Une Colonie militaire annamite


ESSAIS ET NOTICES


UNE COLONIE MILITAIRE ANNAMITE.


La Basse-Cochinchine, dont nous essayons de faire une possession française, ne doit pas être jugée d’après les relations assez rares encore qui nous sont parvenues sur l’ensemble du royaume d’Annam. C’est un champ qui a été disputé bien souvent et ensanglanté par de nombreuses querelles. Les institutions qui, dans ces derniers temps encore, régissaient ce pays, semblent inspirées par une pensée commune : fixer et rassurer un peuple pauvre et nomade, porté au brigandage par le malheur des guerres étrangères et intestines ; et le tourner vers la culture de la terre. Elles sont appropriées aux aptitudes de la race annamite, et peuvent généralement recevoir l’empreinte de notre domination, sans que ce changement les altère au point de les faire disparaître, On en jugera par quelques détails qu’il nous a été donné de recueillir récemment sur les colonies militaires connues sous le nom de don-dien. Il y a là une création singulière dont on comprendra mieux encore l’importance, si l’on se rend bien compte du caractère des peuples soumis à cette double organisation militaire et agricole.

Les peuples de la Basse-Cochinchine sont laboureurs et mariniers, deux métiers qui s’excluent d’ordinaire, mais qui s’accordent dans ce pays à cause du retour des mois favorables pour la culture du riz et de ces arroyos qui circulent dans les rizières et qui ressemblent sur la carte à un rets qu’on aurait jeté sur la terre. Ils ne font qu’une récolte de riz, quoiqu’ils puissent en faire deux et même trois. Ils se soucient peu du commerce, où du reste ils sont malhabiles et toujours dupés par les Chinois, établis depuis longtemps en grand nombre dans l’Annam, et munis de chartes, de droits et d’exemptions de toute sorte. À ce penchant vers les travaux agricoles et la vie batelière se trouvent jointes chez les Annamites dès qualités qui annoncent une race guerrière.

La nation annamite a des traditions dont elle s’enorgueillit au milieu des peuples asiatiques. Elle sait mettre à profit les enseignemens qu’on lui donne. Ce système de fortification où les embrasures sont différentes des nôtres, où le bambou épineux est employé en défenses accessoires si ingénieuses, ce système qui représente une sorte d’intermédiaire entre la fortification passagère et la fortification permanente, est digne d’attention et d’étude. La vue des réduits de Ki-oa, où les soldats annamites ont vécu pendant deux ans, dénote le mépris du bien-être. On se tromperait étrangement toutefois, si l’on pouvait supposer que le courage des Annamites ressemble à celui des Français, où il entre tant d’amour-propre, et qui, divinisant une abstraction, la gloire, proscrit la fuite comme un déshonneur, les Cochinchinois tiennent s’ils croient pouvoir tenir, et s’ils nous ont attendus à Ki-oa, c’est qu’ils étaient persuadés que nous n’y entrerions pas ; mais se faire tuer sans utilité leur paraît une folie insigne. Ils disparaissent à l’occasion comme une volée d’oiseaux timides, s’avancent d’autres fois en plaine avec des lances contre des carabines à tige ou se font tuer héroïquement derrière un mur. Rien n’est plus variable que leur courage, et leur point d’honneur n’est pas le nôtre. Ils ont du ressort, une grande élasticité. Quand on les a terrassés, si on se laisse gagner par leurs démonstrations de crainte ou de dévouement, on est trompé. Les tronçons se rejoignent, et on retrouve des ennemis vivans, sauvages, alertes, quand on les croyait anéantis.

L’insurrection du 15 décembre 1861 a montré qu’il faut compter avec un sentiment qui les porte à défendre leur sol. Il n’y a peut-être pas dans l’histoire d’exemple d’une conspiration conduite avec tant de mystère, et où tout le monde ait si bien joué la comédie. L’ancien commandant en chef des forces françaises semblait en avoir le pressentiment ; il estimait que longtemps encore les Annamites ne seraient gouvernés qu’autant qu’ils seraient comprimés. Leur âme n’est point d’ailleurs incapable de cette ardeur généreuse qui pousse au sacrifice de la vie, à la rencontre du danger. Ils ont là-dessus une superstition effrayante. Quand un chef renommé par son intrépidité succombe, ils lui arrachent le cœur et le dévorent encore palpitant. C’est ce qu’ils appellent manger le gan. Ils sont persuadés que le cœur d’un homme de courage est énorme, et qu’il est doué de propriétés merveilleuses.

Tels sont les premiers traits du caractère des peuples de la Basse-Cochinchine. Il ne serait pourtant pas impossible qu’il se rencontrât des Annamites très différens de ceux qu’on a essayé d’esquisser ici ; l’homme est ondoyant et divers. Même dans l’Annam, où le pouvoir est si puissamment concentré, où l’âme du roi de Hué semble penser et juger pour tous ses sujets, où l’activité humaine est un crime, où les hommes passent comme des ombres muettes, impersonnelles, formant une partie d’un tout bien ordonné, même dans l’Annam ce vêtement de force éclate sous une force plus expansive, et le peuple redit les noms de certains hommes qui occupent son imagination. C’était surtout parmi, les chefs des colons militaires appelés don-dien qu’il se rencontrait de ces natures énergiques et turbulentes. L’un de ces chefs était, il y a quelques mois, prisonnier de guerre et détenu au fort du Sud, à 3 kilomètres environ de Saigon, sur les bords du Don-Naï. On parlait de sa bravoure, de son habileté, de son influence sur un grand nombre de villages. Il possédait sur les colonies militaires des renseignemens précieux. Un père des missions étrangères qui enseignait la langue annamite à tous les Français qui voulaient l’apprendre, et dont la patience était inépuisable, voulut bien m’accompagner et me servir d’interprète. C’était par une matinée de la saison des pluies. L’officier qui commandait le poste du 101e de ligne, chargé de la garde des prisonniers, nous conduisit vers un petit réduit d’un aspect cellulaire, et nous dit : « Voici le colonel Ké. » Ce colonel, si différent de ce que ce titre rappelle, était accroupi sur une natte double et tristement sale. Il étalait sur une feuille de bétel de la chaux teinté en rose, qu’il prenait avec une spatule dans un petit pot de faïence grossière. Il continua machinalement son opération, tout en nous montrant un escabeau de bois, le seul qu’il y eût dans son réduit. L’un de nous s’assit sur le bord du lit.

Ké avait la tête grosse, le front vaste, mais mal dessiné par ses cheveux, qui étaient réunis en un chignon et parsemés de quelques fils blancs. Ses traits étaient réguliers, ses yeux imperceptiblement bridés, son teint pâle et froid, comme s’il fût sorti d’un suaire. L’expression de sa physionomie était presque féminine, contrariée cependant par sa moustache, qui retombait tout droit des deux côtés des lèvres. Il y avait une sorte d’ondulation féline dans les mouvemens du buste et une inquiétude animale dans l’égarement de ses yeux. Sa taille devait être svelte et haute. Il portait au doigt annulaire une bague en jade vert. Son vêtement, composé de la blouse annamite, était sordide. Dans ce moment, il avait l’air humble et malheureux. Il nous supplia de nous employer pour lui faire rendre la liberté. « Je ne suis point mal traité, on a des égards pour moi (et il montrait deux robes neuves qui lui avaient été envoyées de la part du directeur des affaires indigènes) ; mais que sont tous ces biens pour celui qui n’est pas libre ? » Le prêtre secoua la tête, comme pour lui faire comprendre qu’il ne devait rien espérer pour l’heure présente. Quand il sût ce qui nous amenait, ses traits s’animèrent à ce nom de don-dien, mais ils reprirent aussitôt leur expression languissante, et le colonel Ké commença, sur le ton de la psalmodie annamite ; à rassembler ses souvenirs sur la troupe qu’il avait commandée. Ces souvenirs ont été résumés et complétés par des observations personnelles et par les notes d’un Annamite très versé dans l’administration de la cour de Hué.

Les don-dien sont des colons militaires qui défrichent les terres incultes de la Cochinchine et les amendent, ils sont pris parmi les gens pauvres et les gens errans non inscrits sur les catalogues du roi, et sont groupés d’après certaines règles. Ils vivent en famille, restent don-dien toute leur vie, et ne possèdent jamais la terre. Le roi les secourt tant que durent leurs travaux de défrichement. Quand la guerre éclate, les don-dien marchent avec l’armée. Ils sont alors presque tous armés de piques. L’institution de ces colonies ne remonte guère à plus de sept ans. En 1854, le nguyên[1] tri-phuong s’adressa aux hommes importans par leur fortune et leurs services. Il recueillit les malheureux qui se trouvaient en grand nombre dans le pays, et présenta son projet d’organisation des don-dien à la sanction royale. L’ordonnance fut rendue le premier jour du premier mois de la sixième année du règne de Teu-Deuc[2].

Le délégué en mission royale, commissaire visiteur de l’extrême midi, le nguyên Tri-phuong, constata qu’un an plus tard, dans les six départemens, il se trouvait six régimens « à la date de Teu-Deuc[3]. » Il adressa les registres au ministre, et envoya des mandarins dans toutes les directions pour exhorter de la manière la plus pressante les chefs de recrutement à emmener.les gens pauvres et les gens errans sur les terrains désignés pour la culture. Le nguyên, à la suite de ses inspections, conclut qu’il était prudent de ne pas exiger tout d’abord l’effectif complet[4].

Au premier appel, ces six régimens avaient bien présenté trois mille hommes ; mais il avait fallu retrancher les vieillards, les malades, les orphelins, et le chiffre se trouva réduit à deux mille cinq cent quinze hommes. Comme on peut le remarquer, le commissaire visiteur de l’extrême midi ne perdait pas un seul instant sa création de vue.

L’institution des don-dien fut complétée l’année suivante par un nouveau décret qui conservait l’organisation des régimens et des capitaineries, et qui instituait des âp (petites agrégations communales) sous la dépendance du pouvoir civil. Tout Annamite fut admis à faire valoir son influence personnelle et à lever sous la dépendance du long (chef de canton) des âp de trente, cinquante et cent hommes. Ces chefs eurent le titre de dot, le rang et les attributions de chef de village, avec cette différence cependant qu’ils administraient sans conseil municipal ; mais ils relevaient du tong et non d’un chef de don-dien, et occupaient ainsi une sorte de position intermédiaire entre les premiers colons et les paysans des villages ordinaires.

Ces agrégations de seconde formation furent souvent inspectées par Tri-phuong, et les colons encouragés et exhortés. Chaque homme avait deux, trois ou quatre arpens. Ces don-dien étaient inscrits ainsi que leurs terrains, et devaient payer en dix ans tous les genres de tribut. Malgré les exhortations, les gens errans venaient difficilement s’établir sur les terrains maigres. Dans un de ses rapports, le nguyên demande « qu’on tienne compte des vraies difficultés, et qu’on ne refuse pas les distinctions promises. Il présente cette prière à sa majesté, en s’inclinant profondément pour attendre l’examen de sa sainte pénétration. »

Le nombre des régimens de don-dien, après tous ces tâtonnemens, fut fixé d’une manière définitive à vingt-quatre, ainsi répartis : sept régimens dans la province de Gia-dinh, six dans celle de My-tho, cinq dans celle de Vinh-long, quatre dans la province de Bien-hoa, et deux dans celle de An-niam. Chaque régiment porte le nom du canton qu’il a formé : ainsi le régiment de Gia-trung forme le canton de Gia-trung, Chaque compagnie, de la première à la dixième, porte le nom du régiment. Les colonels (quân-co) sont chefs de canton ; les capitaines sont âp truong (chefs de village du titre de âp). Les colonels ont un cachet qui leur est envoyé de Hué : ce cachet, en bois très léger, ne peut être employé qu’à l’encre noire, l’encre rouge annonçant un pouvoir plus élevé. La plupart de ces régimens ne purent jamais dépasser le chiffre de trois cents hommes, et leurs compagnies le chiffre de trente hommes. L’effectif de la compagnie de guerre annamite est de cinquante hommes.

Les colonels de don-dien furent choisis parmi les anciens chefs de village les plus remarquables par leur résolution, leur intelligence ou les services qu’ils avaient rendus. Chaque chef était présenté par le nguyên Tri-phuong, et sa nomination était approuvée par le roi. Ils étaient par conséquent tout à fait à la dévotion du commissaire visiteur. Il parait que cet honneur était une charge des plus lourdes. Dans beaucoup de régimens, les secours fournis par le roi étaient insuffisans, et les colonels avançaient sur leur fortune particulière des sommes que l’état ne leur a pas encore rendues, ou bien ils empruntaient au chef de la province d’autres sommes d’argent dont ils se portaient garans. En outre la bande était difficile à mener et d’humeur peu patiente. C’était une difficulté épouvantable, dit le , de les maintenir dans l’ordre. Quelques-unes de ces pauvres familles désertaient les âp, n’y trouvant plus de quoi vivre. Les villages qui étaient censés avoir fourni ces don-dien étaient obligés de les remplacer. Le gouvernement annamite donnait peu de chose. Le roi faisait distribuer 300 ligatures[5] (300 francs environ) pour trois cents hommes. Ce secours était destiné à l’achat des instrumens aratoires, qui n’étaient pas fournis en nature, comme on l’a prétendu inexactement. Le chef recevait en outre 200 ligatures pour acheter des buffles. Les don-dien étaient attirés, recueillis, mais non pas forcés, et c’est une erreur de croire qu’ils étaient recrutés parmi les criminels et les exilés. Chaque don-dien devait livrer tous les ans dix boisseaux de riz : cinq pour le roi, cinq pour les cas de disette. Il y avait des magasins de prévoyance où le riz s’entassait : le grain non décortiqué peut se conserver très longtemps (cinquante ans, prétend-on). Des gens riches se servaient même de ces magasins pour conserver leurs riz ; mais ces villages étaient à peine installés quand ont commencé les troubles, ainsi que les Annamites appellent la guerre avec les Européens. Ils étaient bâtis régulièrement, et présentaient tout l’aspect des villages militaires de Ki-oa. La maison du chef était au milieu avec un gong, un tam-tam, ce qu’il faut pour appeler aux armes. Ils n’étaient point entourés de fortifications passagères, comme on l’a dit.

Les don-dien étaient des voisins fort désagréables pour les villages soumis à l’administration ordinaire. On les voyait toujours mêlés dans les querelles, et le affirme qu’il avait une grande peine à les empêcher de tirer leurs longs coutelas. Dans un pays où l’organisation communale existe tout entière, où les villages en viennent souvent aux coups pour dès querelles de pagode, on comprend que les don-dien devaient être en effet intolérables.

Chaque régiment avait un petit canon. Dix soldats environ étaient armés de fusils, les autres étaient piquiers. La distribution des armes était faite par le colonel. Il était permis du reste aux don-dien de varier leur armement et de porter des fusils, s’ils pouvaient s’en procurer. Ils s’exerçaient au maniement de leurs piques quand les travaux de culture étaient terminés ou suspendus, mais à la façon annamite, en se tordant, se repliant, en se battant contre le vent, et multipliant des passes inutiles. Le premier mois de l’année, ils passaient une revue dans le chef-lieu de la province : on les voyait arriver à Saigon, à My-thô. Ils portaient le petit chapeau des soldats annamites, une blouse fendue droit par devant et de couleur noire, un pantalon violet ou de couleur fauve. À proprement parler, ils n’avaient pas d’uniforme. Leurs chefs se ceignaient d’une écharpe noire ou violette. Ils portaient l’écusson sur la poitrine.

Durant la période remplie par les travaux préparatoires de culture dans les terres en friche, c’est-à-dire pendant deux ans, les don-dien étaient fort malheureux. C’est alors aussi qu’ils recevaient des secours du roi, plus souvent de leurs chefs. Ces champs étaient la propriété du roi. Les don-dien n’étaient que des usufruitiers. Ils ne pouvaient ni partager, ni vendre, ni céder leurs arpens. Il y a aussi dans l’Annam des villages qui ne vivent que des champs du roi. Chaque année, l’autorité fait un nouveau partage.

Au début de la guerre, les don-dien furent envoyés dans les forts ; mais leur armement fut modifié : on leur donna un assez grand nombre de fusils. Ils nous ont combattus à Ki-oa ; il y avait contre les Français, à l’assaut du 25 février 1861, environ cinq cents don-dien commandés par le colonel Tou (Quan-Tou). Après leur défaite, ils ont reparu dans les forts de My-thô, enfin plus récemment, dans une expédition malheureuse pour eux qu’ils ont tentée contre Go-cung.

Les chefs de don-dien étaient souvent des hommes remarquables. L’un d’eux, le colonel Suan, s’est distingué par une bonne administration. Il était, il y a six mois, sur la frontière des possessions françaises de l’autre côté de l’arroyo de la Poste. Un autre des plus résolus, le colonel Tou, a disparu après la prise de My-thô. Le Sham-Rock[6] a brûlé sa maison à Kui-duc, près de Mi-kui. La crédulité populaire donne à quelques-uns de ces chefs des attributs singuliers : le dao-tri-hien passe pour avoir quatre phalanges au petit doigt. Dans l’affaire de Go-cung, les don-dien étaient poussés en avant par un meneur fort énergique. On doit aussi considérer que Go-cung est une sorte de terre sainte pour beaucoup d’Annamites, et qu’elle renferme la pagode des ancêtres du roi Teu-deuc : c’est à Go-cung qu’est née la mère du roi et que se trouvent encore une trentaine de ses parens et de ses alliés.

Tri-phuong, le fondateur des régimens de don-dien, est un ancien scribe qui est arrivé à sa haute position sans avoir passé par les concours. Son projet, quand il fut présenté, parut admirable : il utilisait des gens sans aveu qui causaient souvent des troubles, il ajoutait aux revenus de l’état, et augmentait sa force par une troupe disciplinée à l’avance ; mais des Annamites qui ont vécu à la cour de Hué assurent que ces soldats devaient agir un jour contre le roi Teu-deuo. On dit que Tri-phuong. aurait préparé des chefs à sa dévotion, formé à l’avance un noyau armé de douze mille hommes, et, quand l’occasion serait venue, aurait favorisé les entreprises du roi de Siam. Ces projets ne paraîtront pas trop invraisemblables, si l’on veut considérer que le roi de Siam s’est toujours mêlé des affaires de la Cochinchine, que le Cambodge est son tributaire ainsi que le Laos, et que dans la deuxième année du règne actuel[7], l’ambassadeur du roi de Siam fut arrêté à Tay-ning[8], porteur des insignes de la royauté pour le frère aîné de Teu-deuc, qui était alors enfermé depuis deux ans.

Quelle que soit l’opinion qu’on se fasse sur l’institution de ces colons militaires, qu’ils aient été organisés avec une arrière-pensée politique ou simplement pour défricher des terrains incultes et ramener dans la vie sociale les gens errans qui devaient abonder dans un pays souvent conquis et perdu, il est certain que l’organisation des don-dien est un remarquable témoignage de cet esprit d’ordre, de précaution, et de cette sorte de bonhomie qui semble particulière aux institutions annamites. On a organisé des colons militaires en Europe ; mais ce qui distingue la création des don-dien, c’est la condition de pauvreté d’où ils sont censés ne devoir jamais sortir. La pensée d’établir une agrégation de misérables qui ne doivent jamais cesser de l’être, et dont les enfans seront don-dien, est tellement en désaccord avec l’inégalité qui se produit rapidement dans toutes les réunions, humaines, qu’on se demande si, même dans l’Annam, où l’homme est placé en tutelle comme un enfant, l’essai était réalisable. C’est un chef annamite, c’est le colonel Ké lui-même, qui le juge impossible. Ké prétend que si l’on voulait reformer les don-dien, on n’obtiendrait aucun résultat sérieux, parce qu’il y a trop de pauvres parmi eux. Il faudrait, suivant lui, mêler cent riches avec deux cents pauvres. L’esprit de pauvreté, excellent en effet pour des soldats qui doivent se déplacer au premier appel, est moins applicable à des paysans qui s’attachent aux biens de la terre, surtout quand ils l’ont défrichée. On se représente difficilement les don-dien maintenus dans les dispositions de cette loi agraire.

Le vice-amiral Charner, quand il commandait en chef en Cochinchine, put croire à une certaine époque que ces colons se façonneraient à notre domination : il reçut leurs protestations de fidélité et approuva leur formation par un arrêté en date du 19 mars 1861 ; mais après la prise d’armes contre Go-cung et les événemens qui en furent la suite, les don-dien furent dissous par un arrêté rendu le 22 août 1361. Un grand nombre d’entre eux sont rentrés sous la domination régulière des villages et se sont fait inscrire. D’autres ont eu le sort des soldats débandés et se sont faits brigands. Il existe pourtant encore quelques régimens de don-dien dans ces provinces du sud, qui, sans ordres royaux, sans argent, coupées de communications avec Hué, sont tombées dans un véritable état de dissolution sociale. Dans les circonstances actuelles, l’institution des don-dien ne pourrait être reprise sans donner un moyen d’action au brigandage.

Quand les positions formidables de Ki-oa et de My-thô tombèrent en notre pouvoir, les Annamites, dans une proclamation remplie de tristesse, et qui ne manquait pas d’une sorte de grandeur, firent connaître qu’ils ne, pouvaient lutter avec des gens qui marchaient à l’assaut comme des fous, qu’en conséquence, ils n’offriraient plus la bataille dans de grands camps retranchés. Ennemis élastiques, invisibles, ils utiliseraient le génie de leur nation et s’établiraient en rideau mobile devant notre horizon, sans que jamais nous pussions les joindre. Cette direction nouvelle venait plutôt de Hué que des mandarins qui avaient senti la force de nos coups. En même temps qu’elle nous était pour ainsi dire notifiée, les chefs de Bien-hoa et de Vinh-long offraient de rendre leurs places ; ils demandaient seulement qu’on les prévînt quelques jours à l’avance, afin qu’ils pussent faire leurs préparatifs d’évacuation.

L’importance de la position de Bien-hoa, située à une petite distance de Saigon, et d’où partaient des prédications incessantes contre nos essais d’administration plutôt que des attaques militaires, n’a jamais été méconnue ; mais on estima que cette importance serait presque nulle, et que Bien-Hoa n’était qu’un mot, si on ne prenait la province. Or, pour ajouter une province à notre conquête, la garder, c’est-à-dire l’administrer et la comprimer, il fallait un millier d’hommes de plus. On ne les avait pas, et, à défaut de la ligne montagneuse, on prit un fleuve, le Don-nai, pour frontière.

On dit communément en termes militaires qu’il y a trois sortes de frontières, et par ordre de force : les déserts, les montagnes et les fleuves. On fleuve ne forme pas sans doute la barrière la plus sûre. Elle a pourtant sa valeur. Le tout est de s’y tenir. Les marches de colonnes mobiles, les escarmouches, peuvent satisfaire la personnalité et la turbulence de quelques petits subalternes ; mais elles aguerrissent l’ennemi et lui donnent prétexte à des rapports où nous sommes toujours représentés comme ayant battu en retraite. Elles présentent encore un danger plus grave. Les villages, sous l’empire de la crainte, se soumettent et se compromettent. Les Annanites reviennent sur ces routes qu’on a crues libres et sûres parce qu’elles ont été parcourues, et punissent de mort sans pitié ceux qui nous ont donné des gages. Le nom français, capable de troubler, inhabile à protéger, ne provoquerait plus bientôt que des sentimens d’exécration. Les escarmouches furent donc interdites, et chacun dut connaître que la pensée du chef était de ne prendre que ce que l’on pourrait garantir et protéger. Des esprits trop impatiens se sont étonnés que la nouvelle conquête de la France ne se fût pas plus rapidement étendue ; Sans examiner si de telles impatiences sont bien légitimes, il suffit de dire — et l’exemple des don-dien le prouve — que la race annamite ne sera gouvernée qu’autant qu’elle sera comprimée. La Basse-Cochinchine, avec ses six provinces, ses limites géographiques si précises, surtout au nord, forme assurément un beau royaume. On le prendra quand on voudra, et on le gardera, si on dispose de forces suffisantes. L’œuvre militaire peut être regardée comme accomplie, elle a été scellée dans le sang le 25 février 1861, et les Annamites ont reçu à Ki-oa un coup dont ils ne pourront se relever.

Léopold Pallu.
  1. Haut commissaire visiteur.
  2. 1854. Nous sommes dans la quatorzième année.
  3. Dans le pays d’Annam, on date les années de l’avènement du roi.
  4. « Dans le centre, où la terre est arrosée, grasse et abondante, le commerce est actif et procure l’aisance ; les colons arrivent en foule et avec joie, et la règle des appels de cinq cents hommes pour les régimens et de 50 hommes par compagnie est exigée et suivie. Ailleurs la terre est maigre, de difficile culture, isolée comme dans un désert. Les régimens sont réduits à trois ou quatre cents hommes. Il serait bien dur d’imposer pour ceux-ci l’effectif complet. »
  5. Une ligature est un chapelet de sapèques, petite monnaie de cuivre du pays.
  6. Un petit aviso de guerre français.
  7. 1850.
  8. Le point extrême de nos possessions.