Une Bibliothèque de l’esprit français

Une Bibliothèque de l’esprit français
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 2 (p. 156-174).


UNE BIBLIOTHÈQUE
DE
L’ESPRIT FRANÇAIS.




I. Œuvres de Boufflers. 1 vol. in-18. — II. Œuvres de M. et de Madame Favart, 1 vol. in-18. — III. Œuvres de Fontelle. 1 vol. in-18. — IV. Œuvres de Chamfort, 1 vol. in-18. — V. Œuvres de Rivarol, 1 vol. in-18. — VI. Les Filles d’Ève, par M. A. Houssaye, 1 vol. in-18, etc.[1].




Montesquieu avait rassemblé plusieurs volumes de chansons qu’il avait intitulés Bibliothèque de l’esprit français. Était-ce un titre sérieux, était-ce une ironie ? Montesquieu voulait-il railler l’esprit de son temps, qui n’était, dans la plus générale acception, qu’un esprit de chansons, ou bien cette loi d’énervement, propre au XVIIIe siècle, qui avait abaissé le génie de Montesquieu jusqu’au Temple de Gnide, lui avait-elle aussi faussé le goût à ce point de lui permettre de voir dans la chanson le dernier et suprême effort de l’esprit français ? Nous ne savons, mais nous voudrions pouvoir de même soupçonner une intention ironique dans le titre de Bibliothèque de l’esprit français qu’a pris à son tour une collection contemporaine. Cette collection commence par Boufflers, et elle semble destinée à servir de refuge aux productions légères de quelques écrivains de ce temps-ci. Certes, quand on pense à la signification d’un tel titre, qui ne promet rien moins qu’un recueil des chefs-d’œuvre de l’esprit national, quand on y trouve ensuite un tel commencement et un tel dénoûment, on est tenté d’abord de chercher dans cette annonce une ironie, et une ironie sanglante, contre notre temps et contre le siècle dernier. Il y a là pourtant quelque chose de presque sérieux. Il semble que ce soit une école qui quête des disciples, qui publie son programme pour prouver qu’elle vit, et qui se cherche des aïeux pour prouver qu’elle peut vivre ; elle attribue à ces ancêtres tout l’esprit national, et c’est incontestablement une sage méthode que d’enrichir les gens dont on prétend hériter.

Cette sorte d’école annonce donc qu’elle est l’esprit français ; mais n’y a-t-il pas quelque abus d’ambition à accorder exclusivement à soi et aux siens un aussi large titre ? et Rutebeuf, Villon, Rabelais, Molière, La Fontaine, et tant d’autres, n’auraient-ils point droit de disputer quelque place aux œuvres et aux disciples de Boufflers ? L’école dont nous parlons ne s’est pas même posé cette question. C’est dans le XVIIIe siècle que se concentre, selon elle, tout l’esprit français ; c’est là qu’on en trouve les vrais modèles, les fécondes inspirations, et la réhabilitation de ce siècle est le but évident qu’elle s’est proposé. Ces tentatives de glorification littéraire du siècle dernier sont bizarres et inattendues. Jusqu’ici, en effet, on n’y avait guère cherché que la lutte politique et religieuse, pourtant ces essais, par cela même qu’ils ne sortent d’aucune grande idée, et ne s’adressent qu’aux plus mauvais instincts de l’intelligence, ces essais sont peut-être dangereux en ce moment de lassitude que nous traversons : c’est le temps favorable aux imitateurs et à ceux qui conseillent l’imitation. Aussi bien nous croyons qu’on n’a pas encore attribué à la littérature du XVIIIe siècle la véritable place dans notre histoire. Cherchons donc quelle est la position historique de cette littérature, quelle est la valeur de ce côté particulier qu’on en veut réhabiliter. À diverses époques, la société française s’est trompée sur ce qu’elle appelait son esprit, et cela faute d’avoir interrogé ses véritables origines littéraires, bien des écrivains ont essayé de lui prouver, dans leur propre intérêt, que son esprit original n’était autre que le bel esprit et la prétention. Aujourd’hui, ceux qui ne se sentent point le talent nécessaire pour le prouver par leurs œuvres essaient de le prouver par les œuvres d’autrui. De telles méprises sont de nos jours inexcusables, et de tels préjugés ridicules ; mais ils se produisent, ils ont leurs dangers, et doivent être combattus.


I

Il y a au XVIIIe siècle une période littéraire qui finit, une rhétorique autrefois féconde, vieillie maintenant et impuissante, qui s’agite dans une triste agonie avant de mourir d’épuisement. Le système poétique qui avait prévalu à la renaissance est arrivé à sa décrépitude.

Au XVIe siècle, le génie national avait définitivement perdu son libre développement. Après une longue lutte, dont la vie d’un représentant attardé de la poésie trouvère nous a servi à apprécier ici même[2] les diverses péripéties, une rhétorique nouvelle avait remporté la victoire : elle avait remplacé la liberté par l’autorité, l’individualisme par la généralisation, et, comme conséquence nécessaire, le naturel, l’imagination, l’observation, la recherche de la réalité, par la régularité, le fini, la convention, le respect absolu des théories. Elle amenait, on le voit, dans le monde littéraire les mômes doctrines que la royauté introduisait à la même époque dans le monde politique. Elle devait du reste subir fatalement la même fortune que cette royauté, plus malheureuse en cela pourtant qu’elle devait périr là où la royauté ne serait qu’ébranlée. Ainsi ce n’était pas précisément la royauté, comme on l’a dit souvent, que représentait et copiait cette littérature de la renaissance, c’était la société officielle constituée autour des splendeurs de la royauté, et qu’elle, littérature de convention et rhétorique aristocratique, représentait exclusivement. Elle était, au XVIIIe siècle surtout, une sorte de représentation théâtrale de cette société, elle en était comme le refrain insipide et obscène, et elle devait, après les mêmes excès, la même démoralisation, fausse et fardée comme elle, mourir comme elle, mais sans l’honneur de la persécution et la glorification du martyre. Jusqu’à la régence, cette société s’était conservée grande et glorieuse : formée des plus illustres représentant des vieilles races guerrières, intelligente, patriotique et fière, dans les ambassades et les négociations elle avait été le plus noble et le plus utile instrument de la grande politique de la royauté française ; mais elle avait la destinée de tout ce qui tirait son origine du moyen âge, elle ne pouvait être grande que par la foi, et vivre qu’autant que la foi. L’impiété du XVIIIe siècle devait la faire succomber à toutes les tentations de la puissance et du luxe, énerver la noblesse de ses instincts, découronner toutes ses facultés, changer la grandeur en ostentation, la dignité en manière, l’activité en fièvre, l’intelligence en esprit, et transformer, en un mot, les grands seigneurs en une miniature de leurs ancêtres.

Ces ! à peu près aussi à partir de cette époque de la régence que la littérature, suivant une marche analogue, tomba dans la décrépitude et l’épuisement. Il était facile du reste de prévoir, dès le XVIe siècle, le sort réservé à cette littérature qui faisait alors dans le monde moderne une si glorieuse entrée. Le principe d’autorité qui était en elle la poussait à se laisser complètement absorber par les hautes classes de la société, et ce petit cercle où elle s’enfermait lui présageait une lassitude prochaine. La préoccupation exagérée des modèles de l’antiquité, la poussant vers la science, la correction, le convenu, au détriment de l’observation et de l’invention, la menait à se rendre de plus en plus inaccessible à la grande partie de la nation, inaccessible aux inspirations du génie national, les seules vivifiantes et permanentes. Elle laissait ainsi cette masse de la nation sans grande participation au progrès intellectuel, et devenue par là fausse et rétrécie, elle n’était plus qu’une rhétorique privilégiée. Elle pouvait produire des modèles, créer et laisser des monumens, mais elle ne pouvait ni vivre ni accompagner la vie de tous. De plus l’intronisation extravagante de l’allégorie mythologique chez un peuple chrétien, l’introduction de vieilles formules personnifiées, de débris d’une autre civilisation chez un peuple aussi inventeur que le peuple français, ces essais tyranniques de correction empruntée à un autre art et amenée au milieu d’une nation aussi vive, aussi leste, aussi railleuse, tout cela augmentait les chances d’une triste agonie pour cette rhétorique et cette littérature. Pourtant cette littérature de la renaissance avait été grande, et cette rhétorique avait produit des merveilles. Elle avait passé d’abord, au XVIe siècle, par toutes les joies et les gloires de la jeunesse ; Ronsard l’avait enivrée d’une musique, d’une harmonie que le génie français n’avait jamais entendues et, que peut-être il n’entendra plus. Elle avait chanté les plus brillantes femmes ; elle avait reçu les plus gracieux baiser de la poésie, qui était alors la vraie « dame de beauté ; « les sourires des princes, les enthousiasmes de la foule, rien n’avait manqué aux bonheurs de sa jeunesse, et elle avait été plutôt l’amie que la protégée de cette race des Valois, la poésie de la royauté française. Puis, au XVIIe siècle, elle était entrée dans la gravité de l’âge mûr, et elle avait offert aux applaudissemens de la postérité la plus rare assemblée de grands esprits et d’hommes de génie que l’histoire ait jamais enregistrée en ses annales. Cependant elle avait en elle ce germe inguérissable de corruption que nous avons essayé d’indiquer.

La royauté avait lutté jusque-là contre cette destinée fatale de la littérature française. Pendant deux siècles, elle avait, en lui communiquant sa propre vigueur, tenu en échec ces principes de mort ; elle l’avait faite poétique comme François Ier, grande comme Louis XIV, et chaque roi lui avait ainsi accordé une protection en rapport avec la formule de la royauté à l’époque de son règne ; mais la royauté allait l’abandonner à elle-même, et cette émancipation du pouvoir royal allait être pour la poésie, au XVIIIe siècle, le signal de la vieillesse et du dévergondage. La royauté en effet se reposa sur Mme de Pompadour du soin de protéger les lettres et les arts ; c’était une abdication, et ce fut là un principe de ruine pour la royauté et surtout pour la littérature. Cette femme philosophe n’était guère propre à ramener la foi dont l’absence tuait la poésie ; cette courtisane pouvait bien répondre par des épigrammes au canon de Rosbach, elle pouvait parvenir à singer adroitement la froideur contrainte de l’étiquette des grandes dames ; mais dans le rôle traditionnel de la royauté vis-à-vis des gens de lettres, c’était l’influence de la volupté qui pénétrait avec elle. C’était Ninon protégeant Racine, inspirant Pascal, raillant Bossuet, et poussant gracieusement dans les bosquets de Paphos tous les Cotin, les Colletet et les Saint-Arnaud du siècle. On juge de ce que, sous une telle influence, serait devenue la littérature de Louis XIV, et l’on voit où devait en arriver celle du XVIIIe siècle. Ce patronage n’avait ni intelligence, ni grandeur, ni autorité, et il était, par sa nature même, condamné à caresser la poésie légère, à couver les beaux esprits, et à n’offrir aux écrivains, pour tout mobile d’activité, que l’idéalisation des instincts de Jeanne Vaubernier, l’esthétique des courtisanes. — Est-ce là aussi l’avenir de l’esprit français et de sa bibliothèque ?

Cette influence de Mme de Pompadour avait été, du reste, singulièrement aidée par le plus terrible dissolvant qui puisse s’introduire, au sein des littératures, par le plus irrésistible agent de corruption qui puisse attaquer l’art et la pensée, celui qui amène toujours à sa suite, l’énervement et l’impuissance, en un mot par l’esprit, par le bel-esprit. C’est le bel esprit en effet qui s’était chargé du travail intérieur de décomposition ; il avait remplacé l’intelligence, s’était fait le mobile, puis l’inspiration des écrivains, et finalement il était devenu presque toute la littérature.

Ainsi la littérature de la renaissance, après avoir passé par la jeunesse au XVIe siècle, par l’âge mûr au XVIIe, était arrivée à la vieillesse au XVIIIe. Là, abandonnée par le pouvoir royal, qui lui avait offert jusque-là une glorieuse et féconde protection, elle avait été exposée à l’influence de Mme de Pompadour, qui avait développé en elle le libertinage, à l’influence de l’esprit, qui avait amené la stérilité. Le germe de corruption qui était en elle s’était complètement développé ; il avait jeté dans le ridicule les formules poétiques, dans l’abaissement les intelligences. On sait où en étaient tombées ces formules poétiques : tout l’Olympe fêtait les saturnales, l’assemblée des dieux du divin Homère se débattait dans le plus étrange désordre. Toutes les divinités qui représentaient quelques idées grandes, nobles et poétiques, étaient traquées, pourchassées ; on ne connaissait plus que les petites déesses pimpantes, faciles et libertines, celles qui avaient le moins de tunique, et qui par tempérament avaient toujours fait rude guerre à la pudeur ; encore leur avait-on ôté l’écharpe légère, le seul vêtement et le juste symbole de la pudicité antique. Cypris, Iris, Flore, étaient montées gaillardement sur la montagne du Pinde, et y chantaient coquettement des chansons obscènes ; enfin, l’Olympe était parfaitement représenté par les coulisses de l’Opéra et de la Comédie-Française, et c’était là qu’avait abouti la poésie mythologique.

Quant à l’intelligence des gens de lettres, elle offrait aussi, autant du moins qu’on en peut juger par les œuvres purement littéraires, tous les signes de la décrépitude et de l’abaissement. C’était d’abord l’inertie de la pensée, sorte de maladie spirituelle où la vie quitte peu à peu ces nobles facultés qui composent, pour ainsi parler, le cœur de l’intelligence humaine, c’est-à-dire l’enthousiasme, la poésie, la foi, l’amour sincère de la vérité, le respect de soi et de son génie. Toute l’activité se réfugie alors aux extrémités les plus flexibles de l’esprit humain, flatte les plus vils instincts et se concentre dans les facultés les plus impressionnables, mais les moins fécondes, les moins larges et les moins respectées. Puis venaient, comme conséquence, la haine instinctive et implacable de l’originalité sincère, l’imitation, non plus même des modèles, mais des imitateurs, c’est-à-dire la constante imitation de soi-même pour toute originalité, et pour toute émulation l’imitation de ses voisins.

Telle est la position du XVIIIe siècle dans l’histoire de notre poésie, et tel était, dans son apparence générale, l’état de ces mœurs et de cette littérature où l’on va chercher les modèles de notre esprit national. Mais ni les mœurs n’étaient toutes corrompues, ni toute la littérature déplorable ; Burke, que sa qualité de libre Anglais ne rendait pas partial en faveur de la noblesse française, et que sa qualité de protestant ne disposait pas à flatter le clergé catholique, Burke reconnaît dans ses Lettres que l’immense majorité du clergé avait conservé la sainteté de son caractère, et que la corruption n’avait gagné en province ni la noblesse, ni la bourgeoisie, ni le peuple. De même, au milieu de cet affaissement où la littérature était tombée, nous trouvons des hommes de génie, et leurs noms sont restés dans la mémoire de tous : ils ont certainement porté la peine du temps où ils ont vécu ; mais, tout en constatant la corruption qui les entoure et les envahit nécessairement, nous ne pouvons nier ni la force de leur intelligence, ni la grandeur de leur talent. Dans les degrés inférieurs de la littérature, bien des esprits sérieux se rencontraient aussi, qui apportaient dans les diverses branches de la science une gravité et une profondeur de pensée dignes du siècle de Louis XIV. Enfin nous savons que ce ne serait point une infructueuse étude de rechercher ce qui resta dans le XVIIIe siècle des antiques qualités du génie national. Au moins, puisqu’il plaît aujourd’hui à quelques écrivains de se renfermer dans ce XVIIIe siècle, est-ce au milieu de ces puissans, ou élevés, ou sincères esprits qu’ils vont chercher leurs modèles ? Non, ils s’inquiètent peu de Montesquieu ou de Rousseau, il leur faut des ancêtres à leur taille : ils ne voient dans le XVIIIe siècle que ce qui brille, et du plus faux, du plus triste éclat, et toute leur attention s’est portée sur cette partie de la littérature qu’on appelle vulgairement les belles-lettres, c’est là justement, nous allons le voir, que s’était le mieux développé ce germe de corruption que nous avons signalé, et que la décrépitude était arrivée à toute son expansion ; là s’était concentré l’effort de ces deux influences destructrices : le libertinage et le bel esprit.


II

La littérature du XVIIIe siècle est une littérature féminine, et si l’on voulait la personnifier dans l’histoire, il faudrait la revêtir des habits et des manières, du caractère et des idées qui sont propres à la femme de ce temps ; il ne faudrait surtout pas oublier ce pied de rouge qui était d’étiquette pour la grande dame présentée et en possession des honneurs du Louvre. Voisenon dit dans ses Contes que les femmes n’ont « qu’une idée, qu’elles subdivisent en petites pensées luisantes, » et que tout « leur art n’est que de hacher l’esprit. » Voisenon fait là le portrait de son propre style, mais c’est bien aussi le portrait de la femme seulement spirituelle, et c’est incontestablement l’histoire de la frivole littérature dont on essaie aujourd’hui la réhabilitation.

Cette littérature a en effet reçu une éducation féminine ; elle est née de la femme, elle est dirigée, protégée par elle ; elle suit les mêmes lois de développement. Toute son ambition est de lui plaire, et c’est seulement en la comparant avec la femme qu’on peut expliquer ses qualités et ses défauts, son caractère et son activité particulière. C’est par là seulement qu’on peut comprendre cette infirmité dont elle est frappée, et que nous pouvons définir en disant que la littérature du XVIIIe siècle n’a été qu’une conversation : cailletage et poésie légère dans les boudoirs, commérage, nouvelles à la main, épigrammes et calomnies dans les bureaux d’esprit, obscène dans les coulisses ou infâme dans les petits soupers, toujours elle a été la même, et toujours elle est une causerie. Aussi est-elle fugitive et inféconde comme la conversation ; elle ne laissera comme elle aucun monument, et quand les collectionneurs d’anciens bons mots essaieront de la ressusciter, elle ne sera jamais pour nous que ce que sont pour l’homme à jeun les calembours de la dernière orgie.

C’était dans les boudoirs qu’était née cette littérature, et toujours elle devait conserver le souvenir de sa naissance. Exposée à plus d’infortunes que la fiancée du roi de Garbe, on la verra changer souvent de vêtemens, – ce sera presque toute son occupation, – souvent de visage, plus souvent de fard ; mais elle n’oubliera jamais les falbalas ni les grâces fictives de sa première enfance. Sous le cotillon de bure de Favart, sous le masque hargneux de Chamfort, elle exhalera les mille parfums du boudoir, et cette bure sera plus luisante que le satin, ce masque aussi prétentieux qu’un madrigal. Dans la première fleur de sa jeunesse, sous la régence, elle n’était qu’une doucereuse coquette de grande espérance, fausse déjà, mais fade et maniérée. Tout effarée encore de la sévère figure de Mme de Maintenon, elle prenait la peine d’être hypocrite ; elle cachait sa corruption sous toutes les minauderies, derrière tous les éventails. Et quoiqu’il fût aisé de prévoir sa vieillesse, éhontée et sensuelle, cette littérature permettait parfois encore qu’on lui chantât des stances langoureuses comme au temps du galant d’Urfé. Elle avait aussi recueilli le mouton de Mme Deshoulières, et ce mouton avait été chamarré de tant de rubans roses, qu’il était devenu, on ne sait comment, un troupeau, et le boudoir une bergerie. C’était le vrai printemps de la poésie légère. Les musettes faisaient rage, et elles chantaient des petits vers pour Iris et pour Climène ; les Ris, les Jeux, les Grâces, déguisés en agneaux, bondissaient naïvement à travers les prairies d’un boudoir. Ce gros homme qui sortait en voiture du Palais-Royal, ce n’était pas le régent allant souper chez Mme de Parabère, c’était le berger Tircis qui allait chanter à Eglé sa flamme respectueuse. Heureux temps ! les nymphes champêtres se promenaient au Cours-la-Reine, les filles de l’Opéra portaient la houlette, et elles étaient, dans les petits soupers, vêtues de léger comme il convient à des divinités pastorales. Il fallait se pâmer devant Vert-Vert, et M. de Sainte-Aulaire avait fait un madrigal, le plus illustre des madrigaux, et qui était sans conteste le chef-d’œuvre de la littérature française : Mme de Créquy n’en revenait pas encore d’admiration en 1801, et l’Académie avait ouvert ses portes à un homme d’un tel génie ; La Fare, Chaulieu, Rochemore, quoique fort admirés par Mme du Maine, qui faisait à Sceaux une cour assidue, à la poésie légère, ne pouvaient pourtant pas ambitionner la globe d’un pareil madrigal ; ils se contentaient d’éblouir la cour et la ville par ces triolets enchanteurs, ces madrigaux en guirlande et ces bouquets montés où surtout M. de Bernis excellait.

Mais la poésie légère se fatigua de ces fadeurs ; elle allait devenir grande coquette et faire état de haute corruption. C’est la loi de la volupté de tourner à la routine et de finir par être en même temps, chose étrange, un entraînement et un ennui. Elle a besoin pour se réveiller et s’exciter d’abord du demi-jour de l’hypocrisie, et ensuite du scandale : c’est alors une corruption de haut goût, et l’infamie à huis clos n’est plus qu’une pauvre infamie. Les nouvelles à la main et les chansons chassèrent le timide madrigal ; l’amour et la littérature prirent le porte-voix, et le boudoir fut remplacé par les bureaux d’esprit. C’est de là que sortit une littérature que la femme protégea jusqu’à la fin du siècle. C’était une vraie fièvre que cette manie de protéger les auteurs ; on se donnait ainsi un brevet d’influence, d’intelligence et d’autorité, et cela faisait autour de la vanité des femmes ce bruit qu’elles aiment. Il n’est rien au reste qu’elles ambitionnent comme de patroner une idée et de protéger l’intelligence. Entre leurs mains, l’idée devient bientôt coterie, et l’intelligence esprit ; mais elles ont eu ce bonheur suprême de s’agiter pour un but qu’elles croyaient absolument sérieux, de conduire une grave entreprise et de diriger les facultés qu’elles respectent le plus, ne les ayant pas, — les facultés graves, profondes et sensées de l’intelligence virile. La littérature du XVIIIe siècle ne demandait pas mieux, du reste, que d’entrer dans ces serres-chaudes : produisant vite et beaucoup, et des choses légères, c’est là surtout qu’elle devait vivre et briller. On prévoit ce que pouvaient être devenus, au sortir d’un tel patronage et avec une telle origine, le théâtre, la poésie légère, les contes et nouvelles à la main, qui sont les trois importantes divisions des belles-lettres au XVIIIe siècle.

La poésie, légère se trouvait là pourtant dans un terrain favorable ; elle y rencontrait les deux nécessités de son existence, qui sont l’esprit pour toute mise en œuvre, les femmes pour toute inspiration ; Aussi devait-elle être le genre caractéristique de ces temps, et lui fut-il permis d’y suivre et de nous y enseigner toutes les lois de son développement. Son premier résultat fut significatif : les jeunes seigneurs étaient descendus de la chasse au jeu de paume, puis au jeu d’échecs, et de là aux nœuds de la tapisserie. Entre deux petits contes, on s’enquérait très particulièrement dans les bonnes sociétés s’ils parfilaient adroitement, et s’ils avaient un merveilleux talent pour les broderies au passé. Toutefois la plus logique des conséquences morales de la poésie légère avait été la dépravation des mœurs et le mépris de la femme. Cette adulation outrée, cette glorification constante des plus mauvais instincts de la nature féminine avaient comme sanctifié la fantaisie chez la femme, et la fantaisie avait tué l’amour. L’habitude des pensées légères, l’arbitrage exclusif de l’esprit et le dédain du sens commun avaient créé l’ironie, qui avait fait une rude guerre à tous les respects, particulièrement à son antique, ennemi, le respect de la femme. Il n’y a pas dans tout ce temps un seul mot qui sorte du cœur ; on dirait que ces écrivains sont toujours enivrés et en dehors d’eux-mêmes : quand ils regardent en eux, c’est à peine et comme d’en haut ; ils ne peuvent apercevoir que les plus extérieures de leurs émotions, et encore ne les voient-ils qu’en petit ; d’entrer complètement en eux-mêmes, ils n’ont garde, ils y pourraient trouver la réflexion, et qu’en feraient-ils ? Ils ne veulent avoir ni remords, ni pensée, ni amour, foi ou respect. Tout est donc extérieur, et de même que l’intelligence est devenue esprit, et la partie la plus légère de l’esprit, de même l’amour est devenu le plaisir et l’élan le plus extérieur du plaisir, la vanité.

Le développement littéraire de cette poésie légère était aussi misérable que son influence morale : elle descendait tous les degrés de la décadence, du conte à la chanson, de là à l’épigramme et aux bouts rimés ; puis venaient les tours de force de toute sorte, les pièces en vers monosyllabes ou avec deux mots pour rimes uniques. Les distiques et les charades tenaient toute la montagne du Pinde, le logogriphe gardait les détroits de Tempé, et les poètes que le logogriphe intimidait s’élevaient timidement jusqu’à la hauteur de l’énigme. M. de Nivernais, ce chansonnier aimable, était escorté par MM. de Louvois et de Champcenets, ces capitans du couplet ; l’abbé Aubert, épigrammatiste grossier, Robbé de Beauveset, poète ordurier, disputaient les trompettes de la renommée à MM. de Pezay et de La Louptière, qui se vantaient d’être les imitateurs de Dorat. Celui-ci était un type parfait de cette littérature ; il s’était circonscrit dans ce genre qu’on appelle la poésie agréable, il l’avait épuisé, point n’y fallait d’efforts, et il ne faisait que se répéter ; encore trouvait-il des disciples, des copistes, et quand il mourut, ce fut une grande affaire : on versa sur sa tombe un déluge de rimes. Il fallait bien se garder en effet d’avoir une idée à soi ; tout le travail se bornait à choisir qui l’on voulait copier, à mettre un nouveau mot dans les formules qui avaient cours. Et quand on n’avait pas eu la ressource de savoir, connue Chabanon, jouer du violon, d’avoir fréquenté longtemps les sociétés et les bureaux d’esprit, il fallait pour se faire connaître débuter comme le Cousin Jacques, qui avait une foule d’idées originales et qui ne put attirer l’attention sur lui qu’au moyen d’un impromptu. Il semblait que cette littérature n’eût pas de plus hautes destinées que d’enregistrer ces modes extravagantes qui naissaient et se remplaçaient au gré du moindre événement. En vain Mercier et Rétif essayèrent-ils d’y introduire un peu de vérité et de variété, l’élément populaire et l’étude des mœurs bourgeoises : ces élémens étaient hostiles à l’essence même de cette littérature, et ni l’un ni l’autre n’avaient ni assez de génie ni assez de foi surtout pour faire prévaloir un nouvel art intellectuel. C’était une révolution, non une réforme qu’il fallait ; la littérature ne pouvait être corrigée. Tout au plus devait-elle subir quelques réactions fugitives et rendues inutiles d’ailleurs par leurs propres exagérations : Collé, Vadé, Piis, Barré, l’engouement pour la littérature poissarde et les farces des tréteaux constatent pauvrement cette réaction contre le convenu.

Telle était cette poésie légère que la nouvelle Bibliothèque de l’esprit français présente à notre admiration dans la personne de Boufflers. Celui-ci pourtant en avait été plutôt la victime que le disciple ; elle l’avait doucement amené à cette sorte d’idiotisme qui est en elle, à ce rétrécissement graduel des facultés qui finit par l’étude approfondie des rimes riches et l’enthousiasme consciencieux des phrases grimaçantes, dans ces termes, je l’avoue, Boufflers représente parfaitement la poésie légère. C’était un cœur simple et bon, noble et généreux, et sa vie s’est passée à railler toutes ces vertus. Il a fini lui-même par le ridicule ; sa carrière est restée le synonyme d’une longue oisiveté, d’une longue inconséquence, et il ne montre à l’histoire aucune des qualités propres à lui et à sa race. Son esprit délicat, élégant et vif, était soutenu par une certaine énergie de bon sens, par une sorte, d’observation qui pouvait descendre jusqu’à mi-chemin du cœur, et trouver là une sensibilité réelle avec un résumé vif et hardi de ses études ; mais il vécut dans une atmosphère malsaine, il était par-dessus tout impressionnable, et la poésie légère, en fit son martyr. Sa gaieté devint pénible et comme réfléchie, bizarre et contournée ; son esprit élégant et délicat, devenu brutal et impudent, l’emporta à la recherche constante de l’obscénité, de la plus étrange impiété, et Boufflers en vint à rimer ingénieusement sur la corruption de sa mère. Les charades, les énigmes, les bouts-rimés, l’enivrement constant du jeu de mots, dévorèrent son bon sens ; son observation s’arrêta aux conversations de boudoirs ; il ne comprit plus d’autres sentimens que ceux qui voltigeaient déguisés en amours sur les éventails du temps. Il fut entraîné à une imitation continue ; il imita l’esprit de Grammont, il imita l’esprit des Contes de Voltaire, cette sorte de trait vif et inattendu qui n’est souvent qu’un trompe-l’œil, et qui procède par l’absence recherchée de transition entre les idées ; il imita enfin la poésie, légère, et l’imitation était tellement l’essence de ce genre, qu’il y devint un maître. Il ne pensa jamais à l’amour avec son cœur, mais avec sa tête ; jamais il n’arriva, et c’est le vice radical de ceux de son école, à la profondeur du sentiment, il n’arriva qu’à la profondeur de la rhétorique ; et sa sensibilité, transformée en galanterie, ne parvint qu’à l’ironie du respect, car ce siècle avait si peu de sentiment vrai et de foi, qu’il insultait sans le vouloir les femmes, à qui il prodiguait ses plus respectueuses admirations.

Avec, une telle éducation, le talent de Boufflers ne fut plus qu’une espèce d’habileté à tenir les mots dans un équilibre obscène, de telle sorte que jamais les mots ne devinssent brutaux, mais que jamais pourtant le sens libertin ne pût être un instant absent de la pensée du lecteur. C’était ainsi une espèce de lutte entre les termes honnêtes et les pensées dépravées, une danse de mots pudiquement lascifs, irréprochables et provoquans comme le déshabillé galant des héroïnes de Crébillon le fils. Dans ses contes, il ne s’élève jamais au-delà d’un crébillonnage amarivaudé, comme disait Mme de Créquy. Parfois il y veut être grave et moral ; mais toutes les vertus qu’il met en scène se transforment, quoi qu’il fasse, en un prêche de bas-bleus, et au milieu de ce conventicule le pauvre galantin se trouve empêché comme un apprenti sorcier qui a évoqué des fantômes inconnus. Il paraît croire que ce sont seulement des marionnettes un peu plus lourdes que les Iris et les Climène de sa poésie. Les fils qui faisaient mouvoir ces lestes poupées sont trop faibles pour remuer l’amour filial ou l’amour maternel ; l’auteur s’essouffle, se travaille et se démène comme le diable de la légende qui se fit ermite, mais finalement il reste insipide et lourd. C’était la punition de cette littérature de ne pouvoir exprimer sans ennui et de ne pouvoir comprendre, que comme une déclamation les grands et nobles sentiniens de l’âme. En résumé, Boufflers a été illustre, dans les bureaux d’esprit ; c’était un poète charmant, au dire de ses éditeurs contemporains. Pour moi, quand je vois ce qu’il devait être et ce qu’il est devenu, toujours je pense à ces jeunes et élégantes natures que la débauche précoce a énervées ; il ne leur reste des plus beaux dons de l’intelligence qu’un certain beau partage, la vivacité stérile, et fiévreuse que donnent les premières orgies, la haine et l’impossibilité de la pensée grave que donnent les dernières, et c’est pour l’indignation, non pour l’admiration, que doivent être rappelés de tels exemples.

Du reste, dans son frivole, murmure, qui ne réveillait jamais l’ombre, des grandes pensées, dans son indulgence filiale pour la médiocrité et la corruption, la poésie légère avait une vertu de prosélytisme. Peut-être sera-t-elle encore l’enchanteresse des imaginations débiles de l’avenir, mais rien dans le XVIIIe siècle, ne devait lui échapper, et le théâtre subit son influence. Une des victimes de cette influence a aussi trouvé place dans la nouvelle Bibliothèque, et Favart y trône à côté de Boufflers. Marivaux, Boissy, Dorat, c’est Joseph Chénier lui-même qui le reconnaît, n’apportèrent sur la scène comique que des madrigaux en dialogue, la recherche dans les pensées, l’affectation dans les termes, le théâtre devenait à son tour un boudoir ; il ne représentait que la société officielle, et l’activité comique, concentrée dans un horizon étroit, se bornait à cacher des sentimens factices sous les vieilles ruses et les nouvelles grimaces ; Ce n’était pas le cœur humain qui tenait la scène, c’était une traduction plate et infidèle d’une sorte de comédie qui se passant dans un monde à part, n’avait ni vie réelle, ni instruction souveraine. Le théâtre au XVIIIe siècle n’est donc, à vrai dire, que la comédie, de la comédie. Tout y était froid et sans vigueur ; l’abus de l’esprit y avait tué la gaieté. Pour rendre quelque vie à cet art comique, il fallait y introduire un peu de cette vivacité brutale qui paradait aux théâtres de la foire, comme aussi, pour réveiller cette gaieté que l’esprit avait rendue étique, il fallait la mettre en contact avec l’obscénité. C’est ce qu’avait compris Beaumarchais, et Mercier reconnaît que ce qui avait fait le succès du Mariage de Figaro, c’est que « cette comédie respire une odeur de corruption morale. » Le triomphe de cette corruption sur la scène avait été préparé de longue main : cet amour effréné du bruit, qui est propre aux sociétés où l’esprit domine comme aux hommes qui ne pensent pas, la recherche de la nouveauté, le besoin de sortir de soi, avaient développé à un haut degré l’amour du théâtre et d’un certain théâtre. Chacun fuyait la froideur correcte des comédies publiques, et ne recherchait que grivoiseries et paysanneries. Les parades de Collé l’amphigouriste faisaient les délices de la société du duc d’Orléans ; les plus célèbres courtisanes, Guimard en tête, avaient leur théâtre ; les deux demoiselles Verrières, les Aspasies du siècle, avaient théâtre de ville, théâtre de campagne, et c’est pour plaire à ces divinités que Colardeau composa sa Courtisane amoureuse.

Cette corruption qu’on cherchait dans les jeux scéniques peut nous faire comprendre comment les comédiennes avaient beaucoup plus d’influence sur le siècle que les comédies, qui ne servaient guère que d’encadrement aux actrices, les divinités pénates de ce temps, les vraies muses de cette poésie. Clairon était aussi célèbre que Voltaire, el, si on éleva une statue à celui-ci, on institua pour celle-là l’ordre du Médaillon, que ses enthousiastes portaient en guise de décoration. La tragédie, qui eut dû, ce semble, servir de refuge aux dernières hautes pensées, aux dernières grandes études du cœur humain, était devenue bien moins importante que la poésie légère ; elle ne servait guère que de prétexte aux épigrammes. Elle réussissait, non par les beautés qu’elle renfermait, et peu importait qu’elle en renfermât, mais par les allusions que le public en tirait. Elle n’était plus de l’art ou de la littérature, elle n’était plus que l’histoire domestique du temps présent, des haines, des préjugés, des coteries, souvent l’histoire des démêlés ou du libertinage des comédiennes. Le public y découpait des réponses ou des continuations aux bons mots que les bureaux d’esprit lançaient dans le monde ; il y cherchait des épigrammes, des nouvelles à la main. Et à mesure qu’on avança dans le siècle, quand les esprits devinrent sombres et haineux, le théâtre obéit davantage à ce mépris du public pour l’art, à ce besoin d'actualité passionnée qui remplaçait l’amour du beau. Il livra les allusions toutes faites, et là encore l’esprit et la calomnie devinrent le seul art dramatique.

À côté de la tragédie et de la comédie, qui se mouraient ainsi, l’art théâtral avait conservé dans un autre genre quelques restes du vieil esprit français. L’opéra-comique était né d’une sorte de fusion entre le théâtre de la foire et le vaudeville, et, malgré le dédain qui depuis longtemps poursuivait de tels genres, malgré les maladroites opérations que lui avaient fait subir Fuselier et Le Sage, il gardait encore la trace de son origine, qui remontait aux sotties du moyen âge. Il avait conservé seul, de toutes les manifestations de la pensée au XVIIIe siècle, quelques-unes des qualités de l’esprit national, une espèce de simplicité fine et observatrice, la naïveté, le naturel, lorsque par malheur il tomba entre les mains de Favart. Celui-ci était une sorte de bonhomme ample et facile qui, tout en tournant ses pâtisseries, s’était senti quelque verve et quelque gaieté, et il avait, comme il le dit, broché une douzaine d’opéras-comiques qu’il avait jugés bons à jeter au four. Dans le développement de son génie naturel, il avait trouvé deux chances contraires, sa femme et M. de Voisenon. La chronique assure que ces deux chances n’en faisaient qu’une, et que l’avait était un partait philosophe, non point un philosophe de l'Encyclopédie, mais un facile, adopte de cette débonnaireté conjugale qui était alors la philosophie par excellence. Cela nous importe peu, mais il est certain que ces deux influences se liguèrent pour façonner à la mode du XVIIIe siècle le génie de Favart. Sa femme, actrice célèbre, substituait dans son jeu la finesse à la naïveté, la grimace à l’enjouement, l’art à la nature, et c’est bien là ce qu’il faut reprocher au mari. Pour M. de Voisenon, c’était incontestablement un homme fort illustre et le plus maniéré conteur du temps. Il habillait, dit-on, les poupées de Favart, qui se montra toujours grandement honoré de son amitié et le révéra comme l’arbitre du goût. Poursuivi par ces deux ennemis, ce talent simple et hardi, plein de bonhomie et de malice en même temps, devint de l’afféterie. Favart rougit de sa simplicité ; tout son soin fut de prouver qu’il était capable, de choses délicates, et il comprenait si peu quelle pouvait être au XVIIIe siècle la destinée de l’opéra-comique, qu’il disait mériter les étrivières pour avoir créé ce mauvais genre. Ce voile de mauvais goût dont il enveloppa ses instincts littéraires le rendit célèbre : on l’appela le continuateur d’Anacréon, un digne fils d’Apollon. De notre temps, ses panégyristes lui accordent un « naturel charmant, une gracieuse simplicité, une gaieté gauloise ; « mais cette gracieuse simplicité est corrompue jusqu’à la moelle, et c’est ce naturel charmant qui danse dans les ballets d’opéra. Peut-être aussi serait-il temps de ne plus confondre l’art gaulois avec une collection de maris imbéciles, d’Agnès corrompues, d’épouses amoureuses, de baillis voleurs et de médecins ignares. Ces marionnettes éternelles ne sont que des momies arrachées de leurs niches, et souvent elles ont été tirées d’un art déjà corrompu. En tout cas, ceux qui découpent l’esprit de Rabelais ou de Molière ne représentent pas plus la Gaule que ceux qui donnent la torture à la phrase de Chateaubriand ne représentent la France. On nous assure cependant que la Chercheuse d’esprit de Favart est un chef-d’œuvre, un chef-d’œuvre de naïveté, et qu’elle renferme un mot sublime. Ce chef-d’œuvre de naïveté se passe parmi des paysannes qui pensent comme dans les coulisses de la Comédie-Française. Il s’agit d’une mère qui conseille à sa fille d’aller chercher de l’esprit, et la fille s’y emploie de la bonne manière : on sait, d’après La Fontaine, comment l’esprit vient aux filles. Ce chef-d’œuvre de naïveté, d’une donnée odieuse, d’une recherche continue, ne présente que cette habileté, déjà remarquée chez Boufflers, de tenir dans un équilibre adroit les mots honnêtes et les pensées obscènes. Le naturel n’y est que le bavardage de gens d’esprit déguisés en paysans, et la naïveté y est tellement envahie de grivoiserie, avoisinée de badinage convenu, qu’elle n’est plus qu’une rhétorique particulière. En somme, le XVIIIe siècle, quand il cultive la simplicité, ressemble toujours à un vieux libertin fatigué de l’amour des boudoirs, qui se met en quête d’une vertu champêtre à corrompre et qui ne la trouve pas. Le diable est si malin dans les champs, l’herbe tendre si pleine d’embûches, que le XVIIIe siècle ne rencontre jamais sous le cotillon rouge que des Ninons mal peignées. Ceci est l’histoire de l’opéra-comique de Favart et de la Chercheuse d’esprit en particulier. Quant aux contes que cette édition sent le besoin d’attribuer à Mme Favart, ils sont incontestablement de Voisenon. C’est bien ce même style à mille facettes, énigmatique et impertinent : gaieté laborieuse, ironie obligatoire, recherche pénible des idées baroques, allusions, pointes libertines, traits d’esprit accrochés à la trame la plus absurde, prétention constante d’avancer par bonds, d’illuminer par éclairs, souvent une mauvaise fable des Mille et une Nuits contée par un Arétin bouffon, — c’est du pur Voisenon.

Cet esprit, dont Boufflers et ses prédécesseurs avaient fait toute la poésie, Fontenelle l’avait, depuis longtemps déjà, apporté dans la science et la philosophie. À ce titre, il méritait une plaie dans la nouvelle Bibliothèque. Fontenelle est le contemporain des musettes : toute sa rhétorique paraît faite pour être chantée avec cet accompagnement, et, il ne faut pas l’oublier quand on veut lui trouver sa vraie place dans l’histoire littéraire, il a introduit dans la prose une recherche analogue à celle que nous avons constatée dans la poésie au commencement du XVIIIe siècle. Il reconnaît, avec une naïveté recommandable qu’il eut bien de la peine à n’être pas jaloux de M. de La Mothe ; il avait le même droit d’être jaloux de La Fare, de Chaulieu et du madrigal de M. de Sainte-Aulaire. Il a vécu cent ans, de 1657 à 1757, et déjà dans le XVIIe siècle il préparait la littérature qui allait venir : il sert ainsi de transition entre les deux siècles, et son talent ressemble à ces teintes variées du crépuscule qui ne sont plus le jour et ne sont pas encore la nuit, mais qui paraissent prendre le jour pour le mener, et tomber avec lui, par la diminution graduée, de la lumière, jusque dans la nuit, il nous montre donc comment la littérature du XVIIe siècle tombait, par d’insensibles degrés, dans la décrépitude, et, si l’on voulait me pardonner cette mythologique comparaison, je dirais qu’il joue le rôle du Mercure antique : il conduit les ombres du grand siècle ; ces élémens de corruption renfermés dans son sein, il les conduit dans le sombre empire du bel esprit et de la stérilité. Il est ainsi un des ancêtres de cette littérature, un des coryphées de la prose et de la poésie légères. Jamais je n’ai pu m’expliquer autrement cette étrange gloire dont il jouit de son vivant et dont Voltaire était si curieusement jaloux.

Les œuvres de Fontenelle sont parfaitement expliquées par son caractère. Égoïste et froid par prudence, facile et honnête par nature, il craignait toute inspiration de l’intelligence, comme il craignait tout sentiment de l’âme, par un soin excessif à éviter toute secousse violente. Il n’a jamais ri ni pleuré ; mais il souriait toujours par mesure d’utilité sociale et de tranquille voisinage, et ce sourire composé semble avoir laissé son empreinte sur chacun de ses écrits. On a oublié, et nous oublierons aussi, ses tragédies déplorables, ses comédies et opéras-comiques au-dessous de toute critique, ses poésies pastorales et ses Dialogues des Morts, où ses bergers sont de si fins courtisans et ses morts de si adroits joueurs de paume qui se jettent à la tête tout un recueil d’antithèses. Nous oublierions volontiers ses poésies légères, mais lui ne put jamais les oublier : c’était le genre de sa jeunesse et de son amour, et il lui fut toujours fidèle. Aussi, dans toutes ses œuvres qu’on nous offre comme des merveilles, à travers la philosophie en pointes, l’ingénieux badinage de ses Entretiens sur la Pluralité des Mondes, le scepticisme gracieux de son Histoire des Oracles, et les élégantes saillies de ses Éloges, à travers toute cette afféterie, ce ton précieux et maniéré, on retrouve toujours ce talent qui ne voulait point cesser d’aimer la poésie légère. Il est ce qu’on appelle un savant agréable, un de ceux-là qui mettent sous une forme ingénieuse une philosophie inutile, qui ne voient dans la science qu’une matière à déclamations plaisantes, dans la poésie que l’art de bien dire. Nous avons vu dans le bas-empire bien de ces grands hommes, seulement ils mettaient en périodes ampoulées ce que Fontenelle mettait en périodes légères. Il a fait de la morale agréable, de la poésie agréable, comme d’Urfé et Scudéry faisaient des Cyrus, des Alexandre, des Toxartis agréables. Et ainsi, faisant coqueter la philosophie, manéger la science et minauder la morale, il est resté un de ces écrivains si bruyans dans l’histoire littéraire, qui n’inventent rien, mais qui jouent le rôle éternel de collaborateur en mettant en beau langage les idées d’autrui.

La clarté et la finesse propres à son style restèrent les deux seules qualités de la langue française du XVIIIe siècle ; mais ce n’était plus cette clarté profonde et étendue que les grands penseurs avaient trouvée et développée dans la langue, — la clarté des Pascal et des Bossuet ; c’était une clarté sautillante, provenant souvent du manque d’idées et de la banalité luisante des pensées. Pour la finesse, c’était celle qui aiguise les épigrammes, brille dans le jeu de mots, parade autour de l’antithèse. Comme à toute époque de décadence, tout le travail se portait alors sur le style ; pourtant la langue tendait à s’appauvrir et à se dessécher en spécialisant ou ridiculisant les mois les plus simples, les plus graves, mots devenus inapplicables dans leur sens ordinaire par l’abus de l’ironie et de l’équivoque. Le style, tout préoccupé de fuir l’amphibologie, souvent rampant, sans force ni énergie, jouait assez bien le naturel ; mais en l’étudiant on le trouvait toujours, au contraire, comme en grand apparat. Seulement l’habitude, des boudoirs lui avait donné une sorte de désinvolture ; ce poids d’afféterie et de grâces factices dont on le chargeait, il le portait avec aisance, comme les dames du temps qui traînaient sans efforts les quatre aunes de queue de leurs robes de présentation. Thomas et Chabanon au nom de la rhétorique, les petits de l’école encyclopédique empêtrés dans les idées nouvelles et les grands mots qu’ils faisaient manœuvrer, essayèrent une réaction contre ce faux naturel ; ils tombèrent logiquement dans l’effet contraire et furent empesés. Le style en effet était devenu si sec, si parfaitement momifié, pour ainsi dire, qu’il ne comportait ni pensée, ni tournure différente de celles autour desquelles il s’était comme étiré, et toute idée nouvelle, grande et noble, qui intervenait, ne pouvant être assimilée par lui, produisait non pas l’ampleur saine et continue, mais la bouffissure. Ces deux sortes de styles restèrent en présence jusqu’à la fin du siècle. La phraséologie déclamatoire et empesée, née des querelles philosophiques, devint le style de cérémonie, de prédication, le style avec lequel on parlait à l’humanité, à la postérité, à la nature, à l’Être suprême ou à la grande Catherine ; il ne l’emporta définitivement qu’à la révolution, et il y a une relation douloureuse et risible outre les discours, adresses, proclamations des terroristes et le style apprêté de Grimm, par exemple, ou de tout autre des petits importans de la coterie d’Holbach. Le style clair et fin, pauvre, sec et étroit, resta le style purement littéraire, le style de l’esprit.

Enfin voici la dernière transformation de l’esprit dont nous ayons à nous occuper. Après avoir tout envahi, tout desséché, l’esprit se trouve trop à l’étroit dans les formules littéraires qu’avait imposées le grand siècle, il trouve trop lourdes même les nécessités de la poésie légère, et se considère comme opprimé par les règles constitutives des genres où il s’était introduit. Il allait se rétrécissant, comme c’est sa loi ; il devenait une étincelle, et se laissait aller à cette prompte fatigue, qui est aussi son infirmité, il lui fallait un petit cadre, où ne pourraient jamais pénétrer le bon sens, la vérité simple et grande, les nobles et larges émotions du cœur. Il créa alors un genre qui n’avait ni règle ni formule, et qui, n’arrêtant pas sa spontanéité, ne dirigeant pas son développement, n’imposerait jamais la moindre contrainte à ses mauvais penchans. Il créa les Nouvelles à la main, petits contes, petits portraits, petites maximes. Ainsi armé à la légère, l’esprit courut aux seules choses qui eussent conservé vie et considération morales, il quitta les hommes pour attaquer les principes. Il se jeta en furieux au milieu des querelles qui agitaient la fin du siècle : il garda ce caractère que nous lui avons vu depuis la régence, tout en s’imprégnant du génie encyclopédique ou politique, et il engendra Chamfort et Rivarol, il devint amer et haineux, et ne respecta plus rien, ni les vérités les plus apparentes, ni les plus assurés fondemens de la société, ni les lois les plus vénérées dans l’ordre de la politique, de la morale et de la religion. Il faut que l’esprit finisse ainsi ; comme toute chose, il va à l’extrême, et son extrême, qu’il passe de la finesse à l’ironie, de l’ironie à l’épigramme, son extrême, c’est la haine. C’est là que conduisent nécessairement la légèreté, le scepticisme, le mensonge, tous ces mauvais instincts dont il a besoin pour plaire et se développer.

Le malaise de l’intelligence, les irritations, les doutes amenés par les querelles philosophiques, avaient encore avivé cette tendance de l’esprit, et après cette exagération de rire il y avait eu, logiquement du reste, réaction en sens inverse. Pourtant là encore et surtout, l’intelligence conserva cette nature fiévreuse, ce quelque chose de convulsif qui est caractéristique dans ce siècle. L’esprit avait, lui aussi, ses vapeurs : agacé et agaçant, susceptible, insolent et faux, net et piquant, on se le figure maigre, hargneux, et presque épileptique. Il semblait que dans toutes les têtes fiévreuses de ce temps toute nouveauté, toute nouvelle forme de littérature, se présentât avec le caractère d’une épidémie. Peut-être l’esprit possède-t-il cette étrange influence épidémique qu’on a remarquée dans les convulsions corporelles. Au XVIIIe siècle au moins il en était ainsi : l’esprit se gagnait.

L’engouement pour les mémoires judiciaires avait succédé à l’engouement pour les dissertations philosophiques, puis les philosophes avaient essayé de diriger l’intelligence vers la politique. Ils avaient proposé des sujets politiques pour les prix d’académie, l’amour des brochures politiques s’en était suivi ; mais dans la société comme dans la littérature la plupart des intelligences n’y avaient acquis que l’apparence de la gravité, tout au plus la bonne volonté de la réflexion : on y avait gagné l'Encyclopédie des Dames, et guère autre chose. On raisonnait fort, mais à la volée ; on rabâchait les théories entendues ça et là. L’esprit était devenu moins évaporé sans être moins faux, et de même que l’homme à la mode de petit-maître s’était fait élégant, c’est-à-dire aussi fat, mais plus calme, plus étudié, moins vif et moins abandonné, l’esprit à son tour avait recherché des allures moins frivoles ; mais il n’avait pris de la philosophie que, sa perruque. Il fallait toujours aiguiser des phrases, se faire lire comme d’Alembert « à force de subtilités, contourner ses expressions et habiller les pensées les plus communes sous forme épigrammatiques, » ou bien, comme Chamfort on cherchait à étonner par une sorte d’observation qui simulait la profondeur, et qui n’était qu’un rapprochement inusité entre deux idées vulgaires rendues dans une phrase arrogante et saccadée.

En somme, au commencement du siècle, on parlait des riens avec importance ; à la fin, on parlait des choses graves sans guère les comprendre ; le bel esprit prétentieusement empesé et profond avait remplacé le bel esprit prétentieusement leste et pimpant ; La Louptière et Dorat étaient devenus Rivarol et Chamfort. La philosophie l’emportait sur la cour, les rubans étaient vaincus par la chimie amusante, et la poésie légère par les romans traduits de l’anglais. C’était là que l’esprit avait mené la nation française, à copier l’Angleterre, babils, idées, littérature, et cet esprit qu’on nous donne comme l’esprit français, comme le cachet de notre nature, la qualité exclusivement nationale, n’avait pu nous mener qu’à l’imitation des modes d’un autre pays. On sait quelle fut la fin de cette corruption ; déjà, et avant la terreur, l’esprit avait été puni dans son orgueil, si je puis dire, et d’une étrange manière. Nous avons vu la poésie légère donner à cet esprit une activité puérile en dehors du sens commun, de la vérité morale et littéraire ; elle avait ainsi complètement préparé l’intelligence aux fausses théories du philosophisme. Puis cette fièvre malsaine et continue de l’esprit et de l’imagination, cet égarement de l’intelligence, avaient bouleversé toutes nos notions instinctives du bien, jeté toutes les consciences hors de la droiture, de la réflexion calme, et enfin avaient entraîné toutes les âmes vives, lais les cœurs ardens vers un amour insensé du bizarre, du mystérieux et du surnaturel. Depuis les miracles des jansénistes, les étranges folies des convulsionnaires, jusqu’au charlatanisme des Cagliostro, des Mesmer et des Casanova, le XVIIIe siècle n’avait échappé à aucune hallucination. La magie et la cabale, publiaient à voix haute leurs étranges promesses. Toutes ces folies de l’orgueil de l’homme, mais ces restes de l’idolâtrie que le christianisme n’avait point détruits et ne détruira point, car ils sont la puissance du mal ici-bas, les incantations, les apparitions, les divinations, toutes les sorcelleries avaient vu renaître les plus beaux jours de leur influence, et cette insensée préoccupation du monde surnaturel paraissait la seule activité morale de cette société, quand on entendit les premiers grondemens de la tempête qui devait emporter tous ces rêves. C’est ainsi que Dieu avait défendu la foi contre les témérités philosophiques, en jetant les disciples des faux philosophes en pâture à toutes les superstitions dont le moyen âge lui-même avait eu horreur, et c’est ainsi qu’il avait défendu l’intelligence, la réflexion et le bon sens contre l’esprit, en faisant de cette société ivre d’esprit la proie facile de toutes les nouveautés, de tous les mystères, de toutes les utopies.


III

Tel est donc le triste côté du XVIIIe siècle que nous présente la Bibliothèque de l’esprit français, et il nous est maintenant facile de voir quelle position doivent occuper dans la littérature actuelle, ceux qui vont chercher leurs inspirations au milieu de cette corruption littéraire. Certes, nous ne voulons les accuser ni d’avoir formé une école, ni d’avoir montré une idée ou indiqué un but, nous reconnaissons aussi qu’ils n’ont perverti aucun esprit digne de meilleures inspirations, et qu’il faille regretter de voir engagé dans d’aussi mauvaises voies. Ils se contentent de continuer assez pauvrement une décadence, celle du XVIIIe siècle, et ils ne sont à vrai dire qu’un de ces cent rejetons sortis, à peine viables, de la précoce vieillesse de l’école romantique.

Comment ces deux décadences, avec des origines si différentes et des principes si distincts, ont-elles pu se rencontrer ? Ce serait une histoire, assez triste à faire. Nous en laisserons le soin à ceux qui, dans un but de curiosité plutôt que d’utilité, s’amuseront à lever les voiles dans lesquels la médiocrité s’est cachée au XIXe siècle, pourtant il semble qu’on pourrait généraliser ainsi cette histoire, qui est celle de presque tous les écrivains médiocres de ce temps-ci. Un nouveau chef-d’œuvre apparaît construit d’après une inspiration jusqu’ici inconnue ou alors oubliée ; quelques grandes intelligences se sentent émues par la même inspiration, et elles produisent des œuvres qui, tout en montrant une analogie de physionomie, portent le cachet de leur originalité propre ; les esprits vraiment philosophiques cherchent et analysent la loi de cette inspiration nouvelle. Jusqu’ici, tout est bien, et c’est ce que nous avons vu au commencement de notre siècle ; mais arrive la foule des disciples : ce sont tous des esprits absolument médiocres, mais relativement élevés, c’est-à-dire un peu au-dessus du niveau qui pèse sur leur entourage. Ils se hâtent d’organiser, en une rhétorique aussi implacable que celle qu’on vient de détruire, cette nouvelle idée, cette œuvre qui vient d’entrer dans le monde ; chacun, selon la tendance et l’instinct de sa médiocrité, s’empare d’une phrase de la pensée nouvelle, s’y cantonne et y bâtit un petit système, une petite tyrannie. Ceux qui se contentent de regarder l’extérieur des choses, des hommes ou des idées, ceux qui sont amoureux de la forme, ceux-là poussent tout simplement les créations du maître, les caractères qu’il a inventés, dans de nouveaux habits : ils cachent les pensées d’autrui sous la cape espagnole, sous le péplum antique, ou dans le burnous oriental ; mais, quand les capes, les péplum, les burnous sont usés, quand il se trouve pourtant encore parmi ces disciples d’autres esprits faciles en qui l’imagination travaille assez pour les agiter du désir de l’art, sans pouvoir leur en communiquer la puissance, — ne faut-il pas alors que ces esprits cherchent, non quelque vérité, non quelque grande et féconde pensée, non quelque vivant caractère, mais quelque nouveau vêtement, pour y cacher les idées de tout le monde et les caractères à la mode dans la littérature ? Si ceux qui font cette recherche joignent à cette bonne volonté d’imitation l’amour de la fadeur, des couleurs tendres, du gracieux bavardage, ne trouveront-ils pas dans le XVIIIe siècle, comme Cendrillon dans le palais de sa marraine, toute une garde-robe qui leur ira à ravir ?

Telle est l’origine de la littérature qui va chercher ses inspirations dans la décadence du dernier siècle. Cette littérature, comme on voit, n’est qu’un voile particulier dont s’enveloppe une particulière espèce d’esprits médiocres, d’imaginations débiles, mais flexibles et impressionnables à la manière des imaginations féminines, et c’est en dernière analyse la poésie légère qui voudrait n’être plus légère, la littérature fugitive qui se prend au sérieux. Presque toute l’activité de ces esprits consiste à découper des miniatures dans notre littérature ou dans celle du siècle dernier, et à les revêtir des habits du siècle auquel elles n’appartiennent pas. Dans leur plus haute ambition, ces écrivains veulent mêler la fantaisie sensualiste du XIXe siècle au matérialisme brutal du XVIIIe siècle, et l’on peut prévoir qu’ils parviendront tout au plus à jeter dans le monde littéraire une nouvelle espèce de courtisane qui portera dans sa coiffure, sans pouvoir l’introduire dans le cœur, la coquetterie purement extérieure et libertine du XVIIIe siècle à côté de la coquetterie sentimentale et passionnée du XIXe. C’est toujours ainsi la même méthode, la phraséologie la plus exaltée, la plus tourmentée de l’école romantique en ses mauvais jours, ornant les caractères les plus secs et les plus fades du dernier siècle, c’est-à-dire la tentative extravagante de mêler deux siècles tout différens en les joignant par leurs côtés les plus accusés. Jusqu’ici, ils ont meublé fort joliment quelques boudoirs, et ils ont publié, en l’appelant naïvement l’esprit français, la bibliothèque que nous savons. Ils semblent y avoir voulu inaugurer, dans les préfaces, une nouvelle espèce de biographie qu’on pourrait appeler le roman biographique, et une nouvelle sorte de critique où il y aurait plus de meubles que de raisons, plus de mouches que d’idées. Les déclamations du roman contemporain et les banalités de l’école descriptive y joueraient le rôle de l’histoire et de la philosophie. La seule idée saisissable que présente cette littérature, c’est l’adoration naïve et ébahie qu’elle montre pour l’esprit ; nous avons vu à quelle sorte d’esprit elle adresse son hommage, et nous tenons pour certain qu’il y a plus d’esprit vraiment français dans l’Avocat Pathelin que dans tout ce XVIIIe siècle qu’elle nous a présenté. Après tout, ce n’est pas l’esprit qui dirigera notre littérature, si elle doit avoir quelque avenir ; l’esprit n’est point fécond, il ne crée rien ; il est une arme, non un germe ; quand il est une puissance, c’est une puissance de mort, et il n’est à l’aise que dans les époques où la raillerie et le scepticisme gouvernent les instincts de tous. C’est la muse venimeuse ; on ne l’adore que dans les siècles de décadence et de destruction, car c’est lui surtout qui est propre à faire des ruines, et c’est vraiment grande pitié quand Dieu l’envoie au milieu d’une société, car il est l’ennemi des deux seules choses qui fécondent et conservent en ce monde : la foi et le sacrifice. Ces graves observations ne s’adressent pas aux écrivains dont nous venons de parler, et nous savons qu’ils n’ont d’autre droit à l’héritage spirituel même des Voisenon et des Duclos que leur bonne volonté.

Néanmoins, et c’est pour cela que nous avons jugé si sévèrement cette littérature du XVIIIe siècle et eux qui tentent de la reproduire, il y a dans cet esprit, dans ces œuvres du siècle dernier, quelque chose, nous l’avons vu, qui flatte la paresse, tous les mauvais instincts de l’intelligence et du cœur ; et cette littérature peut être particulièrement dangereuse à cet instant du XIXe siècle où nous sommes arrivés. Si nous étions à une de ces époques pleines d’enthousiasme, où toutes les intelligences marchent en avant vers un but certain qu’elles aperçoivent ; si les cœurs étaient fiers, les doctrines respectées, la poésie vivante, nous pourrions nous contenter de prendre en pitié de tels modèles et de tels efforts ; mais cette fièvre passionnée, qui avait saisi le commencement de notre siècle, s’est éteinte : nous sommes arrivés à un moment d’hésitation et de trouble, nous attendons et nous espérons. C’est alors, pendant ce temps de fatigue et ce travail de germination, que les plus mauvaises images sont dangereuses, et que les plus absurdes modèles exercent pourtant quelque influence. Aussi, quand je pense à tout ce prosélytisme d’idylles, de bouquets à Chloris, d’épigrammes et de jeux de mots, à toute cette dépravation morale dont on étale de si arrogans exemples et de si vaniteuses guenilles ; quand je vois aussi que les circonstances sont favorables à une telle littérature, je me dis qu’il ne faut point tant mépriser M. de Bièvre et Dorat, et je crains que cette décrépitude de l’autre siècle ne trouve en ce moment des élémens semblables à elle, qui la reconnaissent, la protègent, la réchauffent, et qu’il ne provienne de là quelque monstrueux mélange.

La science est le repos de la poésie, nous le savons, et quand après les momens d’exaltation intellectuelle, les intelligences fatiguées se découragent, et veulent s’endormir dans leur épuisement, c’est l’étude, et l’étude de l’histoire, qui les secourt, qui les ramène doucement à l’ardeur, à l’énergie, à l’amour de l’art. La critique alors a un grand rôle à remplir, et ce n’est pas sans utilité pour la poésie elle-même qu’elle lui parle des temps passés ; mais aussi ce n’est pas dans la vieillesse d’une rhétorique que la critique doit chercher des monumens, des modèles et des enseignemens. C’est à la source du génie national qu’il faut remonter, non pour y trouver des imitations à faire et des pastiches, mais pour y voir se développer ce génie dans toute son indépendance, pour y reconnaître les vraies traditions de cette destinée que Dieu a confiée à la race française, pour y retrouver surtout notre caractère dans toute sa vérité, au milieu des grandes œuvres, des grandes pensées et des grandes vertus qu’il a produites. C’est là l’œuvre importante et utile de la critique. C’est par là qu’elle servira aussi la poésie, en la débarrassant de tous ces liens de convention qui l’ont enserrée depuis tant de siècles, en lui déblayant la seule voie où elle ait jamais trouvé la grandeur et la durée : la voie de l’indépendance, de la morale et de la foi.


C. D. D’HERICAULT.

  1. Librairie E. Didier, rue des Beaux-Arts, 6.
  2. Voyez la livraison du 15 septembre 1852.