Une Cause célèbre au XVIe siècle - Françoise de Rohan

Une Cause célèbre au XVIe siècle - Françoise de Rohan
Revue des Deux Mondes3e période, tome 53 (p. 649-672).
UNE
CAUSE CÉLÈBRE
AU XVIe SIÈCLE

FRANÇOISE DE ROHAN.

Le 6 janvier 1557, jour de la fête des Rois, il y avait grand banquet au château de Saint-Germain. Suivant l’usage de la cour de France, bon nombre de gentilshommes s’étaient groupés autour de la table royale. Henri II avait à sa droite Catherine de Médicis, à sa gauche Françoise de Rohan. La haute naissance de Françoise lui donnait droit à cette place : son père, René de Rohan, premier du nom, était chef de l’illustre maison qui, descendant des anciens souverains de la Bretagne, avait pris la fière devise : Roi ne puis, duc ne daigne, Rohan suis. Sa mère, Isabelle d’Albret, était fille de Jean d’Albret, roi de Navarre. Françoise de Rohan se trouvait ainsi être la cousine germaine d’Antoine de Bourbon, roi de Navarre, et de Jeanne d’Albret, qui, l’ayant prise jeune auprès d’elle, l’avait souvent battue. C’est à quoi Marguerite d’Angoulême fait allusion dans ces vers qu’elle a mis dans la bouche de Françoise de Rohan :

Plus j’ay de toi souvent esté battue,
Plus mon amour s’efforce et s’évertue
De regretter cette main qui me bat.

Durant le banquet, les yeux de Henri II s’étant par hasard arrêtés sur Mme de Rohan, il lui sembla, chose étrange, que « sa serviette se soulevoit[1]. » C’était là un indice tellement significatif qu’au bal qui suivit, voulant éclaircir le doute qui lui tenait au cœur, il invita Françoise à mener avec lui le branle de la torche ; elle y déploya, au dire de Brantôme, sa dextérité et sa grâce habituelles. « Elle avoit si bien accommodé sa taille, qui étoit fort belle, » qu’Henri II, ne s’étant aperçu de rien, la remit au bras d’un jeune gentilhomme qui mena avec elle le branle de la gaillarde. Tout le temps qu’elle dansa, le roi ne la perdit pas de vue ; mais cette seconde épreuve n’étant pas plus concluante que la première, il ne savait vraiment que croire, lorsque retrouvant dans le bal le connétable de Montmorency, qui était le plus proche voisin de Françoise pendant le repas, il lui fit part de ce qu’il avait vu. Le connétable avait fait la même remarque. Ses soupçons étant ainsi confirmés, Henri II, qui passa cette nuit-là chez la reine, lui redit tout, et l’invita à savoir au plus tôt ce qui en était en réalité.

Le lendemain matin, Françoise de Rohan, couchée dans un de ces grands lits du temps qui s’avançaient jusqu’au milieu de l’appartement, était encore à demi endormie quand, les rideaux s’entr’ouvrant brusquement, elle aperçut, debout à son chevet, Catherine de Médicis, fixant sur elle ses gros yeux au regard profond, ces yeux dont Marguerite de Valois avait tant de peur qu’elle a dit de sa mère : « Non-seulement je ne lui osois parler, mais quand elle me regardoit, je transissois. » De l’autre côté du lit, également debout, se tenaient Diane de Poitiers et Mme la connétable de Montmorency. Sur un signe de la reine, la main de Diane se glissa sous les couvertures. Cette main était trop experte pour qu’il pût rester l’ombre d’un doute : « Mademoiselle, dit tout bas Diane à Françoise, vous êtes bien malheureuse d’avoir fait cette faute ! » Françoise ne répondant pas : « Quelle honte vous me faites ! dit tout haut Catherine ; de qui êtes-vous enceinte[2] ? » D’une voix étranglée, mais pourtant ferme, Françoise avoua que c’était de M. le duc de Nemours, et que sa grossesse remontait à six ou sept mois. « Vous a-t-il promis de vous épouser, reprit la reine, et avez-vous des témoins de sa promesse ? — Il est trop homme de bien pour ne pas tenir ce qu’il m’a promis, répondit Françoise. — Je crains bien pour vous, mademoiselle, répliqua Catherine, que vous ne vous abusiez. » — La reine fit alors appeler Mme de Coué, la gouvernante de Françoise, et la gronda très vertement de ce qu’au mépris de ses défenses, tant de fois réitérées, elle avait laissé M. de Nemours pénétrer dans la chambre de Mlle de Rohan. Pour s’excuser, Mme de Coué allégua qu’il était bien difficile d’en refuser l’entrée au duc. Sans dire un mot de plus, la reine se retira. Dans la journée du lendemain, elle fit venir Mlle de Rohan dans ses appartemens privés, où se trouvaient déjà réunis le roi, le connétable, le cardinal de Lorraine, Mme la connétable, la duchesse de Montpensier et Diane de Poitiers. Prenant le premier la parole, le connétable, « ce grand rabroueur, » se montra bien dur pour la pauvre pécheresse. Françoise tenait dans sa main une liasse de lettres ; elle la tendit à la reine, qui en lut une et passa les autres aux dames qui l’entouraient. Françoise espérait que leur lecture suffirait, sinon pour couvrir sa faute, du moins pour l’atténuer. L’illusion ne fut pas longue : pas une lueur d’indulgence ne brilla dans les yeux de Catherine ; sans lui adresser une seule parole d’espoir, elle rendit les lettres à la jeune fille et lui fit signe de se retirer.

Jacques de Savoie, duc de Nemours, était fils de Philippe, duc de Savoie et de Charlotte d’Orléans-Longueville. Né le 12 octobre 1531, il avait alors vingt-six ans. Dans son roman de la Princesse de Clèves, Mme de La Fayette l’a pris pour type de son héros. Brantôme, auquel elle a emprunté le portrait qu’elle en trace, a dit de lui : « Très beau prince, de très bonne grâce, brave, vaillant, bien disant, bien écrivant, s’habillant des mieux. Celui qui ne l’a pas vu en ses années gaies n’a rien vu, et qui l’a vu peut le baptiser la fleur de toute chevalerie ; c’est le fort aimé des dames ; il en a tiré des faveurs et bonnes fortunes plus qu’il n’en vouloit. »

Nous n’avons pu retrouver du duc de Nemours que deux gravures faites, sans aucun doute, d’après les portraits du temps : l’une en buste, l’autre en pied. Dans la première, la tête, coiffée d’une toque de velours noir posée cavalièrement sur l’oreille, se détache d’une haute fraise tuyautée ; les yeux, surmontés de sourcils délicatement dessinés, sont expressifs mais audacieux ; la bouche, que laisse entrevoir une moustache relevée, est fine et un peu fuyante ; la barbe est taillée en pointe, suivant la mode de l’époque. Le caractère distinctif de ce visage, dont l’ovale est d’une régularité parfaite, serait la grâce, si un nez aquilin fièrement planté n’y ajoutait l’énergie. Dans la gravure en pied, qui rappelle les mêmes traits, la taille est svelte et élancée ; c’est bien la distinction, le grand air du gentilhomme de race. L’exquise élégance de cet arbitre souverain de la mode se révèle à la richesse du costume et à la façon princière dont il est porté.

Après l’éloge si pompeux que Brantôme nous a laissé du duc de Nemours, on se demande par quel charme Françoise de Rohan put captiver si longtemps ce brillant coureur d’aventures. À l’exemple de sa mère et de Jeanne d’Albret, elle s’était, l’une des premières, laissé entraîner aux idées nouvelles. La réforme l’avait marquée de bonne heure de son empreinte. Si l’on veut bien se rappeler les portraits de Marguerite d’Angoulême et de Jeanne d’Albret, au profil austère et ascétique, on voit que Françoise leur avait emprunté leur physionomie sérieuse et méditative, tout en gardant cette grâce féminine qui a manqué à toutes deux. Les femmes à l’aspect grave et imposant exercent une grande séduction sur certaines natures, souvent même sur les plus frivoles, surtout s’il vient une heure où leur regard sévère s’adoucit, où la statue de marbre descend de son piédestal et vient à vous. Par sa réserve et la dignité de son maintien, Françoise de Rohan s’était donc fait une place à part dans ce milieu de femmes affolées dont un contemporain a pu dire avec quelque raison : « Elles recherchent plutôt les hommes que les hommes ne les recherchent. » C’est ce contraste qui peut expliquer la sorte d’attraction qui retint si longtemps le duc de Nemours à la poursuite de Françoise de Rohan. Ce héros de boudoir trouvait en elle ce qu’il ne rencontrait pas dans les beautés faciles dont les avances l’avaient lassé. L’obstacle, en se prolongeant, avait irrité et surexcité les désirs du séducteur. De son côté, recherchée par le plus beau, le plus accompli cavalier de la cour de France et flattée d’une préférence que les plus belles lui enviaient, Françoise de Rohan s’éprit inconsciemment du duc ; se laissant aller à une douce illusion, elle crut avoir trouvé un cœur pareil au sien. La passion avait mis un bandeau si épais sur ses yeux qu’elle ne s’aperçut pas que, sous ces dehors charmans, sous cette enveloppe séduisante, se cachait un féroce égoïsme.

Cette liaison n’avait donné jusqu’alors aucune prise à la médisance. En voyant le duc engagé si avant avec une fille d’une si haute naissance et si digne de lui sous tous les rapports, on devait croire qu’il pensait uniquement à l’épouser. Trahie, abandonnée par lui, elle dira plus tard : « Durant sept années, le duc m’avait donné de grands et évidens signes de singulière amitié, non vulgaire et commune. » De part et d’autre, ils recherchaient toutes les occasions de se rencontrer. Le duc excellait dans tous les exercices du corps : si bon cavalier que sur Real, son cheval, il descendait au galop les degrés de la Sainte-Chapelle ; et jouant si bien à la paume que « les plus belles dames quittaient les vêpres pour venir le voir. » Mais dès que Mlle de Rohan apparaissait aux fenêtres ou dans la galerie, Henri II, le partenaire du duc, s’écriait : « Puisque Mlle de Rohan est venue, M. de Nemours ne frappera plus un bon coup. » Et Brantôme ajoute : « D’aucunes fois où le duc jouoit avec le roi au paille-maille, dès qu’il apercevoit venir Catherine de Médicis, il faussoit la compagnie à son royal adversaire et alloit droit à Mlle de Rohan, et si le roi le rappeloit, il ne craignoit pas de dire qu’il quittoit la partie, et il restoit à deviser avec sa préférée. »

Durant un des séjours de la cour à Saint-Germain, Françoise étant tombée malade, le duc accourut tout aussitôt. Obligé de la quitter avant qu’elle fût complètement rétablie, il lui écrivit : « Je vous obéirai en ce que vous m’avez commandé dans votre lettre ; je vous manderai de mes nouvelles, qui ne sont, sinon que je suis en grand peine pour votre mal, car vous me mandez qu’il vous est empiré. Je serai bien aise que vous vous portiez bien, quand j’arriverai à Fontainebleau, car vous ne sauriez être tant en peine de votre mal que moi. » Dès qu’il fut libre, le duc revint donc rejoindre Françoise à Paris ; il la suivit à Fontainebleau, à Champ-sur-Marne, lui envoyant chaque soir son propre lit de camp, de crainte qu’elle ne fût mal couchée. Lors des fêtes données à Fontainebleau pour les noces de Jeanne de Savoie, sa sœur, avec le comte de Vaudemont, il se montra de plus en plus attentif et assidu ; mais soit défiance, soit respect d’elle-même, Françoise évitait toujours les occasions de se trouver seule avec lui. Le duc lui en faisait de tendres reproches : « Vous ne vous êtes jamais voulu fier tant en moi, écrivait-il, que de me donner la commodité de pouvoir parler à vous en votre chambre, où j’ai eu quelquefois cet honneur de vous faire certaine de l’opinion que j’avois en votre endroit, mais quand vous me ferez ce bien que vouloir souffrir que j’y aille, comme vous pouvez bien faire à cette heure que la reine à qui vous craignez tant de déplaire en choses telles que celles-là n’y est point, je vous ferai connaître que vous êtes la chose de ce monde que j’aime et que j’estime le plus. »

Au lendemain des fêtes de Fontainebleau, Diane de Poitiers invita toute la cour à Anet et, pour complaire à Françoise de Rohan elle se donna bien garde d’oublier le duc de Nemours. La maîtresse de Henri II approchait alors de la soixantaine ; ne se fiant plus autant à ses charmes, elle cherchait par d’autres séductions à retenir son royal amant. Henri II était le plus passionné des veneurs ; sa chasse favorite était celle du cerf, il suivait la bête à travers les bois, sans tenir compte ni de la fatigue ni de sa vie. Empruntant la baguette magique de Philibert Delorme, Diane avait transformé Anet en un délicieux rendez-vous de chasse : en face du château, une vaste galerie avec des chenils pour les chiens, des volières pour les faucons ; l’horloge rappelait une scène de chasse : un cerf de bronze pressé par les chiens, d’un bout de son pied faisait sonner l’heure. C’était bien le paradis d’Anet, ainsi que l’a nommé le poète Du Bellay. Une fois la semaine, on chassait le cerf. Le duc de Nemours, compagnon inséparable de Mlle de Rohan galopait à ses côtés et veillait sur elle. Une fois entre autres ce qui fut très remarqué, il fit descendre Françoise de sa haquenée, qu’il dessella lui-même et dont il mit la selle sur la sienne, d’allures plus douces et de plus de vitesse. Il avait enfin obtenu de venir la visiter le soir dans sa chambre, placée tout au-dessous de la garde-robe de la reine. Il était alors sur le point de partir pour le Piémont. La veille du départ, étant venu faire ses adieux à Françoise, il s’attarda si avant dans la nuit, qu’il eut grand’peine à ne pas être surpris par les archers de la garde qui faisaient le guet autour de la chambre du roi. Ce dernier soir, devenu plus pressant, il fit entendre à Françoise qu’avant d’entreprendre un si long voyage, il voulait s’assurer de la bonne volonté qu’elle avait pour lui, comme il voulait l’assurer de la sienne. Il lui jura qu’il n’épouserait jamais d’autre femme qu’elle et lui remit un miroir de cristal de roche, au revers duquel étaient son portrait et son chiffre. Elle le refusa d’abord, mais comme il insistait, elle ne le prit que sur sa parole que c’était le présent d’un fiancé. De Piémont, le duc lui envoya une bague en émail et une affectueuse lettre. Les dames d’Italie l’ayant trouvé beaucoup trop séduisant et le maréchal de Saint-André en ayant charitablement averti Françoise, elle laissa sans réponse toutes les lettres que le duc continua à lui faire parvenir ; c’est pour se plaindre de ce silence obstiné qu’il lui écrivit : « L’on m’a dit que vous dites à tous ceux qui viennent en ce pays que je ne vous ai point encore écrit. Est-ce pour vous moquer d’eux, ou bien pour me vouloir point faire ce bien que de m’écrire ? Je vous supplie, mandez-le-moi ; car je suis en grand’peine de le savoir. L’on m’a donné une épingle qui vient de vous et que je vous rapporterai pour en attacher votre cœur et le mien, afin qu’il ne puisse plus se défaire. » Au retour de son voyage de Piémont, Nemours vint rejoindre la cour à Blois. Cette absence n’avait semblé diminuer en rien la vivacité de son affection ; de plus en plus il s’occupa uniquement de Françoise de Rohan. Pour un combat à la pique, qui eut lieu dans la grande salle du château, il s’habilla et fit habiller tous ceux de sa compagnie en bleu et violet, les couleurs de sa dame.

Cette poursuite assidue et dont le dénoûment se faisait si longtemps attendre, donna des inquiétudes à Catherine de Médicis ; elle interrogea le duc sur ses véritables intentions, et comme, pressé par elle de fixer l’époque de son mariage avec Françoise, il la renvoya à une année, alléguant la nécessité de mettre ordre à ses affaires, Catherine lui défendit de continuer ses visites dans la chambre de Françoise. Mlle de Rohan, préoccupée également de l’avenir de sa fille et des dangers qu’elle courait, l’invita à revenir en Bretagne. Le duc en fut le premier averti. La veille du jour fixé pour le départ de Françoise, il y avait à la cour comédie suivie d’un grand bal. En la menant danser, il lui dit tout bas : « Ne demandez pas votre congé à la reine que je ne vous aye vue et recevez-moi ce soir dans votre chambre. » Il lui en arracha la promesse. Françoise et Mme de Castres, après avoir reconduit la reine dans ses appartemens, revenant ensemble, le duc, qui les attendait dans la grande galerie, les sépara en se mettant entre elles deux, et, ayant ramené Mlle de Castres chez elle il entra dans la chambre de Françoise. Ils s’assirent tous deux devant une grande table près de la cheminée. Prenant le premier la parole : « Ne partez pas, je vous en supplie, dit Nemours, votre mère vous rappelle pour vous marier, ne le faites pas. » Françoise le laissa dire, écouta toutes les promesses, tous les sermens qu’il lui prodigua ; puis, prenant à son tour la parole : « Ma mère me rappelle, il est vrai, dit-elle, je pars demain, mais ma mère ne m’auroit pas écrit que je serois partie tout de même. Vous faites la cour à une autre femme : elle s’est vantée qu’elle feroit rompre notre mariage et qu’elle vous marieroit à une autre. — N’en croyez rien, répliqua le duc ; la femme qui a tenu ce méchant propos me hait, » et, après de longues protestations, il finit par lui dire : « Sur mon honneur, je vous prends pour femme ; dites que vous me prenez pour votre mari. — Je vous prends pour mon mari, » dit-elle, de sa voix la plus tendre. Les femmes de Françoise, qui n’avaient pas quitté la chambre, entendirent ce double serment.

Françoise resta un an en Bretagne, des lettres du duc vinrent souvent l’y trouver. Il lui envoya des bas de soie, des chausses de diverses couleurs, mais ni les lettres ni les présens ne l’arrachèrent à ses préoccupations ; elle passa par toutes les angoisses du doute et de l’attente. Elle avait dans son voisinage un jeune poète nommé Rivaudeau. Elle lui confia le triste état de son âme, comme nous le voyons par quelques vers, d’ailleurs médiocres, où il y fait allusion.

Ce ne fut que le 22 avril 1556 que Françoise revint à Blois, où l’appelait son service auprès de la reine. Le duc l’y rejoignit aussitôt et reprenant ses visites du soir, les fit peu à peu plus fréquentes et les prolongea plus avant dans la nuit. Lorsque Mme de Coué, la peu vigilante gouvernante de Françoise, lui faisait observer que de telles assiduités la perdaient de réputation, il répondait invariablement : « Ne suis-je pas un homme d’honneur ? Ne suis-je pas son mari ? N’est-elle pas ma femme ? » cette année d’absence avait brisé les forces de Françoise ; en dehors du duc, elle voyait son avenir perdu, car elle s’était gravement compromise. L’heure fatale de sa destinée approchait ; elle était au bout de sa résistance et c’est de sa bouche même qu’en est tombé le triste et sincère aveu. « Finalement, dit-elle, étant grandement pressée et me disant le duc que c’étoit le seul moyen qui pouvoit hâter le moment des épousailles, je condescendis à lui accorder ce qu’il voudroit. »

Une femme qui s’est donnée une fois est fatalement condamnée à se donner encore, c’est la loi inexorable de toutes les chutes. À partir de ce jour-là, des relations suivies s’établirent entre le duc et Françoise. Ses femmes, qui jusqu’alors restaient dans la chambre pendant les visites du duc, furent peu à peu éloignées ; le vidame de Chartres et M. Damville s’étant un soir présentés à la porte des appartemens de Françoise, la trouvèrent close. Leduc suivit sa maîtresse à Fontainebleau, et, pour comble d’imprudence, il la suivit aussi à Chatillon-sur-Loing, l’une des demeures habituelles de l’amiral Coligny. Françoise logeait dans un pavillon séparé ; sa chambre donnait d’un côté sur la cour intérieure de cette austère maison, de l’autre sur la rue. Le duc y fit de bien fréquentes visites, n’en sortant souvent qu’au matin. C’est peu de jours après avoir quitté Françoise restée chez l’amiral qu’il lui écrivit la lettre suivante, où perce déjà l’idée de l’abandon : « Je vous supplie de ne pas vous découvrir de notre fait à personne, car il pourroit nuire à vous et à moi, et il y a assez de gens qui nous nuisent sans que nous-mêmes en prenions la peine. Je pense que vous l’avez dit à Mme de Coué ; mais je vous supplie qu’elle n’en dise ni n’en mande rien à personne que je n’aye parlé à vous. Je dis à personne du monde, ni au roi de Navarre ni à madame votre mère ; car nous sommes assez jeunes tous deux pour attendre un peu, et si nous nous en découvrions, les choses pourroient aller que nous serions tous deux très malheureux. » Peu de jours après, Henri II exigea que Nemours accompagnât en Italie le duc de Guise, qu’il y envoyait avec un corps d’armée. Ce fut un coup de foudre pour la malheureuse Françoise. La veille du départ, elle eut avec le duc un dernier entretien : « Vous partez, dit-elle, avec M. de Guise ; si vous ne m’épousez pas, je serai la plus malheureuse des femmes. — Vous ne vous fiez donc pas à moi ? répondit-il ; ne suis-je pas votre mari ? — Vous me tenez ces propos-là, reprit-elle tristement, mais aux autres vous ne les dites pas. — Je ne les dis qu’à vous seule, répliqua-t-il, car je suis votre époux et cela ne tient plus qu’aux cérémonies de l’église ; mais nous les ferons plus tôt que vous ne le pensez. » Sur ces mots, il se sépara d’elle, promettant de revenir le lendemain ; mais il partit sans la revoir.

Rien ne peut rendre le désespoir qui s’empara de la pauvre délaissée lorsqu’elle eut acquis la certitude du déshonneur qui l’attendait à une date fixe. En envoyant une bague au duc, elle lui écrivit une lettre où elle fit passer toute la douleur qui l’accablait : « Vous me dites, répondit le duc, que vous priez Dieu que je tienne ma promesse et qu’il vous donne à vous une belle mort. Voilà ce qu’il faut mander à un bien fidèle serviteur, comme je vous suis, pour le faire mourir désespéré. » Puis feignant d’être jaloux, il ajoutait : « Je pense que celui qui vous a trouvée si belle, à ce que me mande Mme la marquise, vous a fait envie de vous défaire de moi. Je vous assure bien d’une chose que, autant d’œillades qu’il vous fera, ce sont autant de coups d’épée que je lui donnerai dans le cœur. Voilà ce que c’est, quand on a perdu les gens de vue, on ne s’en soucie plus. Je vous ai écrit cinq lettres que toutes j’ai adressées à Saint-Léger ; j’ai seulement reçu aujourd’hui vos premières lettres. Je me soucie, ajoute-t-il, autant de toutes les femmes de ce monde comme je me souviens des bottes de la marche, et m’a toujours été avis qu’il n’y avoit femme au monde que vous. »

Les jours, les mois s’écoulaient avec rapidité, et le duc ne répondant aux supplications de Françoise que par les mêmes banales protestations, elle en vint aux plaintes, et c’est à une de ces lettres de reproches qu’il répondit : « Je suis bien étonné de penser que avez opinion que je ne suis point homme de bien. Vous me mandez qu’un de vos amis vous a avertie que j’avois dit à M. le maréchal qu’à mon retour, je ne vous abuserois plus et que je vous dirois librement que je ne vous veux point épouser… Celui qui vous l’a dit n’est pas de vos amis ni des miens, car ce qu’il en a fait n’est que pour nous mettre de querelle, et d’autre part il ment par la gorge. Je n’ai jamais parlé comme cela à M. le maréchal, encore moins pensé cela. Il me semble que vous me faites un grand tort d’avoir cette opinion-là de votre fidèle serviteur, car je ne pense ni nuit ni jour à chose du monde, sinon aux moyens que nous pourrons trouver, pour le faire trouver bon au roi, car je n’ai jamais tant désiré chose qui m’advint que d’avoir cet heur que nous voir ensemble une fois pour toute notre vie. Vous ne vous montrez guères ferme, car vous croyez tout ce que l’on vous dit. Je crois qu’il vous souvient bien que je vous ai dit beaucoup de fois que vous êtes toutes frappées en un coin. Je pensois que vous ne ressembliez point aux autres. Vous me mandez que celui que j’appelle mon père veut me faire épouser une de qui je vous ai autrefois parlé (il faisait allusion à Lucrèce de Ferrare) ; je n’y ai jamais pensé. Vous dites aussi que vous savez qu’elle est plus belle que vous et plus riche. Quant à la richesse, vous savez combien j’en fais peu de cas, et quant à la beauté, si vous voulez que je sois si sot que de penser qu’il y ait au monde rien si beau que vous, pour vouloir ce que vous voulez, je diray que je le crois, mais je mourray aussitôt que de l’avoir pensé. »

Ces belles phrases ne pouvaient changer la déplorable situation qu’une telle déloyauté avait faite à Françoise ; elle lutta jusqu’au bout, dissimulant avec énergie sa grossesse, espérant toujours jusqu’à la dernière heure que le duc aurait pitié d’elle et viendrait la sauver de cette honte qu’il avait à se reprocher, Il n’en fut rien, elle ne put montrer à Catherine que les lettres du duc et non cette promesse formelle de mariage dont il la leurrait depuis des mois. Elle l’avait avoué à la reine, elle était grosse de six à sept mois, le temps pressait. Catherine lui enjoignit de se retirer auprès de sa mère, alors à Pau, et pour empêcher à l’avenir tout nouveau scandale, elle donna les ordres les plus sévères. « La cour est bien changée, écrivait le cardinal de Guise, on ne trouverait plus un seul gentilhomme qui fasse la cour aux dames. Quand le roi va à pied chez la reine, il y va avec quatre ou cinq de nous, avec défense de n’y laisser entrer un seul gentilhomme quel qu’il soit[3]. »

Françoise de Rohan ne se rendit pas directement à Pau. Sachant qu’Antoine de Bourbon s’était annoncé à Vendôme, elle alla l’y attendre ; elle comptait sur son intercession auprès de Jeanne d’Albret, dont elle redoutait la sévérité. Cet espoir ne fut pas déçu, et c’est Antoine de Bourbon qui va nous dire l’impression qu’elle lui fit : « Je suis arrivé, écrit-il à Jeanne d’Albret, en ce lieu de Vendôme, bien las et bien crotté, là où j’ai trouvé notre cousine, qui m’a fait entendre bien au long le discours de son affaire. Je ne trouve pas que les choses soient si mal que l’on a dit pour son honneur ; j’espère que les choses seront mieux que nous n’espérions, et que M. de Nemours ne sera si malheureux que de désavouer la promesse qu’il lui a faite de l’épouser. Nous nous délibérons de la tenir pour femme de M. de Nemours, et ne la méprisons, ni ne l’éloignons de nous jusqu’à ce que nous ayons nouvelles de lui. Je vous en supplie, ma mie, ne vous ennuyez, si vous ne voyez si promptement les choses venir ainsi que vous les désirez, car j’ai espérance que le tout bien considéré de lui qu’il le peut moins que de passer par là, j’entends de mariage ou de mort, qui sera la fin, ma mie ; en vous priant encore un coup de ne vous fâcher ; car je vous promets, foi d’homme de bien ! que pour vous faire connoître l’amitié que je vous porte, j’y mettrai la vie et les biens pour empêcher la honte. » Jeanne d’Albret lui avait mandé de renvoyer sur-le-champ toutes les femmes de Françoise. « Je ne les ai point chassées, lui répondit-il, il m’a semblé pour meilleur avis les laisser aller avec leur maîtresse pour l’accompagner vers vous, et par après vous en ferez comme il vous plaira ; si les eussions chassées, tout le monde eût cru que ma cousine avait été vendue et qu’elle eût fait faute contre son honneur. »

Françoise de Rohan et Antoine de Bourbon quittèrent Vendôme en même temps, elle pour prendre le chemin de Pau, lui pour se rendre à Paris. Henri II le reçut très cordialement. Le jeune Henri de Béarn, alors âgé de trois ans, lui plut par sa vivacité et son esprit de repartie : « Veux-tu estre mon fils ? lui dit-il en le prenant dans ses bras, se retournant du côté d’Antoine de Bourbon. — Celui-là est le seigneur père, répondit l’enfant en patois basque. — Alors veux-tu être mon gendre ? — Ohé ! s’écria le jeune prince. » En flattant ainsi l’orgueil du père, et surtout celui de Jeanne d’Albret, qui, dès ce moment, pensait à Marguerite de Valois pour son fils, Henri II voulait sans doute atténuer l’humiliation que leur avait causée la faute de Françoise.

Le 7 mars 1557, Françoise accoucha d’un fils, qu’elle nomma Henri, en présence de sa mère, de Jeanne d’Albret, et de Mme de Miossens. Le duc de Nemours en fut tout aussitôt prévenu, mais « couru, dit Brantôme, par les grandes dames d’Italie, voire même par les courtisanes, » et n’en poursuivant pas moins la pensée d’épouser Lucrèce de Ferrare, la jeune sœur de la duchesse de Guise, il ne pensait plus guère à la triste délaissée, et encore moins à en faire sa femme. Une lettre de Henri II le rappela à la réalité. Le roi lui posait certaines questions auxquelles il était bien difficile de répondre directement. Il s’en tira très habilement : « Sire, manda-t-il du camp d’Ancône, le 1er avril 1557[4], par la lestre qu’il vous a plu m’écrire du fait de Mlle de Rohan, j’ai vu le commandement qu’il vous plaist en cela me faire, je n’ai point voulu faire faute, trouvant M. de Carnavalet si à propos de vous faire par lui entendre ce qui en est à la vérité, lequel je vous prie de croire comme s’il étoit moi-mesme. »

Au moment où cette lettre parvint à Henri II, toute l’attention de la France s’était reportée sur la Picardie. À la tête de cinquante mille hommes aguerris, le duc de Savoie avait investi Saint-Quentin, où Coligny s’était enfermé avec une poignée d’hommes. En voulant dégager la place, le connétable de Montmorency avait essuyé la plus sanglante des défaites et était resté aux mains des Espagnols. « Marche-t-on sur Paris ? » s’était écrié Charles-Quint en apprenant cette victoire inespérée. La route était ouverte : pas une armée pour couvrir la capitale. À cette heure de panique, Catherine de Médicis, tenue jusqu’alors à l’écart par Diane de Poitiers, fut la seule à ne pas désespérer de la fortune de la France. Elle se trouvait à Paris ; de son propre mouvement, elle courut à l’hôtel de ville ; heureusement inspirée par son patriotisme, elle arracha des larmes à toute l’assistance, et rendant du cœur à la grande ville, elle en assura la défense.

Au moment où tous les intérêts du pays étaient ainsi en jeu, Françoise de Rohan ne pouvait guère penser à poursuivre le duc de Nemours ; d’ailleurs, elle espérait toujours que, sans avoir recours à la justice, elle obtiendrait de sa loyauté la légitimation de son fils ; mais enfin, toutes les illusions tombant une à une, elle cita l’infidèle, le 24 janvier 1558, à comparaître devant l’official de Paris. Nous employons les propres expressions de sa requête : elle se porta demanderesse « pour promesse de présent, et mariage consommé. » Eustache Du Bellay, évêque de Paris, confia l’instruction de la plainte à Jehan Picot, président de la chambre des requêtes, et à Étienne Dugué, conseiller au parlement, en leur adjoignant comme suppléant Florent Regnard, conseiller au parlement. C’est devant eux que comparurent, au mois de mars suivant, les nombreux témoins appelés par Françoise de Rohan.

Dans le premier enivrement d’un amour partagé et si longtemps contenu, Françoise et le duc avaient commis bien des imprudences ; bien des oreilles avaient entendu ce qu’elles n’auraient pas dû entendre, bien des yeux avaient vu ce qu’ils n’auraient pas du voir. Pour forcer le duc à une tardive réparation, Françoise se trouvait ainsi réduite à faire preuve de son propre déshonneur. De nos jours, le huis-clos met une sourdine à certaines révélations trop libres, il en interdit la publicité. Il n’en fut pas de même dans cette cause : un minutieux procès-verbal, venu tout entier jusqu’à nous, relate une à une, avec toute la crudité du langage de l’époque, les dépositions identiques de ces témoins. Tout en dévoilant les fréquentes défaillances de la plaignante, ils affirmaient en même temps avoir entendu les promesses du duc, qui, si elles n’excusaient pas la faute, l’expliquaient au moins et l’atténuaient. Françoise de Rohan, suivant l’expression brutale mais trop vraie de Saint-Simon, « vida donc tout le sac de sa honte. »

Les derniers témoins produits par Françoise ayant été entendus dans le mois de mai, la cause resta en l’état jusqu’au moment où le coup de lance de Montgomery vint déplacer toutes les situations. L’avènement de François II et de Marie Stuart rendait les Guises maîtres absolus de la France. Le duc François s’était fait donner le commandement des armées, le cardinal de Lorraine avait pris les finances : « Il est pape et roi, » écrivait l’ambassadeur toscan Ricasoli. Les Bourbons avaient été écartés du conseil ; le roi de Navarre allait accompagner la reine d’Espagne jusqu’à la frontière de France ; Condé allait à Gand ratifier le traité de Cateau-Cambrésis, et Charles de Bourbon se retirait de la cour, « ne voulant plus, écrivait-il, se trouver avec ces gens-là. » Le duc de Nemours, le bras droit des Guises, avait donc la partie belle, non-seulement pour se défendre, mais pour reprendre l’offensive. Peu de jours après la mort de Henri II, il demanda à être entendu par les délégués de l’évêque de Paris et comparut assisté de Me Denis Cordonnier, son conseil. Il affirma effrontément n’avoir jamais dépassé avec Françoise de Rohan les bornes d’une amitié respectueuse et d’une honnête familiarité. Au mois de mars 1556, lors de son départ pour l’Italie, c’est Françoise elle-même qui, pour ne pas écarter d’autres prétendans, « l’avait prié de déclarer au roi son intention de ne pas l’épouser. » Poursuivant son système de défense, Nemours allégua que Françoise avait, jusqu’à la dernière extrémité, dissimulé sa grossesse et que la reine lui demandant si elle l’en avait prévenu, elle avait fait une réponse négative. C’était s’inscrire en faux contre une lettre écrite par lui d’Italie, que Françoise avait entre ses mains et où il disait : « J’ay bien d’espérance de vous trouver bien rebondie, car il y a deux mois au moins que votre serviteur n’est pas auprès de vous pour vous faire veiller le soir. Je vous supplie, ne vous serrez point, car cela vous feroit mal. Si je pensois que vous eussiez quelque opinion pareille à celle que vous aviez pensé sans raison de moi l’autre jour, je vous supplierois de la perdre. Ne me donnez plus de ces alarmes que vous m’avez données, car vous serez occasion que je perdrois la vie. » Le duc ne se borna pas à ces cruelles dénégations. Opposant des témoins à des témoins, il eut la hardiesse de faire citer Catherine de Médicis, Marguerite de France, le cardinal de Lorraine, le connétable de Montmorency, Mme la connétable, Diane de Poitiers et le grand chirurgien Ambroise Paré.

Le mardi 1er août 1559, Étienne Dugué et Florent Regnard se rendirent au château de Saint-Germain ; ils furent introduits à onze heures du matin dans les appartemens privés de Catherine de Médicis. Catherine, au lendemain de la mort de Henri II, la tête enveloppée dans un grand voile noir qui lui couvrait tout le visage, avait eu grand’peine à se faire entendre, l’ambassadeur de Venise, reçu par elle, en avait fait la remarque ; mais l’énergie lui était revenue ; elle entendait prendre sa part du pouvoir. François II avait déclaré tout d’abord que c’était à sa mère à diriger les affaires du royaume, mais, tout en conservant vis-à-vis d’elle une respectueuse déférence, les Guises avaient retenu toute l’autorité. Pour les rendre plus accommodans, Catherine avait donc un intérêt puissant à ménager le duc de Nemours, devenu leur allié par le mariage de sa sœur avec un prince de leur maison et leur plus dévoué partisan. Dictée par les exigences de sa propre situation, sa déposition fut accablante[5]. Le feu roi Henri II lui aurait dit, à Blois : « Les propos de mariage entre le duc et Françoise ne sont pas tels qu’on les a rapportés ; le duc m’a répété maintes fois qu’il vouloit attendre pour se marier d’être sorti de ses affaires. » Elle ajouta qu’elle avait redit ces paroles du duc à Françoise, qui s’était toujours refusée à les croire. Comme dernier coup de massue, Catherine affirma qu’elle avait défendu à son premier médecin, M. Salon, de saigner Françoise, et qu’il lui avait répondu qu’appelé deux fois par elle il s’y était toujours refusé, prétextant « ne pouvoir trouver la veine. »

Marguerite de France, devenue duchesse de Savoie, ne pouvait être que défavorable à Françoise ; elle dit que le duc de Nemours lui avait avoué qu’il n’épouserait pas Mlle de Rohan. Le cardinal de Lorraine était trop habite, trop circonspect pour se montrer hostile à Françoise ; sa déposition fut insignifiante. Quant au connétable de Montmorency, froidement accueilli par le jeune roi qui lui avait conseillé le repos, et jaloux à l’excès de l’autorité prise par les Guises, il soutint ne rien savoir, ne rien se rappeler. La connétable se montra non moins réservée. La déposition qu’allait faire Diane de Poitiers excitait vivement la curiosité. Une première fois, elle fit défaut ; les délégués de l’évêque furent obligés d’aller la trouver, le 8 août, au château de Limoux. Chassée de la cour par Catherine, mise en demeure d’échanger le château de Chenonceaux contre celui de Chaumont, et reparaissant pour la première fois sur la scène depuis la mort de Henri II, qu’allait-elle répondre ? Belle-mère du duc d’Aumale, elle ne pouvait prendre parti contre le duc de Nemours ; d’un autre côté, haïssant Catherine comme elle la haïssait, elle ne pouvait non plus trop charger la pauvre Rohan. À l’exception de la constatation de grossesse que la reine avait exigée, elle prétendit ne se rappeler aucun des propos tenus par Catherine à Françoise, elle affecta de ne rien connaître. Ambroise Paré comparut le dernier ; il avait alors vingt-six ans et demeurait rue des Augustins, à l’hôtel des Rois Mages. Voici en quels termes il déposa : « Connaissant Françoise de Rohan depuis de longues années, elle m’avait prié de venir la saigner, et m’étant rencontré à sa porte, le 26 juillet, avec Salon, le médecin de la reine, celui-ci me dit qu’il avait refusé de la saigner, mais sans m’en donner la raison. Entrés tous deux chez Françoise, Salon répéta qu’il ne la saignerait pas ce jour-là, et tous deux nous nous retirâmes. »

Les procès, à cette époque, marchaient à pas comptés ; le 7 mars 1560 seulement, Françoise assigna le duc devant l’official. À cette date, la cour, ne se croyant pas en sûreté à Blois, s’était réfugiée à Amboise. On parlait vaguement d’une conspiration sans en soupçonner encore toute la portée et l’étendue. Lorsque les conjurés u vinrent à la file donner dans le filet, » ce fut le duc de Nemours qui fit prisonnier le baron de Castelnau et les principaux chefs protestans.

Ces graves événemens interrompirent forcément les poursuites commencées ; mais elles avaient eu un tel retentissement que la reine d’Angleterre, Élisabeth, toujours à l’affût de ce qui se passait à la cour de France, y prêtait, une oreille attentive. La réputation si bien établie d’homme à bonnes fortunes, qui entourait d’une sorte d’auréole le nom du duc de Nemours, lui avait donné une envie folle de le connaître. Le comte de Randan, qui se rendait en Écosse, traversant Londres, elle le reçut au passage et mit naturellement l’entretien sur le duc, sa grande préoccupation du moment. Randan, « aussi export aux bagatelles de la galanterie qu’aux armes, » lui fit avec intention un portrait si séduisant du duc qu’il vit briller dans ses yeux une étincelle d’amour ; il n’eut donc pas grand peine à lui faire avouer qu’elle désirait le connaître. À son retour en France, Randan en parla au duc et lui fit entrevoir que, s’il se rendait en Angleterre, il aurait peut-être quelque chance d’épouser la reine. Randan s’en ouvrit également à François II, qui y vit une heureuse diversion à ce fâcheux procès de Mlle de Rohan et peut-être un moyen de rapprochement entre la France et l’Angleterre, profondément divisées alors à l’occasion de l’Écosse. Il encouragea donc Nemours à tenter l’aventure ; une couronne étant au bout, le duc, par prudence, envoya en éclaireur à Londres Lignerolles, son plus fidèle serviteur. Lignerolles étant revenu avec une réponse encourageante, il n’y avait plus à hésiter. Le duc songea à ses préparatifs. François II l’aidant de sa bourse, il acheta des chevaux, des équipages et commanda les plus riches costumes. Tous les jeunes gentilshommes qui se modelaient sur lui briguèrent l’honneur de l’accompagner, quand tout d’un coup le projet de voyage se rompit. Brantôme nous en dit le motif : « Une dame le serroit trop d’amour. » S’il ne la nomme pas, il la désigne suffisamment pour qu’on ne s’y trompe point. C’était la duchesse de Guise, Anne de Ferrare, si belle, à l’en croire, que, la voyant un jour danser avec Marie Stuart, il ne put dire « qui l’emportoit en beauté. »

C’est bien à la duchesse de Guise que Françoise avait fait allusion lorsqu’elle avait dit au duc qu’une femme le détournait de l’épouser ; c’était, sans aucun doute, pour cela que le duc avait renoncé à poursuivre son projet de mariage avec Lucrèce de Ferrare ; l’inclination de la duchesse pour lui datait de longues années. « J’ai connu deux dames, nous dit en effet Brantôme, qui ont bien aimé le duc de Nemours et qui en ont brûlé à feu couvert et découvert. Pour en aimer trop une, il ne voulut aimer l’autre, qui pourtant l’aimoit toujours. » Françoise de Rohan fut donc sacrifiée à la duchesse de Guise.

Le 7 septembre 1560, reprenant le procès si brusquement interrompu par la conspiration d’Amboise, Françoise déposa les douze lettres que le duc lui avait écrites. Le moment était mal choisi : en Languedoc, les protestans étaient en armes ; un autre La Renaudie, Maligny, était devenu l’âme d’une nouvelle conspiration dont le prince de Condé passait pour le chef. Prévenus à temps, les Guises firent face résolument aux dangers qui les menaçaient. Avec cette facilité qu’elle avait de changer de conduite suivant les événemens, Catherine, qui, en appelant L’Hospital, avait paru un instant favorable aux idées de transaction, se retourna du côté des Guises, Endormant les défiances des Bourbons, elle les attira à Orléans. Condé fait prisonnier, mis au secret, se croyait perdu lorsque la mort inattendue de François II vint le sauver du dernier supplice. Des mains des Guises, le pouvoir passa à celles de Catherine et du roi de Navarre, devenu l’arbitre de la situation. Pour la première fois, les chances tournaient en faveur de Françoise de Rohan. Suivis de leurs amis, ses trois frères accoururent à Paris, décidés à forcer le duc, fût-ce même par les armes, à rendre l’honneur à leur sœur. Ainsi menacé, le duc recourut à ses partisans et se fit accompagner par eux. Des deux côtés on était prêt à en venir aux mains. Cette querelle particulière pouvait provoquer une nouvelle guerre. Les Rohan étaient tous protestans ; Catherine intervint ; elle arracha aux deux partis la promesse de renoncer à la voie des armes et de s’en tenir à celle de la justice. De part et d’autre, on y consentit, et l’on se borna à faire entendre de nouveaux témoins. L’affaire reprit régulièrement son cours avec des chances toutefois moins favorables pour le duc, car Catherine, mal alors avec les Guises, qui s’étaient retirés de la cour, cherchait les occasions d’être agréable au roi de Navarre et à Jeanne d’Albret : elle affectait ostensiblement de vouloir désormais rester neutre ; mais, par un brusque et nouveau revirement, elle allait devenir tout à fait hostile au duc de Nemours. En voici la cause : Denise, l’une de ses femmes, sollicitée, à ce que croit Brantôme, par le roi de Navarre, vint la prévenir que le duc de Nemours devait enlever le duc d’Orléans. Interrogé par sa mère, le jeune prince confirma le dire. Catherine crut y voir la main des Guises et l’intention bien arrêtée de faire de son fils le chef des catholiques. Elle se plaignit hautement de l’ingratitude de Nemours après tout ce qu’elle avait fait pour lui, et elle aurait ordonné de l’arrêter si, prudemment, il ne s’était réfugié en Savoie. Il ne fallut rien moins que la prise d’armes des protestans en 1562 et le besoin que Catherine avait du secours amené de Savoie par le duc de Nemours pour lui faire oublier « son lâche tour, » ainsi qu’elle qualifiait sa conduite dans le premier moment de sa colère.

Ainsi le procès de Françoise de Rohan, subissant toutes les phases de la guerre civile, se traîna de remises en remises jusqu’au mois de septembre 1562. Le siège avait été mis devant Bourges ; le duc de Nemours y prit une part active et négocia la capitulation de la place. C’est à ce moment que se produisit un singulier incident qui sembla un instant mettre fin à l’interminable procès. Un gentilhomme nommé Rosé, appartenant à la maison du roi de Navarre, reçut, signée du duc, une promesse « de solenniser son mariage avec Françoise de Rohan » et de reconnaître son fils, à la seule condition qu’elle se rendrait le 15 septembre prochain à Langeais et que, d’ici là, elle s’abstiendrait d’en parler à qui que ce fût au monde, car la faute de trahir ce secret rendrait nulle la promesse. Était-ce l’œuvre d’un faussaire, ou bien la mort du roi de Navarre, survenue deux mois plus tard, enlevant à Françoise son meilleur appui, fit-elle changer le duc brusquement d’avis ? Toujours est-il que, manquant une seconde fois à sa parole, il reprit l’instance, demandant à prouver que l’on avait voulu intimider ses témoins et qu’on les avait violentés ; il somma le juge de l’official de Paris de se transporter sur les lieux où ceux-ci se trouvaient. C’était demander l’impossible : par ce temps de guerre civile, les routes étaient peu sûres, et les témoins disséminés, les uns en Anjou, les autres au camp du roi. Françoise répondit à cette étrange requête en citant le duc de Nemours devant le parlement. Le 23 février 1563, elle obtenait contre lui un premier jugement par défaut. Mais, par une sorte de fatalité, les événemens se retournèrent encore contre elle. La mort du duc de Guise, assassiné par Poltrot, ayant rendu toute liberté à sa veuve, Nemours, qui en était plus que jamais épris, interjeta sur-le-champ appel de ce jugement.

Les convenances condamnaient la duchesse de Guise à une année au moins de retraite ; elle ne reparut à la cour qu’au mois de mars de l’année suivante. On venait de passer par une longue et sanglante guerre civile, on venait de reprendre le Havre sur les Anglais au cri de : « Vive la France ! » Pour fêter ce glorieux fait d’armes, des fêtes splendides furent données à Fontainebleau. La cour, qui en avait été si longtemps privée, eut, comme après toutes les grandes crises, une vraie fièvre de plaisir. Mais, tandis que Condé, en dépit des remontrances sévères de Calvin, ne se contentant point de Mlle de Limeuil, s’attaquait à toutes les filles d’honneur, le duc de Nemours n’eut d’yeux à Fontainebleau que pour la duchesse de Guise, qui, de son côté, se montra très accommodante. Brantôme, si bien renseigné, y fait une maligne allusion : « Une très grande et des belles du monde, veuve de frais, faisoit semblant, pour son nouvel habit et estat, n’aller les après soupées voir la cour, ni le bal, ni le coucher de la reine, laissoit aller et renvoyoit un chacun ou chacune en la danse, et son fils, et tout, et se retiroit dans une ruelle, et là, son amant d’autres fois fort bien traité, aimé et favorisé, étant son mariage, arrivoit ou bien ayant soupé avec elle ne bougeoit, et la traitoit et renouveloit ses anciennes amours et en pratiquoit de nouvelles pour secondes nopces. »

En quittant Fontainebleau, Catherine de Médicis prit la route de Troyes, où, le 14 avril, elle signait la paix avec l’Angleterre. Libre de ce côté, elle entreprit son long voyage de deux années à travers la France, voulant tout à la fois montrer le jeune roi aux populations et se rendre compte par ses yeux de l’état des esprits, et surtout de la véritable force du parti protestant. La duchesse de Guise l’accompagna durant le séjour de la cour à Lyon ; et son intimité avec le duc de Nemours, qui était devenu le gouverneur de cette ville, s’accentua de plus en plus. Retenu par les devoirs de sa charge dans son gouvernement, dont la population était loin d’être pacifiée, le duc ne suivit pas la cour, mais laissa auprès de la duchesse un autre lui-même, Florimond Robertet. C’est par les mains de ce secrétaire d’état que passa désormais sa correspondance avec la duchesse : « J’ai montré votre lettre à votre dame, lui écrivait le 12 août ce fidèle confident, elle a bien fort ri, et je pense que si je vous montre le chemin, à vous autres amoureux, qu’à la fin vous serez mariés comme on dit que je dois l’être[6], » Le piquant de cette lettre, c’est que Robertet était sur le point d’épouser et épousa cette même année la belle Jeanne de Piennes, dont la destinée était en tout semblable à celle de Françoise de Rohan. Séduite et abandonnée par François de Montmorency, qui s’était laissé marier par son père le connétable à Diane de France, la fille naturelle de Henri II, Jeanne de Piennes s’était contentée de cette dédaigneuse réponse : « Il a le cœur moindre qu’une femme et je vois bien qu’il préfère être riche qu’être homme de bien. »

Mais le plus sérieux obstacle à l’union de Nemours avec la duchesse de Guise, c’était cette promesse de mariage sur laquelle s’appuyait Françoise de Rohan. Un scrupule de conscience, nous dit Hilarion de Coste, l’historien des Femmes illustres du XVIe siècle, arrêtait la duchesse, elle s’était à cet égard nettement prononcée : « Tant que le procès que le duc soutient contre Mlle de Rohan ne sera pas jugé en sa faveur, je ne consentirai pas à l’épouser. » Si partiales qu’eussent été les dépositions de ses illustres témoins, Nemours conservait certaines inquiétudes sur la décision qu’étaient appelés à rendre prochainement les délégués de l’évêque de Paris. Il supplia le jeune roi et Catherine de Médicis d’agir auprès du pape Pie IV, afin d’obtenir que la cause fût enlevée à l’official de Paris et portée devant Antoine d’Albon, archevêque de Lyon. Il espérait trouver là des juges plus complaisans. Pie IV, sans trop se faire prier, céda à cette injuste requête. Citée le 20 mai 1564 devant un tribunal exceptionnel, Françoise fit défaut et en appela comme d’abus au parlement. Le parlement d’alors, se renfermant dans ses attributions judiciaires, environné du respect public, savait au besoin résister aux exigences de la royauté. Dans les circonstances présentes, sa conduite fut digne : il défendit au greffier de l’official de porter les pièces du procès à Lyon. Pour vaincre cette résistance inattendue, le duc de Nemours fut forcé de recourir de nouveau à l’intervention de Catherine de Médicis. Elle n’était plus à Lyon, la peste l’en avait chassée. Elle lui répondit le 13 juin de Crémieu : « J’ai fait faire l’expédition de votre affaire telle que vous verrez par la copie que je vous envoie avec la dépêche à Rome pour en faire par notre ambassadeur la sollicitation et en retirer l’expédition du pape telle que vous la désirez et que je seray très aise que vous ayez pour vous voir tant plus tôt hors de cette affaire[7]

Cette expédition, c’était le pouvoir donné à l’archevêque de Lyon, en s’aidant de dix assesseurs, de juger ce procès en dernier ressort, avec défense à tous juges tant ecclésiastiques que civils d’en connaître. Le parlement ne faiblit pas, il condamna de nouveau par défaut le duc, et Françoise de Rohan avait repris quelque espoir ; son illusion fut bien courte. Le duc de Nemours ayant rejoint la cour à Bayonne, où il était venu prendre sa part des fêtes données en l’honneur de la reine d’Espagne, il arracha à Charles IX le plus arbitraire des actes à force de supplications et chaudement secondé par la duchesse de Guise. Le jeune roi, par lettres patentes datées du 28 juin 1565, évoquait l’affaire devant son conseil privé. Jeanne d’Albret en fut révoltée. Se mettant au lieu et place de Françoise dans une supplique au roi signée de sa main, elle prend à partie tous les membres du conseil privé. Aux maréchaux, amiraux, gouverneurs de provinces, secrétaires d’état, à tous elle dit leur fait. Pas un d’eux, à l’entendre, ne sait le premier mot des formules de la justice et des règles des lois civiles. Tous sont suspects et récusables, étant parens des Guises ou leurs créatures. Elle n’épargne ni le président de Thou, ni le chancelier de L’Hospital même, auquel elle reproche d’avoir eu le premier l’idée de la lettre écrite par Charles IX au pape. Elle affirme que le duc de Nemours ne peut désavouer son fils, « lui étant tout semblable de figure, et, posant Françoise de Rohan non en suppliante, mais en victime, elle supplie le roi de renvoyer la cause devant le parlement, le seul tribunal qui puisse juger équitablement[8]. » Sans s’arrêter à cette supplique, Charles IX, par de nouvelles lettres datées de Châteaubriant, le 25 octobre 1565, interdit au parlement de poursuivre. Françoise de Rohan était condamnée à l’avance. Le 6 novembre 1565, l’archevêque de Lyon, assisté des dix assesseurs triés par lui, repoussa les conclusions de la plaignante. Dès qu’elle eut connaissance de cette triste victoire, Catherine s’empressa de l’annoncer à la duchesse de Guise : « Je vous veux bien dire qu’il ne tiendra qu’à vous que soyez mariée, car M. de Nemours a gagné son procès ; de quoi je suis bien aise pour le voir hors de la peine qu’il étoit. »

Non-seulement en France, mais en Italie, l’opinion prit fait et cause pour Françoise de Rohan si vivement, que le duc de Nemours se vit presque contraint d’en écrire au duc de Florence : « Mon cousin, lui mande-t-il, j’ai été depuis longtemps calomnié pour raison du procès qui étoit pendant entre la demoiselle de Rohan et moi à cause du mariage qu’elle prétendoit et que vous avez pu être en doute qui avoit tort en cela ; depuis, par une sentence définitive donnée par M. L’archevêque de Lyon, j’ai été absous à plein de sa demande inique, dont je vous ai bien voulu avertir pour vous faire certain du repos où je suis aujourd’hui, après avoir été travaillé sept ans au dit procès[9]. »

Le duc, en parlant de ce repos qu’il croyait avoir conquis, se trompait étrangement. Loin de se décourager, Françoise sollicita et obtint du parlement, le 4 décembre suivant, un relief d’appel qu’elle fit signifier au duc alors à Moulins, mais la résistance lui devenait de plus en plus difficile. Sous la double pression des Guises et du duc de Nemours, Charles IX, le 20 janvier 1566, réitéra ses défenses au parlement. Soutenue par cette énergie qu’elle puisait dans le sang des d’Albret, Françoise somma le greffier de l’official de Paris d’avoir à déclarer où étaient les pièces du procès. Il répondit qu’elles avaient été portées à Lyon. Mlle de Rohan se trouvait ainsi désarmée, lorsqu’elle fut citée à comparaître à Monceaux, le 20 avril 1566, devant le conseil privé. Le résultat était prévu : le jugement de l’archevêque de Lyon fut confirmé, sous la réserve toutefois laissée à Françoise d’en appeler au pape. Dès le lendemain, le contrat de mariage du duc et de la duchesse était préparé et Catherine s’obstinant dans son hostilité contre la pauvre Françoise, écrivait à Renée de France, la mère de la duchesse de Guise : « Le roi mon fils a ce mariage si agréable pour lui être tous deux parens si proches, surtout Madame, qu’il lui donne cent mille livres. »

Le dimanche 5 mai, toute la cour en habits de gala était rassemblée au château de Saint-Maur-les-Fossés, et le cardinal de Lorraine allait procéder à la cérémonie, lorsque Me François Petit, huissier du parlement, qui se présentait au nom de Françoise, fit défense au cardinal de marier le duc et la duchesse. Ce courageux représentant de Françoise, aussitôt appréhendé au corps, fut enfermé dans la maison du lieutenant de la prévôté, et la cérémonie continua.

Ce coup de force fit reporter toutes les sympathies sur Françoise de Rohan. « Les protestans sont tous pour elle, écrivait de Paris sir Hoby, ambassadeur d’Angleterre à lord Burghley, et beaucoup de catholiques la plaignent, » et dans une nouvelle lettre, il ajoutait : « Il y a eu des mots très vifs échangés entre Jeanne d’Albret et Renée de France, belle-mère du duc de Nemours, au sujet de Mlle de Rohan[10]. »

Le mariage ainsi arbitrairement accompli, la lutte n’en continua pas moins. Le 17 mai suivant, Catherine écrivait à d’Oysel, notre ambassadeur à Rome : « Le roi mon fils a fait vider en son conseil l’appel comme d’abus interjeté par Mlle de Rohan de la sentence donnée par l’archevêque de Lyon. Toutefois, Mlle de Rohan a envoyé à Rome pour poursuivre et pour ce que vous savez comme j’aime ma cousine, étant mariée de bonne foi, de la voir en peine, accomgnez, je vous prie, les lettres que, tant le roi monsieur mon fils que moi écrivons à notre saint-père, de tout ce que vous connoitrez pouvoir servir pour faire qu’il décide ce négoce le plus promptement qu’il pourra. » Une lettre de Charles IX du même jour à M. de Tournon n’est pas moins pressante : « La voie d’appel de Mlle de Rohan tiendra toujours les personnes en une terrible irrésolution ; nous désirons qu’elles soient sorties de la peine où elles sont. Ce fait allant à la longue seroit d’une grande dépense. Vous prierez Sa Sainteté le faire juger par elle-même en consistoire, afin que le jugement qui interviendra soit d’autant plus autorisé[11]. »

Le pape Pie IV venait de mourir ; c’était le nouveau pape, Pie V, qui allait être appelé à décider du procès. À Théodore de Bèze, qu’elle avait chargé de l’éducation du fils de Françoise, Jeanne d’Albret écrivait : « Les affaires de ma cousine se passent assez bien. Le pape veut que le procès soit revu et n’approuve pas l’inique sentence de l’archevêque de Lyon. Il veut que cela soit jugé selon leurs décrets et par la voie ordinaire de leur justice. » Mais Françoise, ne partageant pas la confiance de Jeanne, demanda à Pie V de déférer la cause au parlement de Paris. Sa Sainteté ne tint compte de cette requête et chargea le doyen des auditeurs de la rote, Jules Oradin, d’instruire l’affaire

Repoussée ainsi par le saint-père, Mlle de Rohan adressa en 1567 une nouvelle supplique au parlement à l’effet de faire retirer le procès de la rote et de le faire juger en France. Sur ces entrefaites éclata la seconde guerre civile. En sa qualité de protestante, Françoise avait tout à redouter ; elle eut beau invoquer la protection du duc de Nevers au nom de la grande maison dont elle était sortie, on entra de force dans ses deux villes de la Garnache et de Beauvoir-sur-Mer, on ouvrit ses coffres, on enleva ses papiers, on la violenta elle-même. On ne s’en tint pas là : au mois de novembre 1569, Charles IX de sa main écrivit au duc d’Alençon de faire saisir chez le procureur de Françoise de Rohan, Me Mocet, tous les papiers qu’il pouvait avoir encore, et le 13 décembre suivant, sur les ordres du duc d’Alençon, cette saisie fut pratiquée. Appelée à comparaître devant l’auditeur de la rote Jules Oradin, Françoise eut beau objecter que toutes ses pièces avaient été prises, la décision de l’archevêque de Lyon n’en fut pas moins maintenue le 5 mars 1571.

Le lendemain d’une défaite, Françoise se relevait plus énergique que la veille. Paraissant après la Saint-Barthélemy devant le conseil privé pour soutenir la plainte qu’elle avait introduite au sujet de l’enlèvement de ses papiers, sa demande fut d’abord écartée ; mais grâce aux ressources si multiples de la procédure d’alors, son avocat, Me Lalanne, parvint à plaider pour elle, au mois d’avril 1573, contre le grand orateur Versoris, l’avocat du duc. L’arrêt qui fut rendu, loin d’être défavorable à la plaignante, lui accorda deux mois pour préparer ses moyens de défense, et ce premier délai ayant été à plusieurs reprises prolongé, Charles IX vint à mourir avant que le procès fût terminé. Il le légua à Henri III.

Mlle de Rohan n’était pas au bout de ses épreuves. Ce fils, pour lequel elle s’était sacrifiée et dont elle n’eut pas toujours à se louer, enrôlé dans l’armée protestante, tomba aux mains du duc du Maine dont il resta le prisonnier jusqu’au moment où sa mère fut en mesure de payer sa rançon. La lassitude avait fini par gagner les deux parties. Six années s’écoulèrent donc sans que, d’un côté ni de l’autre, intervint un nouvel acte d’hostilité. Mais si la procédure faisait trêve, le fils de Françoise n’en affectait pas moins de se faire appeler le marquis de Genevois, l’un des titres de famille du duc de Nemours, et portait ostensiblement ses armes. Irrité par cette persistante usurpation, le duc se décida à y répondre par une protestation dont les termes sont bien durs : « Moy, duc de Nemours, ayant entendu qu’il y avoit à Paris un que je ne connois point, qui se dit fils de Mlle de Rohan, lequel se fait appeler par mon nom et aussi du nom de ma maison, j’ai bien voulu pour éclaircir tout le monde, encore que j’aye eu tous arrêts nécessaires à ce fait, dire, déclarer publiquement et fermer la bouche à chacun qui en voudroit parler que quiconque dira ou voudra dire que j’aye autres enfans que deux qui sont en ce lieu avec moi, de qui l’un a douze ans et l’autre six, que celui qui se dit fils de Mlle de Rohan me soit de rien, aura menti et mentira par la gorge, et pour mieux certifier ce que j’ai dit en cette présente déclaration, je me suis signé ci-dessous de ma propre main. Fait à Verneuil, le 12 juin 1579[12]. »

En réalité, cette protestation n’avait de prise que sur l’opinion publique ; le fils de Françoise continua de s’attribuer le nom et les armes de Nemours ; d’un autre côté, la duchesse de Guise, importunée de s’entendre toujours jeter à la tête dans toutes les requêtes de Françoise de Rohan ce vilain mot d’adultère, voulait, dans l’intérêt des deux enfans qu’elle avait eus du duc, sortir à tout prix d’une situation qui lui laissait des doutes et peut-être aussi des remords. Elle eut recours à Henri III. L’indolent monarque négociant alors avec le roi de Navarre, par l’intermédiaire du duc d’Alençon, ce traité qu’on a appelé la paix de Pleix, du nom du château où elle fut signée ; il savait que son frère de Navarre avait hérité du bon vouloir de Jeanne d’Albret pour Françoise de Rohan ; désirant lui complaire, il chercha un terrain de transaction et, pour en finir, il fit offrir à Françoise l’érection du Lodunois en duché, en y joignant 50,000 livres de rente pour elle et 20,000 livres de rente pour son fils assurées sur de bons bénéfices, à la condition toutefois qu’elle s’engagerait à restituer tous les papiers, toutes les lettres qu’elle avait encore en sa possession et surtout la promesse de mariage signée de la main du duc de Nemours. Françoise consulta les principaux chefs protestans. Tous furent d’avis qu’il y avait là une cause de légitime divorce ; mais qu’il fallait que le grand nom de Rohan sortît intact de ce scandaleux procès. Suivant leur avis, Françoise exigea qu’un dernier arrêt rendu par le conseil privé annulât tous les arrêts précédens contre elle et reconnût sa parfaite bonne foi. Henri III ayant accepté les conditions, voici quelle fut la déclaration de Françoise où sa sincérité se montre à découvert et la dignité de la femme se relève : « J’affirme, dit-elle, devant Dieu et devant les hommes et sous peine d’anathème que mon fils Henri de Savoie est procréé du fait du duc de Nemours et en légitime mariage. Ce n’est point notre intention de converser avec le duc, puisqu’il a été si infidèle envers nous que de se divertir à un autre parti et nous semble avoir trouvé, par l’opinion de plusieurs gens de bien, cause légitime de divorce. Nous espérons qu’à la fin Dieu touchera le cœur du duc, et que dès à présent notre innocence est et sera assez connue de la postérité, ainsi que la légitimité de notre fils. » Tout fut réglé de point en point, comme l’exigeait Françoise. Les lettres patentes de Henri III sont formelles à cet égard : » Nous avons pris et prenons en main l’honneur de Françoise de Rohan, nous entendons et ordonnons qu’il ne lui puisse être imputé aucun blâme pour raison de ce qui lui est avenu, et la déclarons libre de contracter mariage. »

Qu’allait-elle faire de cette liberté qui lui était si tardivement rendue ? Tant que le duc vécut, elle ne se reconnut pas comme entièrement déliée. Le don Juan de la cour des Valois, l’irrésistible séducteur, avait expié par des maux précoces les brillans succès de sa jeunesse. Goutteux, perclus, il s’était retiré à Annecy. Catherine de Médicis, dans toutes les lettres qu’elle écrit à la duchesse, ne lui parle plus que des infirmités « de son pauvre mari. » — « Vous ferez mieux de venir vous faire soigner ici, écrivait-elle au duc une dernière fois, que de rester ainsi dans vos montagnes. » Ses forces ne le lui permirent sans doute pas. Au mois d’août 1585, il mourut à Annecy. Se considérant toujours devant Dieu comme sa femme légitime, Françoise laissa passer cette année de deuil et de veuvage, et le 5 août 1586 seulement, au château de Beauvoir-sur-Mer, elle signait une promesse de mariage avec François de La Selle, seigneur de Guébriand, sous la réserve de l’avis et du consentement du duc de Mercœur. Déjà, dans ses jeunes années, elle avait pris un pareil engagement au château de Frenois, en Bretagne avec Louis de Rohan, fils aîné de Henri de Rohan, prince de Guéménée, et de Marguerite de Laval. Ce projet, pour son malheur, n’avait pas eu de suites. Cette dernière promesse faite à Guébriand fut-elle tenue ? Nous ne pouvons le dire. Elle vivait encore en 1591, c’est tout ce que nous savons d’elle. Son fils mourut en 1596 sans avoir été marié et laissa, lui aussi, un enfant naturel, auquel il donna le nom de Samuel de Villemare.

Jaloux de l’honneur des d’Albret et en haine des Guises, Henri IV persista à appeler Françoise de Rohan Mlle la duchesse de Nemours.


HECTOR DE LA FERRIERE.

  1. Bibl. nat., fonds français. Procès de Françoise de Rohan, no 3513.
  2. bibl. nat., fonds français, no 3169. Procès de Mlle de Rohan.
  3. Bibl. nat., fonds Fontanier, no 287.
  4. Bibl. nat., fonds français, no 3158, page 119.
  5. Bibl. nat., fonds français, no 3169.
  6. Bibl. nat., fonds français, no 3411, page 8.
  7. Bibl. nat., fonds français, no 3215.
  8. Bibl. nat., fonds français, no 6696.
  9. Archives de Médicis. Florence, filza 4726, page 216.
  10. Calendar of state Papers, année 1566.
  11. Bibl. nat., fonds français, no 3314.
  12. Bibl. nat., fonds français.