Une biographie de savant - La Vie de Pasteur
« De la vie des hommes qui ont marqué leur passage d’un trait de lumière durable, recueillons pieusement, pour l’enseignement de la postérité, jusqu’aux moindres paroles, aux moindres actes propres à faire connaître les aiguillons de leur grande âme. » En formant ce souhait Pasteur exprimait une des idées qui lui étaient chères : c’est que pour chaque pays le culte de ses grands hommes, en même temps qu’un principe de vie, est un moyen d’éducation. Il aurait voulu qu’en dehors des villes, sur la place de la commune, dans l’école du hameau, on plaçât le portrait d’un enfant du pays qui se serait illustré : il y aurait ainsi sur divers points de la France des leçons d’hommes, plus efficaces que les leçons de choses. Ce serait pour la jeunesse une première initiation à une vie supérieure. Sans doute nous ne pouvons emprunter à ces grands hommes leur génie ; mais nous avons toute sorte de conseils à leur demander. Comment se sont-ils comportés devant ces épreuves qui ne sont épargnées à aucune existence d’homme ? Quelle attitude ont-ils observée en présence de ces questions qu’il est aussi impossible d’éluder que de résoudre ? D’où leur est venu le courage qui les a soutenus et leur a permis de mener leur œuvre jusqu’au bout ? Quelles raisons avaient-ils d’espérer, de travailler, d’agir ? Ces leçons, à l’efficacité desquelles croyait Pasteur, aucune vie n’en a été plus riche que la sienne. Elle contient d’admirables enseignemens qu’il importe de dégager et de répandre. C’est ce qui fait l’utilité d’un livre comme celui que vient de publier M. Vallery-Radot : la Vie de Pasteur[1]. Rien n’y est pour la vaine curiosité ; tout y est pour l’instruction et pour l’élévation de l’esprit.
S’il appartient en effet aux savans de décider en quoi consiste l’originalité du génie scientifique de Pasteur et si nous mesurons chaque jour au nombre des existences préservées grâce à lui la vertu de ses découvertes, il reste à savoir quel homme était cet homme de génie, à le surprendre dans l’habitude de sa vie quotidienne, et dans l’intimité de son cœur. M. Vallery-Radot a voulu nous y aider, et tel est précisément l’objet qu’il s’est proposé en écrivant cette biographie. Cela explique la méthode qu’il y a adoptée. Se laissant guider par les faits et par les dates, suivant, étape par étape, cette existence si remplie, il s’est interdit tout artifice de composition, tout procédé qui sentirait son artiste ou son avocat. Il ne s’est pas appliqué à faire saillir certains traits de son modèle, à éclairer de préférence un côté du portrait. Il n’a voulu être que le témoin fidèle, le biographe abondant et consciencieux. Cela donne à ce récit, dont la trame est tout unie, à cette déposition dont le ton est volontairement assourdi, une autorité particulière. Dans cette vie d’un homme de science et d’un homme de famille, nous passons d’une expérience de laboratoire à un tableau d’intérieur ; les émotions de l’existence journalière se mêlent aux préoccupations de la recherche scientifique ; les tristesses et les joies du foyer alternent avec la fierté des découvertes ; c’est l’image même de la réalité. Parcourir toute la carrière d’un Pasteur, depuis les humbles et pénibles débuts jusqu’à l’apothéose finale, assister aux efforts de l’écolier et aux premiers succès du maître, l’accompagner dans ses voyages d’études, le voir entouré de ses disciples ou aux prises avec ses contradicteurs, apprécier en lui le chef de famille, l’ami, goûter le charme de simplicité grave qui était en lui, tel est le plaisir que nous devons à ce livre. Il nous apprendrait, si nous ne le savions déjà, qu’après avoir admiré Pasteur pour son génie, il nous reste à l’aimer pour son caractère.
Ce qui fait le charme de cette biographie en fait aussi bien la portée. Trop souvent en effet, lorsque nous avons voulu lier connaissance un peu intime avec les penseurs dont les œuvres nous avaient enthousiasmés, nous avons éprouvé de si cruelles déceptions, que, faute de savoir réfréner notre curiosité, du moins nous sommes-nous fait sur ce sujet une philosophie. Nous avons commencé par déclarer que les défauts du caractère ne diminuent pas le rayonnement de l’esprit. Nous avons continué par dire que ces défauts pourraient bien être l’inévitable rançon de la supériorité de l’esprit, et que les bizarreries de l’humeur, les caprices de la conduite, l’orgueil, l’égoïsme, les excentricités maladives et les monstruosités sont l’accompagnement nécessaire du génie, qui lui-même est une maladie et une monstruosité. Autant de sophismes dont la vie de Pasteur fait justice.
Par quelque côté qu’on l’envisage, et à quelque période de son développement qu’on la prenne, on retrouve dans cette vie le même caractère de simplicité. Pasteur ne se distingue du commun des hommes que parce qu’il porte à un plus haut degré les qualités d’honnêteté, de droiture, de conscience scrupuleuse, de volonté tenace, de saine et d’harmonieuse raison. S’il en devait tout au moins le germe au coin de terre où il était né, à la famille où il avait été élevé, ce n’est pas lui qui eût permis qu’on l’oubliât. Les pages où M. Vallery-Radol a décrit le milieu d’origine et conté les années d’enfance de Pasteur, sont parmi les plus précieuses de ce livre. Elles nous font deviner beaucoup de choses. Pasteur est le fils de petites gens. Son père était tanneur. Il avait servi en Espagne et fait la campagne de France : c’est le type de ces soldats de Napoléon en qui s’incarnait l’enthousiasme populaire pour l’Empereur. Sa mère était une paysanne. Les premières années de Pasteur se sont écoulées dans la modeste tannerie d’Arbois : il a suivi l’école primaire, puis les cours du lycée. C’est un élève régulier, laborieux, probe, assez lent à concevoir, sans aucune espèce de brillant, et particulièrement médiocre dans les examens. Une première fois, on l’envoie à Paris, et quel que soit son désir d’y profiter des ressources d’instruction qu’il y trouve, de répondre aux sacrifices que s’imposent pour lui ses parens, un malaise s’empare de lui, le mal du pays le mine et le ronge, en sorte qu’on fut obligé de venir le rechercher. Dans cet intérieur d’artisans, la vie qu’on mène pauvre et difficile s’éclaire d’un rayon d’idéal. « Les parens de Pasteur avaient une façon élevée de juger la vie, de l’apprécier avec ce goût de perfection morale qui seul donne à l’existence, si humble qu’elle soit, sa dignité et sa grandeur. » Voilà l’héritage intellectuel dont Pasteur portait en lui le dépôt, le milieu moral où son caractère s’était formé.
Comment s’élabore la constitution intellectuelle de chacun de nous, c’est un problème qui apparemment restera toujours obscur. Toutefois, dans l’énergie créatrice, dans la puissance de concentration d’un génie tel que celui de Pasteur, peut-être n’est-il pas impossible de discerner une force neuve due aux réserves accumulées par des générations que le travail de la pensée n’avait pas épuisées. Du moins Pasteur aimait à dire qu’il devait beaucoup à cette hérédité. Le jour où fut posée une plaque commémorative sur sa maison natale, il s’écriait : « Oh ! mon père et ma mère, oh ! mes chers disparus, qui avez si modestement vécu dans cette petite maison, c’est à vous que je dois tout. Tes enthousiasmes, ma vaillante mère, tu les as fait passer en moi. Si j’ai toujours associé la grandeur de la science à la grandeur de la patrie, c’est que j’étais imprégné des sentimens que tu m’avais inspirés. Et toi, mon cher père, dont la vie fut aussi rude que ton rude métier, tu m’as montré ce que peut faire la patience dans les longs efforts. C’est à toi que je dois la ténacité dans le travail quotidien. » Chaque année, il se plaisait à venir passer les mois de vacances dans ce pays du Jura qui était le sien, dont les aspects lui étaient familiers, auquel il tenait par toutes les fibres de son cœur. Aussi lorsque éclatèrent les malheurs de l’année terrible, Pasteur eut l’âme déchirée. Nul n’avait plus que lui admiré l’Allemagne pour son mouvement intellectuel, pour le labeur opiniâtre et fécond de ses savans. Récemment, lorsque l’Université de Bonn lui avait décerné le diplôme de docteur en médecine, il s’était montré fier de cette distinction. Maintenant la vue de ce parchemin lui était odieuse, et il le renvoyait au doyen avec une lettre frémissante d’indignation : « Tout en protestant hautement de mon profond respect envers vous et envers tous les professeurs célèbres qui ont apposé leur signature au bas de la décision des membres de votre ordre, j’obéis à un cri de ma conscience en venant vous prier de rayer mon nom des archives de votre Faculté. » En présence des désastres qui se multipliaient, il ne se résignait pas à la pensée d’accepter la défaite, mais il croyait que pour les vaincus, il reste encore une chance de salut dans le désespoir d’une lutte à outrance. « Je voudrais que la France résistât jusqu’à son dernier homme, jusqu’à son dernier rempart ; je voudrais la guerre prolongée jusqu’au cœur de l’hiver, afin que, les élémens venant à notre aide, tous ces vandales périssent de froid, de misère et de maladie. » Il fallut bien s’incliner devant les faits et subir la force brutale. Le temps apaisa cette vivacité de colère ; il n’emporta ni la tristesse ni le souvenir. Jusqu’à la fin la blessure continua de saigner.
C’est enfin un trait souvent observé chez l’artisan des campagnes qu’une certaine gravité de caractère qui consiste à traiter la vie sérieusement, à prendre les choses pour ce qu’elles sont, à donner aux faits toute leur valeur réelle, aux mots tout leur sens. L’ironie est assez bien une élégance de l’esprit des villes. Nul ne fut plus que Pasteur étranger à l’ironie ; elle répugnait à la franchise et à la robustesse de sa nature ; il la tenait pour un agent de décomposition. Rien ne lui paraissait sans importance. Aucun soin, aucun détail, si mince fût-il, ne le laissait indifférent. Nous ne manquons ni de jeunes savans, ni de jeunes littérateurs ; à qui il semble que les besognes du professorat sont indignes de leur mérite et qu’en s’y abaissant, ils se font à eux-mêmes une espèce d’injure. Rappelons-leur que, lorsqu’il acceptait les fonctions de professeur de physique en province et se croyait honoré de les remplir, Pasteur était déjà l’auteur de ces fameuses découvertes sur la cristallisation qui arrachaient au physicien Biot des pleurs d’émotion. Nous ne manquons ni d’écrivains notoires ni de spécialistes éminens qui, placés à la tête d’une importante administration, considèrent qu’on a voulu leur ménager des loisirs honnêtement rentés et qu’en remplissant les devoirs de leur charge, ils manqueraient à un devoir supérieur. C’est pour leur édification qu’il faut noter sur le cahier de Pasteur, nommé administrateur de l’École normale, des notes du genre de celle-ci : « Voir à l’École polytechnique quel est le poids de grammes de viande donné pour chaque élève… Cour qu’il faut sabler… Salle qu’il s’agit d’aérer… Porte de réfectoire à refaire… » Et enfin si, pour notre part, nous sommes d’avis que jamais ni l’État, ni les particuliers ne se montrent trop généreux quand il s’agit de doter les laboratoires, rappelons pourtant à ceux qui se plaignent de ne pouvoir travailler faute d’instrumens de travail, qu’un Pasteur comme aussi bien un Claude Bernard, a accompli ses plus merveilleux travaux dans des installations dérisoires, au milieu du plus parfait dénûment.
Quelles luttes Pasteur eut à soutenir pour mener à bien ses découvertes et pour les imposer, nous l’avons déjà presque oublié, depuis que les doctrines du maître sont universellement admises, entrées dans le domaine commun et consacrées même par le langage courant. Il était donc opportun de nous les rappeler, ne fût-ce que pour nous montrer que l’œuvre du savant, comme toute œuvre humaine, ne s’accomplit qu’au prix de beaucoup de force morale. Ces luttes, Pasteur les a soutenues d’abord contre lui-même. Car un savant est avant tout un poète. Des lueurs soudaines illuminent devant lui la route et lui font entrevoir le résultat dans un éclair de divination. De son imagination surgissent en foule les idées et naissent de séduisantes hypothèses. Ces hypothèses, qui sont un précieux stimulant de recherche, n’ont aucune valeur par elles-mêmes et tant qu’elles n’ont pas été vérifiées par l’application de sévères méthodes expérimentales. Mais quelle tentation de les tenir pour vérités acquises ! Quel drame intime s’engage chez le savant en lutte contre les créations mêmes de son génie ! Pasteur nous en a confié les angoisses. « N’avancez rien, disait-il, qui ne puisse être prouvé d’une façon simple et décisive. Ayez le culte de l’esprit critique. Réduit à lui seul, il n’est ni un éveilleur d’idées, ni un stimulant de grandes choses ; sans lui, tout est caduc. Il a toujours le dernier mot. Ce que je vous demande là est ce qu’il y a de plus difficile à l’inventeur. Croire que l’on a trouvé un fait scientifique important, avoir la fièvre de l’annoncer et se contraindre des journées, des semaines, des années à se combattre soi-même, à s’efforcer de ruiner ses propres expériences et ne proclamer sa découverte que lorsqu’on a épuisé toutes les hypothèses contraires, oui, c’est une tâche ardue. » Au témoignage des hommes compétens, les découvertes de Pasteur sont une merveille d’enchaînement, chacune naissant des autres par voie de conséquence. C’est contre les prestiges même de cet enchaînement logique qu’il se met en garde : « Lorsqu’on voit la bière et le vin éprouver de profondes altérations parce que ces liquides ont donné asile à des organismes microscopiques qui se sont introduits d’une manière invisible et fortuitement dans leur intérieur où ils ont ensuite pullulé, comment n’être pas obsédé par la pensée que des faits du même ordre peuvent et doivent quelquefois se présenter chez l’homme et chez les animaux ? Mais, si nous sommes disposés à croire que cela est parce que nous le jugeons vraisemblable et possible, efforçons-nous aussitôt, avant de l’affirmer, de nous rappeler l’épigraphe de ce livre : Le plus grand dérèglement de l’esprit est de croire les choses parce qu’on veut qu’elles soient. » Forte maxime qui, sans doute, en aucun temps plus qu’en celui-ci, ne trouverait son application.
Les luttes que Pasteur eut à soutenir contre ses adversaires ne viennent qu’ensuite ; encore faut-il dire que ces adversaires furent légion et que leur résistance fut acharnée. Quand on apporte des nouveautés aussi hardies et qui vont à révolutionner la science, il est inévitable qu’on voie se lever contre soi tous ceux dont on contredit les notions acquises, qu’on dérange dans leurs habitudes et dans leur routine. Chaque fois que Pasteur annonce une expérience loyalement préparée et dont le succès sera un bénéfice net pour la science impersonnelle, il sent peser sur lui le regard malveillant de tous ceux qui ont personnellement intérêt à ce que l’expérience manque et à qui cela fera plaisir. Après les partisans de la génération spontanée, ce sont les vétérinaires d’Alfort, et après les vétérinaires d’Alfort ce sont les « orateurs » de la « tribune » de l’Académie de médecine. Molière est mort, mais les médecins de Molière sont toujours vivans. Ce sont eux qui, écrasant Pasteur sous le poids de son incompétence, renvoyaient le « chimiâtre » à ses cornues, et, tournant l’affaire en plaisanterie, répondaient aux preuves et aux faits par des épigrammes qui tâchaient à être spirituelles. Contre leurs attaques Pasteur ne savait pas rester indifférent ou du moins calme. Il apportait dans la discussion une fougue, une rudesse, une âpreté qui donnait prétexte à lui reprocher son humeur intolérante et despotique. C’est qu’il avait conscience de défendre non pas « sa » vérité, mais la vérité ; c’est qu’il tenait pour des expériences rigoureuses contre des expériences mal faites ; c’est que l’intérêt même de la science était engagé à ce qu’elle ne restât pas solidaire d’erreurs qui entravaient sa marche en avant et retardaient d’autant son progrès. « Quand la lumière a été faite sur un sujet par des preuves expérimentales sérieuses et non réfutées, il ne faut pas que la science traîne à sa suite des assertions sans preuves qui remettent tout en question. » Encore Pasteur eût-il pu excuser l’ignorance et pardonner à l’erreur ; mais la mauvaise foi lui était insupportable.
A mesure que les résultats de ses travaux devenaient plus éclatans et que la bienfaisance en était plus évidente, la gloire de Pasteur se répandait ; l’écho lui en revenait de tous les côtés. Il trouvait exagérés les honneurs qu’on lui rendait. Un jour qu’arrivant en retard à un congrès scientifique à Londres, il vit toute l’assistance se lever, il songea avec inquiétude : « C’est sans doute le prince de Galles qui fait son entrée : j’aurais dû arriver plus tôt. » Cette idée ne s’était pas présentée à son esprit, qu’un tel témoignage de respect pût s’adresser à lui. Bien loin qu’il tirât avantage pour sa propre personnalité de tant d’hommages, il les reportait à la science, à ses maîtres, à son pays. Aussi bien ces honneurs qu’il n’avait pas recherchés, il s’en montrait touché, il les recevait avec émotion, avec reconnaissance. Il était homme à revenir de voyage pour s’entendre décerner un prix dans une exposition. Il avait le respect des puissances établies. Il croyait à la réalité des distinctions. Ce révolutionnaire de science était très pénétré du sentiment de la hiérarchie. Il était dénué de mépris transcendant. C’est donc qu’il était pareillement dépourvu de ces deux sortes de vanité dont l’une consiste à se plaire aux honneurs et l’autre à les dédaigner.
À cette ardeur pour la science, à cette opiniâtreté dans l’effort, à cette modestie dans la gloire, un trait s’ajoute pour achever de peindre Pasteur, c’est la bonté. Les marques en abondent dans ce livre consacré à Pasteur intime. On nous cite toute sorte de traits touchans qui témoignent de la vive sensibilité d’un cœur aimant. Tous ceux qui l’ont approché ont fait l’épreuve de son affection, de sa tendresse, d’une sollicitude toujours en éveil. Pour nous, ce qui nous intéresse, c’est de voir comment cette bonté se mêle à son œuvre de savant, la sert et souvent la dirige. Est-il vrai qu’il y ait des savans pour qui la chair humaine n’est que de la chair à expériences, et qui ne se font pas scrupule de donner la mort pour vérifier une hypothèse et satisfaire à une suggestion de leur cerveau en travail ? On l’affirme, et cela nous fait d’autant plus aimer Pasteur pour les angoisses dont il se sentit assailli la première fois qu’il fit sur un être humain l’épreuve de sa doctrine de vie. Il avait beau avoir par devers lui le succès d’expériences multiples et décisives, lorsqu’il s’agit d’inoculer le vaccin de la rage au petit Joseph Meister, ce furent des inquiétudes, des doutes, des nuits sans sommeil. Ceux qu’il avait sauvés d’une mort atroce, il ne se croyait pas encore quitte envers eux. Il s’attachait à eux, il les aidait, il les accompagnait d’une tendresse paternelle. On nous donne quelques-unes des lettres qu’il écrivait à ses humbles protégés : elles sont d’une simplicité délicieuse. En voici une adressée à Jupille, ce petit berger cruellement mordu en défendant ses camarades et qui avait failli périr victime de son courage d’enfant héros : « Mon cher Jupille, j’ai bien reçu toutes tes lettres. Les nouvelles que tu me donnes de ta bonne santé me font grand plaisir. Mme Pasteur te remercie de ton souvenir. Avec moi elle souhaite, et tout le monde au laboratoire, que tu ailles toujours bien et que tu fasses le plus de progrès possible en lecture, en écriture et en calcul. Ton écriture est déjà bien meilleure que par le passé ; mais fais beaucoup d’efforts pour apprendre l’orthographe. Où vas-tu en classe ? Qui te donne des leçons ? Travailles-tu chez toi autant que tu le peux ? Tu sais que Joseph Meister, le premier vacciné, m’écrit souvent. Or je trouve, quoiqu’il n’ait que dix ans, qu’il fait des progrès bien plus rapides que toi. Applique-toi donc le plus que tu pourras. Perds peu de temps avec les camarades et suis en toutes choses les avis de tes maîtres et les conseils de ton père et de ta mère. Rappelle-moi au souvenir de M. Perrot, maire de Villers-Farlay. Peut-être que sans sa prévoyance tu aurais été malade. Et, être malade de la rage, c’est la mort infailliblement. Tu lui dois donc une grande reconnaissance… » Il n’oubliait qu’une chose, c’est la reconnaissance que l’enfant lui devait à lui-même. Aussi est-il permis d’affirmer que ce qui a doublé ses forces, excité sa faculté d’invention, accru sa puissance d’application, ç’a été l’espoir qu’il trouverait quelque jour le moyen de diminuer la souffrance dans le monde. De bonne heure, cette idée lui était apparue, au cours de ses travaux sur les fermentations, que le principe pourrait en être appliqué à l’étude et au traitement des maladies contagieuses. Dès l’année 1860, il écrivait : « Ce qu’il y aurait de plus désirable serait de conduire assez loin ces études pour préparer la voie à une recherche sérieuse de l’origine des diverses maladies. » De merveilleuses perspectives s’ouvraient devant lui dont il ne cessa plus d’avoir l’obsession. Quel stimulant plus actif pour son génie ? C’est lui qui a dit : « Elle serait bien belle et bien utile à faire cette part du cœur dans le progrès des sciences. » La part du cœur est très large dans son œuvre. Pour faire à l’humanité tout le bien que lui a fait Pasteur, la condition essentielle c’est d’aimer passionnément l’humanité.
C’est pourquoi l’opinion de Pasteur a une singulière autorité pour décider d’une question qu’autour de nous on embrouille à plaisir. C’est à ce bienfaiteur de l’humanité et c’est à ce savant que nous demanderons s’il est vrai que le double culte de la science et de l’humanité exige qu’on sacrifie au préalable l’amour de la patrie. Cette question il se l’est posée à lui-même et il y a répondu plus d’une fois, sans jamais varier et de la façon la plus catégorique. La science, affirmait-il, n’a pas de patrie ; et je ne sais si cette assertion n’appellerait pas certaines réserves. Toute œuvre porte la marque et reflète les qualités particulières de l’esprit qui l’a élaborée ; les savans ne s’y trompent pas et distinguent aisément le pays d’origine d’un travail scientifique. Il est des traits auxquels on reconnaît la science française, et par exemple, en voici un dont l’œuvre de Pasteur témoigne avec éclat : comme on lui demandait pourquoi il ne tirait pas de ses découvertes un profit bien légitime : « En France, répondit-il, les savans croiraient démériter en agissant ainsi. » Mais voyez quel correctif Pasteur se hâtait d’ajouter à son aphorisme. Dans un congrès international, il faisait cette déclaration : « Je me sens pénétré de deux impressions profondes : la première c’est que la science n’a pas de patrie, la seconde, qui paraît exclure la première, mais qui n’en est pourtant qu’une conséquence directe, c’est que la science doit être la plus haute personnification de la patrie. La science n’a pas de patrie, parce que le savoir est le patrimoine de l’humanité, le flambeau qui éclaire le monde. La science doit être la plus haute personnification de la patrie parce que de tous les peuples, celui-là sera toujours le premier qui marchera le premier par les travaux de la pensée et de l’intelligence. Luttons donc dans le champ pacifique de la science pour la prééminence de nos patries respectives. » Il faisait encore, et en y attachant le même sens, cette distinction bien simple : « Si la science n’a pas de patrie, l’homme de science doit en avoir une, et c’est à elle qu’il doit reporter l’influence que ses travaux peuvent avoir dans le monde. » Le jour où il fut sûr d’une de ses découvertes les plus importantes, remontant du laboratoire à son appartement, il l’annonçait aux siens en ces termes : « Je ne me consolerais pas, si cette découverte que nous avons faite, mes collaborateurs et moi, n’était pas une découverte française ! » C’est ainsi que, dans son cœur, tout ce qu’il y avait de noble trouvait un écho. Tous les grands sentimens y tenaient ensemble et y tenaient à l’aise. Le culte de la science, celui de la patrie, celui de l’humanité, il les avait célébrés à la fois et il les recommandait tous au même titre à la jeunesse. « Jeunes gens, confiez-vous à ces méthodes sûres, puissantes, dont nous ne connaissons encore que les premiers secrets, et tous, quelle que soit votre carrière, ne vous laissez pas atteindre par le scepticisme dénigrant et stérile, ne vous laissez pas décourager par les tristesses de certaines heures qui passent sur une nation. Vivez dans la paix sereine des laboratoires et des bibliothèques. Dites-vous d’abord : qu’ai-je fait pour mon instruction ? Puis, à mesure que vous avancez : qu’ai-je fait pour mon pays ? Jusqu’au moment où vous aurez peut-être cet immense bonheur de penser que vous avez contribué en quelque chose au progrès et au bien de l’humanité. » Admirable langage et, au surplus, le seul digne de la jeunesse, à qui on fait injure quand on essaie de la décharger d’un devoir.
Sur un autre point le témoignage de Pasteur n’est pas moins précieux à recueillir. Ç’a été la prétention de quelques savans de notre temps que la science dût donner sur toutes choses l’explication suprême et nous dire le mot de notre destinée. Ils se portaient garans qu’il n’y a plus de mystère. Ils se vantaient d’avoir exorcisé le surnaturel. A les entendre, dans l’état si avancé où sont les sciences, l’esprit humain ne saurait plus admettre aucune notion qui ne puisse être contrôlée par les méthodes ordinaires de la science. Ces savans ont fait école : ils ont vu aussitôt accourir à eux la foule des demi-savans et des faux savans. Or, apparemment, personne en ce siècle n’a eu plus que Pasteur le droit de parler au nom de la science expérimentale. Personne n’a été plus convaincu que la science doit être indépendante, maîtresse chez elle, dans le domaine qui lui est propre. Mais ce domaine, si vaste, soit-il, a ses limites, hors desquelles expirent les droits et s’évanouit le nom lui-même de la science. « En chacun de nous il y a deux hommes, le savant, celui qui a fait table rase, qui, par l’observation, l’expérimentation et le raisonnement veut s’élever à la connaissance de la nature, et puis l’homme sensible, l’homme de tradition, de foi ou de doute, l’homme de sentiment qui pleure ses enfans qui ne sont plus, qui ne peut, hélas ! prouver qu’il les reverra, mais qui le croit et qui l’espère, et qui ne veut pas mourir comme meurt un vibrion, qui se dit que la force qui est en lui se transformera. Les deux domaines sont distincts et malheur à celui qui veut les faire empiéter l’un sur l’autre, dans l’état si imparfait des connaissances humaines ! » Cet état si imparfait des connaissances humaines, à vrai dire, beaucoup de gens le soupçonnent, mais il importe qu’il ait été proclamé par l’homme de notre temps qui a pénétré le plus avant dans les secrets de la vie.
Il y a plus, et Pasteur ne se contente pas de réclamer en faveur de la croyance et du sentiment. C’est au nom même de la raison qu’il condamne une science courte et qui croit se suffire à elle-même. C’est au nom des principes du positivisme qu’il reproche à certains des adeptes de cette doctrine de ne pas tenir compte de la plus importante des notions positives, celle de l’infini. « Celui qui proclame l’existence de l’infini, et personne ne peut y échapper, accumule dans cette affirmation plus de surnaturel qu’il n’y en a dans tous les miracles de toutes les religions ; car la notion de l’infini a ce double caractère de s’imposer et d’être incompréhensible. Quand cette notion s’empare de l’entendement, il n’y a qu’à se prosterner… » Il avait soin d’ajouter que l’humanité ne se montre nulle part plus noble que dans cette méditation de l’infini, inspiratrice de tout ce qui se fait de grand dans le monde. « Heureux celui qui porte en soi un dieu, un idéal de beauté, et qui lui obéit ; idéal de l’art, idéal de la science, idéal de la patrie, idéal des vertus de l’Évangile ! Ce sont là les sources vives des grandes pensées et des grandes actions. Toutes s’éclairent des reflets de l’infini. » Ainsi, ce n’est pas assez de dire qu’il écartait la prétention de supprimer, par une révolte puérile de l’entendement, l’existence du mystère, mais pour lui la pensée prouvait son étendue justement alors qu’elle se heurtait à ce dessous mystérieux où les choses nous échappent, et louchait par une sorte de tact de l’esprit ce mystère dont nous sommes enveloppés.
Tels sont quelques-uns des traits de la figure de Pasteur, au témoignage d’un homme qui l’a connu de tout près. Et c’est bien pourquoi il n’est aucun lecteur qui ne puisse trouver dans cette Vie de Pasteur matière à s’instruire et peut-être occasion à se réformer soi-même. Car sans doute les ignorans et les humbles comme nous, auront ici le plus admirable modèle sur lequel ils puissent tenir leur esprit fixé. Mais ceux mêmes qui ont été le plus richement doués des dons de l’intelligence et qui ont encore développé ces dons naturels par une large culture, peuvent de toutes façons se mettre à l’école de ce savant. Il est l’auteur d’une œuvre qui, à ne l’apercevoir même que par l’extérieur, apparaît considérable ; il a apporté des méthodes nouvelles et dont la fécondité est attestée chaque jour par une série de découvertes qui en sont les conséquences ; il a révolutionné la science ; en nous révélant le rôle des infiniment petits, il a ouvert à la pensée des perspectives infinies ; si grands sont les services qu’il a rendus, que c’en est encore le moindre d’avoir sauvé des contrées entières de la misère et des industries de la ruine ; il a lutté victorieusement contre la maladie et la mort, rayé de la surface de la terre des fléaux dont le souvenir assombrit l’histoire, fait taire des cris que la douleur n’avait cessé de pousser à travers les siècles, épargné à des milliers de créatures aimantes les deuils les plus atroces, et fait courir à travers l’humanité, avide de moins souffrir, une immense espérance qui ne sera pas déçue ; et d’une œuvre si magnifique, il n’a tiré ni vanité pour son esprit, qui en avait été l’ouvrier, ni confiance présomptueuse en cette science, qui en avait été l’instrument. Il s’est gardé de toutes les ambitieuses chimères. Il n’a prétendu ni organiser scientifiquement l’humanité, ni organiser Dieu. Il n’a essayé de ruiner aucun des appuis dont l’âme humaine a de tout temps étayé sa faiblesse. Il n’a voulu arracher du cœur de l’homme aucun des sentimens qui y sont comme la chair de sa chair. Voilà par où son exemple mérite d’être proposé à tous ceux qui, n’ayant ni trouvé la dissymétrie moléculaire, ni découvert les organismes microscopiques, ni pénétré le secret des fermentations, ni guéri la rage, ni fait avancer la science d’un pas, ni peut-être compris ce que c’est que la science, tranchent avec tant d’assurance et un si imperturbable dogmatisme des questions qui d’ailleurs ne sont pas du domaine de la science, et donnent au monde le spectacle affligeant et scandaleux de leur superbe insuffisance.
RENE DOUMIC.
- ↑ La Vie de Pasteur, par M. René Vallery-Radot, 1 vol. gr. in-8o, chez Hachette.