Une Campagne maritime dans l’Océan-Pacifique pendant la dernière guerre/01

UNE CAMPAGNE
DANS
L’OCÉAN PACIFIQUE

L’EXPÉDITION DE PETROPAVLOSK



Pendant la durée de la dernière guerre, l’attention publique, on le conçoit sans peine, s’est exclusivement concentrée sur la Crimée, et tous les regards, à peine détournés par les événemens dont la Baltique fut le théâtre, se dirigeaient avec avidité vers la chétive presqu’île où se succédaient les sanglantes péripéties d’un siège héroïque. Il en devait être ainsi : à l’armée revenait de droit le principal honneur de cette guerre, dont par suite les chroniqueurs ont d’abord été presque exclusivement militaires. Toutefois, cette part largement faite, on doit reconnaître qu’à moins d’envisager incomplètement les faits, il est nécessaire d’étudier également le rôle obscur et sacrifié rempli par la marine avec un dévouement que rien ne put lasser ni rebuter, et sous ce rapport l’histoire de nos escadres dans la Baltique et la Mer-Noire devenait l’occasion d’un de ces actes de justice dans lesquels se complaît l’écrivain. C’est aussi une sorte de réhabilitation maritime que nous voulons entreprendre; mais notre tâche sera plus ingrate. Acteur obscur d’un des épisodes les plus ignorés de cette guerre, nous aurons à raconter le seul revers qui ait marqué la lutte des alliés contre la Russie; au lieu des éclatantes victoires qui marquèrent partout ailleurs cette courte et glorieuse période de deux ans, nous n’aurons à enregistrer qu’une série d’opérations dont les résultats expliquent suffisamment le demi-jour où on les a laissées. Tout excusables que soient les exagérations de l’amour-propre national, il faut savoir s’en garder au besoin. Fort heureusement ce qui se passait au Kamtchatka et dans la Manche de Tartarie ne pouvait exercer aucune influence sur l’issue du sombre drame qui tenait l’Europe en suspens, et le silence qu’on a gardé sur les événemens dont ces mers lointaines furent le théâtre pourrait trouver son excuse, si la question n’était de celles qu’il faut savoir apprécier d’un point de vue plus élevé. Exposer ces événemens pour y rechercher les causes qui rendirent nos efforts infructueux, étudier à leur tour ces causes pour y trouver d’utiles enseignemens, qui au besoin nous puissent empêcher de retomber dans les mêmes erreurs, telle est la pensée qui nous a engagé à recueillir ici les souvenirs d’une croisière de trois ans dans l’Océan-Pacifique, marquée par un insuccès qu’il n’entre nullement dans notre intention de déguiser ou d’amoindrir, et dont nos ennemis sont fiers, comme ils ont droit de l’être.


I.

Le 26 avril 1854, deux frégates, l’une française, la Forte, l’autre anglaise. Président, toutes deux portant pavillon d’amiral à leur mât d’artimon, étaient mouillées sous les forts qui défendent le port du Callao, et le visiteur qui, vers dix heures du matin, y fût monté à bord eût trouvé sur chacune d’elles de nombreux spectateurs absorbés dans une même contemplation. A chaque sabord des passavans s’était formé un groupe de matelots, et leurs regards, de même que les longues-vues des officiers réunis à l’arrière, suivaient les mouvemens d’un navire isolé, mouillé à grande distance de tous les autres, près de l’île San-Lorenzo, qui limite vers le sud la vaste rade du Callao. La brume matinale qui tient lieu de pluie au climat privilégié du Pérou commençait à se dissiper en vapeurs indécises, entraînées par les premiers souffles de la brise du large comme les légers lambeaux d’un tissu déchiré. Bientôt le pavillon qui pendait immobile à la corne du navire observé, flottant à son tour sous l’influence de la brise, montra la croix russe sur le fond blanc de son trapèze, et l’on vit à l’instant les matelots couvrir les haubans, se répandre sur les vergues, et abandonner les voiles, qui, promptement bordées et hissées, annoncèrent que rien ne retardait plus l’appareillage. En effet quelques minutes suffirent pour que l’ancre vînt prendre son poste sous les bossoirs; le navire tourna sur lui-même, et, s’inclinant légèrement sous l’impulsion du vent qui gonflait ses voiles, s’éloigna rapidement de terre. Peu après, les contours arrondis de sa poupe, les lignes qui marquaient les canons de sa batterie, puis enfin les flèches élancées de sa mâture avaient disparu sous l’horizon. Ce navire était la frégate russe l’Aurora, venant de Cronstadt et arrivée peu de jours auparavant au Callao, où sa relâche avait été limitée au temps strictement nécessaire pour renouveler ses approvisionnemens. A la date du 26 avril 1854, il y avait déjà un mois que la guerre était déclarée en Europe; aussi les dernières nouvelles reçues au Pérou la présentaient-elles comme imminente, et le vapeur anglais Virago attendait-il avec impatience à Panama les dépêches annonçant le commencement des hostilités aux chefs de la division alliée du Pacifique. Les saints d’usage avaient néanmoins encore pu être échangés entre la frégate russe et les deux amiraux; les visites officielles avaient été faites et rendues, et, comme nous venons de le voir, l’Aurora continuait sans obstacle sa route vers les lointaines possessions septentrionales de la Russie. Enfin, le dimanche 7 mai au jour, les vigies signalèrent un bâtiment en vue, et bientôt le vapeur Virago mouilla sur rade, — apportant les déclarations publiquement transmises le 28 mars aux parlemens d’Angleterre et de France.

Comment cette nouvelle trouvait-elle les escadres alliées? Dans une mer aussi vaste que le Pacifique, avec les exigences nombreuses et diverses qui y forcent le chef d’une division navale à disperser ses bâtimens, soit dans les archipels peu fréquentés de la Polynésie, soit sur une côte d’un développement de 2,000 lieues, on conçoit qu’il était en quelque sorte impossible aux amiraux français et anglais d’avoir au jour précis de la dénonciation des hostilités toutes leurs forces réunies au Callao. Aussi n’avions-nous dans ces parages que la Forte, de 60 canons, montée par le contre-amiral Febvrier-Despointes, commandant en chef, et le brick Obligado, de 12 canons. L’Eurydice, corvette de 30 canons, stationnait non loin de là, à Valparaiso; malheureusement l’escadre était privée du seul vapeur qu’elle possédât, le Prony, alors à l’autre extrémité du Pacifique, sur les côtes de la Nouvelle-Calédonie, dont nous venions de prendre possession. Les bâtimens anglais, plus nombreux, étaient aussi plus dispersés, de sorte que le contre-amiral David Price, qui les commandait, se trouvait n’avoir guère sous la main qu’une force à peu près égale à la nôtre, composée de la frégate Président, de 50 canons, portant son pavillon, du vapeur Virago, et de l’Amphitrite, corvette de 30 canons, restée à Valparaiso comme l’Eurydice. A la vérité, il attendait de jour en jour d’Angleterre l’arrivée, annoncée par ses dépêches, de la Pique, frégate de 50 canons. Quant au nombre, à la force des navires ennemis, à leur distribution sur les divers points du vaste territoire russe baigné par ces mers, quant à tous les renseignemens, en un mot, si précieux à recueillir au début d’une guerre, nous étions, il faut le reconnaître, dans une ignorance aussi regrettable que difficile à concevoir. On avait vu à Valparaiso la Diana, de 50 canons, et au Callao, ainsi que nous venons de le dire, l’Aurora; mais en dehors de ces seules données positives, on n’avait pour tous renseignemens que des bruits recueillis çà et là comme au hasard, et provenant, qui plus est, des Russes eux-mêmes, lesquels disaient avoir en ce moment dans ces mers trois frégates, une corvette, deux bricks et trois vapeurs.

Il résultait de cette ignorance que la question était loin de se présenter aussi nettement qu’on eût pu le désirer : s’il était en effet permis de supposer que l’ennemi concentrerait ses navires dans ses possessions des côtes orientales d’Asie, on pouvait craindre d’un autre côté que quelqu’une de ses frégates, sous le commandement d’un officier audacieux et habile, n’essayât de recommencer contre le commerce maritime des alliés dans ces mers la célèbre croisière du capitaine Porter sur l’Essex[1]. En autres termes, le but à poursuivre était double, et l’importance des nombreux navires marchands répandus sur la côte, de San-Francisco au cap Horn, pouvait faire craindre d’abandonner sans défense cette riche proie à un ennemi que l’on irait inutilement chercher dans les ports de la Sibérie et du Kamtchatka. Il est probable que des préoccupations de ce genre eurent d’abord sur l’esprit des amiraux français et anglais une influence que ne justifiait guère l’esprit généralement peu aventureux de la marine russe. Toujours est-il que l’on vit commencer dès lors cette longue série de délais et d’irrésolutions qui devaient avoir, à quelques mois de là, une si funeste issue. Bien que les frégates n’attendissent que l’ordre d’appareiller, bien que la nouvelle de la guerre eût été reçue le 7 mai, ce ne fut que le 17, après dix jours de débats et d’incertitude, que les frégates la Forte et le Président, escortées de l’Obligado et du vapeur Virago, quittèrent la côte d’Amérique. L’Aurora, la dernière des deux frégates russes que l’on avait vues sur cette côte, avait en ce moment trois semaines d’avance sur nous.

L’escadre alliée commençait la série de ces longues traversées qui forment la navigation du Pacifique. Une succession de journées pareilles, ramenant infailliblement les mêmes choses aux mêmes heures, sans autre variété que la substitution d’un exercice au précédent, sans autre intérêt que la manœuvre du navire, le chemin parcouru ou l’horoscope du jour de l’arrivée, telle était notre perspective pour les mois à venir, et certes nul plus que le marin lui-même n’a complaisamment mis en relief cette monotonie de l’existence à laquelle il est condamné. Il faut pourtant le reconnaître, la vie de bord offre un attrait réel à qui sait la comprendre, et rien ne se prête mieux que sa régularité presque monastique à l’encadrement des études, des travaux de tout genre, des longues correspondances, en un mot des mille occupations qu’ont forcément ajournées les agitations de la relâche. Pour nous, cette traversée formait de plus un utile temps d’arrêt, un entr’acte, si l’on veut, qui nous permettait de passer sans transition trop brusque de la demi-civilisation du Pérou aux tableaux primitifs de la vie océanienne, car les Marquises devaient être la première étape de l’escadre, et plus nous approchions, plus revenaient vivantes à l’esprit de chacun les merveilleuses descriptions des navigateurs du siècle dernier. Je l’avouerai, parmi ces voyages de découvertes dont la lecture conquiert tant de jeunes esprits à la marine, les explorateurs de l’Océanie avaient de tout temps exercé sur moi une séduction particulière, et lorsque plus tard, dans quelque coin du port de Toulon, je lisais à l’arrière d’un ponton hors d’âge les noms si familiers de la Zélée ou de l’Astrolabe, c’était au milieu des rians archipels de la Polynésie que j’aimais à me représenter la glorieuse carrière de ces vieux serviteurs. Une baie profonde, dominée par de hautes montagnes couvertes d’une éternelle végétation; sur la rive, un village enseveli sous la verdure des cocotiers; vis-à-vis, la corvette indolemment balancée sur les calmes eaux qui reflètent sa haute mâture; autour d’elle, la flottille remuante des pirogues chargées d’une population curieuse, tel était le tableau que mon imagination s’était souvent figuré, et telles nous apparurent les Marquises, lorsque, par une belle soirée du mois de juin 1854, s’ouvrit devant nous la baie d’Anna-Maria, dans l’Ile de Nukahiva. C’étaient bien les bautes montagnes aux cimes dorées par le soleil couchant, la baie profonde et tranquille, le village perdu sous les arbres, et jusqu’à la cor- vette déjà noyée dans les premières ombres du soir. Nous arrivions en effet à un établissement français, et nous y trouvions l’Artémise, depuis plus d’un an seule au mouillage sur cette rade oubliée!

L’isolement des Marquises, joint à l’avantage d’y pouvoir rallier l’Artémise, avait désigné ce point de rendez-vous au choix des amiraux. Nous devions donc y attendre les navires arrivant de Valparaiso, et l’on concevra sans peine que ce délai, regrettable d’ailleurs, ait été bien employé par chacun, car il permettait d’étudier à loisir les curieuses peuplades de l’Océanie dans celui de tous les archipels où leur existence a été le moins défigurée par le contact européen. Le voyageur qui passe d’une civilisation à une autre s’aperçoit le plus souvent que la forme des choses qui l’entourent s’est modifiée plutôt que le fond, et que, pour changer de climat, l’homme ne change pas de nature. Par quels mystérieux desseins de la Providence en a-t-il été autrement dans ces îles? Quelles étaient ses vues en dotant cette race d’instincts opposés aux nôtres, et en la plaçant dans un milieu qui renverse toutes nos idées du bien et du mal, du juste et de l’injuste? Ainsi, lorsque partout ailleurs l’homme est courbé sous la dure loi qui le condamne à ne manger de pain qu’à la sueur de son front, pourquoi ici le plus fécond des climats semble-t-il complice de sa paresse, en ne le forçant qu’à étendre la main pour cueillir les fruits qui composent sa nourriture? Pourquoi sa moralité n’est-elle plus la nôtre, ou, pour mieux dire, pourquoi toute notion de moralité lui semble-t-elle étrangère? Enfin, et peut-être est-ce là la plus inexplicable de ces anomalies, pourquoi ignore-t-il le sentiment de la famille, ce lien à la fois austère et doux qui semble la forme naturelle et nécessaire de toute société naissante[2]? Graves problèmes dont nous ne rechercherons pas ici la solution, mais qui, l’on en conviendra, sont de nature à rendre moins absolue notre confiance dans nos idées civilisatrices, ainsi que notre admiration pour les besoins factices que nous créent des lois de convention.

De tous les Océaniens, le Kanak des Marquises est peut-être, nous l’avons dit, celui qui, en raison de sa position écartée, a le moins eu affaire aux navires européens, et c’est par suite un de ceux qui ont le mieux gardé l’originalité de leur physionomie primitive. Sauf quelques-uns de nos vices, qui se sont trouvés plus particulièrement à sa convenance, et dont il s’est naturellement tout d’abord emparé, l’ivrognerie par exemple, il a soigneusement conservé les traditions de ses pères. La bizarre et mystérieuse féodalité à laquelle il obéissait il y a cent ans règne encore aujourd’hui dans toutes les vallées[3]. La religion n’a subi d’autres changemens que la suppression au moins partielle des rites sanglans que lui imposait notre voisinage; l’interdiction sacrée du tabou s’étend aujourd’hui, comme jadis, sur tout objet animé ou non, à la volonté des chefs ou des prêtresses, et certes le rôle de ces naïves druidesses du XIXe siècle n’est pas le type le moins curieux de cette société étrange[4]. Aussi, l’avouerai-je? jamais il ne m’est arrivé d’être témoin d’une de ces fêtes qui, sous le nom de ko-hi-ka, réunissent les populations d’une ou de plusieurs vallées, sans m’attendre à voir s’accomplir quelque redoutable mystère. Au milieu d’un cercle de Kanaks assis par terre, un guerrier aux formes nues et athlétiques, à l’épaisse chevelure relevée en éventail, commençait lentement une danse que les spectateurs accompagnaient, les uns par les sons cadencés du tam-tam creusé dans un tronc d’arbre, les autres du bruit de leurs mains qu’ils frappaient soit entre elles, soit plus bruyamment encore sous leurs aisselles, en même temps que tous se réunissaient dans le plaintif refrain d’un chant nasillard et monotone. Au bout de quelques instans, un second danseur se levait; les chants, les gestes s’animaient; la pantomime guerrière des deux principaux acteurs devenait plus significative. A peine l’un d’eux se retirait-il haletant, qu’il était remplacé par l’un des spectateurs. Peu à peu les physionomies quittaient le masque d’indifférence qui leur est habituel pour prendre une expression dont le sens n’était pas douteux, et certes il ne fallait pas alors grand effort d’imagination pour se figurer, à quelques pas de là, un malheureux prisonnier attendant le coup du boucher à côté du feu destiné à le rôtir. Absente ou présente en effet, on sent que l’anthropophagie reste toujours pour ces peuples une coutume innée à laquelle nous les forçons de renoncer, sans pour cela les convaincre en rien de l’excellence de nos principes[5], et j’ajouterai que lorsqu’on cherche à obtenir d’eux quelques détails sur ce point scabreux, ils se renferment invariablement dans la négative la plus opiniâtre.

Notre séjour aux Marquises s’écoula rapidement. Toutes les tribus de l’île tenaient à honneur de venir à tour de rôle défiler devant les deux amiraux ; aussi chaque soir voyait-on de nouveaux visiteurs apparaître sur la crête de la montagne. La longue ligne de leurs flambeaux suivait lentement le sentier tortueux descendant à la plage, s’arrêtait, s’allongeait, disparaissait par instans ; puis, une fois arrivée, la tribu campait en plein air, et le lendemain, à l’heure désignée, s’embarquait en tenue officielle de cérémonie dans les canots des deux frégates. À bord recommençaient les danses, accompagnées de l’assourdissant tam-tam ; les cadeaux s’échangeaient, et le lard salé que la munificence des commandans octroyait à ces bizarres gastronomes était dévoré cru séance tenante, au grand amusement de nos matelots. Cependant le temps s’avançait, l’Artémise avait terminé ses préparatifs ; on n’attendait plus que les navires de Valparaiso. Enfin l’Amphitrite et l’Eurydice furent à leur tour signalées à la pointe arquée qui ferme la baie d’Anna-Maria, et le 3 juillet l’escadre appareillait pour les Sandwich, où elle mouillait le 17 sur la rade d’Honolulu.

Après avoir vu aux Marquises la vie océanienne sous sa forme la plus primitive, nous la retrouvions aux Sandwich aux prises avec le plus rude de tous les initiateurs en matière de civilisation, l’ardent et infatigable Yankee. L’enchaînement de circonstances qui a produit ce résultat est curieux. Vers la fin du siècle dernier, la féodalité hawaïenne avait eu son Louis XIV dans la personne de Kamehameha Ier, dit le Grand, lequel, d’abord simple chef d’une des îles du groupe, en était arrivé, à force de conquêtes successives, à réunir l’archipel entier sous sa domination. Survinrent ces agens anglais, marins et consuls, si activement à l’œuvre sur tous les points du globe; peu à peu, grâce à l’extension sans cesse croissante de leur influence, la monarchie, d’absolue qu’elle était, devint représentative, et nul doute qu’au bout de quelques années la dynastie constitutionnelle de Kamehameha n’eût été amenée à abriter officiellement ses théories gouvernementales sous le protectorat du pavillon britannique, lorsqu’un beau jour la baleine, traquée sur tous les points de l’Atlantique, vint se réfugier dans les mers qui entourent les Sandwich, entraînant après elle comme une meute avide l’innombrable flotte des baleiniers américains. Le précieux archipel devenait ainsi le centre de cette pêche opulente qui rapporte chaque année aux États-Unis plus d’or que tous les placers de la Californie[6]. Dès lors aussi la lutte était ouverte entre les deux branches de la grande famille anglo-saxonne, mais le résultat n’en devait pas être douteux; quelle que fût la ténacité anglaise, d’année en année grandissait invinciblement l’influence rivale du Yankee, qui abandonne si rarement ce qu’elle a une fois conquis. Bref, tout devint en quelque sorte américain dans les îles, si bien qu’aujourd’hui l’on peut facilement prévoir le jour où, par la force des choses, cette nouvelle étoile viendra s’ajouter à celles qui brillent déjà sur le yacht azuré du pavillon de l’Union.

Il est hors de doute que ce sera là une conquête à laquelle devront applaudir tous les esprits éclairés, sans distinction de nationalité; mais il est pénible d’ajouter que le premier possesseur auquel a été départi ce sol fertile ne sera pas témoin de son ère de prospérité. Du jour en effet où est arrivée la race blanche, a commencé pour l’Hawaïen cette rapide dépopulation qui presque partout tout a sévi si impitoyablement sur les races primitives au contact de la civilisation. Déjà en 1823 les 300,000 habitans qui peuplaient l’archipel lors des voyages du capitaine Cook étaient réduits à 140,000, et vingt ans après, lorsque nous nous y trouvions, un recensement récent n’accusait plus que la moitié de ce dernier chiffre, 70,000 âmes ! Où faut-il chercher la cause de cette effrayante progression décroissante ? Lorsqu’au XVe siècle l’Espagnol du Nouveau-Monde faisait mourir à la peine l’Indien qu’il avait asservi, cet abus de la force expliquait le phénomène au moins en partie. Ici rien de semblable ; l’Américain n’est point encore maître nominal, et, le fùt-il du reste, tous ses instincts l’éloigneraient de l’égoïste indolence qui s’enrichit par le travail d’autrui ; tout au plus, à le voir ici s’abandonner à l’activité fébrile de sa nature, comme s’il était déjà chez lui, pourrait-on l’accuser d’indifférence envers les populations qu’il se sent appelé à remplacer. Aussi est-ce plus haut que l’on doit chercher la cause dont il s’agit. Parfois l’on rencontre dans l’histoire des peuples une de ces races que le doigt de Dieu semble avoir marquées pour disparaître : nulle guerre pourtant, nulle épidémie, nulle mortalité excessive n’est signalée, mais un fléau plus redoutable encore est l’instrument du décret fatal, et l’universelle loi de reproduction n’existe plus pour la nation condamnée. Ainsi de l’Hawaïen, dont la race, frappée de stérilité, est déjà, on peut le dire, plus d’à demi éteinte, à tel point que sur 80 femmes mariées, 39 seulement sont mères, et qu’on ne compte que 19 enfans dans les 20 familles principales de chefs ! Et cela, tandis que sur le même sol, 9 familles de missionnaires protestans ont à elles seules 62 enfans[7] !

C’est à cette race à l’agonie que les missionnaires protestans, comme pour l’assister à ses derniers momens, sont venus apporter la religion chrétienne, et s’il faut reconnaître d’une part qu’ils ont rendu quelques services incontestables, il est impossible de nier de l’autre qu’ils n’aient, en partie au moins, manqué leur but par l’absence complète d’affection inspirée aux indigènes. Aux yeux de l’Hawaïen en effet, la mission n’est qu’une maîtresse austère, disposant souverainement de la force, régnant par les châtimens, ennemie impitoyable de l’existence heureuse et oisive que Dieu semble avoir départie à sa race, et ne se préoccupant en rien de concilier les idées qu’elle veut introduire avec les habitudes séculaires qui y sont si diamétralement opposées. Qui croirait par exemple que la sévère discipline du dimanche protestant ait été transportée aux Sandwich dans toute sa rigueur, et que les plus innocentes récréations de ce jour de repos y soient aussi formellement interdites qu’elles pourraient l’être dans la puritaine Angleterre? Aussi, comme pour se préparer à cette pénitence, pendant toute la journée du samedi les rues sont-elles remplies de femmes à cheval parcourant la ville en tous sens à bride abattue, et laissant flotter au vent les guirlandes de fleurs dont elles sont parées, ainsi que les larges bandes d’étoffes aux vives couleurs dont elles s’entourent la taille et les jambes; puis le lendemain tout est fermé par ordre, et hors des heures affectées au service divin, nul ne paraît dans les rues désertes. La religion ainsi présentée devient pour le néophyte peu convaincu un véritable objet de terreur, dans lequel il ne voit qu’un moyen de domination et non une école de charité et d’amour. Ajoutons que la position temporelle du missionnaire ne peut que le confirmer dans cette idée, et en cela je ne veux pas parler de l’opulente et facile existence qu’il s’est créée, existence qui forme avec la pauvreté de la mission catholique un contraste dont peut s’honorer cette dernière, mais de sa position politique et de la toute-puissante influence qu’il exerce sur le roi et ses ministres. Un résultat assez singulier de cette omnipotence a été de rendre le missionnaire, même américain, ennemi déclaré de l’annexion, qui serait en effet la ruine nécessaire de son autorité actuelle.

Si curieuse que fût cette étude de l’action civilisatrice sur la vie océanienne, l’arrivée de la frégate anglaise la Pique ne tarda pas à tourner les idées vers un but plus pressant, et l’escadre, se trouvant dès lors au complet, reprenait définitivement le 25 juillet sa route vers le nord. La relâche à Honolulu avait surtout été motivée par l’espoir de recueillir dans ces îles, en questionnant les baleiniers, quelques données relatives aux mouvemens des navires ennemis; tout ce que l’on apprit à cet égard fut que la Diana avait quitté les Sandwich, avec la notification officielle de la guerre, dix-huit jours avant notre arrivée dans ces parages. On avait certainement perdu jusque-là un temps d’autant plus regrettable qu’il n’avait fourni aucune indication nouvelle sur les projets des Russes, auxquels on laissait ainsi tout le bénéfice d’une avance précieuse. Ayant appris la déclaration de guerre le 7 mai, les alliés auraient pu se trouver vers le 15 juin aux Sandwich avec deux frégates, une corvette, un brick et un vapeur, force assurément bien suffisante pour parer aux premières éventualités, surtout avec la certitude de recevoir promptement comme renfort une frégate et deux grandes corvettes. Outre la chance de capturer la Diana, chance possible, comme on vient de le voir, on était ainsi presque assuré d’arriver dans le nord avant que l’Aurora eût pu préparer ses moyens de défense. Toutefois cette perte de temps devenait nécessaire du moment que l’on s’arrêtait au parti d’attendre les navires de Valparaiso. Cette réunion de forces permettait d’ailleurs aux deux amiraux de détacher sans inconvénient une couple de croiseurs sur les côtes de Californie, pendant qu’eux-mêmes se dirigeraient vers les possessions russes avec le reste de l’escadre. La crainte de voir inquiéter notre commerce préoccupait en effet de nouveau plus que de raison les deux commandans, par suite de bruits peu fondés de corsaires ennemis. En somme, on le voit, la campagne ne commençait réellement qu’à cette date du 25 juillet, puisqu’alors seulement on se dirigeait définitivement vers ces établissemens russes du nord dont nous avions jusque-là si peu entendu parler.


II.

Lorsqu’en jetant les yeux sur une mappemonde, on compare la péninsule du Kamtchatka et les îles britanniques, ce n’est pas sans étonnement que l’on constate entre les deux pays une analogie de situation géographique et une presque égalité de superficie. Ils n’ont du reste aucun autre point de ressemblance. D’une part, en effet, les innombrables vaisseaux du plus riche commerce maritime du globe et vingt-cinq millions d’hommes nourris par les produits d’un sol fertile; de l’autre, une terre ingrate, ensevelie sous les neiges pendant huit mois de l’année, et ne suffisant pas même aux besoins de quelques milliers d’habitans qui y vivent misérablement. Deux degrés d’élévation dans le pôle suffisent à changer la jurisprudence, a dit Pascal; ici, sans différence de latitude, car les deux pays sont compris entre les mêmes parallèles, il a suffi de ces vents d’ouest, dont la féconde humidité est la providence de notre Europe occidentale, pour donner la richesse et l’abondance là où ils arrivent imprégnés des vapeurs de l’Atlantique, et pour amener au contraire une perpétuelle stérilité là où ils arrivent desséchés par leur passage sur les plaines sibériennes. L’histoire de ce pauvre pays ne remonte du reste pas bien haut, et ses premiers conquérans se réduisent à une petite troupe de seize Cosaques qui, détachée d’un poste militaire entretenu par les Russes sur l’Anadyr, pénétra en 1696, sous le commandement d’un certain Semenof Morosko, jusqu’au centre de la presqu’île. Après plusieurs autres expéditions, la soumission fut complète en 1711. Toutefois il fallut que le célèbre Behring vînt révéler le voisinage des côtes d’Amérique dans ces voyages où il périt littéralement de froid et de misère; il fallut surtout découvrir la remarquable chaîne des îles Aleutiennes, qui relie les deux continens, pour que l’on arrivât à connaître l’importance du commerce de pelleteries auquel ces pays pouvaient donner naissance. A quel prix fut fondé ce commerce? C’est ce que l’on a peine à comprendre aujourd’hui. Il faut lire dans les ouvrages de Pallas, de Coxe, de Wrangell, les récits de ces tentatives incessamment renouvelées avec une persévérance que rien ne rebutait, au milieu de dangers, de misères et de privations que compensait difficilement la richesse des bénéfices. Chaque année, un navire partait, quelquefois plusieurs, construit ordinairement avec les débris des naufrages précédens, formé de bordages que réunissaient à défaut de clous des lanières de cuir, et s’en allait, chétif et disjoint, affronter les périls et les tempêtes d’une mer inconnue : combats avec les indigènes, embûches, massacres, horreurs de la faim, et trop souvent naufrage sur la côte inhospitalière de quelque peuplade barbare, tels sont les sombres et monotones épisodes de ces voyages, qui montrent jusqu’où peut aller la singulière fascination exercée sur l’esprit humain par l’attrait du danger uni à l’appât du gain. Quel que fût du reste le mobile de ces hardis navigateurs, Tchirikof, Drusinin, Soloviof, Synd, et tant d’autres, qui pendant des années entières affrontaient ainsi obscurément la mort, ils occupent dans l’histoire maritime de leur pays une place qui doit sauver leurs noms de l’oubli, car c’est à leurs conquêtes patiemment répétées pendant plus d’un demi-siècle, avant qu’aucun Européen eût pénétré dans ces mers, que la Russie doit ses titres incontestables de propriété sur les régions qu’elle possède aujourd’hui tant en Amérique qu’en Asie. A la fin du siècle dernier seulement, ces tentatives isolées se régularisèrent par la formation de la compagnie russo-américaine et par le monopole dont l’investit l’empereur Paul Ier, monopole dont, au bout de quelque temps, le résultat fut de restreindre la vente des pelleteries à des limites qui arrêtèrent la destruction imminente des diverses espèces d’animaux chassés. Aujourd’hui ce commerce, dont l’importance ne s’élève guère à plus de 4 ou 5 millions de francs, est centralisé dans trois établissemens principaux auxquels vient aboutir le mouvement des postes secondaires. Le dernier créé de ces établissemens, Sitka ou Nouvel-Archangel, sur la côte d’Amérique, est le siège le plus important des opérations de la compagnie; le second est à Kodiak, île voisine de la péninsule d’Alaska; le troisième à Petropavlosk, ou port de Saint-Pierre et Saint-Paul, les deux patrons vénérés dont les noms se retrouvent à chaque page de l’histoire de ce pays, et sous l’invocation desquels étaient placés les deux navires de l’infortuné Behring. Ce dernier point est la résidence habituelle du gouverneur du Kamtchatka. Nous ne parlons pas ici des établissemens de la mer d’Okhotsk, restés en dehors des opérations de 1854.

Voltaire se divertissait fort des quelques arpens de neige dont Français et Anglais se disputaient la possession au Canada. Si son regard avait daigné s’étendre jusqu’aux extrémités de l’Asie, vers la presqu’île désolée du Kamtchatka, il eût sans doute été bien plus étonné d’en voir les habitans défendre pendant quinze ans le sol improductif contre l’envahissement des Russes ; il eût souri sans doute en les voyant s’unir par une vaste conspiration, sorte de vêpres siciliennes, pour anéantir leurs vainqueurs, et ne succomber qu’après avoir échoué dans ce dernier effort. C’est que pour le Kamtchadale, curieux et touchant attachement, la terre qui l’a vu naître est favorisée entre toutes, il en détaille avec la plus profonde conviction les nombreux avantages, et certes nous le surprendrions fort par le sentiment de pitié que nous inspire sa misérable existence. Ce qu’il voit en effet dans cette existence, ce ne sont pas les sept mois d’un interminable hiver, ce n’est pas la neige qui l’affame et l’isole, ce ne sont pas en un mot les rudes et longues privations, mais les ressources par lesquelles il a plu à la Providence de lui rendre la vie matériellement possible. Aussi s’étendra-t-il complaisamment sur les mérites du sarana, de la plante qui lui tient lieu de pain et trop souvent de toute nourriture ; sur l’heureux arrangement qui rend la pêche abondante dans la saison où cette plante vient à lui manquer et réciproquement, et principalement sur l’universalité d’usages du précieux bouleau qui tapisse ses montagnes : de son tronc découle la boisson qu’il préfère, son écorce au besoin apaise sa faim, et son bois devient à volonté ou l’étroite pirogue, le baidar sur lequel il ne craindra pas de s’aventurer, ou le léger traîneau qui le portera sur les neiges, d’un ostrog (village) à l’autre. Enfin il n’est pas jusqu’au redoutable hôte de ses forêts, jusqu’à l’ours, dont le Kamtchadale ne vante l’utilité, car c’est à ce bizarre professeur de botanique qu’il doit sa connaissance des simples, et les plantes qu’il prend pour remèdes sont celles auxquelles il voit s’adresser l’animal malade ou blessé. Rie qui voudra de ce naïf optimisme : pour moi, je l’avoue, ce n’est jamais sans émotion que partout je retrouve, vivace et profond, l’amour de l’homme pour sa terre natale, sentiment dont l’indéfinissable puissance, même au milieu des gloires d’une nature tropicale, fait regretter au pauvre habitant du pôle l’austère et monotone nudité de sa glaciale patrie.

On hésite presque à parler de la curieuse population du Kamtchatka, lorsque l’on songe que son chiffre n’atteint pas celui de la plus petite ville de nos pays. En 1820, un recensement, probablement inférieur à la vérité, accusait pour toute la presqu’île 2,760 habitans, dont 1,260 Russes[8] ; mais, en portant même ce nombre à 4,000 avec M. Le capitaine de vaisseau Dupetit-Thouars, en faisant également la part de la stérilité du pays, on n’est pas moins étonné d’une population aussi faible pour la vaste étendue de terre qu’elle occupe. De l’aveu même des Russes, il n’en a pas toujours été ainsi, et la seule rivière Kamtchatka ne réunissait pas moins de cent seize villages sur ses bords à l’époque de la découverte. Cette diminution est-elle, comme on l’a souvent prétendu, le résultat d’épidémies meurtrières et des germes d’infection que les habitans contractaient dans les habitations souterraines où, selon l’expression de La Pérouse, ils se terraient comme des blaireaux pendant l’hiver? Ne serait-elle pas plutôt, au dernier degré de l’échelle, un nouvel exemple de la loi fatale qui condamne la race conquise à disparaître devant la race conquérante, loi dont tout à l’heure l’Hawaïen nous offrait la triste application, et dont, sur des proportions gigantesques, les deux Amériques ont fourni la trop décisive confirmation? C’est ce que le manque de données rend difficile de décider en connaissance de cause. Du reste il est juste d’ajouter que la domination des Russes, d’abord oppressive et tyrannique, s’est depuis plusieurs années transformée en un gouvernement paternel et doux, qui ne permet plus de leur attribuer aujourd’hui aucune part dans cette dépopulation, si tant est qu’elle continue à se manifester encore.

Tout portait à croire que les navires de la compagnie russo-américaine, navires de grandeurs diverses, et au nombre de dix ou douze[9], seraient réunis sous la protection de tout ou partie de l’escadre russe, soit à Sitka, soit à Petropavlosk. Dès lors la marche des alliés était toute tracée, et, les vents d’ouest qui dominent dans ces parages devant faciliter au besoin la traversée du Kamtchatka à Sitka, c’était sur Petropavlosk qu’il convenait de se diriger en quittant la rade d’Honolulu. Ce fut en effet à ce parti que l’on s’arrêta, tout en donnant suite au premier projet d’expédier deux navires sur la côte de Californie, et le 30 juillet, cinquième jour après le départ, les deux corvettes l’Artémise (française) et l’Amphitrite (anglaise) recevaient l’ordre de faire route vers San-Francisco. Par le fait de cette séparation, la division alliée restait définitivement composée de la manière suivante : bâtimens français, Forte, de 60 canons; Eurydice, de 30; Obligado, de 12; anglais, Président, de 50; Pique, de 46 ; Virago, vapeur de 220 chevaux et de 6 canons. Le commandement en chef, par suite de l’usage généralement établi en pareille circonstance, était exercé par l’amiral anglais Price en vertu de son ancienneté de grade.

A mesure que l’escadre remontait vers le nord, sa navigation devenait chaque jour plus pénible, tant à cause de la brusque transition qui faisait succéder le froid de ces mers inhospitalières à la tiède température des tropiques qu’à cause des brumes intenses et continuelles qui rendaient singulièrement fatigante la nécessité de ne pas se séparer. Souvent des journées entières se passaient sans que les navires pussent s’apercevoir, si rapprochés qu’ils fussent; les tambours, les clairons, ainsi que les tintemens répétés de la cloche, avertissaient seuls d’une proximité dangereuse et permettaient d’éviter les abordages, en même temps que des coups de canon, tirés en ordre déterminé et à intervalles réguliers, fixaient autant que possible les positions relatives des différentes conserves. C’est par une de ces brumes froides et épaisses que la fête du 15 août fut célébrée à bord des divers bâtimens, et certes, en se reportant en pensée au temps splendide, à la température d’été qui accompagnent à Paris cette solennité, il était difficile de croire que l’on se trouvât, comme nous l’étions réellement, sur un parallèle plus méridional que celui de Paris. La marche des navires était du reste assez lente; l’impossibilité où était la Virago de les suivre sous voiles, jointe à la crainte de perdre ce précieux vapeur, le seul que l’on possédât, avait engagé l’amiral Price à le faire remorquer par le Président; de plus, l’absence de soleil et le manque d’observations laissaient la position de l’escadre dans une incertitude qui ne permettait d’approcher de terre qu’avec une extrême prudence. Enfin, le 25 août au soir, une voile fut signalée à travers la pluie qui masquait l’horizon, et l’on reconnut l’Eurydice, séparée depuis quelques jours du reste de la division. Elle signalait la terre à dix milles, mais sans l’avoir vue assez clairement pour en fixer la position. La nuit s’annonçait menaçante, les grains se succédaient lourds at rapprochés; on ne pouvait que virer de bord pour reprendre la bordée du large en attendant le jour, qui revint ramenant le même horizon borné à quelques centaines de mètres par un impénétrable rideau de pluie. Ainsi se passèrent les journées du 26 et du 27, dans une ignorance que ne purent dissiper les lignes indistinctes sous lesquelles, pendant de fugitives éclaircies de quelques minutes, se profilait parfois confusément une pointe de terre. Le 28 seulement, vers quatre heures du matin, la pluie cessa, la voûte terne et plombée des nuages se déchira pour laisser paraître un ciel d’un bleu pâle et doux, et les rayons du soleil levant éclairèrent du nord à l’ouest les cimes neigeuses des magnifiques volcans qui forment les atterrages de la baie d’Avatscha : Koriatskoï, égal en hauteur au pic de Ténériffe; Koselskoï, du cratère duquel s’échappe incessamment un nuage de vapeurs, et, plus près du rivage, Villeuschinski, dominant de sa masse imposante les lignes tourmentées de la côte. Aussitôt les signaux montent en tête de mât, toutes les voiles sont établies, et chacun cherche à se rapprocher de cette terre que les regards interrogeaient avidement; mais il était dit que nous n’échapperions à aucune des contrariétés qui font de la vie du marin la meilleure de toutes les écoles de patience. Les indices précurseurs d’une journée de calme ne tardèrent pas à se manifester, les voiles retombèrent inertes le long des mâts qu’elles battaient lourdement au roulis, et les navires, immobiles, cessèrent d’obéir à l’action du gouvernail. Force était d’attendre au lendemain.

Ce calme toutefois rendait à la Virago toute sa supériorité. Nous étions trop au large pour pouvoir être bien distinctement reconnus de terre; l’amiral Price se décide à en profiter pour tenter lui-même du plus près qu’il lui sera possible une reconnaissance des forces de la place, et en peu d’instans le rapide vapeur laisse loin derrière lui la frégate qui le remorquait la veille. L’entrée du goulet et ses hautes murailles rocheuses ne tardent pas à se dessiner. Pour y pénétrer, la Virago emprunte le secours d’une ruse fréquemment employée à la mer, et s’avance jusque dans la rade intérieure en arborant à sa corne les raies aux vives couleurs du pavillon américain. Le port est à droite : quelques mâtures aperçues dans le fond d’une baie, quelques maisons éparpillées au bas de la montagne, l’ont promptement signalé à l’amiral, qui se dirige de ce côté avec une lenteur calculée. Bientôt une embarcation en sort et gouverne vers le navire, qui l’évite au moyen de fausses manœuvres adroitement combinées. Enfin, au moment où l’ennemi commence à s’inquiéter et garnit ses batteries, à portée desquelles se trouve déjà le visiteur suspect, celui-ci vire brusquement de bord, et regagne à toute vapeur l’entrée du goulet, laissant le canot russe interdit de cette mystérieuse apparition. Tâchons maintenant d’exposer en quelques mots ce qu’avait appris à l’amiral cette courte et habile reconnaissance.

Située sous le 54e degré de latitude, la baie d’Avatscha forme un admirable et sûr bassin intérieur de près de 10 milles de diamètre, merveilleux joyau maritime qu’une méprise de la nature semble avoir égaré sur cette côte déserte. Assez vaste pour abriter toutes les marines du globe, elle n’est reliée à la mer qu’au sud, par un goulet assez semblable à celui de la rade de Brest, et lorsqu’après avoir franchi ce goulet on longe les terres situées à droite du navire, c’est-à-dire la côte orientale de la baie, on ne tarde pas à rencontrer le petit port de Petropavlosk, dont la description mérite une attention particulière. Que l’on se figure une sorte de cul-de-sac ouvert au sud, d’environ 1,200 mètres de profondeur sur 400 de large, et formé à l’ouest, comme le golfe de Californie, sauf la différence d’échelle, par une longue et étroite péninsule, également nord et sud, d’environ 150 mètres de largeur moyenne. De l’est de cette anse part une langue de sable de 30 à 35 mètres de large, élevée seulement de quelques pieds au-dessus de l’eau et se dirigeant au nord-ouest de manière à fermer complètement le cul-de-sac, dans lequel nul accès n’est possible que par la passe d’une centaine de mètres située entre la langue de sable et la péninsule. Dans ce havre, mieux fermé qu’aucun port creusé par la main de l’homme, la frégate l’Aurora, de 44 canons, et la corvette la Dwina, de 12, étaient embossées à l’abri de la langue de sable, qui protégeait leur flottaison connue eût pu faire un véritable parapet, sans toutefois paralyser en rien leur tir. Trois batteries défendaient du côté sud, c’est-à-dire à l’entrée du port, cette position, déjà si forte naturellement : l’une, la plus extérieure, de trois pièces, placée au haut d’une falaise sur la côte orientale; la seconde, de onze pièces, sur la même côte, à 1,200 mètres environ de la première et à la naissance de la langue de sable; la troisième, de cinq pièces, à la pointe Shakof, formant l’extrémité sud de la péninsule[10], c’est-à-dire en face des deux autres. Un navire ne pouvait donc venir chercher la frégate et la corvette russes qu’en défilant sous le feu de ces trois batteries, dont la seconde surtout semblait particulièrement forte, tant par le nombre de ses canons que par la solidité de sa construction. A l’ouest, le port que nous venons de décrire était masqué par les collines de la péninsule, collines interrompues à la hauteur de la ville par une dépression naturelle ou coupée, permettant d’apercevoir les mâtures des navires russes ; cette coupée était défendue par une batterie de six pièces commandant la rade. Enfin, à 1,000 mètres environ au nord de ce point, se terminait la ligne des montagnes de la presqu’île, et l’on y avait construit au bord du rivage une batterie de cinq pièces, dirigée également vers la rade. Selon toute probabilité, l’Aurora et la Dwina n’avaient dû conserver qu’un bord armé, ce qui, en rendant la moitié de leurs canons disponible, leur avait permis de fournir au moins en grande partie les canons des cinq batteries que nous venons de signaler. En somme, les Russes avaient distribué leurs moyens de défense avec une parfaite entente de la position, devenue, non pas imprenable, il s’en fallait, mais du moins véritablement difficile à forcer. De plus, l’Aurora n’étant arrivée que le 2 juillet avec la moitié de son équipage atteinte du scorbut, ils avaient dû mettre le temps à profit avec une rare activité, ce qui rendait plus regrettable encore l’avance que nous leur avions imprudemment laissé prendre.

On pouvait s’étonner qu’ayant si bien fortifié les abords de la ville, ils n’eussent pas cherché à défendre également la passe donnant accès dans la rade d’Avatscha : quelques canons bien disposés eussent en effet rendu extrêmement scabreux le passage de ce goulet long et étroit; mais le temps leur avait évidemment manqué. Les seules traces d’aucuns préparatifs de ce genre étaient un commencement de construction de batterie près d’un phare placé sur la falaise formant la pointe est de l’entrée. Une pièce de gros calibre, destinée probablement à un service de signaux, était pourtant montée près de ce même phare, mais à une élévation qui la rendait inefficace pour la défense de la passe.

Rentré de sa reconnaissance sur la Virago assez tard dans la soirée, l’amiral Price s’était entendu pendant la nuit avec l’amiral Despointes, et le lendemain 29 août, dès que la brise du large eut succédé au calme des premières heures de la matinée, le signal fut fait de former la ligne de bataille. Les navires s’inclinent sous la brise qui fraîchit et s’engagent dans le goulet, les couleurs hissées, en défilant sous le phare, dont le canon les salue d’un boulet inoffensif. Bientôt se déploie le splendide panorama de la baie, dont la végétation contraste avec l’éclatante blancheur des pics neigeux qui la dominent. Enfin à quatre heures l’escadre laisse tomber l’ancre dans l’ordre prescrit devant l’entrée du port de Petropavlosk, accueillie par une décharge générale de l’artillerie russe[11]. Cette décharge, vu la distance, ne pouvait avoir d’autre résultat que de nous révéler immédiatement les positions des diverses batteries. Il était trop tard pour rien commencer, et le reste de la journée fut employé à compléter les divers préparatifs de combat, en même temps que le soir un conseil réunissait à bord de la frégate Président les deux amiraux et les commandans des six navires. On s’arrêta au parti de commencer l’attaque par la batterie de cinq pièces construite à l’entrée du port sur l’extrémité sud de la péninsule, batterie que nous avons désignée sous le nom de Shakof. Les deux frégates amirales se réservaient cette attaque, pendant laquelle la Pique devait éteindre le feu de la petite batterie de trois pièces, dite du Cimetière. Aussitôt cette dernière réduite au silence, un détachement des compagnies de débarquement devait s’en emparer, enclouer les canons, et briser les affûts. Les amiraux avaient borné leurs premiers projets à ce peu de dispositions simples et bien entendues, se réservant d’agir ensuite selon la tournure que prendraient les événemens. On devait du reste opérer dès le lendemain, et, après avoir consacré la première partie de la matinée à faire faire par les embarcations les reconnaissances les plus importantes, vers onze heures, l’amiral Price vint annoncer à bord de la Forte son intention d’engager l’action sans plus attendre. Les signaux flottent au haut des mâts, la Pique commence le mouvement, dérape et s’amarre le long du vapeur; déjà les remorques sont envoyées à bord de la Forte, lorsque tout préparatif est brusquement suspendu; un canot anglais amène le commandant de la Pique à bord de la frégate française, et l’amiral Despointes se dirige aussitôt vers le Président. L’amiral anglais venait de se tirer un coup de pistolet dans la région du cœur.

Il serait difficile de peindre la douloureuse consternation où ce triste événement plongea chacun à bord des navires tant français qu’anglais. Par sa constante affabilité, par ses rares et précieuses qualités, par son tact exquis dans l’exercice d’un commandement que rendait plus délicat la réunion des deux pavillons, l’amiral Price s’était concilié le respect et la sympathie de tous, et certes personne dans les équipages n’avait pu prévoir une aussi funeste résolution. Quant aux officiers, qui l’approchaient de plus près, ils avaient cru remarquer en lui depuis quelque temps un changement moral dont ils s’inquiétaient, sans soupçonner pourtant le tragique dénoûment qui en devait être la conséquence. Nous avons dit les incertitudes et les lenteurs qui avaient marqué le début de la campagne : tout en s’abandonnant à cette irrésolution qui formait trop le fonds de son caractère, l’amiral la reconnaissait, la condamnait, et dès la fin de la relâche aux Marquises il regrettait amèrement le mois qu’il y avait perdu. Son agitation d’esprit augmenta, lorsque plus tard aux Sandwich il put mesurer toute l’avance qu’il avait laissé prendre aux frégates russes. La pensée d’avoir à rendre compte de sa conduite à un gouvernement peu habitué à pardonner l’insuccès l’obséda de plus en plus, surtout lorsqu’à l’arrivée devant Petropavlosk la perspective de la lutte lui montra la possibilité d’un revers dont il se verrait à double titre imputer le blâme. À partir de ce jour, le tourment de la responsabilité ne lui laissa plus de repos. La force très réelle de la place prit à ses yeux des proportions formidables ; non-seulement l’emporter lui parut plus que douteux, mais, même dans cette hypothèse, un succès obtenu par des moyens purement maritimes lui sembla ne pouvoir être acheté qu’au prix de pertes graves en hommes, et surtout d’avaries peut-être impossibles à réparer sur ces rivages lointains. Une tentative de débarquement lui paraissait avec raison plus délicate encore. Bref, incessamment assailli d’appréhensions que le trouble de son esprit expliquait sans les justifier, n’ayant pu depuis cinq nuits goûter un instant de repos, le malheureux amiral finit par être littéralement écrasé sous le poids d’une responsabilité qu’il s’exagérait au-delà de toute mesure. Pourtant, maître de lui jusqu’au dernier moment, toujours égal et affable envers chacun, il sut dissimuler à tous les yeux à quel point le dévorait son anxiété, et ce fut avec sa cordialité habituelle qu’après avoir fait part à bord de la Forte de sa résolution de commencer immédiatement l’attaque, il prit congé de l’amiral Despointes, en donnant aux officiers qui l’entouraient rendez-vous pour le soir. Sa funeste détermination était-elle dès lors arrêtée dans son esprit ? Évidemment non, et s’il n’est que trop vrai qu’il succomba à un fatal entraînement, au moins doit-on décharger sa mémoire d’une préméditation de suicide que ses sentimens profondément religieux ne peuvent faire admettre.

L’amiral Price se donna en quelque sorte la mort en présence de son équipage. Après s’être promené un instant sur le pont avec le commandant Burridge, son capitaine de pavillon, et s’être entretenu avec lui des dispositions prises pour l’action, il descendit dans sa chambre, que ne séparaient plus de la batterie les cloisons démontées pour le combat ; puis, ayant ouvert une armoire, il en tira ses pistolets, les chargea, s’en appuya un sur le cœur, fit feu, et s’affaissa sur lui-même. Malgré les soins qui lui furent prodigués, il expirait peu d’heures après, ayant conservé sa connaissance presque jusqu’au dernier moment. Cette mort faisait passer le commandement de l’escadre aux mains de l’amiral Despointes, atteint malheureusement déjà de la maladie qui devait l’emporter à quelques mois de là. Le commandement particulier de la division anglaise revenait au plus ancien de ses capitaines de vaisseau, sir Frederick Nicholson, commandant de la Pique, l’attaque fut naturellement renvoyée au lendemain 31, et l’on résolut, dans un conseil tenu à bord de la Forte le 30 au soir, d’exécuter de point en point les dispositions arrêtées précédemment.

III.

Le lendemain, l’amiral Zavoïka, entouré de son état-major, assistait au service divin, qui, selon la coutume des Russes au moment du combat, se célébrait dans l’une des batteries, lorsqu’un coup de canon retentit, et le boulet, sifflant au-dessus des assistans, s’en fut derrière eux faire jaillir l’eau du port intérieur. Chacun alors se rendit à son poste; l’attaque commençait. Effectivement, dès huit heures du matin, la Virago s’était mise en marche, littéralement ensevelie au milieu des trois frégates qu’elle remorquait; mais la tâche était trop forte pour elle, et malgré les efforts énergiques que trahissait son noir panache de fumée, malgré le calme qui favorisait sa manœuvre, après une heure de lutte contre un courant dont la force avait été mal appréciée, elle dut laisser les frégates alliées s’embosser plus loin des forts qu’on n’en était convenu. C’était là du reste un inconvénient que compensait largement l’habileté de nos canonniers, et dès les premiers coups chacun put aisément s’en convaincre. A chaque instant, nos boulets faisaient voler en éclats des fragmens de la muraille rocheuse à laquelle était adossée la batterie Shakof, et labouraient profondément ses remblais insuffisans. Les Russes soutinrent d’abord ce feu meurtrier avec un rare courage; mais bientôt l’état de leurs pièces ne leur permit plus d’y répondre, et une heure ne s’était pas écoulée qu’ils évacuaient la batterie. Pendant ce temps, la Pique réduisait au silence les trois pièces de la batterie du Cimetière, et le vapeur, dont le tir avait été d’une remarquable précision, s’approchant ensuite du rivage à quelque distance au-dessous de cette batterie, jetait à terre environ cent cinquante hommes, tant marines[12] que matelots français. En quelques minutes, la falaise fut escaladée et les pièces enclouées, puis le détachement se retira vers la plage, où venaient d’être envoyées comme renfort, en cas de besoin, les compagnies de débarquement de la Forte et de la Pique. On avait en effet aperçu une troupe russe assez nombreuse se dirigeant, par le cimetière, de la ville vers la batterie; cependant elle essaya à peine de s’opposer au rembarquement de nos hommes, qui, après une fusillade insignifiante, rallièrent le bord. A onze heures quarante minutes, le feu avait cessé partout, et à midi ordre était donné de faire dîner les équipages.

Le résultat de cette première partie de la journée était de nature à nous encourager au-delà même des prévisions que l’on avait pu former, car non-seulement nous avions eu un avantage marqué, ce que le rapport des forces engagées expliquait de reste, mais nous l’avions eu dans des conditions qui établissaient pleinement la supériorité de notre artillerie sur celle des Russes, dont les boulets ne nous atteignaient que rarement, tandis que la plupart de nos coups allaient porter le ravage dans leurs batteries. N’ayant éprouvé que des avaries insignifiantes, nous pouvions nous considérer comme intacts; deux de nos bâtimens n’avaient même pas été engagés, et pourtant nous étions débarrassés de deux des trois batteries qui défendaient la position. Restait, il est vrai, la plus forte, cette armée de onze pièces et située sur la langue de sable qui fermait l’entrée du port, restaient également les vingt pièces de l’Aurora et les six de la Dwina; mais nous avions pu apprécier l’incertitude de leur tir par les boulets assez nombreux qu’elles venaient d’envoyer à notre détachement, ainsi qu’aux canots qui le portaient à terre, boulets dont un seul avait atteint la coque de la Virago. Enfin, s’il était encore vrai que le vapeur eût été reconnu insuffisant à remorquer les trois frégates, on allait être dispensé d’avoir recours à lui, grâce à la brise du large qui commençait à se former du sud-sud-est, et promettait aux navires toute facilité pour prendre leurs postes sous voiles. En un mot, l’on pouvait dire qu’outre la supériorité numérique de notre artillerie, nous avions en notre faveur toutes les chances qu’il est raisonnable de demander.

Malheureusement on fut loin de les mettre à profit. Peut-être les deux chefs crurent-ils pouvoir se contenter d’une canonnade sans résultats, mais dans laquelle l’avantage leur était resté; peut-être aussi leur entente laissait-elle à désirer. Toujours est-il que les événemens de l’après-midi portèrent l’empreinte non-seulement d’une fâcheuse indécision, mais encore d’une regrettable absence d’unité dans les mouvemens. Après le dîner de l’équipage, la Forte se rapprocha de la batterie rasante, sans pourtant découvrir les navires russes, que lui masquait la pointe Shakof, et vers deux heures elle ouvrit sur cette batterie un feu auquel le Président ne vint se joindre que plus tard et d’un peu plus loin, tandis que la Pique conservait sa position du matin, alors rendue inefficace par l’éloignement. Une heure d’un tir habilement dirigé suffit pour que la batterie ennemie, dont près de la moitié des pièces avait été mise hors d’état de continuer, ralentit sensiblement son feu; bientôt l’on ne tira plus qu’à de longs intervalles de part et d’autre, si bien qu’avant quatre heures tout avait cessé, et qu’à six heures les trois frégates alliées étaient retournées à leur mouillage de la veille, hors de la portée des forts. Pendant tout le temps qu’avait duré cet échange de coups de canon, on avait pu admirer le sang-froid d’un factionnaire russe, qui voyait tomber autour de lui nos projectiles, sans que la régularité de son imperturbable promenade en fût dérangée. En résumé, après une canonnade assez vive par instans pour que la Forte eût à elle seule tiré dans la journée 869 boulets, nous n’avions eu à bord des quatre navires ayant pris part à l’action qu’un seul homme tué et sept légèrement blessés, tous appartenant à la frégate française; d’ailleurs nulle avarie grave: quelques cordes coupées dans les gréemens, quelques boulets dans les coques, mais rien qui fût de nature à paralyser en quoi que ce soit les mouvemens d’aucun des bâtimens alliés.

On concevra sans peine que le conseil tenu le soir de ce même jour, 31 juillet 1854, ait été assez orageux. Il était difficile d’expliquer comment après avoir forcé les Russes à évacuer deux de leurs batteries, après avoir réduit la troisième au silence, après avoir fait éprouver à l’ennemi des pertes que sa courageuse résistance avait dû rendre assez graves, et surtout après n’avoir en quelque sorte rien souffert de notre côté, nous n’avions pas poursuivi cet avantage en attaquant la frégate et la corvette qui restaient à réduire. Équipages et officiers s’étaient constamment montrés animés de la plus vive ardeur, et les deux navires français que l’ordre de l’amiral avait tenus éloignés du feu brûlaient du désir de prendre à leur tour part à l’action. Enfin, si le peu de largeur du port dans lequel il eût fallu s’engager devait rendre difficile l’embossage de nos navires, on pouvait être rassuré sur le succès de cette manœuvre délicate par la précision et la promptitude avec lesquelles la Forte et le Président venaient de l’exécuter deux fois sous le feu de l’ennemi; une jolie brise, on le sait, eût favorisé ce mouvement, que donnait le temps d’accomplir l’heure peu avancée à laquelle la troisième batterie russe avait cessé son feu. Certes il était fâcheux de n’avoir pas mis ces circonstances à profit, d’autant plus que nous laissions ainsi à l’ennemi le loisir de réparer ses défenses pendant la nuit. Ce n’était là toutefois qu’un fait simplement regrettable, une considération secondaire et nullement de nature à nous détourner d’une nouvelle attaque dont le succès semblait certain. L’escadre, on peut le dire, y comptait, et en cela les commandans de l’Eurydice et de l’Obligado ne firent qu’exprimer l’opinion générale, lorsque dans le conseil ils cherchèrent à établir l’opportunité d’une seconde tentative. Toutefois leur avis ne put prévaloir, et l’on se sépara après avoir décidé que l’on ferait le plus tôt possible route pour San-Francisco de Californie.

Dès le lendemain commencèrent entre les deux chefs les récriminations que devait nécessairement entraîner le sentiment d’une responsabilité que chacun eut voulu pouvoir décliner, au moins en partie. L’amiral fondait ses reproches sur l’immobilité de la Pique après le feu de la matinée, tandis que le commandant supérieur anglais se plaignait de n’avoir reçu aucun ordre qui lui assignat nettement sa position. Quoi qu’il en fût, l’opinion se prononçait contre le départ projeté avec une unanimité qui amena le commandant de la Pique à envisager les chances d’une tentative parterre. Nulle idée ne pouvait être plus malheureuse; en thèse générale, la véritable force d’un navire réside dans ses canons, et on peut dire qu’il n’est avantageux de recourir à un débarquement que lorsque des circonstances exceptionnelles paralysent l’action des pièces. Ces obstacles n’existaient pas pour nous; nous avions pu nous convaincre que notre artillerie avait une supériorité assez marquée, et par son tir et par sa masse, pour ne pas craindre, en venant chercher l’Aurora, de prendre la ville par son côté le plus fort, et même peut-être de démasquer quelques batteries non encore aperçues dans l’intérieur du port. Au contraire, en recourant à un débarquement, en faisant agir nos équipages comme troupe d’infanterie, nous nous donnions gratuitement tous les désavantages : non-seulement nous nous privions de nos canons, mais nous acceptions un mode de combat auquel les longues navigations du Pacifique n’avaient pas permis d’exercer nos marins; que dis-je? nous ne l’acceptions pas, nous allions le chercher sur un terrain que nous ignorions, et que l’ennemi avait pu se rendre familier de longue main. Du reste il est juste de dire que ces considérations frappaient alors peu d’esprits, et qu’à partir du moment où le mot de débarquement avait été prononcé, les équipages s’étaient ralliés à ce projet avec un entraînement que partageaient beaucoup d’officiers.

L’idée première du débarquement avait été suggérée à sir Frederick. Nicholson par les rapports de deux Américains. Le 1er août, la Virago était allée ensevelir les restes de l’amiral Price dans une partie de la rade d’Avatscha, la baie de Tarinski : le vapeur y avait trouvé ces hommes occupés à couper du bois, et les avait ramenés à bord de la Pique pour y être interrogés par le commandant. Selon eux, une route large et belle devait nous conduire à la ville; de plus, la position était dominée par une montagne dont il serait facile de s’emparer; bref, ils montraient l’affaire sous un jour tellement favorable, que sir Frederick Nicholson n’hésita pas à la proposer à l’amiral Despointes. En vain ce dernier représenta-t-il d’abord que ces Américains, absens de Petropavlosk. depuis quelque temps, ne pouvaient connaître les travaux de défense exécutés par les Russes, et que par suite ils voyaient probablement les choses d’un point de vue inexact. Entraîné à son tour par le mouvement de l’opinion, bien que non convaincu, il finit par se rendre, et dans l’après-midi du 3 septembre, tous les capitaines, convoqués en conseil, furent instruits de la nouvelle résolution prise par leurs chefs. Après une délibération assez longue, les détails de ce nouveau plan d’attaque furent arrêtés; mais avant de les indiquer, nous décrirons rapidement la disposition des lieux.

On a déjà parlé de l’étroite péninsule qui, dans une direction nord et sud, fermait le port du côté de la rade, et nous avons dit que les montagnes formant cette péninsule s’élevaient devant la ville comme un véritable rempart, interrompu seulement en son milieu par une coupée, au-dessus de laquelle s’apercevaient les maisons et la mâture des navires du port. Ce point était défendu par une batterie de six pièces; puis, à environ 1,000 mètres plus au nord, également sur le rivage, se trouvait une deuxième batterie de cinq pièces, construite au pied de la montagne boisée qui commençait à la coupée. Sauf une étroite plage sablonneuse de quelques mètres, la montagne se présentait à la mer taillée en falaise, tandis qu’elle s’abaissait au contraire en pente assez douce du côté de la ville, ainsi que du côté de la batterie de cinq pièces, où elle venait se terminer. Il fallait donc, pour se rendre de cette dernière batterie à la ville, contourner la montagne; la distance était courte. Il s’y trouvait bien, ainsi que l’avaient dit les Américains, un chemin découvert et commode; mais depuis leur départ les travaux insignifians qui protégeaient la ville dans cette direction s’étaient singulièrement transformés, et derrière un fossé qui coupait la route s’élevait aujourd’hui un retranchement fermé, solidement remblayé et palissade, un fort enfin, qui ne pouvait être emporté que par une attaque en règle. C’était là le lieu choisi pour le débarquement, dont le plan sera maintenant facile à comprendre.

La frégate Président et la Forte devaient d’abord éteindre le feu, l’une de la batterie de la coupée, l’autre de la batterie située plus au nord sur la plage, au pied de la montagne; puis le vapeur mettrait à terre en ce dernier point le corps de débarquement, composé d’environ sept cents hommes, tant Français qu’Anglais, et réparti de la manière suivante : une avant-garde d’environ deux cents hommes, formée de cent vingt marines anglais et des pelotons d’élite français; une colonne française de deux cents hommes, réunissant les compagnies de la Forte et de l’Eurydice; une colonne anglaise de cent quatre-vingts hommes de la Pique et de la frégate Président; enfin un détachement de cent vingt hommes de l’Obligado et de la Virago. Malheureusement ces troupes n’agissaient pas sous une direction unique, et le commandement des Français avait été donné par l’amiral à M. de La Grandière, de l’Eurydice, tandis que celui des Anglais était exercé par le capitaine Burridge, du Président. Une fois le corps de débarquement à terre, on devait gravir la montagne de trois côtés différens, de manière à gagner à peu près en même temps le sommet, après quoi l’on y eût fait monter de légers obusiers disposés à cet effet, au moyen desquels on espérait, de cette position dominante, mettre sans peine le feu à une ville entièrement construite en bois. Ce plan avait le grave défaut d’engager l’affaire au milieu d’un fourré trop épais pour qu’il fût possible d’y conserver nos hommes réunis et sous la main des chefs; mais c’était là un inconvénient inhérent à la nature des lieux, et, le débarquement une fois admis, ces dispositions étaient à peu près les seules possibles. En d’autres termes, quel que fût le parti à prendre ultérieurement, se rendre maître de la montagne était toujours un préliminaire indispensable.

Un navire de guerre offre la veille d’une affaire une physionomie caractéristique, dont peut s’étonner celui qui ne connaît du matelot que sa rude écorce, et non l’esprit de sacrifice de cette nature d’élite. On n’a pas oublié l’ardeur avec laquelle les équipages avaient accepté la nouvelle du débarquement, la généreuse irréflexion qui les poussait vers l’ennemi sans calculer les chances de la rencontre; lorsque le soir eut mis un terme à l’animation des préparatifs et que peu à peu se furent dispersés les groupes du pont, longtemps encore on vit s’échanger à voix basse les messages en cas de mort, simples et naïfs testamens transmis toujours avec une religieuse exactitude. Je me rappelle encore un jeune novice qui, de garde jusqu’au milieu de la nuit, employait les heures qui lui restaient à écrire péniblement une lettre à la lueur douteuse d’un fanal enfumé; le pauvre enfant devait être une des premières victimes du lendemain. C’est que pour le matelot le souvenir du pays n’est pas seulement le culte du foyer et le symbole de la patrie absente, c’est aussi la pensée d’une famille dont il est le soutien, et qui, s’il succombe, ne recevra plus les secours qu’une vie de privations lui permet de prélever sur sa chétive paie[13]. Aussi plus d’un s’endormit-il ce soir-là avec l’image de quelque pauvre cabane bretonne assise au bord d’une grève sauvage, ou d’un village riant sous le ciel azuré de la Provence; mais la nuit devait être courte, et dès le point du jour l’essaim des embarcations s’amarrait derrière la Virago, après y avoir réuni les divers détachemens du corps d’attaque. Le mouvement commença : ainsi qu’un vigoureux athlète, le vapeur vint s’atteler aux deux frégates amirales, et l’on vit s’avancer lentement la lourde masse flottante que la direction de sa marche exposait en enfilade aux boulets des forts ennemis, c’est-à-dire dans une position qu’eût pu nous faire payer cher un peu plus d’habileté de la part des canonniers russes. Le vapeur du reste était admirable : malgré l’encombrement que devaient lui occasionner la présence de sept cents hommes et les remorques des deux frégates, malgré l’obligation de surveiller la flottille des canots, malgré le feu ennemi, aucune trace de confusion ne s’apercevait à bord, et le gigantesque canon dont était armé l’avant de la Virago répondait le premier aux batteries de la plage. Bientôt les frégates sont embossées à quatre encablures de terre, et le feu s’ouvre des deux parts. Le prince Maksoutof II commande la plus importante des batteries russes; dès les premières décharges, la précision meurtrière de notre tir jette le trouble parmi les recrues inexpérimentées qui sont sous ses ordres; elles hésitent à se porter aux pièces. Le prince saisit un refouloir et leur donne l’exemple, jusqu’à ce qu’atteint à son tour par un de nos boulets, il tombe sans connaissance; mais cette canonnade inégale ne pouvait durer longtemps, et après trois quarts d’heure d’une résistance dont la durée leur faisait honneur, les Russes se virent contraints d’évacuer leurs batteries. Le débarquement put alors s’opérer sans obstacle. Il était huit heures et demie.

Chez une nation essentiellement militaire comme la nôtre, on soupçonne peu dans quelles conditions toutes spéciales se trouve placé l’officier destiné à agir avec des marins à terre; on ignore quelle singulière métamorphose, dans le passage d’un élément à l’autre, subit la nature bizarre du matelot. Cet homme que vous avez vu à bord si complètement esclave d’une discipline dont il est le premier à reconnaître l’impérieuse nécessité, cet homme à qui l’habitude des dangers bravés chaque jour a donné un calme et un sang-froid que tout le monde admire, vous le reconnaissez à peine dès qu’il a quitté sa patrie flottante. Son courage et sa bonne volonté sont les mêmes, mais, contrairement au géant de la fable, il semble qu’en touchant la terre il ait perdu les qualités qui faisaient sa force. S’abandonnant sans réflexion à la fougue du moment, ignorant l’importance d’un genre de discipline nouveau pour lui, il ne peut devenir propre à ce service, si simple en apparence, qu’au prix d’une instruction spéciale, et, bien que l’intelligente souplesse de sa nature facilite cette initiation, on conçoit qu’elle puisse difficilement s’acquérir dans les longues traversées d’une campagne lointaine. Ce n’est là qu’un inconvénient secondaire vis-à-vis de la plupart des nations que, dans ces croisières, un navire est exposé à rencontrer; mais ici, en présence d’un ennemi aguerri, discipliné surtout et familier avec le lieu de l’action, c’était un vice capital. Nous devions en faire la triste expérience. A peine fut-on à terre, à peine les matelots eurent-ils appris que la possession de la montagne était le premier but à atteindre, qu’entraînée par son ardeur, la principale colonne anglaise s’élançait en avant, sans donner à ses officiers le temps de la former. Déjà l’avant-garde l’avait précédée, et peu après la colonne du commandant Lagrandière s’engagea à son tour sur la montagne dans un ordre que ne devaient pas tarder à rendre impossible les difficultés sans cesse croissantes du terrain. Outre la pente assez raide de la côte, on se trouvait en effet obligé de percer un fourré qui devenait de plus en plus épais, où le feuillage empêchait les combattans de se distinguer même à de faibles distances, de manière à occasionner promptement une confusion aussi fâcheuse qu’inévitable. Bientôt les Russes renfermés dans le fort de la vallée le quittent pour s’élancer à leur tour sur la montagne. Grâce à la pente assez douce du versant oriental, grâce surtout à leur connaissance des lieux, ils arrivent avant nous au sommet, et la fusillade s’engage immédiatement au bruit de la charge que battent les tambours, tandis qu’un second corps de troupes ennemies expédié de la ville se dirige rapidement vers le lieu de l’action par un large sentier partant de la coupée et côtoyant la crête de la montagne. Pendant ce temps, voici ce qui se passait sur un autre point de ce théâtre restreint.

Aussitôt débarqué, le détachement composé des hommes de l’Obligado et de la Virago avait suivi la plage du côté de la coupée, pour gravir, au point le plus praticable, la montagne, qui se présentait de ce côté sous la forme d’une falaise presque verticale, sillonnée de larges ravines. L’ascension, déjà pénible ailleurs, devenait ici une véritable escalade que l’on n’eût peut-être pas tentée de sang-froid; nul appui pour se retenir, lorsque cédait sous les pieds un sol partout friable, qui retombait en pluie de pierres des premiers hommes aux derniers; mais en pareille circonstance l’excitation double l’énergie individuelle, et l’on arriva promptement en haut, en même temps qu’y débouchaient d’un autre côté les Russes arrivant de la coupée. Quelques instans de plus, et l’ennemi fusillait nos marins à découvert, dans une position qui ne permettait aucune résistance. Surpris au contraire par notre attaque imprévue, il dut se replier sur le versant oriental, laissant le champ libre au détachement pour rejoindre le corps principal. Ce fut dans cet engagement que périt, frappé d’une balle au cœur, un jeune officier, digne héritier d’un nom bien connu de la marine française, M. Gicquel-Destouches, de l’Obligado.

Cette diversion avait utilement servi le corps principal, qui, au même instant, après une lutte meurtrière, se rendait maître du sommet de la montagne. Déjà pourtant nos pertes étaient sérieuses : dès les premiers coups de fusil, des deux officiers qui commandaient l’avant-garde, l’un était tué à la tête de ses marines, et l’autre, de l’Eurydice, dangereusement blessé et contraint de regagner les embarcations; à quelques pas de l’endroit où tombait l’enseigne Gicquel, son frère était atteint d’une balle à la tête. En se généralisant, la mêlée avait fini par embrasser toute la crête de la montagne, et sur plusieurs points les engagemens avaient lieu à la baïonnette. L’épaisseur du fourré empêchait, même à quelques pas. de reconnaître les nôtres et de les distinguer de l’ennemi, confusion à laquelle aidait l’uniforme également rouge des marines anglais et d’une partie des Russes. Ce fut alors que le commandant de Lagrandière, reconnaissant l’urgente nécessité de concentrer nos forces au sommet de la montagne, envoya son aide de camp rallier une section trop avancée. Ce dernier n’avait pas fait quelques pas que, voyant son escorte tirer sur des habits rouges et craignant une méprise funeste, il fait cesser le feu. « Ne tirez pas, nous sommes des alliés, » répond l’officier ennemi. A peine l’aide de camp a-t-il reconnu l’accent étranger de cette voix et fait charger à la baïonnette qu’il tombe mortellement percé de trois balles. Il était près de neuf heures et demie. La mêlée continuait, mais toujours aussi confuse, et sans qu’il fût possible aux commandans des forces alliées de lui imprimer une direction unique. Les Russes, recevant incessamment de nouveaux renforts de la ville et des batteries, gagnaient rapidement du terrain dans le nord de la montagne, et de plus on voyait déjà se replier sur la plage non-seulement les blessés, mais aussi quelques-uns des hommes qui s’étaient égarés dans les broussailles. Isolés, perdus, combattant depuis près d’une heure un ennemi invisible, un sentiment assez concevable les portait à gagner un terrain découvert pour s’y rallier et trouver les ordres qui leur manquaient. Toutefois les conséquences furent funestes; à peine formé, le rassemblement grossit rapidement, et bientôt du haut de la montagne M. de Lagrandière put se convaincre de la nécessité d’ordonner un mouvement rétrograde aux troupes qui l’entouraient.

La retraite s’opéra avec autant d’ordre que le permettait la nature des lieux. Les Russes se tenaient à distance, ne cherchant à occuper la crête de la montagne qu’à mesure que nous l’abandonnions, et le feu plongeant que de ces hauteurs ils dirigeaient sur nos embarcations découvertes et chargées de monde eût pu devenir encore plus meurtrier qu’il ne le fut réellement, sans les canons des navires, et surtout sans ceux de l’Obligado, qui, profitant habilement de quelques rares souffles de brise, était venu prendre position à trois encablures du rivage. Le lieutenant de vaisseau Bourasset commandait les embarcations. Malade depuis quelque temps, il n’en avait pas moins sollicité l’honneur d’un poste qui lui permît de prendre part à l’action: la mort vint l’y trouver. Cependant le rembarquement était commencé; afin de ne pas le presser, afin de donner le temps de rallier aux blessés ainsi qu’aux hommes dispersés ou égarés, un détachement s’embusqua derrière la batterie de la plage. Peu à peu l’on vit diminuer le nombre des matelots qui débouchaient isolément soit de la lisière du bois, soit des ravines de la falaise. Bientôt tous les traînards eurent rallié. Il devenait urgent de quitter une position où chaque minute ajoutait inutilement à nos pertes, et à dix heures les derniers canots recevaient l’ordre de regagner leur bord.

Nous ne comptions que trop de victimes; le tiers de nos hommes était atteint, et le chiffre des morts, déjà de plus de cinquante, devait s’accroître encore les jours suivans. Sur ce nombre, les officiers avaient largement payé leur dette : de ceux qui avaient pris part à l’action à bord de l’Eurydice, un seul ne figurait pas sur cette liste. Il en était de même pour l’Obligado, qui du reste avait comparativement souffert plus qu’aucun autre navire. Que l’on nous pardonne d’insister sur ces détails. Le silence gardé jusqu’ici sur tout ce qui concerne la triste journée du 4 septembre 1854 était plus qu’un oubli immérité, c’est une véritable injustice, car l’opinion, toujours prompte à exagérer ce qu’elle ignore, tendait à transformer en une déroute honteuse pour l’honneur du pavillon ce qui n’a été qu’une défaite résultant des conditions désavantageuses qu’on avait acceptées si imprudemment. Officiers et matelots avaient assez chèrement payé de leur sang le droit de ne pas être traités avec cette injustifiable sévérité, et certes il appartient à ceux qui les ont vus dans ces tristes circonstances de dire hautement que, si une troisième attaque eût été ordonnée, il n’est pas un homme dans l’escadre qui n’eût accueilli avec joie cette occasion de venger l’insuccès des deux premières. Reconnaissons-le du reste, ce n’est pas tant en France qu’en Angleterre que l’opinion se prononçait ainsi : nous savons excuser un revers et comprendre les circonstances qui l’ont amené, tandis que chez nos alliés échouer n’est pas un malheur, c’est une tache que l’on voudrait pouvoir effacer du livre de l’histoire; c’est plus encore, c’est une faute, je dirai presque un crime, dont l’injuste responsabilité pèse indistinctement sur tous. Aussi, tandis qu’à bord de nos navires d’honorables distinctions attestaient une sollicitude qui savait faire la part de chacun, l’excessive susceptibilité de l’orgueil britannique rendait en quelque sorte solidaire de ce qui s’était passé la division anglaise tout entière. Ce n’est pas ici le lieu de discuter laquelle des deux conduites l’emporte en modération, en justice et en véritable dignité; nous dirons seulement qu’en cherchant ainsi à ensevelir dans l’oubli les événemens qui nous ont été contraires, on se prive volontairement des leçons de l’expérience, plus profitables peut-être dans les revers que dans le succès.

La fortune réservait à l’escadre alliée un dernier désappointement. Dans la nuit du 6, des feux avaient été aperçus au large; aussitôt le jour venu, on appareilla, croyant enfin rencontrer l’ennemi sur l’élément où il avait jusqu’ici décliné le combat, et l’on vit effectivement, au sortir du goulet, deux navires à grande distance, faisant force de voiles pour regagner le large. Un moment l’on put espérer que le plus éloigné était l’une des deux frégates russes que nous savions dans ces mers, la Pallas ou la Diana, — la brume aidait encore à cette illusion; — mais en approchant, on dut se résigner à reconnaître un transport que la supériorité de marche du Président fit, au bout de quelques heures, tomber en notre pouvoir. C’était le Sitka, bâtiment de la compagnie russo-américaine, de 800 tonneaux et de 12 canons, se rendant de la mer d’Okhotsk à Petropavlosk. Le second navire était l’Anadir, goélette de trop petite dimension pour pouvoir être emmenée. Enfin le lendemain, 8 septembre, par un temps sombre, triste et pluvieux, l’escadre abandonnait définitivement ces parages, où elle eût dû trouver un succès, tandis qu’une funeste inspiration la forçait au contraire à s’en éloigner sous le poids du seul revers que nos armes dussent rencontrer dans le cours de la guerre. Laissant derrière elle l’Anadir en proie aux flammes, elle se dirigeait vers la côte d’Amérique, où nous la retrouverons en continuant le récit de ces trois années de croisière.

Cette courte campagne était féconde en enseignemens. Chez nous, dès le début, on avait vu l’indécision paralyser tous nos actes, et le temps se perdre en relâches inutiles. Au lieu de profiter du nombre de nos navires pour nous éclairer, alors que tout présageait la guerre, sur la force de l’ennemi, sur ses points de concentration et sur la nature de ses établissemens dans le nord du Pacifique, en avait en quelque sorte attendu que ces renseignemens vinssent nous trouver. En présence de l’ennemi, à peine l’affaire est-elle entamée, que de nouvelles incertitudes interrompent le combat commencé au moment où la victoire semblait assurée. Enfin, terme fatal et trop commun de l’irrésolution, on finissait par se précipiter tête baissée dans un défilé sans issue. Les Russes, il est vrai, avaient tout à perdre dans la partie engagée, et c’est là un sentiment qui ajoute singulièrement à l’activité individuelle; mais quel admirable emploi du temps ! De Cronstadt au Kamtchatka, à peine quelques jours de relâche : l’équipage arrive, réduit de moitié par le scorbut et les fatigues de cette course à travers l’étendue de deux océans ; il n’importe, ce n’est pas sur mer que l’Aurora peut espérer nous résister, et l’on se met à l’œuvre pour hérisser le port où elle s’est réfugiée de travaux de défense oubliés pendant les longues années de la paix. Dès la fin de juillet, elle est prête à nous recevoir ; à peine alors quittions-nous les Sandwich, et certes un seul des délais que nous semions ainsi sur notre route eût été pour elle le signal d’une perte inévitable. C’est que dans la guerre maritime, avec ces traversées dont les étapes gigantesques franchissent l’intervalle d’un hémisphère à l’autre, le temps n’est pas seulement le premier élément de succès ; il est souvent le succès lui-même, et quinze jours d’une relâche inutile suffisent parfois à décider du sort d’une campagne. Dans l’immortelle croisière de Nelson, qui se termina si fatalement pour nous par le désastre de Trafalgar, lorsque l’escadre anglaise parcourait fiévreusement les mers et s’en allait rechercher nos vaisseaux dans les ports de trois continens, quinze jours perdus par Villeneuve étaient plus encore que la défaite de notre flotte ; c’était le changement des destinées du monde, c’était l’arrêt qui effaçait de notre siècle l’histoire inconnue rêvée par le conquérant de l’Europe.

Il peut paraître étrange de citer, à côté de ces mémoires illustres, les noms inconnus de l’amiral Zavoïka et du commandant de l’Aurora, le capitaine Izilmetief. Tout est relatif. En 1836, un vapeur passait au milieu des rangs de l’escadre russe assemblée à Cronstadt, et les vaisseaux pavoisés saluaient des bruyans éclats de leur artillerie une barque grossière placée sur son pont : ce frêle esquif, humble et glorieuse origine de la flotte moscovite, était celui qu’avait construit Pierre le Grand lui-même, et il y avait cent treize ans, jour pour jour, qu’il était sorti des mains de l’impérial ouvrier pour prendre possession de son élément. Une date aussi récente dans l’histoire d’un peuple suffirait à expliquer le vide des états de service de la marine russe, si de plus une prudence exagérée n’avait souvent semblé lui faire une règle de décliner tout engagement. En attendant la division alliée aux limites les plus reculées de la Sibérie, en résistant à ses attaques sur cette côte, où jamais encore n’avait retenti le canon européen, les deux officiers que nous venons de nommer ont prouvé que les équipages russes savaient combattre et combattre heureusement : ils ont droit à voir leurs noms conservés dans les annales de leur marine.


Ed. du Hailly.
  1. Le nom du capitaine David Porter est resté célèbre dans les annales du Pacifique par la hardiesse avec laquelle, pendant la guerre de 1812, 1813 et 1814, il promena sur ce vaste océan le pavillon américain, dont il était le seul représentant. Parti des États-Unis sur l’Essex, frégate de quarante-six canons, après avoir fait quelques prises dans l’Atlantique, il vint doubler le cap Horn, et remonta la côte occidentale d’Amérique jusqu’au groupe des îles Gallapagos, centre d’une importante pêche baleinière à cette époque. Habile à se déguiser et à tromper par sa manœuvre un ennemi trop confiant, il réussit à capturer 12 bâtimens anglais; puis, ayant été informé qu’une division de quatre navires, portant ensemble plus de cent canons, avait été expédiée d’Angleterre avec la mission spéciale de mettre un terme à ses ravages, il quitta sa croisière pour réparer en un mouillage sur son navire fatigué par une longue navigation, et, chose assez curieuse, le point choisi par lui à cet effet, en raison du secret que lui promettait cette position écartée, fut précisément la baie d’Anna-Maria, dans l’île de Nukahiva, où nous verrons qu’en 1854 les amiraux alliés fixèrent le rendez-vous de leurs bâtimens. Ce fut seulement en mars 1814 qu’attaqué par une force supérieure dans le port de Valparaiso, au mépris de la neutralité chilienne, l’Essex dut se rendre au Commodore Hillyar dans un état qui témoignait de l’acharnement de sa résistance. Indépendamment des frais d’armement des navires envoyés à sa poursuite, les pertes que cette croisière avait fait éprouver au commerce britannique s’élevèrent à plus de 13 millions de francs; la terreur que l’Essex répandait fut si grande que tous les ports de la côte d’Amérique étaient pleins de navires anglais qui préféraient l’inaction aux chances d’une capture à peu près certaine. Peu de lectures sont d’un intérêt plus vif que le journal où le capitaine Porter a présenté le récit de sa campagne, et surtout peu de livres offrent un tableau plus vrai de la curieuse existence d’un navire livré à ses propres ressources pendant une pénible navigation de plusieurs années.
  2. C’est là sans contredit une des coutumes les plus caractéristiques de ces populations. L’adoption, érigée en système, y remplace la famille, et l’abandon que les parens font ainsi de l’enfant est définitif. Quel peut être le motif de ce renversement inouï des lois de la nature, inconnu des archipels voisins? A toutes les questions qu’on lui adresse à cet égard, l’habitant des Marquises se borne à répondre que les choses se sont toujours passées ainsi.
  3. Non-seulement elle subsiste, mais notre protectorat n’a pu faire encore disparaître les fréquentes exécutions qui témoignaient de l’étendue de ce pouvoir arbitraire. Le seul progrès en ce sens, si tant est que c’en soit un, consiste en ce que les chefs, rendus plus circonspects, prennent aujourd’hui le poison pour instrument de leurs vengeances. Un affidé pénètre sous un prétexte quelconque dans la case du condamné vers l’heure du repas, et jette à la dérobée le poison dans la nourriture préparée. Si le nombre des victimes se trouve ainsi souvent augmenté, l’exemple n’en est, au sens du chef, que plus efficace.
  4. Ces prêtresses remplissent en même temps les fonctions de médecin, et si le plus souvent leur médication se borne à quelques remèdes simples, enseignés par l’expérience, parfois aussi son énergie s’élève à un dangereux degré d’originalité. M’étant un jour approché d’une case d’où s’échappait un affreux vacarme de chants et de tam-tam, j’y trouvai un Kanak en train d’expirer au milieu d’une foule empressée qui lui tenait soigneusement fermés la bouche, le nez et les oreilles. Si, ce qui ne peut manquer d’arriver, le patient succombe à ce luxe de précautions, on en conclut que la mort était inévitable, puisque la vie a trouvé moyen de quitter ce corps dont toutes les issues étaient si bien bouchées.
  5. Fait singulier que je rapporte du reste sans aucun commentaire, l’idée d’anthropophagie nous révolte beaucoup plus en Europe qu’elle ne révolte les Européens qui parcourent la Polynésie. J’ai vu un de nos missionnaires qui, tout en condamnant cette coutume, en était presque venu à admettre qu’à certaines fêtes religieuses les Kanaks fissent figurer la chair humaine à leurs festins, absolument, disait-il avec naïveté, comme nous mangeons un dindon à Noël. Lui-même avait pourtant vu cette affreuse mort de plus près que personne ; prisonnier des insulaires de la Nouvelle-Calédonie, tenu littéralement à l’engrais pendant trois mois, il n’avait dû la vie qu’à l’arrivée inattendue de la corvette française la Brillante. Au moment de sa délivrance, deux autres missionnaires, faits prisonniers en même temps que lui, avaient déjà été mis à mort et dévorés.
  6. On peut estimer à 60 millions de francs le produit annuel de la pêche de la baleine dans l’Océan-Pacifique septentrional, et à près de 300 le nombre des navires qui s’y livrent. L’immense majorité (258 sur 275) en est américaine, et l’on sera peut-être étonné d’apprendre que la France se trouve sur cette liste immédiatement en seconde ligue, bien qu’à une distance qui rend cette place moins significative qu’elle ne le paraît d’abord (10 sur 275). En 1852, près de 500,000 barils d’huile et plus de 5 millions de livres de fanons avaient été le résultat de la pêche. Si l’on songe que 10,000 matelots arment cette flotte, et que tous les bâtimens dont elle se compose viennent chaque année relâcher aux Sandwich, principalement à Honolulu, on comprendra le mouvement et la richesse apportés dans ce port par cette masse de consommateurs empressés de dépenser l’argent qu’ils viennent de recevoir. Aussi Oahu n’est-elle plus appelée que l’île d’or par les indigènes, et le revenu du gouvernement hawaïen, qui n’était que de 406,000 francs en 1846, est-il monté en 1853 au chiffre de 2,193,500 francs.
  7. Rapport de M. Le capitaine de frégate Delapelin, commandant de la corvette la Brillante.
  8. Un autre recensement assez singulier porte à 2,208 pour la même année le nombre des chiens de la presqu’île. On sait du reste l’utilité de ces précieux animaux, seul attelage que connaisse le traîneau du Kamtchadale.
  9. Deux de ces navires, armés de quelques canons, comme ils l’étaient tous, trouvèrent moyen d’échapper aux alliés en se réfugiant à temps dans le port de San-Francisco de Californie, et le commerce, prompt à s’alarmer, leur prêta des intentions de course dont certes ils étaient bien éloignés. Ce fut l’origine de ces bruits de corsaires russes auxquels nous avons fait allusion, et qui préoccupèrent à tort les deux amiraux. Bien que ces navires, presque complètement désarmés, ne songeassent nullement à appareiller, la Pique, se trouvant à San-Francisco en 1855, les envoyait chaque nuit surveiller par ses canots, luxe de précautions auquel répondirent assez spirituellement les Russes en envoyant également leurs embarcations surveiller de nuit la frégate anglaise.
  10. Cette pointe avait été ainsi baptisée par M. Dupetit-Thouars, commandant la frégate la Vénus, en mémoire de la cordiale hospitalité qu’il avait rencontrée chez M. Le gouverneur-général Shakof. L’amiral Zavoïka, gouverneur du Kamtchatka en 1854, était gendre du général Shakof.
  11. Avant d’aborder le récit des faits qui vont suivre, qu’il nous soit permis de dire un mot de la forme parfois minutieuse sous laquelle nous les avons présentés. Si ces faits avaient été simplement peu connus, nous eussions pu nous borner à en esquisser rapidement les traits principaux; mais il en est autrement. Le fâcheux engagement du 4 septembre a été apprécié avec une sévérité qui montre sous le jour le plus faux la conduite des équipages de l’escadre alliée, et dès lors la justice nous faisait un devoir d’entrer dans des détails assez étendus pour faire connaître dans toute leur exactitude des événemens d’où l’on faisait ainsi dépendre en quelque sorte l’honneur militaire de nos marins.
  12. Les royal-marines forment un corps d’infanterie d’élite, destiné, ainsi que l’indique sa devise (per mare, per terram), au service spécial de la flotte anglaise; chaque bâtiment en reçoit, selon son importance, un détachement plus ou moins nombreux.
  13. La délégation est sans contredit l’un des traits les plus touchans des mœurs du marin. Il est peu d’hommes dans un équipage qui ne sacrifient ainsi le tiers de leur solde, non-seulement aux femmes et aux enfans, mais aux pères, aux mères, souvent même à des parens plus éloignés. Les enfans naturels aussi délèguent presque toujours à leurs mères une partie de leur solde, et l’on voit fréquemment des enfans trouvés se conduire de même à l’égard de leurs parens adoptifs.