Une Capitale fédérale - Washington

Une Capitale fédérale - Washington
Revue des Deux Mondes4e période, tome 154 (p. 150-176).
UNE CAPITALE FÉDÉRALE

WASHINGTON


I. — LA VILLE

Si l’on venait dire, sans préparation, à quelque théoricien rigide des droits de l’homme et du suffrage indéfini : « Il existe, dans l’un des pays les plus riches et les plus progressifs du globe, dans le pays peut-être le plus jaloux de ses libertés, une ville de 300 000 âmes gouvernée par un triumvirat ; tout en étant un centre politique de premier ordre, un modèle pour la propreté, l’air riant de ses rues, pour le régime intelligent de ses eaux, pour la facilité des communications, pour la tenue de ses établissemens scolaires et hospitaliers, pour la rareté des mendians qu’on y rencontre, pour sa police, la répartition des taxes et la gestion de ses finances, cette ville ne compte cependant ni un conseiller municipal, ni un électeur : aucun contribuable ne vote ces taxes, aucun administré ne contrôle cette administration ; point de plate-forme pour lui donner l’assaut ; point de candidats rivalisant de civisme : ni comices, ni scrutin, ni ballottages… »

Nul doute que notre philosophe ne criât au blasphème et ne s’enfuît en se bouchant les oreilles.

Et pourtant ce pays est la plus grande des Républiques, les États-Unis, et cette ville est sa capitale, Washington.

Mais, approchons du phénomène, étudions son aspect, sa structure, ses conditions d’existence et voyons si cette sainte horreur remplira notre âme à son tour.

Entre les grilles de la Maison-Blanche et la rive gauche du Potomac, sur un vaste terre-plein gazonné, s’élève, plus haut que la plus haute pyramide d’Égypte, le gigantesque obélisque de marbre érigé par les États de l’Union à la mémoire de Washington, son fondateur. Arrivé au pied du monument qui ne donne qu’alors l’idée complète de son élévation, le visiteur ne peut s’empêcher de se sentir déconcerté un moment devant ces parois étroites et décroissantes dont rien, ni inscription, ni sculpture ne vient troubler, jusqu’au ciel, le miroitement de cristal.

On entre ; car cet obélisque est en même temps une tour dont l’intérieur n’est pas moins étrange que le dehors. Le regard se fatigue, en effet, à chercher la clarté du jour à l’extrémité de ce tube interminable sans autre ouverture que les quelques œils-de-bœuf pratiquées sur les quatre pans coupés de la pointe. Un ascenseur qui peut contenir quarante personnes vous épargne les mille marches qui mènent de la base au sommet, et, après un trajet de dix minutes entre les bas-reliefs allégoriques, avec dédicaces et devises, qui décorent chacun des blocs envoyés en offrande par des donateurs de tout ordre, vous dépose enfin dans la galerie ménagée sous le faîte.

C’est de là qu’on voit le mieux se développer, dans toute son ampleur et dans la régularité de ses lignes, le cadre adopté, il y a un siècle, pour la capitale de la République naissante. Prenons pour point de départ le Potomac, qui nous sépare de la Virginie, et dont on peut remonter du regard le large ruban presque jusqu’aux pittoresques rapides de Great-Falls. Nous découvrirons, tour à tour, en évoluant de gauche à droite, les coteaux boisés d’Arlington, ancienne propriété du général Lee, le vaincu de la guerre de Sécession, aujourd’hui une nécropole militaire ; les villas de Georgetown, les coupoles de l’observatoire, les bois où circule la sinueuse rivière de Rock-Creek ; le parc Cleveland, le jardin zoologique, les mamelons du Soldiers’home, retraite fastueuse pour les soldats invalides, dont le beffroi de marbre ressemble à une réduction très nettoyée du donjon de Westminster ; et, pour clore le cercle, les quartiers qui s’étendent jusqu’à la rivière Anacostia, de l’autre côté du Capitole qu’il est inutile de décrire, tant sa colossale silhouette est familière à tous les yeux, rappelant en quelque sorte la Basilique de Saint-Pierre dont on aurait redressé les deux ailes.

Entre ces points de repère, nous distinguons les innombrables quadrilatères formés par les rues parallèles se coupant à angle droit et toutes plantées d’arbres ; les clochers de deux cents églises, les bannières flottant aux campaniles de quarante hôtels ; les bouquets des squares, étoiles ou demi-lunes où se rencontrent les diagonales hardies de vingt avenues se déployant en éventail. À l’horizon, aux approches des deux gares, les trains vont et viennent, traits d’union processionnels avec New-York et Boston au Nord, avec les Carolines et la Floride au Sud, à l’Ouest avec les grands lacs et le Mississipi. Près de l’obélisque, enfin, en bordure sur sa zone d’isolement, les vastes jardins du « Smithsonian Institute », le parallélogramme gréco-romain du Trésor, dont la colonnade ne réussit pas tout à fait à copier celle du Louvre ; le palais de l’Exécutif avec le gracieux renflement de sa rotonde et l’amphithéâtre de ses pelouses ; plus loin, vers la gauche, le massif architectural un peu confus, mais imposant, qui contient trois ministères ; plus loin encore, le musée Corcoran, bel édifice tout neuf dont le fronton paré des noms les plus illustres promet au visiteur une réunion de chefs-d’œuvre qui, par malheur, ne sont pas encore tous au rendez-vous.

Telle est, à vol d’oiseau, la carte panoramique qui se déroule autour du Belvédère que nous avons choisi. Sans doute, malgré l’ordre et la méthode qui ont présidé, plus qu’en toute autre ville américaine, au développement de Washington, mainte lacune est à relever dans cette belle ordonnance : des cabanes de nègres gâtent encore plus d’une avenue déjà bordée d’imposantes demeures ; certaines rues sont de véritables histoires de l’habitation, pareilles à celle de notre Exposition, en 1889 ; la maison étrusque ou assyrienne en face du château de Parsifal, une pagode indienne à deux pas du Parthénon ; aux pieds du nouveau Post office, immense construction gothique, haute de 70 mètres, se maintiennent des masures d’un étage… trop souvent, en un mot, l’œil surprend cet on ne sait quoi d’incomplet, de « gestationnel » qui distingue toutes les formations organiques du monde américain. Mais, il est une chose qui imprime à cette capitale un caractère dont il n’y a pas, peut-être, d’autre exemple : c’est qu’elle a grandi, dès sa première pierre et sans déviation aucune, selon le plan géométrique conçu par son fondateur[1].

Partout ailleurs, en dépit des perspectives rectilignes, malgré le jeu savant des triangles, des carrés et des losanges, partout, à deux pas des quartiers modèles, sous la simplicité apparente du décor d’aujourd’hui, se retrouvent les vestiges plus ou moins dissimulés des constructions ancestrales, les traces des tâtonnemens, des poussées et des reculs où se révèle aussi bien la croissance hâtive des villes-champignons, que la genèse laborieuse des cités dix fois séculaires.

Là, au contraire, ni hésitation, ni repentir. Si l’Amérique est le seul pays où l’on puisse apercevoir clairement le point de départ d’un grand peuple, Washington est la seule ville où s’aperçoive, et plus clairement encore, le point de départ d’une grande cité, apparaissant avec le système politique dont elle doit être le nœud. C’est, on le sait, après un soulèvement militaire qui éclata autour de l’Assemblée, à Philadelphie, alors le cœur de la nouvelle République, que l’on s’occupa de chercher une autre résidence plus sûre et parfaitement indépendante pour le siège des pouvoirs fédéraux. Comme étendue, 100 milles carrés étaient assignés à cette zone qui devait s’appeler le territoire de Colombie et dépendre de l’autorité directe du Congrès. Une fois le choix fait parmi les diverses compétitions en présence (et cette étude dura de 1783 à 1790), une fois l’emplacement fixé entre la Virginie et le Maryland, à quelques lieues de l’Atlantique, on s’en remit au temps infaillible du soin de faire lever les semences confiées à ce désert en une moisson digne du nom qui lui avait été donné : celui du Libérateur.

Il faut ici admirer sans réserve la sérénité et la confiance vraiment romaines qui trempaient l’âme des compagnons de Washington, quand, au sortir de la guerre qui venait de consacrer leur indépendance, leurs armes à peine déposées, ils eurent le pressentiment de leur immense avenir et, sur la rive encore inhabitée du Potomac, s’occupèrent de bâtir pour la postérité. « Dans les sociétés démocratiques, observe Tocqueville, l’imagination des hommes se resserre quand ils songent à eux-mêmes ; elle s’étend indéfiniment quand ils pensent à l’Etat. Il arrive de là que les mêmes hommes qui vivent petitement dans d’étroites demeures, visent souvent au gigantesque dès qu’il s’agit des monumens publics. Les Américains ont placé sur le lieu dont ils voulaient faire leur capitale l’enceinte d’une ville immense, qui aujourd’hui encore n’est guère plus peuplée que Pontoise, mais qui, suivant eux, doit contenir un jour un million d’habitans ; déjà ils ont déraciné les arbres à dix lieues à la ronde de peur qu’ils ne vinssent à incommoder les futurs habitans de cette métropole imaginaire. »

Innocente raillerie dont l’illustre écrivain n’aurait pas accompagné une pensée très juste, s’il avait soupçonné que cette ironie dût être si tôt démentie par les faits...

Bientôt, en effet, commençaient à s’élever sur un plan dont l’ampleur, il faut le reconnaître, devait paraître excessive à plus d’un bon esprit, ces vastes édifices avec lesquels ni la République, ni sa capitale ne seraient peut-être encore à l’unisson, à l’heure où nous sommes, sans les multiples surprises du siècle qui s’ouvrait alors et qui va finir. Le petit port fluvial de Georgetown, à 2 ou 3 milles de ces premières assises, était, à cette époque, le seul groupement de population, bien modeste, d’ailleurs, à signaler dans le voisinage des chantiers. Bien que sa réunion future au centre national qui se créait non loin de lui eût sa place, sans nul doute, dans les conceptions du tracé primordial, qui eût pu prévoir qu’en moins de trois générations ce faubourg serait rejoint et absorbé par la sœur cadette, la grande ville encore dans les limbes ?

Presque au début de ces travaux, en 1814, Washington fut, on s’en souvient, ravagé par les troupes britanniques, durant la lutte que les États-Unis, entraînés dans l’orbite des guerres napoléoniennes, furent amenés à engager avec l’Angleterre. Depuis lors, pendant cinquante ans, aucun épisode bien saillant n’est à noter dans son histoire redevenue incolore. Seule, l’investiture suprême conférée tous les quatre ans au Président sur la terrasse du Capitole, ramenait, à dates fixes, le même fait historique et marquait en quelque sorte les olympiades de la République américaine. Sans l’assassinat de Lincoln et sans le péril que fit un moment courir à la capitale l’approche des Confédérés en 4862, nous n’aurions guère à relever, dans la succession des étapes qui ont déterminé son évolution jusqu’à nos jours, que des sujets de tableaux plus tentans pour le crayon de l’économiste que pour la palette du peintre.

Aussi bien est-ce là, dans l’évolution économique de Washington, dans son administration et dans la prospérité qui en est l’œuvre que réside l’objet de notre étude et l’intérêt essentiel de cette remarquable ville.

En 1800, la population du district fédéral, dans son périmètre actuel, était de 3 210 âmes pour la ville proprement dite, et de 5 000 âmes environ, pour les localités suburbaines[2]. Quarante ans plus tard, Washington n’avait encore que 23 000 habitans, la banlieue dix mille. C’est à ce moment que M. de Bacourt, notre ministre auprès du gouvernement américain, rendait compte, en ces termes, de ses impressions de nouvel arrivant :

« Nous avons visité la ville, qui ne se compose en réalité que d’une seule rue, l’avenue de Pensylvanie ; elle a 3 milles de long ; à une extrémité se trouve le Capitole. le plus beau monument des États-Unis ; à l’autre extrémité est la maison du Président, entourée de toutes les administrations.

« L’avenue de Pensylvanie est coupée par des rues transversales dans chacune desquelles il y a à peine cinq ou six maisons bâties ; d’autres rues rayonnent vers la maison du Président ; mais elles ne sont pas plus avancées, dans leur construction, que les rues transversales ; de sorte que de tous les côtés, en faisant cinq cents pas, on se trouve à la campagne. L’avenue est plus large de moitié que la rue de la Paix ; elle est plantée et garnie de trottoirs en briques ; le milieu macadamisé et jamais arrosé est un terrible amas de poussière l’été et un cloaque l’hiver. Les autres rues ne sont pas pavées non plus, mais ont des trottoirs. L’aspect de la ville est assez joli en cette saison, à cause de la verdure ; mais quand les arbres sont dépouillés de leurs feuilles, ce doit être encore plus triste que Carlsruhe. Les maisons à un seul étage, et toutes en briques rouges, ont une apparence mesquine et sont beaucoup trop éparpillées pour les 25 000 habitans qu’elles contiennent. »

Et plus loin :

« Malgré la tristesse qui y règne, Washington est si peu paisible la nuit qu’on a peine à y dormir ; on entend un perpétuel vacarme et cela tient à ce que presque tous les habitans ont des vaches et des cochons, mais pas d’étables.

« Ces animaux circulent nuit et jour dans la ville et viennent seulement, matin et soir, chercher un peu de nourriture chez leurs propriétaires ; on voit alors les femmes traire les vaches sur les trottoirs, en éclaboussant de lait les passans. La circulation nocturne de toutes ces bêtes qui cherchent à s’abriter produit un sabbat infernal auquel prennent part les chiens et les chats qui, parfois, leur livrent bataille... »

Un peu plus tard, enfin, en hiver :

« Washington, ce n’est ni une ville, ni un village, ni la campagne ; c’est un chantier de construction jeté dans un endroit de désolation et dont le séjour est intolérable[3]… »

Ce tableau, bien qu’il paraisse un peu chargé, est, à vrai dire, confirmé par plusieurs visiteurs contemporains, dont le témoignage à sa valeur[4]. Mais à ces critiques la réponse est assez facile. Washington, dont la population clairsemée comprenait une forte proportion de noirs avait, alors, il ne faut pas l’oublier, tous les traits d’une ville du Sud et participait plus ou moins au laisser aller des régions esclavagistes représentées par le parti démocratique aux mains duquel le pouvoir était resté presque sans interruption depuis l’origine de la République.

Peut-on être surpris que la capitale, ainsi paralysée par le nonchaloir créole, se laissât distancer dans le domaine du luxe et du beau-vivre par ses voisines, ses aînées aussi, Baltimore, Richmond, Annapolis ? Son plan grandiose n’était encore qu’un cadre presque vide que venait remplir peu à peu l’alluvion des fonctionnaires fédéraux et des petits fournisseurs faisant métier de subvenir à leurs besoins, temporairement accrue par la présence des membres du Congrès avec leurs familles, ainsi que par les visites intéressées des solliciteurs de tout ordre. Point de commerce étendu ni d’industrie locale, rien qui pût servir de base à un important développement d’affaires et à la fondation de grandes fortunes.

Cette évolution, médiocrement sensible pour l’œil du spectateur plus ou moins attentif ou pressé, aurait peut-être conservé son caractère pendant un demi-siècle encore, si la guerre de sécession et la défaite des Confédérés n’étaient venues transformer la physionomie de Washington en imprimant à ses progrès une impulsion qui ne devait plus se ralentir. Le Nord républicain y remplaçait le Sud démocrate, apportant avec lui les méthodes, les besoins, l’esprit d’entreprise qui avaient fait le succès des États septentrionaux de l’Union.

En 1850, la capitale ne comptait encore que 40 000 habitans. Mais nous entrons, à ce moment, dans cette remarquable série de décades dont chacune voit la population washingtonienne augmenter du tiers ou de la moitié, quand ce n’est pas du double :

En 1860, 61 122 habitans ; en 1870, 109 199 habitans ; en 1880, 147 293 habitans ; en 1890, 188 932 habitans.

Les localités suburbaines suivent ce mouvement ascensionnel et passent de 14 000 âmes environ en 1860, à 22 000 âmes en 1870 ; à 30 000 âmes, en 1880 ; à 41 000 âmes, en 1890.

Il peut être intéressant de compléter ce tableau sommaire en dégageant la part prise à cette progression par l’élément noir. En 1800, cet élément représentait le septième de la population du territoire fédéral, alors presque entièrement virginienne ; sur cette fraction, 80 pour 100 étaient esclaves. En 1840, le groupe noir, dont les conditions d’existence étaient plus favorables à l’ombre du Capitole, avait atteint le quart de l’ensemble des habitans ; mais grâce au régime libéral que le Congrès faisait prévaloir autour de son enceinte, la proportion des esclaves dans le groupe de leur couleur avait déjà sensiblement diminué, et de 80 pour 100 était tombé à 30. En 1850, elle était réduite à 25 pour 100, à 22 pour 100 en 1860, leurs congénères conservant à peu près leur rapport en regard de la population blanche. Mais, viennent la guerre et la fin de l’esclavage : Washington, d’où est parti l’appel libérateur, devient un foyer d’attraction pour la race affranchie. De 14 000 nègres en 1860, nous passons brusquement à 43 000 en 1870, à 60 000 en 1880, à 73 000 en 1890.

Aujourd’hui le district de Colombie, c’est-à-dire le panorama qui se déroulait tout à l’heure devant nous, au pied de l’obélisque, renferme 280 000 âmes en chiffres ronds, soit 190 000 blancs environ, pour 90 000 gens de couleur. À cette population compacte, joignons un ensemble d’immeubles, terrains et constructions, atteignant, d’après le cadastre, une valeur totale de 190 millions de dollars (près d’un milliard de francs), un budget de 6 millions de dollars (trente millions de francs), voilà ce qui est remis par la constitution aux soins et à la sagesse d’un petit comité de trois hommes, de ce triumvirat, objet de réprobation, nous l’avons dit, pour le dogmatiste intransigeant de l’entité communale et de ses franchises.

C’est justement ces franchises que le Congrès, en contradiction apparente avec les principes qu’il revendiquait pour le reste de l’Union, n’a pas voulu garantir à la future capitale, du moins à titre complet et définitif, se réservant la haute main dans l’administration du District, contribuant, pour sa large part, aux dépenses locales, faisant tout le nécessaire, en un mot, pour être maître chez lui. Le mode même selon lequel la ville se formait, en croissant peu à peu autour des pouvoirs fédéraux, aurait, en dehors de toute prévision constitutionnelle, entraîné la prédominance presque absolue de ces derniers dans les affaires urbaines. Quiconque répudiait cette tutelle n’avait qu’à chercher ailleurs plus de liberté. Il ne semble pas jusqu’ici que la perspective d’une telle abdication ait écarté beaucoup de bons vouloirs.

Au surplus, ce régime souffrait, dans la pratique, quelque tempérament. C’est ainsi que, de 1802 à 1871, les Washingtoniens purent confier certaines fonctions communales à des délégués, puis à un maire, élu de deux en deux ans. Mais, peu après la guerre de Sécession, l’afflux considérable des nègres pourvus, depuis 1868, du droit de suffrage, commença à vicier les opérations électorales et à gêner, dans leur gestion elle-même, les officiers publics dénués de l’autorité suffisante pour prévenir le conflit des divers élémens en présence. L’état de la capitale était de moins en moins en rapport avec l’importance prise dans le monde par la République. En vue de mettre un terme à une situation qui pouvait porter atteinte à la dignité du pouvoir central, le Congrès revint alors, pour le District, à la constitution des Territoires de l’Union et en confia l’administration à un gouverneur pourvu des crédits nécessaires pour opérer la métamorphose que réclamait l’opinion. C’est cet administrateur, bien connu sous le nom de « Boss Shepherd, » dont l’initiative et le savoir-faire ouvrirent cette ère d’embellissemens qui vit enfin la métropole sortir de l’état de stagnation où elle s’attardait. La population avait augmenté de plus de 60 000 âmes ; la plus-value des terrains donnait naissance à des fortunes subites ; les capitalistes accoururent amenant avec eux l’opulence et suscitant tout ce qu’elle produit.

Par malheur, les résultats obtenus par Shepherd ne purent désarmer les critiques que soulevaient ses méthodes : 20 millions de dollars avaient été absorbés dans des entreprises de tout ordre, d’une justification parfois malaisée. Bref, l’administration se débattait au milieu d’embarras inextricables, quand le Congrès intervint une dernière fois, en 1870, et, après divers essais dont aucun ne fut satisfaisant, finit par donner à la ville le gouvernement qu’elle possède encore aujourd’hui.


II. — LE SYSTEME

C’est depuis le 1er juillet 1878 que le régime actuel est en vigueur. Il comprend 3 commissaires ayant des pouvoirs égaux dans le domaine de leurs attributions respectives. Deux d’entre eux sont choisis tous les trois ans, dans l’élément civil, par le Président des Etats-Unis, dont le choix doit être ratifié par le Sénat. Ils doivent avoir résidé dans le District pendant les trois années précédentes, et n’avoir élu domicile nulle part ailleurs. Le dernier commissaire est pris, toujours par le Président, mais sans échéances déterminées, dans le corps du Génie militaire. Son grade doit être au moins celui de capitaine. Il est dispensé du service de son arme tout le temps de sa mission, ainsi que trois officiers du même corps, mais d’un grade inférieur au sien, qui lui sont donnés comme collaborateurs.

Le traitement de ces trois personnages est de 3 000 dollars (25 000 francs par an. Les deux commissaires appartenant à l’élément civil doivent déposer, dans les caisses du Trésor fédéral, un cautionnement préalable de 50 000 dollars (250 000 francs) chacun.

Ainsi, d’un côté, aptitudes techniques et perspectives de carrière, de l’autre, dépôt d’un gage considérable, résidence prolongée dans la localité, telles sont les garanties que doivent fournir, à leur entrée en charge, les trois administrateurs de la capitale. Leur compétence, leur connaissance des intérêts locaux, leur responsabilité réelle ont été assurées dans la plus large mesure possible par le législateur.

La Présidence de la Commission est annuellement déférée à l’un de ses membres par les deux autres, sans que ces fonctions impliquent d’autre prérogative que celle de présider les réunions tenues entre eux par les trois podestats.

Le 30 juin de chaque année, lors de la clôture de l’exercice courant, la commission adresse la collection de ses rapports (un tome de 1 200 pages au Congrès qui la renvoie à ses comités spéciaux des affaires du District. C’est là que les trois délégués du Pouvoir fédéral rencontrent le contrôle effectif de leur gestion. Résidant eux-mêmes dans la capitale, durant le cours des sessions, en contact presque permanent avec les représentans les plus autorisés des intérêts ambians, notamment avec la Chambre de commerce[5], les membres de ces comités sont en état de juger la commission à ses actes, d’apprécier les réformes qu’elle propose et d’amender, avant de les voter, les crédits nécessaires au budget qu’elle recommande pour l’exercice qui va s’ouvrir.

Cette intervention du Congrès, notre esprit communal européen a quelque peine à l’admettre, il est vrai. Mais, quand elle ne trouverait pas une explication assez concluante dans l’intérêt supérieur du peuple américain à diriger par ses mandataires les affaires de la capitale créée pour lui, sortie avec lui de la nébuleuse coloniale, joyau commun à tous dans la couronne formée par les 45 Etats, ne tirerait-elle pas sa légitimation définitive du fait que, les monumens fédéraux comptant pour moitié, d’après un accord établi, dans la valeur des propriétés immobilières qui constituent la ville et sa banlieue, la nation contribue de ce chef pour moitié (soit pour trois millions de dollars) aux dépenses du District ? Cette dualité du patrimoine et des charges de la métropole est à retenir : elle est la justification essentielle d’un régime dont on n’aperçoit d’abord que la singularité.

On n’attend pas de nous le détail des autres recettes nécessaires aux trois édiles pour l’équilibre de leur énorme budget. Il nous suffira d’observer, en passant, que les taxes qui les alimentent sont assez légères pour être l’une des séductions de la capitale aux yeux des rentiers qui, cherchant un endroit pour y dépenser confortablement leurs rentes, font en même temps le calcul des plumes qu’il leur faudra laisser entre les griffes du fisc[6].

Les dépenses municipales s’effectuent au nom des commissaires, en harmonie avec les affectations votées par le Congrès, sur la conclusion de ses comités. Quant au service de la Dette[7], reliquat des régimes antérieurs, il est réservé au ministère des Finances. C’est également aux agens comptables de ce département que sont dévolus l’examen et l’apurement des comptes relatifs à la gestion de la commission.

Quoi d’étonnant si, avec ces amples ressources, sagement mises en œuvre par des mains actives et économes, sous l’égide de l’Assemblée nationale, sans oublier l’aiguillon d’une presse toujours en éveil pour suivre ou pour guider une population éprise de progrès, ayant d’elle-même la plus haute idée, Wasington a pu devenir la cité modèle dont nous tracions le tableau à la première page de cette étude ?

Notre plan est trop modeste pour nous permettre d’aborder l’analyse complète des rouages dont se compose un aussi vaste mécanisme.

Nous laisserons de côté, dès le début, l’organisation judiciaire du District : justices de paix, tribunal de première instance, cour d’appel. Les magistrats qui s’y rattachent tiennent, en effet, leur investiture du Président des Etats-Unis ; sous ratification du Sénat. Bornons-nous à passer rapidement en revue quelques-uns de ces services essentiels où se révèlent à la fois les préoccupations dominantes d’un gouvernement communal et les moyens dont il dispose pour les introduire dans le domaine des faits.

L’éducation façonne les mœurs, et les mœurs préparent l’histoire. L’action exercée sur le caractère américain par le système pédagogique en vigueur aux États-Unis est, on l’a souvent observé, de deux sortes : non seulement elle fait éclore de bonne heure dans l’enfant un petit homme déjà mûr pour le self-government ; mais encore, par la culture de l’individualisme, c’est-à-dire de l’initiative, du mouvement spontané qui se communique de l’individu au groupe, et du citoyen à la cité, ce système consolide la démocratie et en assure le plein épanouissement. Sous la variété des études, en dépit de la multiplicité des écoles, des universités et des collèges, malgré l’absence de toute impulsion centrale, cette pensée doublement utilitaire se retrouve, dans toute l’Union, à la base d’une éducation dont le champ s’élargit chaque jour.

« C’est une des fièvres américaines, écrit M. Paul Bourget. que ce fanatique, ce presque maladif besoin de s’instruire, et il n’est lui-même qu’une des formes de la grande fièvre qui dévore toute cette société rude, encore chaotique., trop récente et nostalgique de civilisation. »

Presque rien ne reste à glaner après l’enquête si magistralement ouverte et poursuivie par le brillant écrivain, dans Outre-mer, avec cet art d’observation et cette haute critique qui se sont surtout affirmés dans le chapitre consacré à l’éducation. Toutefois, en ce qui concerne plus particulièrement l’instruction gratuite à Washington (la seule qui nous intéresse en raison de sa réglementation par notre Triumvirat), quelques chiffres empruntés au Rapport de 1896 nous seront utiles pour mettre en relief le degré de sollicitude dont cet enseignement est l’objet dans la capitale des Etats-Unis.

La surveillance des Ecoles publiques[8] qui demeure, en dernier ressort, sous le contrôle des trois commissaires, est confiée par eux à un groupe de neuf trustees, ou administrateurs, dont aucun n’est rétribué. Au-dessous de ce Board, et nommé par lui, fonctionne l’état-major scolaire[9]. Nous ne nous arrêterons pas, bien entendu, à décrire la recherche de l’appareil pédagogique, les soins minutieux donnés non seulement à l’hygiène matérielle (hauteur des sièges et des pupitres, dimensions des salles, lumière, ventilation, chauffage), mais souvent à la mise en scène et au décor. Cette recherche est d’un ordre trop général, dans toute l’étendue de l’Union, pour qu’il soit à propos d’y insister. Le budget de Washington nous fournira, à d’autres égards, des détails d’un intérêt plus particulier. Au total, le crédit affecté aux 814 écoles de la ville et de la banlieue, pour 1896, a été de 897 000 dollars (soit 4 millions 500 000 francs environ), pour un ensemble de 42 464 enfans, ce qui revient à dire qu’en moyenne chaque élève a coûté plus de 100 francs à la municipalité[10], (de 12 dollars par tête pour les écoles primaires, à 44 pour les écoles supérieures). Dans ces établissemens, tout est gratuit : livres de classe, papier, encre, plumes, crayons, compas, couleurs ; 175 000 francs sont annuellement dépensés de ce chef. Quarante mille volumes sont, en outre, répartis dans les bibliothèques scolaires. Mille instituteurs des deux sexes 5688 de race blanche, 343 de race noire) se partagent les cours et reçoivent, pour leur traitement, de 600 à 1 000 dollars par an. Le latin, un cours développé de littérature anglaise, les littératures étrangères, le français, l’allemand, occupent une large place dans les diverses branches de cet enseignement qui comprend encore des répétitions de meetings et des conférences sur les questions du jour mises à la portée des jeunes auditoires par des amateurs de bonne volonté.

Le corps ne cède rien de ses droits à l’esprit, et huit professeurs de « progrès physique » témoignent de l’importance attachée à la culture de la dynamique individuelle.

Quant à l’enseignement manuel, il est représenté, pour les garçons, par la menuiserie et le travail des métaux ; pour les filles, par la couture et la cuisine. Une soixantaine de spécialistes sont chargés de ces diverses leçons qui ne vont pas sans frais. C’est ainsi que les ateliers d’apprentissage réclament pour leurs débours, en fournitures d’outils et de matériel, en réparations, etc., une somme de 3 800 dollars (20 000 francs). C’est ainsi encore que Miss Jacobs, directrice des laboratoires culinaires, présente, dans le Rapport de 1896, son bill de fin d’année, qui s’élève au chiffre respectable de 847 dollars. C’est-à-dire que 4 000 à 5 000 francs sont consacrés, bon an mal an, à propager, parmi les futures ménagères du District, les doctes préceptes de Brillat-Savarin. Mais les arts supérieurs sont loin d’être oubliés dans ces programmes qui font encore leur part à neuf maîtres de musique et à douze professeurs de modelage et de dessin.

Comment ne pas reconnaître dans une aussi large conception de la pédagogie un nouveau témoignage de cette préoccupation constante du home qui obsède le cerveau de l’Anglo-Saxon ? Une table servie avec goût, un piano gaiement ouvert, des albums invitant le crayon, le foyer pourvu du bien-être et de l’attrait nécessaires pour le rendre réparateur et désirable au travailleur fatigué, telle doit être l’ambition permise aux plus modestes demeures. C’est vers la préparation de cette réalité, aussi bien que des autres, dont elle est en quelque sorte le but et la récompense, que convergent toutes les méthodes mises en œuvre dans ce remarquable système qui est bien, pour l’Amérique, comme on l’a dit, l’identité de l’éducation et de la vie.[11].

Les services hospitaliers, auxquels préside un « surintendant »[12] désigné par les commissaires, ne jouissent pas de dotations moins libérales. Six hôpitaux, où une moyenne de 400 à 420 malades reçoivent journellement les soins que comporte leur état, se répartissent une allocation de 119 000 dollars (600 000 francs). Instituées, les unes pour venir en aide à certaines catégories d’infirmités entraînant une interruption temporaire du travail, les autres dans une vue d’amendement et de moralisation, sept autres institutions, avec un millier de pensionnaires par jour, se défrayent sur un crédit à peu près égal. Cent trente mille francs sont consacrés à six orphelinats et asiles pour l’enfance. Une demi-douzaine d’hospices recueillent les vieillards, les incurables, les gens sans domicile des deux sexes et des deux races qu’ils entretiennent sur un fonds annuel de 60 000 francs, soit, en 1896, pour nous en tenir aux chiffres du surintendant, une somme totale de 276 167 dollars (près de 1 400 000 francs) distribuée, durant l’année, à tous les établissemens de son ressort.

La plupart de ces maisons, fondées par l’initiative privée qui leur continue son aide, et incorporées au District, par acte du Congrès, sur la demande des fondateurs, sont dirigées par un Board of Trustees (conseil d’administration), dont les membres, qui ne reçoivent aucune rétribution pour la tâche qu’ils assument, appartiennent aux diverses associations de la ville. Ces conseils s’annexent, à l’ordinaire, des comités ayant chacun des attributions différentes : visites aux malades, aux orphelins, surveillance de la cuisine, de la lingerie, des exercices religieux, des distractions (entertainments).

Malgré les principes d’économie sur lesquels se calcule le budget de ces divers chapitres, la largeur des vues dont s’inspirent ces organisations charitables entraîne une moyenne assez élevée pour les frais d’entretien des sujets qu’elles prennent à leur charge. Cette moyenne varie, d’ailleurs, tant avec les revenus de l’établissement qu’avec la nature de son objet et oscille, par exemple, entre 166 dollars, par tête et par an, pour l’Hôpital de l’Enfance, et 467 dollars (près de 2 000 francs) pour l’Hospice des femmes de Columbia.

Mais, à côté des maisons ayant un caractère officiel, une quarantaine d’autres fondations, asiles, hospices, dispensaires, tirent leurs ressources des actives contributions de la charité privée et concourent avec l’administration municipale et sous son patronage, à rendre à peu près imperceptibles, dans l’alerte va-et-vient des rues, le spectacle ou le contact des misères humaines.

Washington, capitale de l’Union, siège du Pouvoir exécutif et du Congrès, des Ministères, de la Cour suprême, du Trésor fédéral, de l’Office central des patentes, résidence de toutes les missions diplomatiques accréditées aux États-Unis, doit offrir, au point de vue de la sécurité et de l’ordre, des garanties en rapport avec d’aussi grands intérêts.

Tout le monde connaît la massive silhouette du policeman américain, sanglé non sans peine dans son ample tunique bleue, l’œil perçant sous les bords rabattus de sa bombe de feutre aussi légendaire que le tricorne de Pandore, la main balançant avec une digne nonchalance le bâton sans réplique, vrai molosse, en un mot, qui n’a qu’à montrer sa carrure, pour rendre absurde toute idée de résistance. Six cents hommes de cette trempe sont détachés dans les divers quartiers de la ville : cinquante cavaliers font leur ronde dans la banlieue et les faubourgs. Ce rôle envié, et qui porte dans l’imagination populaire une auréole dont la plupart des mélodrames entretiennent l’éclat, ne s’obtient pas sans des aptitudes spéciales préalablement passées au crible d’un concours. « L’homme de police, dit le règlement, doit être physiquement parfait et posséder tout au moins une intelligence moyenne.» D’après les statistiques, il n’y a pas plus d’un candidat sur seize inscrits qui franchisse avec succès toutes les épreuves.

La paye de ce corps de choix est en rapport avec son recrutement et ses services. Le major, qui commande la brigade, reçoit 17 000 francs ; un capitaine, 9 000 ; quatre premiers lieutenans, 7 500 ; neuf lieutenans en second, 6 500 ; chaque policeman de première classe, 4000 ; chaque policeman de seconde classe, 5 000 ; ensemble avec les commissariats, les voitures de patrouille, les bicycles, etc., 3 500 000 francs environ, pour tout le chapitre.

Au surplus, ce n’est pas sans peine que les voies publiques de Washington conservent, dans leur généralité, leur cachet de propreté et de bon ordre, et le ministère des gens de police est loin d’être une sinécure.

Sans énumérer les circonstances multiples où s’exerce leur rôle tutélaire, relevons seulement, dans le rapport de 1896, la mention qu’ils ont dû accourir à 468 signaux d’incendie et qu’ils n’ont pas amené devant leurs chefs respectifs moins de 22 000 individus (sur lesquels, hâtons-nous de le dire, 7 seulement avaient à répondre de mort d’homme), et nous aurons donné l’idée de l’activité et de la vigilance dont notre policeman ne doit jamais se départir.

Près de ce corps d’élite, les 220 hommes de la brigade des Pompes, parfaitement exercés et répartis en 16 compagnies, veillent, de leur côté, à la sécurité de la ville. La rapidité des secours contre le feu, telle qu’elle est comprise en Amérique, est depuis longtemps citée comme un modèle. Les 10 ou 15 hommes formant le poste fument, jouent aux cartes ou lisent leurs journaux autour des appareils. Le timbre d’alarme retentit. En moins de deux minutes, les chevaux sont dans leurs traits, les pompiers à leurs places, et la première voiture part au galop dans un roulement de tonnerre. Les incendies sont fréquens : nombreux aussi sont les actes de courage. De 1895 à 1897, nous ne relevons pas moins de 43 noms sur la liste de ceux qui ont payé leur zèle, soit d’un membre, soit même de la vie.

Un tel service coûte cher, il est vrai : le chef de la brigade a 11 000 francs de solde ; les quatre sous-chefs près de 7 000 francs, les mécaniciens un peu moins de 6 000 ; les pompiers, porte-lances, etc., de 4 000 à 5 000. Encore le rapporteur spécial pour ce chapitre trouve-t-il les crédits insuffisans et le personnel trop restreint, prenant, pour points de comparaison, San-Francisco qui, avec une population à peine plus élevée, possède 32 compagnies et un effectif de 400 hommes ; Buffalo et la Nouvelle-Orléans qui, avec un nombre d’habitans sensiblement égal, comptent l’une 42 et l’autre 36 compagnies ; Saint-Paul, enfin, qui n’ayant que 133 000 habitans, entretient cependant 31 postes de pompes, comprenant ensemble 200 hommes.

C’est que le feu qui, comme toutes choses, semble aller plus vite en Amérique qu’ailleurs, le feu est la grande terreur de ces métropoles. D’immenses dépôts de marchandises, des bâtimens de huit à dix étages, parfois douze ou quinze, les quartiers pauvres confinant aux quartiers riches, de trop nombreuses constructions en bois ou on brique légère, une multitude de cours et d’enclos séparés par des palissades on planches, presque partout le gaz et l’électricité employés en plein jour, une foule de machines au cœur des cités, l’incurie des gens de couleur. Chinois ou nègres, n’est-ce pas la menace du fléau partout et à toute heure ?... Sans parler de l’insécurité latente qui trouble plus ou moins l’optimisme du citoyen de ces villes à l’éclosion trop précipitée et lui fait craindre pour elles une disparition non moins brusque dans quelque catastrophe comme celle dont les annales de Chicago gardent le souvenir. Aussi comprend-on l’enthousiasme et les cheers qui accueillent les pompiers de Washington, lors de leur revue annuelle, quand ils défilent derrière la brigade de police, avec leurs chars étranges et tout irradiés de reflets métalliques, sous les yeux du Président des Etats-Unis debout sur son estrade, devant la Maison-Blanche.

La verte parure de ses rues est un autre orgueil de la capitale. Sous le soleil brûlant de l’été, ce vélum universel permet au passant de fermer impunément son ombrelle et de s’en servir pour étudier devant ses pas la résistance probable de l’asphalte amolli ou lézardé par la chaleur ; 75 000 arbres représentent la forêt municipale géométriquement distribuée en doubles rangées d’érables ou de platanes autour des cases de l’échiquier urbain : un crédit de 80 000 francs est consacré à leur entretien, ainsi qu’à celui des parcs environnans.

Nous sortirions des limites de cette étude, forcément incomplète, en poursuivant notre analyse à travers tous les autres services municipaux. Partout nous retrouverions les mêmes méthodes, la même ampleur, et ce chauvinisme local sur lequel est venue se greffer l’ardeur du Congrès lui-même, ce citizenship ambitieux si bien défini par M. Paul Bourget dans ces courtes lignes :

« Shakspeare parle quelque part d’un de ces hommes dont chaque pouce est un homme ; l’Amérique est une patrie dont chaque ville est une patrie, une république dont chaque ville est une république, un immense corps dont chaque ville est un corps. »

Une différence est à noter, toutefois : c’est que le citoyen de Washington n’a, dans son district, qu’un citizenship tout académique. Il ne vote pour rien, ni pour personne, et quoi qu’en dise tel ambitieux sans patron ou tel politicien sans clientèle, il ne désire pas voter. Mais il regarde et il s’informe. Sans doute, une machine municipale d’un tel pouvoir et d’un pareil volume ne laisse pas d’entraîner de grands frais : guère plus cependant qu’une campagne électorale dont il évite les mille ennuis. Il juge à ses résultats l’excellence d’un système que mainte ville de l’Union lui envie et qui maintient à Washington son haut rang de capitale. Il n’est pas de ceux qui disent : « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! » Son jardin, ce n’est pas lui qui le cultive, bien qu’il donne au jardinier de judicieux conseils et parfois un coup de main ; mais c’est pour lui que poussent les fleurs et que mûrissent les fruits. Il ne ferait pas mieux lui-même, il est content.


III. — LA VIE

En dehors de sa constitution toute particulière et de son caractère de métropole fédérale, Washington se distingue encore des autres villes américaines par un trait qu’on ne retrouverait pas ailleurs. A city of leisure and pleasure, une cité de loisir et de plaisir, c’est en ces termes que, le sourire aux lèvres, tout bon Washingtonien définira sa capitale, et cette définition se trouve consacrée par le consentement à peu près unanime du reste des citoyens de l’Union. Loisir et plaisir, voilà, en effet, si l’on met à part le bourdonnement de la Ruche Capitoline et l’activité des grands services nationaux, voilà ce qui donne à Washington un cachet dont le visiteur ne peut manquer d’être frappé dès les premiers pas, surtout s’il a passé, au préalable, par les formidables emporiums de New-York, de Chicago, de Philadelphie. Plaisir, il est vrai, qui ne répond pas toujours aux nôtres, et où l’esthétique, telle que nous la concevons, n’a pas encore toute sa part ; mais, plaisir enfin, en ce sens que le souci de dépenser libéralement son argent y succède au souci de le gagner. Ni ville de viande, ni ville de blé, ni ville d’huile, ni ville de charbon, ni centre manufacturier, ni grand marché d’affaires, Washington n’est rien de tout cela. Non. Mais, autour des Pouvoirs publics et de leurs légions de fonctionnaires, plus largement rétribués, en général, que leurs collègues du Vieux Monde, des quartiers se fondent, s’embellissent et s’étendent sans autre objet apparent que de goûter, dans une atmosphère plus sereine, une vie dégagée des âpres combats que l’on se livre ailleurs et sans autre mouvement que les transactions considérables, à vrai dire, qui se rapportent aux besoins d’une aussi vaste agglomération d’hommes ayant plus ou moins les moyens de se montrer exigeans. Nombreux sont les businessmen qui, leur fortune faite dans la houille ou dans les laines, se retirent du champ de bataille et cherchent quelque résidence, loin du Stock Exchange et dans un milieu plus relevé, mieux étoffé en valeurs à l’abri des caprices de la Bourse, où ils pourront, sans sortir de la communauté américaine, trouver la détente et l’apaisement de leurs nerfs. Avec un climat charmant pendant huit mois de l’année, c’est là ce qui leur est offert à Washington. La réunion des hommes politiques des 45 États de l’Union, les correspondans des grands journaux des deux mondes, le va-et-vient de toutes les notabilités du pays, le passage des touristes princiers, le séjour d’un corps diplomatique nombreux, y répandent, en effet, on ne sait quel arôme de cosmopolitisme dont l’équivalent ne se retrouverait dans aucune autre ville du nouveau continent.

Plus d’un de ces millionnaires, rêvant de briller, à son tour, dans la phalange de la haute société new-yorkaise, vient à Washington accomplir une sorte de stage nécessaire pour faire oublier un passé dénué de prestige. Quelques années d’une hospitalité somptueuse, avec la fréquentation des personnages en vue, l’accès des Ambassades, une ou deux saisons dans le Summerresort à la mode, et les voilà mûrs pour le ballottage dont dépend leur entrée dans l’Olympe de la cinquième avenue. Du haut en bas de l’échelle des rentes, ce mouvement est suivi par une foule plus ou moins animée du même esprit, et c’est ainsi que se constitue, dans la métropole, une population permanente, pourvue de la plus large aisance, et dont la stabilité donne tort aujourd’hui à l’ancien aphorisme, d’après lequel la société de la capitale changeait, tous les quatre ans, sous le coup de vent de la nouvelle Présidence.

Notons encore, en passant, un trait particulier à cette société, du moins dans certaines de ses sphères, et qui dérive précisément de la paix dont elle veut jouir : c’est l’abondance relative des jeunes filles et la rareté singulière des jeunes gens[13].

Trop souvent, du côté européen de l’Atlantique, s’il n’est pas incurablement oisif, au sein de sa fortune, en proie plus ou moins aux aigrefins du demi-monde, le fils de famille vit, sous une étiquette professionnelle quelconque, au râtelier paternel. Il ne s’agit pas, bien entendu, dans notre critique, de celui qui, par tradition ou par vocation, a su se choisir sa carrière pour la suivre jusqu’au bout ; mais du jeune homme qui, trop mou pour les efforts de la lutte quotidienne, confie son simulacre d’ambition au paisible engrenage de quelque mandarinat dont il n’accepte les débuts infimes que pour se dédommager ailleurs. Sous-officier à trente sous par jour, surnuméraire à 1 500 francs par an, toujours à la portée des siens, il dépasse, sobrement ou non, sa solde minuscule et sa pension à peine moins modeste, tandis que, sous des mains industrieuses, se tisse la trame de son avenir de mari. Ce qu’il attend, c’est la dot compensatoire, ce sont les « espérances » qui mûrissent dans l’ombre, vieux oncles s’éteignant dans l’impénitence de leurs galanteries sexagénaires, vieilles tantes demeurées filles par maladresse ou par dévouement. Pour lui, la vraie carrière, c’est le mariage ou l’héritage ; le reste n’est guère là que pour lui donner l’air de faire quelque chose. Le jeune Washingtonien, lui, fidèle au génie de sa race, est, à cinq cents, à mille lieues du home, dans les affaires, en pleine lutte. Sportsman dans les moelles, habile à l’aviron, familier du polo et du hase bail, épris du yachting et des grandes chasses à l’élan, à l’ours gris, il se conforme pourtant d’instinct à la loi qui veut que la fortune ait pour unique rançon le travail. Dans les mines, parmi les troupeaux de son ranch, au Stock Exchange, ou à son usine, il gagne largement, mais laborieusement, une vie dans l’ampleur de laquelle s’épanouiraient deux ou trois de nos « viveurs. » Il est avant tout sa propre « espérance ; » s’il en a d’autres, tant mieux ; mais ce n’est qu’en surcroît. Il ne doit rien à personne et il épouse qui lui plaît. Il revient, pour quelques jours, du Dakotah, du Kansas, ou de la Californie, avec la belle humeur du succès qui se dessine, puis il retourne à ses moutons.

C’est pour cela qu’à Washington, les maîtresses des maisons où l’on danse deviennent rêveuses en songeant à l’équilibre de leurs quadrilles.

Veut-on, pourtant, quelques chiffres pour serrer de plus près l’accumulation croissante des richesses dans cette ville, qui, nous le savons, n’est pas un centre producteur de richesse ? Depuis 1888, il s’est bâti, par an, une moyenne de 2 000 maisons dans les diverses zones du District. Soixante architectes, dix-huit dessinateurs draftsmen ont sans cesse le compas ou le pinceau à la main. Les ondulations boisées qui entouraient Washington disparaissent sous la pioche du niveleur qui fait bientôt place au maçon. Il n’y a guère moins de 400 agences pour lesquelles l’allotissement et la mise en vente de ces terrains est une source de profits. Toutes ces opérations demandent des capitaux et nécessitent des déplacemens de fonds considérables. Les dépôts des banques étaient, à la fin de l’an dernier, de 21 millions de dollars ; l’ensemble de leur avoir dépassait 32 millions de dollars ; le chiffre des affaires traitées par elles s’élevait à 125 millions de dollars.

Mille voitures de tramways, se suivant à deux ou trois minutes d’intervalle sur une quinzaine de lignes et mues, presque toutes, par l’électricité, accélèrent la circulation en tous sens jusqu’aux allures d’un express[14]. Deux mille téléphones permettent de devancer les cars, 2 000, chiffre respectable en lui-même, étant donné que l’abonnement annuel est de 500 francs, mais presque insignifiant pour une ville américaine[15] et qui ne s’expliquerait pas, si l’on ne songeait que Washington est, sans ironie, une ville de loisir : tout est relatif. Le plaisir l’est aussi. Le goût, la recherche des distractions que la vie washingtonienne peut donner, même aux classes au-dessous de la moyenne, se dénote dans les milliers de chevaux qu’on peut appeler de luxe et qui, sans parler des équipages plus qualifiés ni des multiples véhicules du commerce, n’ont guère d’autre emploi que de promener tel commis de magasin, tel clerc de bureau, lorsqu’il éprouve le besoin de courir les bois avec sa femme ou son sweetheart, dans le buggy traditionnel.

Beaucoup de ces personnages ont un cheval de rechange, parfois même un trotteur assez brillant pour disputer le prix sur la piste de Brightwood[16].

Ceux qui n’ont pas d’attelage ont, du moins, pour se consoler, le plus beau vélodrome du globe : toute la capitale, avec son tapis d’asphalte et les immenses perspectives de ses avenues toujours planes. Cinquante mille bicyclistes y évoluent à l’aise. Employés de toutes couleurs, clergymen, gens d’affaires, hommes politiques, bureaucrates des deux sexes, c’est par escadrons véritables que tout ce monde court à son business ou revient à son home. Les portes, les voûtes des ministères sont obstruées de pneus de tous calibres ; les cryptes du Capitole en sont combles : Centauri in foribus stabulant...

Les théâtres mêmes ont, à côté du vestiaire, un dépôt spécial et gratuit à l’usage des spectateurs venus sur leurs pédales. Il va sans dire que ces dépôts sont trop étroits, quand Sarah Bernhardt ou la Duse viennent incarner quelque haute figure de leur répertoire. Seules peut-être, les quelques soirées de gala données, en passant, par l’Opéra de New-York, et où l’on peut entendre parfois, dans la même œuvre, les Reszké, Plançon, Mme Melba ou Mme Eames, ont le don de communiquer au public un goût de correction qui, devant l’habit noir, fait écarter la bécane. Mais de telles visites sont rares ; et, comme il n’existe à Washington aucune troupe permanente, ce sont des compagnies en tournée, le plus souvent sans mérite transcendant, qui se succèdent, chacune pour une semaine, sur les quatre grandes scènes de la ville, dont aucune n’a de genre attitré, le drame alternant avec l’opérette, la satire politique avec de simples défilés de clowns.

Il était naturel que les facilités d’existence qui sont l’attrait principal de la vie, à Washington, développassent le besoin de se réunir, de se grouper qui est si particulier à la race anglo-saxonne. Les associations contre l’ennui sont là aussi variées, aussi nombreuses qu’ailleurs les associations d’affaires. Cercles sans programme défini, cénacles littéraires ou artistiques, sociétés sportives, leur liste est, pour ainsi dire, sans fin. Le Metropolitan Club qui tient le record de l’élégance, le Cercle de l’armée et de la marine sont à la tête des premiers ; le Cosmos est en vedette, parmi les seconds ; le Columbia Athletic Club, avec un gymnase magnifique, domine la dernière série. C’est dans ce hall de vingt mètres de haut et pourvu, pour la course, d’une vaste galerie circulaire, que l’étudiant, le commis, l’employé désireux de faire jouer ses membres et d’oublier la paperasse, le sucre ou les étoffes, trouve 300 appareils plus ingénieux l’un que l’autre grâce auxquels il peut passer tour à tour des travaux des champs à ceux de la guerre et de la rentrée des foins à la charge du canon. Inutile d’ajouter que ce gymnase a pour annexes une piscine, des bains de tout ordre, une bibliothèque, des salles de lecture et de repos, et le bar indispensable, oublié par M. Puvis de Chavannes dans son Ludus pro patria.

Cinquante autres sociétés de toutes dénominations gravitent autour de ces modèles. Les femmes ont, comme de juste, leurs chapelles : le Washington Club, les Filles de la Révolution, cercle tout patriarcal malgré son titre flamboyant, et dont les habituées ne rappellent en rien nos tricoteuses ; le Wimodaughsis, dont il faut chercher l’étymologie dans les quatre mots anglais : wives, mothers, daughters, sisters ; l’Association des femmes de la Presse, etc., sans parler de dix académies musicales, et la série est loin d’être close.

La multiplicité des journaux est un autre indice de cette vitalité d’esprit. Il ne s’édite pas à Washington moins de 73 feuilles quotidiennes[17] ou hebdomadaires, revues, magazines illustrés, etc., dont l’objet est de satisfaire une curiosité incessante qui se subdivise elle-même en sous-curiosités pour lesquelles se créent aussitôt des publications spéciales.

Chaque jour voit un nouveau progrès dans le sens de raffinement des goûts, comme aussi des recherches épicuriennes : les deux mouvemens vont de pair. Il y a dix ans, Washington comptait un fleuriste. Aujourd’hui, 16 maisons, dont quelques-unes feraient honneur à nos boulevards, sont toutes en pleine prospérité, bien que les fleurs soient peut-être, en Amérique, l’un des luxes les plus coûteux[18]. Même phénomène de multiplication pour les restaurateurs ; même progression dans le style et l’envergure de leurs établissemens, contigus, d’ordinaire, aux oasis de palmiers, aux gerbes de lilas, aux orchidées d’un fleuriste, système qui permet à chacun des deux alliés de doubler, par ce voisinage, la vertu suggestive de ses produits.

Mais, devant l’exposé de ces ressources et de ces goûts dispendieux, de ces jouissances relevées, si fort en avance sur la moyenne des plaisirs accessibles dans la plupart des autres villes importantes des deux hémisphères, nous ne serrerions pas la vérité d’assez près si nous laissions supposer que tout cet ensemble, énergies productives et pouvoir de jouir, se répartit, par tête d’habitant, entre la généralité des Washingtoniens. La population, ne l’oublions pas, est blanche pour les deux tiers, noire pour le reste. Ce dernier tiers ne peut évidemment compter que pour peu de chose dans la répartition que nous avons en vue. Sur les 22 millions de dollars déposés dans les banques de la capitale, 3 millions seulement figurent au crédit des gens de couleur. Certes, c’est beaucoup pour des nègres : ce n’est rien en regard du chiffre total des affaires. Dès lors, c’est à la fraction blanche aux 190 000 citoyens de souche européenne, hommes politiques, fonctionnaires, commerçans et rentiers, que revient, presque en totalité, le droit au partage de tout ce qui concourt, dans la revue que nous venons de passer, à la richesse, à l’éclat et aux séductions de la métropole.

Il s’en faut bien, au surplus, que le noir soit, à Washington, ce qu’on le voit ailleurs. Sans doute, l’anthropologie n’a pas encore découvert que son cerveau ait regagné les 150 grammes inscrits, dans la balance, au profit du cerveau caucasique ; et l’infériorité spécifique de la race n’a perdu, jusqu’ici, presque aucune de ses marques essentielles. Néanmoins, le niveau atteint, en moyenne, par les hommes de couleur, dans l’échelle des notions supérieures et des conditions sociales, est sensiblement plus élevé à Washington que chez n’importe quel autre groupe de leurs congénères. Cette différence s’explique par un fait qui est à signaler, en dehors du traitement réservé aux noirs, dès l’origine, autour du Capitole et qui, ainsi que nous l’avons vu, a toujours été empreint d’une douceur particulière. Après la guerre de Sécession, le parti républicain, qui venait de remporter la victoire, offrit aux nègres un certain nombre de places dans les services fédéraux. Cet appel attira vers la métropole toute une catégorie de gens de couleur relativement intelligens et instruits, dont beaucoup, les républicains se perpétuant aux affaires, furent maintenus dans leurs situations assez longtemps pour y acquérir de l’expérience et quelque autorité. Les Démocrates, en revenant au pouvoir, ne se montrèrent pas moins libéraux, si bien que, grâce à la durée de ce régime tutélaire, un groupe notable de la population noire a pu dépasser, dans presque tous les domaines, le rang très modeste que la nature semblait lui avoir assigné. On trouve, en effet, à Washington, un grand nombre de médecins, d’avocats, de commerçans, de clergymen, d’agens d’affaires, et même un membre du Congrès[19] appartenant à cette race et faisant leur profit du taux élevé qui est la règle pour les rémunérations de tout ordre, dans la capitale.

C’est ainsi que la Case de l’Oncle Tom est devenue un cottage où de petites mains africaines tapotent sur le clavier des mélodies toutes surprises de chanter sous des doigts qui paraissaient mieux faits pour tambouriner la bamboula sur une peau d’onagre.

Quant au reste des gens de couleur, la plupart des métiers étant entre les mains des syndicats de race blanche, ils ne trouvent guère d’emploi, en dehors des gros travaux de terrassement, que dans les diverses catégories de la domesticité.

Partout ailleurs, qu’il soit valet d’hôtel, garçon de bureau, domestique ou barbier, le nègre apporte cet optimisme béat que lui inspirent les perspectives ouvertes à sa qualité officielle de citoyen, quoique son bulletin de vote reste le plus souvent au fond des urnes ; partout sa joie de vivre se manifeste de la même façon, dans ce verbiage puéril d’un être qui a reçu la parole depuis peu et qui est tout heureux de s’entendre ; dans ce rire, cette cachinnation étrange que le moindre globule de sang noir inocule avec lui. Mais, à Washington, il se transfigure à ses propres yeux : c’est là qu’il se sent le plus près du blanc, car ils ne votent ni l’un ni l’autre, du blanc, c’est-à-dire du gentleman, son idéal et son modèle dont il promène avec satisfaction l’innocente caricature.

Plus heureux que son frère des autres Etats, il n’a pas, après les batailles électorales, à jeter l’anathème sur le parti dont son aide, qu’on sait utiliser quand il convient, a plus ou moins assuré la victoire, et qui ne laisse à ses associés de la veille qu’une part infime dans les spoils, c’est-à-dire, à la curée des places. Retiré dans un fromage où ne pénètrent ni les tentations ni les déboires de la politique, il s’abandonne à ses goûts sociables ; il s’occupe de ses 80 églises, de ses. 73 loges maçonniques, toutes baptisées des noms les plus illustres dans les chroniques des Ordres de la Chevalerie ; il cultive les lettres, fonde des journaux, voire même une Académie : « Notre but, dit modestement le Richelieu noir auquel revient le mérite de cette institution, est de réagir contre la généralisation désordonnée des penchans littéraires parmi les gens de couleur, de canaliser cette nappe débordante et de lui tracer, pour le plus grand bien de la race, un cours régulier et fécond. » Au Cid maintenant d’apparaître.

Ces derniers traits achèvent le tableau que nous nous étions proposé de faire en entreprenant cette étude : Une ville dont le système politique va nettement à l’encontre des principes généralement admis comme indispensables à la prospérité et à la dignité des communautés modernes, et qui, malgré cette opposition, est arrivée en moins de vingt ans, non seulement à un rare degré de richesse diffuse, mais encore à un rang élevé parmi les plus grandes capitales du globe, constitue moins une expérience faite pour attirer les regards de l’observateur qu’une démonstration capable déjà de peser avec autorité dans la balance où se décident la valeur des doctrines et le destin des écoles. Peut-être le président de la Chambre de commerce enflait-il un peu la voix, lorsqu’il concluait en ces termes son rapport de l’an dernier : « La nation entière est de plus en plus fière de sa métropole, devant laquelle s’ouvre un avenir presque indéfini… S’il est glorieux d’être un citoyen des États-Unis, combien plus glorieux encore d’être un citoyen de Washington, le cœur de l’Union américaine… »

Mais, il ne prévoyait pas qu’à brève échéance un point de vue inattendu allait recommander, à un nouveau titre, le système dont il célébrait les mérites.

Ce n’est pas sans anxiété, en effet, que le monde voit aujourd’hui un grand peuple changer brusquement son axe et s’orienter vers d’autres horizons. À ce tournant aventureux de la destinée nationale, n’avoir, grâce aux sages dispositions du législateur, aucune part aux agitations du Forum, être à l’écart des responsabilités qui s’assument, à l’abri des jugemens qui peut-être se préparent, pour un citoyen, c’est un avantage, et c’est un privilège pour une cité. Mais, pour une de ces capitales où l’esprit synthétique des foules cherche volontiers l’image réelle et comme l’incarnation des Républiques ou des Empires, c’est un bienfait souverain, de n’avoir, quant à elle, à répondre de rien devant l’Histoire et de pouvoir borner son rôle à réserver un piédestal dans ses jardins aux héros pleurés par la patrie, quels qu’aient été la fortune de leurs armes et le but de leurs combats.

Paul Lefaivre.
  1. Le major français Pierre Lenfant.
  2. Nous ne tenons pas compte de la ville d’Alexandrie restituée à la Virginie en 1846.
  3. Souvenirs d’un diplomate.
  4. Un touriste anglais écrivait à la même époque : « Toute la ville semble avoir été bâtie en une nuit, comme ces décors de carton échafaudés à la hâte par Potemkin pour flatter les yeux de son impératrice, et l’on ne peut écarter l’idée qu’à la clôture du Congrès tout est empaqueté dans une boite jusqu’à la session prochaine. »
  5. Cette Chambre tient une séance annuelle consacrée aux affaires municipales surveillées et suivies par les bureaux spéciaux qu’elle a désignés à cet effet.
  6. Les taxes sont générales et spéciales.
    Les taxes générales sont immobilières ou personnelles.
    Les taxes immobilières sont de deux classes :
    1° De 1 pour 100 sur toute propriété immobilière consacrée k l’exploitation agricole ;
    2° De 1 et demi pour 100 sur tout immeuble employé à d’autres objets.
    La taxe personnelle est de 1 et demi pour 100 sur toute valeur en caisse non imposée d’autre part.
  7. Cette dette, au 30 juin 1897, ne se montait plus qu’à 16 656 000 dollars, grâce aux réductions qu’y a introduites le présent régime, depuis son fonctionnement.
  8. Salles d’asile, écoles de grammaire, écoles supérieures (high schools), école pratique des affaires (business high school), école normale pour le personnel enseignant.
  9. 1 surintendant à 3 300 dollars et 8 inspecteurs principaux à 2 000 dollars, pour les écoles blanches.
    1 surintendant à 2 250 dollars, et 3 inspecteurs principaux à 2 000 dollars pour les écoles noires, etc.
  10. Dans ce crédit ne figurent pas les dépenses nécessitées par la construction de nouveaux bâtimens.
  11. Outre ces établissemens officiels, où la gratuité est de règle, nous citerons encore quatre universités et cinq collèges dont les cours payans sont suivis par plusieurs centaines d’étudians des deux sexes. Beaucoup de ceux-ci sont employés pendant le jour et fréquentent, le soir, les conférences qui rentrent dans le plan d’études qu’ils se sont tracé.
  12. Superintendent of Charities.
  13. Scarcity of boys.
  14. Le capital représenté par ces lignes est de 14 690 000 dollars. Quatre mille employés travaillent sur les divers réseaux.
  15. La France entière, d’après certains calculs, n’aurait pas plus de 20 000 appareils téléphoniques.
  16. A deux milles de la ville.
  17. Plusieurs, comme le Washington Post, l’Evening Star, sont de premier ordre et rivalisent pour l’ampleur et l’autorité avec les grands journaux de New-York.
  18. Certaines roses se vendent 1 dollar la pièce, en hiver.
  19. Par une fantaisie du hasard, ce représentant se nomme M. White. Le traitement des membres du Congrès est de 5 000 dollars par an.