Une Campagne de vingt-et-un ans/Appendice/II

Librairie de l’Éducation Physique (p. 216-220).


LA PHILOSOPHIE DU DÉBROUILLARD



Discours prononcé dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne le 30 juin 1907 à la fête organisée par la Société des Sports Populaires pour la distribution du Diplôme des Débrouillards aux lauréats de 1907.


Messieurs les Débrouillards,

Vous vous attendez peut-être à ce que je m’émerveille et vous convie à vous émerveiller avec moi qu’un diplôme musculaire vous soit remis dans cette enceinte intellectuelle. Mais nous ne saurions nous étonner en vérité devant un fait si naturel et si normal. Si nous en marquions quelque surprise, ne serions-nous pas semblables à une foule qui, constatant le parfait équilibre corporel et mental d’un homme, souhaiterait de montrer cet homme à la foire comme un animal inattendu ? L’équilibre, hélas ! n’est pas un état auquel il soit toujours aisé de parvenir : force nous est du moins de reconnaître et de proclamer que c’est l’état vers lequel tout nous commande d’aspirer et de tendre.

Aussi bien le contraste superficiel que l’on pourrait établir entre la majesté de ce lieu et les exploits qui vous y amènent, n’a-t-il même pas les apparences de la réalité ; votre diplôme, Messieurs, pour athlétique qu’il soit dans son essence, n’en est pas moins tout imprégné de philosophie. Et voilà ce dont je veux vous dire deux mots. Car d’avoir été reçu débrouillard ne doit pas seulement vous aider matériellement dans la vie ; il importe que vous y puisiez encore une aide morale et sociale.

La facilité à se débrouiller est de nos jours la qualité la plus nécessaire à l’homme pour cette simple raison que, jamais peut-être, son existence n’a été plus embrouillée. Entendez-moi bien : je ne dis pas rude ou difficultueuse. D’autres époques ont vu des obstacles bien autrement redoutables se dresser devant l’humanité ; mais ces obstacles s’apercevaient de loin car la route qui y menait était droite. On avait le loisir avant de les aborder de mesurer l’effort à faire et de s’y résoudre. L’imprévu qui est devenu la règle générale était alors l’exception. Comment et pourquoi un changement si radical s’est opéré ? c’est à vos professeurs d’histoire à vous le dire et aussi à vos professeurs de science. Moi je me borne à constater le fait et à vous proposer un moyen d’y faire face.

Les trois grands débrouillages qui vous guettent sont ceux-ci : la carrière, les responsabilités de la vie privée, les responsabilités de la vie publique. — Par ce temps de démocratie, les carrières ne se font pas par le simple jeu du mérite et de l’effort désintéressé. Il y a du mal à se donner pour ne pas se laisser oublier ; il y a, en un mot, à se pousser et cet arrivisme-là, pour tant qu’il reste honnête et loyal, est légitime. Mais combien apparaissent imprécises parfois les frontières au-delà desquelles un homme consciencieux ne doit pas poser le pied et comme il faut y regarder de près pour être certain de rester en deçà de la ligne tracée par la droiture. Ainsi la carrière moderne, en bien des cas, devient un conflit latent et permanent entre la conscience et l’intérêt. Mais il y a autre chose ; non seulement on doit souvent travailler au succès de sa propre carrière autrement qu’en en remplissant strictement les devoirs ; on est encore amené à changer de carrière. Démocratique et cosmopolite, notre époque se distingue par l’instabilité des situations qui se font et se défont avec une grande rapidité. Le hasard y joue parfois un rôle capital mais la volonté y intervient aussi fréquemment. Hasard ou volonté, il y a des résolutions décisives à prendre, des consignes viriles à observer, tout un dédale de tentations, de calculs, d’orientations à travers lequel il faut se conduire, à travers lequel il faut se débrouiller. Beaucoup d’exemples nous font comprendre autour de nous que la bonne volonté est un fil d’Ariane insuffisant et qu’une méthode intelligente y peut seconder, de la manière la plus utile, la mise en pratique des préceptes fournis par la conscience.

Les responsabilités de la vie privée sont infiniment accrues par le développement qu’ont pris dans nos sociétés présentes les questions d’éducation et d’hygiène comme aussi par les difficultés que, tout comme le budget de l’État, celui de la famille rencontre à se bien établir. Autrefois, les parents abdiquaient entre les mains de l’éducateur et du médecin : ils n’y avaient point de démérite, ne pouvant guère faire autrement. Aujourd’hui, l’externat, par exemple, est venu diminuer le rôle de l’éducateur au profit des parents tandis que la découverte et la diffusion des procédés hygiéniques ont créé, pour ainsi dire, une médecine domestique qu’il faut appliquer — sinon concevoir — soi-même. Est-il besoin de décrire les complications d’un budget familial moderne ? si modeste soit-il, nouer les deux bouts n’en est plus une règle unique ; importante, certes, mais non pas unique. L’épargne, quoi qu’on dise, cesse de se limiter au fameux bas de laine ; elle revêt des formes multiples et n’a de valeur sociale qu’en raison de la façon dont on l’utilise. Savoir dépenser au moment propice et de façon fructueuse, savoir déplacer notre argent à propos, voilà un art dont nos pères n’avaient cure et qui, de nos jours, importe bien plus aux petits budgets qu’aux gros.

Je me garderais de longuement insister sur les responsabilités de la vie publique. Nos gouvernements modernes sont des gouvernements de partis et l’opinion du parti ne se restreint pas à la politique proprement dite : elle s’étend aux principes de l’administration, au régime économique, à la législation, à toutes les formes de l’activité générale et de l’effort collectif. Les uns pensent du bien de ce régime, les autres en disent du mal mais tous s’inclinent devant la nécessité matérielle de son existence. D’ailleurs, l’expérience des nations a prouvé dès longtemps que, si les partis menaçaient parfois de devenir les instruments d’une tyrannie relative, l’absence du parti exerçait de fâcheux effets par l’affaiblissement, le laisser-aller, l’émiettement qui en résultent. Jusqu’à quelles limites le citoyen est-il tenu de sacrifier dans l’ordinaire de la vie, une portion de ses idées, de ses préférences ou de ses intérêts au bien public envisagé à travers le prisme du parti auquel il appartient, c’est un problème dont on ne parle guère, auquel on pense moins encore et que chaque jour pourtant l’on résout plus ou moins heureusement.

Tels sont, Messieurs, vus en esquisse rapide, les débrouillages que je voulais mentionner ; il y en a d’autres mais ceux-là sont les principaux auxquels il n’est jamais trop tôt pour se préparer. Et la meilleure façon de les aborder, ce sera encore de leur appliquer la méthode qui ressort de l’institution même du diplôme que vous allez recevoir. Car il y a de constantes analogies entre le régime qui convient aux muscles et celui dont s’accommodent l’esprit et le caractère ; ces analogies ne sont point assez observées de nos jours ni assez cultivées ; elles joueront certainement un rôle important dans la pédagogie prochaine.

Donc du diplôme des Débrouillards, Messieurs, émane cette double recommandation : une forte culture individualiste appuyée sur un éclectisme raisonnable. Permettez-moi d’insister sur cette formule ; je la crois applicable à toute la vie. La gymnastique que nous avons appelée utilitaire parce qu’elle vise à mettre l’homme en possession des éléments des exercices concourant au sauvetage, à la défense et à la locomotion, est éminemment individualiste. Par là les préjugés du jour voudraient sans doute qu’elle fût anti-sociale. Vous me saurez gré de ne point aborder ici la discussion d’un problème qui agite nos contemporains à cause des nombreux contacts qu’il présente avec la politique. Mais ce n’est pas faire de la politique que de proclamer cette vérité essentielle, autour de laquelle s’assembleront toujours les esprits réfléchis, qu’une association est efficace à la condition d’être composée de personnalités robustes. Un troupeau de moutons est une association inefficace, je suppose. Prenons garde que nos groupements ne tendent parfois vers ce médiocre idéal. Même dans les sports se manifestent à cet égard des tendances inquiétantes. Le but n’est pas, pour une société gymnastique ou sportive, de posséder quelques sujets d’élites aptes à briller dans les concours et entourés de nombreux immobiles desquels on n’attend que des applaudissements et le versement d’une cotisation. Les sociétés ainsi constituées sont un danger et une honte pour l’athlétisme ; les combattre est une œuvre pie. Certes il faut des concours ; l’humanité ne saurait se passer de la comparaison intéressée, principe immuable du progrès. Supprimer tout concours, ce serait se conduire en utopistes. Mais le fait pour quelques-uns de concourir entre eux pour un classement ou un prix ne doit pas empêcher tous les autres de s’exercer individuellement sans autre ambition que leur propre amélioration et ne doit pas faire perdre de vue l’intérêt supérieur qu’il y a à leur en fournir les moyens. Ainsi il importe que le développement corporel de l’individu et son perfectionnement musculaires demeurent au premier rang des préoccupations. C’est pourquoi, en instituant le diplôme des Débrouillards dont le succès a été prompt et complet puisque, dès la deuxième année, il a fait surgir plus d’un millier de candidats sans parler d’une flatteuse tentative de contrefaçon — nous n’avons réclamé de vous aucun exploit à proprement parler. Car, sachez-le bien, les différentes épreuves que vous avez à affronter ne dépassent nullement la moyenne à laquelle il convient que s’élève un garçon bien constitué et j’entrevois l’époque, relativement prochaine, où la grande majorité des jeunes Français normaux se trouveront capables d’y réussir.

Mais, sans qu’aucune des épreuves prises séparément soit ardue, l’ensemble suffit pour contribuer efficacement par sa variété à fortifier votre personnalité. Un homme qui se sent susceptible d’entreprendre soit le sauvetage de son semblable du haut d’un balcon ou dans le remous d’une eau profonde, soit l’utilisation d’un mode quelconque de transport, cheval, bateau ou machine, soit le maniement d’une arme de défense, poing, fusil ou sabre — celui-là prend confiance en soi-même et éprouve en quelque sorte le contact de sa puissance autonome. Or cette puissance se base sur l’éclectisme ; c’est en touchant à beaucoup de choses qu’il a pu l’acquérir. Toucher à beaucoup de choses, vilain défaut chez un enfant brouillon qui ne prend point le temps de se rendre compte, appréciable qualité chez un homme ordonné qui cherche à s’ouvrir des horizons nouveaux.

Je vous disais, Messieurs, que cette formule du diplôme des Débrouillards est applicable à toute la vie. Elle ne me paraît pas moins bonne en effet pour l’esprit et pour le vouloir que pour les muscles. Un esprit flasque, un vouloir faible sont néfastes ; mais pour que la force ici et là engendre tous les bons résultats qu’on peut en attendre, il importe qu’esprit et vouloir se soient exercés très abondamment en de multiples expériences et par des méthodes diverses. C’est ainsi que l’esprit, sans rien perdre de sa vigueur, s’élève à la conception de la tolérance et du libéralisme par la seule habitude d’apercevoir les aspects différents et souvent inverses des choses ; c’est ainsi, d’autre part, que le vouloir, sans qu’en soient entamées la spontanéité et la persévérance, apprend à s’exercer sur des objets dignes de lui et à ne pas dégénérer en étroitesse obstinée, en entêtement stérile. Comprenez-vous maintenant ce que je voulais dire en vous proposant de généraliser, d’étendre au domaine intellectuel et moral cette excellente formule musculaire : une forte culture individualiste appuyée sur un éclectisme raisonnable ?

J’arrêterai là ces discours austères mais soyez persuadés que je n’éprouve aucun scrupule de les avoir tenus et aucune intention de m’en excuser. Notre Société a été fondée en grande partie pour rétablir le contact simultané de l’âme nationale avec les pensées élevées, les joies musculaires et les émotions artistiques. Vous voyez que nous sommes autorisés à préconiser l’éclectisme car nous prêchons d’exemple. Oui, tel est notre programme et nous croyons que si, en France, ces grandes choses avaient vécu depuis deux siècles moins isolées les unes des autres, il en serait résulté plus d’union et partant plus de force. C’est donc à une œuvre unioniste qu’ont été conviés les adhérents de la Société des Sports populaires ; et ce terme dont on abuse, ne l’entendez pas dans le sens des petites chapelles où l’on est surtout uni par le sentiment des abdications intéressées que chacun a consenties mais dans son sens étymologique, dans le sens du groupement large et ouvert où chacun peut entrer sans autres parrains que la franchise et le désir du progrès général ; c’est ainsi que nous comprenons l’union à cette heure décisive de l’évolution française. Que ceux-là viennent à nous qui aiment la patrie ; il ne leur sera demandé compte ni de leurs regrets ni de leurs espérances et nous leur dirons ce simple mot de bienvenue d’une si haute éloquence que prononça Pasteur, si je ne m’abuse : Mettez-vous là et travaillons.