ce procédé brutal, M. de Ratabon servait, de propos délibéré, la jalousie des rivaux de Molière. En effet, aussitôt la troupe expulsée, elle eut, dit La Grange, « à se parer de la division que les autres comédiens de l’Hôtel de Bourgogne et du Marais voulurent semer entre eux, leur faisant diverses propositions pour en attirer les uns dans leur parti, les autres dans le leur. » Mais, par affection pour son chef, elle demeura « stable, » resta sourde aux sollicitations, se serra autour de lui, les Béjart et Madeleine au premier rang. Louis XIV, non plus, n’abandonna pas Molière. Aussitôt la démolition du Petit-Bourbon commencée, il lui accorda la belle salle que Richelieu avait fait construire au Palais-Royal pour les représentations de Mirame, et M. de Ratabon reçut l’ordre de la mettre en état, ce qu’il fit en maugréant. Mais il restait beaucoup à faire pour les comédiens eux-mêmes ; dans l’état d’abandon où elle se trouvait depuis près de vingt ans, la pluie avait pourri les charpentes du toit, la moitié du plafond était détruite. Ils dépensèrent près de 2,000 livres, distribuées à toute une équipe de charpentiers, serruriers et maçons, dont un membre de la troupe, M. de l’Espy, le frère du fameux Jodelet, « conduisait les ouvrages. » Madeleine secondait L’Espy, ou plutôt L’Espy était le second de Madeleine ; il commandait aux ouvriers, elle réglait et soldait les dépenses. En trois mois, la nouvelle salle fut prête, et, le 20 janvier 1661, la troupe recommençait ses représentations.

Quelques jours après, le 4 février, Molière donnait ce Don Garcie de Navarre, sur lequel il comptait beaucoup, et qui tomba d’une chute si lourde. Madeleine dut y tenir le rôle de la confidente Elise. On peut encore lui attribuer, en toute vraisemblance, celui de la suivante Lisette, dans l’École des Maris, représentée bientôt après, le 24 juin, pour combler le vide produit par l’insuccès imprévu de Don Garcie. Elle est, cette Lisette, de la même famille que Marinette du Dépit amoureux, avec plus d’originalité encore, un bon sens plus aiguisé, une verve plus gaillarde ; la vérité de l’observation et la puissance créatrice s’y dégagent de plus en plus de la convention traditionnelle ; on y pressent déjà l’immortelle Dorine. Le 17 août, au château de Vaux, chez le surintendant Fouquet, Molière et sa troupe accomplissent un vrai tour de force. Ils donnent la comédie des Fâcheux, « conçue, faite, apprise et représentée en quinze jours. » Cette fois, la part de Madeleine est bien connue. De nombreux témoignages lui assignent une part considérable dans le succès. C’est elle qui vint réciter, en costume de nymphe, le Prologue composé par Pellisson. Elle commençait à être un peu marquée pour ce rôle de beauté mythologique, car elle n’avait pas moins de quarante-trois ans, et cependant La Fontaine, un connaisseur, parlait d’elle avec admiration. De même le chroniqueur Loret. On rimait en son honneur un couplet galant :


Peut-on voir nymphe plus gentille
Qu’était la Béjart l’autre jour ?
Dès qu’on vit ouvrir sa coquille
Chacun s’écriait à l’entour,
Dès qu’on vit ouvrir sa coquille :
Voici la mère de l’Amour.


À vrai dire, une voix discordante se mêlait à ce concert d’admiration : « Il me semble, dit un personnage de la Vengeance des marquis, que je suis aux Fâcheux, et que je vois sortir d’une coquille une jeune et belle nymphe. » — « Il me souvient de cette nymphe, répond un autre ; on croyait tromper nos yeux en nous la faisant voir, et nous faire trouver beaucoup de jeunesse dans un vieux poisson. » Le mot est dur, mais il vient d’un ennemi acharné de Molière et de sa troupe, et, somme toute, cette attaque ne fait que confirmer d’une manière indirecte le succès de l’actrice.

C’est au moment où nous sommes arrivés, peu après les Fâcheux, avant l’École des Femmes, représentée l’année suivante, que se place l’événement le plus considérable de la vie de Molière : il épouse Armande Béjart, sœur de Madeleine. Celle-ci ne pouvait rester indifférente à ce mariage ; elle s’en occupa beaucoup, pour l’entraver, disent les uns, pour le favoriser, disent les autres. Selon Grimarest, un des plus anciens biographes de Molière, mais pas son contemporain, elle y fit une résistance acharnée. Pour Grimarest, en effet, Madeleine était la maîtresse de Molière ; elle était aussi la mère d’Armande, par suite la rivale de sa propre fille. De là un petit roman, imaginé ou recueilli par ce grand collecteur d’anecdotes, et qui a fait fortune. Craignant la résistance de Madeleine, « femme altière et peu raisonnable lorsqu’on n’adhérait pas à ses sentimens, » Molière, qui s’était fait aimer d’Armande, aurait contracté avec la jeune fille un mariage secret ; mais, comme la jalouse Madeleine « l’observait de tort près, » qu’elle « le menaçait en femme furieuse et extravagante de le perdre, lui, sa fille et elle-même, si jamais il pensait à l’épouser, » il fut près de neuf mois avant de pouvoir consommer et déclarer le mariage. « Cependant, ajoute Grimarest, la jeune fille ne s’accommodait point de l’emportement de sa mère, qui la tourmentait continuellement et qui lui faisait essuyer tous les désagrémens qu’elle pouvait inventer ; de sorte que cette jeune personne, plus lasse peut-être d’attendre le plaisir d’être femme que de souffrir les duretés de sa mère, se détermina un matin de s’aller jeter dans l’appartement de Molière, fortement résolue de n’en point sortir qu’il ne l’eût reconnue pour sa femme ; ce qu’il fut contraint de faire. Mais cet éclaircissement causa un vacarme terrible ; la mère donna des marques de fureur et de désespoir, comme si Molière avait épousé sa rivale, ou comme si sa fille fut tombée entre les mains d’un malheureux. Néanmoins, il fallut bien s’apaiser, il n’y avait point de remède ; et la raison fit entendre à la Béjart que le plus grand bonheur qui pût arriver à sa fille était d’avoir épousé Molière. » Suivant l’auteur de la Fameuse comédienne, plus rapproché de l’événement, les choses se seraient passées de tout autre façon. C’est Madeleine elle-même qui aurait désiré, préparé et conclu le mariage par une série d’intrigues patientes et compliquées. Mère d’Armande, ancienne maîtresse de Molière, mais délaissée par lui, d’abord pour Mlle Duparc, puis pour Mlle de Brie, elle conçut la pensée, lorsque sa fille fut grande, de reconquérir son influence sur Molière en le rendant amoureux d’Armande. Elle entretint donc celle-ci « dans un esprit de minauderie et d’enfance, » ne manquant pas « d’exagérer à Molière la satisfaction qu’il y a d’élever pour soi une enfant dont on est sûr de posséder le cœur, dont l’humeur nous est connue, » l’assurant « que ce n’est que dans cet âge d’innocence où l’on pourrait rencontrer une sincérité qui ne se trouvait que rarement dans la plupart des personnes qui ont vu le grand monde ; » en même temps, elle lui faisait « adroitement remarquer la joie naturelle de sa fille quand elle le voyait entrer, et son obéissance aveugle à ses volontés ; » enfin, « elle conduisit si bien la chose qu’il crut ne pouvoir mieux faire que de l’épouser. »

On pourrait, à la rigueur, considérer ces deux récits comme également controuvés, puisqu’ils se détruisent l’un par l’autre. Cependant, à les examiner de près, ils ne méritent pas le même dédain, et peut-être y a-t-il quelque chose à retenir dans l’un d’eux, le second. Celui de Grimarest, en effet, se trouve formellement démenti par un fait positif : le mariage de Molière n’eut rien de secret, il fut célébré publiquement, en présence de sa famille et de celle d’Armande. Pour la jalousie de Madeleine, elle est inadmissible, si l’on considère que, depuis 1650, elle avait repris sa liaison avec M. de Modène ; et comme, à ce moment, elle pouvait encore nourrir l’espérance de se faire épouser par lui, une colère bruyante contre Molière eût été la plus grande des maladresses. Le reste de l’histoire est purement imaginé, ou, tout au plus, combiné pour l’effet, d’après une de ces traditions gratuites et vagues qui couraient sur le compte de Molière. Au contraire, l’auteur de la Fameuse comédienne semble assez bien informé ; il s’est contenté de donner un tour médisant à un renseignement exact. Madeleine dut avoir, en effet, un rôle prépondérant dans cette affaire. Si l’on admet qu’elle était unie à Molière non par les liens d’une vieille passion, mais par ceux d’une amitié solide, elle le voyait avec peine prolonger au-delà de la jeunesse une série d’intrigues amoureuses qui venaient s’ajouter à tous les tracas de son existence. Elle voulut le ranger. Elle songea donc à lui donner pour femme une jeune fille qu’elle connaissait, qu’elle aimait aussi d’une vive affection, sa propre sœur, et, le mariage conclu, elle fit tous ses efforts pour que ce mariage fût heureux ; s’il tourna mal, il n’y eut en rien de sa faute. On veut qu’elle ait poussé le dévoûment jusqu’à doter elle-même la femme de Molière. Il se pourrait, en effet, que les dix mille livres constituées à Armande par sa mère dans son contrat de mariage ne fussent qu’une libéralité déguisée de Madeleine. On fait observer, avec raison, que Marie Hervé ne possédait plus rien en propre, ou peu s’en faut. Les mauvaises affaires de l’Illustre Théâtre avaient absorbé ses petites reprises sur la succession de son mari ; deux ans après le mariage d’Armande, lorsque son autre fille Geneviève se mariait à son tour, elle ne lui donnait rien ; quelque temps avant sa mort, elle était obligée de recourir à Madeleine pour soutenir un petit procès. Naturellement, cette libéralité de Madeleine est présentée comme une preuve de sa prétendue maternité à l’égard d’Armande, comme si c’était la première fois qu’une sœur aînée riche ait doté une jeune sœur pauvre et préférée ! Il est encore plus simple d’admettre que la dot fut constituée par Molière lui-même, compensant de cette manière assez usitée la différence d’âge qui existait entre sa jeune femme et lui. On a remarqué, en effet, que la quittance par lui délivrée, quatre mois après le mariage, ne porte pas la mention d’usage que le paiement ait été fait en espèces.


VII.

Molière et Armande mariés, Madeleine n’avait plus qu’à continuer près d’eux son rôle d’amie et de sœur aînée ; j’aime à croire que, dans ce ménage souvent troublé, elle apporta plus d’une fois la conciliation. Au théâtre, malgré la vieillesse qui arrive, la comédienne est toujours des plus vaillantes. Elle joue dans la plupart des pièces de Molière, qui se succèdent si rapidement sans compter les pièces du répertoire courant, tragédies et comédies, qui alternent avec elles. Reine et soubrette, elle incline peu à peu vers les mères et les duègnes. Peut-être est-elle encore Georgette, dans l’École des Femmes, mais il semble plus naturel d’attribuer ce plaisant bout de rôle de petite paysanne à peine dégrossie et domestiquée à Mlle Marotte, la future femme de La Grange, actrice encore sans autorité ni expérience ; en revanche, on pourrait restituer à Madeleine le rôle de la précieuse Climène, dans la Critique de l’École des Femmes, attribué d’ordinaire à Mlle Marotte. Dans l’Impromptu de Versailles, où Molière, enlevant la toile de fond, nous a ouvert les coulisses de son théâtre et montré à nu le tripot comique, où il a marqué d’un trait rapide et définitif la physionomie de chacun de ses camarades, deux figures sont traitées avec une prédilection visible, Armande et Madeleine. Si l’on veut bien connaître celle-ci, c’est là qu’il faut la chercher. Elle y est tout entière, avec son franc parler, la rectitude de son esprit positif, sa bonne humeur railleuse, et aussi l’affection éclairée qu’elle portait à Molière. Elle le conseille, avec l’autorité et la franchise que lui donne leur longue amitié, elle essaie de le calmer ; elle lui représente qu’à soutenir avec cette ardeur la triple tâche dont il s’est chargé, il succombera bientôt sous ce poids écrasant. Molière lui répond avec impatience ; comme il arrive d’habitude, il s’irrite d’autant plus de ses conseils qu’il sent davantage combien elle a raison ; mais elle ne s’offense pas, et il ne songe même pas à s’excuser de sa brusquerie : c’est le privilège des vieilles affections ; elles suppriment les froissemens d’amour-propre.

Dans les pièces qui suivent, elle apparaît comme un modèle de souplesse et de dévoûment. Tantôt elle crée de vrais types, qui sont restés marqués de son empreinte, tantôt elle accepte de simples bouts de rôles dont ne voudraient pas les utilités de nos théâtres contemporains ; quelle leçon pour nos étoiles ! Dans le Mariage forcé, elle fait une Égyptienne ; Philis, dans la Princesse d’Élide ; Corinne, dans Mélicerte. En revanche, c’est elle qui incarne la Dorine du Tartuffe, cette « maîtresse servante, » comme l’appelait un contemporain, ce type définitif et unique de raison, de gaîté, de franchise, de courage ; Dorine qui tient tête à tout le monde, même à Mme Pernelle, et qui, la première à démasquer Tartuffe, lui rit si vertement au nez ; Dorine, dont la vive parole étincelle et pétille, mêlant aux traits d’une verve bien française et bien parisienne comme un souvenir de la province longtemps parcourue et de ses ridicules observés à loisir. Dans l’Avare, elle prend la robe feuille-morte et le bonnet fleuri de l’entremetteuse Frosine : encore un modèle, un type dont les imitations sont innombrables et que l’on reproduira sous vingt noms différens. Même rôle avec la Nérine de Monsieur de Pourceaugnac, une Italienne, celle-ci, plus effrontée encore et plus retorse, avec l’aisance et le beau parler de l’astuce napolitaine.

Cependant l’âge est venu pour Madeleine, et, avec lui, les infirmités. À partir de Monsieur de Pourceaugnac (septembre 1669), il semble qu’elle abandonne ses rôles et se tienne à l’écart. Nous arrivons à 1670 ; le 3 janvier, elle perd sa vieille mère. Comme les Parisiens d’autrefois, les Béjart aimaient leur quartier ; en 1659, leur aîné, Joseph, était mort peu après le retour du Languedoc à Paris, et, bien qu’il demeurât quai de l’École, sur la paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois, il avait été porté au cimetière de cette église Saint-Paul où, sans doute, il avait été baptisé et où s’étaient mariés son père et sa mère. Marie Hervé l’y rejoignit ; elle fut inhumée sous les charniers de l’église, et un tombeau lui fut élevé par les soins de Madeleine, « voulant, disait l’épitaphe, donner à sa mère, encore après sa mort, des marques de la reconnaissance qu’elle a de son amitié et des soins qu’elle a eus d’elle. » Deux ans après, Madeleine elle-même est à l’article de la mort. Le 9 janvier 1672, elle s’occupe de son testament ; elle fait appeler ses notaires habituels, Mes Ogier et Moufle, qui la trouvent « gisante au lit, malade de corps, saine toutefois d’esprit, mémoire et jugement. » Elle est toute à son salut, la pauvre comédienne ; elle multiplie les œuvres pies et charitables. Elle « recommande son âme à Dieu le créateur, le suppliant par les mérites infinis de la mort et passion de Notre-Seigneur et rédempteur Jésus-Christ, la vouloir admettre en son saint paradis, pourquoi elle implore l’intercession de la bienheureuse vierge Marie et de tous les saints et saintes de la cour céleste du paradis ; » elle veut que son corps soit « inhumé en l’église Saint-Paul, dans l’endroit où sa famille a droit de sépulture ; » elle fonde à perpétuité, pour le repos de son âme, « deux messes basses de Requiem pour chaque semaine ; » elle constitue une rente dont le revenu servira à distribuer à cinq pauvres, choisis par ses sœurs, cinq sous par jour « en l’honneur des cinq plaies de Notre-Seigneur, » et la distribution de cette aumône sera faite par le curé de Saint-Paul. À son frère survivant, Louis, et à ses deux sœurs, Geneviève et Armande, elle laisse 400 livres de rente viagère pour chacun. Elle institue enfin Armande légataire universelle usufruitière du reste de ses biens pour les transmettre à la fille née et aux enfans à naître de son mariage. Comme dépositaire de sa fortune mobilière, elle désigne « le sieur Mignard, peintre ordinaire du roi, dit le Romain, » et, avec lui, M. de Châteaufort, conseiller du roi, auditeur en la chambre des comptes, « pour exécuter et accomplir le présent testament, icelui augmenter plutôt que diminuer. » On est frappé de la force de volonté dont témoigne cette formule finale. L’acte tout entier, évidemment écrit sous la dictée de la testatrice, porte la même marque ; il respire aussi ce sens des affaires dont Madeleine nous a déjà donné des preuves si frappantes. Rien n’y est laissé à l’arbitraire des interprétations ; tout est prévu et réglé dans le moindre détail. Quant aux avantages considérables faits à Armande, ils ne sont pas, comme on l’a dit, au détriment de Louis et de Geneviève ; rien de plus naturel que la préférence de Madeleine envers une jeune sœur, femme de son meilleur ami, du principal auteur de sa fortune. De pareils testamens sont, je ne dirai pas communs, mais presque de règle chez ceux qui meurent sans enfans et auxquels la loi laisse le libre choix de leurs héritiers. Dans le cas présent, Madeleine ne pouvait prendre dispositions plus sages ni mieux justifiées. Louis était célibataire, Geneviève mariée, mais sans enfans. Cela n’a pas empêché, bien entendu, ceux qui donnent Armande pour fille à Madeleine de tirer de ce testament une preuve de plus à l’appui de leur système. Un peu plus d’un mois après, le 14 février, les deux notaires sont appelés de nouveau. Madeleine éprouve un regret ; elle craint d’avoir trop enchaîné la liberté de sa légataire universelle par des prescriptions que l’on pourrait regarder comme des marques de défiance ; elle la dispense donc « de l’emploi en œuvres pies de l’usufruit dont elle lui avait laissé la disposition, voulant qu’elle puisse en disposer à sa volonté. » En outre, elle remplace, comme exécuteur testamentaire, M. de Châteaufort par Me Charles Cardé, trésorier de la chancellerie de Paris. Elle est au plus mal ce jour-là : sa signature est presque illisible, et elle déclare « ne pouvoir mieux signer ni parapher, attendu l’extrême maladie où elle est, et, notamment, que sa vue est affaiblie. » Cependant, au milieu de cette ruine du corps, l’esprit demeure lucide et ferme : aussitôt le codicille dicté, elle requiert que « lecture lui soit d’abondance faite de son dit testament et dudit codicille, » et elle corrige deux ou trois menues erreurs échappées aux notaires. Mais cet effort est le dernier ; quelques minutes auparavant, elle pouvait encore, bien que d’une main défaillante, tracer à peu près son nom ; maintenant, les notaires sont obligés de se retirer sur sa déclaration qu’elle est hors d’état d’écrire et de signer, « sa faiblesse et son mal augmentant toujours. »

Le dénoûment prévu arrive au bout de trois jours, le 17 février. Par une de ces tristes coïncidences qu’amènent souvent pour les comédiens les exigences de leur profession, au moment où Madeleine rendait le dernier soupir, ni ses deux sœurs, ni Molière n’étaient auprès d’elle : depuis le 9, la troupe jouait à Saint-Germain devant le roi ; c’est là qu’elle apprit la mort de celle qui avait tant fait pour son succès, et elle ne revint que le 26. Molière, cependant, put s’échapper de la cour et rendre les derniers devoirs à Madeleine : son nom figure au bas de l’acte d’inhumation. Après un service célébré à Saint-Germain-l’Auxerrois, paroisse de la défunte, le corps fut porté à Saint-Paul et inhumé sous les charniers, probablement dans le même tombeau que Marie Hervé et son fils aîné Joseph. Quelles réflexions mélancoliques devaient occuper l’âme du grand poète, tandis que, dans le long trajet de Saint-Germain à Saint-Paul, il suivait, les yeux pleins de larmes et son fard à peine essuyé, le cercueil de sa vieille amie ! Il revoyait ses premiers jours de misère, ses années d’apprentissage, ses courses en province, sur les grandes routes de Guyenne, de Languedoc et de Provence ; puis le retour à Paris, la fièvre de la lutte, les joies de la victoire ; enfin les amertumes toujours croissantes de son triple métier, de sa condition, de son ménage. Il souffrait beaucoup, malgré la faveur du public, de la cour et du roi ; il se voyait au déclin de la vie, il comprenait que sa santé était irrévocablement perdue, il était le mari d’une femme qui ne lui donnait qu’inquiétude et tourmens. C’était donc le deuil de sa jeunesse et de son bonheur qu’il conduisait ce jour-là. La mort l’avait marqué lui-même pour un terme prochain, elle marchait à côté de lui : dans un an, jour pour jour, son heure sera venue.

L’inventaire de la succession de Madeleine est très curieux par tout ce qu’il nous apprend sur le caractère de la femme et de l’actrice. Malgré sa fortune, elle vivait dans un très petit appartement, composé d’une antichambre servant de cuisine, et d’une chambre à coucher, au quatrième étage d’une maison, vrai phalanstère de sa famille, qu’avaient habitée avec elle sa mère, ses sœurs, son frère, Molière lui-même. Son mobilier est des plus simples ; à part les meubles indispensables, — lit, table et sièges, très ordinaires, — on ne voit chez elle qu’un seul meuble de luxe, « un grand cabinet d’ébène avec plusieurs figures. » Son linge, ses vêtemens de ville et d’intérieur, se composent du strict indispensable : quatre draps de « grosse toile de chanvre, » quinze chemises du même tissu, deux jupes et un justaucorps de coton blanc, un habit de drap d’Espagne uni. En revanche, les costumes de théâtre sont d’une grande richesse ; ils ne comprennent pas moins de quatre déshabillés et de quatre corps de robes, en étoffes de soie de couleurs brillantes, garnis de dentelles d’or et d’argent, une veste de brocart d’or, une toilette de velours cerise, etc., costumes de reine et de grande coquette ; quelques-uns, plus simples quoique très élégans encore, costumes de soubrette. Malheureusement, on ne saurait déterminer que pour deux de ces costumes dans quelle pièce ils ont servi. D’abord « une jupe et une tavayolle de satin rouge et vert, à usage de bohémienne, » probablement son habit d’Égyptienne du Mariage forcé. Puis, « un corps de paysanne de toile d’argent, et la jupe de satin vert de Gênes, garni de guipures. » Faut-il voir dans ce dernier costume, bien luxueux pour une paysanne, celui de Charlotte ou de Mathurine, dans Don Juan, bien que ces rôles soient attribués d’ordinaire à Armande Béjart et à Mlle de Brie ? Sa brillante fantaisie laisserait croire plutôt qu’il a figuré dans quelqu’un de ces ballets que Louis XIV aimait tant et où l’on cherchait beaucoup plus l’effet que le réalisme.

Ainsi, dans la vie privée de Madeleine, aucun sacrifice à l’élégance, un intérieur d’une simplicité froide et nue. Au contraire, dans l’exercice de sa profession, la plus riche abondance de tout ce qui peut servir son talent. Elle a peu d’argenterie, ce luxe solide et sérieux que nos pères aimaient tant : une valeur de 949 livres, tandis qu’on en trouvera, chez Molière, pour 6,240. Peu de bijoux aussi ; juste le nécessaire pour la ville et le théâtre : deux bagues de diamans, quatre autres garnies de diverses pierres précieuses, et « un collier contenant soixante-dix perles baroques de moyenne grosseur, » le tout prisé 220 livres. En revanche, il se trouve, en deniers comptans, 17,809 livres un sol, et, en créances diverses, 2,523 livres 12 sols. Enfin, les titres de propriété d’une terre, appelée la Souquette, et située sur le territoire de Saint-Pierre-de-Vassol, dans le Comtat-Venaissin, pays du comte de Modène. Madeleine l’avait achetée, le 7 juin 1661, pour la somme de 2,856 livres, à Jean-Baptiste de l’Hermite, sieur de Vauselle, son ancien camarade à Lyon, le parrain, par procuration, de la petite Françoise. Au total, en y comprenant les meubles, estimés 564 livres 7 sous, et les vêtemens, estimés 1,059 livres, la succession s’élevait à la somme de 25,988 livres, ce qui représente, au moins, 130,000 francs de nos jours. Détail digne de remarque, car on n’a pas souvent à le constater, l’inventaire n’accuse pas une seule dette ; les affaires de la défunte étaient dans un ordre parfait.

Les renseignemens contenus dans le testament de Madeleine Béjart prouvent qu’elle vit arriver la mort et qu’elle conserva jusqu’au dernier moment la liberté de son intelligence. Elle put donc jeter sur l’ensemble de sa vie ce regard suprême qui est la consolation ou la torture des mourans. Un sujet de tristesse profonde dut assombrir ses dernières pensées : elle laissait Molière, dont elle avait voulu assurer le bonheur, malheureux, malade, condamné, lui aussi, à une mort prochaine. Cependant elle pouvait être fière de sa vie et de son œuvre. Sans doute, elle avait largement payé son tribut aux faiblesses de son sexe et de sa profession ; de là une inquiétude qui se marque vivement dans ses dernières dispositions, à la pensée de ce jugement dont sa foi lui montrait la redoutable perspective. Mais, au demeurant, elle avait accompli un bien durable. La première, sans doute, elle avait deviné le génie de Molière ; elle s’était donc efforcée d’écarter de lui les soucis matériels, de le laisser tout entier à la composition de ses œuvres et à l’exercice de son art. Or cette tutelle vigilante avait réussi ; Molière avait pu fonder un théâtre devenu rapidement le premier de Paris, triompher de ses ennemis, écraser ses rivaux, gagner la faveur du roi, écrire des chefs-d’œuvre et les imposer à l’admiration. La récompense de Madeleine devait être d’aller à la postérité en compagnie de Molière et de laisser un nom inséparable du sien. À ce titre, il n’était peut-être pas inutile de faire revivre et de montrer sous son véritable aspect cette auxiliaire et cette amie du grand poète.


GUSTAVE LARROUMET.