Une Campagne de vingt-et-un ans/Chapitre II

Librairie de l’Éducation Physique (p. 8-14).


ii

L’ÉTAT DES CHOSES EN FRANCE


L’appui dont j’avais besoin pour réaliser ce vaste dessein aurait pu me venir de trois sources différentes : d’une disposition favorable de l’opinion — d’un courant réformateur se manifestant dans les établissements d’éducation — enfin, d’un concours effectif fourni par les sociétés d’exercices physiques déjà existantes. J’ajouterai comme quatrième source utile : de mes moyens personnels. Il est certain que si mon budget de jeune homme s’était élevé à cent mille francs par an, j’aurais eu toute facilité pour mener une de ces campagnes fulgurantes qui, se traduisant en fondations appropriées, créent à travers un pays une conviction rapide. Les résultats de pareilles campagnes, toutefois, sont peu durables ; et puis, si j’avais eu de telles sommes à ma disposition, aurais-je réussi à les bien employer ? J’en doute et remercie le ciel de ne me les avoir point départies. À défaut de ce dangereux nerf d’action, que m’apportaient les idées courantes, les collèges, les groupements gymnastiques et sportifs antérieurement créés ? C’est là ce que je voudrais indiquer rapidement dans ce chapitre et le suivant.

Les idées courantes n’étaient pas ce qu’on se figure rétrospectivement. Il y avait, certes, un grand désir de réformes qui s’affichait bruyamment. On condamnait à tout propos et dans des termes volontiers rigoureux le système d’éducation en usage en France. Mais orateurs et chroniqueurs se tenaient presque toujours dans les généralités ou bien ils extrayaient de leurs souvenirs d’écoliers toute une gamme de rancunes. Maxime du Camp n’avait-il pas écrit ces sombres lignes : « Encore à l’heure qu’il est, je ne puis voir passer une bande de lycéens sans être pris de tristesse et lorsque, par hasard, je rêve que je suis rentré au collège, je me réveille avec un battement de cœur. » Beaucoup de Français en eussent dit autant. Par contre, il y avait déjà vingt années que M. Sainte-Claire-Deville, dans une retentissante communication, avait osé appeler l’attention de l’Académie des Sciences morales et politiques sur les dangers de l’internat et c’était là un sujet dont, depuis lors, on continuait à parler mais sans un vrai désir de l’aborder de front et de le résoudre. M. Sainte-Claire-Deville avait intéressé, il n’avait pas ému. L’ignorance de la pédagogie anglaise était générale. J’en citerai une preuve assez curieuse. Tout le monde sait aujourd’hui en quoi diffèrent le système familial et le système tutorial. Le premier, très goûté en Allemagne, consiste à répartir les élèves d’un établissement dans les familles des professeurs ; le second qui est à la base de l’organisation des public schools britanniques, sépare les élèves en groupes assez nombreux dont chacun vit sous l’égide d’un tutor. La maison de ce dernier est attenante à l’espèce de petit collège ainsi formé ; les élèves franchissent souvent le seuil de sa demeure mais ils ne vivent pas complètement avec lui. Je ne saurais entrer ici dans le détail de tous les avantages que comporte cette institution singulière sur laquelle MM. Demogeot et Montucci, dans le rapport dont j’ai parlé, n’avaient pas manqué d’attirer l’attention des Français. Or il paraît qu’ils n’y avaient guère réussi puisqu’un homme aussi haut placé dans la hiérarchie pédagogique que M. le vice-recteur Gréard a pu, au début du tome ii de son grand ouvrage intitulé Éducation et Instruction, confondre manifestement les deux systèmes.

Ce simple fait est bien suggestif de l’inattention profonde avec laquelle les hommes les plus éclairés en France considéraient les choses pédagogiques anglaises. Du reste, M. Paschal Grousset lui-même n’attachait pas une si grande importance à ces choses. S’il a, sous le nom d’André Laurie, présenté aux jeunes collégiens de France une sorte de Tom Brown mieux approprié peut-être à leur mentalité[1], les chroniques envoyées par lui aux journaux parisiens sous son autre pseudonyme de Philippe Daryl et réunies en volume[2], ne contiennent pas un paragraphe consacré au rôle des sports dans la vie scolaire d’outre-Manche et à la possibilité de revivifier la nôtre en les y introduisant. La vérité est que personne ne se souciait des collèges anglais pour cette raison première que les Anglais, alors, n’étaient rien moins que populaires chez nous et cette seconde que les oppositions de tempérament des deux peuples passaient pour un obstacle infranchissable à toute imitation de l’un par l’autre. Nous avions bien emprunté à nos voisins le parlementarisme mais nous n’admettions même pas qu’il pût être opportun de leur emprunter quelques principes de pédagogie. Encore un symptôme à noter. Le 21 mai 1887, Jules Simon qui allait devenir un an plus tard le chef de notre mouvement, prononçait le grand discours d’ouverture du Congrès annuel de la Société d’Économie Sociale et des Unions fondées par Le Play. Il avait choisi pour sujet : l’Éducation. Or, c’est à peine si le texte de ce superbe morceauFernand Lagrange
le docteur fernand lagrange
auteur de « La Physiologie des Exercices du Corps »
d’éloquence laisse apparaître quelque velléité d’employer l’exercice physique à la réforme de la pédagogie française. Un passage pourtant indique que les préférences de l’orateur seraient pour « le jeu athlétique anglais », et ce passage est à noter car personne encore n’en avait dit autant.

C’est que l’Académie de Médecine venait de donner un nouveau coup de barre au vaisseau de l’opinion (si l’on autorise cette métaphore), dans la direction fausse où l’avait engagé un homme éminent et néfaste, Raoul Frary. Son livre fameux, La question du latin, avait réuni dans une pensée commune la plupart des réformateurs ; ceux-ci croyaient, non sans quelque naïveté, qu’allégé du poids des langues dites mortes, l’enseignement allait bondir vers le soleil comme un ballon délesté. Les parents, apercevant dans cette disparition de la culture classique le moyen de remédier au surmenage intellectuel dont ils croyaient constater chez leurs enfants les traces inquiétantes, avaient fait chorus. Tout le monde avait crié : sus au latin. Cependant, le latin vivait toujours. Alors, l’Académie de médecine s’était mise de la partie et, étudiant le surmenage par un seul de ses aspects, avait doctement conclu non pas à l’organisation d’un contre-poids sportif mais à la décharge des programmes d’examen. Personne, donc, ou presque personne ne paraissait songer aux exercices physiques et quand Georges Morel
m. georges morel
Inspecteur Général de l’Instruction Publique
alors Directeur de l’Enseignement secondaire
d’aventure M. Legouvé se permettait d’en parler aux lauréats d’une distribution de prix, sa voix n’y trouvait pas d’écho. Celui-là était un précurseur par l’exemple infatigable qu’il donnait. Il y en avait d’autres et notamment le docteur Fernand Lagrange qui travaillait dans l’ombre à cette Physiologie des Exercices physiques[3] dont la publication allait étonner et frapper d’admiration non seulement des hommes de science mais l’élite des profanes et ouvrir à tous des horizons imprévus.

Avant même que fût terminée mon enquête britannique (enquête dont les premiers résultats parurent dans la Réforme Sociale à l’automne de 1886 et dont je présentai un tableau complet à la Société d’Économie sociale réunie le 18 avril 1887, sous la présidence de M. Claudio Jannet, son président d’alors) j’avais commencé d’arpenter le champ de la pédagogie française pour voir ce qu’on en pouvait tirer. J’en avais demandé la permission à l’homme charmant, raffiné et si ouvert qui exerçait alors les fonctions de directeur de l’Enseignement secondaire. M. Georges Morel, aujourd’hui inspecteur général de l’Instruction publique, se rappelle probablement le jour lointain où je vins le trouver sans introduction ni titres spéciaux à sa bienveillance ; il en fut grandement surpris et la requête que je lui présentai lui parut étrange. Mais, après une conversation qui apparemment le convainquit de mes honnêtes intentions, il m’octroya séance tenante la lettre circulaire qui allait m’ouvrir tous les lycées de France. Et ce fut alors au tour des proviseurs de s’étonner. Ils n’avaient jamais vu, je crois bien, un enquêteur de ma sorte. Je confesse que ce rôle ne m’amusait pas beaucoup ; je le remplissais avec timidité ; cette timidité et une sage prudence m’engageaient en général à taire mes projets. Si j’en parlai, ce ne fut, je crois bien, qu’à M. Morlet, alors directeur de Sainte-Barbe-des-Champs, aujourd’hui proviseur du lycée Michelet et dont le nom reviendra sous ma plume et à M. Godart, directeur de l’École Monge et membre du Conseil supérieur de l’Instruction publique. Celui-là, toujours à l’affût du progrès, songeait justement à quelque innovation du côté du bois de Boulogne. Jusqu’alors, le souci de l’instruction mentale l’avait accaparé et c’est vers l’Allemagne qu’il s’était tourné. Une association fondée par lui et présidée par M. Levasseur, en vue de la « recherche et de la propagation des meilleures méthodes d’éducation », avait négligé, elle aussi, de pousser ses enquêtes du côté de l’Angleterre ; partant, l’importance de la culture musculaire en tant que facteur de perfectionnement moral, lui échappait. Nul ne songeait, à l’École Monge, à provoquer la fondation d’associations de jeux mais on y entretenait une préoccupation permanente des choses de l’hygiène. Or l’hygiène incitait à procurer aux jeunes poumons un cube d’air aussi considérable que possible et à ce que cet air fût le plus pur possible. M. Godart chercha donc à s’entendre avec la direction du Jardin d’Acclimatation de sorte que ses élèves, transportés au Pré-Catelan dans les omnibus de l’école, y pussent prendre quotidiennement leur principale récréation. M. Godart connaissait mal la pédagogie britannique mais, dès qu’elle lui fut exposée, il en saisit avec son habituelle lucidité la portée considérable ; ardent et enthousiaste, il fut aussitôt préparé à en tenter l’application.

À l’École Alsacienne, je trouvai d’abord quelque répugnance à s’associer à un mouvement réformateur. L’École Alsacienne avait été la première pourtant, comme je le dirai tout à l’heure, à posséder une association athlétique régulière. Les jeux continuaient d’y être en honneur mais les dirigeants semblaient craindre, en attirant sur cet aspect de leur pédagogie l’attention du public, de nuire au bon renom de l’établissement. Cependant, je sentis que, là aussi, je serais appuyé.

Rien à attendre des établissements religieux. Stanislas et Arcueil s’enfermaient obstinément chez eux, n’en voulant point sortir ; le père Didon, en ce temps-là, s’absorbait dans ses fonctions de prédicateur et d’écrivain : son rôle d’éducateur ne se dessinait pas encore. Les collèges des Jésuites regarderaient, je le savais, avec le plus parfait dédain la réforme naissante. Je fis une tentative auprès de l’externat de la rue de Madrid dont j’avais suivi les classes et dont l’association des Anciens Élèves était placée sous ma présidence. Mais le non possumus fut absolu. Les Jésuites avaient la prétention, fort peu justifiée, de donner dans leurs établissements une culture physique complète parce que beaucoup d’entre eux participaient avec entrain aux jeux de leurs élèves. Mais ils étaient résolus à s’en tenir à ces jeux d’un caractère enfantin et à proscrire sévèrement tous les sports susceptibles d’être gouvernés par les collégiens ce qui amènerait ceux-ci à se rencontrer, les jours de matches, avec des jeunes gens appartenant aux établissements de l’État ou à des écoles laïques.

Il y avait, il est vrai, à Paris, quatre maisons religieuses en contact direct avec l’Université : les écoles Bossuet, Fénelon, Massillon et Gerson dirigées par des prêtres libres et dont les élèves recevaient en externes l’enseignement du lycée le plus voisin. Je les visitai en vain, sauf l’école Gerson dès alors entre les mains d’un ecclésiastique de la plus haute valeur, homme large d’esprit et de cœur, ne craignant aucune nouveauté et tout dévoué à son œuvre : c’était M. l’abbé Dibildos. Enfin, aux environs de Paris — un peu isolé, malheureusement — le beau collège de Juilly me rappelait par certains côtés les public schools d’Angleterre. On y montait à cheval, on y jouait ; l’atmosphère avait quelque chose de sportif et de libre qui charmait tout particulièrement sous le ciel de France. Le supérieur du collège, le R. P. Olivier, était d’avance acquis à la bonne cause.

Quant aux lycées eux-mêmes, beaucoup de bonnes volontés y somnolaient sous l’enduit malheureusement épais d’une routine organisée. Dans l’Académie de Paris, plus que dans aucune autre, tout aboutissait au rectorat. Lorsque je me sentis certain que M. Gréard marcherait avec nous, je fus certain aussi que ses proviseurs adhéreraient à l’entreprise mais que, sur un second signe de lui, ils s’en détacheraient avec la même facilité. Or je n’avais pas le sentiment que M. Gréard pût soutenir les exercices physiques par conviction mais seulement par le désir instinctif qui était en lui de capter et de diriger à sa guise tous les ruisseaux qui s’avisaient de couler sur ses terres. Nous lui devons passablement ; ce n’est pas un secret, d’autre part, qu’il nous joua plus d’un tour. Ainsi pensait M. Jules Simon qui m’a dit une fois, dans une de ses lettres toujours si amusantes, à propos d’un incident ultérieur : « Gréard qui me voit tous les jours, ne m’a parlé de ces grosses aventures que ce matin. J’avais toujours cru qu’il nous protégerait un peu. Mais non. Il est recteur en diable ». Je ne sais ce que M. Jules Simon aurait dit du successeur de son collègue. Celui-là est vraiment recteur ; il ne l’est pas en diable.

Je ne puis mieux résumer mes impressions d’alors que par ces mots : les proviseurs de lycée, dans l’académie de Paris, étaient tenus en véritable esclavage. Ils avaient leurs fiches à la Sorbonne et le savaient. L’un d’eux me l’avoua par la suite dans un accès de colère révoltée contre son chef. Je pris dès alors cette vue du problème que je tentai, avec bien d’autres du reste, de faire prévaloir dans des articles de la Revue Bleue (juin-juillet 1898) et devant la grande Commission parlementaire présidée par M. Ribot : il n’y a qu’une manière de mettre le lycée français à même de remplir sa mission, c’est de lui donner l’autonomie. Les années ont passé et l’autonomie désirable s’esquisse à peine sur l’horizon. Que n’aurait-on pu attendre, en ce temps-là, d’hommes comme MM. Kortz, proviseur de Janson-de-Sailly ; Fringnet, proviseur de Lakanal ; Adam, proviseur de Buffon, s’ils avaient eu l’autonomie ?

Malgré toutes les difficultés, quelques professeurs n’hésitèrent pas à se compromettre au service de notre œuvre. Ils réussirent à entraîner çà et là des groupes d’élèves dont ils transformèrent rapidement la mentalité et dont l’athlétisme naissant fit taire les démoralisantes conversations.



  1. La Vie de collège en Angleterre, par André Laurie. Hetzel, Paris.
  2. À Londres, notes d’un correspondant français. Je n’ai plus le volume sous les yeux au moment où j’écris mais je ne crois pas me tromper en affirmant que pas une fois l’attention du lecteur n’y est attirée sur le rôle du sport dans la vie britannique.
  3. À citer aussi le Dr  Rochard qui fut très catégorique en parlant dans un article de la Revue des Deux Mondes de la nécessité d’une réforme générale de l’éducation et notamment de la culture physique.