Une Charretée révolutionnaire

UNE
CHARRETÉE RÉVOLUTIONNAIRE[1]

Comment les jeunes gens d’aujourd’hui se représentent-ils la Révolution ? Je ne parle point ici des idées abstraites et complexes que peuvent s’en faire l’érudit, le philosophe, le politique, mais de cette image sensible, sommaire et linéaire, qui passe devant les yeux de l’esprit chaque fois que l’on prononce le nom d’une époque historique. Une suite d’images d’Epinal, fortement teintées, composées avec quelques scènes dramatiques et quelques personnages symboliques, n’est-ce point ainsi que se peignent dans la plupart des cerveaux les grandes phases de l’histoire ?

Pour ceux avec qui j’entrai dans la vie, — quel que fût d’ailleurs leur sentiment intime, horreur ou enthousiasme, — ce mot : la Révolution, évoquait l’idée d’une France convulsée et délirante, brusquement changée dans les moindres cellules de son organisme ; jusque dans le train quotidien des plus humbles existences, tout avait dû être extraordinaire, monstrueux, héroïque ; nos imaginations n’admettaient pas de taches grises sur ce fond d’un rouge sanglant. Lecteurs de Lamartine et de Michelet, des Mémoires royalistes ou des plaidoyers républicains, nous nous figurions des années uniformément épiques, durant lesquelles chaque Français était tout occupé de son rôle grandiose. Taine a réformé pour beaucoup d’intelligences le point de vue moral : il s’est efforcé de rapetisser les géans de la légende ; mais, avec ses longues métaphores tirées de la zoologie, avec ses accumulations de petits faits révoltans, il a ravivé cette sensation de cauchemar et de perturbation apocalyptique.

Amplement informés comme nous le sommes aujourd’hui, il en faut rabattre de cet excès de généralisation. Les historiens, les romanciers, les dramaturges, — et quel historien ne devient pas un peu dramaturge, quand il touche à la Révolution ? — nous font connaître la vie du passé comme la presse fait connaître aux étrangers la vie du temps présent. Le journal ne les entretient que de nos gens en vue et des accidens où la curiosité s’attache. Quand l’étranger vient y regarder de plus près, il s’étonne de découvrir un vaste monde, qui est tout le monde, dont ses informateurs habituels ne lui ont jamais soufflé mot. Ainsi de nous, lorsque le hasard nous apporte les témoignages de ceux qui n’avaient rien à dire, ou presque rien, pendant la Révolution ; de ceux qui « ont vécu, » comme Sieyès, mais de leur vie accoutumée ; de ceux-là mêmes qui ont péri dans la tempête sans l’avoir vue venir, avec la stupeur de gens surpris par une catastrophe dont ils ne se rendent pas compte.

Tel fut le cas de Mme de Marolles et de son entourage M. Victor de Marolles a réuni quelques lettres de son aïeule, quelques papiers de famille. Contribution modique à l’histoire révolutionnaire : il n’y faut chercher que des aperçus sur l’état des esprits pendant cette période. On peut dire des Lettres d’une mère ce que Sainte-Beuve disait des lettres de Mlle Aïssé : « Je ne les conseillerais pas aux fastueux qui ne se dressent que pour de grandes choses. » Ces bribes de documens appellent la collaboration du lecteur ; elles lui fournissent les têtes de chapitres d’un livre qu’il doit faire en les lisant ; indices embryonnaires, mais assez certains pour qu’on puisse reconstituer avec leur secours un petit coin de notre vie provinciale, quelques types significatifs, une psychologie des comparses obscurs du grand drame.

Rappelez-vous un de ces tableautins de Boilly, — intérieurs de famille, assemblées sur la place publique, — où des gens de condition moyenne vaquent tranquillement à leurs occupations. Supposez que les lambeaux de cette toile, lacérés à coups de piques et tachés de sang, aient été ramassés dans le greffe du tribunal révolutionnaire. C’est tout le livre de M. de Marolles. Un dossier du terrible tribunal, conservé aux Archives nationales, permet de reconstruire la petite société dont Coulommiers était le centre en l’an de grâce 1789. On n’en retrouverait plus l’équivalent aussi près de Paris ; mais elle ne différait guère, semble-t-il, de la société qui gravite de nos jours autour du chef-lieu d’arrondissement, dans un département éloigné. Si quelque grand seigneur menait dans ce canton de la Brie l’existence somptueuse de l’ancien régime, nos documens l’ignorent. Ils ne nous laissent voir qu’un monde paisible et modeste, répandu pendant la belle saison dans les gentilhommières des alentours, rassemblé l’hiver dans les maisons de la ville. La petite noblesse y confinait à la bourgeoisie aisée.

Rien, dans la structure sociale de ce monde, ne justifiait l’idée fausse que l’on se fait de la France d’alors, quand on l’imagine symétriquement étagée, séparée en castes tranchées, impénétrables les unes aux autres. Ce préjugé nous vient sans doute des historiens qui ont trop exclusivement concentré leur attention sur l’empyrée de Versailles, et aussi de la nécessité politique qui fit reparaître entre les trois ordres, aux premiers jours de la Constituante, des distinctions formelles en train de s’effacer dans la pratique journalière. A la fin du XVIIIe siècle, la pénétration entre les classes était constante ; les vieilles cloisons cédaient sous la poussée des mœurs, l’instinct de sociabilité, le pouvoir grandissant de l’argent. Un bourgeois bien étoffé, pourvu de quelque épargne, achetait une charge et un fief noble dont il prenait le nom ; ces acquisitions ne lui donnaient pas la qualité, comme on disait alors, mais elles le faisaient participer aux droits de la classe privilégiée. Les charges à l’encan étaient innombrables : offices de judicature et d’administration, places honoraires dans la maison du roi et dans celles des princes. Il y avait six mille charges de secrétaires du roi qui conféraient la noblesse. En 1789, lorsque les assemblées provinciales nommèrent leurs députés aux Etats-Généraux, le nombre des anoblis par les charges y dépassait de beaucoup celui des nobles de race et même des anoblis pour services militaires. En dehors de cette accession légale aux privilèges du premier ordre, la fusion des classes s’accomplissait insensiblement, dans les cercles provinciaux, par la communauté des intérêts et des plaisirs. Les fortunes ascendantes y luttaient d’abord contre la résistance des anciennes vanités ; celles-là imposaient bientôt à celles-ci le pacte éternel que l’orgueil fait avec l’argent. Si l’on en juge par les lettres de Mme de Marolles, par le détail des occupations et des divertissemens dans le Journal de M. Aubert de Fleigny, les relations sociales des honnêtes gens de Coulommiers devaient être à peu de chose près sur le pied où nous les voyons aujourd’hui.

On peut évaluer la fortune des principales familles d’après l’état des contributions patriotiques, cet emprunt déguisé qu’un décret de l’Assemblée nationale avait fixé au quart du revenu déclaré. Fortune modeste, même si l’on fait la part des dissimulations possibles ; elle oscillait entre deux et six mille livres de rente. Ce dernier chiffre n’est dépassé que par deux négocians, MM. des Escoutes. Viennent ensuite un receveur des finances, des chevaliers de Saint-Louis, des écuyers, des avocats au Parlement, un secrétaire du roi, deux gentilshommes servans de la Reine, pêle-mêle avec les bourgeois de la ville et rapprochés de ceux-ci par l’égalité des biens. Il y avait deux sociétés, sans doute, — on les retrouverait de nos jours dans chaque petite ville, — mais qui voisinaient, avec des points de contact et des fissures. Tout ce monde vivait simplement, s’amusait à peu de frais. Les officiers de la garnison mettaient de l’animation dans les parties. Il semble que le boute-en-train de Coulommiers fut M. Huvier des Fontenelles, jeune homme qui « sacrifiait aux Muses, » surtout aux Muses érotiques : ce disciple de Dorat et du chevalier de Cubières tournait galamment le vers ; il faisait l’épithalame pour les mariages, le couplet polisson pour les rendez-vous de chasseurs.

Les Quatre-Solz jouissaient d’une considération particulière, dans ce pays où ils avaient acquis la seigneurie de Marolles. Famille parlementaire au siècle précédent, les Quatre-Solz donnèrent plusieurs officiers aux armées de Louis XV. Michel de Marolles, qui avait servi aux mousquetaires pendant la guerre de Sept-Ans, épousa Mlle de Barentin, petite-cousine du garde des sceaux de Louis XVI. Nonobstant cette haute alliance, rien ne sentait l’air de la Cour, ni même l’air de Paris, chez ces braves gentilshommes briards, contens de primer dans les réunions de Coulommiers. Comme leurs voisins, les Marolles s’occupaient de la gestion de leurs terres, et ils élevaient des enfans pour le service du Roi. Ils en avaient trois, dont un atteignait l’âge d’homme en 1789.

Si cette année fut marquée par des événemens considérables, il ne paraît guère qu’on s’en soit ému dans la société dont nous parlons. Attachée à la vieille monarchie, elle voyait avec défiance ces nouveautés dont les Parisiens faisaient si grand bruit ; elle en prenait peu de souci. Chacun n’a-t-il pas ses petites affaires, plus pressantes que celles de l’État ? M. Huvier des Fontenelles continuait de rimer ses vers galans. Aujourd’hui même, en dépit de la diffusion des journaux qui forcent l’attention la plus rebelle, une cuirasse d’indifférence défend certains cercles de province contre les agitations de la politique. Combien plus épaisse elle devait être à cette époque ! Un exemplaire de la gazette était une rareté, l’habitude n’avait pas dressé les esprits à une perpétuelle immixtion dans la chose publique. Je ne sais si je m’abuse ; mais, pour nous qui regardons ces gens insoucians avec la connaissance de leur lendemain, il y a un intérêt tragique dans le spectacle de leurs vies dépourvues d’intérêt. La Révolution fond sur eux, et ils ne la voient pas ; la Terreur est là, derrière la porte, prête à semer l’épouvante dans la réunion joyeuse ; elle va entrer, et nul ne l’entend venir.

Ils eussent peut-être échappé jusqu’au bout à ses griffes et achevé sans mésaventure leurs paisibles destinées, s’il n’y avait eu un loup dans la bergerie. C’était le citoyen Le Roy, futur juré au tribunal révolutionnaire. Il signait : Le Roy de Montflobert, officier de Mgr le duc d’Orléans. M. Wallon lui donne même le titre de marquis, mais on ne voit pas qu’il fait pris à Coulommiers. Il allait d’ailleurs échanger toutes ces qualifications contre le surnom patriotique de Dix-Août. C’est le type accompli du jacobin de province. Affilié au club de Paris, il en apporte les passions et la faconde dans sa petite ville. Aigri, envieux, sournois, il prépare lentement sa vengeance contre la société royaliste qui lui a battu froid, sans doute parce qu’il appartenait au monde suspect du Palais-Royal. Dans Coulommiers, Le Roy est à lui tout seul la Révolution.

Plus on lit les documens provinciaux, plus on s’aperçoit qu’il en fut partout ainsi : dans chaque bourgade, dans chaque commune, un seul homme a donné le branle à la Révolution ; il l’a commencée pour venger quelque blessure secrète, quelque intérêt lésé ; il l’a poussée aux pires excès pour contenter son ambition. Et cet homme n’est jamais mort. Quiconque est familier avec la vie rurale connaît Le Roy de Montflobert : le vieux jacobin a traversé tous les régimes, embusqué dans la commune, aux abords de la mairie, qu’il guette. Tapi dans l’ombre aux jours tranquilles, il surgit aux heures troubles, se saisit du pouvoir local, terrorise les victimes qu’il a marquées ; toujours redoutable et supérieur à ses légers adversaires par l’absence de scrupules, la suite dans son dessein, la méchanceté froide, la passion de dominer qui est le mobile de chacun de ses actes. Pour la satisfaire, il obéit passivement à ses suzerains, les jacobins des grands centres et de la capitale. Il connaît la force de l’association, il est le seul Français qui ait encore le sens de l’autorité ; disons mieux, le sens et le goût de la féodalité. Il a rétabli à son profit, sous d’autres formes, cette féodalité tyrannique et rapace dont l’odieux souvenir, exploité par lui, l’a si bien servi pour en fonder une nouvelle.

Celui qui opérait à Coulommiers savait déjà toutes les rubriques du métier. Il attisa les petites rancunes entre les deux sociétés, se créa des partisans, les introduisit dans le conseil de la commune ; il en fit patiemment le siège et fut élu maire au mois de novembre 1790. Une fois installé dans ce fort, il entama la lutte contre le curé constitutionnel, M. Le Bas.

Voici encore un fait qui dérange beaucoup d’idées reçues : ce curé assermenté faisait hou ménage avec ses paroissiens, pourtant très fervens. La population de Coulommiers demeura fortement attachée à sa religion. Au plus fort de la Terreur, les pratiques pieuses étaient très suivies, les cérémonies du culte célébrées avec éclat. En juin 1793, « la procession de la Fête-Dieu se fait avec une pompe et un déploiement extraordinaires dans la circonstance critique où nous nous trouvons. » Les corps constitués, la municipalité, le tribunal y assistent. Quand les briseurs de croix vinrent travailler dans la ville, ils furent battus et chassés par les femmes d’une confrérie, qui s’appelaient les Saintes-Femmes. Ces émeutes religieuses méritèrent à la contrée le nom de Petite Vendée. Cependant, la piété des Saintes-Femmes s’accommodait fort bien d’un prêtre jureur, en communion de sentimens avec ses ouailles. Il y avait dans le voisinage deux prêtres réfractaires, l’abbé Leuillot et l’abbé Cagnyé : ce dernier donnait des leçons aux enfans de Mme de Marolles. Le prêtre jureur et les deux réfractaires devaient aller à l’échafaud dans la même charrette.

Retournons en arrière. L’église paroissiale servait alors aux assemblées communales. Le maire Le Roy disputait au curé Le Bas la chaire de cette église, seule tribune d’où il pût épancher son éloquence aux jours des cérémonies civiques. Il parla du haut de cette chaire à la bénédiction du drapeau des gardes nationales, il y prononça l’éloge funèbre de Mirabeau, en avril 1791. Il y fit applaudir des prosopopées dans ce goût : « Généreux citoyens qui avez secoué les préjugés, comme le lion endormi, à son réveil, secoue la goutte de rosée tombée sur sa crinière, vous répéterez sans cesse à votre postérité naissante : liberté, égalité, ou la mort ! » Un jour, Le Roy s’avisa d’une de ces bonnes idées qui tracassent les curés, même constitutionnels : il institua un concours où les enfans du catéchisme réciteraient la Déclaration des Droits de l’homme. Décidément, ce jacobin ne laissait rien à inventer aux autres. Le curé se fâcha, sortit de l’église avec tout son monde ; le maire dut (descendre de la chaire, on lui signifia de n’y plus remonter. Ce jour-là, Le Bas fut marqué pour la guillotine.

Cependant les événemens marchaient. L’aîné des fils de Mme de Marolles, Charles-Nicolas, avait reçu son brevet d’officier en avril 1791. Prêterait-il le nouveau serment ? Rejoindrait-il les camarades qui l’avaient précédé à l’armée de Condé ? Grave question : les perplexités du jeune homme et de sa mère apparaissent dans leurs lettres au bon abbé Cagnyé. Où était le devoir ? Où étaient aussi l’intérêt bien entendu et la sécurité ? C’est surtout, il faut l’avouer, de ce dernier point de vue que les consultans envisagent le dilemme. Ils ne sont pas des héros cornéliens, ils ne fardent pas la vérité de leurs sentimens ; et leurs dépositions ont d’autant plus de prix pour l’historien qu’ils appartiennent à l’humanité moyenne. — Voilà donc le cas de conscience de l’émigration posé dans une jeune Ame, comme il a dû se poser dans des milliers d’autres. On peut douter qu’il ait beaucoup inquiété les courtisans de Versailles, les familiers des princes qui gagnaient la frontière avec Calonne : ceux-là durent prendre leur parti sans combat intérieur ; la vivacité de leur ressentiment, la vue plus nette des dangers qui menaçaient le roi, l’entraînement du milieu, et peut-être aussi des calculs ambitieux, tout contrebalançait leurs scrupules, si toutefois ils en eurent. Le jeune de Marolles et ses pareils étaient voués par leur condition au conflit des sentimens contraires. Vivant plus près du peuple, fortement attachés à la terre, ils y étaient mieux enracinés que les grands ; ils avaient moins à perdre dans la Révolution, moins à espérer d’un revirement politique ; sujets fidèles, mais sans attaches d’habitude à la personne royale, ils ne fondaient pas leur avenir sur la faveur, et leur éloignement de la Cour les laissait au point où l’on aperçoit la nation sous le prince. Ils recevaient de leurs conseillers naturels des avis contradictoires : les oncles de Charles de Marolles le poussaient à émigrer ; son père s’y opposait vivement, on comprendra tout à l’heure pourquoi. Sa mère était aussi perplexe que lui. Ces tiraillemens douloureux ont dû se reproduire dans la plupart des familles provinciales. Nous voyons ici que le cas de conscience s’y est posé, qu’il a été résolu différemment par des cœurs également bien placés. C’en est assez pour nous mettre en garde contre les sentences faciles, rendues à la légère par des moralités qui jugent le passé avec nos idées profondément modifiées.

Un hasard favorable sortit les Marolles d’embarras : l’insurrection de Saint-Domingue venait d’éclater, le régiment de Béarn partait pour la réprimer ; notre jeune officier sollicita et obtint une lieutenance dans cette troupe. Mme de Marolles accueillit avec joie une solution qui désarmait les critiques et mettait d’accord toute la famille : son fils allait à un devoir très clair, il n’aurait à combattre ni son pays, ni ses amis de Coblentz. Elle en fut si heureuse, qu’elle passa condamnation sur les dangers de cette campagne lointaine, sur le chagrin d’une longue séparation. La pauvre mère ne pouvait pas prévoir qu’un choix si sage serait la cause de leur perte à tous deux, et qu’elle regretterait bientôt de n’avoir pas poussé son enfant dans l’émigration.

Sa correspondance avec l’absent a fourni la matière et le titre de ces Lettres d’une mère. Elles n’enrichiront pas le genre épistolaire ; elles ne brillent ni par la force des pensées, ni par l’agrément du tour. La bonne dame n’a d’autre souci que de verser tout son cœur maternel sur ce papier, qui l’ira porter si loin, par-delà l’Océan. C’est la lettre quelconque de toutes les mamans ; ce n’est rien, cela ne dit rien, et c’est charmant de simplicité, de sincérité dans le détail.

Les lettres sont datées de Paris. M. de Marolles vient d’être élu membre de l’Assemblée Législative. Le ménage s’est installé dans un modeste logis, à l’angle de la rue de Verneuil et de la rue du Bac. Mme de Marolles personnifie de tout point « la femme du député, » étrangère dans ce Paris où le devoir l’a exilée, y connaissant peu de monde, et toute aux regrets de son cher foyer provincial. La vente de son bon petit cheval Vigoureux à l’abbé Cagnyé, qui le soignera bien, l’occupe plus que les débats de l’Assemblée, où elle n’a pas mis les pieds. Les nouvelles de Coulommiers tiennent la plus large place dans la correspondance. Le sûr instinct de la femme lui dit que toute cette politique ne rapportera que des mécomptes, et qu’il y aurait sagesse autant que plaisir à retourner tranquillement chez soi. Sa vie à Paris, telle qu’elle la décrit à son fils, est toute recluse, commandée par une sévère économie. Elle dit le prix des denrées, ses promenades dans les rues où elle se divertit fort, mais avec grande crainte de se crotter ; aussi sort-elle « en souliers, bas noirs et même jupon ; je n’oserais sûrement pas aller comme cela à Coulommiers, mais ici personne ne me reconnaîtra. » Paris n’a qu’un avantage, la facilité d’y trouver des maîtres pour Stanislas, le fils cadet : elle se loue d’avoir mis la main sur « un petit abbé qui montre le latin à six livres par mois de trente leçons. » Et tout cela n’a d’autre intérêt, je le veux bien, que de nous faire pénétrer dans l’intimité d’honnêtes gens, aimables par la simplicité des mœurs, par la droiture du cœur ; et tout cela prend un intérêt poignant, quand on voit derrière ces honnêtes gens, tout proche et qui déjà les frôle, le couperet sanglant de la guillotine.

Les affaires publiques apparaissent au second plan de la correspondance. Mme de Marolles en a quelques échos par des amis, rarement par son époux ; ce législateur revient tard, le soir, — « Votre papa rentre à dix heures,… » — il est tout occupé de ses comités, et un peu en garde, semble-t-il, contre les personnes contredisantes qui n’ont pas une foi absolue dans ses lumières, dans la sublimité de son rôle. Sa femme le respecte et voit d’abord par ses yeux ; peu à peu, des doutes timides se font jour ; à défaut de finesse, elle a du bon sens, on la devine plus en défiance qu’elle ne veut le dire contre l’optimisme où nage son parlementaire de mari.

L’ancien mousquetaire avait donné dans les opinions des philosophes. Nourri de l’Encyclopédie, il fut de ces hommes vertueux et sensibles qui saluèrent en 1789 l’aube du règne de la raison. Ses concitoyens le firent président du conseil de district, puis ils l’envoyèrent à la Législative. Constitutionnel déclaré, il y siégea dans le Centre, — on disait alors dans le ventre. N’était-ce pas son collègue Vaublanc qui proféra un jour cette phrase d’un creux si réjouissant : « La Constitution ne peut se sauver que par la Constitution ? » M. de Marolles l’eût dite, elle résumait toute sa politique. Royaliste de cœur, mais infatué de son importance législative, jugeant les Jacobins trop ardens et les Feuillans trop tièdes, il en voulait au roi Louis XVI de mal seconder les efforts des constitutionnels, remparts et futurs sauveurs de la chose publique. Les lettres de la mère à son fils, durant cette année décisive qui va de septembre 1791 à septembre 1792, décèlent les fluctuations de l’opinion dans les cercles nobiliaires qui touchaient aux législateurs. Mieux que tous les commentaires, quelques extraits feront apparaître leurs illusions, leurs craintes, leurs espérances.


Septembre 1791. — « Les Jacobins toujours dominans jettent une méfiance dont une grande Assemblée devrait être préservée. Ils vont encore tourner contre les émigrés, contre les prêtres. On prétend ici qu’agir ainsi est de la dignité. J’en parle peu, car on se fâche ; tout en désapprouvant le parti jacobin, peu s’en faut qu’on en adopte les sentimens, et toujours bien persuadé que tout ira jusqu’à la fin le mieux du monde. Je le désire. »

Octobre 1791. — Au curé Leuillot. — « M. de Marolles supporte ses fatigues avec courage et espère toujours plaider la bonne cause. Tout le courroux universel ne l’effarouche pas ; il croit toujours que les choses prendront une bonne tournure et que l’on viendra à bout de mater les fougueux, Brissot, Fauchet, etc. »

Décembre 1791. — « Votre papa toujours exact à son poste : je ne sais que par les autres les vacarmes de l’Assemblée. On peut dire qu’elle va de mal en pis. Mon frère a voulu en causer avec votre papa, mais on ne peut aller loin. Son comité l’occupe beaucoup. Lui seul voit déjà nos paysans travestis en philosophes ; ce n’est assurément pas à désirer. »

Janvier 1792. — « On court toujours là-bas (en émigration)… On sait qu’ils ont la bonne volonté de remettre tout en France sur le bon pied ; reste à savoir qui sera le plus fort. C’est encore avis différent. Vous savez celui de votre papa, il est toujours le même. Il est depuis quinze jours plus content de la majorité de ses associés. Les f. B. perdent. Quel bonheur s’ils perdaient tout à fait ! »

Février 1792. — Au curé Leuillot. — « Il faut du courage pour soutenir les événemens qui se préparent, les ennemis sont bien acharnés l’un contre l’autre. Mon mari n’en a que plus d’ardeur ; sans vouloir être d’aucun club, il va être de celui de coalition qui se trouve au point milieu de ceux Jacobins et Feuillans… Il faut nécessairement des têtes froides et sensées pour les mettre tous deux à la raison. Tous deux en sens contraire ne valent rien. Il attend des merveilles de ce tiers qui deviendra majorité ; elle a bien de la peine à se former en noyau, il vaut mieux tard que jamais. »

Mars 1792. — « La guerre civile dépeuple le Midi de la France ; la guerre ne tardera pas à se déclarer du côté des puissances. Votre papa voit pourtant toujours de même. M. Detré, cordon rouge et député, est aussi tranquille sur les événemens, les voyant sortir de la même source et non par la faute de l’Assemblée, mais du pouvoir exécutif, qui, agissant en sens contraire, cause nos maux. Les changemens de tous les ministres leur donnent espoir que cela changera : ils les ont suivant leur goût. (Ministère Roland.) Votre papa donne la préférence aux tous des Jacobins, et en élaguant, comme vous croyez bien, les vrais enragés, il n’approuve pas du tout les Feuillans. Il y a vraiment trois cents membres du milieu qui deviennent, dit-on, majorité. Ceux-là ne font pas grand bruit, mais sont très utiles en ce qu’ils calment la fougue des deux partis. »

Mai 1792. — « On ne peut se faire une idée de ce qui se passera d’ici à deux ou trois mois. Si la rage des émigrés éclate, ils nous écraseront. Les Parisiens sont bien décidés à faire belle résistance à l’avance, près d’être chassés de l’Assemblée. Rentrons chez nous sains et saufs, voilà ce qu’il peut arriver de moins malheureux. Votre respectable père persiste toujours à croire que la Constitution doit résister à tout. Ce serait le troubler dans ses jouissances que de le contrarier en lui prouvant le contraire. Je ne lui en dis plus mot. »

Même mois. — « Nous touchons à la crise : il y a longtemps qu’on l’annonce, mais un peu de fermentation, des propos, font croire qu’elle s’achemine. Jusqu’ici, l’Assemblée s’occupe, peut-être un peu tard, de dénonciations, elle se met en garde ; sa ruine est sans doute décidée… (par la Cour, dans la pensée de Mme de Marolles.) Je m’abonne donc à être renvoyée comme gens de la noce. C’est un peu humiliant, mais, comme je n’en ai jamais douté, mon parti est pris : j’irai retrouver mon cher Marolles. »

Juillet 1792. — « Admirez le courage héroïque du roi. Il n’est vraiment grand que de ce jour de 20 juin)… Cette crise est violente : elle ne l’est pas moins pour nos émigrés, qui ne se soutiennent qu’à l’ombre de chimères. »

Septembre 1792. — « L’affaire du 10 (août) a fait une explosion qui fait avancer les choses. Elle a été mal combinée de la part de la Cour et mal exécutée, parce qu’on n’était pas assez sûr de la garde nationale qu’on employait… Il est bien prouvé que l’Assemblée devait sauter. Le peuple, irrité de la trahison, s’est porté à des violences affreuses depuis… Ce complot de la Cour avait eu lieu parce qu’elle était informée que les faubourgs devaient venir faire une pétition au roi pour qu’il lève le vélo des prêtres. »

Même mois. — « Cette Assemblée n’ayant pas assez de pouvoir pour prononcer un point aussi grave (la déchéance du roi), je trouve qu’elle s’en est tirée avec esprit. Elle s’est contentée de suspendre le roi et de le loger au Temple avec la famille royale, complètement en prison, mais bien en sûreté, ne voulant lui faire aucun mal. Qu’il est à plaindre !… Ceux des suisses et des gardes qui sont restés en ont trop dit pour ne le pas trouver coupable malgré soi. Cette pensée me fâche, moi qui l’aimais, mais je ne puis me refuser à l’évidence… Comme j’ai tant discuté le pour et le contre, je ne sais pas sous quel règne nous serons le plus heureux. Quant à moi personnellement, on annonce une proscription si réelle pour les députés de cette législation que je ne puis désirer voir entrer ici le roi de Prusse. Je plains le sort des émigrés dont les biens vont être vendus s’ils ne se dépêchent d’arriver. Mais, s’ils arrivent, ce sera le nôtre qui répondra : l’alternative est dure. En attendant, nous allons nous en aller à Marolles, bien tranquillement en famille, y passer notre hiver, sans voir un chat, car on nous boude bien fort à Coulommiers. »


On excusera ces citations, qui s’éclairent par leur rapprochement. Mme de Marolles n’y dit pas toute sa pensée, dont elle n’est pas très sûre elle-même, et que l’inexpérience de sa plume sert parfois assez mal. Elle nous renseigne néanmoins sur deux ou trois points obscurs, qui ont leur importance pour l’histoire d’une fraction de notre société durant l’agonie du pouvoir royal. Les projets, les chances de l’émigration et de ses appuis européens, cette hantise domine toutes les autres ; on y pense toujours, alors même qu’on n’en parle pas, ou qu’on n’en parle qu’à mots couverts. Comme le jeune Charles, lorsqu’il faillit émigrer, sa mère et ses proches, à l’exception du père, paraissent ballottés entre deux sentimens : — une secrète complicité du cœur avec ces amis naturels, restaurateurs probables de l’ordre ancien, une communauté d’attachemens et d’aspirations avec eux ; — la crainte de leurs succès et de leurs excès possibles, d’autre part, crainte d’autant plus vive qu’on a déjà trempé le petit doigt dans l’œuvre révolutionnaire, qu’on est, malgré tout, Madame la Députée, et qu’il sera humiliant de se voir jetée à la porte par les revenans de Coblentz. Tantôt on raille leurs « chimères, » on se montre sceptique sur leurs ressources militaires ; tantôt on les attend avec angoisse, ils vont tout dévorer, tout anéantir dans leur « rage. » Songeons à la multitude de gens qui pensaient comme Mme de Marolles, au-dessous d’elle, avec moins de ménagemens intimes pour ces émigrés si menaçans ; leur préoccupation constante explique bien des choses, et tout d’abord les dispositions que nous surprenons dans ces lettres à l’égard du roi, de la Cour.

On en a vu le mélange : une habitude de respect et d’obéissance, un reste de tendresse, de la pitié ; mais aussi des critiques chaque jour plus vives, un agacement de ce milieu légiférant contre les résistances de l’exécutif, qui sont « la cause de nos maux ; » des soupçons graves, enfin. Dans le monde même de Mme de Marolles, on croit au « complot » du Château pour la journée du Dix-Août. Elle est bien remarquable, cette rapide fortune de la légende calomnieuse, ancrée jusque dans les esprits qui auraient souhaité de pouvoir la démentir ; bien significative, cette persuasion tenace qu’on médite aux Tuileries la perte de l’Assemblée, la « trahison ; » — le mot y est. Que devait donc croire et penser le peuple, alors que l’on s’exprimait ainsi chez MM. de Marolles ? Etranges malentendus des révolutions ! Si ces cœurs séparés avaient pu se pénétrer mutuellement, l’entente eût été parfaite entre le pauvre roi et les personnes qui sentaient comme Mme de Marolles : vis-à-vis des émigrés, des puissances, de la Constitution, il semble bien que l’âme incertaine de Louis XVI ait passé par tous les reviremens, par toutes les velléités contradictoires dont témoigne notre correspondance.

Nous ne saurions trop déplorer qu’elle soit si réservée au sujet de M. de Marolles. Quelques touches de plus, et le portrait du législateur se dresserait en pied, pour notre plus grande joie. On l’achèverait aisément en regardant ses pareils, nombreux et immuables dans le type qu’il inaugurait. Ce Marolles offre un très beau cas d’une infirmité contagieuse dans les assemblées, et qu’on pourrait appeler la cécité parlementaire. Il descend un instant, inutile et les yeux bandés, dans l’abîme où s’écroule un monde ; et l’ingénu croit que les destins de ce monde sont forgés dans les comités où il paperasse, dans les conciliabules où il pérore. La foudre sillonne le ciel en tous sens, et il se flatte de la capter en agitant le papier constitutionnel où l’encre n’a pas encore séché. Il a le fétichisme de sa constitution mort-née, qu’un Danton va broyer demain sous ses bottes : chef-d’œuvre admirable pour les philosophes comme Marolles, parce que la raison pure l’a dicté ; chiffon inexistant pour le peuple, puisqu’il est d’hier, sans prises séculaires sur les imaginations, sans apostilles vénérables des vieux morts. Tout s’effondre autour de notre homme, et il cherche imperturbablement « le point milieu, » sa quadrature du cercle ; il attend cette majorité qui doit toujours se former la semaine prochaine, avec le tiers-parti, en pivotant sagement sur le centre, et qui rétablira tout !

L’infaillible Constitution fait une large place au roi ; lui disparu, elle serait lettre morte. Royaliste d’instinct et de tradition, Marolles l’entend bien ainsi, à la condition que le monarque reste dans les lisières qu’il lui a tressées. Sa bonne foi est indéniable. Et ce disciple des philosophes, qui a lu l’histoire, ne s’est pas demandé une seule fois s’il était possible de faire, devant le peuple soulevé, un roi constitutionnel avec le roi absolu de la veille. Il n’a pas compris que son roi transformé était mort avant d’avoir vécu. Marolles a vu le retour de Varennes, et il a pu croire que ce prisonnier humilié gardait encore une parcelle de l’autorité souveraine ! Il a vu Roland, le ministre selon son cœur, souffleter aux Tuileries l’héritier de Louis XIV avec la lettre insolente dictée par Mme Roland : « Sire, l’état actuel de la France ne peut subsister longtemps… » et il a espéré que le prestige royal survivrait à ce soufflet de l’implacable femme ! Il a vu, au 20 juin, le bonnet rouge sur la tête de son mannequin constitutionnel, et il ne s’est pas dit qu’autant valait couper tout de suite cette tête, à jamais découronnée ! Etonnant philosophe ! Même après le Dix Août, je ne jurerais pas qu’il soit tout à fait désabusé. Même après le Dix Août, tout peut encore s’arranger avec la Constitution, avec une bonne majorité au centre… C’est la conviction qu’ils porteront jusque sur l’échafaud, ces inventeurs maniaques d’ingénieux mécanismes qui ne fonctionnent jamais, ces victimes de l’idée fixe, victimes aussi de leur infinie suffisance.

Les naufragés de la politique rentrèrent au port, dans ce cher Marolles où la bonne mère eut bientôt la joie de recevoir son fils aîné, revenu de Saint-Domingue. Le monde royaliste de Coulommiers boudait l’ancien législateur, suspect de jacobinisme ; on lui tenait rigueur de son « ralliement » à la Constitution, dit spirituellement l’éditeur des Lettres. N’importe, ils allaient enfin vivre heureux et tranquilles, pensait Mme de Marolles. Son rêve ne paraissait pas irréalisable, dans ce district relativement paisible de la Brie. On a un Journal sommaire des événemens locaux, rédigé par M. Aubert de Fleigny durant l’année 1793 : en dehors des réquisitions pour les subsistances, qui furent là comme partout une cause de gêne et de désordre, ces événemens sont une gelée sur les vignes, la reprise des assemblées mondaines chez Mlles de Mauroy, le concert instrumental qui réunit les amateurs chez l’un d’entre eux tous les jeudis, les danses autour de l’Arbre de la Liberté : M. de la Plumasserie, président de la municipalité, et M. Galette-Renard, commandant de la garde nationale, mènent la contredanse avec les dames de la meilleure société. Le journal ne contient pas une ligne qui ait trait à l’exécution du roi.

Tandis qu’on dansait à Coulommiers, une haine veillait à Paris, guettant le moment propice pour se satisfaire. Le Roy de Montflobert, qu’il faut appeler désormais Dix-Août, — nous possédons son acte de « débaptisation civique, » en date du 20 frimaire, — s’était fait agréer par Fouquier-Tinville comme juré au tribunal révolutionnaire. Il tendait patiemment ses filets autour de ses anciens administrés. Le 10 octobre au soir, un détachement de hussards de la Mort envahissait le château de Marolles. Un commissaire du Comité de Salut Public signifia son mandat d’arrêt au maître du logis, à la femme Quatre-Solz et au fils aîné. Le même convoi emmena à Paris toute une fournée, le curé Le Bas, l’abbé Leuillot, l’abbé Cagnyé, M. Aubert de Fleigny, d’autres encore.

L’ex-législateur fut aussitôt mis hors de cause. Le pauvre homme revint défendre devant le tribunal sa femme et son fils, — ce fils qu’un père citoyen vous redemande pour l’offrir encore à la République. Les fiers accens de Rome et de Lacédémone repentissent encore dans son âme qui repousse et détestera toujours les vils complots des esclaves. Dès sa plus tendre enfance, je l’ai dédié à la vertu et consacré à la liberté… » — Cette éloquence civique ne toucha pas les jurés. Les seuls chefs d’accusation contre la citoyenne Quatre-Solz et l’officier du Royal-Béarn étaient les fragmens de la correspondance que j’ai cités : vœux anti-patriotiques, connivence avec les émigrés, éloges prodigués à Capet. On a lu plus haut les phrases particulièrement incriminées : elles auraient justifié tout aussi bien, au jour d’une réaction royaliste, des poursuites pour crime de lèse-majesté. Il y avait en outre au dossier une chanson séditieuse de M. Huvier des Fontenelles, saisie chez les Marolles, et une pièce chiffrée : c’était, dit M. Wallon, une histoire de Frédégonde !

Le 29 novembre-9 frimaire, les accusés comparurent devant le Tribunal : sommairement interrogés, ils protestèrent de leur civisme. Humiliation inutile : les jugemens du président Herman étaient libellés d’avance. L’extrait de celui-ci est d’une concision effroyable ; il mentionne la condamnation à mort de « Le Bas et autres : » — neuf victimes qu’on remit au lendemain, l’audience ayant fini tard ce jour-là, et qui montèrent le 10 frimaire dans deux charrettes. Il fallut séparer de force la mère et le fils, étroitement embrassés, disent les Mémoires de Sanson. On sait que cet ouvrage est très suspect, pour ne pas dire apocryphe : mais nous n’avons pas besoin du récit dramatique attribué au bourreau pour nous représenter le désespoir de la malheureuse.

Quelques semaines plus tard, Dix-Août fit une autre coupe sombre parmi les habitans de Coulommiers. Il en avait marqué cent cinquante, paraît-il : avant qu’il n’eût son compte, le 9 Thermidor arriva. Ce fut au tour du coquin de comparaître, avec ses complices et son chef de file Fouquier-Tinville, devant le tribunal où il avait siégé. Le Roy de Montflobert Dix-Août se défendit bien, avec le courage du fanatisme ; il mourut sans défaillance, en se vantant d’avoir sauvé la République.

M. Victor de Marolles a été bien inspiré de ressusciter pour nous ces ombres. Elles sont très pâles, je l’ai dit, et les choses ordinaires qu’elles bégayent paraissent d’abord indifférentes. Mais, pour peu qu’on y regarde de plus près, elles s’éclairent au fond de la scène, elles nous donnent l’intelligence des mouvemens exécutés sur le proscenium par les grands acteurs. Leurs menues dépositions nous font mieux juger un procès qu’il faut perpétuellement réviser. Renseignés par elles sur le passé, nous sommes du même coup prévenus pour l’avenir.

Le jacobin Le Roy, le naïf représentant de Marolles, les musiciens et les danseuses de Coulommiers, cette troupe tragique est toujours prête à rejouer la même pièce ; celui-là, ne demande qu’à recommencer les mêmes besognes sinistres, il retrouvera chez ceux-ci la même facilité aux mêmes illusions. Trois ans avant que les uns n’empilassent les autres dans les charrettes, on ne parlait dans ce monde aimable que de sensibilité, de raison, de lumières ; on y estimait que le genre humain sortait enfin de la barbarie pour entrer dans l’idylle. M. Aubert de Fleigny tenait journal des divertissemens sans s’occuper de la politique, M. Huvier des Fontenelles eût éclaté de rire, si on lui avait dit que ses jolis vers feraient tomber la tête de sa voisine. Au cas où nous serions surpris comme le furent nos pères, notre inadvertance n’aurait cette fois aucune excuse : ce serait en vérité que nous aurions bien mal lu ces papiers, testament où ils nous prémunissent contre leur légèreté, leurs erreurs, leur confiance candide dans la perfectibilité de notre carnivore espèce.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. Les Lettres d’une mère : Épisode de la Terreur, par M. Victor de Marolles. — Paris, Perrin et Cie, 1 vol. in-8o, 1901.