Une Biographie de missionnaire écossais

Une biographie de missionnaire écossais
George Valbert

Revue des Deux Mondes tome 78, 1886


UNE BIOGRAPHIE
DE
MISSIONNAIRE ECOSSAIS

L’Écossais Robert Moffat, né le 21 décembre 1795 à Ormiston, dans l’East-Lothian, mort le 9 août 1883 dans un village du comté de Kent, a passé près de cinquante années en pleine Cafrerie, chez les Betchouanas, à qui il prêchait l’évangile, et son nom figure avec honneur dans la liste de ces intrépides missionnaires que la Grande-Bretagne envoie par milliers sur tous les points du globe pour convertir les gentils et pour travailler subsidiairement à sa grandeur. La biographie de cet homme de bien, écrite par son fils, est un livre composé sans art, où les grandes choses sont souvent sacrifiées aux petites[1]. On y chercherait vainement des informations précises sur les Betchouanas, sur la façon dont ils comprennent le monde et la vie, des renseignemens instructifs touchant la politique du gouvernement du Cap et les services que lui rendent les missionnaires. En revanche, l’auteur raconte longuement des incidens d’un médiocre intérêt, il reproduit en entier des billets insignifians. Il se croit tenu de nous rapporter journée par journée tout ce qu’a fait Robert Moffat depuis son retour en Angleterre jusqu’à sa mort, tous les meetings religieux où il a paru, d’énumérer tous les personnages de marque qui ont accompagné son cercueil au cimetière de Norwood. Était-il bien nécessaire de nous apprendre qu’un soir de l’art 1882, le vénéré vieillard, assistant à une cueillette de pommes qui n’étaient pas encore tout à fait mûres, prononça à ce sujet cette parole mémorable : « Nous ne devons pas oublier d’envoyer quelques-unes de ces pommes à M. Stacey. » Mais il faut pardonner aux Anglais leur amour excessif du détail, il faut excuser un hagiographe de croire que tout est digne de mémoire dans la vie de son saint, et les exagérations de la piété filiale ont quelque chose de touchant qui désarme la critique.

Malgré ses défauts, ses lacunes et ses longueurs, cette biographie mérite d’être lue. Elle nous fait connaître un homme remarquable, qui unissait à la candeur de la foi l’héroïque courage des entreprises, un de ces bommes qui se donnent tout entiers à leur œuvre, et les hommes capables de se donner sont rares. Cet Écossais d’obscure origine, jardinier de son état, avait eu une dure enfance, dont les sévérités le préparaient de loin aux rudes labeurs de son apostolat. Il avait appris le maniement de la binette et les secrets de la greffe sous l’exacte discipline d’un maître qui n’avait pas le cœur tendre. On le nourrissait mal, et, dans les nuits les plus rigoureuses d’un hiver écossais, il était sur pied dès quatre heures ; pour rendre quelque sensibilité à ses pauvres doigts perclus, morts de froid, il en était réduit à frapper de grands coups contre le manche de sa bêche. Mais sa santé était aussi robuste que sa volonté était tenace. Taillé en athlète, il excellait dans tous les exercices du corps, et, né curieux, il employait ses loisirs à étudier le latin, l’arpentage et le violon. S’il ne fut jamais un grand latiniste, il devint un excellent menuisier, un habile forgeron, et tout ce qu’il avait appris dans sa jeunesse lui servit chez les Betchouanas.

Parmi nos voisins d’outre-Manche, les uns ont une religion fort tranquille, qui se contente de froides pratiques, exactement, mais froidement observées ; les autres n’ont de goût que pour cette dévotion romanesque et orageuse, inventée au siècle dernier par John Wesley, dont l’éloquente prédication arrachait à son auditoire des sanglots convulsifs, excitait des tempêtes de larmes et de soupirs. Pour être un vrai converti selon le cœur de Wesley, qui enseignait à ses disciples la physiologie de la conversion, il faut se sentir perdu, damné, et après avoir savouré en quelque sorte tous les supplices de l’enfer, entendre tout à coup la voix qui appelle, qui console, acquérir la certitude d’un salut inespéré, fruit d’une grâce divine. Robert Moffat, devenu sous-jardinier de M. Leigh dans le comté de Chester, fut mis en rapport avec de pieux méthodistes, et il eut bientôt, lui aussi, sa crise, Bon drame, son roman : « Une nuit, je m’éveillai d’un rêve affreux, et je me trouvai comme plongé dans une indicible horreur. Je me sentais perdu, absolument perdu, et je ne pouvais prier. Je me laissai tomber sur mes genoux, et il me sembla que mes péchés pesaient sur moi comme une montagne, qu’il n’y avait qu’un pas entre moi et le lieu de l’éternelle douleur. Partagé entre l’espérance et le désespoir, j’essayai de me réformer, non en évitant une conduite grossièrement immorale dont je ne m’étais jamais rendu coupable, mais en m’abstenant des compagnies mondaines, des vaines pensées et des folles imaginations. » Après avoir traîné quelque temps son boulet et sa misère, il entendit un soir le grand appel ; une voix d’en haut lui parla et la paix divine entra dans son âme.

Son père, vieux calviniste qui n’aimait pas les romans, avait peine à comprendre ce qui se passait dans le cœur de cet aide-jardinier. Il lui représentait « qu’il ne faut pas être arrogant et superbe, que jadis un homme fut transporté dans le troisième ciel et qu’il sentit une épine qui pénétrait dans ses chairs, que le messager de Satan le souffleta pour l’empêcher de concevoir une trop haute opinion de lui-même. » Robert Moffat écoutait avec respect les remontrances paternelles ; mais, à jamais certain de son salut, il ne songeait plus qu’à sauver les âmes perdues. Son Dieu lui ordonna de quitter sa serpe et son râteau pour devenir jardinier et greffeur d’hommes, de partir pour l’Afrique du Sud, d’aller porter aux Betchouanas la parole de vie. Il offrit ses services à la société des missions de Londres, qui ne les accepta qu’avec quelque défiance ; mais les fortes volontés triomphent de toutes les objections. À quelque temps de là, il débarquait au Cap et bientôt il s’acheminait vers le fleuve Orange sur une charrette traînée par des bœufs. Une vie de privations, de renoncemens, de dangers commençait pour lui ; l’infatigable tendresse d’une femme y répandit quelque douceur. Mary Smith avait quitté l’Angleterre et sa famille pour venir l’épouser au Cap et s’associer à sa fortune. Elle lui donna plusieurs fils et plusieurs filles, dont l’aînée fut mariée au célèbre Livingstone.

Mary Smith avait la vocation, elle était née pour être la femme d’un missionnaire ; rien ne l’étonnait, rien ne l’effrayait. Peu de temps après son mariage, elle écrivait à sa mère : « Les seuls accidens du désert que nous avons traversé sont ses montagnes et ses rivières, dont les bords sont ombragés de mimosas aux longues épines. Par endroits, j’ai vu des arbres tombés de vieillesse, dans la racine desquels poussait un jeune arbre florissant. Dans ce désert imprégné de salpêtre, toute chose, à l’exception des mimosas, offre au regard une teinte maladive, mêlée de bleu et de jaune. Pendant plusieurs jours, à peine avons-nous aperçu quelque gazon… On nous trouvait imprudens de voyager dans cette saison ; c’est la meilleure, si chaude qu’elle soit ; les rivières sans eau sont plus faciles à passer. Nous n’avons point rencontré d’animaux de proie, quoique nous ayons parcouru leurs états. On nous apprit dans une ferme, où j’ai vu deux autruches apprivoisées qui mangeaient des cailloux comme du pain, qu’en six ans soixante lions avaient été tués dans le pays environnant. Vous voyez que les promesses ont été accomplies en nos personnes ; le soleil et la lune ne nous ont point incommodés, et les bêtes des champs ont fait amitié avec nous. Nous sommes tous de belle humeur, tout va bien. »

Que se passe-t-il dans la tête des Betchouanas qui voient arriver un missionnaire blanc pour s’établir chez eux ? Il ne peut leur dire d’emblée : « Je suis venu ici pour sauver vos âmes. » Il faudrait leur expliquer d’abord qu’ils ont une âme et qu’elle a besoin d’être sauvée, et cette démonstration demanderait beaucoup de paroles. A l’étonnement qu’ils ressentent se joint une défiance dont il n’est pas facile de les guérir. Dans ces plaines et ces plateaux africains, où les faibles sont exposés sans cesse aux violences, aux rapines de quelque conquérant heureux, on cherche à cacher sa vie, à se faire oublier, et chaque tribu a soin de laisser un désert entre elle et ses voisins. A l’apparition d’un missionnaire, elle se sent découverte, trahie ; elle croit voir dans cet homme de paix l’avant-garde d’une armée d’invasion. Mais les noirs sont de grands enfans, la curiosité remplace bientôt la défiance, et le Betchouana se dit : « Peut-être le blanc me servira-t-il à quelque chose ; peut-être sait-il des secrets qu’ignorent mes sorciers. » « Les habitans de villages que nous visitâmes, écrivait Moffat, n’avaient jamais vu de blancs, et notre visite les intéressait beaucoup ; ils nous accueillaient comme des bêtes curieuses ; Mary se recommandait particulièrement à leur attention, ils arrivaient en foule pour examiner sa toilette. Ils ont souvent passé des journées entières à observer tous nos mouvemens, surtout quand nous dînions dans notre tente ; nos couteaux et nos fourchettes étaient pour eux des objets fort étonnans. Dans une de mes entrevues avec leur vieux chef, je lui demandai s’il aimerait à avoir un missionnaire pour lui enseigner à lui et à son peuple les choses de Dieu. Cet homme grave et de figure avenante répondit : « Oui, certes, s’il pouvait m’enseigner comment je dois m’y prendre pour redevenir un jeune homme. »

L’art de rajeunir est malheureusement aussi inconnu en Europe que dans le continent noir ; mais un Européen, comme on l’a dit, peut se rendre agréable à des Africains par de certaines connaissances qu’il apporte, et Moffat savait beaucoup de choses. Son premier soin fut de se bâtir une maison, de la meubler, de l’entourer d’un jardin. Il se fit charpentier, forgeron, menuisier, boulanger, tonnelier, tailleur ; tour à tour il faisait grincer la scie ou retentir le marteau sur l’enclume, ou courir le rabot sur la planche. Il rendait des services, il raccommodait les fusils endommagés ; il avait aussi quelques lumières en médecine, il fut heureux dans ses cures, il s’entendait à enlever sans trop de douleur une dent malade. Les Betchouanas du Kuruman unirent par se convaincre que l’homme blanc était un précieux voisin, aussi utile qu’obligeant ; ils l’avaient supporté, ils s’attachèrent à lui. Pendant ce temps ; il étudiait leur langue à la sueur de son front. Un géographe a dit que la langue hottentote se distingue de toute autre par ses quatre claquemens, dont l’un ressemble au bruit d’une bouteille de vin mousseux qu’on débouche, une autre au clac par lequel on excite un cheval ; les deux autres ne ressemblent à rien. Les Betchouanas sont de beaux Cafres au teint cuivré ; quoiqu’ils méprisent les Hottentots, ils leur ont emprunté trois de leurs claquemens, et leur langue est difficile à apprendre, difficile à parler. Pour en pénétrer tous les secrets, le zélé missionnaire se mêlait à leurs fêtes, à leurs concerts, à leurs bals, à leurs cérémonies étranges, qui révoltaient sa conscience, et il offrait à Dieu ses scandales en sacrifice agréable. Quand il sut le setchwana, il put prêcher, catéchiser. Il n’obtint d’abord que de médiocres succès ; mais il était persévérant, saintement obstiné, il avait une patience d’ermite. Il était convaincu que toutes les grandes choses ont de petits commencemens, qu’il ne faut jamais se rebuter, que, grain à grain, la poule finit par se nourrir.

La méthode des conversions individuelles est lente et laborieuse ; elle n’a de charmes que pour les missionnaires très croyans, très consciencieux. Plus rapide, plus attrayante est la méthode des conversions en bloc, qui consiste à circonvenir adroitement un chef de tribu, à s’emparer de sa confiance, à lui persuader qu’il trouvera son avantage à faire baptiser d’autorité tout son peuple, comme Clovis fit baptiser ses Francs. Le missionnaire devient le conseiller de Clovis et gouverne en son nom. Le consciencieux Moffat préférait la première méthode, et il n’arriva jamais à ces résultats étonnans qu’ont obtenus en d’autres lieux certains de ses confrères. Il n’a jamais eu la joie de rassembler un peuple entier dans son bercail, il n’a pas connu les douceurs, les ivresses de la royauté spirituelle. Il essaya pourtant de convertir un grand chef. Il s’attaqua au terrible Mosilikatsé, souverain des Motabelis, affreux despote qui versait le sang comme de l’eau. Cet homme de proie l’avait pris en goût, lui prodiguait les prévenances, les attentions, les caresses ; ses peuples, étonnés de ce grand attachement, l’attribuaient à l’action mystérieuse d’un charme, d’un philtre ou d’une incantation. Moffat se flatta plus d’une fois de tenir le chef des Motabelis ; mais, au moment décisif, Mosilikatsé se dérobait. La diplomatie est un art cultivé avec passion par les chefs africains ; ils excellent dans la science des subterfuges, des défaites, des habiles échappatoires. Ils s’amusent pendant des années à entretenir dans le cœur d’un missionnaire de savoureuses espérances qu’ils sont résolus à tromper toujours. Ils tournent autour de la nasse, ils n’y entrent jamais, et le pêcheur d’âmes en est pour ses frais d’amorces. Si Moffat dut renoncer à convertir le chef des Motabelis, l’affection, la confiance que lui témoignait le petit troupeau de Betchouanas qui fréquentait son église et son école le consolèrent amplement de son mécompte. A la vérité, il eut ses jours de doute, de découragement profond. Il avait vu plus d’un converti retourner à ses fétiches, à ses vieux vices héréditaires, à son impur vomissement, comme parle l’écriture. Il arrivait aussi que, dans des temps de sécheresse, ses catéchumènes recouraient comme jadis aux bons offices du sorcier qui appelle la pluie, et, pour surcroît de malheur, quand le sorcier l’appelait, la pluie venait quelquefois. Mais Robert Moffat se remettait bien vite de ses abattemens. Il ne disait pas, comme un célèbre voyageur : « En Afrique, il faut se méfier de tout le monde et de toute chose. » Il avait ce fonds d’optimisme nécessaire à tout homme d’action ; le moyen de rien faire quand on ne croit pas à ce qu’on fait ?

Durant un demi-siècle, il savoura, comme il le disait lui-même, « le bonheur de réciter à des âmes neuves le vieux conte de l’amour divin. » Ce ne fut pas sans regrets qu’à l’âge de soixante-quinze ans, sentant décliner ses forces, il quitta à jamais la Cafrerie et ses ouailles pour aller mourir en Angleterre. Sa mission avait fait quelque bruit dans le monde. A Londres comme à Manchester, il fut accueilli, honoré, fêté. On admirait son mâle visage, brûlé par le soleil d’Afrique, sa longue barbe grise, aussi hérissée que touffue, ses grands yeux noirs qui avaient contemplé de près sans terreur des faces de rois caftes et la caverne des lions. « Robert Moffat vient de mourir, écrivait au mois d’août 1883 un journaliste de Brighton. Ce vieux pionnier dans le champ des missions était le plus simple, le plus ingénu des héros. Quiconque l’approchait se sentait en présence d’un grand homme. » Non, Robert Moffat n’était pas un grand homme, mais c’était un homme de cœur, que son idée avait conduit au bout du monde et qui ne demandait qu’à mourir pour elle.

On peut admirer l’héroïsme, les vertus, les souffrances volontaires d’un homme de cœur qui, un demi-siècle durant, évangélise les Betchouanas à ses risques et périls, et douter en même temps de l’efficacité de sa prédication. Dès les premiers jours de son apostolat, Moffat s’était imposé la tâche de traduire la Bible en setchwana. Il consacra de longues années à ce pénible labeur, et ce fut assurément la plus héroïque de ses entreprises. Il dut inventer un alphabet, une écriture pour rendre tant bien que mal les sons et les claquemens d’une langue qu’on n’avait jamais écrite ; il déclarait lui-même que ce dur travail avait fini par lui ébranler le cerveau, par lui brouiller l’esprit. Il ne songea pas un instant à se demander s’il est possible de traduire la Bible en setchwana, si ce genre de traduction n’est pas la pire des trahisons. Il ne mit pas non plus en question si la théologie du docteur John Wesley peut être enseignée à des Cafres, si elle est vraiment un article d’exportation, si le cerveau d’un Betchouana est constitué comme le nôtre, si la lumière divine peut traverser ce singulier cristal trouble sans y subir les réfractions les plus étranges. « A Calicut, a dit Montesquieu, c’est une maxime d’état que toute religion est bonne. Mais il n’en résulte pas qu’une religion apportée d’un pays très éloigné et totalement différent de climat, de lois, de mœurs et de manières, ait tout le succès que sa sainteté devrait lui promettre. » Nous savons que beaucoup de ces Hovas que les missionnaires anglais se vantent si bruyamment d’avoir convertis se font une idée baroque des sacremens. Tel d’entre eux tient pour démontré que l’homme qui a reçu l’eau du baptême a plus de chances qu’un autre d’être respecté des caïmans. Tel autre éprouve en approchant de la table de la communion des transports de sainte gourmandise : il est heureux de communier sous les deux espèces, il considère le vin consacré comme un élixir de longue vie. Enfoncés dans leur ténébreux fétichisme, les Betchouanas ont moins d’ouverture d’esprit que les Hovas. Il est méritoire à un chrétien de vouloir les convertir à sa foi ; mais le plus souvent ce n’est pas le christianisme qui convertit les Cafres, ce sont les Cafres qui convertissent le christianisme en quelque chose qui leur ressemble beaucoup.

Le commandant Aylward, auteur d’un livre intéressant sur le Transwaal, demandait un jour à un prêtre catholique de Durban, qui avait travaillé vingt et un ans sur la côte orientale de l’Afrique du Sud, combien de Zulus il avait convertis. « Pas un seul, » répliqua.-t-il. M. Aylward avait posé la même question au révérend docteur Allard, qui lui avait répondu : « Je ne connais aucun Zulu que la prédication des missionnaires ait rendu plus honnête ; en revanche, j’en connais, quelques-uns que le baptême a rendus plus vicieux qu’ils ne l’étaient auparavant. — En ce qui concerne mon expérience personnelle, ajoute M. Aylward, je déclare que les Zulus sont une nation de menteurs, et que le peu de convertis qu’on peut trouver chez eux sont des menteurs encore plus déterminés et plus habiles que les autres[2]. » Les Zulus sont une race guerrière, conquérante et pillarde, qui ne se fait aucune conscience de s’emparer du bien et du bétail d’autrui. D’autres populations africaines, telles que les Bassoutos ou les Betchouanas, sont plus douces, plus réglées dans leurs mœurs comme dans leurs conseils, plus accessibles aux bonnes impulsions. S’il est permis de douter que Robert Moffat ait initié beaucoup de Betchouanas aux doctrines de John Wesley et aux mystères de la grâce, on doit reconnaître qu’il a beaucoup fait pour améliorer leur sort, pour réformer leurs usages, Leurs habitudes, pour leur enseigner les industries utiles et les arts de la paix. Il est plus facile d’inspirer l’horreur de la guerre à ceux qui reçoivent les coups qu’à ceux qui les donnent.

Lorsqu’il arriva chez eux, ils étaient encore à demi nomades, et leur ignorance les exposait à de cruelles famines. Il les rendit sédentaires et agricoles. « Avant moi, écrivait-il dans les dernières années de son séjour, il n’y avait pas une charrue dans le pays ; il y en a aujourd’hui des milliers ; jadis, c’étaient les femmes qui labouraient ; aujourd’hui les hommes s’en mêlent. » Tout autour de la station, la terre était peu grasse ; rien ne venait à bien sur un sol léger, sablonneux, qui demandait d’abondans arrosages. Les Betchouanas n’avaient aucune idée de l’irrigation artificielle, ils ne tiraient aucun parti de leurs sources et de leurs ruisseaux. Moffat se donna des peines incroyables pour pratiquer des rigoles, pour dériver l’eau de la rivière voisine, pour l’amener dans le jardin potager qui entourait son humble maison. La première pensée de ses ouailles fut de lui voler son eau, de détourner son canal. Ils s’avisèrent, plus tard, que l’exemple du jardinier d’Ormiston était bon à suivre, ils se mirent comme lui à irriguer leurs champs. Ils s’étaient fort étonnés, au début, en le voyant transporter et répandre sur ses planches d’oignons et de salade tout le fumier de ses étables. Ils supposèrent d’abord que c’était un sortilège inventé par les blancs pour jeter un charme sur la terre, ils préféraient s’en tenir à la méthode de leurs aïeux, qui consistait à mâcher une certaine racine et à cracher sur les feuilles des arbres qu’on désirait féconder. Ils découvrirent à la longue que les champs fumés rapportaient beaucoup plus que les autres, que si les blancs ne possédaient pas le secret de rajeunir les vieillards, ils s’entendaient à rajeunir la terre, et on vit bientôt les plus endurcis fétichistes transportant, à des d’homme ou de bœuf, de l’engrais dans leurs jardins. L’un d’eux dit à Moffat : « Faut-il que nous soyons bêtes pour avoir refusé pendant des années de croire à ce que voyaient nos yeux ! »

Dans la meilleure page de son livre, M. John Moffat a résumé en quelques lignes l’œuvre accomplie par son père ; il nous montre les Betchouanas de la vallée du Kuruman transformés par ses soins assidus et par sa foi persévérante. Chaque soir, on se rassemblait sur une éminence qui domine la station. Les pères missionnaires y occupaient chacun sa place accoutumée, de grosses pierres leur servaient de sièges. Sous leurs yeux s’étendait la large vallée, jadis marécage plein de joncs, et maintenant couverte de cultures, distribuée en jardins. De toutes parts couraient des rigoles ombragées de saules gris et de syringas d’un vert sombre. En bas était l’église avec les bâtimens et les écoles de la mission ; sur les hauteurs étaient perchés les villages des indigènes, composés pour la plupart de huttes rondes ou coniques, semblables à des meules de blé. À l’est comme à l’ouest, une vaste plaine gazonnée s’en allait rejoindre à l’horizon une chaîne de collines basses. À droite, une cavité buissonneuse marquait l’emplacement du cimetière. « Une demi-heure se passait à voir se coucher le soleil. Des fumées bleues s’élevaient dans l’air calme du soir. Le bétail rentrait à pas lents dans les kraals ; les petits Betchouanas, montés à cru sur leurs bœufs, s’amusaient à les faire galoper, et les vieillards, en contemplant cette scène tranquille, se rappelaient les jours sombres d’autrefois, le temps où la guerre et les rapines désolaient tout le pays et où la vallée du Kuruman était le redoutable repaire de farouches Boschimans, dont on entendait siffler les flèches empoisonnées. » Les hommes qui s’en vont semer un peu de bonheur dans un coin perdu de l’Afrique et dans des terres avares méritent bien de l’espèce humaine, et le paisible lecteur de leur histoire, qui médite sur leurs exploits au coin de son feu, les pieds sur les chenets, sans entendre autour de sa maison le cri menaçant du chacal et le grondement famélique de l’hyène, aurait mauvaise grâce de marchander son hommage à ces nobles aventuriers.

Tel grand fabricant de Manchester ou de Birmingham, disciple plus ou moins tiède, serviteur plus ou moins fidèle de l’église officielle d’Angleterre, regarde de haut en bas les obscurs missionnaires wesleyens qui vont prêcher l’évangile aux nations barbares ou sauvages. Il méprise leur dévotion agitée, l’étroitesse de leurs pensées, leurs pieuses illusions, leur zèle indiscret et souvent tracassier, leurs pratiques parfois ridicules. Mais nos voisins ont une intelligence si vive, si nette de leur intérêt qu’elle triomphe de leurs mépris, et ce même fabricant versera de grand cœur, chaque année, un bon nombre de livres sterling dans la caisse des missions, son expérience et ses calculs l’ayant convaincu des services que peuvent rendre au commerce anglais ces hommes de petite condition qu’il ne tient pas pour des gentlemen et dont il rougirait de serrer la main. Par les routes qu’ils ont ouvertes, arrivent bientôt les colporteurs de marchandises, accompagnés de trafiquans d’ivoire, tels que ce Philipps que Serpa Pinto rencontra chez les Bassoutos et qui lui disait : « Si le ciel pouvait exaucer mes vœux, tout ce qui pousse, tout ce qui existe deviendrait de l’ivoire et serait à moi. »

Les missionnaires sont les pionniers du commerce ; partout où ils s’établissent, ils font naître des besoins nouveaux dans des populations qui n’en ont guère. On assure que nombre de missionnaires anglais, pour stimuler la générosité de leurs riches patrons, entrent avec trop de complaisance dans leurs vues, se transforment en de véritables commis-voyageurs, mêlant avec art le sacré au profane, faisant tour à tour l’article pour le Christ, leur divin maître, et pour les manufacturiers d’Angleterre. On en connaît qui représentent aux sauvages que, pour être un bon chrétien, il faut non-seulement se bien nourrir, mais se vêtir convenablement, et que les seules cotonnades tout à fait orthodoxes, tout à fait agréables au Seigneur, sont celles qui se fabriquent à Manchester,

Robert Moffat ne fut jamais un voyageur de commerce. On lui reprocha, il est vrai, d’avoir fait ouvrir par sa femme un bazar où il vendait des étoffes anglaises aux indigènes. Il fallait vivre ; le traitement que lui allouaient ses directeurs était fort exigu, ne suffisait pas à ses besoins, à la subsistance d’un missionnaire marié, à qui Mary Smith faisait beaucoup d’enfans. On l’accusa aussi d’avoir expédié au Cap toute une cargaison d’ivoire. La meilleure réponse qu’il put faire aux médisans fut de rester pauvre ; à son retour en Angleterre, il fallut ouvrir une souscription pour assurer le repos de ses vieux jours. Toutefois, si occupé qu’il fût de catéchiser ses ouailles, il était fort attentif à leurs intérêts temporels. Il ne se contentait pas d’engager les Betchouanas à s’approvisionner de charrues, il leur remontrait qu’il est fort indélicat de paraître nu dans la maison du Seigneur, que les justes qui se tiennent devant le Trône et devant l’Agneau sont vêtus de robes blanches, et il les exhortait à s’habiller dès ici-bas. « En 1829, nous dit son fils, les chants païens avaient fait place aux cantiques de Sion et au murmure des prières, et les indigènes, honteux de l’indécence de leur costume, se procuraient volontiers des vêtemens européens, que leur apportaient des commerçans d’occasion. » C’est ainsi que dans ce monde tout se tient et que la piété travaille pour les fabricans de cotonnades.

Le missionnaire, a-t-on dit, arrive le premier, sa Bible à la main ; derrière lui, paraît le marchand avec sa quincaillerie et ses étoffes ; après le marchand, viennent le colon, puis le gouverneur et ses soldats, et l’Angleterre ajoute à son immense empire une colonie de plus. Si la colonie du Cap, débordant de toutes parts ses étroites limites, s’étend aujourd’hui jusqu’au Fleuve-Orange, les missions et les sociétés bibliques y sont assurément pour quelque chose. Les missionnaires vont à la découverte, ils explorent les contrées, ils reconnaissent les lieux ; ce sont de précieux informateurs, leurs stations sont des bureaux de renseignemens. Si les tribus chez lesquelles ils s’établissent vivent encore dans l’état sauvage, ils s’appliquent à les domestiquer, ils adoucissent leur naturel farouche, ils les accoutument à regarder sans défiance des faces blanches, ils apprivoisent leurs inquiétudes, Ce sont eux qui préparent les voies, qui essuient les plâtres, et, quand arrive le gouverneur, la maison est presque habitable.

Robert Moffat fut toujours un bon chrétien et un chaud patriote. La Grande-Bretagne lui était aussi chère que sa Bible, et il se montra quelquefois plus royaliste que le roi, plus Anglais que le gouverneur de la colonie du Cap. C’était le temps où les Boërs accomplissaient leur pénible exode. Ne pouvant s’accommoder de la domination britannique, ces descendans de calvinistes hollandais et de huguenots français émigraient sans cesse au nord avec leurs bœufs et leurs serviteurs hottentots. Le gouvernement de la colonie pratiquait à leur égard une politique artificieuse, médiocrement évangélique. On leur laissait le temps de s’installer, de défricher, de bâtir, après quoi on les tracassait, on les obligeait à quitter la place, à s’en aller plus loin préparer de nouveaux territoires à l’annexion anglaise, et tour à tour on protégeait les indigènes contre les Boërs ou les Boërs contre les indigènes, à qui on reprenait de vive force les armes qu’on leur avait vendues fort cher et qu’on leur restituait gracieusement, quelque temps après ; ils devaient les payer une seconde fois, et c’est ainsi qu’on fait aller le commerce. Moffat avait pour les indigènes des entrailles de père et il détestait cordialement les Boërs, il s’indignait des ménagemens qu’on avait pour eux. Un Betchouana qui sanglotait en communiant lui semblait plus près de Dieu que ces calvinistes somnolens, qui n’entendaient rien à la physiologie de la conversion. Au surplus, il les considérait comme des rebelles à l’autorité anglaise. Lorsqu’il apprit, peu de temps avant de mourir, que le gouvernement anglais s’arrangeait avec eux, leur abandonnait le Transwaal, il en ressentit un cuisant et inconsolable chagrin. Les saints ne sont pas toujours des justes, les disciples de John Wesley ont souvent la paix à la bouche et la guerre dans le cœur.

Robert Moffat aimait peu les Boërs, il aimait encore moins la papauté et les papistes, et la pauvre Irlande ne trouva jamais grâce devant lui. Mais par une faveur de la destinée, il n’entra jamais en concurrence avec les missionnaires d’une autre confession. On le laissa tranquille chez les Betchouanas, peuple tout neuf qu’il défrichait, et, de son côté, ou par scrupule ou faute d’occasion, il ne fut jamais tenté d’envahir le champ d’autrui. Un prêtre de l’église d’Angleterre, établi dans la plus grande des îles Seychelles, écrivait dernièrement à un libraire de Paris : « Veuillez m’envoyer au plus tôt une histoire critique des reliques des saints, quelque chose sur le purgatoire, en vue de la controverse, l’histoire du domaine temporel des papes et de l’usage qu’ils en ont fait, quelques vies de papes, en choisissant les plus édifiantes, telles que celle d’Alexandre Borgia, une histoire très complète de l’inquisition, de la croisade des albigeois, de la Saint-Barthélémy, un livre intitulé : Taxes des parties casuelles de la boutique des papes ; je tiens beaucoup à cet ouvrage. Je voudrais bien aussi une bonne histoire des capucins. Ce sont les agens du pape aux Seychelles ; trouvez-moi quelque chose, je vous prie, et je vous en serai bien reconnaissant. » Heureux habitans des îles Seychelles, vous serez initiés avant peu à toutes les controverses d’une théologie contentieuse, à ses aigres discussions, à ses disputes de boutique ! Il faudra faire votre choix et vous en serez réduits à jouer votre salut à pile ou face, ou peut-être tirerez-vous au doigt mouillé à qui aura votre âme.

Une autre épreuve fut épargnée à Robert Moffat : il ne devint jamais assez puissant pour avoir le cœur enflé et l’esprit dominateur. Si Mosilikatsé, roi des Motabelis, l’avait pris pour son conseiller ou son premier ministre, il aurait goûté les douceurs du gouvernement, la joie d’être obéi par tout un peuple ; mais, pour conserver son influence, il aurait dû s’aider d’un peu de charlatanerie et de beaucoup d’intrigue ; il n’a jamais échangé la houlette du bon berger contre la verge des magiciens de Pharaon. Il enviait parfois les triomphans succès obtenus par ses confrères dans la grande île de Madagascar ; il avait tort, les siens étaient plus modestes, mais beaucoup plus respectables. Nous avons vu à l’œuvre ces missionnaires de Tananarive pendant nos démêlés avec les Hovas, qu’ils animaient contre nous par de faux rapports, par des promesses mensongères. Leurs lieux de prière étaient des officines de nouvelles controuvées, d’impudentes calomnies, et, s’il n’avait tenu qu’à eux, le gouvernement anglais aurait envoyé des cuirassés à Tamatave pour y venger l’injure imaginaire de ces proconsuls spirituels, à la longue redingote.

Un gouvernement qui épouserait en aveugle toutes les jalousies et les querelles de ses missionnaires s’exposerait à de grands embarras ; mais il encourt de graves reproches lorsque, insensible au profit qu’il peut tirer de leurs courageuses entreprises, il leur retire son aide et son patronage. Le devoir d’un homme d’état est de compter avec tout ce qui est fort et agissant, avec toutes les puissances morales, et de s’en servir dans l’intérêt de sa politique. Toutes les nations protègent activement leurs missionnaires ; si la France, oublieuse de son passé, renonçait à protéger les siens, elle donnerait beau jeu à ses ennemis. Notre gouvernement a prouvé en Chine et au Tonkin qu’il entendait demeurer fidèle aux vieilles traditions de la politique française, dont les fanatiques de la libre pensée l’engagent à s’affranchir. Sa résistance lui fait honneur. On a dit qu’il faut avoir quelque indulgence pour les sottises paisibles ; mais les sottises guerroyantes et funestes n’en méritent point, et un ministre des affaires étrangères ne saurait leur faire la moindre concession sans trahir son pays et les intérêts commis à sa garde.


G. VALBERT.


  1. The Lives of Robert and Mary Moffat, by their son John J. Moffat. Londres ; T. Fisher Unwin, 1886.
  2. The Transwaal of to-day, by Alfred Aylward. Edinburgh and London, 1878.